Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 3
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 3
Title: Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 3
Author: prince de Bénévent Charles Maurice de Talleyrand-Périgord
Annotator: Albert de Broglie
Release date: January 10, 2010 [eBook #30913]
Most recently updated: March 10, 2024
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the
Online Distributed Proofreaders Europe at
http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)
Note de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris dans ce livre électronique.
MÉMOIRES
DU PRINCE
DE TALLEYRAND
PUBLIÉS AVEC UNE PRÉFACE ET DES NOTES
PAR
LE DUC DE BROGLIE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
III
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1891
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.
MÉMOIRES
DU
PRINCE DE TALLEYRAND
CHARLES-MAURICE DE TALLEYRAND-PÉRIGORD
PRINCE DE BÉNÉVENT
(D'après F. Gérard.)
Agrandissement
HUITIÈME PARTIE
CONGRÈS DE VIENNE (Suite)
(1814-1815)
CONGRÈS DE VIENNE (Suite)
(1814-1815)
No 20.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 6 janvier 1815.
Sire,
Le courrier par lequel j'ai eu l'honneur d'adresser à Votre Majesté la convention que M. de Metternich, lord Castlereagh et moi, nous avons signée le 3 janvier, était parti depuis vingt-quatre heures, quand j'ai reçu la lettre dont Votre Majesté a daigné m'honorer en date du 27 décembre. En augmentant l'espérance où j'étais de n'avoir, en cette occasion, rien fait qui n'entrât dans les intentions et les vues de Votre Majesté, elle a été la plus douce récompense de mes efforts pour obtenir un résultat si heureux, et, naguère encore, si peu probable. Je n'ai pas senti avec une émotion moins profonde combien il est doux de servir un maître dont les sentiments, comme roi et comme homme, sont si généreux, si touchants et si nobles.
Je venais de recevoir la lettre de Votre Majesté, quand lord Castlereagh est entré chez moi. J'ai cru devoir lui en lire les passages qui se rapportent à lui et au prince régent. Il y a été extrêmement sensible, et désirant de pouvoir faire connaître[1] à sa cour dans quels termes Votre Majesté parle du prince, il m'a prié de lui en laisser prendre note, à quoi j'ai consenti par la double considération que ce serait, comme il me l'a dit, un secret inviolable, et que les éloges donnés par Votre Majesté au prince régent pouvaient, dans les circonstances présentes, produire le meilleur effet.
L'empereur de Russie renvoie à Paris le général Pozzo, après l'avoir tenu ici deux mois et demi sans le voir qu'une seule fois, et quelques-uns prétendent qu'il le renvoie comme un censeur qui s'explique trop librement et qu'il désire éloigner. L'empereur de Russie voudrait que Votre Majesté crût que c'est par égard pour elle et pour faire une chose qui lui fût agréable, qu'il a conçu l'idée[2] de donner au roi de Saxe quelques centaines de mille âmes sur la rive gauche du Rhin pour lui tenir lieu de son royaume. Le général Pozzo doit être chargé de travailler à obtenir que Votre Majesté consente à cet arrangement.
Mais Votre Majesté sait que la question de la Saxe ne doit pas être considérée seulement sous le rapport de la légitimité, et qu'elle doit l'être encore sous le rapport de l'équilibre; que le principe de la légitimité serait violé par la translation forcée du roi de Saxe sur le Rhin, et que le roi de Saxe n'y donnerait jamais son consentement; enfin, que, la légitimité à part, la Saxe ne saurait être donnée à la Prusse sans altérer sensiblement la force relative de l'Autriche, et sans détruire entièrement tout équilibre dans le corps germanique.
Ainsi, les tentatives de l'empereur de Russie, à Paris comme à Vienne, échoueront contre la sagesse de Votre Majesté, qui a mis sa gloire à défendre les principes sans lesquels il ne peut y avoir rien de stable en Europe, ni dans aucun État en particulier, parce qu'eux seuls peuvent garantir la sécurité de chacun et le repos de tous.
Le langage soutenu de M. le général Pozzo, à Vienne, était trop favorable à la France pour se trouver d'accord avec ce que voulait faire ici l'empereur de Russie. M. Pozzo doit partir dimanche ou lundi, c'est-à-dire le 8 ou le 9.
Je persiste à croire que le cas de guerre auquel se rapporte l'union formée entre Votre Majesté, l'Autriche et l'Angleterre ne surviendra pas. Cependant, comme il est de la prudence de prévoir le pis et de se préparer à tout événement, il m'a paru nécessaire de songer aux moyens de rendre, le cas arrivant, l'union plus forte, en y faisant entrer de nouvelles puissances. J'ai donc proposé à lord Castlereagh et à M. de Metternich d'agir conjointement avec nous auprès de la Porte ottomane, pour la disposer à faire au besoin une utile diversion. Ils ont adopté ma proposition, et il a été convenu que nous concerterions une instruction à donner aux ministres de chacune des trois cours à Constantinople. Je crois utile que Votre Majesté presse le départ de son ambassadeur.
Il serait peut-être avantageux d'établir un concert semblable avec la Suède. Mais les moyens d'y parvenir ont besoin d'être pesés, et je me réserve d'en entretenir Votre Majesté dans une autre lettre.
Le service funèbre du 21 janvier se fera dans la cathédrale. L'archevêque de Vienne y officiera. C'est un vieillard de quatre-vingt-trois ans, qui a élevé l'empereur. Rien de ce qui peut rendre cette cérémonie imposante[3] ne sera négligé.
Je suis...
No 23 bis.—LES AMBASSADEURS DU ROI AU CONGRÈS, AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES A PARIS.
Vienne, le 6 janvier 1815.
Monsieur le comte.
Le rapprochement des légations d'Autriche et d'Angleterre avec nous se fortifie. Il règne un parfait accord sur le principe de ne pas consentir à ce que les cours de Berlin et de Pétersbourg dictent la loi.
Le travail de la commission statistique, qui présente pour résultat que la Prusse n'a pas besoin de la Saxe pour obtenir même plus que les traités ne lui assurent, est terminé; et, depuis hier, il y a des apparences que le ministère prussien se juge placé sur un terrain qui n'est point aussi solide qu'il le croyait d'abord. Ce ministère attend qu'on lui fasse de nouvelles propositions, et on s'en occupe. Le plus ou moins de territoire pris à la Saxe, ou cédé sur le grand-duché de Varsovie, est une question autrichienne qui, traitée avec ménagement, ne provoque point notre intervention directe, et nous n'avons à veiller qu'au rapport de l'équilibre général.
A notre arrivée ici, tout paraissait abandonné; l'Autriche, ou plutôt son ministre, ne portait qu'un faible intérêt à cet équilibre. Tout le monde maintenant sent l'importance de la question des limites, et, si elle ne se règle pas tout à fait bien, ce sera la faute de la cour de Vienne et de son ministère.
Nous pressons au reste, autant qu'il dépend de nous, la marche et la conclusion des affaires pour amener le plus tôt possible la fin du congrès.
Le rapport sur les affaires de la Suisse se prépare. Les nouvelles qui nous arrivent de Berne annoncent un changement dans les rapports intérieurs de ce canton; il facilitera la conclusion des affaires suisses; et nous avons fait connaître au député du canton de Berne que, s'il obtenait l'évêché de Bâle et le retour des capitaux qui sont en Angleterre, il serait utile pour son pays d'y consentir et de s'unir au système général que les puissances jugent le plus utile dans les circonstances présentes. Aucun autre résultat n'a eu lieu.
Agréez...
No 16ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 7 janvier 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 18. Je suis très content de vos conversations avec les deux frères[4]. J'avoue que je croyais le temps passé où l'on voulait exclure mes plénipotentiaires des délibérations les plus importantes. Votre fermeté l'a empêché de se reproduire; mais, ne nous endormons pas sur ce succès; le germe du mal subsistera tant que les puissances, dont l'alliance a dû cesser au mois d'avril dernier, croiront qu'elle existe encore. Votre lettre à lord Castlereagh est parfaite, et je défie qu'on en puisse nier la conclusion; mais j'avoue que je frémis en voyant une fausse pitié tourner contre le roi de Saxe le sophisme qu'employa Robespierre pour hâter la consommation du plus grand des forfaits.
J'aime que l'empereur d'Autriche ait la tête bohème pour défendre le bon droit en Saxe, pourvu qu'il ne l'ait pas de même pour soutenir l'usurpation à Naples. Il ne sait peut-être pas de quoi il y va pour lui; les découvertes récemment faites et les mesures récemment prises devraient pourtant le lui apprendre, et vous donnent bien beau jeu pour démontrer qu'il ne cessera jamais d'y avoir des unitaires en Italie, tant que le foyer ne sera pas éteint. On parle d'engagements, on prétend désirer (des preuves) qu'ils n'ont pas été tenus; mais ce n'est pas là ce qui nuit au bon droit; c'est une autre cause, et la plus honteuse dont l'histoire ait jusqu'ici fait mention; car si Antoine abandonna lâchement sa flotte et son armée, du moins c'était lui-même et non pas son ministre que Cléopâtre avait subjugué. Mais, tout méprisable qu'est cet obstacle, il n'en est pas moins réel, et le seul remède est de donner à celui qu'on veut ramener à soi tant de grands motifs, qu'il y trouve des armes contre ses petites faiblesses[5].
J'attends avec impatience la lettre que vous m'annoncez sur le mariage; cet objet paraît secondaire auprès de ceux qui se traitent à Vienne, mais il est urgent pour l'intérêt de la France que le duc de Berry se marie; et, pour cela, il faut que l'affaire de Russie soit décidée.
Je reçois avec satisfaction, et j'en ai à vous rendre, vos souhaits de bonne année. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 24 bis.—LES AMBASSADEURS DU ROI AU CONGRÈS, AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, A PARIS.
Vienne, le 10 janvier 1815.
Monsieur le comte,
Les choses sont à peu près au même point que nous avons eu l'honneur de vous l'indiquer dans notre dernière dépêche. Comme nous l'avons annoncé, une première proposition a été faite de la part de la Russie. Elle a demandé un contre-projet, et la Prusse s'occupe de rédiger un plan sur lequel elle établit sa reconstruction. Les sacrifices que l'on exige de la Saxe paraissent ne pas coûter à l'Angleterre, et moins encore à l'Autriche, quoiqu'elle soit intéressée à ne pas s'y prêter.
Les affaires d'Italie n'ont pas été avancées depuis la remise du mémoire de l'Autriche sur les questions de la Toscane, de Parme...
Le rapport sur les affaires de la Suisse est fait. Il sera discuté dans une séance de la commission qui aura lieu après-demain 12. Dès qu'il aura été définitivement adopté, nous nous empresserons d'en donner communication au ministère.
No 21.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 10 janvier 1815.
Sire,
Je n'aurais point aujourd'hui l'honneur d'écrire à Votre Majesté, si je n'avais à faire une réponse qui m'a été demandée en son nom par M. le comte de Jaucourt. C'est au sujet de la satisfaction demandée par la cour de Madrid pour le renvoi de M. de Casa Florez. Mon opinion, puisque Votre Majesté a daigné désirer la connaître, est qu'aucune sorte de satisfaction n'est due, parce qu'une satisfaction suppose un tort, et que le cabinet de Votre Majesté n'en a point eu, et que, s'il y avait une satisfaction à donner, ce ne pourrait être celle que la cour de Madrid s'est permis de demander. Je n'importunerai point Votre Majesté de la répétition des motifs sur lesquels je fonde cette opinion, les ayant développés dans la lettre que M. de Jaucourt aura l'honneur de mettre sous ses yeux. La théorie de l'extradition que M. de Cevallos prétend établir, d'après le droit public des Hébreux et les pratiques de quelques peuples anciens, est tout à fait extravagante. M. de Labrador, à qui j'ai fait voir sa lettre, en a gémi. Je serais porté à croire que la cour de Madrid a quelque sujet d'humeur que je ne devine point, mais indépendant du renvoi de M. de Casa Florez, qui ne lui sert que de prétexte. J'en juge par les plaintes qu'elle fait de n'être point soutenue ici par la France, dans les affaires de Naples et de la reine d'Étrurie. Il n'y a, je crois, qu'en Espagne, qu'il ne soit pas parvenu que l'ambassade de Votre Majesté a débuté par demander la restitution de Naples à son légitime souverain, et qu'elle a renouvelé en toute occasion, de vive voix et par écrit, confidentiellement et officiellement, cette même demande. M. de Labrador m'a protesté que, dans aucune de ses dépêches, il n'avait donné lieu de penser que nous ne le secondassions pas de notre mieux. La cour de Madrid élève donc des plaintes qu'elle devrait savoir parfaitement bien n'être pas fondées.
Les affaires n'ont fait ici, depuis ma dernière lettre, aucune sorte de progrès. Nous aurons, je crois, demain une conférence, retardée depuis plusieurs jours par les Prussiens, qui n'étaient pas prêts. Elle aura pour objet les affaires de Pologne et de Saxe.
Des deux principes compromis dans la question de la Saxe, l'un, celui de la légitimité, sera complètement sauvé[6]. L'autre, celui de l'équilibre, le sera moins complètement. Lord Castlereagh n'a pas renoncé entièrement à ses anciennes idées. Il lui reste un grand fonds d'inclination pour les Prussiens. Il se persuade qu'en voulant trop restreindre les sacrifices du roi de Saxe, on porterait la Prusse à un mécontentement incalculable. Il est naturellement irrésolu et faible. Sa note du 10 octobre le gêne. Il ne voudrait pas, m'a-t-il dit, se mettre trop en contradiction avec lui-même, comme le fait M. de Metternich, qui, selon lui, n'a point de caractère à soutenir. Pour celui-ci, il n'est nullement embarrassé de changer d'opinion. Le 10 du mois dernier, il trouvait que c'était assez que de donner à la Prusse quatre cent mille âmes sur la Saxe; aujourd'hui, il en donnera le double sans scrupule: le 22 octobre, il en voulait la destruction totale. La question de la Saxe est, sous le rapport de l'équilibre, celle de l'Autriche plus que d'aucune autre puissance. Mais M. de Metternich la traite avec une légèreté et une insouciance dont je suis toujours émerveillé, quelque habitude que j'aie de les lui voir.
Quant à nous, Sire, pour ne nous point contredire, et ne pas changer d'un jour à l'autre de langage, nous n'avons qu'à faire exactement ce que Votre Majesté nous a ordonné. C'est l'avantage que l'on a en suivant des principes qui ne changent point, et non des fantaisies qui changent sans cesse.
Ce sera décidément dans l'église cathédrale que sera fait le service du 21 janvier. L'archevêque, qui a été malade ces jours-ci, va mieux, et il faudrait une rechute violente pour qu'il n'officiât pas.
Je suis...
No 17 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 11 janvier 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 19. Celui-ci sera court. Pleine satisfaction de votre conduite; entière approbation du traité dont le courrier vous porte la ratification, en voilà toute la matière. Je m'en vais expédier le général Ricard avec toute la célérité possible et tout le mystère dont je sens la nécessité.
Je suis vivement touché du service qui sera célébré le 21. Vous apprendrez avec un pareil sentiment que, ce jour-là même les précieux restes du roi et de la reine seront transportés à Saint-Denis. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
P.-S.—Pendant que nous sommes en bon train, tâchons de terminer l'affaire de Naples[7].
Le 12 au matin.
Je rouvre ma lettre pour vous dire que le général Ricard est en ce moment à Toulouse, où il commande une division. J'ai fait partir cette nuit un courrier pour lui porter l'ordre de se rendre sur-le-champ à Paris.
L.
No 18 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 15 janvier 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 20. Dans ma dernière dépêche, me croyant plus pressé que je ne l'étais, parce que je n'avais pas bien calculé le temps nécessaire pour rédiger les ratifications, j'ai été fort laconique; mais, croyez qu'en lisant votre numéro 19, j'ai éprouvé le même sentiment que vous, à la réception de ma dépêche du 27 décembre. Je ne m'endors, ni ne m'endormirai jamais sur des intérêts comme ceux qui se traitent au congrès de Vienne. Je pourrais cependant avoir autant de sécurité qu'Alexandre; j'en ai même une partie, car je ne vous ai point dit de communiquer une partie de ma lettre à lord Castlereagh, bien sûr que vous le feriez de vous-même.
Je désire vivement voir se réaliser l'espoir que vous donnez dans votre lettre au comte de Jaucourt, que la Prusse pourra être satisfaite sans usurper la Saxe; alors, tout serait dit, et nous aurions la gloire de défaire le nœud gordien, sans recourir à l'épée. Néanmoins, j'approuve la négociation avec la Porte, et je vais hâter le départ du marquis de Rivière[8]. Il n'est pas encore bien remis d'une maladie assez grave, mais je connais son zèle.
J'attends de pied ferme le général Pozzo di Borgo. S'il s'agissait d'un prince qui ne fût pas déjà souverain, je pourrais lui voir avec plaisir former un petit État dans mon voisinage; mais pour le roi de Saxe, dût-il consentir à l'échange, je n'y donnerais pas encore les mains. Être juste envers soi-même est un devoir sacré; l'être envers les autres ne l'est pas moins; et celui qui, n'ayant que des aumônes pour vivre, a refusé d'abandonner ses droits, n'en trahira pas d'aussi légitimes lorsqu'il commande à plus de vingt-cinq millions d'hommes, et que, outre la justice, il a l'intérêt général de l'Europe à défendre.
La question de la Suède est fort délicate. Le dernier traité a mis la Russie dans une telle position, qu'elle peut, sans beaucoup d'efforts, arriver à Stockholm[9]. Est-il prudent d'engager un royaume dans une guerre aussi dangereuse, sans lui garantir en même temps[10] en cas de revers, des indemnités qu'il serait difficile même de trouver? Gustave IV m'a dit plus d'une fois qu'il regardait son oncle comme légitime roi de Suède; mais en abdiquant pour lui-même, ce malheureux prince a-t-il pu abdiquer pour son fils[11]? En admettant cette hypothèse qui légitimerait l'élection de Bernadotte, l'existence de ce dernier n'a-t-elle aucunes conséquences qui puissent faire hésiter de s'allier avec lui? Je lirai avec intérêt vos réflexions sur ces deux[12] points.
Mais l'existence de Bernadotte me ramène à une autre bien plus dangereuse, à celle de Murat. Ma dépêche du 27 décembre roulait sur Naples et sur la Saxe. Nous sommes en bonne mesure pour cette dernière; travaillons avec le même zèle et le même succès à l'autre.
L'ambassadeur de Sardaigne m'a fait demander une audience; le comte de Jaucourt vous instruira de son résultat. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 19 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 19 janvier 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 21. Je n'étais pas en peine de votre opinion au sujet de l'affaire d'Espagne; mais je suis bien aise de la voir conforme aux mesures que j'ai prises. Je le suis aussi que M. de Labrador ne partage pas les idées insensées de son cabinet: puisse-t-il lui en inspirer de plus conformes à la raison et à ses véritables intérêts!
J'étais fort content la semaine dernière, mais aujourd'hui, je ne vois pas sans inquiétude la tendance de lord Castlereagh vers ses anciennes faiblesses et la versatilité du prince de Metternich. Le premier devrait songer que ce qui honore un caractère, c'est de se tenir fermement attaché à ce qui est juste, ou d'y revenir loyalement quand on a eu le malheur de s'en écarter. Le second oublie qu'augmenter le lot de la Prusse, c'est affaiblir l'Autriche. Quant à moi, je ne me prêterai jamais, vous le savez, à la spoliation entière du roi de Saxe. Je conçois qu'il soit obligé à quelques cessions, mais si l'on en exigeait qui le réduisissent à n'être plus qu'une puissance du quatrième ou même du troisième ordre, je ne suis pas plus disposé à y donner les mains. J'attends avec impatience le résultat de votre conférence, et je n'en ai pas moins de voir enfin entamer la grande affaire de Naples.
Nous sommes dans des jours de deuil et de tristesse; j'aurais voulu être présent aux cérémonies qui auront lieu samedi; la crainte de la goutte me retient; mais, l'on ne souffre pas moins de les ordonner que d'y assister. Vous remercierez de ma part M. l'archevêque de Vienne d'avoir officié lui-même au service. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 25 bis.—LES AMBASSADEURS DU ROI AU CONGRÈS, AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, A PARIS.
Vienne, le 19 janvier 1815.
Monsieur le comte,
Nous avons l'honneur de vous adresser copie du protocole de la dernière séance du 14 décembre. Dans celle qui a eu lieu le 14 de ce mois, et dont le protocole ne sera signé que dans une prochaine séance, M. le prince de Metternich a communiqué la réponse de la cour de Sardaigne, à l'égard de la réunion de Gênes au Piémont; et quoique cette pièce n'appartienne qu'au prochain protocole, nous la transmettons préalablement au ministère.
Le sort des fiefs impériaux, sur lesquels la légation sarde réserve les droits éventuels de son souverain, ne pourra être définitivement réglé que lorsque les autres affaires de l'Italie seront arrangées.
Le rapport sur les affaires de Suisse a été signé et soumis à la conférence des huit puissances. Dès que la décision définitive aura été prise, il sera porté à la connaissance du roi.
Si l'influence de l'empereur de Russie n'avait point contrarié le meilleur parti qu'il y avait à prendre à l'égard de la Suisse, on aurait peut-être pu faire mieux. Mais sa main, protégeant partout ce qui tient à des libertés mal conçues ou mal exercées, est assez puissante pour empêcher de suivre les principes qui ramèneraient une véritable restauration. Nous avons cependant obtenu dans cette affaire tout ce qui a été possible, et on est parvenu à faire accorder des indemnités pour des actes de violence exercés dans le pays de Vaud et dans la Valteline sur des propriétés particulières.
La commission nommée pour régler la navigation des grands fleuves n'a point encore pu se réunir. Les ministres d'Angleterre ont demandé des instructions et des informations supplémentaires à ce sujet. Les ministres de Prusse voudraient écarter la France de tout concours dans la police et dans l'administration de la navigation du Rhin. Nous trouvons ici la même difficulté que nous avons rencontrée partout, et nous espérons en triompher également; mais vous sentez, monsieur le comte, que ce sera un nouveau sujet de discussion.
Le prince de Hardenberg a fourni un plan de reconstruction de la Prusse, et vous observerez, avec quelque étonnement, que la Saxe entière y est portée, pour être réunie à la Prusse. Mais comme ce plan présente un excédent de six cent quatre-vingt et un mille âmes au-dessus de l'état de population de la Prusse en 1805; et qu'il donne sept cent mille âmes, pour former un établissement au roi de Saxe, on y trouve quelque latitude pour sauver la question de la légitimité des droits, et celle d'un équilibre à établir dans les arrangements de la nouvelle confédération germanique.
La Bavière a formellement accédé à l'union formée entre la France, l'Autriche et l'Angleterre, et qui a pour but de ne point admettre qu'une des grandes puissances dicte arbitrairement la loi à l'Europe. La Hollande et le Hanovre y accéderont également.
Vous avez été instruit, monsieur le comte, que l'ambassade du roi a cru convenable de faire célébrer un service funèbre le 21 janvier. M. le prince de Talleyrand a chargé le ministre du roi près la cour de Vienne de faire parvenir, au nom de l'ambassade de France, à la connaissance des souverains, que le service aurait lieu dans la cathédrale de Vienne. Les souverains ont non seulement répondu qu'ils assisteraient à la cérémonie, mais tous ont ajouté des choses obligeantes pour le roi, sur le sentiment qui les y conduirait.
L'impératrice d'Autriche a dit à M. de la Tour du Pin que sa santé ne lui permettait pas de se rendre à cette cérémonie; qu'elle n'osait pas exposer ses nerfs à une émotion qui lui serait pénible, et qu'elle le priait de l'excuser ainsi auprès du roi, ajoutant qu'elle le ferait elle-même auprès de Madame la duchesse d'Angoulême. L'archiduchesse Béatrix, sa mère, s'est empressée de répondre qu'elle y viendrait.
Il n'y a que l'empereur de Russie et l'impératrice dont on n'a pas encore les réponses, mais qui, sans doute, viendront aussi.
Cette cérémonie, aussi auguste que convenable, rappellera une époque bien malheureuse pour la France et le siècle qui vient de s'écouler, mais développera également des pensées utiles pour les peuples.
Agréez...
No 22.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 19 janvier 1815.
Sire,
J'ai reçu la lettre dont Votre Majesté a daigné m'honorer le 7 de ce mois, et, dans les témoignages de bonté qu'elle renferme, j'ai trouvé de nouveaux motifs de dévouement et de courage.
Je n'ai l'honneur d'écrire aujourd'hui à Votre Majesté que pour ne pas mettre trop d'intervalle entre mes lettres, car je n'ai aucun nouveau résultat à lui offrir.
Les affaires avancent peu; cependant nous ne sommes pas oisifs.
L'accession de la Bavière à la triple alliance se fait. Celles du Hanovre et de la Hollande viendront après. Le grand-duc de Darmstadt se lie pour la même fin à la Bavière et promet six mille hommes.
On travaille dans les commissions pour les affaires d'Italie, de Suisse et de statistique. Ma lettre au ministère, qui sera mise sous les yeux de Votre Majesté, lui fera connaître où en sont les choses à cet égard, les obstacles qu'on rencontre, et ce qui fait qu'on ne peut tout arranger comme il serait à désirer.
L'Autriche, l'Angleterre, la Bavière, la Hollande, le Hanovre, et à peu près toute l'Allemagne, sont d'accord avec nous, sur la conservation du roi et d'un royaume de Saxe. Une Saxe sera donc conservée, quoique le prince de Hardenberg, dans un plan de reconstruction de la monarchie prussienne, qu'il a remis récemment, ait osé demander encore la Saxe tout entière. M. de Metternich doit répondre à ce plan, et j'attendais sa réponse pour expédier mon courrier; mais elle n'est pas faite encore; j'en ai vu seulement les éléments, qui sont tous très bons. Il résulte d'ailleurs de la seule inspection du plan prussien, que l'on peut rendre à la Prusse ce qu'elle avait en 1805, et qui est tout ce qu'elle a à demander, et conserver à la Saxe, quinze cent mille sujets. Mais la Prusse prétend qu'elle en doit avoir six cent mille de plus qu'en 1805, sous le prétexte des agrandissements obtenus par la Russie et l'Autriche.
Ce qui touche le principe de la légitimité étant convenu entre lord Castlereagh, M. de Metternich et moi, il nous reste, pour pouvoir faire une proposition commune, à nous entendre sur ce qui tient à l'équilibre. C'est de quoi nous sommes occupés journellement; et, encore aujourd'hui, j'ai eu avec eux une conférence sur ce sujet. M. de Metternich s'était d'abord montré prêt à faire des concessions sans mesure. Je l'ai ramené, en lui faisant envisager les conséquences qu'aurait pour lui-même une facilité qui mettrait sa monarchie en danger. Il défend maintenant avec chaleur ce qu'il aurait[13] voulu abandonner. Je lui ai conseillé d'amener à nos conférences quelques-uns des militaires autrichiens les plus instruits, pour donner leur opinion et les motifs de leur opinion; et, pour le porter à suivre ce conseil, je lui ai dit que, s'il ne le suivait pas, je dirais que je le lui avais donné. Il s'est décidé à le suivre. Le prince de Schwarzenberg aura une conférence avec lord Stewart, et viendra ensuite, avec quelques-uns de ses officiers, à une conférence que nous aurons après-demain. Malheureusement, lord Castlereagh, outre un reste de son ancien penchant pour la Prusse, outre la crainte qu'il a de compromettre ce qu'il appelle son character, si, après avoir abandonné la Saxe entière par sa note du 11 octobre, il n'en veut plus laisser aujourd'hui à la Prusse qu'une faible portion, a, sur tout ce qui est topographie militaire, et même sur la simple géographie continentale, des notions si imparfaites, et je puis dire si nulles, qu'en même temps qu'il est nécessaire de le convaincre des plus petites choses, il est extrêmement difficile de l'en convaincre. On raconte qu'un Anglais, qui se trouvait ici du temps du prince de Kaunitz, débita devant lui force extravagances sur les États d'Allemagne, et que le prince de Kaunitz, au lieu de s'amuser à le réfuter[14] s'écria avec le ton du plus grand étonnement: «C'est prodigieux tout ce que les Anglais ignorent!» Combien de fois ai-je eu l'occasion de faire intérieurement la même exclamation dans mes conférences avec lord Castlereagh.
Dans l'arrangement qui se prépare pour les affaires d'Italie, nous avons quelque motif d'espérer que l'archiduchesse Marie-Louise sera réduite à une pension considérable. Je dois dire à Votre Majesté que je mets à cela un grand intérêt, parce que décidément le nom de Bonaparte[15] serait par ce moyen, et pour le présent, et pour l'avenir, rayé de la liste des souverains, l'île d'Elbe n'étant à celui qui la possède, que pour sa vie, et le fils de l'archiduchesse ne devant pas posséder d'État indépendant.
Les préparatifs pour la cérémonie du 21 sont presque achevés. L'empressement d'y assister est si grand qu'il nous sera difficile d'y répondre, et que l'église Saint-Étienne, la plus grande de Vienne, ne pourra contenir tous ceux qui y voudraient être.
Tous les souverains ont été prévenus de cette cérémonie; tous, à l'exception de l'empereur et de l'impératrice de Russie qui n'ont point encore répondu, ont fait connaître qu'ils y assisteraient.
L'impératrice d'Autriche, à qui sa santé ne permet pas d'y aller, a désiré d'être excusée auprès de Votre Majesté; ce sont les expressions dont elle s'est servie. Madame l'archiduchesse Béatrix, sa mère, y assistera.
Les femmes seront toutes en voile. C'est le signe du plus grand deuil.
Le général Pozzo attend toujours ses instructions. On lui dit d'être prêt, et il l'est depuis plus d'une semaine. Mais les instructions n'arrivent point.
Le général Andreossy[16] a passé ici en revenant de Constantinople. Son langage est très bon. Il m'a fait une profession de foi telle que je pouvais la désirer. C'est un homme d'esprit, qui a occupé des places considérables, et qui est susceptible d'être employé.
Je suis...
No 23.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 21 janvier 1815.
Sire,
Je dois avoir aujourd'hui l'honneur d'entretenir Votre Majesté de la cérémonie célébrée ici ce matin.
J'en ai fait faire un récit circonstancié, mais simple, pour être inséré dans le Moniteur, si Votre Majesté l'approuve[17]. J'ai cru qu'il ne fallait que présenter les faits, et s'abstenir d'offrir en même temps des réflexions qui viendront naturellement à l'esprit des lecteurs et leur feront par cela même plus d'impression.
Dans ce récit se trouve compris le discours qui a été prononcé par le curé de Sainte-Anne, Français de naissance. Ce n'est point une oraison funèbre, ni un sermon; c'est un discours. On n'a eu que quelques jours pour le faire, pour le rendre analogue à l'objet de la cérémonie et en même temps aux circonstances présentes et à la qualité des principaux d'entre les assistants; il était moins nécessaire d'y mettre de l'éloquence que de la mesure; et ceux qui l'ont entendu ont trouvé que, sous ce rapport, il ne laissait rien à désirer.
Rien n'a manqué à cette cérémonie, ni la pompe convenable à son objet, ni le choix des spectateurs, ni la douleur que l'événement qu'elle rappelait doit éternellement exciter. Elle devait, dans le souvenir d'un grand malheur, offrir une grande leçon. Elle avait un but moral et politique; les chefs des grandes légations et des personnes du premier ordre, que j'ai eus à dîner aujourd'hui[18], m'ont donné lieu de croire que ce but avait été atteint.
Je ne puis trop me louer de la prévenance et de la grâce que l'empereur d'Autriche a mises à permettre ou à ordonner les dispositions, qui pouvaient ajouter, soit au bon ordre, soit à la dignité de la cérémonie. Seul de tous les souverains, il y a assisté en noir; les autres étaient en uniforme.
J'ai été d'ailleurs parfaitement secondé, et particulièrement par M. le comte Alexis de Noailles.
M. Moreau, architecte, chargé de tous les préparatifs, y a mis autant d'intelligence que de zèle. La musique a été trouvée fort belle. Elle est de M. Neukomm[19], qui en a dirigé l'exécution conjointement avec le premier maître de chapelle de la cour, M. Salieri[20].
Je supplie Votre Majesté de vouloir bien donner à ces trois artistes, ainsi qu'à M. Isabey[21], qui a été d'un grand secours, un témoignage de sa satisfaction, en me faisant adresser, pour eux, des décorations de la Légion d'honneur.
Je supplie encore Votre Majesté de vouloir bien accorder la même grâce à MM. Rouen[22], Formont[23], Damour, Saint-Mars[24] et Sers, attachés à l'ambassade de Votre Majesté, de la conduite desquels j'ai lieu d'être extrêmement satisfait, et qui, seuls de tous ceux qui sont attachés aux ambassades au congrès, n'ont aucune décoration.
Mercredi, je ferai partir un courrier, par lequel j'aurai l'honneur d'écrire à Votre Majesté sur la question du mariage dont je sens bien toute l'importance, et que je n'ai jamais perdue de vue[25].
Je suis...
No 26 bis.—LES AMBASSADEURS DU ROI AU CONGRÈS, AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, A PARIS.
Vienne, le 24 janvier 1815.
Monsieur le comte,
Nous avons l'honneur de vous transmettre le protocole de la conférence des huit puissances tenue le 16 janvier. La question de la traite des nègres a été modifiée depuis par l'effet d'une convention faite entre lord Castlereagh et l'ambassadeur de Portugal. Ce dernier, au nom de sa cour, a consenti à ce que le Portugal renonçât dès ce moment à la traite au nord de l'équateur, et l'Angleterre accorde en retour trois cent mille livres sterling pour indemnité des vexations éprouvées par les croisières anglaises, cinq cent mille livres sterling sur un emprunt que le Portugal avait à rembourser, et l'annulation du dernier traité de commerce signé en 1810[26]. Le Portugal stipule enfin qu'après huit années, la traite ne se ferait plus pour aucune de ses possessions.
L'Espagne a persisté pour que ce terme déjà stipulé par ses traités restât définitivement fixé.
La France est restée dans la situation où la mettait le traité de Paris, toujours annonçant le découragement de la traite et fixant son abolition à cinq années.
Vous verrez, monsieur le comte, par les avantages que fait l'Angleterre au Portugal, combien elle est disposée à se prêter aux arrangements qui pourront rendre immédiate l'abolition de la traite. C'est à vous, à vous consulter avec le ministre de la marine sur cet objet si, comme on le dit, nos négociants des ports ne faisaient point d'armements pour aller chercher des noirs; il y aurait peut-être, sans aucune perte pour la France, quelque bon accommodement à faire. Cette idée, au reste, ne peut être présentée qu'avec beaucoup de ménagements.
Les négociations pour les limites en Pologne et pour la Saxe ont continué. D'ici à deux jours, le cabinet de Vienne doit remettre un contre-projet. Les Prussiens paraissent se disposer à y répondre par un ultimatum, et l'empereur de Russie laisse quelque espoir d'interposer ses bons offices près de la cour de Berlin pour qu'elle se désiste de la prétention de réunir à sa monarchie le royaume de Saxe. Lord Castlereagh paraît toujours ne point vouloir se déterminer à débattre cette question avec force, et il répète souvent qu'il n'insisterait que pour protéger le principe de la conservation, mais qu'il ne voulait ni ne pouvait engager la nation anglaise à faire des sacrifices pour une simple question de plus ou moins de population. Malgré cet obstacle, nous espérons cependant que si la Saxe porte son sacrifice à cinq ou six cent mille âmes, elle sera conservée, et avant huit jours, nous croyons pouvoir l'annoncer définitivement.—L'Autriche qui devait récupérer le cercle de Tarnopol, perdu en 1809 en Pologne, veut en faire le sacrifice, à condition que la Russie cédera un territoire plus considérable à la Prusse. Tout ceci nous conduit à la solution de cette première et importante question qui entravait la marche du congrès.
Les affaires d'Italie n'ont point avancé, elles s'arrêtent toutes dans les bureaux de M. le prince de Metternich.
Celles de Suisse vont être discutées dans la conférence des huit puissances. D'après les nouvelles que nous avons de Berne, le député de ce canton a reçu l'autorisation d'accepter l'évêché de Bâle en indemnité de ses pertes, sous la condition qu'on le donnerait en entier et qu'on n'exigerait pas pour ses habitants des privilèges, qui ne s'accorderaient pas avec ceux dont l'ancien canton de Berne jouissait autrefois. Les Bernois nous ont exprimé en même temps leur reconnaissance des sacrifices généreux que Sa Majesté avait voulu faire pour leur procurer la restitution de leur ancien territoire. Nous croyons que le roi aura en eux les alliés les plus fidèles et les plus dévoués.
Il nous reste, monsieur le comte, à vous parler de l'effet qu'a produit sur les esprits la cérémonie du 21 janvier. Nous avions pensé qu'un des moyens les plus efficaces de consacrer les principes, que nous nous efforçons d'établir, était d'y appeler les souverains et les plénipotentiaires.
La résolution de célébrer cet anniversaire a été prise dès les premiers jours de janvier. Les ambassadeurs du roi se sont empressés de faire part de leur dessein à la cour d'Autriche et aux légations d'Angleterre, d'Espagne, de Portugal... et ont cherché, par les préparatifs qu'ils ont ordonnés pour cette cérémonie, à lui donner le plus grand éclat.
Quoiqu'il fût dans l'intérêt de tous les souverains d'honorer les souvenirs que cet anniversaire nous retrace, les ambassadeurs du roi connaissaient trop bien les impressions funestes que la Révolution a inspirées, pour ne pas croire qu'un hommage universel pût être obtenu sans y apporter tous leurs soins.
La veille de cette cérémonie, l'empereur de Russie affirmait encore qu'elle n'avait aucun but utile et son envoyé près la cour d'Autriche avait allégué des prétextes pour ne pas y assister.
Vous voyez, monsieur le comte, que nous sommes parvenus à triompher de ces obstacles, et que les souverains, les envoyés et le peuple de Vienne ont assisté à ce service avec un profond sentiment de respect.
La légation s'est occupée de faire rédiger un discours qui manque de ce mouvement que d'aussi grands souvenirs devaient inspirer, mais où on est parvenu à établir les meilleurs principes et à présenter la situation de la France, ses regrets et son amour pour son roi, sans accuser ni citer un seul coupable.
Il n'a pas suffi aux ambassadeurs du roi de faire proclamer ces principes dans la chaire; M. le prince de Talleyrand a excité M. de Gentz à rédiger un article qui, en fixant l'opinion de l'Europe sur cette cérémonie, vous prouvera que nous avons atteint le but que nous nous étions proposés. Il se trouve dans l'Observateur de Vienne du 23 janvier[27].
Vous aurez jugé, monsieur le comte, par notre premier rapport, déjà communiqué au roi, du sentiment général que cette cérémonie a inspiré, de l'émotion qui a été ressentie et des souvenirs qu'elle laissera dans ce pays.
Le même jour, les personnes les plus distinguées parmi les étrangers et les habitants de Vienne se sont empressées d'apporter à M. le prince de Talleyrand leurs compliments de condoléance.
L'empereur d'Autriche a ordonné qu'une fête qui avait été préparée pour le 21 fût remise au lendemain, et il vous paraîtrait peut-être convenable que dans les principales gazettes, le récit de la fête du 22 fût précédé par ces mots: «Les divertissements interrompus, par ordre de l'empereur, à cause du 21 janvier, ont recommencé[28]....»
Le catafalque est resté exposé dans l'église cathédrale depuis le jour du service. Le peuple n'a pas encore cessé de s'y porter avec un profond sentiment de vénération.
Agréez...
No 24.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 25 janvier 1815.
Sire,
J'assistais hier à une conférence de M. de Metternich et du prince de Schwarzenberg, dont l'objet était de déterminer, d'après l'opinion des militaires autrichiens, quels points de la Saxe on pouvait et quels points on ne pouvait pas laisser à la Prusse, sans compromettre la sûreté de l'Autriche.
L'empereur d'Autriche avait voulu que cette conférence eût lieu et il avait désiré que j'y fusse.
Deux plans furent proposés:
L'un conserverait Torgau à la Saxe, sauf à raser les fortifications de Dresde;
L'autre donnait Torgau à la Prusse, mais rasé. Dresde le serait pareillement.
Dans les deux hypothèses, la Prusse conserverait Erfurt.
Il fut convenu que les deux plans seraient soumis à l'empereur d'Autriche, et que, de celui qu'il aurait adopté, on ferait le sujet[29] d'un mémoire qu'il remettrait lui-même à lord Castlereagh; car c'est Castlereagh qu'il s'agit de persuader.
La Russie a offert à l'Autriche de lui rendre le district de Tarnopol, contenant quatre cent mille âmes. L'Autriche y renonce, à condition que pareille population sera donnée à la Prusse dans la partie de la Pologne qui l'avoisine, afin de diminuer d'autant les sacrifices à faire par la Saxe. Cela sera expliqué dans le mémoire.
J'ignore lequel des deux plans a été adopté; mais je sais que lord Castlereagh a dû aller ce soir chez l'empereur d'Autriche. Je rendrai compte à Votre Majesté, par le prochain[30] courrier, de ce qui se sera passé dans cette audience.
Votre Majesté jugera du degré de confiance que l'empereur d'Autriche met dans son ministre, en apprenant qu'il m'a envoyé ce matin le comte de Sickingen, pour me demander si ce qui lui avait été rapporté de la conférence d'hier par M. de Metternich était la vérité.
L'empereur Alexandre, avec ses idées libérales, a fait si peu fortune ici, que l'on est obligé de tripler les moyens de police pour empêcher qu'il ne soit insulté par le peuple aux promenades qu'il fait tous les jours.
J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté un article du Beobachter, que j'ai fait rédiger par M. de Gentz. Je joins ici la traduction qu'il a faite lui-même et qui est très bien. Cet article me paraît pouvoir être mis dans le Moniteur, sous la rubrique de Vienne. Il est de nature qu'il soit utile que les autres journaux le répètent.
Je suis...
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
(Particulière)
Vienne, le 25 janvier 1815.
Sire,
Le général Pozzo paraît devoir partir cette semaine pour retourner à Paris. Il aura probablement reçu de l'empereur Alexandre des ordres relatifs au mariage. Je crois devoir soumettre aujourd'hui à Votre Majesté quelques réflexions sur une matière si délicate et si[31] grave sous tant de rapports.
Votre Majesté veut et a toute raison de vouloir, que la princesse, quelle qu'elle soit, à qui M. le duc de Berry donnera sa main, n'arrive en France que princesse catholique. Votre Majesté fait de cette condition et ne saurait même se dispenser d'en faire une condition absolue. Roi très chrétien et fils aîné de l'Église, elle ne peut point porter à cet égard la condescendance plus loin que Bonaparte[32] lui-même ne s'était montré disposé à le faire, lorsqu'il demanda la grande-duchesse Anne. Si cette condition était acceptée par l'empereur Alexandre, Votre Majesté, en supposant qu'elle ait engagé sa parole, ne se croirait sûrement pas libre de la retirer. Mais il paraît que l'empereur, sans vouloir s'opposer à ce que sa sœur change de religion, ne veut pas qu'on puisse lui imputer, à lui, d'avoir donné les mains à ce changement, comme on aurait lieu de le faire, s'il avait été stipulé. Il veut qu'il puisse être regardé comme l'effet d'une détermination de la princesse, elle seule, lorsqu'elle aura passé sous d'autres lois, et qu'en conséquence, ce changement suive le mariage et ne le précède pas. Il tient donc à ce que sa sœur aille en France avec sa chapelle, consentant toutefois à ce que le pope qui la suivra porte un habit laïque. Les raisons qui l'y font tenir sont ses propres scrupules, vu l'attachement qu'il a pour sa croyance et la crainte de blesser l'opinion de ses peuples dans un point aussi délicat. En persistant lui-même[33] dans ces dispositions, il déliera lui-même Votre Majesté de tout engagement qu'elle ait pu prendre et lui fournira les moyens de se délier, s'il diffère de consentir à la condition mise au mariage. Or, je ne craindrai pas d'avouer à Votre Majesté que tout ce qui peut tendre à la délier à cet égard me semble très désirable.
Il y a huit mois, lorsqu'au milieu de la joie qu'excitait le présent et des heureuses espérances qu'on aimait à concevoir pour l'avenir, il était néanmoins impossible de l'envisager avec cette sécurité qui n'est troublée par aucune crainte, une alliance de famille avec la Russie pouvait paraître et me parut à moi-même offrir des avantages dont l'utilité devait l'emporter sur des considérations, que, dans une autre situation des affaires, j'aurais mises au premier rang et regardées comme décisives.
Mais aujourd'hui que la Providence a pris soin d'affermir elle-même le trône qu'elle a miraculeusement relevé; aujourd'hui qu'il est environné et gardé par la vénération et l'amour des peuples; maintenant que la coalition est dissoute, que la France n'a plus besoin de compter sur des secours étrangers et que c'est d'elle, au contraire, que les autres puissances en attendent, Votre Majesté, dans le choix qu'elle fera, n'a plus à sacrifier à la nécessité des conjonctures aucune des convenances essentielles à ce genre d'alliance, et peut ne consulter qu'elles.
La grande-duchesse Anne passe pour être, des cinq filles de l'empereur Paul, celle à qui la nature a donné le plus de beauté, qualité très précieuse et très désirable dans une princesse que le cours des événements peut appeler à monter un jour[34] sur le trône de France. Car aucun peuple n'éprouve autant que les Français le besoin de pouvoir dire des princes auxquels ils sont soumis:
Le monde, en les voyant, reconnaîtrait ses maîtres!
La grande-duchesse paraît avoir été élevée avec beaucoup de soin. Aux avantages de la figure, elle joint, à ce que l'on dit, la bonté. Enfin[35], elle a vingt et un ans, ce qui fait qu'on n'aurait point à craindre pour elle les suites souvent funestes d'un mariage trop précoce. Elle avait été destinée au duc actuellement régnant de Saxe-Cobourg, avant que Bonaparte[36] l'eût demandée. Il n'a tenu qu'à celui-ci de l'épouser, car il est certain qu'on ne demandait pas mieux de la lui donner, s'il eût pu et voulu attendre. Je ne sais si de ces deux circonstances on pourrait tirer une sorte d'objection contre l'union de cette princesse avec M. le duc de Berry; mais je dois dire que j'aimerais beaucoup mieux qu'elles n'eussent point existé, si le mariage doit se faire.
Mais en considérant quel fut l'état des facultés intellectuelles chez Pierre III, aïeul de la grande-duchesse, et chez Paul Ier, son père; conduit par les exemples du feu roi de Danemark, du duc actuellement régnant d'Oldenbourg et du malheureux Gustave IV, à regarder leur déplorable infirmité comme un funeste apanage de la maison de Holstein[37], je ne puis me défendre d'appréhender qu'elle ne fût transportée par le mariage dans la maison de France, et peut-être à l'héritier du trône[38].
La nécessité où serait la grande-duchesse, non pas de changer de religion, mais d'en changer de telle sorte qu'il paraîtrait impossible d'attribuer son changement à d'autres motifs que des motifs purement politiques, fournirait une objection qui ne me paraît pas sans force; car cela tendrait inévitablement à favoriser parmi les peuples ce sentiment d'indifférence religieuse qui est la maladie des temps où nous vivons.
Le mariage ne liant pas seulement ceux qui le contractent, mais aussi les familles, les convenances entre celles-ci doivent être comptées en première ligne, même dans les mariages des particuliers; à plus forte raison dans ceux des rois ou des princes qui peuvent être appelés à le devenir. Que la maison de Bourbon s'allie à des maisons qui lui soient inférieures, c'est une nécessité pour elle, puisque l'Europe n'en offre point qui lui soient égales. Je n'objecterai donc point que la maison de Holstein, quoique occupant les trois trônes du Nord, est comparativement nouvelle entre les rois. Mais je dirai que, quand la maison de Bourbon en honore une autre de son alliance, il vaut mieux que ce soit une maison qui s'en tienne pour honorée, que celle qui prétendrait à l'égalité en croyant que la noblesse et l'antiquité d'origine peuvent être compensées par l'étendue des possessions. Des quatre sœurs de la grande-duchesse Anne, l'une avait épousé un archiduc, et les trois autres, de petits princes allemands[39]. La Russie, qui n'a pu placer aucune de ses princesses sur aucun trône, en verra-t-elle une appelée à celui de France? Une telle perspective serait, j'ose le dire, une trop grande fortune pour elle, et je n'aimerais point que M. le duc de Berry se trouvât de la sorte dans des rapports de parenté fort étroits avec une foule de princes placés dans les dernières divisions de la souveraineté.
La Russie, en établissant ses princesses comme elle l'a fait, a voulu surtout se ménager des prétextes et des moyens d'intervenir dans les affaires de l'Europe, à laquelle elle était presque inconnue il y a un siècle. Les effets de son intervention ont assez fait sentir le danger de son influence. Or, combien cette influence ne serait-elle pas accrue, si une princesse russe était appelée à monter sur le trône de France?
Une alliance de famille n'est pas, je le sais, une alliance politique, et l'une ne mène pas nécessairement à l'autre. Le mariage projeté ne ferait sûrement pas que la France favorisât les vues ambitieuses et les idées révolutionnaires dont l'empereur Alexandre est plein, et qu'il cherche à voiler sous le nom spécieux d'idées libérales. Mais comment empêcher que d'autres puissances n'en prissent une opinion différente, n'en conçussent de la défiance, que cela n'affaiblît les liens qu'elles auraient avec nous ou ne les détournât d'en former, et que la Russie n'en tirât parti pour l'accomplissement de ses vues?
Telles sont, Sire, les objections dont le mariage de M. le duc de Berry avec la grande-duchesse Anne m'a paru susceptible. J'ai dû les exposer sans réserve à Votre Majesté, mais je ne les ai point exagérées. Votre Majesté jugera dans sa sagesse si elles ont tout le poids qu'elles me semblent avoir.
J'ajouterai qu'il me paraîtrait conforme à la grandeur de la maison de Bourbon, surtout à l'époque où toutes ses branches, battues par une même tempête, ont été relevées en même temps, de ne chercher que dans son sein les moyens de se perpétuer. J'entends parler avec beaucoup d'éloges d'une jeune princesse de Sicile, fille du prince royal[40]. Le Portugal, la Toscane, la Saxe en offrent d'autres, entre lesquelles Votre Majesté pourrait faire un choix. J'ai l'honneur d'en joindre ici la liste.
Si l'impossibilité de s'entendre sur le point de la religion faisait échouer la négociation du mariage avec la grande-duchesse, ou si Votre Majesté jugeait convenable d'y renoncer, je la supplierais de vouloir bien ménager les choses, de telle sorte que cette affaire ne fût décidée sans retour que lorsque nous aurons terminé celles qui nous occupent ici. Car, si l'empereur Alexandre nous a montré si peu de bonne volonté, malgré l'espérance d'un tel établissement pour sa sœur, toute flatteuse que cette espérance est pour lui, à quoi ne devrions-nous pas nous attendre de sa part, une fois qu'il l'aurait perdue?
Je suis...
No 20ter—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 28 janvier 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 22. Bien avant que celui-ci vous parvienne, vous aurez vu le duc de Wellington, dont le choix pour remplacer lord Castlereagh m'a été fort agréable[41]. Je l'ai vu avant son départ; j'en ai été on ne saurait plus satisfait, et, de son côté, j'espère qu'il n'est pas parti mécontent de moi. Celui-ci a aussi un character à soutenir, celui de king's, non pas maker, mais ce qui vaut un peu mieux, restorer. Il n'est d'ailleurs pas gêné par ce qu'a fait son prédécesseur, puisque, pour marcher sur ses traces, il a, à peu de chose près, le choix entre les deux extrêmes. Je ne sais pas au juste à quoi se monte la population[42] de la Saxe; je crois que le roi devra souscrire à une réduction de quinze cent mille habitants; mais, si l'on voulait diminuer encore de ce nombre, souvenez-vous de ce que je vous écrivais dernièrement.
Le comte Jules de Polignac[43] est arrivé dimanche. Ses rapports, conformes à ceux que j'avais précédemment reçus de divers côtés, peignent l'Italie en grande fermentation et l'existence de Murat comme fort dangereuse. J'ai lieu de penser que l'Angleterre entrerait dans un pacte pour assurer à cet homme une existence pécuniaire, en abandonnant son prétendu trône. Je me prêterais volontiers à cette mesure, pourvu qu'il soit en même temps convenu que, s'il s'obstine, la force fera ce que la négociation n'aura pu faire.
La douloureuse et consolante cérémonie de samedi s'est fort bien passée. Je vous charge d'exprimer ma sensibilité aux souverains qui auront assisté à celle de Saint-Étienne, et en particulier de dire à l'impératrice d'Autriche combien je suis touché du désir et des regrets qu'elle a bien voulu me faire témoigner en cette occasion. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
P.-S.—Le général Ricard est arrivé hier[44], et sera à Vienne peu après cette lettre.
No 27 bis.—LES AMBASSADEURS DU ROI AU CONGRÈS, AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, A PARIS.
Vienne, le 31 janvier 1815.
Monsieur le comte,
Le contre-projet annoncé dans nos dernières dépêches a été remis par le cabinet de Vienne. On cède sept cent quatre-vingt-deux mille âmes du royaume de Saxe. Dès qu'il sera communiqué officiellement à l'ambassade du roi, nous aurons l'honneur de vous le transmettre.
Les Prussiens paraissent n'en pas être satisfaits. Cependant l'empereur Alexandre semble l'approuver, et nous espérons qu'il engagera son allié à l'accepter et à terminer ainsi la question qui, depuis si longtemps, divise le congrès. Cela sera décidé d'ici à peu de jours.
Lord Castlereagh a reçu hier le courrier qui le rappelle en Angleterre, et l'arrivée de lord Wellington est annoncée.
Lord Castlereagh quitte Vienne en conservant de bonnes dispositions sur l'affaire de Naples. Il paraît mettre du prix à rester dans les meilleurs termes avec la France.
Ni les affaires de Suisse ni celles d'Italie n'ont occupé les conférences; M. de Metternich n'a pas jugé à propos d'en tenir depuis celle qui a eu pour objet de régler le rang et la préséance.
La confiance dans la sagesse du roi et la considération que l'on accorde à son ambassadeur au congrès augmentent à mesure que tous les partis se persuadent que la justice et la raison dictent toutes les démarches du cabinet de France. De jour en jour, nous avons des indices plus marquants que la coalition est dissoute et que l'union des puissances du Midi contre un système de convenance si fortement soutenu par les puissances du Nord consolidera le repos et présentera une garantie contre les nouvelles agitations que l'on aurait pu craindre.
Agréez...
No 25.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 1er février 1815.
Sire,
L'audience donnée par l'empereur d'Autriche à lord Castlereagh n'a eu d'autre effet que de faire dire à celui-ci que l'empereur lui paraissait plein de loyauté et de candeur. Du reste, lord Castlereagh a été inébranlable dans son opinion qu'il fallait que la Prusse fût grande et puissante, et qu'on devait lui donner une forte partie de la Saxe et, en particulier la place de Torgau. Je voulais sauver cette place; les Autrichiens le voulaient d'abord, et, selon leur usage, ont fini par l'abandonner. En conséquence, ni l'un ni l'autre des deux plans dont j'ai eu l'honneur d'entretenir Votre Majesté n'a prévalu. On en a fait un troisième d'après lequel une population de sept cent quatre-vingt-deux mille Saxons est abandonnée à la Prusse; et ce plan des Autrichiens a été remis, en forme de projet, aux Prussiens, qui l'ont pris ad referendum; ils n'y ont pas encore répondu.
Nous avions, dès le principe, annoncé que nous consentirions à ce qu'on prît sur la Saxe de quatre à cinq cent mille âmes; lord Castlereagh, après l'avoir d'abord abandonnée, et, parce qu'il l'avait une fois abandonnée, voulait obstinément que l'on en prît un million. Quoique fort mal soutenu par les Autrichiens, je suis venu à bout d'obtenir que l'on s'arrêtât à peu près au terme moyen entre ces deux nombres, et je m'étonne encore de l'avoir obtenu. Le ministre de Saxe, qui est ici, avait dressé un tableau des parties du royaume qui pouvaient n'être pas considérées comme absolument essentielles à son existence. La population de ces parties s'élevait à sept cent cinquante mille âmes. On n'en cède dans le projet que trente-deux mille de plus, et, de ce qui est cédé, quelques portions doivent, par des échanges, revenir aux maisons ducales de Saxe.
Les Prussiens sont dit-on, ou feignent d'être peu disposés à se contenter de ce qui leur est offert. Ce n'est pas seulement pour eux une question de territoire; c'en est encore une d'amour-propre. Après avoir, et tout récemment encore, demandé toute la Saxe, après l'avoir occupée, après que toutes les puissances, à l'exception de la France, la leur avaient abandonnée, après avoir tant de fois déclaré qu'ils n'y renonceraient jamais, il doit leur être pénible de renoncer aux deux tiers de ce royaume. Mais ils ne lutteront point sans le concours de la Russie, et l'empereur Alexandre qui a obtenu ce qu'il voulait en Pologne, qui ne prend à l'affaire de la Saxe[45] qu'un intérêt d'amour-propre, conseillera, selon toute apparence, aux Prussiens d'accepter les propositions qui leur sont faites, et l'on est fondé à croire qu'à très peu de changements près elles seront acceptées.
Jamais le sort d'un pays ne put paraître plus irrévocablement fixé que celui de la Saxe, au moment où nous arrivâmes ici. La Prusse la demandait en totalité pour elle-même, et la Russie, pour la Prusse. Lord Castlereagh l'avait abandonnée en totalité, et l'Autriche pareillement, sauf quelques arrangements de frontières. Votre Majesté seule a pris la défense du roi et du royaume de Saxe; seule, elle a soutenu les principes. Elle avait à triompher de passions de tout genre: de l'esprit de coalition qui subsistait dans toute sa force, et, ce qui était plus difficile peut-être, de l'amour-propre de toutes les grandes puissances qui, par leurs prétentions, leurs déclarations et leurs concessions, s'étaient compromises au point de paraître ne pas pouvoir reculer sans honte, et par la noble résistance de Votre Majesté à une injustice déjà presque consommée, elle a eu la gloire de vaincre tous ces obstacles; et, non seulement elle en a triomphé, mais la coalition a été dissoute, et Votre Majesté est entrée avec deux des plus grandes puissances dans un concert qui, plus tard, sauvera peut-être l'Europe des dangers dont la menace l'ambition de quelques États.
Le royaume de Saxe, qui était un État de troisième classe, continuera de l'être. Sa population, jointe à celle des possessions ducales et de celles des maisons de Reuss et de Schwarzbourg, qui se trouvent enclavées dans le royaume, formeront encore une masse de deux millions d'habitants, interposés entre la Prusse et l'Autriche et entre la Prusse et la Bavière.
L'affaire de la Saxe terminée, je serai tout entier à celle de Naples et j'y mettrai tout ce que je peux avoir d'activité et de savoir faire. L'Angleterre ne nous y sera pas contraire, mais ne nous servira point ouvertement et d'une manière décidée, attendu qu'elle s'est compromise encore dans cette affaire, ainsi que Votre Majesté le verra par la pièce que j'ai l'honneur de lui envoyer. Lord Castlereagh a reçu à cet égard, de son gouvernement, des instructions données d'après la lettre que je lui avais écrite, mais qui sont dans le sens que je viens d'indiquer.
Lord Castlereagh ne restera ici que huit jours avec lord Wellington. J'ai dû croire, par des communications qu'il m'a faites de dépêches qu'il a reçues de sa cour, que sa partialité pour la Prusse et sa ténacité sur la question saxonne devaient être imputées à lord Liverpool[46] autant qu'à lui. Lord Bathurst lui mande qu'il faut être très libéral envers la Prusse, et qu'après s'être avancé au point où on l'avait fait relativement à la Saxe, il est de l'honneur du gouvernement anglais de ne point[47] rétrograder.
Du reste, on approuve entièrement le traité qu'il a conclu, et on lui annonce que les ratifications lui seront envoyées par le premier courrier.
Il s'est étendu sur le désir qu'il a de voir la meilleure intelligence régner entre la France et l'Angleterre. Il ne se fait point illusion au point de croire que le résultat des arrangements qui seront faits ici puisse être une paix de longue durée; il désire seulement que la guerre n'ait point lieu avant deux ans. Son vœu est que, si elle a lieu, la France, l'Angleterre et l'Autriche soient amies[48]; et, comme il lui paraît nécessaire de se tenir toujours en mesure et de se concerter d'avance, il se propose d'entretenir une correspondance directe avec moi. Mais il regarde comme désirable un changement de ministère en Autriche, où le ministère est bien faible, pour ne rien dire de plus.
J'ai été en général content des dispositions qu'il m'a montrées.
Il se propose, à son passage à Paris, de solliciter une audience de Votre Majesté.
Je suis...
No 21 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 4 février 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu vos numéros 23 et 24. Je n'ai pas répondu tout de suite au premier qui ne traitait pas d'affaires, mais je n'en ai pas été moins satisfait ni moins touché de son contenu. Saint-Denis, ni aucune des églises de Paris, excepté Saint-Thomas-d'Aquin, où le prédicateur n'a fait autre chose que de lire le testament du roi martyr, n'ont retenti d'un discours qui approchât de celui qui a été prononcé à Saint-Étienne, et je désire que vous en fassiez connaître mon opinion à l'auteur[49]. J'ai été pareillement fort content du morceau de M. de Gentz, que j'ai sur-le-champ fait insérer dans le Moniteur. Enfin, j'ai donné mes ordres au comte de Jaucourt, au sujet des marques de satisfaction que vous me demandez pour les artistes qui ont coopéré à la cérémonie du 21.
La cession d'Erfurt à la Prusse me touche peu, mais je ne verrais pas sans regret raser les fortifications de Dresde, surtout si Torgau demeure au roi de Prusse. Je désire du moins que l'empereur François donne la préférence au premier plan, et l'ait fait adopter à lord Castlereagh, lequel, au reste, n'est peut-être plus à Vienne en ce moment. Vous savez combien le duc de Wellington a été pressant ici pour l'abolition de la traite; vous aurez bientôt connaissance du rapport que M. Beugnot m'a fait au conseil de lundi sur Saint-Domingue. J'avoue que je commence à me réconcilier avec l'idée des avantages qui peuvent résulter de l'abandon à peu près instantané d'un commerce qu'il me paraît bien difficile de conserver, par delà l'époque fixée par le traité.
Le maréchal Soult vous écrit au sujet de Bouillon; il s'agit ici de protection, et non de possession, et, par cette raison, il est important que ce duché demeure au prince de Rohan qui, d'ailleurs, nonobstant la protection que l'Angleterre accorde à son antagoniste, a cent fois le bon droit pour lui[50]. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
P.-S.—Vos idées sur le mariage sont absolument les miennes. Je verrai venir le général Pozzo di Borgo, et ne hâterai rien.
No 28 bis.—LES AMBASSADEURS DU ROI AU CONGRÈS, AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, A PARIS.
Vienne, le 8 février 1815.
Monsieur le comte,
Le projet sur les arrangements à prendre à l'égard du roi de Saxe et de son pays, projet proposé par le cabinet autrichien, paraît être accepté avec quelques modifications. Il est même question que le roi de Saxe pourrait quitter Berlin, pour venir à Prague, et peut-être à Vienne, si la cour d'Autriche le désirait.
Si, dans cette situation, on n'a pu obtenir en faveur de la Saxe et de la Pologne au delà de ce que les résultats ont donné, on ne doit l'attribuer qu'aux préjugés du cabinet anglais et à la faiblesse de celui de Vienne. Les difficultés à vaincre étaient infinies; mais la cause royale, celle de la légitimité et des droits sont sauvées, et la partie du royaume de Saxe qui est conservée jointe aux territoires des maisons ducales, présente une masse de deux millions d'habitants, qui sépare les monarchies prussienne et autrichienne.
Les détails de l'arrangement qui va avoir lieu seront arrêtés d'ici à quelques jours, et suivront de près cette dépêche qui annonce préalablement que l'on a levé la principale difficulté à la marche des affaires du congrès.
Lord Castlereagh part lundi prochain, et pour avoir l'honneur de voir le roi, il prend la route de Paris et s'embarquera à Calais. Nous espérons que son départ, et la manière dont lord Wellington se prononce sur les affaires de Naples, ne nuiront point à cette cause, à laquelle nous aurons à dévouer tout notre intérêt et tout notre zèle.
Les affaires de Suisse vont être traitées cette semaine. M. de Metternich annonce une réponse sur celles d'Italie. Les conférences pour régler les droits de la navigation sur les grands fleuves continuent; et celles où l'on s'occupera de ce qui concerne l'Allemagne vont être reprises.
Nous avons, monsieur le comte, à fixer de nouveau votre attention sur les journaux français, et en particulier sur ce qu'ils rapportent du prince royal de Suède. Ils le confondent avec Murat, sans avoir égard à la différence de leur situation et de nos engagements avec eux. L'état présent de l'Europe, qui a tout à craindre de l'esprit d'envahissement du cabinet russe et tout à espérer d'un accord unanime entre les anciens cabinets, nous commande de grands ménagements pour la Suède, et semble nous faire une loi de ne rien négliger pour vivre en amitié avec elle.
Nous croyons devoir vous rapporter quelques observations, d'un caractère presque officiel, adressées à M. de Noailles par M. le comte de Lowenhielm, plénipotentiaire suédois au congrès.
Nous vous citons ses propres paroles:
«Le ci-devant roi de Suède se propose de passer en France. J'ai lieu de croire qu'il le désire; les gazettes le disent. Nous avons été témoins de ce qu'il a fait pour la maison de Bourbon; nous ne saurions imaginer que le roi de France, dont nous connaissons la générosité, lui refusât un asile. Nous demandons seulement une communication quelconque à ce sujet, et nous serons satisfaits.
«Le prince royal est parfaitement établi en Suède, depuis la réunion de la Norvège. Il a une grande popularité et une grande autorité. Il veut se lier d'amitié avec la France. Nous demandons de vous fort peu de chose. Le prince de Suède n'a pas oublié son origine; il aura toujours un sentiment d'inquiétude; il a besoin de quelques témoignages de considération: c'est un parvenu enfin, et il en a les susceptibilités que nous ne saurions empêcher. Mais, il sera sensible aux moindres égards. Un mot, par exemple, une marque de bonté du roi à la princesse royale, qui est à Paris, le touchera, et fera le meilleur effet.
«Vos journaux ne cessent de parler du prince royal d'une manière inconvenante; de citer les articles qui peuvent lui nuire, avec des réflexions piquantes. Le département des affaires étrangères, en tout pays, a de l'influence sur les gazettes. Empêchez donc ces invectives qui ne viennent pas du cabinet; je vous en réitère la demande, je vous en conjure.»
Agréez, monsieur le comte...
No 26.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 8 février 1815.
Sire,
Le duc de Wellington est arrivé ici le 1er au soir. Le lendemain à dix heures du matin l'empereur de Russie est allé le voir, et a débuté par lui dire: «Tout va mal en France, n'est-ce pas?—Nullement, lui a répondu le duc, le roi est très aimé, très respecté, et se conduit avec une sagesse parfaite.—Vous ne sauriez, a répliqué l'empereur, me rien dire qui me fasse autant de plaisir. Et l'armée?—Pour faire la guerre au dehors, et contre quelque puissance que ce soit, a répondu lord Wellington, l'armée est aussi excellente qu'elle ait jamais été; mais dans des questions de politique intérieure, elle ne vaudrait peut-être rien.» Ces réponses ont, à ce que m'a dit le prince Adam, plus frappé l'empereur qu'il n'a voulu le témoigner. Elles ont certainement influé sur la détermination qu'il était pressé de prendre sur l'affaire de la Saxe, qui, lors de l'arrivée du duc de Wellington, offrait encore bien des difficultés. On peut les regarder comme aplanies.
Ce n'est point devant l'empereur de Russie seulement que le duc de Wellington a loué Votre Majesté. Il répète partout ses éloges, ne se bornant point à des termes généraux; mais, entrant dans des détails et citant des faits, et ajoutant ainsi à la haute estime qu'inspirait ici le caractère de Votre Majesté. Il a parlé de l'affaire de Saint-Roch[51] comme d'une chose qui n'était rien. Les journaux d'Allemagne l'avaient fort grossie. Il convient que tout n'est pas en France ce qu'il serait à désirer qu'il fût, mais il ajoute qu'il le deviendra avec le temps. Selon lui, ce qui y manque le plus, c'est un ministère. Il y a, dit-il, des ministres, mais point de ministère.
Les conclusions que l'on peut tirer de son langage sont que, puisque dans les questions de politique intérieure, l'armée ne serait pas encore sûre, il faut éviter par-dessus toutes choses d'élever des questions auxquelles elle pût prendre part; et que, quant à ce qui peut rester encore d'agitation dans les esprits il ne faut pas s'en étonner, ni s'en affliger. Une conversion trop subite serait suspecte. C'est une réflexion que j'ai faite et dont tout le monde a reconnu la justesse.
Samedi dernier, j'ai donné à lord Wellington un grand dîner. J'y avais réuni tous les membres du congrès. J'étais bien aise que ce fût la légation française qui les lui fît connaître.
Le projet autrichien, dont j'ai eu l'honneur d'entretenir Votre Majesté dans ma dernière lettre, n'avait point satisfait les Prussiens. Ils voulaient plus; ils voulaient surtout Leipzig. Le roi de Prusse, dans une audience qu'il avait donnée à lord Castlereagh, s'était exprimé avec beaucoup de chaleur, prétendant qu'après lui avoir donné la Saxe et la lui avoir fait occuper, c'était lui faire jouer un rôle avilissant que de vouloir qu'il n'en conservât qu'une partie; qu'il avait conquis Leipzig; que tous les alliés, après le gain de la bataille, avaient considéré cette ville comme lui appartenant et l'en avaient complimenté.
Lord Castlereagh, toujours dans l'opinion que la Prusse doit être forte et voulant avant tout éviter la guerre (lord Wellington est lui-même d'avis que l'Angleterre ne la pourrait pas faire actuellement, et que la France est la seule puissance qui pût la faire), a soutenu que, pour calmer les Prussiens, il était nécessaire de leur donner quelque chose de plus.
Pour grossir leur lot, on a diminué celui de la Hollande, de cent mille âmes, et celui du Hanovre de cinquante mille; on y a ajouté le pays de Fulde. L'empereur de Russie, et c'est une justice à lui rendre, a voulu aussi concourir à l'arrangement, et leur a restitué la ville de Thorn; de sorte que l'affaire peut être considérée maintenant comme réglée, quoiqu'elle ne le soit pas définitivement.
La Saxe sera réduite à moins de quinze cent mille âmes. Mais, outre cette population, il faut compter encore celles des duchés de Saxe et des États de Schwarzbourg et de Reuss, enclavés dans le royaume, et qui, si celui-ci eût appartenu à la Prusse, se seraient trouvés lui appartenir de fait. En ne consentant point à ce que le royaume de Saxe fût réduit à moins de quinze cent mille âmes, il aurait fallu protester. En protestant, on aurait compromis le principe de la légitimité, qu'il était si important de sauver, et que nous n'avons sauvé, pour ainsi dire, que par miracle. On aurait de fait donné à la Prusse deux millions de sujets, qu'elle ne pourrait acquérir sans danger pour la Bohême et pour la Bavière; on aurait prolongé, peut-être indéfiniment, la captivité du roi qui va se trouver libre. (J'ai demandé au prince de Hardenberg que le roi pût se rendre à Prague, que les ordres fussent immédiatement donnés à cet effet; il y a consenti et m'a[52] donné sa parole: demain, des ordres seront envoyés à Berlin, et le roi pourra en partir.)
La Saxe, quoique nous n'ayons pas obtenu pour elle tout ce que nous voulions, reste puissance du troisième ordre. Si c'est un mal qu'elle n'ait pas quelques centaines de mille âmes de plus, ce mal est comparativement léger et peut n'être pas sans remède, au lieu que, si la Saxe eût été sacrifiée en présence de l'Europe qui n'aurait pas voulu ou n'aurait pas pu la sauver, le mal aurait été extrême et de la plus dangereuse conséquence. Ce qui importait avant tout était donc de la sauver, et Votre Majesté seule a la gloire de l'avoir fait. Il n'y a personne qui ne le sente et qui ne le dise, et tout cela a été obtenu sans nous brouiller avec personne, et même en acquérant des appuis pour l'affaire de Naples.
Lord Castlereagh, à qui j'ai dit pour le flatter, que Votre Majesté me faisait l'honneur de me mander qu'elle désirait le voir à son passage à Paris, a été déterminé par là à prendre cette route; il avait d'abord résolu d'aller par la Hollande, Lady Castlereagh désire qu'il lui soit permis de voir Madame la duchesse d'Angoulême. Ils ne pourront être à Paris que vingt-quatre heures. Leur projet est de partir lundi 13, mais non pas sans que lord Castlereagh ait fait, relativement à la question de Naples, des démarches qu'il m'a paru utile de faire faire par lui. Le duc de Wellington est bien dans cette question. J'espère que nous y aurons aussi de notre côté la Russie et la Prusse. Cependant, j'entrevois plus d'une sorte de difficultés; et je mettrai tout en œuvre pour les surmonter.
Ce serait compliquer cette affaire et la gâter que d'y mêler celle de Bernadotte qui est d'une nature très différente.
Bernadotte n'est point arrivé en Suède par la conquête, mais par l'adoption du roi régnant et le consentement du pays. Il n'est pas roi; il n'est qu'héritier présomptif. On ne peut l'attaquer sans attaquer le roi qui l'a adopté, roi que celui qu'il remplace tient lui-même pour légitime, que toute l'Europe reconnaît comme tel, et que Votre Majesté a aussi reconnu, ayant fait directement la paix avec lui. Tant que le roi vit, Bernadotte n'a que des droits éventuels, qui, relativement à l'Europe, sont comme non existants; et, conséquemment, le litige dont ils seraient l'objet ne peut être de la compétence de l'Europe ni du congrès.
C'est sans doute un mal, et un mal très grand, que cet homme ait été appelé à succéder au trône de Suède. Mais c'est un mal pour lequel, s'il n'est pas sans remède, on n'en peut attendre que du temps et des événements que le temps peut amener.
La guerre, que personne n'a envie de faire, et que presque personne n'est en état de faire, n'aura très probablement pas lieu. On ne sera donc pas dans le cas de proposer à la Suède une alliance, ni la Suède de demander une garantie que Votre Majesté craindrait de donner.
Le général Ricard est arrivé; mais j'espère à présent que son voyage sera inutile.
Le général Pozzo ne part pas encore. Je l'ai même engagé à ne faire aucune démarche qui pût hâter son départ. Je me sers utilement de lui, pour des choses que je suis bien aise de faire arriver autour de l'empereur de Russie.
J'apprends que c'est à Presbourg que le roi de Saxe doit se rendre, et rester jusqu'à la conclusion des affaires.
Dans une conférence tenue aujourd'hui, l'affaire des noirs a été réglée. L'Espagne et le Portugal cesseront définitivement la traite dans huit ans. Huit ans pour ces deux pays sont beaucoup moins que cinq ne l'étaient pour nous, attendu l'immense différence des possessions respectives et surtout de l'état des lumières. Nous n'avons rien cédé et cependant les Anglais sont contents de nous. Lord Castlereagh m'a remercié dans la conférence publique de l'assistance que je lui ai donnée.
Une autre conférence a eu lieu ce soir, dans laquelle les Prussiens ont répondu aux propositions qui leur avaient été faites. Le fond de leur réponse est qu'ils acceptent. Ils n'auront ni Luxembourg ni Mayence. Les instructions de Votre Majesté nous prescrivaient de faire en sorte qu'ils n'eussent pas la seconde de ces deux places; ils n'auront pas non plus l'autre.
Ces jours-ci vont être employés à faire la rédaction, en articles signés et insérés au protocole, des arrangements convenus pour la Pologne, la Prusse et la Saxe.
Je suis...
No 22 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 11 février 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 25. L'éloge que lord Castlereagh a fait de l'empereur d'Autriche serait flatteur pour un particulier, mais donné à un souverain qui vient de montrer une grande faiblesse, il ressemble à de l'ironie. Quant à moi, je dois sûrement être satisfait, vu l'état où étaient les choses, il y a trois[53] mois, du sort du roi de Saxe; mais j'avais espéré mieux de l'empereur François; et je serai inquiet jusqu'à ce que je voie du moins son dernier plan définitivement adopté.
La pièce jointe à votre dépêche n'est rien moins que rassurante pour le roi de Naples, auquel je prends un bien autre intérêt qu'à celui de Saxe; mais quoiqu'elle dévoile les secrets de la politique la plus dégoûtante dont jamais on ait ouï parler, elle ne me décourage point; et je reste persuadé qu'avec l'inébranlable ténacité dont je ne me départirai jamais, nous finirons par détruire le danger et le scandale de Murat.
Je suis étonné que le duc de Wellington ne fût pas encore arrivé à Vienne, le 1er de ce mois; mais j'imagine qu'il n'aura pas tardé. Ainsi je suppose que lord Castlereagh sera ici vers la fin de la semaine prochaine. A dire le vrai je ne suis pas très édifié de sa conduite au congrès; mais je suis avec trop de raison attaché à l'union que je viens de former, pour ne pas faire en sorte qu'il reparte content de moi. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 29 bis.—LES AMBASSADEURS DU ROI AU CONGRÈS, AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, A PARIS.
Vienne, le 12 février 1815.
Monsieur le comte,
Nous avons l'honneur de vous transmettre le protocole de la conférence des huit puissances du 20 janvier, sur la question du rang et des préséances. Dans une seconde conférence tenue depuis, cet objet a été soumis à une nouvelle délibération et renvoyée à l'examen de la commission qui en est spécialement chargée. Lord Castlereagh, qui est parti ce matin pour Londres, y a annoncé que son gouvernement avait envoyé des instructions concernant le salut en mer, et que les plénipotentiaires anglais étaient prêts à le discuter. Nous pourrons donc juger du degré de modération de leurs principes à ce sujet.
L'affaire de la Saxe est définitivement réglée. Les différents articles qui en déterminent le partage ont été arrêtés, ainsi que les arrangements qui résultent pour le nord de l'Allemagne de la reconstruction de la Prusse.
Le roi de Saxe a été informé des résultats obtenus. Il a été invité à se rapprocher de Vienne. Nous croyons qu'à l'égard de l'existence politique de la Saxe et de son souverain, on a obtenu tout ce qu'il était possible d'obtenir par de simples négociations.
La prétention des Prussiens de conserver Leipzig a été combattue avec force; ils l'ont abandonnée pour Thorn, point militaire important, que l'empereur de Russie consent à leur rendre. Nous citerons à cette occasion un fait assez remarquable qui prouve l'esprit révolutionnaire et la jactance d'un peuple qui trouble depuis soixante ans le repos de l'Europe, et dont le gouvernement plus qu'aucun autre a secondé la marche de la Révolution, pour en profiter.
Un de leurs principaux officiers, le général Grolmann[54] connu pour être un des chefs de la Ligue de la Vertu (Tugenbund), et que le cabinet prussien avait appelé à Vienne pour y tirer parti de ses relations, a écrit à lord Wellington pour lui dire que l'armée ne consentirait jamais à voir détacher de la monarchie prussienne, la ville de Leipzig qui servait de monument à sa gloire.
L'Ost-Frise est cédée par la Prusse au pays de Hanovre: l'Angleterre obtient, par cette disposition, une communication par l'Ems, qui est de quelque importance pour ses relations avec le continent.
On était à la veille de discuter les affaires de la Suisse. Mais une nouvelle demande de la part de l'Autriche a fait ajourner l'examen du rapport qui a été renvoyé à la commission.
D'après des propositions que M. le prince de Metternich a faites sur les questions de Parme et d'Étrurie, nous avions conçu des espérances d'emporter cette affaire dans le sens de nos instructions. Mais la résistance, que l'archiduchesse Marie-Louise paraît vouloir mettre à la cession de Parme, renouvelle les incertitudes à cet égard.
On va s'occuper du midi de l'Allemagne. Les intérêts de l'Autriche et de la Bavière amèneront vraisemblablement quelques retards sur ce point. Les difficultés tiennent à un traité particulier conclu à Paris entre ces deux puissances et dont l'exécution deviendra impossible, parce que la masse de territoires disponibles a été fort diminuée par les cessions faites à la Russie, à la Prusse, à la Hollande et au Hanovre.
Il nous reste, monsieur le comte, à vous entretenir d'un objet sur lequel il serait convenable d'appeler l'attention de Sa Majesté.
L'Almanach royal a placé au nombre des membres de la Légion d'honneur tous les souverains étrangers et les autres individus non Français qui avaient reçu cette décoration. Plusieurs fois déjà, on nous a demandé si le roi avait conservé cet ordre, sous quelle forme, et si les étrangers pouvaient et devaient continuer à la porter; que dans cette dernière supposition, on désirait une communication officielle, soit par le ministre des affaires étrangères à Paris, soit par le chancelier de l'ordre. Elle pourrait être adressée aux légations qui se trouvent à Paris, ou se faire par celles de France dans les pays étrangers.
Nous croyons également qu'il serait d'un bon effet de conserver le traitement aux militaires étrangers qui ont reçu la décoration avec brevet de pension.
L'Angleterre, en tout temps, a eu dans l'étranger un grand nombre de pensionnaires militaires. Elle s'en était formé de nombreux agents. La France, en continuant aux Polonais, aux Allemands, aux Italiens, ces pensions, quelque réduites qu'elles soient, s'attacherait des hommes intéressants et se formerait des partisans dont elle est entièrement privée par les événements du temps.
Cet exemple d'équité et de générosité influerait avantageusement sur le succès des réclamations que beaucoup de militaires français ont encore à faire au dehors.
Nous vous invitons, monsieur le comte, à prendre les ordres du roi à ce sujet, et à nous les faire connaître, afin de nous mettre à portée de répondre aux demandes qui nous sont faites.
Agréez...
No 27.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 15 février 1815.
Sire,
Lord Castlereagh se met en route aujourd'hui 15, et, quoique devant coucher toutes les nuits, il compte arriver à Paris le huitième jour de son voyage. Il y passera la journée entière du lendemain, et repartira le jour suivant pour être à Londres le 1er ou le 2 mars.
Le sort du duché de Varsovie, celui de la Saxe, ce que l'on appelle ici la reconstruction de la monarchie prussienne, les accroissements que devait recevoir le Hanovre, la circonscription des Provinces-Unies qui prendront le nom de royaume des Pays-Bas, sont des points maintenant entièrement réglés. C'étaient les plus difficiles et les seuls qui pussent amener la guerre. Lord Castlereagh porte donc en Angleterre l'assurance que la paix sera conservée.
La Saxe reste avec environ treize cent mille âmes. Le roi, auquel il a été expédié un courrier, sera, vers la fin de ce mois, non à Presbourg (j'ai représenté que le choix de ce séjour paraîtrait un exil), mais à Brünn sur la route de Vienne, où rien ne l'empêchera d'arriver, dès qu'il aura donné son consentement aux cessions convenues par les puissances.
Le duché de Luxembourg avec le pays de Limbourg et quelques territoires adjacents sont donnés au prince d'Orange comme indemnité de ses anciens pays héréditaires qu'il cède à la Prusse, et celle-ci ne touche notre frontière sur aucun point, ce qui semblait à Votre Majesté très important[55]. Le duché de Luxembourg reste d'ailleurs pays allemand, et la place de Luxembourg sera une place fédérale.
Des rétrocessions demandées par l'Autriche à la Bavière et les équivalents à donner à celle-ci sont la chose la plus importante et même la seule importante qui, en fait d'arrangements territoriaux, reste à régler en Allemagne. Les deux cours, chacune de son côté, réclament notre appui. L'une ne veut rien céder que contre un équivalent parfait, et ne veut point abandonner des choses que l'autre désire ardemment d'avoir. Nous avons par des motifs différents un intérêt presque égal à les ménager toutes deux, ce qui rend le rôle d'arbitre délicat. J'espère néanmoins que les difficultés qu'il peut offrir ne seront point au-dessus de nos efforts.
Quant aux arrangements territoriaux en Italie, la commission chargée d'en préparer le plan avait proposé de rendre à la reine d'Étrurie, Parme, Plaisance et Guastalla, les légations au Saint-Siège, et de donner au grand-duc de Toscane[56], Lucques, l'État des Présides[57], la souveraineté sur Piombino et la reversion de l'île d'Elbe. L'archiduchesse Marie-Louise n'aurait eu qu'une pension payée par la Toscane, et des fiefs relevant autrefois de l'empire germanique, appartenant encore au grand-duc de Toscane, auquel le recès de l'empire les avait donnés comme complément d'indemnité. Ces fiefs, situés en Bohême, donnent un revenu de quatre cent mille florins.
Ce plan avait été présenté sous notre influence; on y trouvait deux avantages: l'un, de diminuer en Italie le nombre des petites souverainetés, et l'autre, beaucoup plus essentiel, celui d'en éloigner le fils de l'archiduchesse et de lui ôter toute expectative de souveraineté.
L'Autriche a été plus d'un mois sans s'expliquer. L'empereur s'est enfin décidé à rendre les duchés à la reine d'Étrurie, ne pouvant point, a-t-il dit, convenablement garder, pour lui ou les siens, un des États de la maison de Bourbon, avec laquelle son intérêt et son désir étaient d'être bien. Mais, sachant que sa fille tenait à avoir un établissement indépendant, il a désigné Lucques et a chargé son ministre de négocier cette affaire avec l'archiduchesse, lui donnant, à cet effet, des instructions qui renfermaient les arguments qu'il devait employer.
M. de Metternich a fait, d'après ces dispositions de l'empereur, un contre-projet qu'il nous a remis et qui, à peu de chose près, nous convient, puisque le fils de l'archiduchesse n'y est point nommé, et que la réversibilité de Lucques serait à l'Autriche ou à la Toscane. Quoique nous ayons pourtant plusieurs objections à faire, j'ai cru apercevoir dans ma conversation sur ce sujet avec M. de Metternich, qu'il céderait.
Ce contre-projet porte:
Que les duchés seront rendus à la reine d'Étrurie, à l'exception de Plaisance et d'une enceinte autour de cette ville d'une population de trente mille âmes;
Que Lucques sera donné à l'archiduchesse pour sa vie seulement, avec deux pensions, l'une sur l'Autriche, l'autre sur la France;
Que l'Autriche recevra en toute propriété:
1o Plaisance et l'enceinte susdite;
2o La partie du Mantouan à la droite du Pô;
3o La Valteline;
4o Lucques, après l'archiduchesse;
Et finalement, les fiefs impériaux; tant pour compenser à l'État de Parme la ville et le rayon de Plaisance, que pour servir à des échanges.
La proposition d'assigner une pension sur la France pour compenser des choses dont la France ne doit rien acquérir, celle de rendre Lucques réversible à la monarchie autrichienne, et celle de mettre à la disposition de l'Autriche les fiefs impériaux, même ceux qui sont enclavés dans les États voisins, étaient presque également inadmissibles, ce dont M. de Metternich se montrait à peu près convaincu.
Il y aurait eu moins d'objections à faire contre l'abandon à l'Autriche de la partie du Mantouan qui est à la droite du Pô, et même contre l'abandon de Plaisance, qui, selon ce que m'a dit le général Ricard, est, dans sa situation actuelle et dans la situation présente de l'Italie, de fort peu d'importance.
La Valteline n'est plus comme autrefois un point indispensable à l'Autriche pour communiquer avec la Lombardie, et qu'il importe de lui ôter. Mais la Suisse à laquelle elle a appartenu autrefois, l'a réclamée, et l'on a promis de la lui rendre, et l'empereur de Russie comme j'aurai l'occasion de le dire plus tard à Votre Majesté, paraît tenir à ce qu'elle lui soit rendue.
C'était avant de se rendre auprès de l'archiduchesse que M. de Metternich avait présenté son contre-projet et l'avait discuté avec moi. Sa grande présomption et sa grande légèreté l'avaient empêché de prévoir qu'il pourrait ne pas avoir un succès complet. Mais au premier mot, l'archiduchesse Marie-Louise a paru ne pas vouloir se contenter de Lucques, ni même se soucier de cette principauté, où il ne lui serait pas agréable d'aller, dit-elle, tant que Napoléon sera à l'île d'Elbe. Elle fait, ou plutôt ses conseils font valoir les droits résultant pour elle du traité du 11 avril. Elle ne demande point à conserver Parme, mais elle veut quelque chose d'équivalent ou d'approchant. Il n'y aurait guère d'autre moyen de la satisfaire que de lui donner les légations, sauf à en assurer la réversion au Saint-Siège. Mais la cour de Rome, qui ne peut se réconcilier avec l'idée d'avoir perdu même Avignon, jetterait les hauts cris, et peut-être se porterait jusqu'à employer des armes qui la compromettraient elle-même. M. de Metternich m'a demandé trois jours pour se déterminer soit à un[58] parti soit à un autre et me donner réponse.
Ces difficultés une fois levées, il n'y en aura plus de sérieuses que par rapport à la question de Naples, à laquelle je viendrai tout à l'heure.
Les arrangements relatifs à la libre navigation des fleuves ne sont encore qu'ébauchés, mais les principes en sont convenus et assurent au commerce tous les avantages que l'industrie européenne pouvait réclamer, et en particulier à la France, par la navigation de l'Escaut, ceux que lui procurait la possession de la Belgique.
Enfin, ce qui est pour le peuple anglais l'objet d'une passion poussée[59] jusqu'à la frénésie, l'abolition de la traite a été consentie par les deux seules puissances qui n'y eussent point encore renoncé.
Lord Castlereagh est donc suffisamment armé contre toutes les attaques de l'opposition, et il emporte avec lui ce dont il a besoin pour flatter l'opinion populaire.
Mais ainsi que j'ai pris soin de le lui faire observer, les ministres, dans un gouvernement représentatif, n'ont pas seulement à contenter le parti populaire, il faut qu'ils contentent celui du gouvernement: «Ce que vous ne pouvez faire, lui ai-je dit, qu'en agissant de concert avec nous, et dans notre[60] sens, dans l'affaire de Naples.»
J'ai employé les huit ou dix derniers jours à l'échauffer sur cette question, et, si je ne l'ai point amené à prendre de lui même un parti, ce qu'il ne se croit pas libre de faire, je l'ai amené à désirer presque aussi vivement que nous l'expulsion de Murat, et il part avec la résolution de tout mettre en œuvre pour déterminer son gouvernement à y concourir. Deux choses l'embarrassent: l'une, de savoir comment se déclarer contre Murat, sans paraître violer les promesses qu'on lui a faites[61] (voilà ce que lord Castlereagh appelle ne pas compromettre son caractère); l'autre, de déterminer les moyens d'exécution de manière à assurer le succès, en cas de résistance, sans compromettre les intérêts ou blesser les préjugés et sans exciter les craintes de personne. Il m'a promis que le troisième jour après son arrivée à Londres, il expédierait un courrier porteur de la détermination de sa cour; et, plein de toutes mes[62] raisons, il espère qu'elle sera favorable. Ce que je désire, c'est que, sans entrer dans des discussions qui toutes affaiblissent l'objet principal, lord Wellington soit autorisé à déclarer que sa cour reconnaît Ferdinand IV comme roi des Deux-Siciles. C'est dans ce sens que je supplie Votre Majesté de vouloir bien parler à Paris à lord Castlereagh[63]. Dans les derniers temps de son séjour à Vienne, il s'est très obligeamment prêté aux démarches que je l'ai prié de faire. Il a parlé contre Murat à l'empereur de Russie, qu'il a vu avec le duc de Wellington. Il a dit à l'empereur d'Autriche: «La Russie est votre ennemie naturelle; la Prusse est dévouée à la Russie; vous ne pouvez avoir sur le continent de puissance sur laquelle vous puissiez compter, que la France: votre intérêt est donc d'être bien avec la maison de Bourbon; et vous ne pouvez être bien avec elle, que[64] Murat ne soit expulsé.» L'empereur d'Autriche a répondu: «Je sens bien la vérité de tout ce que vous me dites.» Enfin, à M. de Metternich chez lequel lord Wellington et lui sont allés ensemble, il a dit: «Vous aurez pour l'affaire de Naples une discussion très forte. Ne pensez pas pouvoir l'éluder. Cette affaire sera portée au congrès, je vous en préviens. Prenez donc vos mesures en conséquence; faites passer des troupes en Italie si cela est nécessaire.» Ils m'ont dit chacun séparément que cette déclaration avait jeté M. de Metternich dans un grand abattement: ce sont leurs termes; et Votre Majesté comprendra mieux que M. de Metternich ait été abattu, lorsqu'elle aura lu les articles secrets du traité qu'il a fait avec Murat, et dont j'ai l'honneur de joindre ici une copie. Qu'il lui ait garanti le royaume de Naples dans telles circonstances données, cela se conçoit. Mais qu'il ait porté l'avilissement au point de laisser insérer dans ce traité une clause, par laquelle Murat a la générosité de renoncer à ses droits sur le royaume de Sicile et de garantir ce royaume à Ferdinand IV, c'est une chose qui paraît incroyable alors même qu'elle est prouvée[65].
Votre Majesté n'apprendra peut-être pas sans quelque surprise que l'attachement au principe de la légitimité n'entre que pour très peu dans les dispositions de lord Castlereagh et même du duc de Wellington à l'égard de Murat. C'est un principe qui ne les touche que faiblement et que même ils paraissent ne pas très bien comprendre; c'est l'homme qu'ils détestent dans Murat, beaucoup plus que l'usurpateur. Les principes suivis par les Anglais dans l'Inde, les éloignent de toute idée exacte de[66] la légitimité. Rien n'a fait autant d'impression sur lord Castlereagh, qui veut avant tout la paix, que la déclaration que je lui ai faite que la paix serait impossible si Murat n'était pas expulsé, attendu que son existence sur le trône de Naples était incompatible avec l'existence de la maison de Bourbon.
J'ai vu aussi l'empereur de Russie; c'était lundi matin, 13 de ce mois. Je ne voulais lui parler que de Naples et lui rappeler les promesses qu'il m'avait faites à ce sujet. Mais il en prit occasion de me parler de beaucoup d'autres choses dont je dois rendre compte à Votre Majesté. Je la prie de permettre que j'emploie pour cela, comme je l'ai fait dans plusieurs autres lettres, la forme du dialogue.
J'avais débuté par dire à l'empereur que, depuis longtemps, je m'étais abstenu de l'importuner par respect pour ses affaires et même pour ses plaisirs; que le carnaval ayant mis fin aux uns et que les autres étant arrangées, j'avais désiré de le voir. J'ajoutai que le congrès même n'avait plus à régler qu'une affaire de première importance. «Vous voulez parler de l'affaire de Naples?—Oui Sire (et je lui rappelai qu'il m'avait promis son appui).—Mais il faut m'aider.—Nous l'avons fait autant qu'il a dépendu de nous. Votre Majesté sait que, n'ayant pas pu penser au rétablissement complet du royaume de Pologne, nous n'avons point été, pour ses arrangements particuliers, contraires à ses vues, et elle n'a sûrement pas oublié que les Anglais étaient, au commencement du congrès, assez mal disposés dans cette question.—Dans les affaires de Suisse?—Je ne sache pas que dans les affaires de Suisse, nous ayons été jamais en opposition avec Votre Majesté. Il nous était prescrit d'employer tous nos efforts à calmer les passions. Je ne sais jusqu'à quel point nous avons réussi; mais nous n'avons tendu qu'à cela. Les Bernois étaient les plus aigris; c'étaient ceux qui avaient le plus perdu. Ils avaient le plus à réclamer. On leur a offert une indemnité qu'ils tenaient pour bien insuffisante; nous les avons portés à s'en contenter. Je sais seulement qu'ils demandent l'évêché de Bâle en entier et qu'ils sont décidés à ne pas accepter moins.—Et que ferez-vous pour Genève?—Rien, Sire.—Ah! (du ton de la surprise et du reproche).—Il ne nous est pas possible de rien faire. Le roi ne cédera jamais des Français.—Et ne peut-on rien obtenir de la Sardaigne?—Je l'ignore entièrement.—Pourquoi cédez-vous la Valteline à l'Autriche?—Rien, Sire, à cet égard n'est décidé. Les affaires de l'Autriche ayant été mal conduites...—C'est sa faute, dit l'empereur, que ne prend-elle des gens habiles?—L'Autriche ayant été amenée à faire des sacrifices qui ont dû beaucoup lui coûter, je croirais naturel de faire en choses surtout de peu d'importance, ce qui peut lui être agréable.—La Valteline faisait partie de la Suisse et on a promis de la lui rendre.—La Valteline est séparée de la Suisse depuis dix-huit ans; elle n'a jamais connu le régime sous lequel Votre Majesté voudrait la rappeler. La rendre aux Grisons, auxquels elle appartenait, ce serait la rendre malheureuse. Il me paraîtrait donc convenable d'en former[67] un canton séparé, si l'Autriche ne l'obtenait pas[68].—Cela s'arrangera. Et que faites-vous pour le prince Eugène?—Le prince Eugène est sujet français, et, en cette qualité, il n'a rien à demander. Mais il est gendre du roi de Bavière; il l'est devenu par suite de la situation où la France s'est trouvée et de l'influence qu'elle exerçait; ainsi, il est juste que la France cherche à lui faire avoir ce qu'à raison de cette alliance, il est raisonnable et possible qu'il obtienne. Nous voulons donc faire quelque chose pour lui; nous voulons qu'il soit un prince apanagé de la maison de Bavière, et qu'on augmente en conséquence le lot du roi, dans la distribution des pays disponibles.—Pourquoi ne pas lui donner une souveraineté?—Sire, son mariage avec la princesse de Bavière n'est pas un motif suffisant. Le prince Radziwill est beau-frère du roi de Prusse et n'a point de souveraineté[69].—Mais pourquoi ne pas lui donner Deux-Ponts, par exemple? c'est peu de chose.—Je demande pardon à Votre Majesté; le duché de Deux-Ponts a toujours été regardé comme quelque chose de considérable, et d'ailleurs ce qui reste encore de disponible suffit à peine pour remplir les engagements qui ont été pris.—Et le mariage?—Le roi m'a fait l'honneur de me mander qu'il le désirait toujours vivement.—Et moi aussi, a dit l'empereur, ma mère le désire pareillement; elle m'en parle dans ses dernières lettres.—Le roi, ai-je dit, attention une réponse de votre Majesté, a refusé d'autres propositions qui lui ont été faites.—J'en ai aussi refusé une[70]. Le roi d'Espagne m'a fait demander ma sœur. Mais prévenu qu'elle devait avoir avec elle sa chapelle, et que c'était là une condition nécessaire, il a rétracté sa demande.—Par la conduite du roi catholique, Votre Majesté voit à quoi est obligé le roi très chrétien. Le roi a pensé qu'il fallait laisser finir les affaires du congrès, avant de traiter l'autre[71].—Je voudrais savoir à quoi m'en tenir.—Sire, les derniers ordres que j'ai reçus sont conformes à ce qui a été dit à Votre Majesté, par le général Pozzo.—Pourquoi n'exécutez-vous pas le traité du 11 avril?—Absent de Paris depuis cinq mois, j'ignore ce qui a été fait à cet égard.—Le traité n'est pas exécuté, nous devons en réclamer l'exécution; c'est pour nous une affaire d'honneur; nous ne saurions, en aucune façon, nous en départir. L'empereur d'Autriche n'y tient pas moins que moi, et soyez sûr qu'il est blessé de ce qu'on ne l'exécute pas.—Sire, je rendrai compte de ce que Votre Majesté me fait[72] l'honneur de me dire. Mais je dois faire observer à Votre Majesté[73] que dans l'état de mouvement où se trouvent les pays qui avoisinent la France, et particulièrement l'Italie, il peut y avoir du danger à fournir des moyens d'intrigue aux personnes que l'on peut[74] croire disposées à en former.[75]»
Enfin nous sommes revenus à Murat. J'ai rappelé brièvement toutes les raisons de droit, de morale et de bienséance qui doivent unir l'Europe contre lui. J'ai distingué sa position de celle de Bernadotte, qui touche particulièrement l'empereur; et à l'appui de ce que j'ai dit, j'ai cité l'Almanach royal que je venais de recevoir. Il m'a prié de le lui envoyer en ajoutant: «Ce que vous me dites là me fait le plus grand plaisir. Je craignais le contraire, et Bernadotte le craignait beaucoup aussi.» L'empereur s'est ensuite exprimé sur Murat avec le dernier mépris: «C'est, a-t-il dit, une canaille qui nous a tous trahis. Mais, a-t-il ajouté, quand je me mêle d'une affaire, j'aime à être sûr des moyens de la conduire à bien. Si Murat résiste, il faudra le chasser. J'en ai parlé[76] avec le duc de Wellington. Il pense qu'il faudra des forces considérables et que, s'il s'agit de les embarquer, on trouvera de grandes difficultés.» J'ai répondu que ce n'était pas des forces que je demandais (car je sais qu'on me les aurait refusées), mais une ligne, une seule ligne dans le futur traité, et que la France et l'Espagne se chargeaient du reste; sur quoi l'empereur m'a dit: «Vous aurez mon appui.»
Dans tout le cours de cette conversation, il[77] a été froid; mais au total, j'ai été plutôt content de lui que mécontent.
Lord Castlereagh m'a aussi parlé avec chaleur du traité du 11 avril, et je ne doute point qu'il n'en parle à Votre Majesté. Cette affaire s'est ranimée depuis quelque temps et est aujourd'hui dans la bouche de tout le monde. Je dois dire à Votre Majesté qu'elle reparaît souvent et d'une manière déplaisante. Son influence se fait sentir dans la question du Mont de Milan, qui intéresse tant de sujets et de serviteurs de Votre Majesté.
Au reste, il m'est venu à l'idée que Votre Majesté pourrait se débarrasser de ce qu'il peut y avoir de plus pénible dans l'exécution du traité du 11 avril, au moyen d'un arrangement avec l'Angleterre.
Dans les premiers temps de mon séjour ici, lord Castlereagh m'exprima le désir que la France voulût dès à présent renoncer à la traite, offrant en ce cas quelque dédommagement. Les dédommagements pécuniaires sont, en général, en Angleterre plus faciles que d'autres. Je crus qu'alors il était nécessaire d'éluder cette proposition, sans la repousser péremptoirement, et en se réservant de la prendre en considération plus tard.
Dernièrement, en parlant de Murat, et du sort qu'on ne pourrait se dispenser de lui faire, si, l'Europe ayant prononcé contre lui, il se soumettait à sa décision, lord Castlereagh n'hésita point à me dire que l'Angleterre se chargerait volontiers d'assurer une existence à Murat, en lui assignant une somme dans les fonds anglais, dans le cas où la France consentirait à renoncer à la traite. Si un tel arrangement était jugé praticable, je ne doute pas qu'il ne fût aisé de faire comprendre dans les payements à la charge de l'Angleterre les pensions stipulées par le traité du 11 avril.
Cet arrangement, à cause de la passion des Anglais pour l'abolition de la traite, aurait certainement l'avantage de lier étroitement l'Angleterre à notre cause dans l'affaire de Naples et de l'exciter à nous y seconder de toute façon.
Il reste à savoir si dans l'état présent de nos colonies, la France, en renonçant à la traite pour les quatre ans et trois mois qu'elle a encore à la faire, ferait un sacrifice plus grand ou moindre que l'utilité que l'on peut se promettre de l'arrangement dont je viens de parler. C'est ce que j'ose prier Votre Majesté de vouloir bien faire examiner, afin de pouvoir faire connaître ses intentions sur ce point à lord Castlereagh, qui ne manquera probablement pas de lui en parler.
J'aurais désiré que le traité du 3 janvier qui, le congrès fini, se trouvera sans application, eût été prorogé pour un temps plus ou moins long, ne fût-ce que par une déclaration mutuelle. Il y a trouvé des difficultés, le caractère de M. de Metternich ne lui donnant aucune confiance. Mais il m'a assuré que quand le traité serait expiré, l'esprit qui l'avait dicté vivrait encore. Il ne veut, avant tout, donner aucun ombrage aux autres puissances du continent, ce qui ne l'empêche pas de désirer qu'une grande intimité s'établisse entre les deux gouvernements et qu'ils ne cessent point de s'entendre dans des vues de paix et de conservation. En un mot, il a quitté Vienne avec des dispositions que je dois louer, et dans lesquelles il ne peut qu'être confirmé par tout ce qu'il entendra de la bouche de Votre Majesté.
Je m'aperçois que ma lettre est immense, et je crains bien que Votre Majesté ne la trouve trop longue pour ce qu'elle contient. Mais j'aime mieux encore courir le risque de trop m'étendre que de supprimer des détails que Votre Majesté pourrait juger nécessaires.
Par le prochain courrier, j'aurai l'honneur de lui adresser les traités de la coalition, que je suis parvenu à me procurer. Lorsque Votre Majesté en aura pris connaissance, je la supplierai de les remettre à M. de Jaucourt, pour qu'ils soient conservés aux affaires étrangères.
On a parlé[78] de nouveau au général Pozzo de son départ.
Je suis...
No 23 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 18 février 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 26, et je l'ai reçu avec une grande satisfaction. Certainement j'aurais mieux aimé que le roi de Saxe conservât tous ses États, mais je ne m'en flattais pas, et je regarde comme un miracle qu'étant aussi peu secondés que nous l'avons été, nous ayons pu lui sauver ce qui lui en reste. Une chose dont j'ai encore un grand plaisir à vous exprimer ma satisfaction, c'est que la Prusse n'ait ni Luxembourg ni Mayence. Ce voisinage eût été fâcheux pour le repos futur de la France. Laissons donc l'épée dans le fourreau. Le général Ricard aura fait un voyage inutile, mais qui aura prouvé à mes alliés mon empressement à me mettre en règle vis-à-vis d'eux.
La conduite du duc de Wellington[79] me touche sans m'étonner; c'est un loyal homme; vos réflexions sur son langage sont très justes.
Je m'attends bien, ainsi que vous, à des difficultés pour l'affaire de Naples, mais il faut les vaincre. Tout sentiment à part, l'existence de Murat devient chaque jour plus dangereuse. Celle de Bernadotte est singulière, mais le principe une fois passé, il faut bien admettre les conséquences.
Les gazettes ont retenti de l'admirable conduite du gouverneur (dont le nom m'échappe en ce moment) de la forteresse de Kœnigstein[80]. Je voudrais le faire commandeur de la Légion d'honneur; mais auparavant, je veux savoir: 1o si les faits sont vrais; 2o si le roi de Saxe trouverait bon que j'accordasse cette décoration à cet officier, et je vous charge d'éclaircir l'un et l'autre point.
Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 28.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 20 février 1815.
Sire,
J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté les pièces annoncées par ma dernière dépêche. Si elles ne forment pas une collection complète des traités entre les puissances coalisées, elles en sont[81] du moins les parties les plus importantes:
Une convention échangée en forme de note, entre l'Autriche et la Russie le 29 mars 1813, et appelée convention de Kalisch[82];
Le traité de paix et d'alliance entre la Russie et la Prusse. On l'a souvent cité sous le nom de traité de Kalisch parce qu'il y avait été négocié et, à ce qu'il paraît, minuté. Mais c'est à Breslau qu'il a été signé, le 26 février 1813[83];
Le traité de Reichenbach du 27 juin même année, entre l'Autriche, la Russie et la Prusse;
Le traité de Tœplitz du 9 septembre entre les mêmes puissances et les articles secrets de ce traité;
Enfin, celui de Chaumont qui devait perpétuer l'alliance contre la France pendant vingt ans après la guerre, que l'on s'était proposé de renouveler avant l'expiration de ce terme, et qui tendait à rendre éternelle la coalition que le traité du 3 janvier dernier a dissoute.
Il peut être agréable à Votre Majesté de parcourir ces diverses pièces. Elle y trouvera l'explication d'une partie des difficultés contre lesquelles nous avons eu à lutter; et la cause des embarras que les alliés ont eux-mêmes éprouvés, particulièrement l'Autriche, faute d'avoir fait, quand cela dépendait entièrement d'elle, des stipulations que le sens le plus vulgaire devait lui faire considérer comme indispensables.
Je prie Votre Majesté de vouloir bien, après avoir lu ces pièces, les remettre à M. le comte de Jaucourt, pour être gardées au dépôt des affaires étrangères.
J'ai déjà eu l'honneur d'annoncer à Votre Majesté que les rois de Bavière et de Hanovre avaient accédé au traité d'alliance du 3 janvier. Je voulais ne lui envoyer leurs actes d'accession qu'en même temps que celui de la Hollande; mais celui-ci n'étant pas encore expédié, et le prince de Wrède me pressant pour l'échange des ratifications de celui de la Bavière, j'ai l'honneur de les adresser aujourd'hui à Votre Majesté. Je lui adresse pareillement les doubles des actes d'acceptation que j'ai signés. Ce sont ces deux derniers actes qui doivent être ratifiés par Votre Majesté. Je la supplie de vouloir bien les remettre à M. le comte de Jaucourt, pour qu'il en fasse, si elle le juge à propos, préparer les ratifications.
Un courrier qui arrive m'apporte la lettre dont Votre Majesté a daigné m'honorer le 11 de ce mois. J'attendrai avec une vive impatience celle par laquelle elle voudra bien me faire connaître le résultat de ses entretiens avec lord Castlereagh. Je désirerais que l'article de Naples fût de nature à être montré[84] à M. de Metternich. Il ne saurait être trop positif.
Je suis...
No 29.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 24 février 1815.
Sire,
Le ministre de Joachim[85] ici a reçu de son maître une note toute faite, avec ordre de me l'adresser, après l'avoir communiquée à M. de Metternich, auquel il l'a en effet communiquée.
L'objet de cette note est de demander des explications sur des démarches que j'ai faites contre lui, dit-il, au congrès et une déclaration qui fasse connaître si Votre Majesté se considère ou non comme étant avec lui en état de paix.
Le ministre de Joachim, ne doutant point que cette note n'ait été faite, et que l'ordre de me l'adresser ne lui ait été donné, qu'en conséquence de nouvelles qu'il avait lui-même mandées, et dans la supposition que l'on ne s'entendrait point sur les affaires de la Saxe et que l'on aurait la guerre, a pensé qu'il n'en pouvait faire usage aujourd'hui que cette supposition est détruite, sans compromettre les intérêts de son maître au lieu de le servir. Il a donc pris sur lui de la supprimer, et elle ne me sera point adressée.
J'ai su ces détails par le duc de Wellington, avec lequel j'ai examiné le parti que l'on pouvait tirer de la communication que M. de Metternich a reçue de la note.
Nous sommes demeurés d'accord d'engager M. de Metternich à en profiter pour annoncer par une déclaration qui me sera adressée, aussi bien qu'au duc de Campo Chiaro, que l'Autriche ne souffrira point qu'aucune armée étrangère passe par son territoire, et à appuyer cette déclaration par le rappel des troupes qui sont actuellement sur les frontières de la Pologne et de la Saxe[86] et leur envoi en Italie.
Le duc de Wellington a parlé dans ce sens à M. de Metternich, que j'ai vu après, et auquel j'ai tenu le même langage.
Le résultat en est que dès aujourd'hui l'empereur d'Autriche a donné des ordres pour faire passer cent cinquante mille hommes en Italie, et que la déclaration dont j'ai parlé plus haut nous sera remise demain.
Le grand prétexte de l'Autriche pour ajourner l'affaire de Naples était qu'elle n'était point en mesure, et qu'il était à craindre que Murat ne révolutionnât l'Italie. Cette objection n'était pas sans force, et faisait impression sur les Anglais et sur les Russes. Mais elle tombera dès l'instant où les Autrichiens auront en Italie des forces considérables. C'est une obligation que nous aurons à la note de Joachim, ce qui me la fait considérer comme un incident fort utile.
La circonstance de la non-réussite[87] de cette note, puisqu'elle était intempestive et contraire aux intérêts de son auteur, depuis que les affaires de la Saxe étaient arrangées, prouve que nous avons à nous applaudir de ce qu'elles le sont; et, en effet, sans cela, l'Autriche n'aurait pu faire passer de grandes forces en Italie.
Si je puis avoir une copie de la note par M. de Metternich, j'aurai l'honneur de l'envoyer à Votre Majesté.
Dans cet état de choses, Votre Majesté ne jugerait-elle pas que quelques rassemblements de troupes dans le midi de la France, sous un prétexte quelconque, autre que le véritable, pourraient avoir de l'avantage?
Les affaires de la Suisse seront, selon toutes probabilités, terminées dans quelques jours, un seul point excepté, celui de la Valteline que l'on paraît décidé à laisser en suspens; et toutefois, sauf l'acquiescement des cantons aux propositions qui leur seront faites, car on est convenu de leur proposer ce qui aura été jugé le plus expédient, avant de prendre, si cela devient nécessaire, le parti de le leur imposer.
L'Autriche et la Bavière sont en négociation sur les rétrocessions demandées par l'Autriche des pays occupés par la Bavière, et sur les compensations à donner à celle-ci. Comme ces deux puissances sont loin de s'entendre, il a été proposé de prendre pour médiateurs la France et l'Angleterre. Mais il me semble qu'en laissant à l'Angleterre seule l'honneur de cette médiation, la France aura le moyen d'influer sur l'arrangement sans se commettre vis-à-vis de l'une ou de l'autre des deux puissances qu'elle a également intérêt de ménager.
M. de Metternich est venu me prier en très grand mystère de lui donner répit pour les affaires d'Italie, jusqu'au 5 ou 6 mars, époque à laquelle il suppose que j'aurai reçu les ordres qu'il aura plu à Votre Majesté de me donner après avoir vu lord Castlereagh. Sans bien démêler le motif de cette demande, il ne m'a pas paru possible de m'y refuser[88]. Mais d'un autre côté, je verrais de l'inconvénient à ce que l'Autriche eût arrangé tout ce qui l'intéresse hors de l'Italie, et que les affaires de ce pays, qui sont celles qui nous touchent le plus, restassent exposées à toutes les chances, et nous, à tous les obstacles que l'Autriche pourrait vouloir nous susciter. Je désire donc que les affaires de la Bavière ne soient pas conduites trop vite. Ainsi, quoique mon impatience de me retrouver auprès de Votre Majesté après une si longue absence n'ait pas besoin d'être accrue par l'ennui dont la ville de Vienne semble être atteinte depuis l'ouverture du congrès, je me trouve dans la nécessité de ne rien presser pour le moment, de ralentir même, autant que cela dépend de moi, le mouvement, et d'attendre.
Je joins à cette lettre l'acte d'accession de la Hollande, qui vient d'être signé. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien, après avoir ratifié l'acte d'acceptation, ordonner qu'il me soit renvoyé par M. le comte de Jaucourt.
Je suis...
No IV.—LE COMTE DE BLACAS D'AULPS AU PRINCE DE TALLEYRAND[89].
Paris, le 25 février 1815.
Prince,
Le roi a reçu votre dépêche numéro 27, mais Sa Majesté ayant en ce moment un assez fort accès de goutte, diffère de vous répondre jusqu'à ce qu'elle ait vu lord Castlereagh que nous attendons à tout moment. Je n'ai pas voulu cependant laisser partir le courrier sans vous donner des nouvelles du roi. L'attaque de goutte s'annonce d'une manière très bénigne, et déjà depuis deux jours, Sa Majesté éprouve quelque soulagement.
D'après ce que vous me mandez de l'état des négociations, il est évident que vous ne touchez pas, à beaucoup près, au terme de vos efforts. La ratification du roi de Saxe, malgré la soustraction de trente mille âmes, ne tardera pas, j'espère, à résoudre cette grande question. Celle de Naples présente bien d'autres difficultés qui seraient toutefois encore plus à redouter sans l'inébranlable fermeté à laquelle vous avez accoutumé le congrès, et sans le concours utile que vous offrira lord Wellington, très disposé à vous seconder et à combattre les préventions ou les scrupules de M. le prince de Metternich. Le roi ne négligera rien pour faire porter en Angleterre, par lord Castlereagh, les paroles les plus déterminantes sur un intérêt aussi étroitement lié à celui de toutes les puissances qui ne cherchent que l'affermissement de la paix. Quant à l'abolition de la traite, s'il est nécessaire de faire une concession sur ce point, tâchons au moins d'en trouver le prix par des engagements formels de la part du cabinet de Saint-James, et assurons-nous qu'il concourra au rétablissement de Ferdinand IV sur le trône de Naples. C'est à ce but que doivent tendre désormais toutes les démarches susceptibles de favoriser les intentions du roi, sur un objet qui devient pour ainsi dire d'une importance exclusive.
Recevez, prince, l'assurance réitérée de mon sincère attachement et de ma haute considération.
BLACAS D'AULPS.
No 30.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 26 février 1815.
Sire,
J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté une copie de la déclaration de M. de Metternich annoncée dans ma dernière dépêche, avec la copie de la réponse que je viens de lui faire.
Votre Majesté verra que cette réponse est absolument dans le sens de la lettre que j'avais écrite à lord Castlereagh et où je disais que pour agir contre Murat, nous ne passerions point par l'Italie.
J'aurais désiré que la déclaration de l'Autriche fût plus explicitement contre Murat. Mais on a craint de lui fournir un prétexte de tenter un parti violent, les Autrichiens n'étant point en mesure en Italie. Les ordres sont donnés d'y faire passer du monde. Ils y auront cent cinquante mille hommes et cinquante mille autres en réserve dans la Carinthie, ce qui suffira pour tenir Murat en respect, ou rendre vaines ses entreprises. Mais, comme on ne fait ici rien que très lentement, le prince de Schwarzenberg demande sept semaines pour que ces forces soient toutes à leur destination.
La note qui a déterminé leur envoi me paraît toujours un heureux incident.
Je vais demain à Presbourg, voir madame de Brionne[90] qui reçut hier les sacrements et qui m'a fait demander. Je serai de retour dans la nuit de lundi à mardi, et les affaires qui sont toujours dans le même état ne souffriront en aucune manière de ces deux jours d'absence.
Le général Pozzo part décidément le 1er ou le 2 mars. Il doit être dix jours en route.
L'empereur de Russie est fort actif dans les affaires de l'archiduchesse Marie-Louise. Il a fait faire un plan dans lequel les légations seraient presque en entier enlevées au pape. Il se trouve par là en opposition avec des principes convenus entre les plénipotentiaires des grandes puissances. Jusqu'à présent, son nouveau plan est resté dans le portefeuille de M. d'Anstett.
Je suis...
No 24 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, le 3 mars 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu vos numéros 27 et 28.
Je ne vous ai pas écrit la semaine dernière, d'abord parce que j'attendais l'arrivée de lord Castlereagh[91], et ensuite parce que, suivant mon usage, au commencement d'un accès de goutte, j'avais la fièvre, ce qui ne rend pas très apte à dicter une lettre[92].
C'est dimanche au soir que lord Castlereagh est arrivé. Je l'ai vu lundi et mardi, et l'ai trouvé très bien pensant, pour le fond de l'affaire de Naples; mais un peu méticuleux, comme ministre, et toujours fort attaché au cabinet de Vienne. Après m'avoir répété tout ce que vous m'aviez mandé vous-même sur ce qu'il avait dit au prince de Metternich, il en est venu à des propositions sur lesquelles il m'a dit être d'accord[93] avec le ministre autrichien. Le sens de ces propositions est[94] que la cour de Vienne ne demande pas mieux que de coopérer à l'expulsion de Murat, pourvu, a-t-il ajouté, que Votre Majesté montre pour le nord de l'Italie autant de complaisance que l'Autriche en manifeste pour ce qui intéresse le Midi; et que Parme, Plaisance et Guastalla soient données à l'archiduchesse Marie-Louise, les trois branches de la maison de Bourbon se chargeant d'indemniser la reine d'Étrurie[95]. J'ai répondu que l'État de Parme était une succession héréditaire qui était venue[96] dans ma famille par la reine Élisabeth Farnèse[97], ce qui n'avait aucun rapport[98] avec la France, l'Espagne et le royaume de Naples; et qu'ainsi, tout intérêt de famille à part, la justice seule me défendait de laisser dépouiller ceux à qui cette principauté appartient[99]; que, cependant, si l'Autriche tenait à ce que la convention du 11 avril fût exécutée à l'égard de l'archiduchesse Marie-Louise, je consentirais à ce que la reine d'Étrurie, ou plutôt son fils, reçût en indemnité Lucques et l'État des Présides, à condition que la souveraineté de Parme fût reconnue comme lui appartenant et devant lui revenir à la mort de l'archiduchesse Marie-Louise, époque à laquelle Lucques ainsi que les Présides seraient réunis à la Toscane. Il ne m'a point paru éloigné[100] de cet arrangement qui, au reste, intéresse plus l'Autriche[101] que l'Angleterre.
Hier, j'ai vu le baron de Vincent qui avait pour moi une commission directe et secrète. Il m'a remis une note confidentielle dont le principal article, sur lequel, m'a-t-il dit, ses instructions étaient très précises et très sévères, était celui relatif à Parme dont je viens de vous parler. J'y ai répondu par un contre-projet dans le sens de ma réponse à lord Castlereagh, et nous nous sommes séparés en restant chacun sur notre terrain[102]. Je crois cependant que la chose ne sera pas bien difficile à arranger. M. de Vincent m'a dit, qu'après cette première ouverture faite, le prince de Metternich désirait que la négociation se suivît à Vienne[103], mais directement entre vous et lui, sans y admettre aucune autre personne de la légation française. N'y apercevant aucun inconvénient[104], j'ai promis que cela se passerait ainsi; et par le premier courrier, je vous enverrai les deux pièces[105] dont je viens de vous parler avec quelques mots[106] d'instructions.
Votre conversation[107] avec l'empereur de Russie m'a fort intéressé, quoiqu'elle soit de sa part, bien légère et bien divagante. Je suis d'ailleurs parfaitement content de la manière dont vous lui avez parlé.
Ce que je ne dois pas aussi[108] oublier de vous dire, c'est que lord Castlereagh qui a insisté fortement auprès de moi: 1o sur l'article du traité qui assure le payement des créances des Anglais; 2o sur l'exécution de la convention du 11 avril, relativement à la famille Bonaparte (objet sur lequel je reviendrai dans ma prochaine lettre), ne m'a pas dit mot de la traite des nègres.
Ma goutte va assez bien, et j'ai lieu de croire que cette attaque ne sera pas aussi longue que de coutume. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
P.-S.—Je reçois dans le moment votre numéro 29; je regarde[109] comme vous l'incident de la note de Murat non remise, comme très avantageux. Vous trouverez dans cette lettre, et vous aurez plus en détail dans la prochaine, la clef de la prière mystérieuse que vous a faite M. de Metternich.
No 30 bis.—LES AMBASSADEURS DU ROI AU CONGRÈS, AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, A PARIS.
Vienne, le 3 mars 1815.
Monsieur le comte,
Par l'article 5 du traité de Paris, les puissances signataires avaient contracté l'engagement de s'occuper, au futur congrès, des principes d'après lesquels la navigation du Rhin devait être réglée de la manière la plus égale et la plus favorable au commerce de toutes les nations. La commission spéciale chargée de cette partie des négociations a adopté des bases conformes au traité de Paris; et elle a décidé, entre autres questions importantes pour le commerce français, que les tarifs ne seraient point augmentés et que les puissances entreraient, chacune en particulier, dans la répartition des fonds provenant de l'octroi pour une somme proportionnée à l'espace que parcourt le fleuve sur leurs territoires respectifs. La France qui ne possède qu'une seule rive devra partager avec la rive opposée la portion du revenu qui lui sera dévolue.
Ce n'est pas toutefois cette question qui a été le plus difficile à emporter. Le droit que l'on avait voulu contester à la France de participer à l'administration de l'octroi, et de faire admettre dans la commission centrale qui dirigera cette administration un délégué français, a été l'objet de discussions bien plus vives. Mais la constance et la fermeté qui ont fait réussir l'ambassade du roi dans des affaires d'une plus grande importance ont encore, dans cette occasion, déterminé le succès obtenu. Il est d'autant plus satisfaisant, que les obstacles étaient plus difficiles à vaincre. Car, outre les intérêts particuliers, il fallait surmonter les mauvaises dispositions que quelques-unes des puissances intervenantes apportaient contre la France dans cette question.
On est encore convenu que la France, si elle le voulait, pourrait prélever des droits sur la navigation entre Bâle et Strasbourg, et qu'on reviendrait à cet égard sur la convention de 1804 qui n'établit d'octroi que depuis Strasbourg jusqu'en Hollande. Cependant, s'il nous a paru important de nous en assurer le droit, il est utile de savoir si cela ne gênerait pas notre commerce, et s'il n'est pas à craindre de favoriser par là le roulage sur la rive allemande, au détriment des transports par eau. En conséquence, nous vous prions, monsieur le comte, de vouloir bien inviter le ministre secrétaire d'État des finances à prendre l'avis des chambres de commerce des départements riverains du Rhin. Elles pourront indiquer jusqu'à quel point cette mesure serait avantageuse ou nuisible; et s'il conviendrait davantage d'établir le même régime que sur le reste du fleuve, ou de laisser à cette partie une liberté illimitée.
Vous trouverez ci-joint, monsieur le comte, un mémoire dont nous vous prions de prendre lecture. Les observations qu'il contient sur la conduite d'un employé d'octroi, n'ont rien de bien important, mais nous avons cru devoir adopter les propositions relatives aux bureaux de Neubourg et de Germersheim, parce qu'ils font cesser un abus dont les négociants de Strasbourg étaient principalement victimes. Nous voulons parler de l'augmentation du tarif des droits entre Strasbourg et Mannheim.
Il n'existait autrefois entre ces deux villes qu'un seul bureau, celui de Neubourg. Les alliés en ont établi un second à Germersheim. La France, n'étant plus en possession de tout le territoire qui est entre Strasbourg et Mannheim, ne peut lever de droits que pour la portion de son ancien territoire sur laquelle passe le Rhin. Cette réclamation est juste, et nous vous invitons, monsieur le comte, à vous concerter sur cet article, comme sur les précédents, avec le ministre des finances, pour faire opérer la liquidation, dont il est question dans le mémoire, entre les bureaux de Germersheim et de Neubourg, et faire organiser la perception de manière à ce que la France et la direction provisoire de l'octroi ne perçoivent ensemble que la somme due par le commerce de Mannheim à Strasbourg, d'après la convention de 1804, et dans la proportion de l'espace que parcourt le fleuve sur les territoires respectifs.
Agréez...
No 31.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 3 mars 1815.
Sire,
Le duc de Saxe-Teschen[110], qui était allé jusqu'à Brünn au-devant du roi de Saxe, est revenu ici ce matin. Le roi s'arrête aujourd'hui à deux postes de Vienne, et ira attendre à Presbourg le départ des deux souverains du Nord, qui seraient sûrement embarrassés de sa présence ici, et que lui-même, très probablement, ne se soucie guère de rencontrer. On a trouvé qu'à Brünn il serait trop loin; on n'avait point à lui offrir, sur la route de Brünn à Vienne, de séjour convenable; c'est ce qui a fait préférer Presbourg, nonobstant les raisons dont j'ai eu l'honneur d'entretenir Votre Majesté dans une de mes précédentes lettres.
L'empereur de Russie parle de son départ dont on fait même les préparatifs. On l'a dit fixé au 14 de ce mois, puis au 17; aujourd'hui on parle du 20. L'empereur a promis d'être chez lui pour la Pâque russe; et je crois que de tant de promesses qu'il a faites, c'est la seule qu'il tiendra, parce qu'il verrait de l'inconvénient pour lui à ne la pas tenir. Lui parti, les autres souverains ne resteront pas. De son côté, l'empereur d'Autriche qui médite depuis longtemps un voyage dans ses provinces d'Italie, voudrait ne pas le remettre plus loin que le mois d'avril. Ainsi, ce besoin ou ce désir que tout le monde a de s'en aller, hâtera la conclusion des affaires.
Je laisse dormir celles d'Italie, ainsi que je l'ai promis à M. de Metternich, jusqu'à ce que j'aie des nouvelles du passage de lord Castlereagh à Paris, et de son arrivée à Londres.
L'Autriche et la Bavière sont d'accord à un point près, celui de Salzbourg, que l'Autriche voudrait avoir entier, et dont la Bavière veut conserver une partie. J'ai exhorté séparément les deux négociateurs à tâcher de s'entendre, pour ne point donner lieu à l'intervention de la Russie et de la Prusse, que l'on ne pourrait éviter, s'ils ne s'entendaient pas. Je crois que mon conseil ne sera pas sans fruit, et je l'ai donné pour échapper à la nécessité de me prononcer en faveur de l'un des deux, ce qui ne pourrait[111] guère se faire, sans mécontenter l'autre, tandis que nous avons presque un égal besoin d'être bien avec tous deux.
Les affaires de Suisse sont ou vont être en état d'être portées, de la commission où elles ont été préparées, à la conférence où elles doivent être arrêtées. Il n'est plus question de tenir le Porentruy en réserve; on le donne, avec le reste de l'évêché de Bâle, comme nous le désirions, au canton de Berne. Le sort de la Valteline restera seul en suspens, jusqu'à l'arrangement des affaires d'Italie. Les Russes mêmes en sont d'accord.
Le philosophe de La Harpe qui croit n'avoir jamais fait assez de mal aux Bernois, s'était mis dans l'esprit d'exclure le canton de Berne du directoire de la confédération[112]; et il avait fait goûter cette folle idée à son illustre élève[113]. En conséquence, un ministre russe est allé chez l'un des ministres de Ferdinand IV qu'il ne connaissait pas, et lui a dit: «Tâchez d'obtenir le consentement de la France à ce que le canton de Berne ne soit pas au nombre des cantons directeurs, et l'empereur Alexandre qui tient singulièrement à être satisfait sur ce point sera très bien dans vos affaires.» Le même ministre est allé le même jour chez M. de Metternich, auquel il a dit: «L'empereur Alexandre n'est point encore décidé dans l'affaire de Murat. Il vous aidera à le soutenir, comme vous le désirez, si vous voulez concourir à ce que le canton de Berne ne soit pas du nombre des cantons directeurs.» M. de Metternich a répondu que ce qu'on proposait[114] n'était pas faisable. J'avais, de mon côté, rejeté la proposition dès les premiers mots qui m'avaient été dits. Les Russes ont en conséquence renoncé à leur projet et n'ont retiré de leur tentative que la honte attachée à une duplicité si grossière, qu'ils prennent vraisemblablement pour une finesse diplomatique des plus admirables.
Dans le principe, lorsque l'empereur Alexandre demandait la plus grande partie du duché de Varvovie, c'était, disait-il, pour en former un royaume afin de consoler les Polonais par cette image de leur ancienne existence politique, et pour réparer, autant qu'il était possible, l'outrage fait à la morale par le partage. Ensuite, il abandonna cette idée, et annonça[115] qu'il donnerait à la partie du duché de Varsovie qu'il obtiendrait, une constitution particulière, et maintenant il balance même à cet égard. Le prince Adam Czartoryski, dont la pénétration n'égale pas à beaucoup près la loyauté, commence à s'apercevoir qu'il s'était bercé d'une espérance chimérique; il se plaint. Il est probable que l'empereur Alexandre se tirera d'affaire avec les Polonais, en ne restant qu'un moment à Varsovie; et avec le prince Czartoryski, en se séparant froidement et évitant les explications.
Votre Majesté pourra juger des regrets que l'empereur laissera ici, par ce qui lui est arrivé ces jours derniers.
Dans l'embarras de savoir comment passer le temps, depuis que l'on ne danse plus et pour tromper l'ennui dont chacun se sent consumé, on a recours à toutes sortes de divertissements et de jeux. Un de ceux qu'on a mis à la mode est de faire dans les différentes réunions des loteries. Chaque personne de la société y porte un lot; ainsi, tout le monde contribue et tout le monde gagne. On faisait avant hier chez la princesse Marie Esterhazy[116] une loterie de ce genre. Par trop d'attention, et cela a été jugé sévèrement, elle avait voulu arranger les choses, de manière que les quatre principaux lots tombassent aux femmes particulièrement distinguées par l'empereur de Russie et par le roi de Prusse, qui s'y trouvaient l'un et l'autre. Mais cette combinaison a été dérangée par la jeune Metternich, fille du ministre, qui s'est approchée de la corbeille où étaient les billets et qui en a tiré un hors de son tour. Son billet s'est trouvé lui donner droit au lot le plus magnifique que l'empereur de Russie avait apporté. L'empereur n'a pas pu cacher son mécontentement, et tout ce qui était présent s'en est fort amusé (Votre Majesté se rappellera que l'empereur n'allait plus dans ces derniers temps aux bals de M. de Metternich et ne lui parlait plus[117] quand il le rencontrait ailleurs). Tout a été malheureux pour l'empereur dans cette soirée. Un lot qui avait été apporté par la jeune princesse d'Auersperg, que l'empereur a l'air de préférer, a été gagné par un aide de camp du roi de Prusse. L'empereur lui a fait proposer de le changer; l'aide de camp a refusé. L'empereur a insisté; il a même voulu indiquer que ce lot lui était destiné; l'aide de camp a répondu qu'il lui était trop précieux pour que jamais il le donnât. Cela a fait plaisir à tout le monde et assez pour que l'empereur commence à trouver que les soirées de Vienne ne sont plus d'aussi bon goût qu'au moment de son arrivée.
Je viens d'avoir l'état des troupes qui marchent vers l'Italie. Il y a cent vingt bataillons et quatre-vingt-quatre escadrons, le tout au complet et formant cent vingt-neuf mille hommes d'infanterie et quinze mille hommes de cavalerie. Les généraux qui commandent ces forces sont: Bianchi[118], Radetzky[119], Frimont[120] et Jérôme Colloredo[121]. Il y a de plus une réserve de cinquante mille hommes en Carinthie, Styrie...
Le général Pozzo attend un dernier paquet de l'empereur pour partir.
Je suis...
No 32—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 7 mars 1815.
Sire,
Je dois croire que Votre Majesté sait déjà, ou qu'elle aura appris, avant de recevoir cette lettre, que Bonaparte[122] a quitté l'île d'Elbe. Mais, à tout événement, je m'empresse de lui en transmettre la nouvelle[123]. Je l'ai eue d'abord par un billet de M. de Metternich auquel j'ai répondu que je voyais par les dates que cette évasion de Bonaparte se trouvait liée à la demande que Murat avait faite à l'Autriche de lui accorder pour ses troupes un passage par ses provinces. Le duc de Wellington m'a ensuite communiqué une dépêche de lord Burghersh[124], ministre d'Angleterre à Florence[125], dont j'ai l'honneur de joindre ici la traduction ainsi que l'extrait d'une lettre du vice-consul à Ancône, extrait que le duc de Wellington m'a aussi communiqué.
C'est le 26 février, à neuf heures du soir, que Bonaparte s'est embarqué à Porto-Ferrajo. Il a emmené avec lui environ douze cents hommes, dix pièces de canon, dont six de campagne, quelques chevaux, et des provisions pour cinq ou six jours. Les Anglais qui s'étaient chargés de surveiller ses mouvements l'ont fait avec une négligence qu'ils auront peine à excuser.
La direction qu'il a prise, celle du nord, semble indiquer qu'il se porte ou du côté de Gênes ou vers le midi de la France.
Je ne puis pas croire qu'il ose rien tenter sur nos provinces méridionales. Il ne s'y hasarderait qu'à la faveur d'intelligences qu'il n'est pas à supposer qu'il ait. Il n'en est pas moins nécessaire de prendre des précautions de ce côté, et d'y mettre des hommes de choix et parfaitement sûrs. Du reste, toute entreprise de sa part sur la France serait celle d'un bandit.
C'est ainsi qu'il devrait être traité; et toute mesure permise contre les brigands devrait être employée contre lui.
Il me paraît infiniment plus probable[126] qu'il veut agir dans le nord de l'Italie. Le duc de Wellington me dit qu'il y a à Gênes deux mille Anglais et trois mille Italiens qui ont fait la guerre d'Espagne, et qui sont entrés au service du roi de Sardaigne. Il ne doute pas que ces troupes, qui ont fait la guerre d'Espagne[127] et qu'il dit excellentes, ne fassent leur devoir. Le roi de Sardaigne est à Gênes en ce moment, et doit y avoir sa garde. Il y a aussi dans le port trois frégates anglaises. Si donc Bonaparte faisait une tentative sur Gênes avec ses douze cents hommes, il échouerait. Mais il est à craindre qu'il ne se porte par les montagnes vers l'État de Parme et la Lombardie, et que sa présence ne soit le signal d'une insurrection préparée de longue main, que la mauvaise conduite des Autrichiens et la fausse politique de leur cabinet n'ont que trop favorisée, et qui, étant soutenue par les troupes de Murat, avec lequel il est probable que Bonaparte est d'accord, mettrait l'Italie tout entière en combustion. Le prince de Schwarzenberg et M. de Metternich m'ont dit l'un et l'autre que, si Bonaparte arrivait dans le nord de l'Italie, cela les mettrait dans le plus grand embarras, parce qu'ils ne se sentent point encore en mesure. La nuit dernière des estafettes ont été expédiées à tous les corps destinés pour l'Italie, afin de hâter leur marche. Mais, quelque diligence que ces corps fassent, il leur faut un mois, au moins, pour être rendus à leur destination, et un mois peut amener bien des événements. Il paraît que le prince de Schwarzenberg aura lui-même l'ordre de se rendre en Italie.
Dans toute hypothèse, Votre Majesté jugera sûrement nécessaire de réunir des forces suffisantes dans le Midi, pour agir suivant les circonstances.
Les suites de cet événement ne sauraient être encore prévues. Mais il en peut avoir d'heureuses, si l'on en sait tirer parti. Je ferai tout ce qui sera en moi pour qu'ici l'on ne s'endorme pas, et pour faire prendre par le congrès une résolution qui fasse tout à fait descendre Bonaparte du rang que, par une inconcevable faiblesse, on lui avait conservé, et le mette enfin hors d'état de préparer de nouveaux désastres à l'Europe.
On a délibéré sur la manière de faire connaître au roi de Saxe les cessions que les puissances sont convenues qu'il ferait à la Prusse et pour lesquelles son consentement est nécessaire. On est convenu d'extraire du protocole général les articles qui contiennent les cessions et d'en former un protocole particulier, que, pour plus d'égards, nous remettrons au roi, le duc de Wellington, le prince de Metternich et moi. Nous irons, à cet effet, tous les trois à Presbourg après-demain. La résistance du roi de Saxe serait inutile pour lui et très fâcheuse pour tout le monde, surtout dans un moment où il importe de pouvoir réunir tous les esprits et toutes les opinions contre les entreprises de l'homme de l'île d'Elbe. Nous ferons donc tout ce qui sera nécessaire pour que le roi de Saxe se soumette de bonne grâce à ce qu'exige la nécessité des conjonctures.
On est d'accord sur les affaires de la Suisse. Les Russes, forcés de renoncer à l'idée d'exclure le canton de Berne du nombre des cantons directoriaux, ont demandé que, du moins, il fût invité à modifier sa constitution en y introduisant une partie représentative. Toutes les puissances ont adhéré à cette demande qui est dans les idées du temps, et la France n'a pas dû s'y refuser, les lettres de M. de Watteville[128] et de Mülinen[129] faisant connaître que cette demande n'est point de nature à éprouver à Berne de difficultés sérieuses. C'est aussi l'avis de l'envoyé bernois, M. de Zerleder.
Je suis...
No 25 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 7 mars 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 30. Je crois que la déclaration de M. de Metternich dont je serais fort peu satisfait dans toute autre circonstance, s'explique par ce que je vous mandais l'autre jour et par les pièces ci-jointes. L'instruction vous fait assez connaître mes intentions pour qu'il soit superflu d'y rien ajouter ici.
Je me proposais de revenir aujourd'hui avec vous sur la convention du 11 avril dernier. Bonaparte[130] m'en épargne la peine. Avant de recevoir cette dépêche, vous serez sans doute instruit de son audacieuse entreprise. J'ai pris sur-le-champ les mesures que j'ai jugées les plus propres à l'en faire repentir, et je compte avec confiance sur leur succès.
Ce matin, j'ai reçu les ambassadeurs, et m'adressant à tous à la fois, je les ai priés de mander à leurs cours qu'ils m'avaient vu n'étant nullement inquiet des nouvelles que j'ai reçues et bien persuadé que ceci n'altérera pas plus la tranquillité de l'Europe que celle de mon âme. Ma goutte a fait, depuis l'autre jour, des progrès sensibles en mieux. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 26ter[131].—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, ce 11 mars 1815.
Mon cousin,
Je ne puis vous écrire sur la position où je me trouve; mais je vous envoie le duc de Rohan-Montbazon qui vous donnera toutes les informations que vous aurez à désirer. J'espère qu'il vous sera utile auprès de l'empereur d'Autriche.
Ma confiance en vous ne me laisse pas lieu de douter que vous ferez en cette circonstance tout ce qu'exigent d'aussi puissants intérêts que ceux dont le duc de Rohan vous entretiendra. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 33.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 12 mars 1815.
Sire,
J'ai reçu la lettre dont Votre Majesté m'a honoré en date du 3 de ce mois. J'attendrai celle qu'elle veut bien m'annoncer et ses instructions relatives à l'affaire de Parme pour entamer cette affaire avec M. de Metternich, qui m'a déjà demandé si je n'étais pas encore en mesure de la traiter. Le mystère dont il a voulu l'envelopper, les démarches qu'il a fait faire, à mon insu, auprès de Votre Majesté, son désir de l'arranger avec moi seul, tiennent à ce qu'il sait, autant que personne, de combien d'objections son projet est susceptible. En y acquiesçant, Votre Majesté fera certainement un sacrifice, et même, à mon avis, un sacrifice qui peut n'être pas sans conséquence. J'avoue néanmoins, qu'il ne me paraîtra pas trop grand, si, en retour, l'Autriche se joint sincèrement à nous contre Murat, et si M. de Metternich est fidèle à ses offres.
Mercredi soir, nous partîmes, le duc de Wellington, M. de Metternich et moi, pour Presbourg, où nous arrivâmes à quatre heures du matin. A midi, le roi de Saxe nous reçut tous les trois, prit le protocole que lui présentait M. de Metternich, le remit sans l'ouvrir à son ministre qui était présent, en nous disant qu'il prendrait connaissance de son contenu, et, se rapprochant de nous, il nous adressa quelques mots d'obligeance, mais d'un air extrêmement froid. A une heure, nous eûmes l'honneur de dîner avec lui et avec la reine. Le soir, il nous reçut séparément, M. de Metternich à quatre heures, moi à cinq, le duc de Wellington à six. A plusieurs reprises, il m'a exprimé des sentiments de reconnaissance pour Votre Majesté. Le lendemain, nous eûmes, tous les trois, une conférence fort longue avec son ministre, le comte d'Einsiedel, qui n'entend pas très bien et qui parle encore plus mal le français. Nous épuisâmes dans ces conférences toutes les raisons qui devaient porter le roi à consentir aux cessions convenues par les puissances au profit de la Prusse. Le roi et son ministre ne nous firent entendre que des objections. Ils paraissaient vouloir nourrir l'espérance que ce qui avait été convenu pouvait encore être négocié. Cette espérance se trouvant reproduite dans la note que le ministre du roi nous adressa le samedi, nous crûmes nécessaire de la détruire par une déclaration positive contenue dans la réponse que nous lui fîmes au moment de quitter Presbourg. J'ai l'honneur de joindre ici la copie de ces deux pièces.
Sur le compte que nous avons dû rendre de notre mission à la conférence des cinq puissances, les Prussiens ont demandé que la partie de la Saxe qui leur a été abandonnée puisse, dès ce moment, passer de l'occupation militaire à une administration régulière, et que l'autre partie soit provisoirement maintenue sous l'occupation militaire.
Cette demande, à laquelle il serait difficile de se refuser, déterminera probablement le consentement du roi de Saxe, qui, suivant les informations que nous avons obtenues, veut consentir, mais en même temps veut paraître, vis-à-vis de ses peuples, n'avoir cédé qu'à une extrême et invincible nécessité.
C'est à Presbourg que nous est parvenue la nouvelle que Bonaparte, repoussé à coups de canon d'Antibes, qu'il avait fait sommer, a débarqué dans la baie de Juan[132]. Ce sont là les dernières nouvelles que nous ayons de lui. On a jugé qu'il n'avait d'intelligences, ni à Marseille, ni à Toulon, puisqu'il ne s'y est pas présenté, ni à Antibes, puisqu'il en a été repoussé. Ces réflexions ont paru rassurantes. Mais les puissances n'en ont pas moins songé à se mettre en état de pouvoir offrir à Votre Majesté leurs secours, s'ils devenaient nécessaires. L'ordre de se concentrer et de se tenir prêtes a été envoyé aux troupes anglaises, prussiennes, autrichiennes qui sont dans le voisinage du Rhin. L'empereur de Russie a ordonné aux siennes, qui étaient retournées sur la Vistule, de se rapprocher de l'Oder et de l'Elbe.
Tant que l'on a ignoré où Bonaparte allait, et ce qu'il tenterait, on n'a pu faire de déclaration contre lui. Nous nous sommes occupés d'en faire adopter une, dès qu'on l'a su. Le projet en a été rédigé par la légation française, communiqué au duc de Wellington et au prince de Metternich. Il sera lu demain dans la commission des huit puissances signataires du traité de Paris, où il éprouvera probablement quelques changements. Lorsqu'il aura été adopté, j'aurai l'honneur de l'envoyer à Votre Majesté par un courrier, qui en laissera un exemplaire au préfet de Strasbourg que j'engagerai à le faire imprimer et distribuer dans son département et dans les départements voisins. Je ferai de même pour Metz et Châlons. J'engagerai M. de Saint-Marsan à prendre le même moyen pour la répandre à Nice, en Savoie et dans le Dauphiné.
L'empereur de Russie, qui, en général, se montre très bien dans cette circonstance, fait partir le général Pozzo et le chargera d'une lettre pour Votre Majesté, à laquelle il offre toutes ses forces. C'est un secours dont il serait triste que la France ne pût point se passer, qui ne peut pas être positivement refusé, mais que Votre Majesté croira sûrement ne devoir accepter que pour un cas extrême, qui, je l'espère, ne se présentera pas.
Votre Majesté a, je n'en doute point, ordonné de faire marcher des troupes dans le Midi. Si j'osais lui donner mon opinion sur le chef qu'il me semble le plus utile de leur donner, j'indiquerais le maréchal Macdonald comme étant un homme d'honneur, à qui l'on peut se fier, comme ayant la confiance de l'armée, et parce qu'ayant signé pour Bonaparte le traité du 11 avril, son exemple en a plus de poids, lorsqu'il marche contre lui.
J'ai vu une liste des officiers généraux nommés pour commander les trente mille hommes, que Votre Majesté avait ordonné de réunir entre Lyon et Chambéry. Les noms de plusieurs me sont inconnus; mais il y en a dans lesquels je ne saurais avoir de confiance, entre autres le général Maurice Mathieu[133] qui, à ce que je crois, était la créature dévouée de Joseph Bonaparte.
La présence de celui-ci dans le pays de Vaud ne peut être que dangereuse, dans le moment actuel. Je vais agir pour faire demander son éloignement par les puissances de Russie et d'Angleterre et aussi d'Autriche qui ont de l'influence dans ce canton[134]. Déjà l'empereur de Russie, et c'est une justice à lui rendre, a fait écrire de son propre mouvement aux nouveaux cantons dans un sens qui nous convient[135]. J'en ai prévenu M. Auguste de Talleyrand[136] en lui recommandant de s'entendre avec le chargé d'affaires russe, baron de Krüdener[137].
Cet incident, d'ailleurs si désagréable, de l'apparition de Bonaparte en France, aura du moins cet avantage qu'il hâtera ici la conclusion des affaires. Il a redoublé[138] l'empressement et le zèle de tout le monde.
Le comité de rédaction va entrer en activité. Ainsi le terme de notre séjour ici pourra se trouver rapproché de plusieurs semaines.
Je suis...
No 34.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 13 mars 1815[139].
Sire,
Je sors de la conférence où vient d'être signée la déclaration dont j'avais l'honneur de parler à Votre Majesté dans ma lettre d'hier. Elle a été rédigée ce matin dans notre conférence des cinq puissances. Nous l'avons portée ce soir à celle des huit où elle a été adoptée. Je m'empresse de l'envoyer à Votre Majesté. J'en adresse en même temps des exemplaires aux préfets de Strasbourg, Besançon, Lyon, Nancy, Metz et Châlons-sur-Marne, avec invitation de la faire imprimer et connaître dans leurs départements respectifs et aux préfets voisins. Je me persuade que Votre Majesté jugera convenable d'en ordonner la publication dans tous les points du royaume. M. de Saint-Marsan, à qui j'en ai remis une copie, l'envoie à Gênes et à Nice.
Rien ne me paraît manquer à la force que cette pièce devait avoir, et j'espère que rien ne manquera à l'effet qu'elle est destinée à produire, tant en France que dans le reste de l'Europe, où elle sera répandue par toutes les voies.
L'une des sœurs de Bonaparte (Pauline Borghèse), qui de l'île d'Elbe avait passé sur le continent de l'Italie, a été arrêtée à Lucques, et Jérôme qui était à Trieste va être amené à Grätz[140] ainsi que Joseph, dès que le canton de Vaud aura obtempéré à la demande que j'ai chargé M. de Talleyrand de lui faire, conjointement avec le ministre de Russie et celui d'Autriche qui feront la même demande. Des officiers autrichiens et russes sont porteurs de la demande faite au pays de Vaud, et sont chargés de conduire Joseph Bonaparte jusqu'à Grätz.
Des ordres ont été donnés pour que l'île d'Elbe soit occupée au nom des alliés.
Ainsi, tout tend au même but, avec un concert et une unanimité dont je ne sais s'il y a jamais eu d'exemple entre toutes les puissances.
J'ai pris des informations sur les généraux nommés au commandement du corps placé entre Chambéry et Lyon. Les généraux Sémélé[141], Digeon[142] et surtout le général
Marchand[143] m'ont été représentés comme dignes de toute confiance. Je n'ai vu personne qui connût le général Roussel d'Urbal[144].
Je suis[145]...
DÉCLARATION
«Les puissances qui ont signé le traité de Paris réunies en congrès à Vienne, informées de l'évasion de Napoléon Bonaparte et de son entrée à main armée en France, doivent à leur propre dignité et à l'intérêt de l'ordre social une déclaration solennelle des sentiments que cet événement leur a fait éprouver.
»En rompant ainsi la convention qui l'avait établi à l'île d'Elbe, Bonaparte détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée. En reparaissant en France avec des projets de troubles et de bouleversements, il s'est privé lui-même de la protection des lois, et a manifesté à la face de l'univers qu'il ne saurait y avoir ni paix ni trêve avec lui.
»Les puissances déclarent, en conséquence, que Napoléon Bonaparte s'est placé hors des relations civiles et sociales et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s'est livré à la vindicte publique.
»Elles déclarent en même temps que, fermement résolues de maintenir intact le traité de Paris du 30 mai 1814 et les dispositions sanctionnées par ce traité, et celles qu'elles ont arrêtées ou qu'elles arrêteront encore pour le compléter et le consolider, elles emploieront tous leurs moyens et réuniront tous leurs efforts pour que la paix générale, objet des vœux de l'Europe et but constant de leurs travaux, ne soit pas troublée de nouveau, et pour la garantir de tout attentat qui menacerait de replonger les peuples dans les désordres et les malheurs des révolutions.
»Et, quoique intimement persuadés que la France entière se ralliant autour de son souverain légitime, fera incessamment rentrer dans le néant cette dernière tentative d'un délire criminel et impuissant, tous les souverains de l'Europe, animés des mêmes sentiments et guidés par les mêmes principes, déclarent que si, contre tout calcul, il pouvait résulter de cet événement un danger réel quelconque, ils seraient prêts à donner au roi de France et à la nation française, ou à tout autre gouvernement attaqué, dès que la demande en serait formée, les secours nécessaires pour rétablir la tranquillité publique et à faire cause commune contre tous ceux qui entreprendraient de la compromettre.
»La présente déclaration insérée au protocole du congrès réuni à Vienne, dans sa séance du 13 mars 1815, sera rendue publique.
»Fait et certifié véritable par les plénipotentiaires des huit puissances signataires du traité de Paris. A Vienne le 13 mars 1815.»
(Suivent les signatures dans l'ordre alphabétique des cours)
| Autriche: | Le prince de METTERNICH; le baron DE WESSENBERG. |
| Espagne: | P. GOMEZ LABRADOR. |
| France: | Le prince DE TALLEYRAND; le duc DE DALBERG; LA TOUR-DU-PIN; le comte Alexis DE NOAILLES. |
| Grande-Bretagne: | WELLINGTON; CLANCARTY; CATHCART; STEWART. |
| Portugal: | Le comte DE PALMELLA; SALDANHA; LOBO. |
| Prusse: | Le prince DE HARDENBERG; baron DE HUMBOLDT. |
| Russie: | Le comte DE RASOUMOWSKI; le comte DE STACKELBERG; le comte DE NESSELRODE. |
| Suède: | LOWENHIELM. |
No 35.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 14 mars 1815.
Sire,
Le courrier que je fais partir aujourd'hui porte en Suisse à M. le comte de Talleyrand l'ordre de faire, de concert avec les ministres d'Autriche et de Russie, les démarches dont j'ai eu l'honneur d'entretenir hier Votre Majesté, pour faire éloigner Joseph Bonaparte des frontières de France. Il restera plus longtemps en route que ceux qui vont directement à Paris. Toutefois je n'ai point voulu l'expédier sans le charger d'une lettre pour Votre Majesté, quoique je n'aie rien de nouveau à lui mander, le courrier qui doit m'apporter les instructions qu'elle m'a fait l'honneur de m'annoncer par sa lettre du 3 de ce mois n'étant pas encore arrivé. J'espère que ces instructions ne seront pas, comme M. de Metternich s'en flatte, de nature à faire remettre la décision du sort de Murat à une époque éloignée. Nous ne pouvons et ne devons pas croire à une promesse de M. de Metternich à cet égard[146]. J'ai eu, aujourd'hui même, une explication assez vive avec lui sur cet objet. Mon opinion est que si l'affaire de Murat est remise, elle est perdue pour nous; et par cela l'opinion, qui est toute aujourd'hui en notre faveur, sera détruite.
Je me suis procuré, et j'enverrai à Votre Majesté dans la première lettre que j'aurai l'honneur de lui écrire, une pièce signée par les puissances qui, encore à l'époque où elle fut rédigée, se nommaient les alliés[147], et qui la mettra à même de juger dans quelle position ses ambassadeurs au congrès se sont trouvés à l'égard de ces puissances lorsqu'ils sont arrivés à Vienne et combien cette position diffère de celle où ils se trouvent aujourd'hui.
Je joins ici une des déclarations imprimées à Vienne et répandues dans toute l'Allemagne.
Je suis...
No 36.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 15 mars 1815.
Sire,
Le numéro 35 de mes lettres ne parviendra à Votre Majesté qu'après celle que j'ai l'honneur de lui écrire aujourd'hui parce que le courrier qui en est porteur passe par Zurich.
Quoique Bonaparte n'ait avec lui qu'une poignée d'hommes, j'ai pensé qu'il pouvait être bon de lui enlever surtout ceux qui n'étant pas Français et se trouvant loin de leur pays pourraient, par cette double raison, lui être plus dévoués. J'ai en conséquence demandé que les Polonais qui l'avaient suivi fussent rappelés par leur gouvernement. Ma proposition a été accueillie avec empressement. L'ordre de retour a été minuté de concert avec moi, et dressé sur-le-champ. Le courrier que j'expédie en est porteur et j'ai l'honneur d'en joindre ici une copie. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien donner les ordres nécessaires pour qu'il soit fourni à ces troupes les feuilles de route dont elles auront besoin. L'empereur de Russie et le prince Czartoryski ont mis beaucoup de bonne grâce dans cette petite affaire.
Un courrier prussien, qui a précédé de douze heures celui qui m'a été expédié le 8, avait apporté les nouvelles dont j'ai trouvé la confirmation dans tout ce qui m'a été écrit de Paris. Ces nouvelles qui n'ont point tardé à se répandre, ont excité ici une joie générale. Tout le monde applaudit à la sagesse des mesures prises par Votre Majesté. Tout le monde est persuadé que Bonaparte ne peut échapper au châtiment et s'en réjouit.
M. de Jaucourt me parle du bon effet que produirait une déclaration du congrès. Il m'en parle même de la part de Votre Majesté. Votre Majesté sait déjà que ses vœux à cet égard ont été prévenus. J'ai envoyé, par le courrier d'hier, des déclarations imprimées, pour les répandre sur les frontières de la Suisse. J'ai l'honneur d'en adresser aujourd'hui quelques exemplaires à Votre Majesté. La date de Vienne et les caractères de l'imprimerie de la chancellerie autrichienne me paraissent lui faire assez bien.
Les principes de légitimité qu'il a fallu retirer de dessous les ruines sous lesquelles le renversement de tant de dynasties anciennes et l'élévation de tant de dynasties nouvelles les avaient comme ensevelis, qui ont été accueillis avec tant de froideur par les uns, et repoussés par les autres, quand nous les avons produits, ont fini par être mieux appréciés. Notre[148] constance à les défendre n'a pas été perdue. L'honneur en est tout entier à Votre Majesté, et l'unanimité avec laquelle les puissances se sont prononcées contre le nouvel attentat de Bonaparte en est une conséquence.
J'ai souvent eu l'honneur de dire à Votre Majesté que, dans l'origine, les alliés s'étaient arrangés pour nous rendre simples spectateurs des opérations du congrès, mais je pensais qu'il n'y avait entre eux, sur ce point, qu'un accord purement verbal, et je n'imaginais pas qu'ils en fussent convenus par écrit. Les deux protocoles que j'ai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté prouvent le contraire, et ils font voir aussi combien notre situation actuelle ressemble peu à celle où[149] ils avaient l'intention de nous tenir. Ces deux protocoles sont copiés sur l'original que j'ai eu entre les mains[150]. Certes, de ce qu'ils voulaient le 22 septembre, à la déclaration que toutes les puissances viennent de faire, la distance est immense. J'aurai, par l'un des prochains courriers l'honneur de répondre à Votre Majesté, touchant les instructions qu'elle a bien voulu me donner, par rapport aux arrangements de l'Italie. Je ne les ai reçues que ce soir.
Je suis...
No 37.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 16 mars 1815.
Sire,
Me trouvant dans l'obligation d'envoyer encore aujourd'hui un courrier à Paris pour y porter l'ordre qui rappelle les Polonais qui sont avec Bonaparte, et qui, par mégarde, n'a pas été joint à l'expédition de la nuit dernière, j'en profite pour avoir l'honneur de dire à Votre Majesté, combien je désire d'être tenu, le plus exactement possible, au courant de tout ce qui passe en France, et combien cela est nécessaire.
Quelque bonnes que soient les dispositions des souverains et même celles du peuple de Vienne, ce serait un prodige qu'il ne se trouvât point ici quelques hommes malintentionnés, prêts à donner des nouvelles alarmantes, et beaucoup d'hommes crédules, prompts à les accueillir et à les répandre. Il importe donc que la légation de Votre Majesté soit toujours en mesure de les rectifier.
La nouvelle de l'entrée de Bonaparte en France a fait ici baisser les fonds. La déclaration du congrès les a fait remonter. J'espère qu'elle produira le même effet en France. Peut-être qu'une nouvelle, parvenue ce matin, les fera retomber encore.
La régence de Genève a écrit le 8 au gouvernement fédéral à Zurich, qu'elle avait appris le matin qu'un régiment envoyé contre Bonaparte s'étant joint à lui, il était entré à Grenoble le sept à huit heures du soir, et que la ville avait été illuminée. La régence demandait, en conséquence, des secours pour le cas où Genève se trouverait menacée par quelque tentative de Bonaparte. Le roi de Wurtemberg a fait parvenir cette nouvelle par estafette à l'empereur Alexandre[151]. J'oppose des raisons au moins probables, pour la combattre, mais elles ne suffisent pas pour détruire une impression qui, à ce que je crois, est donnée par la peur des Genevois.
Je suis...
No 38.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 17 mars 1815.
Sire,
J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté une lettre que j'ai reçue, ce matin, du ministre de Murat ici. Je l'envoie en original, pour n'en pas retarder l'envoi, et parce que je n'en ai pas besoin ici. Le duc de Campo-Chiaro a fait la même communication au duc de Wellington. Il l'a renouvelée à la cour de Vienne au ministre de laquelle elle avait déjà été faite[152] à Naples. Cette démarche, jointe aux nouvelles qui sont parvenues aujourd'hui ici, et le langage des plénipotentiaires des grandes puissances me font prévoir que, si l'approche de Bonaparte vers Paris a lieu, et si les puissances font réunir leurs troupes sur nos frontières, il sera, à peu près impossible, non seulement d'obtenir que le congrès se prononce contre Murat, en faveur de Ferdinand IV, mais encore d'amener l'Autriche, et peut-être l'Angleterre, à prendre contre lui un engagement actuel et positif. Je dois donc prier Votre Majesté de vouloir bien me donner, à cet égard, ses derniers ordres. Il faut penser à nous avant de penser aux autres.
Les nouvelles reçues aujourd'hui l'ont été par M. de Metternich et sont venues par la voie de Milan. Elles annoncent la défection de deux régiments et l'entrée de Bonaparte à Grenoble, et son départ de Grenoble le 8 pour Lyon. Elles ajoutent que l'esprit des provinces qu'il a traversées est très mauvais.
Ces nouvelles ont paru assez graves pour motiver une conférence extraordinaire[153] entre les légations d'Autriche, d'Angleterre, de Russie, de Prusse et de France. On y a posé et mis en délibération les questions suivantes:
1o Quel parti politique les puissances prendront-elles dans le cas où Bonaparte parviendrait à se rétablir à Paris?
2o Quels sont les moyens militaires actuellement disponibles?
3o Quels sont les moyens à préparer[154]?
Le parti politique est déjà décidé par la déclaration du congrès. C'est à cela que l'on s'en tiendra.
Une commission militaire a été nommée pour examiner les deux autres questions.
Schwarzenberg,
Wellington,
Wolkonsky (Russe),
Knesebeck[155] (Prussien).
La commission se réunira ce soir. L'empereur de Russie veut y assister. Si ce soir je sais ce qui y aura été arrêté, je n'attendrai pas à demain pour expédier à Votre Majesté un nouveau courrier. Le voyage qu'a fait ici M. Anatole de Montesquiou en apparence pour voir madame sa mère[156], ayant été soupçonné par les Autrichiens d'avoir un motif d'une tout autre nature, et de n'avoir point été sans une intention politique, je viens de l'inviter à retourner immédiatement en France.
Je suis fondé à croire que l'empereur d'Autriche prendra sous peu de jours auprès de lui, et logera dans son palais le fils de Bonaparte pour qu'on ne puisse l'enlever. On a été jusqu'à supposer que le voyage de M. Anatole avait cet enlèvement pour objet. Le langage de madame sa mère, recueilli par la surveillance autrichienne établie auprès d'elle, permettrait de le croire.
Je suis...
No 39.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 19 mars 1815.
Sire,
Le duc de Wellington fait partir aujourd'hui pour Londres un courrier qui passera par Paris, si la chose n'est pas impossible. J'en profite pour informer Votre Majesté que dans la conférence militaire tenue avant-hier et à laquelle a assisté l'empereur de Russie, on a posé en fait que Bonaparte, avec lequel les puissances ne traiteraient jamais, devait être arrêté par des efforts prompts et immenses. Elles ont, en conséquence, arrêté de renouveler le traité de Chaumont dont j'ai eu l'honneur d'envoyer une copie à Votre Majesté. Mais c'est uniquement contre Bonaparte qu'il doit être dirigé, et non contre la France qui, au contraire, y accédera. La Sardaigne, la Bavière, le Wurtemberg, Bade, y accéderont pareillement, ainsi que la Hollande et le Hanovre.
La Porte ottomane sera invitée, non à prendre part à la guerre, mais à ne recevoir ni les Français rebelles, ni leurs bâtiments.
Il sera aussi fait une démarche vis-à-vis de la Suisse. La question actuelle est hors de la neutralité, l'homme qui force l'Europe à s'armer n'étant qu'un brigand.
J'ai reçu de l'Autriche une déclaration relative à la Valteline et à Bormio, et à Chiavenna, laquelle déclaration porte que ces objets doivent entrer dans les arrangements de l'Italie et y servir à des compensations[157].
Je suis...
DÉCLARATION
[Jointe à la dépêche précédente.]
«Vienne, le 18 mars 1815.
»Le soussigné a reçu l'ordre de faire part à Son Altesse M. le prince de Talleyrand que Leurs Majestés l'empereur de toutes les Russies, le roi de la Grande-Bretagne et le roi de Prusse sont convenus avec Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique, que les vallées de la Valteline, de Chiavenna et Bormio, qui, jusqu'à présent, ont formé partie du royaume d'Italie, sous la dénomination du département de l'Adda, doivent être réunies aux États de Sa Majesté Impériale et Royale en Italie. Comme cependant ces territoires ont été placés dans les négociations particulières entre la cour de Vienne et celle des Tuileries parmi les objets qui pourraient servir d'échange ou de compensation dans les arrangements d'Italie, et nommément dans ceux qui concernent l'établissement futur de Sa Majesté l'infante Marie-Louise d'Espagne et de son fils, le soussigné est autorisé de donner à ce sujet la déclaration la plus précise que la réunion définitive desdits territoires, qui dans ce moment est devenue une mesure de nécessité prescrite par les circonstances les plus impérieuses, ne dérogera en rien aux arrangements prévus, et qu'ils n'en seront pas moins mis en ligne de compte dans l'évaluation des objets qui devront servir de compensation pour l'établissement réclamé par l'infante Marie-Louise.