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Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 3

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»M. Falck[347], ambassadeur des Pays-Bas, assistait à la conférence du soir. Il a dû y être appelé conformément à l'article IV du protocole adopté le 15 novembre 1818 à Aix-la-Chapelle et qui porte que: dans le cas où des réunions particulières, soit entre les augustes souverains eux-mêmes, soit entre les ministres et plénipotentiaires respectifs, auraient pour objet des affaires spécialement liées aux intérêts des autres États de l'Europe elles n'auront lieu qu'à la suite d'une invitation formelle de la part de ceux de ces États que lesdites affaires concerneraient, et sous la réserve expresse de leur droit d'y participer directement ou par leurs plénipotentiaires.

»M. Falck a accédé à la proposition de l'armistice, que les cinq ministres ont signée ce matin même et qu'il se charge de transmettre au roi des Pays-Bas. Elle sera envoyée ce soir à Bruxelles par deux commissaires et, comme j'ai voulu que la France parût dans ce grand acte d'humanité, j'ai trouvé qu'il était convenable et utile que l'un de ces deux commissaires fût français, et j'ai fait désigner M. Bresson par les cinq plénipotentiaires. M. Cartwright[348], ministre d'Angleterre à Francfort, est l'autre commissaire choisi.

»Je m'empresse de vous expédier une expédition du protocole.

»Cette proposition est utile sous tous les rapports, et l'on rendra justice aux intentions qui ont engagé à la faire, même quand elle n'aurait pas son entier effet.

»Le discours du roi d'Angleterre, à l'ouverture du parlement, a donné lieu à d'intéressants débats. L'opposition s'est plaint que le principe de la non-intervention dans les affaires de la Belgique n'y était pas assez explicitement établi. L'intervention active n'est pas assurément dans les intentions actuelles du cabinet anglais; l'intervention de conseils et d'avis est d'une nature qui n'a rien d'alarmant, et la garantie donnée par les cinq puissances à l'union de la Belgique et de la Hollande la rendait nécessaire au milieu des événements qui l'ont dissoute. L'opposition a également soulevé la question de la réforme parlementaire, à laquelle le discours du roi n'avait pas touché. Le duc de Wellington, contre l'attente générale, au lieu de chercher à l'éluder ou à l'ajourner, a déclaré qu'aussi longtemps qu'il resterait à la tête de l'administration, il ne consentirait jamais ni à une réforme radicale, ni à une réforme partielle. Ses amis n'avaient point prévu qu'il dût s'exprimer en des termes si explicites, et M. Peel, au moment même où le duc s'adressait à la Chambre des lords, répondait à des observations semblables dans la Chambre des communes avec plus de mesure et de réserve. Cette déclaration fait de la peine à ceux qui aiment l'administration actuelle...»


Les instructions que j'avais sollicitées avec tant d'instances à Paris arrivèrent enfin. Elles m'étaient adressées par le maréchal Maison, avec la lettre qui m'annonçait sa nomination au ministère des affaires étrangères, écrite le 4 novembre.

Voici ces instructions:

«J'ignore ce qui a pu retarder l'arrivée de M. de Chenoise, mais comme je sais qu'il vous portait l'autorisation d'ouvrir les conférences et d'y prendre part, je n'ai rien de plus à vous mander sur ce point, si ce n'est que le roi attend avec impatience les détails que vous me transmettrez sur ce qui s'y sera passé.

»Quant aux instructions que vous me demandez, je vais m'occuper de leur rédaction, et, en attendant, je vous dirai en substance, sans m'arrêter à tout ce qui avait pu être possible antérieurement et qui ne l'est plus aujourd'hui:

»1o Que nous croyons que la seule base d'arrangement possible, dans l'état des choses, est que la Belgique soit séparée de la Hollande et érigée en État indépendant sous un prince souverain;

»2o Que ce prince soit, si cela est encore possible, le prince d'Orange;

»3o Que, si ce ne peut être le prince d'Orange, les Belges soient appelés à émettre leur vœu sur le choix du prince qui serait appelé à devenir le chef de l'État;

»4o Que vous devez écarter toutes les demandes qui pourraient vous être faites, à l'effet de confier, même momentanément, aucune autre forteresse que celle de Luxembourg à des garnisons étrangères quelconques.

»J'ai l'honneur de vous prévenir pourtant que ce que je vous mande est entièrement confidentiel et secret, personne ne devant savoir à Londres que je vous l'ai mandé. Je ne vous en ai entretenu que pour vous instruire de la direction spéciale qui sera donnée à vos instructions, et par conséquent de celle que doivent avoir vos communications avec le gouvernement anglais pour atteindre le but que le roi se propose. Le but est celui de combiner un arrangement compatible avec l'équilibre de l'Europe tel qu'il est établi par les traités subsistants, et de montrer à la fois la résolution de la France de maintenir ses engagements; de manifester son entier désintéressement, quelle que soit l'étendue des sacrifices auxquels elle s'est résignée, pour ne donner ni motif ni prétexte de guerre, et pour assurer la continuation de la paix générale.

»Le roi désire que vous témoigniez de sa part au duc de Wellington que Sa Majesté a vu avec grand plaisir les assurances qu'il a données sur ce point dans son discours à la Chambre des pairs.

»Je dois aussi vous prévenir que ceci ne change rien, et confirme au contraire ce que mon prédécesseur vous a mandé, que vous ne devez faire, quant à présent, aucune proposition spéciale à la conférence, mais prendre, ad referendum, celles qui y seraient faites, et me les transmettre, pour que je puisse prendre les ordres du roi et vous faire connaître ses intentions.»


On devine bien que ces instructions avaient été dictées par le roi lui-même au maréchal Maison, qui était trop peu au courant des affaires pour les avoir conçues et rédigées. Telles qu'elles étaient, elles me suffisaient pour le moment.

En même temps que le prince d'Orange arrivait à Londres sans autre mission que celle d'y cacher sa position embarrassée en Hollande, le gouvernement provisoire de la Belgique y envoyait une espèce d'agent chargé de savoir si les cabinets étrangers seraient disposés à agréer un des fils d'Eugène de Beauharnais comme souverain de la Belgique[349]; ses insinuations ne furent pas même écoutées.

Mais un autre orage grossissait à l'horizon et menaçait de jeter de nouveaux obstacles dans la marche des affaires. A peine le ministère français dissous avait-il été remplacé par un cabinet entaché d'une renommée, si ce n'est d'un esprit révolutionnaire, que l'existence du cabinet anglais fut à son tour ébranlée. On a vu qu'en rendant compte des débats de la Chambre des lords sur le projet d'adresse, j'annonçais que le duc de Wellington s'était prononcé avec une extrême vivacité contre toute espèce de réforme dans le système électoral de la Chambre des communes. Cette vivacité devait être fatale au cabinet qu'il présidait.

Le roi avait accepté un grand dîner que lui offrait la cité de Londres, et auquel devaient assister le ministère, le corps diplomatique et des convives au nombre de plus de cinq cents. On prévit que ce spectacle attirerait une grande foule qui saisirait sans doute cette occasion de manifester les passions qui l'agitaient pour ou contre la réforme et que, si le roi était applaudi, il pourrait bien n'en être pas de même du ministère. Ce dîner devait avoir lieu le 9 novembre. Le 8, M. Peel, ministre de l'intérieur, annonça par écrit au lord-maire que Leurs Majestés le roi et la reine n'assisteraient pas à cette fête dans la crainte que la réunion qui se préparait n'excitât du désordre et n'exposât la vie des sujets de Sa Majesté. Cette résolution causa une grande agitation dans la ville; des rassemblements se formèrent dans la cité; les fonds baissèrent à la Bourse, et après beaucoup de délibérations on remit indéfiniment le dîner[350]. Mais un pareil incident ne pouvait pas s'arrêter là et devait augmenter l'animation des débats dans le parlement où M. Brougham[351] avait annoncé pour le 16 novembre une motion sur la réforme parlementaire[352].

En attendant cette séance du 16 et ses résultats, la conférence des plénipotentiaires eut plusieurs réunions sans grand intérêt parce qu'on ignorait encore comment la proposition d'armistice avait été accueillie à La Haye et à Bruxelles. Mais je reçus dans cet intervalle une pièce remarquable et que je pouvais considérer comme supplément à mes instructions; c'était un exposé de la question belge, tracé par le roi Louis-Philippe lui-même et que je donnerai ici dans toute son étendue. Il était adressé au maréchal Maison, ministre des affaires étrangères, qui me le transmit tel qu'il l'avait reçu. Il porte la date du 11 novembre 1830.

«Il me paraît important, mon cher maréchal, d'éclairer un peu M. de Talleyrand sur l'état actuel de la Belgique, afin de savoir par lui quels sont les arrangements de gouvernement qu'on pourrait obtenir des Belges et faire ratifier par les Prussiens, car c'est là le problème à résoudre et la solution n'en est pas facile, surtout en y ajoutant la considération dominante pour nous: c'est que les intérêts de la France n'y soient lésés, ni pour le présent ni pour l'avenir.

»Nous avons établi en première base la séparation de la Hollande et de la Belgique. C'est ce que veulent également les Belges et les Hollandais, et c'est ce que ne veut pas le roi des Pays-Bas. Pourra-t-on l'y contraindre? C'est une question, car on ne doit pas employer la force pour y parvenir; et cependant pour y parvenir par négociation, il faudrait, ou trouver des avantages à lui faire, qu'on ne voit nulle part, ou au moins rendre les puissances unanimes dans leur exigence envers lui, ce qui est plus que douteux.

»Si on avait pu, si on pouvait encore déterminer les Belges à accepter le prince d'Orange pour souverain, je croirais qu'on aurait pu, sans rencontrer des difficultés insurmontables, amener les puissances à exiger d'une voix unanime la ratification du roi son père, et alors, il aurait bien fallu qu'il la donnât. Cependant, il serait encore resté à combiner un arrangement de limites entre les deux États qui aurait été la source de grandes difficultés, et il est bon de s'arrêter un peu à les examiner avant d'aller plus loin.

»Dans la proposition d'armistice à laquelle M. de Talleyrand a très sagement concouru, en premier lieu la conférence s'est arrêtée à une démarcation qui procure aux Belges le grand avantage de l'évacuation de la citadelle d'Anvers; mais cet avantage est accompagné de la conservation au roi des Pays-Bas de Maëstricht, Stephenswerdt, Venloo, c'est-à-dire de la ligne de la basse Meuse, qui couvre la Belgique contre les agressions allemandes, et dont les habitants se rattachent à la Belgique par leurs mœurs, leurs habitudes et leurs opinions, quoiqu'en fait ils fissent autrefois partie de la Hollande et non des Pays-Bas. C'est d'une part, par la connaissance de la disposition morale des habitants, et de l'autre, par le défaut de troupes pour former des garnisons compétentes, que le roi a déjà fait évacuer par la Meuse presque tout le matériel de Maëstricht. Il paraît même que Breda, Bois-le-Duc et le Brabant hollandais sont dans les mêmes dispositions morales et politiques, et que c'est avec la Belgique et non avec la Hollande qu'ils veulent faire cause commune.

»Quant à la partie de la Belgique qui se trouve sur la rive droite de la Meuse et qui faisait autrefois partie des Pays-Bas autrichiens ou liégeois, c'est-à-dire, Ruremonde, Verviers, Limbourg... les habitants y sont entièrement Belges, et il y a même lieu de croire que tous ces pays ont déjà envoyé leurs députés au congrès national de Bruxelles.

»Quant à ce qui est encore sur la rive droite de la Meuse mais plus au sud, les habitants en sont encore plus Belges que partout ailleurs. Mais là, se présentent de nouvelles difficultés plus embarrassantes à aplanir. Ces contrées sont les duchés de Bouillon, de Luxembourg; les anciennes abbayes de Saint-Hubert, de Stavelot, de Malmédy... Le duché de Luxembourg a été incorporé à la confédération germanique. La forteresse de Luxembourg, devenue forteresse de la confédération, est, à ce titre, occupée depuis quinze ans par une garnison prussienne. Il est inutile d'en dire davantage pour faire sentir les embarras qu'on éprouvera, soit pour réunir ces contrées au nouvel État belge, soit pour les maintenir au souverain de la Hollande et y rétablir son autorité qui est annulée partout, excepté à Luxembourg même, où elle est conservée, si ce n'est en réalité, au moins, en nom par la garnison prussienne.

»Sans doute, toutes ces difficultés pourraient disparaître s'il était possible d'amener le congrès national des Belges à demander le prince d'Orange pour leur souverain, et c'est la force de ces considérations qui fait désirer aussi vivement qu'il puisse le devenir, car alors il n'y aurait plus à régler entre la Hollande et la Belgique qu'une question de limite qui deviendrait de peu d'importance pour l'Europe, et dans laquelle la France n'aurait guère d'autre intérêt que de veiller à ce que l'occupation prussienne fût restreinte, comme elle l'est aujourd'hui, à la seule forteresse de Luxembourg. Il faudrait donc stipuler que ni Bouillon, ni Maëstricht... ne pussent être occupés que par les troupes des souverains auxquels ces places appartiendraient, car il n'échappera pas, mon cher maréchal, ni à votre perspicacité, ni surtout à votre patriotisme que si, par exemple, Maëstricht et Venloo devaient recevoir des garnisons allemandes, la France aurait le droit de demander, par voie de sûreté et de compensation, que Bouillon et Philippeville reçussent à leur tour des garnisons françaises. Mais c'est un point inutile et même peut-être dangereux à traiter, et, de toute manière, il est préférable d'établir que la forteresse de Luxembourg continuera à être la seule qui puisse être occupée par une garnison allemande. Il faut tâcher d'écarter de la discussion tout ce qui pourrait conduire à faire supposer à la France des vues ambitieuses qu'elle n'a pas, puisque ce qu'elle veut, avant tout, c'est que la paix générale de l'Europe ne soit pas troublée, et que chaque puissance reste dans les limites où elle est aujourd'hui.

»La question la plus importante actuellement est donc de savoir si le prince d'Orange peut encore devenir le souverain de la Belgique, ou s'il ne le peut plus. S'il le peut encore, nul doute qu'il doit être préféré, tant par la France que par les autres puissances; mais, s'il ne le peut plus, il faut tâcher de s'accorder sur le choix de celui qui lui sera substitué.

»C'est sur ce point important qu'il faudra charger M. Bresson de recueillir, dans le plus court délai, les renseignements les plus précis. Le choix du prince d'Orange est surtout désirable pour paralyser le parti de la guerre dans l'intérieur des cabinets étrangers, particulièrement à Pétersbourg, où, dit-on, ce choix est le seul qui puisse obtenir l'assentiment de l'empereur Nicolas. Le roi des Pays-Bas est d'autant plus contraire au choix de son fils aîné, qu'on assure qu'il ne l'aime pas, qu'il est persuadé que s'il parvenait à allumer la guerre continentale, le résultat en serait pour lui, non seulement la reprise de la Belgique, mais encore l'addition à ses États de la Flandre française et d'une portion de nos places fortes. Les rêves, fondés sur les mêmes chimères dont les cabinets se berçaient en 1792, auraient probablement encore aujourd'hui le même résultat qu'ils eurent alors: c'est-à-dire que le roi des Pays-Bas aurait une meilleure chance de perdre la Hollande par la guerre que de reprendre la Belgique et d'ajouter la Flandre française à ses États; mais il faut s'attendre de sa part à toutes les entraves qu'il pourra apporter au choix de son fils aîné, et plus encore à tout autre choix.

»Il paraît que la composition du congrès national de Bruxelles est assez analogue avec ce qu'il était en 1790 sous Van der Noot[353], Van Eupen..., c'est-à-dire qu'il est composé en grande partie de l'aristocratie et du clergé du pays. On dit même que les ecclésiastiques forment plus du quart de ses membres. Cette circonstance doit rendre très difficile le choix d'un prince protestant, et on prétend même qu'ils ont décidé l'éloignement total de la maison de Nassau, non seulement du prince d'Orange, mais même de son fils, que quelques personnes s'étaient flattées de pouvoir faire proclamer sous la régence d'un Belge marquant, tel par exemple, que le comte Félix de Mérode[354], membre du gouvernement provisoire, et auquel on suppose assez d'influence pour qu'il soit dans le cas d'être élu grand-duc héréditaire de Belgique, et peut-être même roi. Il est le petit-fils de M. de La Fayette, et ses parents de Paris, aussi bien que ses amis, parlent partout de la possibilité et même, selon eux, de la probabilité de ce choix. Ils le représentent comme une victoire sur le parti républicain de Potter[355] et de Tillemans[356] qui, malgré la force que leur donne la masse armée de Bruxelles, dont ils disposent, n'ont pas eu le crédit de se faire élire membres du congrès national. On ajoute que le clergé est favorable aux vues du comte Félix de Mérode, qu'on dit être dévot; et, en tout, il ne faut pas perdre de vue que le clergé et l'esprit catholique religieux exerceront longtemps encore une grande influence en Belgique. Il ne faut pas oublier que le clergé belge blâme le clergé français de s'être allié à la défense du pouvoir absolu, et professe que, pour défendre la religion efficacement, le clergé doit se montrer partisan de la liberté des peuples.

»Il paraît donc que dans cet état de choses, s'il est difficile de se flatter d'obtenir le choix du prince d'Orange, ou même de son fils mineur, il ne le serait pas moins d'obtenir celui d'un prince protestant et qu'il faudrait se renfermer dans le cercle peu nombreux des princes catholiques.

»Il a été question à Bruxelles du duc de Leuchtenberg; et M. de Talleyrand nous apprend que cette suggestion n'a pas même été écoutée à Londres. Il est désirable qu'elle ne le soit nulle part.

»L'énumération des princes catholiques qui pourraient devenir l'objet du choix des Belges est malheureusement très courte. On croit que les Belges seraient assez disposés à demander un de mes fils[357]; mais cette idée doit être écartée, et il ne faut pas même la discuter, puisque, dans l'état actuel de l'Europe, cette discussion serait dangereuse et ne présenterait aucune chance de succès. On peut en dire autant de tous les archiducs d'Autriche, qui doivent également être écartés. Il ne reste donc que les familles de Naples, de Saxe et de Bavière où un choix pourrait être fait. La France n'y objecterait pas, et il semble qu'aucune autre puissance ne devrait pas y objecter non plus. Mais il ne faut pas se dissimuler que l'impopularité de la famille royale de Naples laisse peu d'espoir que le choix des Belges puisse tomber sur le prince Charles de Naples[358], qui a dix-neuf ans et dont on dit du bien. Ainsi on doit s'attendre qu'il n'y a guère d'autre alternative, que le choix du prince Jean de Saxe[359], qui a trente ans; du prince Othon de Bavière[360] qui n'a que dix ou onze ans, et celui du comte Félix de Mérode, soit comme régent, soit comme grand-duc héréditaire.

»Le résultat est sans doute peu satisfaisant. Espérons qu'il pourra se présenter des chances plus favorables, mais tâchons qu'on se contente des arrangements quelconques qui, étant plus praticables, peuvent seuls assurer la continuation de la paix de l'Europe. La Fontaine avec raison a dit:

Les plus accommodants, ce sont les plus habiles;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.»

On ne peut qu'admirer la manière judicieuse et désintéressée avec laquelle le roi apprécie dans cette pièce les faces diverses de la question belge; mais on voit aussi qu'il ne méconnaît pas de combien de difficultés sa solution restait enveloppée. En lui communiquant la nouvelle que l'armistice avait été accepté par les Belges, je crus devoir lui adresser les observations suivantes[361]:

«J'ai lu et relu l'exposé de la question belge, tracé par une main auguste, et je suis resté frappé de la haute raison et de la science profonde de la chose, dont il est empreint.

»Voici, autant que les renseignements que j'ai recueillis me permettent de l'établir, la situation du pays et des partis:

»Le congrès belge est l'expression vraie du vœu national; la majorité y est incontestablement monarchique. Les premières opérations et le choix de son président l'indiquent suffisamment[362].

»Le parti républicain et le parti de la réunion à la France y sont représentés dans des proportions à peu près égales.

»Si le parti monarchique était unanime sur le choix du prince, l'avantage lui resterait sans doute; mais il se divisera sur cette question qui, pour le grand nombre, pour le clergé par exemple, passe avant celle même du principe et de la forme du gouvernement. Ainsi, il y a dans le parti monarchique une fraction plus opposée peut-être à la personne du prince d'Orange, et à la maison de Nassau en général, qu'à l'établissement même de la république. C'est là l'écueil à craindre. Si un accord préalable, si des concessions mutuelles et des sacrifices de préventions aux principes ne précèdent pas la discussion, et n'impriment pas dans le congrès au parti monarchique une action uniforme, les partis opposés se fortifieront de ses divisions et, en s'unissant, reprendront l'avantage. La république sera le premier effort tenté par eux; l'union à la France, le second, si le premier échoue.

»En admettant l'unité du parti monarchique, il y aurait encore un autre danger. La tactique de ses opposants sera surtout, si le prince d'Orange est élu, d'attaquer le congrès dans sa constitution même, qu'ils prétendront anti-populaire; de contester son droit, d'invalider ses décisions et d'insurger le pays contre elles. Mais alors ils deviennent plus vulnérables, car ils ont tort.

»La fraction pour le prince d'Orange, dans le parti monarchique, opposée aux autres prises individuellement, est la plus nombreuse et la plus forte; elle est plus nombreuse et plus forte même que les autres partis, pris aussi individuellement. En disant cela, je suppose le choix de M. le duc de Nemours mis entièrement et avec beaucoup de sagesse hors de la question; il ferait sur-le-champ pencher la balance. Le bombardement d'Anvers, son voyage à La Haye, ont nui prodigieusement au prince d'Orange; il sera extrêmement difficile de lui faire reprendre les avantages qu'il a perdus. Des insinuations de la part des puissances, faites avec les plus grands ménagements, pourront avoir de l'effet.

»M. de Mérode n'est pas un chef de parti; c'est un instrument, du parti prêtre, surtout. Ni lui, ni M. d'Oultremont, ni M. d'Hoogworst[363], n'ont de chances sérieuses.

»Le duc de Leuchtenberg n'a de parti que parce que son nom se rattache au souvenir de l'empire et aux sympathies françaises. Sans appui des puissances, ce n'est rien.

»L'archiduc Charles[364] est porté au défaut de M. de Mérode, par le même parti. Cette subdivision du parti monarchique catholique est sans force, laissée à elle-même. Elle pourrait décider la question si elle secondait le parti du prince d'Orange ou d'un de ses fils, sous condition pour l'un ou pour l'autre de changement de religion. Elle ne capitulerait pas à moins.

»Quant aux princes de Naples, de Bavière ou de Saxe, leur nom ne s'est pas présenté à l'esprit des Belges. Ils n'ont pas de parti, mais ils peuvent devenir une nécessité.

»Toute cette situation est bien compliquée et il n'est pas douteux que le prince d'Orange en serait la plus heureuse solution.»


Au moment où s'agitaient ces questions, si ardues déjà par elles-mêmes, un nouvel obstacle, je l'ai dit, menaçait de retarder les travaux de la conférence.

Le ministère anglais, battu dans un incident sans grande importance à la Chambre des communes, prit la résolution de se retirer. Il s'agissait de savoir si le bill relatif à la liste civile serait référé à un comité spécial; l'administration s'y opposait comme contraire aux précédents établis. Une majorité de vingt-neuf voix sur quatre cent trente-sept votants s'étant prononcée contre elle, le duc de Wellington et ses collègues donnèrent leur démission, que le roi accepta. Ceci s'était passé dans la séance du 15 novembre. Les ministres aimèrent mieux se retirer devant cette première manifestation des dispositions hostiles de la Chambre, que d'attendre la discussion de la proposition de M. Brougham: leur défaite ne pouvait plus être douteuse. Le roi fit appeler lord Grey[365] et le chargera de former un ministère dans le parti whig modéré.

Cet événement pouvait avoir des conséquences diverses sur le résultat de nos grandes négociations; si, pour ma part personnelle, je regrettais la retraite du duc de Wellington, avec lequel j'avais d'anciennes et solides relations, et qui d'ailleurs jouissait en Europe d'un crédit qu'aucun autre homme ne possédait au même point, on pouvait espérer que la présence aux affaires du parti whig, plus libéral dans ses tendances politiques, apporterait certaines facilités dans la marche des négociations. Les transactions de 1815 n'étaient pas l'œuvre de ce parti; il les avait souvent attaquées et blâmées; son amour-propre n'était pas engagé à les soutenir dans tous leurs détails. Il est vrai que cet avantage était compensé par la crainte que le parti révolutionnaire, qui s'agitait si vivement sur tout le continent, ne crût trouver et ne trouvât, en effet, un appui dans des ministres, qui, lorsqu'ils étaient dans l'opposition, encourageaient et parfois même enflammaient ses espérances. Quoi qu'il en fût, il fallait accepter ce changement et tâcher d'en tirer le meilleur parti possible.

Le cabinet démissionnaire avait annoncé l'intention de garder la direction des affaires, jusqu'à ce qu'une autre administration eût été formée; et, en effet, lord Aberdeen convoqua encore la conférence après sa démission donnée. A cette séance, nos commissaires revenus de Bruxelles remirent le consentement du gouvernement provisoire à la proposition d'armistice[366]. Ce consentement n'avait pas été accordé sans quelque discussion sur les limites territoriales fixées par notre protocole; mais la même objection fut présentée, et avec beaucoup plus de force, par le plénipotentiaire du roi des Pays-Bas, M. Falck, qui protesta, au nom de son souverain, contre les limites proposées, comme étant trop désavantageuses à la Hollande. La conférence dressa, à cette occasion, deux protocoles, l'un patent et l'autre secret. Par le premier elle acceptait purement et simplement le consentement donné à l'armistice à La Haye et à Bruxelles; mais par le protocole secret, elle invitait ses commissaires, qui allaient retourner à Bruxelles, à obtenir la limite demandée par le roi des Pays-Bas; néanmoins s'ils rencontraient trop de difficultés ils devaient s'en tenir à la base primitive du protocole du 4 novembre. Il ne s'agissait pas effectivement d'une démarcation définitive qui n'était pas plus préjugée par l'armistice que les autres questions qui naissaient des événements de la Belgique.

MM. Cartwright et Bresson repartirent pour Bruxelles, munis des instructions et des pouvoirs de la conférence qui, ayant obtenu la suspension des hostilités, pouvait attendre avec plus de sécurité et de calme la formation du nouveau cabinet anglais.

L'absence de M. Bresson était pour moi une grande gêne. Je l'ai déjà dit, mon ambassade était assez mal composée: on m'avait imposé plusieurs jeunes gens, un peu choisis dans ce qu'on appelait le parti du mouvement. Ils n'étaient d'aucune utilité pour le travail de l'ambassade, auquel ils étaient incapables de prendre part, et compromettaient sa dignité par les écarts qu'ils se permettaient. Ainsi, l'un assistait à un banquet radical donné en l'honneur de la Pologne et y portait un toast révolutionnaire; l'autre déclarait qu'il ne boirait à la santé du roi Louis-Philippe que quand il descendrait du trône. J'eus grand'peine à débarrasser la chancellerie de l'ambassade de ces éléments incommodes et discordants. Je sollicitais avec instance qu'on m'envoyât quelqu'un en état de travailler; et ce n'est qu'à la fin du mois de novembre que je vis enfin arriver M. de Bacourt.

Une grande complication se présentait pour la formation du nouveau cabinet. Le duc de Wellington avait succombé sous une alliance subite et inattendue, composée du parti whig, d'une fraction du parti high tory qui ne pardonnait pas au duc l'émancipation des catholiques[367], et enfin de quelques partisans de M. Canning qui s'étaient séparés du parti tory deux ou trois ans auparavant. Lord Grey représentait le parti whig; le duc de Richmond[368], les high tories; et lord Palmerston[369], les canningistes[370]. Pour que la fusion pût se faire entre les trois fractions et qu'on parvînt à constituer une administration, il fallait d'abord s'accorder sur les principes qui la dirigeraient et sur les mesures qu'elle présenterait; de là, les délais et les difficultés. Pour n'en citer qu'une, il était évident que la chute du duc de Wellington était, surtout, la conséquence de sa déclaration trop explicite contre toute réforme parlementaire. On ne croyait pas que l'opinion publique pût être aussi directement heurtée sur ce point sans quelque danger. Une réforme parlementaire devait donc devenir l'une des mesures du nouveau cabinet. Or, l'un des principes des high tories, et de l'administration de M. Canning, avait toujours été une opposition prononcée contre toute réforme parlementaire. S'attachaient-ils à cette doctrine dans toute sa rigueur? ils ne pouvaient marcher avec les whigs: et s'ils composaient avec la nécessité des circonstances, ils reproduisaient l'exemple du duc de Wellington et de M. Peel dans la question de l'émancipation des catholiques. Et alors, cette conduite séparait d'eux beaucoup de leurs anciens et constants amis politiques; et si elle leur en amenait de nouveaux, ceux-ci venaient de prouver que leur fidélité n'était que conditionnelle. Jusqu'à l'époque dont je parle ici, on capitulait rarement, en Angleterre, avec les principes politiques qu'on avait une fois professés, et l'on n'y pardonnait guère une désertion de parti.

D'ailleurs, si l'opinion publique en général s'était passionnée pour une réforme parlementaire, l'avènement des whigs au ministère inspirait une certaine inquiétude aux hommes d'affaires, et cette inquiétude s'était traduite par une baisse considérable dans les fonds publics. L'Angleterre, depuis un siècle, avait été tellement accoutumée à l'administration des tories; les intervalles du gouvernement des whigs avaient été si courts, et j'ajouterai marqués par si peu de succès, que la majorité des gens qui comptent par leur position ou par leurs intérêts n'allait pas au-devant d'eux. Ainsi, le Times, ce journal qui avait été si longtemps l'organe de leur parti et qui se montrait disposé à les soutenir, était cependant obligé d'exprimer dans les termes suivants l'impression de la Cité de Londres, où se font toutes les opérations financières et commerciales.

«Les sentiments ne sont pas très favorables à un ministère whig, en tant que whig, parce que les hommes de ce parti n'ont pas la réputation d'affaires à laquelle on attache ici un si grand prix; mais l'on ne voit pas trop quelle autre alternative reste. Tous les gens pratiques sont d'opinion qu'un ministère ne pouvait être appelé au gouvernail à une époque de plus grandes difficultés.»


Tout cela, on le voit, n'était pas trop rassurant. Je ne m'en alarmai pas cependant; et je pensai que nos rapports avec l'Angleterre ne seraient pas affectés matériellement par le changement survenu. Nous étions bien, il est vrai, avec le ministère qui se retirait, et, quand on est bien, il ne faut pas trop céder à la pensée du mieux. Mais je crus que dans sa politique extérieure, l'administration nouvelle adopterait à peu près les principes de l'ancienne, et qu'il pourrait y avoir un avantage: c'est que, ce que nous ferions de concert avec elle, fût-ce même exactement ce que nous aurions fait avec l'autre, serait probablement vu avec plus de prédilection en France, par suite du courant d'opinion qui y dominait dans ce moment-là.

Le ministère parvint enfin à se constituer. Voici quelle était sa composition[371]:

Lord Grey, premier lord de la Trésorerie;
Lord Palmerston, secrétaire d'État des affaires étrangères;
Lord Melbourne, secrétaire d'État de l'intérieur[372];
Lord Goderich[373], secrétaire d'État des colonies et de la guerre;
Lord Althorp[374], président du conseil des Indes;
Lord Lansdowne, président du conseil;
Lord Durham[375], gendre de lord Grey, lord du sceau privé;
M. Brougham, chancelier sous le titre de lord Brougham;
Lord Holland[376], chancelier du comté de Lancastre;
Le duc de Richmond, grand maître de l'artillerie;
Lord Auckland[377], ministre du commerce, sans entrée au conseil.

Pendant que ce cabinet s'était constitué à Londres, une nouvelle modification s'était opérée dans le ministère français, et le général Sébastiani, ministre de la marine, était devenu ministre des affaires étrangères, à la place du maréchal Maison, nommé ambassadeur à Vienne[378]. Ces changements perpétuels ne rendaient pas la marche des affaires bien aisée; mais il fallait se dire que nous étions un peu en révolution partout, et dans ces temps-là il est bon de savoir s'arranger de tout.

J'avais insisté vivement dans la dernière séance de la conférence où avait assisté lord Aberdeen, pour qu'on y terminât l'affaire de l'armistice entre les Hollandais et les Belges, et il avait même fallu pour cela que notre séance eût lieu fort avant dans la nuit. J'avais fait partager mon empressement aux autres membres de la conférence. Il était motivé sur le désir que j'avais que l'affaire fût assez engagée pour nous assurer que les ministres nouveaux seraient obligés d'entrer dans la voie que nous leur avions ouverte, mon projet étant de leur demander au moment où ils prendraient leurs portefeuilles, de recevoir comme bien préparé et bien fait tout ce qui avait été décidé dans les conférences sur la Belgique, et d'en faire eux-mêmes la déclaration à une des premières occasions qui se présenterait. Il me paraissait que cela devait avoir une grande influence sur les délibérations que prendraient ultérieurement les Belges; aussi, je pressai beaucoup les nouveaux ministres à cet égard. Il fallait naviguer entre deux courants opposés; quelques personnes comptaient trop les Belges, d'autres comptaient trop le roi des Pays-Bas. C'était entre ces deux intérêts, et sans trop les froisser, que je cherchais à marcher. Tout se passa ainsi que je l'avais désiré, et on verra plus tard que le nouveau cabinet entra parfaitement dans mes vues sur la manière de concilier les intérêts si complexes et si divers, engagés, je ne dis pas seulement dans la question belge, mais dans les questions européennes. Il ne sera pas superflu, pour me faire mieux comprendre, de jeter un coup d'œil rapide sur les dispositions particulières des différents cabinets au moment où nous sommes parvenus. Nous esquisserons ensuite celles de leurs représentants dans la conférence de Londres et leur caractère.

L'Autriche, alarmée de la révolution qui avait eu lieu en France et des agitations qui s'étaient manifestées en Brunswick, en Saxe, en Hesse[379], continuait à souffler la discorde en Allemagne: elle espérait, par là, obliger l'armée fédérale à se mettre en mouvement, ou, au moins au complet; elle cherchait un prétexte pour porter son armée sur un point ou sur un autre. M. de Metternich, loin de regretter de n'avoir pas fait quelques sacrifices à l'esprit du temps, était fâché de ne pas l'avoir comprimé davantage et ne renonçait pas encore à l'espoir de réparer le temps perdu.

La Russie était dans la même disposition; elle faisait des armements considérables. Elle voulait en donner le commandement au maréchal Diebitch[380], qu'on avait envoyé à Berlin, où il essayait à l'aide des intrigues autrichiennes, du prince royal et de M. Ancillon, de détruire le crédit de M. de Bernstorff, et d'entraîner le roi à l'intervention armée que désirait vivement le roi des Pays-Bas.

Mais, heureusement, le roi de Prusse éclairé par l'expérience du passé et par la connaissance profonde qu'il avait de l'état des esprits en Allemagne et particulièrement en Prusse, et aussi, disons-le, par l'honnêteté naturelle de son caractère, résistait à toutes les influences et à la pression qu'on cherchait à exercer sur lui. Y résisterait-il toujours? Telle était la question, de la solution de laquelle dépendait le maintien de la paix. Mais à celle-là s'en rattachaient bien d'autres. Dans l'état de choses que je viens de décrire, on devait se demander si le changement arrivé dans le ministère anglais rendrait les cours du nord plus souples ou plus exigeantes? Se croiraient-elles capables d'engager la lutte avec un cabinet whig qu'elles n'auraient pas l'espoir d'entraîner; ou bien, se croiraient-elles obligées de se préparer davantage? Deviendraient-elles plus soupçonneuses, plus irritables? Se croiraient-elles, enfin, parvenues au point de devoir jouer le tout pour le tout?

C'est l'esprit préoccupé de toutes ces considérations et des éventualités qui pouvaient en découler, que je calculai le langage à tenir à la prochaine réunion de la conférence que le nouveau ministre des affaires étrangères, lord Palmerston, ne devait pas tarder à convoquer. La conférence était composée ainsi qu'il suit:

L'Autriche y était représentée par le prince Paul Esterhazy[381], depuis quinze ans ambassadeur à Londres, où il était aimé et estimé par la société et l'aristocratie anglaises. Sous des dehors faciles, une humeur toujours gaie et aimable, il cache beaucoup de finesse et plus d'attention aux affaires qu'on ne lui en suppose. Grand seigneur hongrois, il a, à ce titre, des idées plus libérales que M. de Metternich et sa longue résidence en Angleterre, en l'accoutumant à la pratique du gouvernement constitutionnel, lui avait élargi les idées et l'avait préparé aux concessions inévitables à faire dans les circonstances où se trouvait l'Europe. Un peu plus tard, M. de Metternich lui adjoignit le baron de Wessenberg, soit pour éloigner celui-ci de Vienne, où il le gênait, soit pour retenir le prince Esterhazy dont il redoutait peut-être les entraînements. Si c'était dans ce dernier but, il se trompait étrangement, car M. de Wessenberg était plus que le prince Esterhazy susceptible de se laisser entraîner. J'avais déjà connu le baron de Wessenberg au congrès de Vienne; et je savais que ce n'était qu'un homme d'affaires instruit, actif, travailleur, mais rien de plus; les vues d'un homme d'État lui manquent absolument; il ne prend les affaires que par les petits côtés; bon homme du reste, et qui croit savoir tout, parce que, pendant quarante ans, il a écouté et retenu tous les commérages de l'Europe.

Le ministre de Prusse, le baron de Bulow[382], avait une grande connaissance des affaires; c'est un homme d'esprit, un peu à la façon prussienne, poussant la finesse parfois jusqu'à la ruse. Il a épousé la fille de Guillaume de Humboldt, mais pas la fureur anti-française de ce dernier, qui m'avait été si incommode au congrès de Vienne. M. de Bulow voulait plaire aux deux partis qui partageaient la cour de Berlin, au vieux roi, sage et prudent, et au prince royal qui, d'un instant à l'autre, pouvait succéder à son père, et que ses penchants portaient vers la Russie. J'eus plus d'une fois besoin de l'arracher à cette conciliation impossible pour le ramener à l'appréciation éclairée des événements.

La Russie avait deux représentants officiels à la conférence de Londres: le prince de Lieven et le comte Matusiewicz. Celui-ci, Polonais de naissance, a reçu son éducation en France et peut se vanter à bon droit d'avoir remporté le grand prix d'honneur de l'Université de Paris au concours de 1811; les habitudes de son esprit sont restées toute françaises, et il a un rare talent et une grande facilité de rédaction. Il avait été envoyé à Londres pour prendre part aux négociations relatives à la Grèce, et y était resté comme représentant intérimaire de la Russie, pendant une absence temporaire du prince de Lieven; je l'avais trouvé remplissant ces fonctions à mon arrivée à Londres. Au début des affaires de la Belgique, il avait témoigné des dispositions très conciliantes, quoiqu'il connût les répugnances de son souverain pour le nouvel ordre de choses établi en France; mais, quand plus tard la Pologne se souleva, il eut besoin de beaucoup d'adresse pour se faire maintenir dans le poste de plénipotentiaire à la conférence de Londres. On comprend que sa position équivoque en qualité de Polonais, ne le rendit plus aussi facile dans nos négociations. Quant au prince de Lieven, je lui dois le témoignage qu'il nous aida beaucoup par sa loyauté et par sa résistance aux emportements souvent mal avisés de l'empereur Nicolas. M. de Lieven a plus de capacité qu'on ne lui en accorde généralement; sous ce rapport, le voisinage de sa femme lui fait tort et l'efface plus que cela ne devrait être. On disait à Londres que le désir de garder son ambassade contribuait à le rendre conciliant dans ses relations avec le gouvernement anglais: cela ne me paraît pas probable et, en tout cas, cela ne lui réussit pas, puisqu'il a fini par être rappelé. Mais je ne donnerais pas une idée complète ni exacte de la légation de Russie à Londres et du rôle important qu'elle y jouait, si j'oubliais de faire mention de madame de Lieven[383]. Moins qu'une autre peut-être elle me pardonnerait de la passer sous silence. Madame de Lieven était depuis dix-neuf ans en Angleterre; elle y était venue en 1812, lorsque la folle entreprise de Napoléon contre la Russie avait conduit l'empereur Alexandre à se rapprocher du gouvernement anglais. Il faut se rappeler qu'à cette époque il n'y avait plus, depuis plusieurs années, aucun corps diplomatique à la cour de Londres, avec laquelle tous les cabinets du continent avaient dû rompre, au moins en apparence, leurs relations officielles. Aussi, l'apparition d'une ambassade de Russie y produisit-elle une grande sensation. Le prince régent, la cour, l'aristocratie, on pourrait dire la nation, accueillirent avec un empressement, qui ressemblait à de l'enthousiasme, le représentant de l'empereur de Russie; on fêta partout M. de Lieven, et madame de Lieven qui, déjà pendant la mission de son mari à Berlin, avait acquis une sorte de célébrité, partagea naturellement les ovations faites à son mari. A la cour, où il n'y avait point de reine, le premier rang lui revint de droit, et le prince régent était charmé de l'attirer à Brighton, où sa présence autorisait celle de la marquise de Coningham, que peu de femmes de la société anglaise aimaient à rencontrer. L'aristocratie, si hospitalière, accourut au-devant de la nouvelle ambassadrice, et lui accorda d'emblée tous ces petits privilèges réservés aux femmes que leur beauté, leur esprit ou leur fortune, placent à la tête du monde élégant; c'est de cette époque que date l'empire incontestable que madame de Lieven a exercé sur la société anglaise. Elle eut le mérite, en l'acceptant, de tout faire pour le conserver longtemps; il faut en reporter tout l'honneur à son esprit. Il paraît qu'elle n'a jamais eu de vraie beauté; mais quand l'âge avait terni les agréments de la jeunesse, elle sut les remplacer par de la dignité, de belles manières, un grand air, qui lui donnent quelque chose de noble et d'un peu impérieux, comme le pouvoir qu'elle exerce. Elle a beaucoup d'esprit naturel, sans la moindre instruction et, ce qui est assez remarquable, sans avoir jamais rien lu; elle écrit en français d'une manière charmante; son style est varié, original et toujours naturel. Elle écrit mieux qu'elle ne cause, sans doute parce que dans sa conversation elle cherche moins à plaire qu'à dominer, à interroger, à satisfaire son insatiable curiosité; aussi est-elle plus piquante par la hardiesse de ses questions et même de ses provocations, que par la vivacité de ses reparties; on dirait qu'elle préfère la satisfaction d'embarrasser au désir de plaire en faisant valoir celui auquel elle parle. Elle voulut se passer cette fantaisie à une de nos premières rencontres, et dans une réunion assez nombreuse: «On aura beau dire et faire, s'écria-t-elle tout à coup, ce qui vient de se passer en France est une flagrante usurpation!—Vous avez bien raison, madame, répliquai-je; seulement, ce qui est à regretter, c'est qu'elle n'ait pas eu lieu quinze ans plus tôt, comme le désirait et le voulait l'empereur Alexandre, votre maître.» Je dois dire que depuis ce jour, elle ne me provoqua plus et que nos rapports devinrent très agréables, quoique sourdement elle fît tout ce qui dépendait d'elle pour entraver nos négociations, et cet antagonisme ne laissait pas que d'avoir ses inconvénients, surtout après le changement qui venait de s'opérer dans le ministère anglais. Madame de Lieven, en souvenir peut-être de sa jeunesse, était assez volage dans ses affections politiques; mais où se marquait son habileté, c'est qu'elle se trouvait presque toujours dans de meilleures relations avec le ministre qui arrivait au pouvoir qu'avec celui qui le quittait. C'est ainsi qu'après avoir longtemps cultivé l'amitié du duc de Wellington, elle s'était éloignée de lui pour chercher M. Canning. A la mort de celui-ci, le duc ayant repris l'ascendant dans la direction des affaires, madame de Lieven n'avait plus retrouvé le même crédit près de lui: aussi n'épargna-t-elle aucune coquetterie pour gagner lord Grey dès son avènement au pouvoir, et j'eus plus d'une fois occasion de m'apercevoir qu'elle y avait réussi dans une certaine mesure.

Pour compléter cette esquisse des membres de la conférence, il ne me reste plus qu'à parler de lord Palmerston, qui succédait à lord Aberdeen.

Lord Palmerston est certainement l'un des plus habiles, si ce n'est le plus habile homme d'affaires, que j'aie rencontré dans ma carrière. Il a toutes les aptitudes et toutes les capacités qui doivent contribuer à composer un tel homme en Angleterre: une instruction étendue et variée, une activité infatigable, une santé de fer, des ressources inépuisables dans l'esprit, une grande facilité d'élocution dans le parlement; sans être ce qu'on appelle en Angleterre, un grand debater, son genre d'éloquence est mordant et satirique; il sait mieux accabler un adversaire sous son ironie et ses sarcasmes, que convaincre ses auditeurs; enfin il a de l'amabilité sociale et des manières élégantes. Mais un trait de son caractère dépare tous ces avantages et l'empêche, à mon sens, d'être compté comme un véritable homme d'État: il est passionné dans les affaires publiques, au point de sacrifier les plus grands intérêts à ses ressentiments; chaque question politique à peu près se complique pour lui d'une question personnelle; et, en paraissant défendre les intérêts de son pays, c'est, presque toujours, ceux de sa haine ou de sa vengeance qu'il sert; il met un grand art à dissimuler ce moteur secret sous des apparences que je pourrais appeler patriotiques; c'est par cet art qu'il parvient toujours à agir sur une portion considérable de l'opinion publique, qu'il entraîne dans le sens de sa propre passion. J'aurai plus d'une fois dans ces souvenirs l'occasion de constater l'exactitude de cette observation, qui explique, je crois, comment lord Palmerston a toujours conservé une certaine popularité, tout en changeant de parti, et en portant tour à tour ses grands talents dans les camps des tories, des whigs et même des radicaux. Il y a peu d'Anglais qui sachent aussi bien que lui toucher la fibre patriotique de John Bull. Nous marchâmes parfaitement d'accord pendant les premiers mois de la conférence, et c'est à cet accord que sont dus en partie les excellents résultats obtenus. Maintenant, après avoir parlé des hommes, revenons aux affaires.

Lord Grey, comme je le lui avais demandé, avait saisi l'occasion de son premier discours au parlement, où il indiquait la ligne que le nouveau ministère se proposait de suivre, pour donner des assurances de paix et principalement de bonne entente avec la France; il avait dit aussi qu'il se plaisait à regarder les gouvernements des deux pays comme fondés sur les mêmes principes. Ce discours fit de l'impression. Nos rapports avec l'Angleterre étaient donc établis sur une base solide; c'était un point essentiel; il fallait en tirer parti.

Un incident survint, qui, en irritant les cours d'Autriche, de Prusse et surtout celle de Russie, rendait encore plus nécessaire l'accord entre la France et l'Angleterre. Le congrès belge, avant même de ratifier l'armistice avec la Hollande, conclu sous la médiation de la conférence, venait de prononcer l'exclusion définitive de la maison de Nassau du gouvernement de la Belgique. Heureusement pour nous, ce vote avait eu lieu, malgré une démarche éclatante faite par le gouvernement français pour l'empêcher, ce qui établissait bien la bonne foi qu'il avait témoignée dans cette question[384].

Lorsque la conférence se réunit pour la première fois, sous la présidence de lord Palmerston, qui nous communiqua les acceptations définitives de La Haye et de Bruxelles à notre proposition d'armistice, j'exposai aux plénipotentiaires rassemblés quelques considérations que je croyais utile de faire parvenir, par leur entremise, à leurs gouvernements respectifs.

Je leur dis:

«Maintenant, messieurs, nous avons l'assurance que les hostilités resteront suspendues et que le sang cessera de couler; il s'agit donc de nous entendre sur les moyens de régler l'affaire épineuse qui est remise à nos soins. Il est évident que nous n'y parviendrons pas, si nous n'apportons pas tous ici un esprit de conciliation, et si nous n'avons pas tous un but commun: celui du maintien de la paix dont tous nous avons besoin. Il est impossible de ne pas reconnaître que, quelque motivée qu'ait pu être la révolution qui a eu lieu en France, elle a ébranlé plus ou moins tous les trônes de l'Europe, et affaibli partout le principe d'autorité. Je le déplore avec vous et autant que vous, et je ne vois qu'un remède à ce mal, c'est que nous nous entendions tous pour le réparer en nous prêtant un appui réciproque. Ne doutez pas que chacun de nos gouvernements se sentira plus fort chez lui, quand il pourra y parler au nom de l'alliance des cinq plus grandes puissances de l'Europe. Mon gouvernement vient de vous donner une preuve de la sincérité de ses intentions en s'efforçant d'empêcher le congrès belge de prononcer l'exclusion de la maison de Nassau. Je regrette qu'il n'ait pas eu plus de succès et je rechercherai loyalement avec vous, les moyens de réparer, si cela est possible encore, cet échec. Mais quelle que soit l'issue de nos efforts sur ce point, il faut nous préparer à toutes les éventualités qui peuvent survenir et apporter dans nos délibérations la confiance et la fermeté, qui seules assureront la conservation de la paix.»

Ces observations, qui avaient, je crois, le mérite d'être vraies, firent assez d'effet pour que je pusse espérer qu'on parviendrait à maintenir la paix.

On convint dans cette séance de laisser le champ ouvert aux tentatives que faisaient en Belgique les partisans de la maison de Nassau pour ramener l'opinion du congrès en faveur au moins du prince d'Orange, et de s'occuper, en attendant, des points, que dans tous les cas, il serait nécessaire de régler, tels que ceux des difficultés qu'avaient soulevées les limites de l'armistice entre les Hollandais et les Belges;—des rapports à établir avec la confédération germanique à cause du Luxembourg;—du partage de la dette[385]...

Au moment où la conférence allait commencer l'examen de ces questions importantes, je vis arriver à Londres un émissaire du cabinet nouvellement constitué en France, ou du moins de quelques-uns de ses membres. C'était le comte de Flahaut. La mission de M. de Flahaut était assez compliquée; on lui avait donné pour prétexte les anciennes relations de société et d'amitié qu'il avait avec quelques membres du nouveau ministère anglais, entre autres avec lord Grey et le marquis de Lansdowne, et on avait supposé que la protection bienveillante que j'avais accordée à M. de Flahaut, au début de sa carrière, me rendrait sa présence agréable dans les circonstances actuelles. M. de Flahaut venait lui-même avec l'intention de préparer les voies à sa nomination comme ambassadeur à Londres, lorsque je serais dans le cas de me démettre de ce poste.

Je démêlai bien vite ces mobiles particuliers sous les dehors officiels qu'on avait donnés à son envoi, car il m'apportait une dépêche et des lettres dans lesquelles le général Sebastiani me demandait mes avis et mes conseils sur la politique extérieure de la France et il était de plus chargé de me faire des insinuations sur la solution à donner à la question hollando-belge, après le vote d'exclusion prononcé contre la maison de Nassau par le congrès belge. Voici en quoi consistait le plan que M. de Flahaut me développa, plan qui avait été inspiré par M. de Celles et quelques autres intrigants de son espèce, et accepté, j'ai tout lieu de le croire, par le général Sébastiani. On disait: puisque la Belgique rejette la maison de Nassau, et que le roi Louis-Philippe ne consent point à l'élection du duc de Nemours comme souverain du nouvel État, il n'y a qu'un moyen de tout concilier: c'est le partage de la Belgique. En procédant à ce partage de manière à y intéresser les puissances voisines, on parviendra certainement à obtenir leur consentement. Ainsi on donnera une part au roi des Pays-Bas, qui préférera cela à la perte totale de la Belgique; la Prusse aura la sienne, et celle de la France sera la plus considérable; mais, comme il serait impossible d'obtenir ce résultat sans le consentement de l'Angleterre, il faut aussi lui faire sa part, et elle recevra la ville et le port d'Anvers avec le cours de l'Escaut jusqu'à la mer. C'est cette belle conception que M. de Flahaut devait s'efforcer de me faire adopter.

Il ne me fallut pas beaucoup de réflexion pour démontrer combien un pareil projet était insensé, dangereux, opposé au maintien d'une paix durable et avant tout aux vrais intérêts de la France, en supposant même qu'il pût être accepté par les autres puissances. Je rappelai tout ce qu'il avait coûté de peine et de sang à la France pour expulser les Anglais du continent dans les siècles passés, et je déclarai que pour mon compte, je me ferais plutôt couper le poing que de signer un acte qui les y ferait revenir. L'extension qu'on voulait donner à la Prusse sur nos frontières du nord n'offrait pas moins d'inconvénient à mes yeux. Je rejetai donc avec vivacité et hauteur un plan contraire à la saine politique et qui n'avait d'autre caractère que celui d'une intrigue. Il n'y avait, à mon sens, qu'une issue possible à la question qui pût être utile à la France: c'était la création d'un royaume de Belgique, placé sous le gouvernement d'un prince quelconque, qui serait trop faible pour nous inquiéter, et qui ne serait pas même en état de fournir les garnisons de cette ceinture de forteresses érigées et entretenues à grands frais contre nous.

M. de Flahaut dut se contenter de cette réponse de ma part et la reporter à Paris avec la dépêche par laquelle j'exposais mes idées sur la politique extérieure de la France, répondant sur ce point, aux questions qui m'avaient été posées par le général Sebastiani.

Voici cette dépêche[386]:

«Londres, le 27 novembre 1830.

»Monsieur le comte,

»Je vous remercie d'avoir engagé M. de Flahaut à venir à Londres; il y est en relations habituelles avec le nouveau ministère et sa présence ici m'a été fort utile à cet égard; son très bon esprit lui a fait sentir le langage qui pouvait le mieux nous servir.

»Je vais répondre tout de suite aux questions générales qui m'ont été faites sur la politique extérieure que la France peut être amenée à suivre dans les circonstances actuelles.

»La France ne doit point songer à faire ce qu'on appelle des alliances. Elle doit être bien avec tout le monde et seulement mieux avec quelques puissances, c'est-à-dire, entretenir avec elles des rapports d'amitié qui s'expriment lorsque des événements politiques se présentent.

»Ce genre de liens doit avoir aujourd'hui un principe différent de celui qu'il avait autrefois; ce sont les progrès de la civilisation qui formeront désormais nos liens de parenté. Nous devons donc chercher à nous rapprocher davantage des gouvernements où la civilisation est plus avancée; c'est là que sont nos vraies ambassades de famille. Ceci conduit naturellement à regarder l'Angleterre comme la puissance avec laquelle il nous convient d'entretenir le plus de relations; je dois faire observer qu'il y a entre elle et nous des principes communs, et que c'est la seule puissance avec laquelle nous en ayons d'essentiels. Si, dans quelques points, nous avons des avantages sur l'Angleterre, dans d'autres aussi elle l'emporte sur nous. Il y a ainsi quelque profit, de part et d'autre, à une réunion plus étroite. Tous les motifs de rivalité sont d'ailleurs fort diminués par les pertes coloniales que nous avons faites.

»L'Europe est certainement en ce moment, dans un état de crise. Eh bien! l'Angleterre est la seule puissance qui, comme nous, veuille franchement la paix. Les autres puissances reconnaissent un droit divin quelconque; la France et l'Angleterre seules n'attachent plus là leur origine. Le principe de la non-intervention est adopté également par les deux pays; j'ajouterai, et je le compte pour quelque chose, qu'il y a aujourd'hui une sorte de sympathie entre les deux peuples.

»Mon opinion est que nous devons nous servir de tous ces points de rapprochement, pour donner à l'Europe la tranquillité dont elle a besoin. Que quelques États soient ou ne soient pas disposés à la paix, il faut que la France et l'Angleterre déclarent qu'elles la veulent, et que cette volonté émanée des deux pays les plus forts et les plus civilisés de l'Europe, s'y fasse entendre avec l'autorité que leur puissance leur donne.

»Quelques-uns des cabinets qui marchent encore sous la bannière du droit divin, ont en ce moment des velléités de coalition; ils peuvent s'entendre parce qu'ils ont un principe commun; ce principe s'affaiblit, à la vérité, dans quelques endroits, mais il existe toujours; aussi lorsque ces cabinets-là se parlent, ils s'entendent bientôt. Ils soutiennent leur droit divin avec du canon; l'Angleterre et nous, nous soutiendrons l'opinion publique avec des principes; les principes se propagent partout, et le canon n'a qu'une portée dont la mesure est connue.

»L'Europe se trouve donc partagée entre ces deux principes de gouvernement: ce sont aujourd'hui ceux qui la régissent. Les forces sont à peu près égales entre le principe qui fait mouvoir les armées russes et autrichiennes, et le principe qui, agissant par l'opinion, est sûr de faire mouvoir des forces, au moins égales. Ce dernier rencontrera de nombreux alliés dans les pays qui lui sont opposés, et son antagoniste ne compte guère parmi les siens que le faubourg Saint-Germain. S'il y a balance, il faut la faire pencher de notre côté, et le moyen d'y arriver, c'est d'attirer la Prusse vers des idées qui sont moins éloignées d'elle que des autres pays du Nord. C'est là, ce me semble, quelles doivent être les vues du cabinet de Londres, et de celui de Paris. J'ai développé cette pensée hier très longuement avec lord Palmerston et aujourd'hui avec lord Grey; ils entrent l'un et l'autre dans cette manière de voir et donneront des instructions en conséquence au ministre qu'ils ont à Berlin. Il est très important pour nous d'avoir là des agents observateurs et entraînants.

»Vous m'avez demandé, monsieur le comte, quel pourrait être, dans l'état actuel de la France, le système politique auquel elle devrait s'attacher. J'ai essayé d'indiquer une réponse à cette question sur laquelle il y aurait plutôt un livre à faire qu'une lettre; le livre pourrait être mauvais, et la lettre n'est probablement pas trop bonne.

»Je veux suivre maintenant mon idée, et appliquer les principes que je viens d'émettre aux négociations dans lesquelles nous sommes engagés en ce moment. Je suis convaincu que c'est avec l'Angleterre que la France doit chercher à agir, et je crois que la disposition du nouveau cabinet anglais nous donnera beaucoup de facilité à cet égard. J'ai vu ce matin avec un grand plaisir, à quel point le ministère anglais était satisfait de la démarche qui avait été faite en envoyant à Bruxelles, M. de Langsdorf[387].

»L'esprit de cette mission a été très bien développé dans une lettre écrite par M. Pozzo à M. de Matusiewicz; il y rend compte avec beaucoup d'éloges d'une conversation qu'il avait eue avec vous et qui avait précédé cet envoi.

»Je suis fondé à croire que si les Belges ne sont pas absolument fous, nous arriverons à ce que nous désirons. Il est fort difficile d'employer la véritable influence sur les personnes qui dirigent le mouvement en Belgique, car il paraît démontré ici que ce sont les prêtres qui animent le peuple, et qui dominent sourdement les délibérations du congrès. Dans mes conversations séparées avec lord Grey et lord Palmerston, j'ai cru voir que si on ne réussissait pas pour le prince d'Orange, on pourrait penser à l'archiduc Charles. J'ai rejeté cette idée en disant qu'un prince de la maison d'Autriche en Belgique aurait trop l'air d'une restauration, et qu'ils devaient se rappeler d'une chose que j'avais oubliée il y a quinze ans: c'est que M. Fox avait dit et imprimé que la pire de toutes les révolutions était une restauration.

Je n'ai jusqu'à présent prononcé aucun nom, quoique celui du prince Charles de Bavière me soit venu souvent à la bouche, car il est catholique, il a quarante ans, et il est homme d'esprit et de courage[388]. Cette idée, du reste, n'est venue ici à personne, et si le gouvernement français l'adoptait, il pourrait s'en faire tout le mérite vis-à-vis de la maison de Bavière.

»Pour vous rendre un compte complet de tout ce dont j'ai été chargé durant ma mission, je dois vous parler de la Grèce. Rien n'a été proposé à ce sujet par aucune des puissances; l'affaire de la Belgique a absorbé l'attention et l'intérêt de tout le monde; je ne crois pas qu'aucun ministre y ait pensé; pas un seul des beaux noms de la Grèce n'a été prononcé dans une de nos conférences[389].

»Quant à Alger, j'ai évité d'en parler; j'aimerais bien que nos journaux en fissent autant; il est bon qu'on s'accoutume à notre occupation et le silence est le meilleur moyen. Je crois que l'opinion a changé sur cette question en Angleterre et que nous n'éprouverons pas d'insurmontables difficultés, lorsqu'il s'agira de la traiter[390]


M. de Flahaut retourna à Paris, avec cette dépêche et mes observations sur le projet de partage de la Belgique, projet sur lequel on revint ensuite à la charge, mais que j'écartai encore, ainsi qu'on le verra. Quant à M. de Flahaut lui-même, il alla plus tard représenter la France à Berlin où, au lieu de chercher à nous concilier le gouvernement prussien, il se prononça avec une telle vivacité pour la cause polonaise, qu'au bout de deux ou trois mois, il se vit obligé de quitter son poste, dégoûté de n'exercer aucune influence sur une des trois cours qui avaient partagé la Pologne.

L'ambassadeur de Russie, M. de Lieven, qui était en congé à l'époque de mon arrivée en Angleterre, où il avait laissé sa femme, revint à Londres vers la fin du mois de novembre et ne tarda pas à donner au ministère anglais ainsi qu'à moi, des explications pacifiques au nom de son gouvernement. Sur la question que je lui fis au sujet des armements de la Russie qui inquiétaient l'Europe, il me répondit catégoriquement:

«Les armements que nous avons faits ont été occasionnés par la première demande de notre allié, le roi des Pays-Bas, et ils n'ont eu pour objet que de montrer des forces qui seraient réunies si les circonstances l'exigeaient. Mais je puis vous dire avec autorité, parce que j'en ai le droit[391] que nos troupes n'agiront et ne pourraient agir que d'accord avec les quatre[392] puissances; sans leur aveu, elles ne passeront pas les frontières; je vous le déclare et vous pouvez le déclarer à votre gouvernement. J'ai dit la même chose à lord Grey et à lord Palmerston[393]

Je lui répondis[394] «que je savais que lord Grey lui avait indiqué que des forces aussi considérables devaient donner des inquiétudes et en donnaient à la France, que ces inquiétudes, le gouvernement russe devait s'efforcer[395] de les faire cesser, tandis que le retard des lettres de créance de l'ambassadeur de Russie à Paris ne pouvait que les augmenter. J'ajoutai qu'il connaissait trop bien l'Europe, pour n'avoir pas remarqué qu'il y avait aujourd'hui dans les peuples une susceptibilité qui avait besoin d'être ménagée, et que la manière la plus sûre d'y parvenir était de détruire tous les motifs d'inquiétude». A quoi il répliqua: «Je suis certain que l'ambassadeur de Russie à Paris, recevra incessamment les lettres de créance dont vous me parlez, si déjà elles ne sont pas arrivées. Mais du reste, je suis bien aise d'avoir trouvé cette occasion de vous faire personnellement la déclaration tranquillisante que je viens de vous donner.»

Le soulèvement de la Pologne ne tarda pas à nous garantir la nécessité, si ce n'était la sincérité de ces nouvelles dispositions de la Russie[396]. Toutefois je n'hésitai pas à tenir pour bonnes les déclarations rassurantes du prince de Lieven, et en les transmettant à Paris, j'insistai pour qu'on en fît autant. Je faisais remarquer que dans les explications de l'ambassadeur de Russie, il n'avait pas été question de la position particulière de la France, et j'écrivais[397]:

«Nous devons désormais éviter de traiter ce sujet. La France a repris sa place parmi les grandes puissances, et elle ne peut pas tolérer qu'on élève à cet égard le moindre doute. En conservant le caractère[398] que nous ont imprimé les événements du mois de juillet, nous n'en restons pas moins libres de prendre une part égale à celle des autres puissances dans les négociations de la Belgique. Il est de notre devoir de maintenir le principe de la non-intervention; mais ce principe peut se concilier avec celui du maintien des traités et des frontières.

»Je suis bien aise[399] de vous soumettre cette observation, parce que, si vous l'adoptez, comme je n'en doute pas, elle contribuera puissamment à fortifier notre position politique envers les autres États. Nos difficultés ne peuvent venir aujourd'hui que de la Belgique. Les Belges, après être convenus des limites, élèvent des prétentions qui ne sont pas soutenables; ils ont tort sur le droit comme sur le fait dans leurs assertions relativement à la ligne qui séparait, avant l'époque du traité du 30 mai 1814, les possessions du prince souverain des Provinces-Unies de celles qui ont été jointes à son territoire pour former le royaume des Pays-Bas. Les instructions de lord Ponsomby[400] sont d'accord avec cette opinion[401]; il soutiendra, comme nous, que les Belges faussent la ligne par la manière dont ils la présentent. Je dois vous dire que l'Angleterre est décidée sur l'indépendance de la Belgique; que lord Ponsomby, qui est parti ce matin, ne doit élever aucune difficulté à cet égard. Il est chargé de renouveler les assurances de la non-intervention; mais, comme nous, cependant, son gouvernement n'applique pas ce principe à des difficultés de limites qui seraient violées ou d'un côté ou de l'autre.»


On voit par l'extrait de cette dépêche que le gouvernement anglais avait été conduit à reconnaître que la Belgique devait être séparée irrévocablement de la Hollande. Cette séparation reconnue sans amener la guerre, était un immense succès pour la politique française. Pourvu qu'il n'y eût pas à Bruxelles un gouvernement républicain, le choix du souverain n'était plus, à mes yeux, qu'une question fort secondaire, parce que j'étais bien sûr que ce souverain, quel qu'il fût, devait être un voisin commode, un allié fidèle de la France. Dès cette époque même il surgit une combinaison qui offrait la meilleure solution du choix de ce souverain, puisqu'elle devait plaire à l'Angleterre et nous satisfaire. Il s'agissait du prince Léopold de Saxe-Cobourg qui, après avoir été élu par les Belges et reconnu par les puissances, épouserait une des princesses, filles du roi Louis-Philippe. Mais cette solution devait passer par bien des péripéties encore avant d'aboutir[402].

Nos affaires marchaient donc bien à Londres, et si les retards obstinés du roi des Pays-Bas et les exigences ridicules des Belges causaient des embarras à la conférence, la bonne intelligence qui existait entre ses membres donnait la certitude qu'on viendrait à bout de surmonter ces embarras. D'ailleurs, la nouvelle du soulèvement de la Pologne, qui nous parvint au commencement de décembre, devenait un puissant motif de plus pour la Russie, la Prusse et l'Autriche, de se montrer conciliantes dans le règlement de l'affaire belge. Mais elle n'était pas de nature à produire le même effet à Paris, où elle exaltait fortement les têtes, précisément au moment où le procès des ministres de Charles X allait provoquer peut-être de dangereuses agitations dans le peuple.

On savait que le parti révolutionnaire employerait toutes ses ressources pour tirer parti de cet incident. Le gouvernement serait-il assez fort pour maintenir l'ordre et faire respecter le cours de la justice? C'était là le sujet de vives inquiétudes à Paris; et ces inquiétudes pas plus que leur cause, ne rendaient bien commode la situation de l'ambassadeur de France à Londres. Un négociateur n'a pas aisément le ton haut et ferme quand on peut lui demander à chaque instant: Votre gouvernement existe-t-il encore à l'heure qu'il est? Triste résultat des temps révolutionnaires qu'il faut savoir dominer, mais qui porte souvent à de douloureuses réflexions.

Cependant, je ne me laissai pas aller au découragement, et je saisis avec énergie l'ouverture que m'offrirent l'entêtement du roi des Pays-Bas et les meilleures dispositions du congrès de Bruxelles, pour atteindre le but que je me proposais avant tout: la dissolution du royaume des Pays-Bas.

Voici ce que j'écrivais le 17 décembre à M. Sebastiani[403]:

»Monsieur le comte,

»L'ambassadeur des Pays-Bas a annoncé qu'il était malade. Je pensais qu'il voulait faire servir cette indisposition à retarder les travaux de la conférence, et je viens d'apprendre une détermination de son souverain qui me confirme dans l'opinion que ce prince cherche tous les moyens d'entraver nos résolutions. M. Falck a reçu l'avis, qu'après la réception du protocole de notre cinquième conférence, le roi des Pays-Bas avait désigné pour se rendre à Londres M. Zuylen de Nyeweldt[404], en qualité de second plénipotentiaire, afin d'y porter de nouvelles instructions. Il est évident que cette nomination n'est qu'une mesure dilatoire, car personne n'est plus capable que M. Falck de suivre les affaires du roi ici. D'ailleurs, toutes les réticences de M. Falck, dans ces derniers temps, et surtout aujourd'hui, ne prouvent que trop qu'il est embarrassé et que son gouvernement n'est pas de bonne foi.

»Après avoir mûrement réfléchi sur cet incident, j'ai pensé qu'il n'y avait qu'un moyen de mettre un terme à nos incertitudes: c'était de demander la prompte déclaration de l'indépendance de la Belgique. Je me crois fondé à faire cette demande, parce que dès le principe de nos négociations il a été convenu que pendant que la France emploierait son influence pour décider les Belges à signer un armistice, l'Angleterre emploierait la sienne pour amener le roi de Hollande à prendre le même parti. Nous avons pleinement réussi: les Belges consentent à tout et nous leur devons le prix de la condescendance qu'ils nous ont témoignée. Le cabinet anglais, malgré tous ses efforts qui ont été très sincères, n'a pu obtenir de la cour de La Haye la déclaration positive que nous devions naturellement recevoir[405]. Le caractère du roi de Hollande est un obstacle à tout, mais cet obstacle il faut le surmonter, et je ne connais pas d'autres moyens d'y parvenir, que de faire déclarer[406] par la conférence l'indépendance de la Belgique. Mon projet est donc d'en parler avant la conférence à lord Palmerston, et d'en faire ensuite la proposition formelle aux plénipotentiaires[407] des quatre puissances. Si j'obtiens cela demain, et je l'espère, nous aurons fait un grand pas.

»Il est possible qu'après ma conférence avec lord Palmerston, je l'engage à faire lui-même la proposition: il serait préférable qu'elle vînt de lui, parce qu'elle aurait plus d'influence sur le roi des Pays-Bas. Du reste, je jugerai ce qui conviendra le mieux et après la conférence, je vous expédierai le courrier que vous m'avez envoyé...»


Puisque j'ai cité cette dépêche, je ne puis mieux faire que de continuer à citer celles qui la suivirent et qui expliqueront plus clairement qu'aucun récit, comment les choses se passèrent.

«Londres, le 20 décembre 1830.

»Monsieur le comte,

»Je vous annonçais dans ma dernière dépêche, le renvoi pour le lendemain de votre courrier, mais la marche et la longueur de nos conférences ne m'ont pas permis de remplir cette intention, et c'est aujourd'hui seulement que je suis en état de vous faire connaître un important résultat de nos délibérations. La conférence s'est réunie chaque jour, et l'une de nos séances s'est prolongée pendant plus de sept heures. Vous ne vous étonnerez pas, monsieur le comte, d'aussi longues discussions quand vous saurez que le plénipotentiaire anglais et moi étions seuls décidés sur la question de l'indépendance de la Belgique et qu'il fallait amener les quatre autres plénipotentiaires à partager notre opinion. Mais j'attachais trop de prix à remplir les intentions du roi, pour ne pas presser autant que je le pouvais une résolution qu'il nous était si utile de faire prendre.

»Je vous envoie donc le protocole de notre conférence qui vient d'être signé dans le moment; vous remarquerez qu'il renferme tout ce que, raisonnablement, nous pouvions désirer; j'espère que le roi en sera satisfait. La signature de l'ambassadeur de Russie était bien précieuse à avoir, et vous l'y verrez.[408]

»Recevez...»

«Londres, le 21 décembre 1830.

»Monsieur le comte,

»J'étais pressé hier par le désir de faire partir le courrier qui vous portait le protocole de notre conférence: aujourd'hui, je puis mieux apprécier l'importance de la résolution qui a été adoptée, et il m'est déjà possible de vous annoncer qu'elle a produit un grand effet parmi les personnages influents de ce pays qui en ont eu connaissance. On la regarde, sinon comme une garantie de maintien de la paix, du moins comme enlevant aux partisans de la guerre, un moyen puissant d'agiter les esprits. Je partage assez cette opinion, et je persiste à croire que même dans les circonstances actuelles de l'Europe, la reconnaissance par les cinq grandes puissances de la Belgique comme État indépendant doit avoir pour nous un utile résultat.

»Les événements survenus en Pologne m'ont rappelé ce que, bien jeune encore, j'avais éprouvé avec toute la France, lors du premier partage de ce pays. Il est impossible d'oublier l'impression qu'il produisit dans le siècle dernier; la politique de la France en fut flétrie, et jamais le duc d'Aiguillon, ministre des affaires étrangères, et le cardinal de Rohan, ambassadeur à Vienne, ne se sont relevés de la honte d'avoir ignoré les négociations qui précédèrent ce grand acte d'injustice et de spoliation.

»Plus tard, l'occasion la plus favorable se présenta pour rétablir le royaume de Pologne: l'empereur Napoléon pouvait, en 1807 et en 1812[409], rendre à ce pays son indépendance si importante pour l'équilibre européen; il ne le voulut pas et ce n'est pas à vous, monsieur le comte, que j'aurai besoin de rappeler la grande faute qui fut commise alors. En 1814, les chances de la guerre nous avaient amenés au point de ne pouvoir plus songer[410] qu'à notre propre existence, et nous dûmes garder le silence lorsque se consomma l'asservissement de la Pologne. Aujourd'hui que notre voix a repris son importance dans les conseils de l'Europe, il ne doit[411] plus en être de même. Je crois que, sans troubler la paix, il vous serait possible, avec l'appui de l'Angleterre et en choisissant bien le moment, d'offrir notre médiation et de faire tourner les derniers événements[412] de la Pologne à l'avantage de l'Europe. Il n'est personne aujourd'hui qui ne comprenne que le royaume de Pologne, fortement constitué, formerait la meilleure barrière contre les envahissements menaçants de la Russie. Il se présente bien des moyens qui tendraient à faire obtenir ce résultat, et si l'Angleterre voulait entrer franchement dans nos vues, je pense qu'on trouverait dans le grand duché de Posen, en Gallicie, dans les provinces polonaises de la Russie, en Finlande, peut-être même en Suède et en Turquie, des moyens puissants d'action contre la Russie. Il me semble qu'il serait possible d'atteindre le but dont je vous parle, sans faire la guerre; le cabinet de Saint-Pétersbourg, bien conseillé, céderait peut-être avec le temps à des démarches bien[413] combinées.

»Tout ceci exigerait beaucoup de développements, et j'ai voulu seulement présenter quelques réflexions auxquelles je donnerais plus de suite, si vos idées à cet égard se trouvaient d'accord avec les miennes.

»Recevez...»


Pendant que j'obtenais à Londres, de la conférence, l'importante déclaration de l'indépendance de la Belgique, le gouvernement français remportait à Paris une grande et glorieuse victoire sur le parti révolutionnaire, et le 22 décembre, le procès des ministres de Charles X se dénouait devant la cour des pairs, sans qu'il y ait eu une condamnation capitale prononcée, et sans que l'émeute eût entravé le cours de la justice. J'en reçus la nouvelle, je l'avoue, avec une immense satisfaction, et la lettre par laquelle Madame Adélaïde me l'annonça est trop honorable pour elle et me causa trop de plaisir pour que je ne l'insère pas ici.

«Paris, le 23 décembre 1830.

»Nous voilà enfin dehors de la crise de cet affreux procès; ce grand drame s'est terminé d'une manière digne de notre révolution et du roi qui nous gouverne. Certes, il a fallu toute sa force, tout son calme et sa patience pour arriver à un aussi beau et heureux dénouement. Il en jouit doublement dans ce moment, où il reçoit tous les témoignages d'affection et d'amour qu'on a pour lui. Il vient de sortir à cheval aux acclamations générales pour faire la tournée des arrondissements et exprimer à la si brave et excellente garde nationale sa satisfaction de son admirable conduite qui est au-dessus de tous les éloges. Nous venons de passer trois jours bien pénibles, mais nous en sommes bien dédommagés maintenant. Je sais que le général Sebastiani vous a expédié un courrier hier soir et que vous aurez déjà les bonnes nouvelles quand cette lettre vous parviendra; il était bien essentiel que vous fussiez bien au fait; sans doute, il en sera arrivé beaucoup de fausses à Londres et des plus alarmantes, car cela a été une tactique bien évidente de répandre l'effroi et la terreur. Ici même, il arrivait d'un quartier à l'autre les plus fâcheuses et les plus fausses nouvelles. Sans le sang-froid et le calme du roi, cela aurait pu mener à prendre les mesures les plus fausses.

»Je vous félicite de tout mon cœur de l'heureux résultat de vos conférences; c'est un beau et bien satisfaisant succès, dont je jouis doublement et pour vous et pour nous, mon cher prince. Le roi en est dans la joie et il est fier des succès de l'ambassadeur de son choix. Il me charge de mille et mille belles choses pour vous. Ce qui nous inquiète maintenant, c'est le sort des pauvres Polonais, je crains bien pour eux[414]...


Nos affaires avaient donc pris une meilleure tournure; la fin du procès des ministres détendait la situation à Paris, tandis que l'indépendance de la Belgique, consentie de bon accord entre les cinq grandes puissances, assurait, du moins pour le moment, le maintien de la paix. C'était beaucoup gagner, mais il restait encore bien d'épineuses difficultés à résoudre. Le ministère présidé par M. Laffitte, n'avait ni force ni crédit en France, pas plus qu'à l'étranger; le commerce et l'industrie étaient ruinés; les affaires ne reprenaient pas; les tendances et les faiblesses de ce ministère ne pouvaient pas rassurer les esprits.

A l'indépendance proclamée de la Belgique se rattachait une complication assez grave, celle du grand-duché de Luxembourg, qui tenait à la confédération germanique par des rapports particuliers. Les Belges prétendaient garder cette province qui, en 1814, avait été donnée au roi des Pays-Bas, comme indemnité de ses possessions personnelles en Allemagne, et dans laquelle se trouvait une forteresse fédérale, liée au système général de défense de la confédération. Il fallait donc à la fois désintéresser la confédération et satisfaire les prétentions du roi des Pays-Bas et celles des Belges. Ce fut l'objet de longues négociations qui durèrent plusieurs années et qui finirent par un arrangement convenable, mais qui, pendant longtemps, causèrent de grands soucis; car à mesure que l'horizon politique s'éclaircissait en Europe, les puissances allemandes se montrèrent plus récalcitrantes à faire des concessions.

Le protocole de la conférence du 20 décembre qui prononçait l'indépendance de la Belgique, provoqua naturellement les plaintes les plus vives à La Haye. Le roi des Pays-Bas nous fit adresser une protestation véhémente contre notre décision. On ne peut nier qu'il avait des motifs fondés de se plaindre, si on se rappelle que les provinces belges lui avaient été cédées en 1814, en échange des colonies hollandaises dont l'Angleterre s'était emparée. Mais c'était à l'Angleterre de se tirer de ce mauvais pas; quant à moi, je n'avais qu'une considération à faire prévaloir, c'est que le royaume des Pays-Bas ayant été formé en haine et comme menace contre la France, il était démontré que cette œuvre avait fait son temps et ne pouvait durer davantage. La conférence reçut la protestation du roi des Pays-Bas, n'y répondit pas, et continua ses travaux pour consolider l'indépendance de la Belgique, résolue de les terminer sans le concours du roi des Pays-Bas, s'il persistait dans son opposition.

J'ai déjà dit, je crois, qu'avant la réunion de la conférence des cinq puissances, pour régler les affaires de la Belgique, il en existait une autre à Londres composée des représentants de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie, qui s'occupait de l'arrangement des affaires de la Grèce. On sait qu'en vertu du traité conclu entre ces trois puissances, le 3 juillet 1827[415] l'indépendance de la Grèce avait été reconnue. Depuis la conclusion de ce traité, on avait dû employer de longues négociations pour obtenir d'abord l'assentiment de la Porte ottomane à ce démembrement de son empire; puis la reconnaissance par les autres puissances du nouvel État, qui, depuis un an, était gouverné provisoirement par le comte Capo d'Istria. Les trois cours protectrices de la Grèce s'étaient occupées dans le principe, avec zèle, à consolider l'indépendance qu'elles avaient procurée; mais dans les derniers temps ce zèle s'était un peu refroidi, soit par les entraves qu'apportait dans les négociations la Russie, qui s'était aperçue que l'indépendance de la Grèce ne lui assurait pas les avantages sur lesquels elle avait compté, soit aussi par suite des événements qui venaient de se passer en France et qui avaient troublé tous les cabinets. Il devenait cependant important de mettre un terme aux incertitudes qui existaient encore sur le sort définitif de la Grèce; en conséquence, la conférence des trois puissances fut de nouveau appelée à se rassembler, et nous eûmes une séance à la fin du mois de décembre 1830. Avant de parler de cette séance, il est nécessaire de rappeler sommairement les faits qui allaient former l'objet de nos délibérations.

Le traité du 3 juillet 1827 avait arrêté les bases de l'indépendance de la Grèce; il déterminait les limites du nouvel État; ses rapports avec la Turquie; la constitution qui le régirait... et les trois puissances protectrices, en se réservant le droit de désigner le prince qui serait appelé à gouverner la Grèce, avaient autorisé le comte Capo d'Istria, réclamé par les vœux des Grecs eux-mêmes, à aller administrer provisoirement le pays[416]. Dès qu'on eut connaissance en Grèce des conditions du traité, des plaintes s'élevèrent sur la démarcation des frontières qu'on avait assignées au nouvel État. Le comte Capo d'Istria ne tarda pas à appuyer ces plaintes. Mais la Russie, comme je l'ai déjà dit, avait perdu de son zèle pour les intérêts de la Grèce; l'Angleterre n'était pas non plus bien disposée pour elle; son emprunt avait été fait à Londres pendant la guerre de l'indépendance; et le gouvernement provisoire de la Grèce, non seulement n'en payait pas les intérêts, mais refusait de le garantir. Cet incident, et peut-être aussi un peu la prévision que le voisinage de la Grèce indépendante serait gênant pour le gouvernement des îles Ioniennes[417], et que la marine marchande des Grecs pourrait faire une concurrence nuisible à la marine anglaise, avaient fort dépopularisé la cause de la Grèce en Angleterre. La France seule était restée, sans arrière-pensée, fidèle à cette cause; c'est une justice qui doit être rendue au gouvernement de Charles X, et il y avait d'autant plus de mérite qu'après la catastrophe qui le renversa du trône, le pauvre roi ne faisait qu'un seul reproche à son gouvernement, celui d'avoir encouragé l'insurrection en reconnaissant l'indépendance de la Grèce.

Quoi qu'il en soit, cette question des limites mal réglées de la Grèce avait amené, on va le voir, des complications de plus d'un genre. Après beaucoup de pourparlers, les trois cours avaient offert la souveraineté de la Grèce au prince Léopold de Saxe-Cobourg, veuf de la princesse Charlotte d'Angleterre, qui l'avait acceptée. Mais quand il s'agit de discuter les conditions de cette acceptation[418], le prince Léopold déclara nettement qu'il fallait que les trois puissances lui accordassent la garantie d'un emprunt considérable nécessaire à l'établissement de son gouvernement, et surtout qu'on fît obtenir de meilleures limites au nouvel État. On rejeta ces propositions, et le prince Léopold retira son acceptation. Il fallut chercher un autre prince pour le remplacer, et c'était là où en étaient les choses lorsque la révolution de Juillet éclata en France. Les commissaires des trois cours en Grèce, appuyant en cela les instances du comte Capo d'Istria, sollicitaient qu'on mît fin à l'état précaire qui existait dans le pays déchiré par les factions et par les ambitions de quelques chefs.

Telle était la situation quand lord Palmerston convoqua une réunion de la conférence le 28 décembre 1830. Voici le compte rendu de cette séance que j'adressai à Paris[419]:

«Nous avons eu, ce matin, une conférence sur la Grèce. Lord Palmerston y a fait la lecture des derniers protocoles qui avaient été arrêtés dans les conférences auxquelles mon prédécesseur avait pris part, et qui, par le refus du prince Léopold, n'avaient eu aucun résultat. L'agrandissement du territoire de la Grèce a été convenu entre nous. Cela fait, j'ai cherché à établir que puisqu'on voulait faire des changements aux derniers protocoles auxquels la Porte avait donné son acquiescement, il valait mieux proposer la ligne la plus convenable à la Grèce, que de changer pour une amélioration trop peu importante, et que la ligne du golfe de Volo à celui d'Arta me semblait la plus convenable. Lord Palmerston a soutenu très bien cette proposition qu'il a fait valoir par de fortes raisons tirées de toutes ses correspondances.

»La Russie ne manifeste plus le même intérêt pour la Grèce, depuis qu'elle a rétabli ses anciennes relations avec la Porte ottomane[420], ce qui rend ses plénipotentiaires extrêmement circonspects et peu disposés à rien prendre sur eux-mêmes.

»Dans cet état de choses, nous sommes convenus que l'Angleterre chargerait M. Dawkins, son commissaire en Grèce[421], de dire confidentiellement au comte Capo d'Istria que la frontière de la Grèce peut être améliorée, et le prierait de ne pas divulguer les intentions des trois cours; mais de chercher quelque prétexte plausible pour ne pas ordonner l'évacuation, comme cela était convenu, des points de l'Acarnanie et de l'Étolie qui se trouveraient occupés par les Grecs. Pendant que cette démarche se fera, les plénipotentiaires russes demanderont à leur gouvernement l'autorisation de signer les actes nécessaires pour obtenir l'amélioration des limites de la Grèce par une convention faite de gré à gré, moyennant une somme d'argent quelconque. Cette somme serait prise sur l'emprunt qui doit être garanti par les trois puissances...

»Si l'on parvient à obtenir ces changements de la Porte ottomane, les commissaires démarcateurs auraient les mêmes fonctions à remplir. Il serait alors important que le commissaire français s'y rendît promptement et prît part à tout le travail qui doit être fait pour que les Grecs sussent bien que la France défend leurs intérêts.

»Je vous prie de me confirmer les ordres qui ont été donnés à mon prédécesseur, ou de m'en donner de nouveaux si vous aviez quelque autre projet sur le choix d'un souverain de la Grèce; mais, si vous persistez, comme il me paraît que les autres puissances sont portées à le faire, à nommer l'un des fils du roi de Bavière, il serait important que l'administration du pays fût conservée au comte Capo d'Istria et il faudrait même le prier, sa santé étant très faible, de présenter un plan de régence.

»Vous voudrez bien vous rappeler que le gouvernement s'est engagé, par un acte du 3 mai 1830, à garantir l'emprunt de soixante millions convenu par l'article 4 du protocole du 20 février 1830. J'ai besoin de vos ordres à cet égard.

»Recevez...»

J'écrivais encore deux jours après sur le même sujet[422]:

«Dans ma dépêche d'avant-hier, je vous entretenais du résultat de ma dernière conférence sur les affaires de la Grèce avec lord Palmerston et le prince de Lieven. Les conversations que j'ai eues depuis, sur ce sujet, avec les ministres anglais, m'ont démontré que le choix de leur gouvernement, comme souverain du nouvel État grec, était fixé sur le prince Othon de Bavière. Ce n'est donc plus comme un projet, mais comme un point à peu près arrêté, que nous devons considérer cette résolution du cabinet de Londres; mon prédécesseur avait été, du reste, autorisé à y donner son adhésion. Dans une correspondance qui avait eu lieu avec le roi de Bavière, on en était venu jusqu'à demander quel revenu personnel il ferait à son fils, pour qu'à son début en Grèce il ne se trouvât pas à charge au pays...»

Je reviendrai plus tard sur cette question de la Grèce, quand les événements nous y ramèneront. A l'époque où nous sommes parvenus il était moins urgent de songer au prince qui devait gouverner la Grèce qu'à celui qui serait choisi pour gouverner les provinces belges, car à ce dernier choix se rattachait l'apaisement du parti révolutionnaire en Belgique, et même en France, et par conséquent, le maintien de la paix en Europe. On a déjà vu que le nom du prince Léopold de Saxe-Cobourg avait été prononcé. Lord Ponsomby l'avait appuyé près du comité diplomatique du congrès de Bruxelles[423] ce qui signifiait qu'il était approuvé par le cabinet anglais, et j'avais pu m'en assurer dans mes conversations avec lord Grey et lord Palmerston. Le président du comité diplomatique belge, M. Van de Weyer, était en ce moment en route pour Paris et Londres, où il était chargé de faire agréer le prince Léopold.

Ce prince lui-même s'était adressé directement à moi pour me consulter, et je m'étais empressé de lui répondre que, pour ma part, je verrais avec grand plaisir réussir sa candidature. Et en effet, je ne trouvais aucun prince en Europe, qui pût aussi bien convenir que lui à cette situation délicate et compliquée. J'avais eu occasion de le connaître au congrès de Vienne, où il avait montré beaucoup d'esprit et de loyauté, en soutenant les intérêts du roi de Saxe contre la Prusse et la Russie; et je me souvenais du ferme courage avec lequel il avait résisté alors aux cajoleries comme aux menaces de l'empereur Alexandre dans l'armée duquel il avait cependant servi pendant plusieurs années. Le prince Léopold, devenant roi des Belges et épousant une princesse française, me semblait le meilleur choix à faire pour résoudre la difficulté qui nous occupait. Le temps a prouvé que je ne me trompais pas. Mais ce choix dérangeait les calculs de quelques intrigants de Bruxelles qui voulaient lier leurs intérêts personnels à ceux du gouvernement français, et qui cherchaient à l'entraîner dans leur intrigue. Ils commencèrent par ébruiter le projet de choisir le prince Léopold, qui avait été communiqué confidentiellement, comme je viens de le dire, au comité diplomatique du congrès de Bruxelles. M. de Celles, qui était membre de ce comité, s'était hâté de l'écrire à ses amis à Paris, de façon que quelques membres de l'extrême gauche de la Chambre des députés se hâtèrent de s'emparer de ce projet comme d'un moyen d'attaque contre le gouvernement français. On va juger avec quel effet:

LE GÉNÉRAL SEBASTIANI AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 30 décembre 1830.

»Mon prince,

»La discussion qui s'est engagée dans la Chambre à la suite des derniers mouvements vient de se terminer. Elle a épuisé la défiance qui était dans les esprits, et qui était le mal réel de notre situation. L'ordre est tout à fait consolidé, car la tranquillité des esprits est revenue; et tout nous porte à espérer que la marche du gouvernement ne sera plus embarrassée désormais par les incidents fâcheux que l'irritation et l'inquiétude faisaient naître chaque jour.

»Les questions étrangères ont été débattues à la tribune pendant cette discussion. Elles l'ont été sous l'empire des préoccupations et des préjugés que la situation intérieure devait inévitablement produire. La question de la Belgique a occupé une grande partie des séances d'hier et d'aujourd'hui. Les ministres du roi se sont renfermés dans une réserve qui n'a point empêché la manifestation la plus nette et plus positive de leurs intentions pacifiques et de leur éloignement pour la propagande.

»Le prince de Cobourg a été attaqué avec véhémence: hier, par M. Mauguin, aujourd'hui par M. le général Lamarque. Cet orage qui a éclaté dans la Chambre avait été formé par les journaux, et, il faut le reconnaître, par l'opinion publique. Le roi, qui a pour le prince de Cobourg une sincère amitié, en est d'autant plus affligé, qu'il voit l'impossibilité de ramener à cette pensée l'esprit public. Il faudra donc jeter nos regards sur un autre prince qui puisse convenir en même temps à la Belgique, à la France, à l'Europe, et ce n'est pas la moindre des difficultés que vous avez à résoudre.

»Les Belges, en totalité, voudraient, ou que leur pays fût réuni à la France, ou que le duc de Nemours fût appelé à régner sur eux. Pour obtenir ce résultat important, ils consentiraient volontiers à ce qu'Anvers devînt une ville libre, et ils iraient peut-être jusque-là pour Ostende. La France verrait dans la réunion de la Belgique, ou dans le choix du duc de Nemours une juste réparation du passé et le repos de son avenir. Cet arrangement deviendrait pour l'Europe un gage de paix. Mais cependant nous ne voudrions pas, pour y parvenir, nous placer dans une situation violente qui nous obligerait à faire la guerre contre l'Europe entière et à y ébranler tout l'ordre social déjà chancelant. Toutefois, la pensée d'un système politique qui serait si complet pour nous, et pour les autres États doit s'offrira votre esprit, mon prince, avec tout ce qu'elle a de grand et de vrai. S'il faut l'abandonner, ce sera un sacrifice d'autant plus pénible qu'aucune idée d'ambition n'en altère la pureté.

»Dans l'exclusion de la maison de Nassau, la Belgique, il ne faut pas se le dissimuler, a compris celle de toutes les maisons protestantes et mêmes des dynasties allemandes sans en excepter la Bavière et la Saxe. D'ailleurs, un prince bavarois, lorsque le chef de cette maison possède Landau, qui est un démembrement de la France, ne saurait être accueilli avec plaisir ici.

»Le frère du roi de Naples, jeune prince de dix-neuf ans, qui montre de l'esprit et un noble caractère, serait encore celui dont probablement l'élévation rencontrerait le moins d'obstacles dans l'esprit de la nation française.

»C'est à vous, mon prince, qu'est confiée la haute mission de résoudre une question aussi délicate et aussi compliquée, d'une manière conforme à la dignité et aux intérêts de notre pays. Le roi attend votre réponse avec une impatience que vous concevrez facilement. Votre expérience, votre sagesse consommée, nous éclaireront sur ce qu'il est possible de faire avec l'assentiment des grandes puissances. L'Angleterre serait-elle encore dans les voies d'une politique étroite et jalouse? Son gouvernement, aujourd'hui si éclairé, ne pourrait-il s'en affranchir, pour ne voir dans l'arrangement à prendre sur la Belgique, qu'une combinaison propre à prévenir assez longtemps la guerre pour permettre à la raison d'étendre son empire en Europe?

»Le roi a vu ce matin M. Gendebien[424]. Il lui a parlé avec une franchise affectueuse et ne lui a point dissimulé que sa politique ne pourrait jamais être accusée de mauvaise foi, et qu'il accomplirait tous les engagements qu'il avait pris avec les puissances de ne pas faire tourner à son avantage la révolution de la Belgique. Il a donc repoussé la proposition de la réunion et celle de l'élévation de son fils. Du reste, mon prince, l'Europe est plus intéressée que nous à faire disparaître cette cause de guerre, toujours renaissante et toujours active. Nous espérons qu'elle aura une heureuse issue.

»Agréez...

»HORACE SEBASTIANI.»

En même temps que je recevais cette lettre, le commissaire français de la conférence à Bruxelles, M. Bresson, m'écrivait celle-ci:

«Bruxelles, le 31 décembre 1830.

»Mon prince,

»Mes inquiétudes redoublent sur l'état de ce pays. Le roi de Hollande, par sa fermeture de l'Escaut, a détruit tous les desseins de la conférence. Le désordre, l'anarchie et la guerre civile sont à nos portes. Je ne sais que conseiller, mais il n'y a qu'une grande mesure, qu'une grande pensée, qui puissent détourner l'orage qui se grossit. Un prince français est impossible; il entraîne la guerre; et cependant ce n'est peut-être que par une concession de ce genre que l'on contiendra la turbulence de la Belgique. Que dire? Que faire? Une pareille solution est au-dessus de mes forces.

»Lord Ponsomby prétend qu'il a meilleur espoir que moi. Je souhaite de tout mon cœur qu'il ne se trompe pas, mais son pays ne joue pas aussi gros jeu que le nôtre, et il est bien naturel que nos alarmes soient plus vives.

»Daignez agréer...»


On voit que l'horizon s'était fort rembruni à Bruxelles par le fait des intrigues de M. de Celles et de ses amis, et que ceux-ci avaient même fini par gagner le général Sebastiani à leur opinion. La lettre qu'on vient de lire prouve qu'il était entré dans leur intrigue ou que son jugement, ordinairement assez sain et perspicace, était obscurci par les informations erronées qu'il avaient reçues. Il fallait, en tout cas, être insensé pour croire que les grandes puissances seraient jamais amenées à consentir à la réunion de la Belgique à la France, ou, ce qui revenait au même, à l'élévation du duc de Nemours au trône de Belgique, sans une guerre acharnée dans laquelle la France devait triompher seule contre quatre.

J'ai déjà nommé plusieurs fois M. de Celles sans expliquer ce qu'il était et comment il avait pu acquérir une espace d'influence en Belgique et à Paris. Le comte de Celles, issu d'une famille noble de la Belgique, était jeune encore à l'époque de la conquête de la Belgique par la République française, mais il avait su cependant se faire distinguer dès ce temps par le dévergondage de sa conduite et par des excès de plus d'un genre. Il s'était rallié un des premiers parmi les Belges, au système impérial de Napoléon, par lequel il avait été attaché au conseil d'État d'abord, puis nommé préfet, successivement de Nantes et d'Amsterdam. Il avait encore l'exécration des Hollandais, autant par la rigueur excessive avec laquelle il faisait exécuter les mesures les plus acerbes du régime impérial, que par le cynisme de sa conduite et de ses habitudes. Après la dissolution de l'empire, il était resté dans l'obscurité pendant quelques années, puis il avait été élu membre de la seconde chambre des Pays-Bas, où il s'était rangé dans l'opposition. Plus tard, à la suite d'un voyage qu'il avait fait à Rome, il se rapprocha du roi des Pays-Bas, embarrassé dans ce temps-là de ses relations avec la cour de Rome, il sut persuader à ce souverain que personne ne le servirait aussi utilement que lui auprès du gouvernement pontifical, se vantant de ses idées philosophiques et antireligieuses qui l'empêcheraient d'être dupe, et du crédit que la piété de sa femme lui avait acquis à Rome. Le roi des Pays-Bas le nomma son ambassadeur près du Saint-Siège; et, en effet, quelques mois après, M. de Celles concluait un concordat[425], qui ne remplit pas toutefois l'attente du roi, et qui devint même en partie la source des dissensions religieuses en Belgique et du mécontentement des catholiques belges contre le roi des Pays-Bas. M. de Celles avait repris sa place à la seconde Chambre; mais il était également déconsidéré près des Hollandais pour sa conduite passée, et près des catholiques belges qui l'accusaient d'avoir cherché à trahir leurs intérêts au profit de ceux du roi.

Telle était la situation de M. de Celles lors de la révolution de 1830. Il se jeta des premiers dans cette révolution, et élu membre du congrès national par le parti libéral, il avait été nommé vice-président du comité diplomatique, chargé de traiter toutes les questions qui concernaient les affaires extérieures de la Belgique.

M. de Celles avait épousé la fille du général de Valence, marié à une fille de madame de Genlis. Madame de Celles avait une sœur mariée au maréchal Gérard, devenu ministre de la guerre après la révolution de Juillet. L'autre fille de madame de Genlis, madame la marquise de Lawœstine, mariée en Belgique, avait laissé un fils, qui s'était distingué comme l'un des coryphées du parti bonapartiste en France. On voit combien cette parenté offrait de liens à M. de Celles, par madame de Genlis avec le Palais-Royal, et par le maréchal Gérard avec le gouvernement. C'est par là qu'il intriguait et ameutait pour obtenir la réunion de la Belgique à la France, ou, au moins, la royauté de M. le duc de Nemours, dans la pensée que le résultat serait pour lui une grande position en France et le sortirait de la Belgique où il sentait qu'il était déconsidéré.

Je me suis trop étendu, peut-être, sur ce personnage fort peu intéressant, mais cette digression était nécessaire pour faire connaître le foyer des intrigues qui venaient gêner la marche de nos affaires en Angleterre.

C'est sous ces auspices, assez peu favorables, que finit l'année 1830; année mémorable par les événements qui ont marqué son cours.

APPENDICE

Nous avons inséré dans le présent Appendice un certain nombre de lettres relatives aux événements de 1830-1832, extraites des papiers de M. de Talleyrand, et qui, bien que n'ayant pas été introduites par lui dans le texte de ses Mémoires, nous ont cependant paru offrir un certain intérêt historique ou documentaire. Toutes ses lettres ont été copiées littéralement sur les textes autographes du prince et de ses correspondants.

On trouvera notamment des lettres de M. de Talleyrand à Madame Adélaïde et à la princesse de Vaudémont. On sait, en effet, qu'il entretenait avec la sœur du roi Louis-Philippe une correspondance très suivie, où il la tenait au courant de toutes les phases de la négociation qui se poursuivait à Londres. Ces lettres étaient ensuite mises sous les yeux du roi. Elles étaient entièrement confidentielles et tout à fait distinctes de la correspondance officielle de l'ambassadeur avec le cabinet.

Quant aux lettres à de la princesse Vaudémont, très ancienne et intime amie de M. de Talleyrand, elles étaient également le plus souvent du temps communiquées par elle à la famille royale, ce qui les rend d'autant plus significatives.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT[426].

Valençay, 20 mai 1830.

Je lis la fameuse ordonnance[427], et j'y vois que chacun est troublé dans ses arrangements d'été. Jusqu'à présent, cela me paraît un coup d'État contre les séjours à la campagne; plus tard nous verrons peut-être mieux.

L'expédition d'Alger prend la forme d'une étourderie, qui, peut-être, pourrait conduire à des choses sérieuses. Aussi pourquoi le ministère anglais qui se mêle de faire des constitutions au Brésil[428] ne se mêle-t-il pas de faire des ministres à Paris? Cela serait utile à tout le monde.—Dans les circonstances actuelles je crois que cela serait important: alors, lié avec l'Angleterre, on tiendrait le langage que l'on voudrait; et toutes les petites oppositions de pays céderaient. Je sais bien qu'il n'est pas bien agréable d'être soumis à la volonté d'un autre, mais si cet autre ne sait pas ce qu'il veut, cela est insupportable.

Il faut croire que les affaires du dehors ne se compliqueront pas; mais, avec ce ministère, peut-on être sûr de quelque chose? Tout se fait avec étourderie, et le résultat de l'étourderie peut être un embarras réel. Si cette entreprise d'Alger est un expédient pour faciliter quelque direction dans l'intérieur, on se trompe beaucoup. Il y avait des moyens plus simples: il fallait diminuer les impôts. Depuis le gouvernement de l'empereur, ils ont été augmentés de deux cents millions et plus, tandis qu'en Angleterre, ils ont été diminués depuis la même époque de quatre cents millions de francs. Je fais là des réflexions d'un vrai campagnard; je veux du moins ne pas les rendre trop longues, et je finis.

Adieu...


LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT[429].

Valençay, 11 juin 1830.

Il part d'ici quelqu'un pour Paris: j'en profite pour vous écrire quelques mots.

Le moment décisif approche: je ne vois ni boussole ni pilote, et rien ne peut empêcher un naufrage: c'est là ce qui inquiète tout le monde, et tout le monde de toutes les classes...

La mort du roi d'Angleterre est un événement. Tout se complique et nous n'avons ni tête pour conduire, ni ciseaux pour couper les nœuds. Moralement et physiquement l'année est aux orages: il y en a ici deux par jour depuis une semaine. Cela n'a pas empêché l'archevêque et le préfet de faire de belles et longues promenades.

L'Angleterre restera-t-elle avec le même ministère? Elle fera bien si elle ne change pas. Quand un pays comme le nôtre est si loin d'être tranquille, les autres doivent rester immobiles.


LE COMTE MOLÉ AU PRINCE DE TALLEYRAND[430].

Paris, ce 1er octobre 1830.

... Par votre lettre du 27, mon prince, vous m'annoncez que vous avez eu un premier entretien d'abord avec lord Aberdeen, et ensuite avec le duc de Wellington. J'y cherchais avidement, je l'avoue, le mot de Belgique, et c'est avec surprise que je ne l'ai trouvé nulle part. Les événements qui se pressent dans ce pays semblent exiger que nous nous expliquions. J'aurais désiré savoir de vous dans quelle disposition vous aviez trouvé sur cette matière vos deux interlocuteurs. Voici le langage que nous tenons ici, avec lequel vous aurez certainement fait concorder le vôtre.

Aussi longtemps que durera la lutte entre le roi des Pays-Bas et cette portion de ses sujets, nous resterons renfermés dans les limites de la neutralité la plus exacte; nous repousserons inébranlablement de la part des Belges toutes les ouvertures qui tendraient à se réunir à nous; mais s'ils étaient les plus forts dans la lutte, s'ils se rendaient indépendants, nous ne souffririons pas qu'à main armée un gouvernement quelconque leur fût imposé. Si on veut dès à présent faire entrer cette grande question dans les voies de la négociation, nous nous y prêterons et chercherons sincèrement et de concert avec les autres cabinets à trouver une solution qui en ménageant les intérêts de tout le monde, puisse être librement acceptée par la Belgique. Pensez-y bien, mon prince; mieux que personne vous saurez concourir à résoudre ce problème, et trouver un arrangement qui satisfasse à la fois le principe d'indépendance nationale que notre existence est intéressée à faire respecter, et qui affermisse la paix générale au lieu de l'ébranler.—Notre ministre Bertin de Veaux[431] part demain pour La Haye avec des instructions rédigées dans ce même esprit. Pour mieux éviter tout ce qui pourrait donner de l'ombrage, il prendra sa route par le pays de Luxembourg ou par Gand, afin de ne pas donner lieu aux démonstrations qui l'auraient accompagné dans son passage à Bruxelles. Enfin le gouvernement provisoire établi à Bruxelles a envoyé ici un député choisi par ses membres. Ce député est arrivé hier et j'ai refusé de le voir.

Malgré le silence gardé dans votre lettre, mon prince, je ne doute pas qu'il n'ait été question de ces graves affaires dans votre conférence avec les ministres anglais, et que je ne reçoive de vous bientôt une dépêche qui m'apprenne les dispositions que vous avez rencontrées.

J'en dirai autant du Portugal sur lequel lord Stuart m'a fait une communication importante: je vous écrirai bientôt plus particulièrement sur cet objet, et auparavant j'aurai reçu de vous, je l'espère, quelques détails sur la résolution que voudrait prendre le cabinet anglais.

Agréez, mon prince, les nouvelles assurances de ma haute considération et de mon inviolable attachement,

MOLÉ.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE[432].

Londres, 2 octobre 1830.

Mademoiselle m'a ordonné de lui écrire, j'obéis.

Ma traversée a été mauvaise, mais deux heures après, je n'y pensais plus.

Londres, au premier aspect, m'a paru beaucoup plus beau que je ne l'avais laissé; il y a des quartiers absolument neufs. Mademoiselle ne le reconnaîtrait pas. La population en est fort augmentée; il y a aujourd'hui quinze cent mille âmes, si l'on peut désigner par âmes les égoïstes qui l'habitent. J'y ai trouvé à mon grand étonnement le 24 septembre un assez beau soleil; les ministres en avaient profité pour aller à la campagne; je voudrais bien que les nôtres et surtout le roi pussent quelquefois en faire autant.

Charles X doit quitter le bord de la mer: il accepte la superbe maison de lord Arundel, qui est à cinquante milles environ dans les terres: le gouvernement anglais lui avait fait insinuer qu'en résidant si près de la mer, il donnerait prétexte à beaucoup d'intrigants de s'établir, par des passages souvent répétés, comme chargés de commissions qu'ils n'auraient jamais reçues. C'est du duc de Wellington que je tiens ce petit détail. Le gouvernement anglais est sur cette question très loyal.

Charles X a écrit à Vienne pour demander à résider dans les États héréditaires; on ne connaît pas encore la réponse qui lui a été faite.

Je crois aujourd'hui le duc très convaincu que le mouvement français de la fin de juillet n'a été conduit par personne, que l'indignation a été le lien général, qu'il n'y a pas eu une seule intrigue; que M. le duc d'Orléans a été forcé d'accepter la lieutenance générale du royaume, et plus tard la couronne; qu'en l'acceptant, il a rempli un devoir, et qu'en remplissant ce devoir il a rendu un service essentiel à toute l'Europe.

Le roi a ici beaucoup d'admirateurs et beaucoup de personnes qui l'aiment; son éloge est dans toutes les bouches...

Le vœu de tous nos partisans à têtes politiques est que le ministère reste et que la Chambre ne soit pas dissoute. Ce que je dis là, je l'ai recueilli chez nos amis les plus chauds...

... On ne me tient pas assez informé des nouvelles de Belgique. Ce que j'apprends à cet égard me vient toujours par le cabinet anglais.


LE COMTE MOLÉ AU PRINCE DE TALLEYRAND[433].

Paris, 4 octobre 1830.

Prince,

Vous me demandez des nouvelles par le télégraphe et moi je vous demande ce qui se passe à Londres. Votre lettre du 1er octobre que je reçois à l'instant me le laisse complètement ignorer. Le roi me charge de vous dire qu'il a appris hier dans son cercle que l'Angleterre avait fait une réponse négative à la demande de secours du roi des Pays-Bas.

Après vos deux conférences avec le duc de Wellington et lord Aberdeen, vous auriez droit de vous plaindre si le gouvernement anglais vous en avait fait un mystère, et cependant, le roi ne peut croire qu'il vous ait communiqué sa réponse puisque vous ne nous en avez rien dit.

Je ne sais pas davantage s'il vous a laissé ignorer ses dispositions à l'égard du Portugal mais lord Stuart m'a fait, il y a trois jours, sur ce sujet une communication importante dont je serais étonné que vous n'ayez rien su à Londres.

Vous sentirez certainement, mon prince, la nécessité où je suis de vous demander une tout autre nature de correspondance. La vôtre jusqu'ici me tient dans une ignorance des dispositions du cabinet de Londres et de vos communications avec lui qui deviendrait nuisible aux affaires et aux intérêts dont vous et moi, nous sommes chargés.

Agréez les nouvelles assurances de ma haute considération et de mon attachement.

MOLÉ.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE[434].

Londres, 7 octobre 1830.

Mademoiselle doit, je pense, être frappée de l'amélioration de notre position, car les nouvelles de France me paraissent telles que nous pouvons le souhaiter pour l'intérieur et l'état du dehors que je puis juger ici me semble dans la route qui doit convenir au roi: il s'améliore chaque jour. Son ambassadeur jouit ici d'une considération que n'avaient pas ceux de Charles X. Les prévenances pour notre ambassade arrivent de partout. Les dires qui circulent si abondamment à Londres sur les plus petites comme sur les plus grandes choses, depuis les clubs jusqu'aux salons, sont de nature à nous prouver que nous avons pris la vraie route des affaires et de la société. La question de la Belgique est dans la voie où elle doit être pour éviter la guerre. Chaque jour amène un progrès en ce sens, mais si l'on voulait forcer par une hâte importune la marche du cabinet anglais, si on ne laissait pas le temps émousser ce qui est un peu anguleux, on ferait, je crois, de la moins bonne besogne. Je trouve à cet égard les affaires étrangères un peu trop pressées.

Voilà toutes les reconnaissances que le temps et la réflexion ont fait arriver. La Prusse et l'Autriche se placent sous l'influence et l'impulsion anglaises dans toutes les complications belges, et cette influence-là sera favorable à la conservation de la paix. Je regarde cela comme un bienfait du temps: il fallait lui laisser faire tout son effet, permettre aux esprits de revenir de leur première surprise; il fallait que quelques préventions s'effaçassent, et, surtout, il fallait laisser à notre gouvernement le temps de rassurer par ses actes le dehors qui était si disposé à nous croire voisins de l'anarchie. Il n'y a pas de démarche qui n'eût été fâcheuse si elle avait été faite à travers de l'effervescence des clubs. Maintenant les choses sont placées où elles doivent l'être et je crois qu'ici nous avons fait ce qu'il y avait de plus commode pour le gouvernement français en faisant arriver de Londres des ouvertures d'intelligence. L'initiative de notre part me paraissait devoir nous mettre moins à l'aise, et je regrette que l'on en ait jugé autrement à Paris. J'ai trouvé un peu de jeunesse dans la démarche qui a été faite directement par M. Molé au duc de Wellington, et que je n'ai connue que par lui: il s'est par là exposé à trouver prise depuis deux jours la détermination qui en était l'objet. Du reste, c'est fait et il ne faut jamais revenir sur ce qui est fait.

Ma présentation a eu lieu hier: j'ai eu tout sujet d'en être satisfait et le discours que Mademoiselle connaissait a été fort approuvé, même dans l'intérieur du roi. Je crois que l'impression en plaira à Paris. Parlant au nom de notre roi et de la France, je me suis retrouvé avec ma voix de l'Assemblée constituante.

Mademoiselle me permettra de la quitter pour le soleil qui est si rare ici, et dont je vais jouir quelques moments.

P.-S.—J'envoie pour Mademoiselle toute seule la copie d'une lettre que j'écris aujourd'hui à M. Molé. C'est une lettre toute particulière qui tient à ce que j'ai cru utile de faire finir quelques dispositions à aigreur que je veux toujours éviter[435].


MADAME ADÉLAÏDE AU PRINCE DE TALLEYRAND[436].

Paris, 8 octobre 1830.

... L'observation faite par le duc de Wellington sur l'inconvénient de la résidence de Charles X au bord de la mer est parfaitement juste: il est certain que ce sont des allées et venues continuelles qui ne peuvent être bonnes à rien. Je suis bien aise que le duc soit enfin arrivé à juger avec plus de justice notre grande et belle révolution, et la conduite si noble et si loyale de mon bien-aimé frère. Tout va bien ici et se fortifie, se consolide de jour en jour. Je ne trouve rien de plus généreux et de plus touchant que la pétition des blessés pour demander à la Chambre des députés l'abolition de la peine de mort pour délits politiques: il y a des doutes si cette loi pourra passer tout de suite; j'espère encore cependant qu'elle sera faite.—M. de Montesquiou[437] est arrivé hier à quatre heures de Naples et de Rome, apportant les reconnaissances et les lettres de créances du roi de Naples au prince de Castelcicala[438] et celle du pape au nonce: je suis charmée que cette dernière soit arrivée aussi vite; cela aplanira tout à fait les embarras et les difficultés du clergé; du moins il ne pourra plus y avoir de prétexte. Nous attendons aussi Athalin d'un instant à l'autre. Sa dernière lettre était du 18 septembre: il était enchanté de l'empereur qui a été des plus aimables pour lui[439]... Les affaires de la Belgique nous ont bien tourmentés, mais, heureusement, il me parait, d'après ce que l'on dit, que cela se civilise un peu, et qu'heureusement, et ce que je vous souhaite de tout mon cœur, la paix générale ne sera pas troublée.

Vous vous plaignez qu'on ne vous tient pas assez informé des nouvelles de Belgique; quoique je ne veuille pas, et que sous aucun rapport, ma correspondance avec vous puisse être une correspondance politique, je vous dirai en confiance, par intérêt pour vous, et pour la chose que nous voulons qui marche bien et faire réussir, qu'on se plaint aussi ici que vos dépêches ne sont pas assez détaillées, et que vous ne tenez pas assez au fait des nouvelles. Ceci est de vous à moi, et je vous demande que cela y reste; je suis sûre que vous rendrez justice à mon motif.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE[440].

15 octobre 1830.

... Les ministres étrangers sont toujours dans les mêmes rapports avec nous aux conférences. Ce que le duc de Wellington propose ou soutient est toujours adopté par eux. Je crois qu'il est fort important pour nous que nous le conservions à la tête des affaires, au moins jusqu'à ce que le sort de la Belgique soit décidé, car nous ne pouvons nous dissimuler que la Russie ne cherche à contrarier toutes nos démarches vis-à-vis des cours sur lesquelles elle a de l'influence. Aussi le langage de M. de Matusiewicz est-il un peu changé. M. de Lieven arrive ici sous peu de jours. Madame de Lieven, éloignée du duc depuis le ministère de M. Canning, cherche à se rapprocher de lui.

La majorité ou la minorité dans la séance où l'on ira aux voix sur la proposition de M. Brougham me paraît d'une grande importance; vous en serez instruite immédiatement après la séance, mais probablement Rothschild aura déjà son courrier. Le ministère anglais est toujours instruit par lui dix ou douze heures avant l'arrivée des dépêches de lord Stuart, et cela ne peut pas être autrement. Les bateaux sur lesquels les courriers de la maison Rothschild s'embarquent, sont à leur maison, ne prennent point de passagers et partent par tous les temps...


LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT[441].

Londres, 15 octobre 1830.

Je vous écris par M. de La Rochefoucauld[442] qui nous quitte à mon grand regret. C'est un excellent jeune homme, bon caractère et bon esprit: il n'y a pas de bien que je ne lui souhaite. C'est ce qui fait que je désire qu'il aille à Berlin comme premier secrétaire, parce que cela l'avance dans sa carrière, mais, s'il n'y va pas, il désire, et moi aussi, revenir à Londres.

Je suis ici parfaitement content de la franchise et de la loyauté du cabinet anglais et particulièrement du duc. On peut et on doit être en confiance avec le duc, si l'on veut faire quelque chose de bien et de solide. Nous en avons besoin: que ce soit populaire ou non, c'est là ce qu'il faut, parce que c'est là ce qui établira bien notre nouvelle dynastie. Je vous dis là toute ma conviction; il n'y a que cela de solide et je désire vivement que le roi et Mademoiselle en soient convaincus; Molé, cela m'est égal, parce que, quand il sentira que c'est là son intérêt, il marchera dans ce sens...

J'ai été à la campagne hier chez lady Jersey, qui a une maison que vous aimeriez passionnément: elle est belle, ornée de bon goût et pleine des plus belles vieilleries. Le duc y est venu; il se porte bien, et quelque chose que l'on vous dira à Paris, il est et sera le maître. Adieu.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT[443].

Londres, 19 octobre 1830.

J'arrive de la campagne; j'ai profité du beau soleil que nous avons ici pour aller chez lady Jersey: le duc y était, et quand il n'est pas à Londres la présence des ambassadeurs n'est pas de rigueur. Aussi Matusiewicz y était-il.

Vous avez enfin la reconnaissance de Pétersbourg: je crois que Pozzo aurait autant aimé qu'elle nous arrivât la première, mais le retard ne nous aura pas été préjudiciable...

Je suppose que dans le cabinet de M. Molé l'Angleterre n'est pas très à la mode: c'est Pozzo qui l'a fait ministre. Je crois du reste qu'il se servira utilement de son influence pour l'établissement de notre gouvernement. Pozzo est homme d'esprit, et aimerait bien à conserver à Paris les conférences d'où sortira le sort de la Belgique. Le duc de Wellington désire vivement qu'elles se passent ici, et il a raison: les ministres qui sont ici sont sous son influence, et le duc a un autre nom en Europe que Pozzo et Molé. Aussi finirons-nous en quinze jours, peut-être en moins de temps, toute cette grande affaire qui, si elle tourne mal, embraserait l'Europe: car il ne faut pas se dissimuler que c'est l'Angleterre qui a déterminé la reconnaissance de Pétersbourg. Du reste, je ne me mêle pas de cela, parce que j'aurais l'air d'y être intéressé, mais Stuart est placé pour dire de grosses et fortes vérités à cet égard: vous pouvez lui en parler.

En réduisant les choses au plus simple, si les conférences ont lieu à Paris, c'est Pozzo qui aura la grande main; si elles sont ici, c'est le duc de Wellington qui est plus intéressé à ce qu'il s'établisse un bon ordre de choses en Belgique qu'aucun autre.

Adieu: je vous prie de bien lire cette lettre et de la brûler.—Mon opinion fixe est que l'intérêt de la France (et c'est là ce qui fixe mon opinion) est que cette grande affaire se décide ici.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT[444].

Londres, 22 octobre 1830.

Le duc de Wellington, chère amie, comprend notre révolution comme elle doit être comprise. Depuis longtemps la marche du gouvernement de ce pauvre Charles X lui faisait prévoir une catastrophe: aussi elle ne l'a pas surpris. Aujourd'hui son opinion est aussi éloignée de celle des carlistes que de celle des républicains, et, si nous ne faisons pas de folies, si nous ne cherchons pas l'impossible, il contribuera de tout son pouvoir à l'établissement de notre dynastie. C'est d'ici que peuvent sortir la paix ou la guerre, car les dispositions de l'Angleterre à notre égard décideront de celles de l'Europe, et nous aurions grand tort de chercher notre appui ailleurs.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE[445].

29 octobre 1830.

Il est possible que je n'aie pas répété assez en détail les conversations que j'ai pu avoir avec le ministère anglais; je prie Mademoiselle de s'en prendre à un principe que m'a donné l'empereur Napoléon, et dont je me suis trouvé bien pendant quinze ans. Il désignait comme inférieurs les ambassadeurs à conversation (c'est ainsi qu'il les nommait), parce que leurs conversations, disait-il, sont plus ou moins fabriquées par le désir de plaire à leur propre gouvernement, et cela ne vaut et n'apprend rien. Il ne prisait que ceux qui ne transmettaient à leur gouvernement que l'impression générale qu'ils avaient reçue et à laquelle il croyait plus ou moins selon l'intelligence qu'il supposait à celui qui écrivait.


LA DUCHESSE DE DINO A MADAME ADÉLAÏDE[446].

2 novembre 1830.

... Je rentre à l'instant de la séance royale. Madame lira le discours. Mais ce que j'ai le besoin de lui dire, c'est que lorsque la voiture de l'ambassadeur de France a paru, les vivats, les hurrahs, les Louis-Philippe for ever! No Charles the Xth! ont commencé, et cela a duré depuis the house of lords jusqu'à Bond-Street.—Il y a eu aussi beaucoup de Vivat Prince Talleyrand! et quand je suis revenue avec des gens portant la cocarde tricolore, le peuple a crié: A French lady! et on m'a saluée et crié des vivats tout le long de la route.—Tous les princes de la famille royale dans la salle sont venus me demander des nouvelles de notre Roi, de Mademoiselle, de la Reine, et me demander (je dois le dire) avec inquiétude si notre ministère était changé. Le roi avait fait préparer une tribune à part pour M. de Talleyrand, afin qu'il pût être assis; mais cette bonté n'a pas été acceptée et M. de Talleyrand est resté toujours sur ses jambes dans la tribune diplomatique.

L'enthousiasme pour le roi a été très vif dans le peuple; il doit être fort content de sa journée. Je demande pardon à Madame d'un post-scriptum plus long que la lettre elle-même, mais j'ai pensé qu'il pouvait y avoir quelque intérêt dans les détails de cette matinée.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE[447].

10 novembre 1830.

Londres est assez calme aujourd'hui; il y a encore de loin en loin quelques groupes dans la cité, mais l'effervescence tombe. Le duc était ce matin au lever du roi où je l'ai vu; il était fort tranquille, et a répondu comme je le voulais à la demande que je lui faisais de reprendre nos conférences interrompues depuis quelques jours. Je crois que demain il nous proposera de nous réunir à deux heures.

Lorsque l'on apprit avant-hier qu'il n'y aurait pas de dîner dans la cité, le marquis de Wellesley[448] dit tout haut dans la Chambre des pairs: This is the boldest act of cowardise I ever heard of. Mademoiselle trouvera que c'est plus spirituel que fraternel.

Il n'y aura rien de remarquable sur les affaires ministérielles avant le 16. Tous les moyens de l'opposition sont en mouvement. Le duc a de la confiance dans sa propre position: il croit qu'il aura la majorité contre la motion de M. Brougham. Dans six jours, cette grande lutte sera décidée. Je n'ai et personne n'a d'opinion sur le résultat de cette séance, parce qu'il y a un grand nombre de membres nouveaux dont l'opinion n'est pas connue...


LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE[449].

19 novembre 1830.

Le ministère sera connu demain: voici ce dont je me crois sûr ce soir (suit la liste donnée, p. 396).

... On sollicite le duc de Wellington de prendre le commandement général de l'armée qu'avait M. Hill[450]. C'est le roi lui-même qui fait cette négociation. Je crois que M. Grant[451] a un portefeuille, mais je n'en suis pas sur.

Cette administration-là sera forte, et nous sera favorable; j'ai beaucoup de rapports de société avec les principaux membres qui la composent; ils parlent tous, bien des changements arrivés et exigés en France: c'est le mot dont ils se servent. Ils veulent que l'Angleterre et la France soient d'accord sur toutes les affaires qu'elles peuvent avoir avec les autres puissances; ils regardent comme un besoin pour la tranquillité de l'Europe la prospérité de la France et sa force, et tous parlent du roi avec un grand respect. C'est ce que me disait ce matin Frédéric Lamb[452] que je voudrais voir ambassadeur à Paris.

Tous les ambassadeurs ayant donné à dîner au prince d'Orange, et celui-ci ayant fait la première visite à l'ambassadeur du roi, j'ai cru que je devais lui proposer de dîner chez moi. Comme les invitations ici se font huit à dix jours d'avance, je me trouve avoir invité les principaux membres de l'ancien ministère et des personnes considérables de la cour qui donneront probablement demain leur démission: c'est un peu gauche; mais il y a dix jours on ne prévoyait rien de ce qui est arrivé.

... Mademoiselle aura dit quelques paroles qui auront fait que l'ambassade de Londres n'est plus négligée comme elle l'était par le ministère. Depuis huit jours j'ai reçu plus de dépêches et de dépêches bien faites qu'il ne m'en avait été écrit pendant les deux mois précédents. J'en remercie Mademoiselle....


LE COMTE BRESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND[453].

[Particulière.]

Bruxelles, le 24 novembre 1830.

Mon prince,

M. de Langsdorf m'est arrivé ce matin. Il m'apportait l'ordre d'insister près du gouvernement provisoire et du congrès pour arrêter la discussion sur l'exclusion définitive de la maison de Nassau.

J'ai fait de vains et longs efforts: cent soixante-une voix contre vingt-huit viennent de la prononcer. Voilà qui complique bien des choses.

Je reviendrai sur la question du Luxembourg. La restriction à la déclaration présente un sens équivoque; elle semblerait donner à entendre que la Belgique réclame le grand-duché en lui conservant ses rapports avec la confédération germanique.

La négociation de l'armistice avance. Je ne crois pas qu'elle ait à souffrir de l'événement d'aujourd'hui. Dans la conférence d'hier au soir, nous avons établi les points principaux: l'acceptation respective de l'armistice, la ligne de 1814, etc. Ainsi la prétention à toute la rive gauche de l'Escaut et aux enclaves du Limbourg est écartée. La contestation ne porte plus que sur le sens plus ou moins étendu de l'article 2, du protocole du 17, et sur le renvoi des prisonniers. J'espère pouvoir vous en rendre bientôt compte. Mais (et il n'y a pas lieu de s'en étonner) nous ne savons pas encore si la Hollande a de son côté pris des mesures pour l'exécution d'une suspension d'armes. S'il y a mauvaise foi ou inutile lenteur dans ce quartier-là, il faut renoncer à tout...

Je mets aux pieds de madame Dino, et vous offre, mon prince, l'hommage de mon plus respectueux attachement et de ma sincère reconnaissance.


LE COMTE BRESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND[454].

[Particulière.]

Bruxelles, le 2 décembre 1830, 11 heures du soir.

Quoique mes doigts me refusent le service, il faut, mon prince, que je vous communique les points importants d'une dépêche que j'adresse ce soir à M. Sebastiani, en réponse à celle qu'il m'a écrite le 28 novembre, et qu'il vous aura sans doute fait connaître. Je lui envoie le double de celle d'aujourd'hui pour Londres et des documents qui l'accompagnent. Ainsi, il est inutile, mon prince, que vous la lui expédiiez.

«Le congrès en excluant à perpétuité la maison de Nassau de tout pouvoir en Belgique, a voulu non seulement annuler les droits antécédents qu'elle pouvait faire valoir à la couronne, mais encore s'ôter à soi-même celui de l'y rappeler par une élection libre. Voilà malheureusement comment il comprend la résolution qu'il a prise, et comment il l'a annoncée à la nation. Votre Excellence apercevra sans peine combien peu, dans cette position de la question, il reste de chances de le ramener, en faveur d'un des fils du prince d'Orange, à une exception qu'il a voulu s'interdire. Je dois dire, cependant, que depuis ce grand coup porté, l'inquiétude, le doute, le regret, ont pris chez un grand nombre la place du premier emportement. Si l'avis eût été donné plus tôt, il eût eu son effet, et beaucoup ont gémi d'être engagés et compromis si avant. Il ne serait pas impossible de tirer parti de ce retour vers des idées plus calmes et plus saines...

»Il y a une chose que j'éprouve quelque embarras à dire, qui est vraie, cependant, c'est que si l'occupation du Luxembourg par la confédération germanique pouvait paraître naturelle et juste en France, et si elle ne devait pas entraîner le plus dangereux conflit, nous n'aurions pas trop à nous en plaindre, car la peur qu'elle inspirerait ici nous faciliterait prodigieusement la solution de la question belge dans l'intérêt de la paix générale. Mais la paix resterait-elle possible après l'occupation du Luxembourg?...

»... Avant l'élection du souverain, nous pouvons compter sur quatre ou cinq semaines. Cette étrange pensée d'un roi indigène est abandonnée à peu près: je puis le garantir à Votre Excellence. Je puis aussi vous donner l'assurance que si nous devons abandonner toute espérance de faire comprendre aux Belges ce qu'il y aurait pour eux de facilités et de sécurité dans l'adoption d'un membre de la maison Nassau, nous pourrons du moins les amener à renoncer à ce projet absurde de mettre un roi en ballottage et à solliciter préalablement pour un autre choix l'assentiment des puissances. Je sais même de science certaine que M. de Van de Weyer partira dans quelques jours pour Paris; qu'il y soumettra à Votre Excellence un projet de nature à concilier les intérêts français et anglais (le prince Léopold et une princesse française), ou quelque autre combinaison analogue; qu'après avoir pris vos idées, il ira s'adresser à la conférence de Londres et consulter les siennes. Seulement, pour ménager l'amour-propre toujours très susceptible d'un peuple et d'hommes à leur début, si vous n'agréez pas la proposition qui vous sera faite, peut-être faudra-t-il permettre que celle que vous y substituerez, au lieu d'être donnée ici comme de vous, ait l'air d'être partie du pays même. Mais c'est pour un grand bien, un innocent subterfuge.

»Je vous adresserai directement M. Van de Weyer ainsi qu'à M. le prince de Talleyrand, afin qu'il ne tombe pas en compagnie qui ne demanderait pas mieux que de l'égarer.»

Voilà, mon prince, des faits certains, et qu'il peut vous être bon de connaître. J'attends impatiemment de vos nouvelles. Que ne suis-je près de vous! J'ai ici de cruels moments et de l'ouvrage au-dessus de mes forces.

Agréez, mon prince, tout mon dévouement et tout mon respect.


MADAME ADÉLAÏDE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

Paris, 9 décembre 1830.

... Plus votre congrès tarde à traiter avec les Belges, à leur faire une proposition susceptible d'être acceptée par eux, plus les difficultés augmentent. Je crains toujours d'après ce que nous savons de leurs dispositions, et de science certaine, qu'à la suite de cette déclaration déjà si fâcheuse de l'exclusion de la maison d'Orange, ils n'en fassent une seconde qui serait encore bien plus fâcheuse et plus embarrassante pour nous: celle de proclamer Nemours pour leur roi. Il faut donc se dépêcher, d'accord avec les autres puissances, de leur offrir un autre choix, sans cela, cette nouvelle pomme de discorde nous arrivera, d'autant plus que ces malheureux Belges ont le funeste aveuglement de ne pas craindre la guerre mais de la désirer, et nous avons de faux esprits ici de même avis qu'eux.

Le Moniteur annonce la nomination du maréchal Mortier comme ambassadeur en Russie; le roi s'était refusé jusqu'à présent à cette publication d'après la maussaderie, pour ne pas dire plus, de l'empereur de Russie; mais dans la circonstance actuelle, il a cru devoir faire un petit sacrifice personnel en se rendant à l'avis de son conseil qui était unanime sur cela en faisant l'annonce de cette nomination dans le Moniteur. Pozzo en est dans la joie: il croit que cela va aplanir beaucoup de choses, surtout jointe à l'ouverture qui va être faite à l'empereur Nicolas de lui envoyer en mission extraordinaire une personne qui doit lui plaire et en qui, du moins, il a eu dans un temps confiance et estime: vous savez sans doute de qui je veux parler[455].

12 décembre[456].

Madame de Dino ayant retardé son départ, j'avais laissé là ma lettre que je reprends, et, dans cet intervalle, quelle grande nouvelle que celle de la révolution à Varsovie! qu'il me tarde de savoir ce que vous en pensez à Londres! Ces pauvres Polonais, depuis si longtemps sacrifiés, m'intéressent, et je crains qu'ils ne soient accablés. Cependant les noms qui sont à la tête de ce mouvement, me font espérer qu'il a un peu d'importance. Quant à nous, cela nous donnera certainement du temps.

Ah! si la Prusse et l'Autriche voulaient bien entendre leurs intérêts, qu'il serait beau pour l'Angleterre et pour nous d'obtenir un ordre de choses plus supportable et plus doux pour cette malheureuse Pologne! L'intérêt pour elle est ici bien vif et bien général.

Les puissances recueillent à présent ce que la Sainte-Alliance a semé, et si elles ne veulent pas le voir et sentir que pour se maintenir elles doivent changer leur système, je crains bien que nous ne voyions l'Europe en feu car elles y seront forcées; et il vaut mieux prévenir; mais comment espérer qu'elles le feront d'après ce que nous voyons? Mais cependant, j'espère beaucoup de l'Angleterre et de vous.

Il paraît, d'après les dernières lettres venues de Belgique qu'on y devient plus raisonnable et plus sage, plus disposé à entrer en pourparlers et à consentir à ce qui sera possible...

... J'en reste là de ma lettre. Madame de Dino vous dira tout ce que je n'écris pas; que la translation des ministres au Luxembourg s'est passée très tranquillement et qu'aujourd'hui, il y a eu une petite tentative de faite par une centaine de jeunes gens et autres pour troubler l'ordre au convoi de Benjamin Constant, en criant à la sortie du Temple pour le faire porter au Panthéon; que la garde nationale a été parfaite; que le peuple ne s'en est mêlé en rien, et que cela a été déjoué sur-le-champ. On les a fait taire, et le corps a été porté au cimetière du Père-Lachaise sans désordre ni rien. C'est un bon préalable au procès.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE[457].

Londres, 13 décembre.

Mademoiselle voudra bien dire au roi que lord Grey et lord Palmerston ont été passer deux jours à Claremont chez le prince Léopold de Saxe-Cobourg. Il ne paraît pas douteux que dans ce petit voyage qui est annoncé comme besoin de se reposer, on ne parle du futur souverain de la Belgique. Cette affaire et les suites directes qu'elle aurait méritent que le roi y porte son attention royale et sa prévoyance paternelle. Le prince Léopold dîne chez moi le 17. S'il me disait quelque chose qui fût plus que de la conversation courante, je l'engagerais à écrire directement à Mademoiselle. Du reste, le projet du prince Léopold est d'aller vers la fin du mois ou le commencement du mois prochain à Paris...

... Je voudrais bien que Mademoiselle eût la bonté d'envoyer un portrait du roi à la légation de France en Angleterre. Je lui ferai plus tard la même demande pour Valençay; mais là, je ne pourrai pas ne pas oser demander un portrait de Mademoiselle.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE[458].

Mardi, 14 décembre 1830.

Je viens d'avoir une conversation intéressante avec lord Palmerston: «Voilà, lui ai-je dit, l'armistice près d'être conclu; il me semble qu'il est temps d'aborder la grande question du souverain de la Belgique.» Il s'y est montré fort disposé et même assez préparé. Beaucoup de noms ont été proposés; plusieurs, comme celui du prince Paul de Wurtemberg, n'ont pas même été discutés.—«Vous ne voulez pas de l'archiduc Charles?» Je lui ai dit qu'il était dans mes exclusions ainsi que le duc de Leuchtenberg, et que s'il me pressait un peu, j'excluerais même M. de Mérode. J'ai dû alors lui dire: «Les Belges pensent beaucoup à M. le duc de Nemours, mais le roi veut détourner cette proposition. Je ne sais pas s'il y réussira, mais je l'espère. En tout, il est dans une situation singulière: il est obligé d'employer, pour refuser, toute la volonté et tout l'art que d'autres mettent pour obtenir.—Il serait difficile de faire adopter par les puissances M. le duc de Nemours, m'a dit lord Palmerston, mais cherchons quelqu'autre qui pourrait par un mariage rassurer tout le monde.—Ce que j'appelle tout le monde, lui ai-je dit, c'est vous et nous.» Tout cela nous rapprochait beaucoup du prince Léopold qui épouserait une de nos princesses, et dont le nom a été prononcé par lord Palmerston. J'ai montré un peu d'étonnement, comme si cette idée ne m'était jamais venue; mais mon étonnement avait un peu l'air d'une découverte heureuse. J'ai dû dire que j'écrirais aujourd'hui à Paris toute cette conversation et que nous la reprendrions bientôt.

Voilà où en sont les choses. Il est clair que la Belgique, donnée au prince Léopold qui épouserait une princesse de France, paraîtrait aux Anglais un arrangement qui pourrait se faire. Je crois, si cette idée vous plaisait, qu'il faudrait que la proposition fût faite à la conférence par lord Palmerston, et je me chargerais de la lui faire faire. Si vous pensez autrement, ordonnez. Je crois que l'on fera ce qui vous conviendra davantage...


M. BESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND[459].

[Particulière.]

Bruxelles, le 25 décembre 1830, à minuit.

Mon prince,

M. Van de Weyer se trouvait à Paris lorsque le protocole du 20 décembre y est arrivé. M. le comte Sebastiani le lui a communiqué. La peur lui a pris aussitôt, et il est revenu ici en toute hâte. Il s'imaginait tout perdu. Si nous avions parlé de Luxembourg, et il l'a dit à Paris, nous n'avions parlé de rien. Mais M. le comte Sebastiani l'a autorisé a faire connaître au congrès que l'indépendance avait été déclarée en principe par la conférence de Londres, et il doit l'annoncer demain; puis, aussitôt après, il se mettra en route pour aller vous trouver avec d'amples pouvoirs. Nous ne paraîtrons pas dans tout cela. Il faut en finir avec ce pays, mon prince; d'un instant à l'autre, par le plus léger accident, il peut nous échapper et s'abandonnera quelque résolution désastreuse.

A Paris, M. Van de Weyer a abordé la question du prince. Il a demandé le duc de Nemours. On ne lui a rien dit du prince Léopold. On a voulu savoir si un prince de Naples ou un prince de Bavière pourrait prendre. Il n'y a rien eu de convenu. Qui que ce soit, qu'on le leur donne vite; il n'y a pas un moment à perdre. A chaque embarras qui se présente, leur grand argument pour s'en tirer est de prendre la cocarde tricolore. Le pays, sans le Luxembourg, serait trop incomplet. Il faut lui faire un sort supportable si l'on veut qu'il y tienne et qu'il ne reste pas disposé à se donner à son voisin.

M. Sebastiani m'écrit aujourd'hui en propres termes que si le roi de Hollande ne lève pas le blocus de bonne grâce, la France se chargera de le lui faire lever de force. Soit, mais si l'on en vient là, il serait à désirer que l'Angleterre fût de moitié dans l'exécution de ces mesures coercitives. Il y aurait danger à nous en charger seuls. J'envoie ce soir par courrier à M. de La Rochefoucauld[460] une dépêche du ministre, qui le charge de faire connaître au gouvernement hollandais ces dispositions du gouvernement du roi. C'est à cette extrémité peut-être que le roi Guillaume a voulu amener les choses.

J'ai reçu, mon prince, après vos deux lettres du 25, celle que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 16. Je me résigne à rester puisque vous le désirez. Mais nous sommes loin du but encore, et je ne vous reverrai de longtemps.....

... Daignez agréer, mon prince, l'assurance de mon plus respectueux dévouement.


LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE[461].

26 décembre 1830.

Cette mémorable semaine a été consacrée ici à l'affreuse inquiétude sur l'état de Paris[462], et pour moi surtout qui n'ai pas quitté un moment le Palais-Royal. Aussi n'ai-je aucune nouvelle à apprendre à Mademoiselle, mais j'ai à lui dire que jamais poids plus lourd et plus pénible n'a approché mon cœur. La sagesse du roi saura la rendre productive en force gouvernementale. Cette crise lui aura fait connaître les vrais et les faux amis de son gouvernement, et lui aura par là, rendu un immense service. Je ne me suis jamais senti plus le serviteur du roi qu'il y a deux jours, ni plus fier de le représenter qu'aujourd'hui. Je supplie mademoiselle de faire agréer au roi mon hommage et de recevoir elle-même mon tendre et respectueux compliment ainsi que mes vœux de bonne et heureuse année.

FIN DE LA DIXIÈME PARTIE ET DU TOME TROISIÈME

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