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Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 3

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Malgré cette ordonnance, la proposition que j'avais faite au sujet de la Chambre des pairs ne pouvait plus être écartée, et je dus, à mon tour, faire la liste des pairs qui, ayant siégé dans la chambre des Cent-jours, ne pourraient plus faire partie de la Chambre des pairs, constituée d'ailleurs sur une nouvelle base, puisque j'avais amené le roi, bien contre son gré, à admettre que la pairie serait désormais héréditaire. La liste des pairs éliminés comprenait: MM. le comte d'Aboville, le maréchal duc d'Albuféra, le comte de Barral, archevêque de Tours, le comte Belliard, le comte Boissy-d'Anglas, le duc de Cadore, le comte de Canclaux, le comte de Casabianca, le comte Clément de Ris, le comte Colchen, le maréchal duc de Conégliano, le comte Cornudet, le comte de Croix, le maréchal duc de Dantzig, le comte Dedeley d'Agier, le comte Dejean, le maréchal prince d'Essling, le comte Fabre de l'Aude, le comte Gassendi, le comte de Lacépède, le comte de Latour-Maubourg, le comte de Montesquiou, le duc de Plaisance, le comte de Pontécoulant, le duc de Praslin, le comte Rampon, le comte de Ségur, le maréchal duc de Trévise, le comte de Valence.

Cette ordonnance portait aussi la date du 24 juillet. Mais, le 17 août suivant, le roi en rendit une, sur ma proposition, qui créait quatre-vingt-douze nouveaux pairs, en rétablissant les comtes d'Aboville et de Canclaux, qui prouvèrent n'avoir pas siégé dans la Chambre des Cent-jours et M. Boissy-d'Anglas, en souvenir de sa noble et courageuse conduite à la Convention et des services particuliers qu'il avait rendus au roi. Je fis ajouter aussi à la liste les trois fils, mineurs encore, du duc de Montebello, et des maréchaux Berthier et Bessières. Le roi, en signant cette ordonnance, fit quelque résistance au nom de M. Molé, qui avait servi pendant les Cent-jours; mais j'insistai en disant: «Que le roi rétablisse ce nom, c'est Mathieu Molé qui le lui demande[267].» Et le roi, qui l'avait d'abord effacé, le récrivit de sa main.

Enfin, le 20 août, parut l'ordonnance constitutive de la pairie. Elle avait été discutée pendant plusieurs jours, au conseil. Le roi s'opposait avec vivacité à l'hérédité de la pairie, comme lui ôtant toute action personnelle sur les membres de la Chambre, mais je combattis cette considération comme secondaire à côté de la force et de la stabilité que donnerait à la Chambre l'hérédité de ses membres. Aussi, dans le préambule de l'ordonnance, le roi disait que: «Voulant donner à ses peuples un nouveau gage du prix qu'il mettait à fonder de la manière la plus stable les institutions sur lesquelles repose le gouvernement, convaincu que rien ne consolide plus le repos des États que cette hérédité de sentiments qui s'attache dans les familles à l'hérédité des hautes fonctions publiques, et qui crée ainsi une succession non interrompue de sujets dont la fidélité et le dévouement au prince et à la patrie sont garantis par les principes et les exemples qu'ils ont reçus de leur père...»

Les mesures acerbes provoquées par M. Fouché n'avaient pas tardé à produire leurs fruits: d'affreux désordres, des scènes sanglantes avaient éclaté sur divers points du Midi où la réaction royaliste, se croyant encouragée par ces mesures, se livra à d'horribles massacres. Le gouvernement fit tous ses efforts pour les réprimer et publia une proclamation du roi dans laquelle il disait:

«... Nous avons appris avec douleur que, dans les départements du Midi, plusieurs de nos sujets se sont récemment portés aux plus coupables excès; que, sous prétexte de se faire les ministres de la vengeance publique, des Français, satisfaisant leurs haines et leurs vengeances privées, avaient versé le sang des Français, même depuis que notre autorité était universellement rétablie et reconnue dans tout notre royaume. Certes, d'infâmes trahisons, de grands crimes ont été commis, et ont plongé la France dans un abîme de maux; mais la punition de ces crimes doit être nationale, solennelle et régulière; les coupables doivent tomber sous le glaive de la loi, et non sous le poids de vengeances particulières. Ce serait bouleverser l'ordre social que de se faire à la fois juge et exécuteur pour les offenses qu'on a reçues ou même pour les attentats commis contre notre personne. Nous espérons que cette odieuse entreprise de prévenir l'action des lois a déjà cessé: elle serait un attentat contre nous et contre la France, et, quelque vive douleur que nous puissions en ressentir, rien ne serait épargné pour punir de tels crimes. C'est pourquoi nous avons recommandé par des ordres précis à nos ministres et à nos magistrats, de faire strictement respecter les lois, et de ne mettre ni indulgence ni faiblesse dans la poursuite de ceux qui les ont violées.»

Cette proclamation, si naturelle dans les circonstances, devint cependant un texte d'accusation de la part du parti royaliste exagéré contre le ministère, tandis que M. Fouché, effrayé du mal qu'il avait fait en flattant les mauvaises passions de ce parti, voulut revenir sur ses pas et se tirer d'affaire par une perfidie qui devait, pensait-il, ramener l'opinion publique à lui personnellement, en affaiblissant encore le gouvernement. Il fit au roi deux rapports confidentiels: l'un, dans lequel il dépeignait le déplorable état où la conduite des troupes alliées réduisait les populations des provinces occupées par ces troupes et les conséquences que cela ne pouvait pas manquer d'amener. Le second rapport n'était pas moins énergique que l'autre, dans la peinture qu'il faisait des attentats commis dans le Midi et des haines violentes entre les partis qui se manifestaient sur tous les points de la France. Jusque-là, tout était bien; M. Fouché avait rempli son devoir, et nous nous empressons de reconnaître que ce que contenaient ces mémoires était à peu près vrai. Mais ces mémoires étaient confidentiels, et n'auraient dû être communiqués qu'au roi et au conseil. C'est ce que ne fit pas M. Fouché, qui les cacha d'abord au ministère, et qui, après en avoir remis un exemplaire au roi, les livra à la publicité, en prétendant qu'ils lui avaient été dérobés et que ce n'était pas lui qui les avait fait publier. On ne pouvait continuer à avoir des relations avec un homme qui recourait à de pareils moyens; je demandai au roi son renvoi du ministère, et il ne tarda pas à être congédié[268].

Mais la plus grande, la plus douloureuse difficulté qui pesait sur la situation, c'était la conduite des souverains alliés et de leurs troupes. Je dois maintenant traiter ce point, laissant aux historiens qui s'occuperont de cette époque à rappeler les événements connus de tous. Pour moi, je me bornerai à exposer les pénibles négociations que je fus condamné à suivre, et quelques-uns des faits qui s'y rattachent: j'ai hâte d'en finir avec ces cruels souvenirs.

Le point le plus urgent de ces négociations, le premier à traiter avant tout, était celui qui concernait la fixation des services des innombrables armées qui avaient envahi la France, et qui la dévoraient en commettant partout les exactions les plus scandaleuses de la part de puissances qui avaient signé à Vienne l'engagement de s'armer pour secourir le roi de France, leur allié. J'ai déjà cité la lettre que m'écrivit le préfet de l'Yonne sur la conduite des généraux bavarois. Je veux rappeler encore un arrêté de l'intendant général de l'armée autrichienne, pour montrer jusqu'où s'étendait l'esprit révolutionnaire, je ne puis pas le qualifier autrement, des gouvernements qui s'annonçaient hautement comme ne faisant la guerre qu'à la Révolution, dans la personne de Bonaparte.

Armée impériale, royale, apostolique d'Italie.

«Nous, comte de Wurmser, chambellan, conseiller actuel intime d'État de Sa Majesté Impériale, Royale, Apostolique, commandeur de l'ordre royal de Saint-Étienne de Hongrie, président de la commission aulique, chargé de la direction du cadastre de la monarchie, intendant général de l'armée impériale et royale d'Italie.

»Considérant, d'une part, que les receveurs généraux et particuliers des départements et arrondissements ont été forcés de souscrire des soumissions à l'ordre du trésor, pour le payement, à des époques fixes, des rentrées en contributions directes et indirectes; et, de l'autre, que ces contributions et impôts sont, dans les parties du territoire français occupées par les troupes des puissances alliées, dévolus, d'après le droit des gens et de la guerre, auxdites puissances.

»Arrêtons et ordonnons ce qui suit:

»Article premier.—Les soumissions souscrites en faveur du trésor français par les receveurs généraux particuliers et autres comptables des parties du territoire français occupées par l'armée impériale autrichienne d'Italie, ou qui le seront par la suite, sont de nulle valeur, tant pour l'arriéré que pour le courant des contributions et impositions publiques de toute espèce. Il est en conséquence défendu auxdits receveurs et comptables de les acquitter sous quelque titre ou prétexte que ce soit.

»Article II.—Toute contravention à cette prohibition entraîne, non seulement la responsabilité personnelle des receveurs et comptables respectifs, mais sera, en outre, punie selon toute la rigueur des lois de la guerre, comme acte d'intelligence avec l'ennemi.

»Article III.—Ces dispositions sont applicables aux soumissions ou traites délivrées par des acquéreurs de biens nationaux ou communaux et de coupes de bois de l'État.

»Article IV.—Il est prohibé aux tribunaux d'admettre des actions en payement desdites soumissions ou traites, sous peine d'être dissous, et traités en outre selon toutes les rigueurs des lois militaires.

»Article V.—Le présent arrêté sera imprimé et affiché à la diligence des préfets et sous-préfets partout où besoin sera.

»Donné au quartier général, à Nantua, le 18 juillet 1815.

»Comte de WURMSER.

»Par ordonnance de Son Excellence M. l'Intendant général,

»L'Intendant,
»CUVELIER


Le roi Louis XVIII, qui avait reconnu trop tard la faute grave qu'il avait commise en ne suivant pas le conseil que je lui avais donné de ne pas rentrer dans sa capitale avant d'avoir tout réglé avec les gouvernements étrangers, essaya vainement de la réparer, en m'adressant la lettre suivante que je communiquai aux plénipotentiaires alliés.


LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.

Paris, le 21 juillet 1815.

«La conduite des armées alliées réduira incessamment mon peuple à s'armer en masse contre elles, à l'exemple des Espagnols. Plus jeune, je me mettrais à sa tête; mais si l'âge et les infirmités ne me le permettent, au moins je ne veux pas sembler conniver aux violences dont je gémis. Je suis résolu, si je ne puis obtenir justice, à me retirer de mon royaume, et à demander asile au roi d'Espagne. Si ceux, qui, même après la capture de l'homme auquel seul ils avaient déclaré la guerre, continuent à traiter mes sujets en ennemis, et qui doivent par conséquent me regarder comme tel, veulent attenter à ma liberté, ils en sont les maîtres; j'aime mieux être dans une prison qu'aux Tuileries, témoin passif du malheur de mes peuples.

»LOUIS


A la suite de cette lettre et d'un projet d'arrangement, remis par le baron Louis, ministre des finances, les plénipotentiaires alliés m'adressèrent, le 25 juillet, une note conçue dans ces termes:

«Les ministres soussignés ont pris en mûre considération les ouvertures que les ministres du roi leur ont fait parvenir par Son Excellence le baron Louis. Ils sont trop pénétrés de la nécessité de prendre, en ce qui touche la marche de l'administration, les mesures les plus urgentes et les plus efficaces, pour ne pas entrer avec empressement dans les vues qui ont dicté ces propositions. Ils croient donc que les dispositions suivantes, qui viennent d'être arrêtées, seront les plus propres à concilier les désirs du roi avec la situation où se trouveront les armées alliées, pendant leur séjour en France.»


Les dispositions mentionnées dans cette note établissaient qu'en échange d'une contribution de cent millions, consentie par le gouvernement français, il était convenu: qu'une ligne de démarcation serait tracée pour fixer les départements qui seraient occupés par les armées alliées et destinés à leur subsistance; les autorités du roi devaient être rétablies et les préfets et sous-préfets réintégrés dans leurs fonctions; des gouverneurs militaires étaient nommés par les départements qui composaient le rayon de chaque armée; ils devaient protéger les autorités, assurer le service des armées, et surveiller les rapports de celles-ci avec l'autorité française. Une commission administrative siégerait à Paris, pour suivre directement les affaires entre le gouvernement du roi et les autorités étrangères. Des ordres furent donnés immédiatement pour faire cesser toutes les contributions irrégulières qui avaient été frappées sur les départements.

Ce point réglé, le reste eût été bientôt terminé si les souverains avaient été les loyaux alliés du roi de France, mais ainsi que je l'ai dit plus haut en parlant de l'arrivée des armées étrangères à Paris, les cabinets alliés étaient embarrassés de produire leurs demandes parce qu'ils ne savaient quel nom donner à ce qu'ils voulaient. Ils n'employèrent d'abord que le nom de garanties: ils voulaient des garanties en général, sans dire lesquelles; sur quoi, je leur adressai la note suivante en date du 31 juillet 1815:

«Le ministre du roi a l'honneur de communiquer à Leurs Excellences MM. les ministres et secrétaires d'État des puissances alliées trois ordonnances de Sa Majesté: l'une rendue à Lille pour le licenciement de l'armée française et les deux autres qui ne sont encore qu'en projet et qui sont relatives à l'organisation d'une nouvelle armée. Le besoin de l'Europe, non moins que de la France elle-même, étant que celle-ci ait une armée, le roi s'est attaché et croit être parvenu à concilier ce besoin avec le besoin encore plus grand qu'elles ont également l'une et l'autre, de finir sans retour les révolutions.»

»Il y a vingt-six ans que la France, cherchant des garanties contre les abus d'un pouvoir ministériel sans contrepoids, et exercé sans unité comme sans contrôle, s'égara et se perdit dans cette sorte d'égalité dont l'inévitable conséquence est la domination de la multitude, c'est-à-dire, sa tyrannie, la plus effroyable de toutes, mais aussi, et par cela même, la moins durable. Cette tyrannie fit place, ainsi qu'il est toujours arrivé, et qu'il arrivera toujours, au despotisme d'un seul, lequel, par tempérament, et par calcul, déplaça la révolution en en changeant le mobile et la transporta du dedans au dehors, en substituant à l'esprit d'égalité, l'esprit de conquête.

»Les derniers événements ont prouvé jusqu'à quel point l'un et l'autre s'étaient affaiblis, puisque l'usurpateur qui les avait tous deux appelés à son secours, n'a pu être soutenu par eux, contre les effets d'un premier et seul revers.

»Mais les chances de révolution ne pouvant cesser, qu'ils ne soient tous deux entièrement éteints ou contenus de manière à ne pouvoir jamais redevenir dominants, toutes les pensées du roi, pendant sa retraite en Belgique, ont été tournées vers les moyens d'obtenir ce résultat, et tous ses actes, depuis son retour, ont eu pour but de l'assurer.

»La doctrine d'une égalité extrême peut bien avoir encore pour apôtres et pour partisans quelques spéculatifs bâtissant des théories pour un monde imaginaire et un certain nombre d'hommes à qui cette doctrine seule a valu, pendant un temps, un pouvoir dont ils ont abusé et qu'ils regrettent; mais la multitude même en est depuis longtemps détrompée par la cruelle expérience qu'elle en a faite. Cette doctrine ne pourra faire de prosélytes, et son esprit ne sera jamais à craindre tant que les droits civils de chacun seront garantis contre tout arbitraire, par une constitution politique qui exclue du pouvoir quiconque n'est pas dans cette situation où l'on sent plus le besoin de conserver, que la nécessité et le désir d'acquérir.

»Or, tel est le caractère de l'institution politique qui va régir la France.

»La Chambre des pairs sera héréditaire. La Chambre des députés sera formée selon le seul principe qui la puisse mettre en harmonie avec les deux autres branches de la législature; principe que l'on s'attachera à réintroduire ou à renforcer dans l'institution civile.

»Elles partageront avec le roi l'initiative des lois qu'il s'était précédemment réservée.

»De la manière de former la loi résultera la plus forte garantie que l'on puisse avoir de son impartiale équité, puisqu'elle sera l'expression, non de la volonté d'une seule personne ou d'un seul corps, mais d'une volonté formée par le concours de trois volontés distinctes.

»Un ministère est déjà constitué dont les membres exécutent, chacun dans sa sphère d'attributions, ce qui a été arrêté dans une délibération commune. Il a ainsi toute la force d'action que donne l'unité; il est responsable, ce qui est un préservatif contre les aberrations du pouvoir.

»Les juges seront inamovibles, ce qui assure l'indépendance des tribunaux.

»En matière criminelle, le jugement par jurés déjà existant sera maintenu. La confiscation reste pour tous les cas et pour toujours abolie.

»Enfin les restrictions mises à la liberté de la presse ont déjà été révoquées.

»Cette institution, plaçant l'État à une égale distance du pouvoir absolu et de la licence, ne laissera à celle-ci ni accès ni prétexte dont elle puisse abuser pour s'en faire un.

»Cette même institution ne réprimera pas avec moins de bonheur l'esprit de conquête né dans des circonstances et entretenu par des causes qui ne reparaîtront plus.

»Il n'y aura plus en France de dynastie révolutionnaire, intéressée au renversement des souverains légitimes pour en établir qui lui ressemblent.

»Il n'y aura plus en France de dynastie tyrannique qui ait besoin de distraire le peuple de ses maux, en le berçant des illusions d'une gloire payée du plus pur de son sang.

»Bonaparte est au pouvoir des alliés et a cessé pour jamais d'être à craindre.

»Les instigateurs et principaux fauteurs de son dernier crime sont livrés aux tribunaux.

»Les principaux instruments de son despotisme, les plus ardents de ses zélateurs sont éloignés, les uns de la France, les autres de la capitale et tous des affaires publiques.

»L'esprit de conquête n'était pas celui de la France, pour qui il n'était qu'une calamité cruelle. Il ne régnait que dans l'armée; mais il doit être nourri par le succès, il s'éteint dans les revers. Les campagnes précédentes l'avaient graduellement affaibli. Il semble impossible qu'il survive à la dernière campagne. Ceux qui en sont encore atteints ne peuvent se dissimuler qu'ils ne trouveraient plus comme autrefois l'Europe divisée, et que, contre l'Europe unie, ils n'auraient rien à espérer. Or, nul ne s'obstine à désirer sans espérance. L'esprit de conquête était encore entretenu par la presque perpétuité du service militaire qui faisait que le soldat finissait par ne plus connaître d'autre famille et d'autre patrie que l'armée. Cette cause sera ôtée par le plan d'organisation actuelle qui, rendant fréquemment les militaires aux habitudes et aux affections de la vie civile et domestique, les disposera à ne plus se faire des intérêts et des sentiments contraires à ceux de leur pays.

»Le roi pense que cet ensemble de faits, de dispositions et de mesures, donne à la France, à l'Europe et à lui-même tous les motifs désirables de sécurité.

»Le ministère du roi est de la même opinion.

»Il prie Leurs Excellences MM. les ministres secrétaires d'État des puissances alliées de vouloir bien lui faire connaître s'ils la partagent, ou s'ils jugent qu'il faille ajouter quelque chose à ces dispositions, et, dans ce cas, ce qu'ils croient nécessaire d'y ajouter.

»Le prince de Talleyrand a l'honneur de renouveler à Leurs Excellences....

«Paris, le 31 juillet 1815.»


Avec des alliés de bonne foi et dans des circonstances données, les observations contenues dans cette note eussent été sans réplique, mais j'avais déjà pu m'apercevoir que ce n'était pas à de tels alliés que j'avais affaire: c'était à l'occasion du dépouillement de nos musées qui donna lieu à un échange de notes que j'ai omis de rapporter précédemment quand j'ai parlé de cet objet. Je réparerai ici cette omission afin de compléter l'ensemble des pièces des négociations de cette douloureuse époque.

Je commencerai par la première note sur ce sujet, à moi adressée par lord Castlereagh le 11 septembre 1815.

Traduction d'une note de lord Castlereagh au prince de Talleyrand.

«Des représentations ayant été faites aux ministres des puissances alliées par le pape, le grand-duc de Toscane, le roi des Pays-Bas et autres souverains réclamant, par l'intervention des hautes puissances alliées, la restitution des statues, tableaux, manuscrits et autres objets d'art dont leurs États respectifs ont été successivement et méthodiquement dépouillés par le dernier gouvernement révolutionnaire de la France, contre tout principe de justice et les usages du droit actuel de la guerre; et ces représentations ayant été portées à l'examen de sa cour, le soussigné a reçu l'ordre du prince régent de soumettre aux réflexions de ses alliés les remarques suivantes sur cet intéressant sujet:

»C'est maintenant la seconde fois que les puissances de l'Europe ont été forcées, pour défendre leur propre liberté, et assurer la tranquillité du monde, à envahir la France, et deux fois leurs armées se sont emparées par la conquête de la capitale de l'État dans lequel ces objets, dépouilles de la plus grande partie de l'Europe, sont accumulés.

»Deux fois aussi, le souverain légitime de la France, a pu, sous la protection de ces armées, reprendre son trône, et obtenir pour ses peuples, de l'indulgence signalée des alliés, une paix à laquelle leur conduite envers leur propre monarque, et envers les autres États, ne leur avait pas donné le droit d'espérer comme nation.

»Que le plus pur sentiment d'égard pour Louis XVIII, la déférence pour son ancienne et illustre maison, et le respect pour ses malheurs, ont invariablement guidé les conseils des alliés: c'est ce qu'ils ont prouvé d'une manière irrécusable par le soin qu'ils ont mis d'établir l'année dernière, pour base expresse du traité de Paris, la conservation de l'entière intégrité de la France, et bien plus encore, après avoir vu dernièrement leurs espérances cruellement trompées, par les efforts qu'ils font encore pour combiner définitivement l'intégrité substantielle de la France avec un système équivalent de précautions temporaires, qui puisse satisfaire à ce qu'ils doivent à la sûreté de leurs propres sujets.

»Mais, ce qui serait le comble de la faiblesse et de l'injustice, et l'effet en serait bien plus vraisemblablement d'égarer le peuple français, que de le ramener à la morale et à la tranquillité, ce serait si les souverains alliés, de qui le monde attendait la protection et le repos, allaient refuser l'application juste et libérale de ce principe d'intégrité à d'autres nations leurs alliées (et surtout à celles qui sont faibles et sans appui), lorsqu'ils sont sur le point de l'accorder, pour la seconde fois, à une nation contre laquelle ils ont si longtemps combattu.

»A quel titre la France peut-elle, à l'issue d'une telle guerre, s'attendre à conserver la même étendue de territoire qu'avant la Révolution? à désirer, en même temps, garder les chefs-d'œuvre, dépouilles de tous les autres pays? Est-ce qu'il peut exister un doute sur l'issue de la contestation ou sur la puissance des alliés à exécuter ce que la justice et la politique demandent?

»Sinon, à quel titre priver la France de ses dernières acquisitions territoriales, et lui laisser les dépouilles de ces mêmes territoires, que tous les conquérants modernes ont constamment respectées comme inséparables du pays à qui elles appartiennent?

»Les souverains alliés ont peut-être à se justifier, aux yeux de l'Europe, de la conduite qu'ils ont tenue à ce sujet, lorsqu'ils étaient à Paris, l'année dernière. Il est vrai qu'ils ne se sont jamais rendus complices de ce que cet amas de vols a de criminel, au point de le sanctionner par aucune stipulation dans leurs traités: une pareille reconnaissance a été constamment refusée par eux. Mais il est certain qu'ils ont employé leur influence pour réprimer alors la voix de ces réclamations, dans l'espérance que la France, non moins subjuguée par leur générosité que par leurs armes, serait disposée à maintenir inviolablement une paix qui avait été soigneusement établie pour servir de lien de réconciliation entre la nation et le roi.

»Mais la question est bien changée à présent, et garder la même conduite dans des circonstances si essentiellement différentes, serait, à l'avis du prince régent, également peu sage à l'égard de la France, et injuste à l'égard des alliés qui ont un intérêt direct dans cette question.

»Son Altesse Royale, en donnant cette opinion, sent qu'il est nécessaire de se défendre contre la possibilité d'une fausse interprétation. Quand il juge que c'est le devoir des souverains alliés, non seulement de ne pas empêcher, mais même de faciliter dans cette occasion le retour de ces objets dans les lieux d'où ils ont été enlevés, il ne semble pas moins convenable à leur délicatesse de ne pas souffrir que la position de leurs armées en France, ou l'enlèvement de ces objets du Louvre deviennent des moyens directs ou indirects de faire entrer dans leurs propres États un seul objet qui n'appartînt pas à l'époque de leur conquête, à leurs collections de familles respectives, ou aux pays sur lesquels ils règnent actuellement.

»Quelque prix que le prince régent puisse attacher à de si parfaits modèles des beaux-arts, s'ils étaient acquis autrement, il n'a aucun désir d'en devenir possesseur aux dépens de la France, et surtout en suivant un principe dans la guerre dont il fait un reproche au pays qui l'a adopté. Et bien loin de vouloir profiter de l'occasion pour acquérir des légitimes possesseurs aucun objet qu'ils seraient décidés à céder par des considérations pécuniaires, Son Altesse Royale voudrait, au contraire, donner les moyens de les replacer dans ces mêmes temples et galeries dont ils ont été si longtemps les ornements.

»S'il était possible que les sentiments de Son Altesse Royale pour la personne et la cause de Louis XVIII fussent mis en doute, ou que la position de Sa Majesté Très Chrétienne vis-à-vis de son propre peuple dût en souffrir, le prince régent n'en viendrait pas à cette conclusion sans la plus pénible répugnance.

»Mais, au contraire, Son Altesse Royale le croit réellement, Sa Majesté Très Chrétienne augmentera l'amour et le respect de ses propres sujets pour sa personne, à proportion qu'elle se séparera de ces souvenirs d'un système de guerre révolutionnaire.

»Ces dépouilles, qui sont un obstacle à la réconciliation morale de la France et des États qu'elle a envahis, ne sont pas nécessaires pour rappeler les exploits de ses armées, qui, malgré la cause pour laquelle ils ont eu lieu, doivent toujours faire respecter au dehors les armes de la nation. Mais tant que ces objets resteront à Paris, constituant pour ainsi dire les titres des pays qui ont été rendus, le désir de les réunir à la France ne sera jamais éteint, et le génie du peuple français ne pourra jamais s'accoutumer à la diminution d'existence territoriale assignée à la nation sur qui règnent les Bourbons.

»Le prince régent, en donnant cette opinion, n'a aucune intention d'humilier la nation française. La politique générale de Son Altesse Royale, la conduite de ses troupes en France, son empressement à rendre à la France, dès le premier moment de la reddition de Bonaparte, la liberté de son commerce, et, par-dessus tout, le désir qu'il a récemment témoigné de conserver définitivement à la France, avec quelques modifications peu considérables, son intégrité territoriale, sont les meilleures preuves qu'un motif de justice pour les autres, le désir de cicatriser les blessures faites par la Révolution, et non aucun sentiment peu généreux envers la France, ont seuls dicté cette décision.

»Toute la question se réduit à ceci: Les puissances de l'Europe forment-elles aujourd'hui un accord sincère et durable avec le roi? Et, s'il en est ainsi, sur quels principes sera-t-il conclu? Sera-ce sur la conservation ou l'abandon des dépouilles révolutionnaires? Le roi peut-il croire rehausser sa propre dignité en s'entourant des monuments des arts qui ne rappellent pas moins les souffrances de son illustre maison que celles des autres nations de l'Europe?

»Si les Français veulent porter leurs pas en arrière, peuvent-ils raisonnablement désirer conserver cette source d'animosités entre eux et les autres nations? Et, s'ils ne le veulent pas, est-il politique de flatter leur vanité et de tenir éveillées les espérances que la contemplation de ces trophées doit éveiller?

»L'armée même peut-elle raisonnablement le désirer? Le souvenir de ses campagnes ne peut jamais périr; elles sont rappelées dans les annales militaires de l'Europe; elles sont gravées sur les monuments publics de son propre pays. Pourquoi faut-il associer à sa gloire acquise sur le champ de bataille un système de pillage contraire aux lois actuelles de la guerre, et par lequel le chef qui la conduisait aux combats a, en effet, terni l'éclat de ses armes?

»Si nous voulons réellement revenir à la paix et aux anciennes maximes, il ne peut pas être sage de conserver tant de restes des abus du passé, et le roi ne peut désirer, en sortant du naufrage de la Révolution, dont sa famille a été la principale victime, perpétuer dans sa maison cet odieux monopole des arts.

»Les riches collections que la France possédait avant la Révolution, augmentées de la collection Borghèse (une des plus belles du monde) qui a été achetée depuis, donneront au roi d'amples moyens d'orner convenablement la capitale de son empire, et le roi peut renoncer lui-même aux objets précieux venus d'une source impure, sans porter atteinte à la culture des arts en France.

»En appliquant un remède à ce mal dangereux, il ne semble pas qu'on puisse adopter une ligne moyenne qui ne tende pas à reconnaître diverses spoliations faites sous le nom de traités, et dont le caractère est, s'il est possible, plus frappant que les actes d'une rapine ouverte par lesquels ces restes ont été en général rassemblés.

»Le principe de la propriété, réglé par les réclamations du pays où ces ouvrages ont été pris, est le plus sur et le seul guide que doit suivre la justice, et, peut-être, n'y a-t-il rien qui puisse contribuer davantage à établir aujourd'hui l'esprit public de l'Europe, qu'un tel hommage rendu par le roi de France à ce principe de vertu, de conciliation et de paix.

«CASTLEREAGH

Je répondis à cette note:

«Le ministre du roi a reçu la note que Son Excellence lord Castlereagh lui a fait l'honneur de lui adresser, touchant les objets d'art qui appartiennent à la France. Sa Majesté, à qui cette note a été soumise, lui a donné l'ordre d'y faire la réponse suivante:

«Les protestations faites par Son Excellence, n'étaient pas nécessaires au roi pour qu'il fût persuadé du désintéressement que le prince régent a porté dans la demande qu'il a cru devoir ordonner à son ministre de faire au gouvernement français. Sa Majesté se plaît même à reconnaître dans les motifs qui ont dicté cette démarche, les sentiments de bienveillance dont Son Altesse Royale s'est toujours montrée animée à son égard. Mais les raisons desquelles ces motifs sont tirés ne lui ont paru reposer que sur des suppositions inexactes ou sur des erreurs. En effet, Son Excellence semble croire que les deux guerres de 1814 et de 1815 sont de même nature, et que la seconde doit, comme le fut la première, être terminée par un traité de paix. Mais ces deux guerres sont de nature bien différente. La première était véritablement faite à la nation française, parce qu'elle était faite à un homme qui était son chef reconnu par toute l'Europe, au nom de qui tout était administré, à qui tout était soumis, qui disposait enfin de toutes les ressources de la France, et qui en disposait légalement. La guerre étant faite à la nation, un traité de paix était nécessaire. En 1815, au contraire, ce même homme auquel l'Europe a fait la guerre n'était reconnu par aucune puissance, comme chef de la France. S'il disposait en partie des mêmes instruments, il n'en disposait pas légalement et la soumission était loin d'être complète. C'est à lui seul, et à la faction qui l'a rappelé et non à la nation, que, d'après ses propres déclarations, l'Europe a fait la guerre. La guerre s'est donc trouvée terminée et l'état de paix rétabli par le fait seul du renversement de l'usurpateur, la dispersion de ses adhérents et la punition de leurs chefs. On ne voit donc pas comment la guerre de 1815 pourrait être un motif valable pour changer l'état des choses établi par la paix de 1814.

»Son Excellence lord vicomte Castlereagh a, d'un autre côté, posé en fait que des objets d'art ne peuvent point s'acquérir par la conquête. Le ministère du roi est bien loin de vouloir faire l'apologie d'aucune sorte de conquête. Plût à Dieu que le nom ou la chose n'eussent jamais existé! Mais enfin, puisque c'est pour les nations une manière d'acquérir admise par les usages de tous les peuples et de tous les temps, le ministre du roi n'hésite pas à dire avec conviction que la conquête d'objets inanimés, dont le seul usage est de procurer une jouissance physique, ou, si l'on veut, intellectuelle, est bien moins odieuse que celles par lesquelles des peuples sont séparés de la société dont ils sont membres, soumis à de nouvelles lois, à des coutumes qui ne sont pas les leurs, réunis à des peuples dont souvent leurs dispositions naturelles les éloignent et perdent jusqu'au nom qu'ils avaient toujours porté.

«Il y a à faire, relativement aux objets d'art qui ont été successivement apportés en France, une distinction que l'on paraît n'avoir pas faite. Parmi les pays auxquels la France a renoncé en 1814, plusieurs appartenaient très légitimement à elle, ou au chef qu'elle avait eu, parce qu'ils leur avaient été cédés. Elle a donc pu disposer des objets d'art qui s'y trouvaient. Lorsqu'elle a renoncé à ces pays, elle les a restitués tels qu'ils étaient au moment de la restitution, et l'on ne voit point d'après quel droit leurs possesseurs actuels viendraient réclamer aujourd'hui des choses qui n'ont pas été comprises dans l'abandon que la France en a fait.

»Enfin, d'autres objets d'art appartiennent encore à la France, à un titre qui n'est pas moins légitime: ils lui appartiennent en vertu de la cession qui lui en a été faite par des traités solennels.

»Quant aux considérations morales développées dans la note de Son Excellence lord vicomte Castlereagh, Son Excellence a toute raison de croire que le roi voudrait pouvoir y céder, et qu'il s'empresserait de restituer tout ce qui a été enlevé et conduit en France pendant le cours de la Révolution, s'il pouvait ne suivre que son propre penchant. Mais Son Excellence se trompe si elle croit que le roi soit aujourd'hui plus qu'en 1814 en position de le faire; et le ministère ne craint pas d'affirmer que si, comme il n'en doute pas, toute cession de l'ancien territoire, dans le cas où le roi y consentirait, lui serait imputée à crime, celle des objets d'art ne le serait pas moins, et serait peut-être même plus fortement ressentie, comme blessant plus vivement l'amour-propre national.

»Le prince de Talleyrand, président du conseil des ministres, a l'honneur de...

Prince DE TALLEYRAND.

Paris, le 19 septembre 1815.»


C'est le duc de Wellington, je l'ai déjà dit, qui se chargea de répliquer à cette note; il le fit avec la rudesse, je pourrais dire, la brutalité d'un soldat. Ainsi il me répondit: «Que lors des conférences pour la capitulation de Paris, les négociateurs français avaient voulu faire insérer un article sur le musée et sur le respect pour les monuments des arts; que le prince Blücher avait déclaré qu'il s'y opposait, attendu qu'il y avait dans le musée des tableaux enlevés au roi de Prusse et dont Louis XVIII avait promis la restitution.»

Le duc de Wellington ajoutait: «qu'étant, dans le moment de la capitulation, comme le représentant des autres nations de l'Europe, il devait réclamer tout ce qu'on avait enlevé aux Prussiens; que, bien qu'il n'eût pas d'instruction relative au musée, ni une connaissance formelle de l'opinion des souverains sur ce point, il devait néanmoins présumer qu'ils insisteraient fortement sur l'accomplissement des promesses du roi de France, d'après l'obligation où ils étaient tous de faire restituer à leurs États les tableaux et statues qui en avaient été enlevés, contre l'usage des guerres régulières pendant l'effrayante période de la Révolution française. Les souverains ne pouvaient faire tort à leurs sujets pour satisfaire l'orgueil de l'armée et du peuple français, auxquels il convenait de faire sentir que, malgré quelques avantages partiels et temporaires sur plusieurs États de l'Europe, le jour de la restitution était arrivé et que les monarques alliés ne devaient point laisser échapper cette occasion de donner aux Français une grande leçon de morale

Que pouvait-on faire devant un pareil langage appuyé de la force? Une résistance armée à l'aide de la garde nationale de Paris ne pouvait produire qu'une vaine lutte et une défaite certaine propres seulement à justifier les vengeances de nos ennemis acharnés, et à irriter ceux qui, comme le duc de Wellington lui-même, voulaient se montrer moins mal disposés pour nous dans les négociations générales. Il fallut donc courber la tête sous cet acte de violence, plus flétrissant pour ceux qui le commettaient que pour ceux qui le subissaient, et l'histoire sera d'accord à cet égard, avec le sentiment général de la France et, j'ose le dire, de l'Europe.

Un passage de la réponse du duc de Wellington révèle une des difficultés les plus graves que rencontraient les négociateurs français, et c'est ici le lieu d'exposer ces difficultés. On a vu que le duc de Wellington repoussait ma réclamation en faveur de nos musées, en s'appuyant sur le refus déjà fait d'admettre cette réclamation lors de la capitulation de Paris, de cette capitulation consentie par la Chambre des représentants des Cent-jours, après qu'elle eut vainement sollicité un armistice du duc de Wellington et du maréchal Blücher, préférant traiter avec les étrangers qu'avec le roi légitime de France[269]. La Chambre des représentants avait fait pis encore. Une députation choisie par elle s'était rendue près des souverains étrangers à Hagueneau, et là, dominée par la haine contre la maison de Bourbon, avait à peu près consenti à une cession de territoire, si Louis XVIII n'était pas rétabli sur le trône[270]. Et c'étaient des gens qui se disaient grands patriotes qui osaient suggérer de pareilles propositions! Si elles ne furent point acceptées, elles ne laissèrent pas moins une déplorable impression que je devais fatalement retrouver dans les négociations. Quand je rejetai les premières ouvertures que les plénipotentiaires alliés me firent sur des cessions de territoire en déclarant que la France en masse s'opposerait d'une manière invincible à de telles cessions, on me répliqua que les pourparlers d'Haguenau prouvaient bien le contraire, puisque c'était le parti qui se prétendait le plus dévoué aux intérêts de la France qui avait, lui-même, mis en avant des cessions de territoire.

Pendant que le parti dit patriote avait ainsi affaibli nos moyens de résistance contre les exigences des alliés, le parti émigré, qui avait des relations secrètes avec les diplomates étrangers, répétait partout qu'on devait faire les concessions réclamées par les alliés, puisque c'était à eux qu'on devait le rétablissement de la maison de Bourbon.

D'autre part, les quatre puissances, malgré nos efforts, restaient unies pour nous imposer les plus dures conditions. L'empereur Alexandre, plein d'amertume de n'être pas, comme en 1814, l'auteur principal de la seconde Restauration, ne me pardonnait pas non plus d'avoir défendu à Vienne, la cause des peuples et de la légitimité des gouvernements, et d'avoir provoqué le traité du 3 janvier 1815. Les Prussiens, plus violents que jamais dans leur haine et leur vengeance, demandaient avec emportement le démembrement de plusieurs provinces de France.

M. de Metternich, qui d'abord avait paru vouloir tenir ses engagements et s'associer aux vues plus modérées de l'Angleterre, finit par craindre que cette modération ne lui nuisît dans l'opinion de l'Allemagne, et épousa les passions haineuses de la Prusse. Il ne restait que l'Angleterre représentée par le duc de Wellington, de l'équité de laquelle on pût attendre quelque secours. Mais, de ce côté même, les plénipotentiaires russes, autrichiens et prussiens avaient trouvé un moyen d'action qui nous était contraire. Ils avaient persuadé aux Anglais que le nouveau royaume des Pays-Bas, leur création, avait besoin d'être fortifié contre la France à laquelle il fallait arracher plusieurs places de sa frontière, afin de l'affaiblir de tout ce qu'on donnerait au royaume des Pays-Bas pour le consolider.

Ce qui achevait de rendre la situation des négociateurs français plus embarrassante et plus compromettante, c'est qu'on leur faisait un mystère de tout; qu'ils n'étaient point admis dans les conférences où les plénipotentiaires alliés tramaient entre eux leurs projets, et que ce n'était que par des demi-mots, des insinuations, qu'on pouvait deviner les vues qui les dirigeaient.

C'est ainsi que se passa tout le mois d'août et une partie du mois de septembre, vers le milieu duquel je reçus enfin de la part des plénipotentiaires des quatre cours la note suivante, qu'ils me remirent comme une sorte d'ultimatum des garanties qu'ils réclamaient de la France.

No 1.—La pièce que l'on présente, est le résultat des devoirs que les souverains alliés ont envers leurs peuples, et du désir de concilier ces devoirs avec les sentiments qu'ils ont voués à Sa Majesté le roi de France.

»C'est comme telle qu'elle présente l'ensemble qu'ils sont convenus de former vis-à-vis de la France.

No 2.—Bases de l'arrangement définitif proposé à la France.

»1o Confirmation du traité de Paris dans celles de ses dispositions qui ne seront pas modifiées par le nouveau traité.

»2o Rectification des frontières telles qu'elles étaient établies par le traité de Paris. Par cet article, les deux tiers à peu près du territoire que le traité de Paris avait ajouté à celui de l'ancienne France en seront détachés.

»Le roi des Pays-Bas reprendra la plupart des districts qui ont anciennement appartenu à la Belgique, et le roi de Sardaigne rentrera en possession de la totalité de la Savoie. Il y aura même plusieurs changements du côté de l'Allemagne. Les places de Condé, Philippeville, Marienbourg, Givet et Charlemont, Sarrelouis, Landau, sont comprises dans les cessions que l'on demande à la France.

»3o Démolition des fortifications de Huningue avec l'engagement de ne jamais les rétablir.

»4o Une contribution de six cents millions à titre d'indemnité pour les frais de la guerre.

»5o Le payement d'une autre somme de deux cents millions pour couvrir une partie des dépenses consacrées à la construction de nouvelles places fortes dans les pays limitrophes de la France.

»6o L'occupation pendant sept ans d'une ligne militaire le long des frontières du nord et de l'est, par une armée de cent cinquante mille hommes sous le commandement d'un général à nommer par les alliés, laquelle sera entretenue aux frais de la France.

»No 3.—Projet de traité.

»Les puissances alliées ayant par leurs efforts réunis, et par le succès de leurs armes, soustrait la nation française aux calamités que lui préparait le dernier attentat de Napoléon Bonaparte, et préservé l'Europe des bouleversements dont elle était menacée par suite du système révolutionnaire reproduit en France pour faire réussir cet attentat;

»Et, partageant aujourd'hui avec Sa Majesté Très Chrétienne le désir d'offrir à l'Europe par le maintien inviolable de l'autorité royale et la remise en vigueur de la charte constitutionnelle, les garanties les plus rassurantes de la stabilité de l'ordre des choses heureusement rétabli en France, de consolider les rapports d'amitié et de bonne harmonie que le traité de Paris avait ramenés entre la France et les États voisins, et d'écarter tout ce qui pourrait altérer ou compromettre ces rapports:

»Leurs Majestés impériales et royales ont proposé à Sa Majesté le roi de France et de Navarre, les bases d'un arrangement propre à leur assurer de justes indemnités pour le passé, ainsi que des garanties solides pour l'avenir, seules conditions auxquelles il serait possible d'atteindre à une pacification prompte et durable; et Sa Majesté Très Chrétienne ayant accédé auxdites propositions, il a été convenu de les consigner dans un traité définitif.

»A cet effet, les hautes parties contractantes ont nommé...

»Lesquels après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, ont signé les articles suivants:

»Article premier.—Le traité du 30/18 mai 1814 est confirmé et sera exécuté et maintenu dans celles de ses dispositions qui ne se trouveraient pas modifiées par le présent traité.

«Article II.—Les hautes parties contractantes instruites par l'expérience des inconvénients attachés sous plusieurs rapports administratifs et militaires à la désignation des limites du territoire français, telle qu'elle avait été établie par l'article 2 du traité du 30 mai 1814, et voulant à cet égard adopter pour l'avenir un système également favorable au maintien de la tranquillité générale et au bien-être de leurs sujets, ont définitivement réglé la ligne de démarcation entre ledit territoire français et les États voisins de la manière suivante:

»Du côté du nord, cette ligne suivra la démarcation fixée par le traité de Paris, jusqu'au point où l'Escaut entre dans le département de Jemmapes, et de là ce fleuve jusqu'à la frontière du canton de Condé qui restera hors de la frontière de la France. Depuis Quiévrain, la démarcation sera tracée le long de l'ancienne frontière des provinces belgiques et du ci-devant évêché de Liège, jusqu'à Villers près d'Orval, en laissant le territoire de Philippeville et de Marienbourg qui s'y trouvent enclavés, ainsi que le canton de Givet, hors des limites françaises;

»Depuis Villers jusqu'à Bourg, à droite de la chaussée qui mène de Thionville à Trèves, la démarcation restera telle qu'elle a été fixée par le traité de Paris. De Bourg, elle suivra une ligne qui sera tirée sur Launsdorf, Waltwich, Schardorf, Niederreiling, Palweiler, jusqu'à Houvre, laissant tous ces endroits avec leurs appartenances à la France. De Houvre, la frontière suivra les anciennes limites du pays de Saarbruck, en laissant Saarlouis et le cours de la Sarre, avec les endroits situés à la droite de la ligne susmentionnée et leurs appartenances à l'Allemagne. Des limites du pays de Saarbruck, la démarcation suivra celle qui sépare actuellement le département de la Moselle et celui du Bas-Rhin de l'Allemagne jusqu'à la Lauter, qui servira de frontière jusqu'à son embouchure dans le Rhin, de sorte que Landau, enclavé dans la pointe avancée formée par la Lauter, restera à l'Allemagne, tandis que Lauterbourg et Weissembourg, situés sur cette rivière, resteront à la France;

Du côté de l'est, la démarcation restera telle qu'elle était établie par le traité de Paris, depuis l'embouchure de la Lauter jusqu'à Saint-Brais, dans le département du Haut-Rhin. Elle suivra de là le Doubs jusqu'au fort de Joux en sorte que la ville de Pontarlier, située sur la droite du Doubs, appartiendra avec un rayon à la France, et le fort de Joux, situé sur la gauche, à la confédération helvétique. Du fort de Joux, la ligne suivra sa crête du Jura, jusqu'au Rhône, laissant le fort de l'Écluse hors de la frontière de France;

»Depuis le Rhône jusqu'à la mer, la ligne de démarcation sera formée par celle des frontières qui, en 1790, séparaient la France de la Savoie et du comté de Nice;

»La France renoncera au droit de tenir garnison à Monaco;

»La neutralité de la Suisse sera étendue au territoire qui se trouve au nord d'une ligne à tirer depuis Ugine, y compris cette ville, au midi du lac d'Annecy, par Taverge, jusqu'à Lecheraine, et de là au lac du Bourget jusqu'au Rhône, de la même manière qu'elle a été étendue aux provinces de Chablais et de Francigny par l'article 92 de l'acte final du congrès de Vienne.

»Article III.—Les fortifications de Huningue étant un objet d'inquiétude perpétuelle pour la ville de Bâle, les hautes parties contractantes, pour donner à la confédération helvétique une nouvelle preuve de leur bienveillance et de leur sollicitude, sont convenues entre elles de faire démolir les fortifications de Huningue, et le gouvernement français s'engage par le même motif, à ne les rétablir dans aucun temps, et à ne point les remplacer par d'autres fortifications à une distance de trois heures de la ville de Bâle.

»Article IV.—Le devoir des souverains alliés envers les peuples qu'ils gouvernent, les ayant portés à demander une compensation des sacrifices pécuniaires que le dernier armement général a fait imposer à des pays déjà fortement épuisés par cette longue suite de guerres soutenues contre les pouvoirs révolutionnaires de la France; et Sa Majesté Très Chrétienne n'ayant pas pu se refuser à admettre le principe sur lequel cette réclamation se fonde, la somme de six cent millions de francs sera fournie par la France, à titre d'indemnité. Le mode et les termes de payement de cette somme seront réglés par une convention particulière qui aura la même force et valeur qui si elle était textuellement insérée dans le présent traité.

»Article V.—Considérant, de plus, que dans le cours des guerres amenées par les événements de la Révolution tous les pays limitrophes de la France, et notamment les Pays-Bas, l'Allemagne et le Piémont, ont vu successivement démolir les places fortes qui, jusque-là, leur avaient servi de barrière, et que la sûreté de ces pays et le repos futur de l'Europe font également désirer un ordre de choses qui établisse entre les moyens de défense, de part et d'autre, un équilibre essentiellement favorable au maintien de la paix générale, les puissances alliées ont cru ne pouvoir mieux atteindre ce but qu'en proposant à la France de se charger d'une partie des frais qu'entraînera la construction d'un certain nombre de places sur les frontières opposées aux siennes, et de faciliter et de compléter cette mesure, en renonçant en faveur des alliés à quelques-unes de celles qui se trouvent sur les points les plus avancés de ses lignes de fortifications; et Sa Majesté Très Chrétienne pénétrée des avantages que la France, après de si longues agitations, retirera de l'affermissement de la paix générale, et prête à se soumettre, pour obtenir un aussi grand bien à tout sacrifice qui ne compromet pas l'intégrité substantielle de son royaume, ayant accédé aux propositions des puissances, il est convenu que, indépendamment de l'indemnité pécuniaire stipulée dans l'article précédent, le gouvernement français fournira aux alliés, pour couvrir une partie des charges résultant du rétablissement de leur système défensif, la somme de deux cents millions, et cédera les places de Condé, Givet avec Charlemont et Saarlouis, avec des rayons convenables, tels qu'ils ont été désignés dans l'article II.

»Article VI.—L'état d'inquiétude et de fermentation, dont après tant de secousses violentes et surtout après la dernière catastrophe, la France doit nécessairement se ressentir encore, et dont, malgré les intentions paternelles de son roi et les avantages assurés par la charte constitutionnelle à toutes les classes de ses sujets, il est difficile de calculer la durée, exigeant, pour la sûreté des États voisins, des mesures de précaution et de garantie temporaires, il a été jugé indispensable de faire occuper provisoirement par un corps de troupes alliées des positions militaires le long des frontières de la France, sous la réserve expresse que cette occupation ne portera aucun préjudice à la souveraineté de Sa Majesté Très Chrétienne, ni à l'état de possession, tel qu'il est reconnu et confirmé par le présent traité.

»Le nombre de ces troupes ne dépassera pas cent cinquante mille hommes. Le commandant en chef de cette armée sera nommé par les puissances alliées.

»Ce corps d'armée occupera les places de Valenciennes, Bouchain, Cambrai, Maubeuge, Landrecies, le Quesnoy, Avesnes, Rocroi, Longwy, Thionville, Bitche et la tête de pont du fort Louis.

»La place de Strasbourg sera évacuée par la troupe de ligne et confiée à la garde urbaine, la citadelle restant occupée par les alliés;

»Ou bien elle sera complètement évacuée, désarmée et confiée à la garde urbaine.

»La ligne qui séparera les armées françaises et alliées sera particulièrement déterminée. Les places comprises dans cette ligne, et non occupées par les troupes alliées, seront confiées à la garde urbaine.

»L'entretien de l'armée destinée à ce service, devant être fourni par la France, une convention spéciale réglera tout ce qui peut avoir rapport à cet objet. Cette convention réglera de même les relations de l'armée d'occupation avec les autorités civiles et militaires du pays.

»La durée de cette occupation militaire est limitée à sept ans. Elle finira avant ce terme si, au bout de trois ans, les souverains alliés, réunis pour prendre en considération l'état de la France, s'accordent à reconnaître que les motifs qui les portaient à cette mesure ont cessé d'exister. Mais, au terme de sept ans révolus, toutes les places et positions occupées par les troupes alliées seront, sans autre délai, évacuées et remises à Sa Majesté Louis XVIII ou à ses héritiers et successeurs.

«Paris, le 20 septembre 1815.»

(Suivent les signatures.)

Je ressentis la plus profonde indignation en recevant cette communication, plus insolente peut-être encore par sa forme que par les demandes iniques qu'elle renfermait. Il n'y eut qu'une opinion dans le conseil sur la réponse que je proposai d'y faire, et le roi partagea pleinement cette opinion. J'adressai, en conséquence, aux plénipotentiaires alliés, la note suivante, en regrettant vivement de ne pouvoir y exprimer toute l'indignation que j'éprouvais; mais les circonstances commandaient une douloureuse prudence.

NOTE DES PLÉNIPOTENTIAIRES FRANÇAIS EN RÉPONSE AUX PROPOSITIONS DES ALLIÉS[271].

«Les soussignés, plénipotentiaires de Sa Majesté Très Chrétienne, ont porté sur-le-champ, à sa connaissance, les communications qui, dans la conférence d'hier, leur ont été faites par Leurs Excellences MM. les ministres plénipotentiaires des quatre cours réunies touchant l'arrangement définitif, pour base duquel Leurs Excellences ont proposé:

»1o La cession par Sa Majesté Très Chrétienne d'un territoire égal aux deux tiers de ce qui avait été ajouté à l'ancienne France par le traité du 30 mai, et dans lequel seraient comprises les places de Condé, Philippeville, Marienbourg, Givet et Charlemont, Saarlouis, Landau et les forts de Joux et de l'Écluse.

»2o Démolition des fortifications d'Huningue.

»3o Le payement de deux sommes, l'une de six cents millions à titre d'indemnité, l'autre de deux cents millions pour servir à la construction de places fortes dans les pays limitrophes de la France.

»4o L'occupation pendant sept ans des places de Valenciennes, Bouchain, Cambrai, Maubeuge, Landrecies, le Quesnoy, Avesnes, Rocroi, Longwy, Thionville, Bitche, et la tête de pont du fort Louis, ainsi que d'une ligne le long des frontières du nord et de l'est par une armée de cent cinquante mille hommes, sous les ordres d'un général à nommer par les alliés et entretenue par la France.

»Sa Majesté désirant ardemment de hâter, autant qu'il est en elle, la conclusion d'un arrangement dont le retard a causé à ses peuples tant de maux qu'elle déplore chaque jour, a prolongé et prolonge en France cette agitation intérieure qui a excité la sollicitude des puissances; mais, plus animée encore du désir de faire connaître ses bonnes dispositions aux souverains ses alliés, a voulu que, sans perte de temps, les soussignés communiquassent à Leurs Excellences MM. les ministres plénipotentiaires des quatre cours, les principes sur lesquels elle pense que la négociation doit être suivie, relativement à chacune des bases proposées, en leur ordonnant de présenter sur la première de ces bases, celle qui concerne les cessions territoriales, les observations suivantes, dans lesquelles cet important objet est envisagé sous le double rapport de la justice et de l'utilité qu'il serait si dangereux de diviser.

»Le défaut de juge commun qui ait autorité et puissance pour terminer les différends des souverains ne leur laisse d'autre parti, lorsqu'ils n'ont pu s'accorder à l'amiable, que de remettre la décision de ces différends au sort des armes, ce qui constitue entre eux l'état de guerre. Si, dans cet état, des possessions de l'un sont occupées par les forces de l'autre, ces possessions sont sous la conquête, par le droit de laquelle l'occupant en acquiert la pleine jouissance pour tout le temps qu'il les occupe ou jusqu'au rétablissement de la paix. Il est en droit de demander comme condition de ce rétablissement que ce qu'il occupe lui soit cédé en tout ou en partie, et la cession, lorsqu'elle a lieu, transformant la jouissance en propriété, de simple occupant, il en devient souverain. C'est une manière d'acquérir que la loi des nations autorise.

»Mais, l'état de guerre, la conquête et le droit d'exiger des cessions territoriales sont des choses qui procèdent et qui dépendent l'une de l'autre, de telle sorte que la première est une condition absolue de la seconde, et celle-ci de la troisième, car hors de l'état de guerre, il ne peut pas être fait de conquête, et là où la conquête n'a point eu, ou n'a plus lieu, le droit de demander des cessions territoriales ne saurait exister, puisqu'on ne peut demander de conserver ce qu'on n'a point eu ou ce qu'on n'a plus.

»Il ne peut y avoir de conquêtes hors de l'état de guerre, et comme on ne peut prendre à qui n'a rien, on ne peut conquérir que sur qui possède; d'où il suit que, pour qu'il puisse y avoir conquête, il faut qu'il y ait guerre de l'occupant au possesseur, c'est-à-dire au souverain: droits de possession sur un pays et souveraineté étant choses inséparables ou plutôt identiques.

»Si donc, on fait la guerre dans un pays, et contre un nombre plus ou moins grand des habitants de ce pays, mais que le souverain en soit excepté, on ne fait pas la guerre au pays; cette dernière expression n'étant qu'un trope par lequel le domaine est pris pour le possesseur. Or, un souverain est excepté de la guerre que des étrangers font chez lui, lorsqu'ils le reconnaissent et qu'ils entretiennent avec lui des relations de paix accoutumées. La guerre est faite alors contre des hommes aux droits desquels celui qui les combat ne peut succéder, parce qu'ils n'en ont point, et sur lesquels il est impossible de conquérir ce qui n'est pas à eux. L'objet ni l'effet d'une telle guerre, ne peuvent être de conquérir, mais de recouvrer; or, quiconque recouvre ce qui n'est pas à lui ne peut le recouvrer que pour celui qu'il en reconnaît comme le possesseur légitime.

»Pour pouvoir se croire en guerre avec un pays, sans l'être avec celui qu'on en reconnaissait précédemment comme souverain, il faut de toute nécessité de deux choses l'une: ou cesser de le tenir comme tel, et regarder la souveraineté comme transférée à ceux que l'on combat, par l'acte même pour lequel on les combat, c'est-à-dire reconnaître, suivre, et par là sanctionner ces doctrines, qui avaient renversé tant de trônes, qui les avaient ébranlés tous et contre lesquelles l'Europe a dû s'armer tout entière;

»Ou bien croire que la souveraineté peut être double; mais elle est essentiellement une et ne peut se diviser. Elle peut exister sous des formes différentes: être collective ou individuelle, mais non à la fois dans un même pays, qui ne peut avoir en même temps deux souverains.

»Or, les puissances alliées n'ont fait ou cru ni l'une ni l'autre de ces deux choses.

»Elles ont considéré l'entreprise de Bonaparte comme le plus grand crime qui pût être commis par les hommes et dont la seule tentative le mettait hors de la loi des nations. Elles n'ont vu dans ses adhérents que des complices de ce crime, qu'il fallait combattre, soumettre et punir; ce qui excluait invinciblement toute supposition qu'ils pussent avoir naturellement, ou acquérir, conférer, ni transmettre aucun droit.

»Les puissances alliées n'ont pas un instant cessé de reconnaître Sa Majesté Très Chrétienne comme roi de France, et conséquemment les droits qui lui appartiennent en cette qualité. Elles n'ont pas un instant cessé d'être avec lui dans des relations de paix et d'amitié, ce qui seul emportait l'engagement de respecter ses droits. Elles ont pris cet engagement d'une manière formelle, bien qu'implicite, dans leur déclaration du 13 mars et dans le traité du 25. Elles l'ont rendu plus étroit, en faisant entrer le roi, par son accession à ce traité, dans leur alliance contre l'ennemi commun. Car si l'on ne peut conquérir sur un ami, à plus forte raison on ne le peut pas sur un allié. Et qu'on ne dise pas que le roi ne pouvait être l'allié des puissances qu'en coopérant activement avec elles et qu'il ne l'a point fait: si la défection totale de l'armée, qui à l'époque du traité du 25 mars était déjà connue et réputée inévitable, ne lui a point permis de faire agir des forces régulières, les Français, qui en prenant pour lui les armes, au nombre de soixante à soixante-dix mille, dans les départements de l'ouest et du midi; et ceux qui se montrant disposés à les prendre ont mis l'usurpateur dans la nécessité de diviser ses forces; et ceux qui, après sa défaite de Waterloo, au lieu des ressources en hommes et en argent qu'il demandait, ne lui en ont laissé d'autre que de tout abandonner, ont été pour les puissances alliées des auxiliaires très réels et très utiles. Enfin, les puissances alliées, à mesure que leurs forces se sont avancées dans les provinces françaises, y ont rétabli l'autorité du roi, mesure qui aurait fait cesser la conquête, si ces provinces eussent été véritablement conquises.

»Il est donc évident que la demande qui est faite de cessions territoriales ne peut être fondée sur la conquête.

»Elle ne peut pas davantage avoir pour motif les dépenses faites par les puissances alliées, car s'il est juste que les sacrifices auxquels elles ont été forcées par une guerre entreprise pour l'utilité commune, mais pour l'utilité plus spéciale de la France, ne reste pas à leur charge, il est également juste qu'elles se contentent d'un dédommagement de même nature que le sacrifice. Or, les puissances alliées n'ont point sacrifié de territoire.

»Nous vivons dans un temps où, plus qu'en aucun autre, il importe d'affermir la confiance dans la parole des rois. Des cessions exigées de Sa Majesté Très Chrétienne produiraient l'effet tout contraire, après la déclaration où les puissances ont annoncé qu'elles ne s'armaient que contre Bonaparte et ses adhérents; après le traité où elles se sont engagées à maintenir contre toute atteinte l'intégrité des stipulations du 30 mai 1814, qui ne peut être maintenue si celle de la France ne l'est pas; après les proclamations de leurs généraux en chef, où les mêmes assurances sont renouvelées.

»Des cessions exigées de Sa Majesté Très Chrétienne lui ôteraient les moyens d'éteindre totalement et pour toujours, parmi ses peuples, cet esprit de conquête soufflé par l'usurpateur et qui se rallumerait infailliblement avec le désir de recouvrer ce que la France ne croirait jamais avoir justement perdu.

»Des cessions exigées de Sa Majesté Très Chrétienne lui seraient imputées à crime, comme si elle eût acheté par là les secours des puissances, et seraient un obstacle à l'affermissement du gouvernement royal, si important pour les dynasties légitimes et si nécessaire au repos de l'Europe, en tant que ce repos est lié à la tranquillité intérieure de la France.

»Enfin, des cessions exigées de Sa Majesté Très Chrétienne détruiraient ou altéreraient du moins cet équilibre à l'établissement duquel les puissances ont voué tant de sacrifices, d'efforts et de soins. Ce sont elles-mêmes qui ont fixé l'étendue que la France devrait avoir. Comment ce qu'elles jugeaient nécessaire, il y a un an, aurait-il cessé de l'être? Il y a, sur le continent de l'Europe, deux États qui surpassent la France en étendue et en population; leur grandeur relative croîtrait nécessairement en même temps que la grandeur absolue de la France serait diminuée. Cela serait-il conforme aux intérêts de l'Europe? Cela conviendrait-il même aux intérêts particuliers de ces deux États, dans l'ordre des rapports où ils se trouvent l'un à l'égard de l'autre?

»Si, dans une petite démocratie de l'antiquité, le peuple en corps, apprenant qu'un de ses généraux avait à lui proposer une chose très utile mais qui n'était pas juste, s'écria d'une voix unanime qu'il ne voulait pas même savoir quelle était cette chose, comment serait-il possible de douter que les monarques de l'Europe ne soient unanimes dans une circonstance où ce qui ne serait pas juste serait encore pernicieux?

»C'est donc avec la plus entière confiance que les soussignés ont l'honneur de soumettre aux souverains alliés les observations qui précèdent.

»Cependant, et malgré les inconvénients attachés à toute cession territoriale, dans les circonstances actuelles, Sa Majesté consentira au rétablissement des anciennes limites, sur les points où il a été ajouté à l'ancienne France, par le traité du 30 mai.

»Elle consentira pareillement au payement d'une indemnité, mais qui laisse les moyens de fournir aux besoins de l'administration intérieure du royaume, sans quoi il serait impossible de parvenir au rétablissement de l'ordre et de la tranquillité, qui a été le but de la guerre.

»Elle consentira encore à une occupation provisoire. Sa durée, le nombre des forteresses et l'étendue du pays à occuper seront l'objet des négociations. Mais le roi n'hésite pas à déclarer dès ce moment qu'une occupation de sept années étant incompatible avec la tranquillité du royaume, est entièrement inadmissible.

»Ainsi, le roi admet en principe: des cessions de territoire sur ce qui n'était pas l'ancienne France; le payement d'une indemnité; l'occupation provisoire par un nombre de troupes et pour un temps à déterminer.

»Sa Majesté Très Chrétienne se flatte que les souverains ses alliés consentiront à établir la négociation sur ces trois principes, aussi bien qu'à porter dans le calcul des quotités l'esprit de justice et de modération qui les anime, et qu'alors l'arrangement pourra être conclu très promptement à la satisfaction mutuelle.

»Si ces bases n'étaient pas adoptées, les soussignés ne se trouvent pas autorisés à en entendre ni à en proposer d'autres.

»Le prince DE TALLEYRAND,
»Le duc DE DALBERG,
»Le baron LOUIS.»


Je reste encore aujourd'hui convaincu qu'en s'attachant avec fermeté et énergie aux principes et aux idées développés dans cette note, nous aurions triomphé des exigences des plénipotentiaires de quelques-uns des alliés, et que nous nous serions tirés d'affaire, moyennant: 1o une cession insignifiante de territoire sous le prétexte d'une rectification de frontière; 2o une contribution de trois ou quatre cents millions de francs au plus; et 3o une occupation momentanée de quelques forteresses par des troupes étrangères pour donner le temps de réorganiser l'armée. Mais ceux des cabinets étrangers qui étaient le plus animés par l'esprit de vengeance et de rapacité, informés d'ailleurs des intrigues par lesquelles la faiblesse du roi était enlacée, insistèrent sur les prétentions formulées dans la note du 15 septembre et répliquèrent à la note du 20 par celle ci:

RÉPONSE DES MINISTRES DES ALLIÉS.

«22 septembre 1815.

»Les soussignés, plénipotentiaires des quatre cours alliées, ont reçu la note par laquelle MM. les plénipotentiaires de France ont répondu aux communications qui leur avaient été faites dans la conférence du 20 de ce mois, relativement à un arrangement définitif. Ils ont été surpris de trouver dans cette pièce une longue suite d'observations sur le droit de conquête, sur la nature des guerres auxquelles il est applicable, et sur les raisons qui auraient dû empêcher les puissances d'y recourir dans le cas présent.

»Les soussignés se croient d'autant plus dispensés de suivre MM. les plénipotentiaires de France dans ce raisonnement, qu'aucune des propositions qu'ils ont faites, par ordre de leurs augustes souverains, pour régler les rapports présents et futurs entre la France et l'Europe, n'était basée sur le droit de conquête, et qu'ils ont soigneusement écarté dans leurs communications tout ce qui pouvait conduire à une discussion de ce droit.

»Les cours alliées considérant toujours le rétablissement de l'ordre et l'affermissement de l'autorité royale en France comme l'objet principal de leurs démarches, mais persuadées en même temps que la France ne saurait jouir d'une paix solide, si les nations voisines ne cessent de nourrir vis-à-vis d'elle, soit des ressentiments amers, soit des alarmes perpétuelles, ont envisagé ce principe d'une juste satisfaction pour les pertes et les sacrifices passés, ainsi que celui d'une garantie suffisante de la sûreté future des pays voisins, comme les seuls propres à mettre un terme à tous les mécontentements et à toutes les craintes: et par conséquent, comme les seules et véritables bases de tout arrangement solide et durable. Ce n'est absolument que sur ces deux principes que les cours alliées ont basé leurs propositions et la rédaction même du projet que les soussignés ont eu l'honneur de remettre à MM. les plénipotentiaires de France les énonce distinctement dans chacun de ses articles.

»MM. les plénipotentiaires de France reconnaissent eux-mêmes le premier de ces principes tandis qu'ils gardent le silence sur le second. Il est cependant de toute évidence que la nécessité des garanties pour l'avenir est devenue plus sensible et plus urgente qu'elle ne l'était au temps de la signature du traité de Paris. Les derniers événements ont porté la consternation et l'alarme dans toutes les parties de l'Europe. Dans un moment où les souverains et les peuples se flattaient de jouir enfin après tant de tourments, d'un long intervalle de paix, ces événements ont provoqué partout l'agitation, les charges et les sacrifices inséparables d'un nouvel armement général. Il est impossible d'effacer de sitôt dans l'esprit des contemporains le souvenir d'un bouleversement pareil. Ce qui a pu les satisfaire en 1814 ne peut donc plus les contenter en 1815. La ligne de démarcation qui semblait devoir rassurer les États voisins de la France à l'époque du traité du 30 mai, ne peut pas répondre aux justes prétentions qu'ils forment aujourd'hui. La France doit de toute nécessité leur offrir quelque nouveau gage de sécurité. Elle doit s'y déterminer tout autant par un sentiment de justice et de convenance, que par son propre intérêt bien entendu; car, pour que les Français puissent être heureux et tranquilles il faut absolument que leurs voisins le soient aussi.

»Ce sont là les motifs puissants qui ont engagé les cours alliées à demander à la France quelques cessions territoriales. L'étendue peu considérable de ces cessions, le choix même des points sur lesquels elles portent, prouvent assez qu'elles n'ont rien de commun avec des vues d'agrandissement et de conquête, et que la sûreté des États limitrophes en est le seul et unique objet. Ces cessions ne sont pas de nature à entamer l'intégrité substantielle de la France; elles n'embrassent que des terrains détachés et des points très avancés de son territoire; elles ne sauraient réellement l'affaiblir sous aucun rapport administratif ou militaire; son système défensif n'en sera point affecté; la France n'en restera pas moins un des États les mieux arrondis, les mieux fortifiés de l'Europe, et les plus riches en moyens de toute espèce, pour résister au danger d'une invasion.

»Sans entrer dans ces considérations majeures, MM. les plénipotentiaires de France admettent cependant le principe des cessions relativement aux points que le traité de Paris avait ajoutés à l'ancienne France. Les soussignés ont de la peine à comprendre sur quoi cette distinction pourrait être fondée, et en quoi consisterait, sous le point de vue établi par les puissances alliées, la différence essentielle entre l'ancien et le nouveau territoire. Il est impossible de supposer que MM. les plénipotentiaires de France voulussent reproduire dans les transactions actuelles, la doctrine de la prétendue inviolabilité du territoire français. Ils savent trop bien que cette doctrine mise en avant par les chefs et apôtres du système révolutionnaire formait un des chapitres les plus choquants du code arbitraire qu'ils voulaient imposer à l'Europe. Ce serait complètement détruire toute idée d'égalité et de réciprocité entre les puissances, que d'ériger en principe que la France a pu sans difficulté étendre ses dimensions, acquérir des provinces, les réunir à son territoire par des conquêtes ou par des traités, tandis qu'elle jouirait seule du privilège de ne jamais rien perdre de ses anciennes possessions, ni par les malheurs de la guerre, ni par les arrangements politiques qui en résulteraient.

»Quant à la dernière partie de la note de MM. les plénipotentiaires de France, les soussignés se réservent de s'en expliquer ultérieurement dans une conférence prochaine qu'ils auront l'honneur de proposer à MM. les plénipotentiaires de France.»

(Ce dernier paragraphe était relatif à la durée du séjour des troupes étrangères sur le territoire français.)

(Suivent les signatures.)


Quand je portai cette note à Louis XVIII, je le trouvai très effrayé des conséquences qu'elle pouvait avoir. La faction émigrée qui craignait avant tout de se voir abandonnée à ses propres forces, ayant tant crié autour du roi qu'irriter les alliés par des refus péremptoires c'était compromettre et la France et lui-même, que le courage lui faillit. Il me déclara qu'il fallait négocier encore, prendre des tempéraments, ne céder sans doute qu'à la dernière nécessité, mais enfin céder. Or, traiter sur une demande de cession, c'était implicitement admettre qu'elle était légitime; c'était se réduire à disputer uniquement sur le plus ou le moins; c'était se mettre dans l'impuissance de ne pas céder.

De ma part, c'eût été démentir tous les actes que j'avais faits à Vienne et annuler les précautions que j'avais prises pour qu'on ne tournât pas un jour contre nous l'alliance alors dirigée contre Bonaparte. J'étais donc immuablement déterminé à ne jamais reconnaître, de quelque manière que ce pût être, aux alliés, un droit qu'ils ne pouvaient point avoir, et à ne mettre ma signature au bas d'aucun acte contenant la cession d'une portion de territoire. Les autres ministres étaient dans la même disposition. Mais le roi, placé entre les alliés qui demandaient, entre les courtisans qui feignaient pour sa personne des alarmes qu'ils n'avaient que pour eux-mêmes, et un ministère dont l'opinion était inébranlable et qui n'avait pas craint d'éloigner les princes du conseil, le roi, dis-je, se trouvait visiblement dans un embarras si cruel, que je me crus obligé de l'en tirer en lui offrant ma démission; les autres membres du ministère offrirent également de se retirer[272].

Je ne voulus me rendre à aucune des instances que me firent M. de Metternich, lord Castlereagh et son frère lord Stewart, qui tous les trois vinrent me prier de ne pas me séparer d'eux. Lord Castlereagh alla jusqu'à me dire: «Pourquoi ne voulez-vous pas être ministre de l'Europe avec nous?—Parce que, lui répondis-je, je ne veux être que le ministre de la France, et vous le voyez par la manière dont j'ai répondu à votre note.»

Ma démission était irrévocablement donnée. Le roi l'accepta de l'air d'un homme fort soulagé. Ma retraite fut aussi un soulagement pour l'empereur de Russie qui me faisait l'honneur de haïr dans ma personne, non pas, comme il le disait, l'ami des Anglais (il savait très bien que si je m'étais fait contre lui des auxiliaires des Anglais lorsqu'il s'était flatté de porter jusqu'à l'Oder les frontières de son empire, je n'étais pas pour cela leur ami plus qu'il ne convenait aux intérêts de l'Europe en général et de la France en particulier); mais qui haïssait en moi l'homme qui l'ayant vu de très près, dans des situations bien différentes, dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, savait parfaitement à quoi s'en tenir sur la générosité de son caractère, sur son ancien libéralisme, sur sa dévotion récente: il lui fallait une dupe et je ne pouvais pas l'être. Mais ce qui mit le comble à sa satisfaction, c'est que j'eus pour successeur dans les doubles fonctions de président du conseil et de ministre des affaires étrangères, un lieutenant général russe, l'ancien gouverneur d'Odessa, le duc de Richelieu, très bon homme assurément, mais novice en diplomatie, et tant soit peu crédule. Persuadé qu'entre les images de la Divinité sur la terre, il n'y en avait pas de plus belle et de plus digne que l'empereur Alexandre, il n'imagina rien de mieux, en se chargeant des affaires de la France, que d'aller implorer les lumières et l'appui de ce prince.

Je quittai le pouvoir sans de très vifs regrets. Certes, l'honneur de gouverner la France doit être le but de la plus noble ambition, mais telles étaient les circonstances d'alors, que la satisfaction de cette ambition eût été trop chèrement payée pour moi. Indépendamment des sacrifices exigés par nos alliés devenus nos ennemis, je devais rencontrer des difficultés qui m'étaient personnelles, et qui m'auraient rendu l'exercice du pouvoir à peu près impossible. Louis XVIII, tout en ayant donné la charte, n'en admettait qu'à regret les conséquences en ce qui concernait l'indépendance de ses ministres, et portait avec peine le fardeau de la reconnaissance qu'il sentait me devoir. Ses courtisans, encouragés par le succès des élections qui avaient produit une Chambre des députés ardente dans la voie des réactions, auraient constamment miné le cabinet que je présidais. Cette Chambre elle-même, appuyée par les répugnances secrètes du roi, n'aurait pas manqué de se montrer encore plus insensée et plus violente qu'elle ne l'a fait en présence d'un ministère qui avait choisi la modération pour symbole. J'avais assez apprécié la valeur des luttes passionnées de la tribune pendant les années 1789-1791 pour savoir qu'en France elles ne peuvent aboutir qu'au désordre, si on n'a pas l'autorité de les restreindre à la simple et calme discussion des intérêts du pays, et je ne me souciais pas d'exposer la monarchie à des orages sans dignité pour elle et sans utilité pour le pays. L'âge, d'ailleurs, et les fatigues que m'avaient imposées les derniers événements m'auraient prescrit la retraite que mes goûts me faisaient désirer. Je puis donc dire que c'est sans regret que je me retirai des affaires publiques, avec la résolution arrêtée de n'en plus jamais reprendre la direction.

Ce n'est plus que par mes vœux que je pourrai servir ma patrie et le gouvernement que j'ai souhaité pour elle, parce que je le crois le mieux adapté à son bonheur et à ses besoins actuels. Si nos nouvelles institutions sont bien comprises et sincèrement pratiquées, j'ai le ferme espoir que la France reprendra promptement le rang qu'elle doit occuper en Europe pour sa gloire et pour l'intérêt du monde et delà civilisation.

Je termine ici ces souvenirs qui doivent se clore avec la fin de ma carrière politique. En traçant ces dernières lignes, je suis heureux de me rendre à moi-même le témoignage que, si j'ai commis des fautes et des erreurs pendant cette carrière, trop longue peut-être, elles n'ont tourné qu'à mon désavantage personnel, et qu'animé de l'amour le plus dévoué pour la France, je l'ai toujours servie consciencieusement, en cherchant pour elle ce que je croyais honnêtement lui être le plus utile. La postérité portera un jugement plus libre et plus indépendant que les contemporains sur ceux qui, placés comme moi sur le grand théâtre du monde, à une des époques les plus extraordinaires de l'histoire, ont droit par cela même d'être jugés avec plus d'impartialité et plus d'équité.

Valençay, août 1816.

APPENDICE[273]

Paris, janvier 1824.

Je me vois obligé d'ajouter quelques mots à ces souvenirs, en regrettant de devoir rappeler un événement cruel et douloureux que je n'avais pas voulu même mentionner dans les pages qui précèdent.

J'ai toujours dédaigné de répondre aux accusations mensongères et injurieuses qui dans des temps comme ceux où j'ai vécu, ne pouvaient manquer d'atteindre les personnes vouées aux grandes affaires publiques. Il y a des bornes cependant à ce dédain, et, quand on soulève des questions de sang, le silence, au moins devant la postérité, n'est plus possible. La bassesse et les crimes de mes accusateurs, honteusement exposés par leurs propres récits, seraient peut-être, dans des cas ordinaires, une réfutation suffisante de leurs accusations. Mais, dans les cas actuels, la nature des faits, leur importance historique, la part de vérité qu'il y a dans ces récits, la grandeur des personnages dont il s'agit, l'honneur de mon nom et de ma famille, tout me commande de repousser le sang que des haines passionnées et cupides voudraient faire rejaillir sur moi.

J'ai été accusé par M. Savary, duc de Rovigo, d'avoir été l'instigateur, et, par conséquent, l'auteur de l'affreux attentat dont il reconnaît avoir été l'instrument, et qui a été commis il y a vingt ans sur la personne de monseigneur le duc d'Enghien. M. le marquis de Maubreuil, de son côté, prétend que j'ai cherché à le suborner pour assassiner, en 1814, l'empereur Napoléon pendant qu'il se rendait à l'île d'Elbe[274]. La démence a parfois d'étranges aberrations! C'est tout ce que je devrais dire sur cette dernière accusation, qui est tellement absurde et insensée qu'elle ne peut avoir été inventée que par un fou ou par un maniaque; mais M. Savary n'est ni l'un ni l'autre, et c'est à lui que je veux d'abord répondre.

Toutes les accusations de M. Savary se perdent, il est vrai, dans celles qu'il a faites contre lui-même. Jamais homme prévenu d'un crime ne s'est plus imprudemment et plus honteusement dévoilé. Faut-il le suivre dans l'abîme où il s'est volontairement jeté pour répondre à de vaines, à de fausses allégations? Cependant, ces allégations se lient à des publications qui viennent d'une autre source. Des écrits venus ou donnés comme venant de Sainte-Hélène ont été publiés dans le seul objet de réhabiliter une grande renommée déchue par la diffamation étudiée et passionnée de toutes les célébrités contemporaines. Aussi je m'honore d'y voir mon nom perpétuellement associé à celui de tous les princes, de tous les ministres du temps. Je ne puis que m'applaudir qu'une si grande part me soit personnellement réservée dans les expressions d'un ressentiment dont le motif prédominant a été de satisfaire des haines implacables et jalouses, et de punir la France de sa gloire passée, de ses malheurs récents, de sa prospérité actuelle et des espérances de son avenir. Rien de ce qui se trouve dans ces informes compilations d'entretiens oiseux, de jactances orgueilleuses, de dissertations pédantesques et de diffamations calomnieuses, ne peut être apporté en preuve à la charge de qui que ce soit.

Dans ces écrits, comme dans la brochure de M. Savary, on a cité deux lettres de moi; on ne les a pas fidèlement rapportées; je les donnerai textuellement, telles qu'elles doivent se trouver dans les archives, et j'en assume encore aujourd'hui toute la responsabilité. Ce ne sont pas ces lettres qui représentent pour moi la partie douloureuse du devoir que j'eus alors à remplir: je n'ai rien à cacher sur cette épouvantable catastrophe, car la participation que j'y ai eue a été rendue publique, et, si elle peut m'inspirer de pénibles regrets, elle ne me laisse aucun remords.

Rappelons sommairement les faits: ce sera la meilleure manière de réfuter les imputations mensongères de M. Savary.

On sait que la fin de l'année 1803 et le commencement de l'année 1804 avaient été marqués par de nombreux complots contre la vie du premier consul. Une grande procédure s'instruisait, dans les premiers mois de 1804, contre Georges, Pichegru, Moreau et d'autres accusés. A la suite des investigations faites par la police à l'intérieur, on découvrit les traces d'autres complots à l'étranger, et on chercha naturellement à rattacher les uns aux autres. Le ministère de la police générale avait été supprimé depuis plusieurs mois; c'était un conseiller d'État qui était chargé de cette partie de l'administration, et qui, en cette qualité, était placé sous la direction du grand juge, ministre de la justice, M. Régnier[275].

Ce ministre fit, le 7 mars 1804 (16 ventôse an XII), le rapport suivant au premier consul:

«Citoyen premier consul,

»Il existe dans Offenburg, électorat de Bade, et tout à portée des départements du Rhin, un comité soudoyé par le gouvernement britannique. Ce comité est composé d'émigrés français, ci-devant officiers généraux, chevaliers de Saint-Louis... Sa destination est de chercher par tous les moyens possibles à exciter des troubles dans l'intérieur de la République. Il a pour principal agent un émigré nommé Mucey, personnage connu depuis longtemps par ses intrigues et par la haine implacable qu'il a vouée à son pays.

»Ce misérable est chargé par le comité d'introduire en France, et de faire circuler avec profusion, les mandements incendiaires des évêques rebelles, ainsi que tous les libelles infâmes qui se fabriquent dans l'étranger contre la France et son gouvernement.

»Le nommé Trident, maître de la poste à Kehl, est l'homme qu'emploie le comité pour faire parvenir sa correspondance aux affidés qu'il a dans Strasbourg. Ces affidés sont connus et les ordres sont donnés pour leur arrestation.

»Mais je ne pense pas qu'il faille se borner à cette mesure. La tranquillité publique ainsi que la dignité de la nation et de son chef sollicitent la destruction de ce foyer d'intrigants et de conspirateurs qui existent dans Offenburg, et qui viennent avec impudence braver la République et son gouvernement pour ainsi dire à leurs portes. Il faut aussi que l'un et l'autre soient vengés par leur prompte punition.

»Je vous propose en conséquence, citoyen premier consul, de faire demander à Son Altesse Sérénissime, l'électeur de Bade, l'extradition immédiate de Mucey, Trident et de leurs complices.

»Salut et respect.

»Signé: RÉGNIER.

»Certifié conforme:
»Le secrétaire d'État,
»HUGUES MARET.»

Le premier consul, en me communiquant ce rapport, me donna l'ordre de le transmettre au gouvernement de l'électeur de Bade, et de réclamer de lui l'extradition des individus qui y étaient mentionnés.

Voici la note que j'adressai, à cette occasion, au baron d'Edelsheim, ministre des affaires étrangères de Son Altesse Sérénissime l'électeur de Bade:

«Paris, le 19 ventôse, an XII (10 mars 1804).

»Le soussigné, ministre des relations extérieures de la République française, a l'honneur d'adresser à M. le baron d'Edelsheim copie d'un rapport que le grand juge a fait au premier consul. Il prie Son Excellence de placer cette pièce importante sous les yeux de Son Altesse Sérénissime l'électeur de Bade. Son Altesse y trouvera des preuves nouvelles et évidentes du genre de guerre que le gouvernement britannique poursuit contre la France; et elle sera douloureusement étonnée d'apprendre que dans ses propres États, à Offenburg, il existe une association d'émigrés français qui sont au nombre des plus actifs instruments de toutes ces trames abominables.

»Le soussigné est chargé de demander formellement que les individus qui composent ce comité d'Offenburg soient arrêtés et livrés avec tous leurs papiers aux officiers français chargés de les recevoir à Strasbourg.

»La réclamation officielle que le soussigné présente à cet égard dérive du texte même de l'article 1er du traité de Lunéville. Et quand il s'agit d'une conspiration d'État dont les faits connus ont déjà excité l'indignation de l'Europe, les rapports particuliers d'amitié et de bon voisinage qui subsistent entre la France et Son Altesse Sérénissime Électorale ne permettent pas de douter qu'elle ne soit empressée d'exécuter à la réquisition du gouvernement français, cette stipulation capitale du traité de Lunéville, et de concourir d'ailleurs à donner plus de moyens de dévoiler une machination qui menaçait à la fois la vie du premier consul, la sûreté de la France et le repos de l'Europe[276].

»Le soussigné est chargé, de plus, de demander que, par une mesure générale et irrévocable, tous les émigrés français soient éloignés des pays qui composent électorat de Bade. Leur séjour dans la partie de l'Allemagne la plus rapprochée de la France ne peut jamais être qu'une cause d'inquiétude, une occasion de troubles, et pour eux-mêmes une excitation à lier des intrigues dont l'Angleterre profite et qu'elle étend et dirige au gré de ses détestables projets.

»Et si l'on considère que les émigrés qui se trouvent encore hors de France sont tous des hommes conjurés contre le gouvernement actuel de leur ancienne patrie, des hommes qu'aucune circonstance, aucun changement n'ont pu rapprocher et qui sont dans un perpétuel état de guerre contre la France, il est évident qu'ils sont de ceux qui, aux termes du traité de Lunéville, ne devaient trouver ni asile ni protection dans les États germaniques. Leur exclusion est donc de droit rigoureux. Mais quand on ne devrait l'attendre que des principes et des sentiments connus de Son Altesse Sérénissime Électorale, on ne douterait pas qu'elle ne mît du soin à éloigner de ses États des hommes aussi dangereux, et à donner ainsi au gouvernement français une preuve de plus du prix qu'elle attache aux relations parfaitement amicales, que tant de circonstances ont contribué à établir entre la France et l'Électorat de Bade.

»Le soussigné attend donc avec toute confiance la détermination qui sera prise par Son Altesse Sérénissime Électorale sur les deux demandes qu'il a été chargé de lui faire parvenir, et il saisit cette occasion pour lui renouveler l'assurance...»


Cette note et la pièce qui y était jointe constatent bien que ce n'était que sur les informations fournies par la police que le gouvernement français réclamait l'extradition de certains individus et l'expulsion des autres de l'électorat de Bade, et on va voir qu'en effet ce n'était pas du ministère des relations extérieures qu'émanaient les renseignements d'après lesquels on motiva les poursuites exercées contre le duc d'Enghien.

Ma note avait été expédiée le 10 mars: quelques heures après, je me rendis chez le premier consul, sur son ordre. Je le trouvai dans un état de violente agitation; il reprochait à M. Réal[277], conseiller d'État chargé de la police générale et qui était présent, de n'avoir pas su que le duc d'Enghien était à Ettenheim avec le général Dumouriez[278], y complotant contre la sûreté de la république, et contre sa vie à lui, et que ces complots avaient leur principal foyer à Offenburg. Se tournant bientôt vers moi, il m'adressa les mêmes reproches, en me demandant comment il se faisait que le chargé d'affaires de la France à Carlsruhe n'eût pas rendu compte de pareils faits. Dès que je pus me faire entendre de lui, ce qui n'était pas facile, car son emportement était tel qu'il ne me laissait pas l'occasion de lui répondre, je lui rappelai que la présence du duc d'Enghien dans l'électorat de Bade était depuis longtemps connue de lui, et qu'il m'avait même chargé d'informer l'électeur de Bade que le prince pouvait résider à Ettenheim; que, quant aux intrigues qui se tramaient à Offenburg, le chargé d'affaires à Carlsruhe, M. Massias[279], avait pu les ignorer ou négliger d'en faire mention dans sa correspondance, soit qu'il y attachât peu d'importance, soit qu'il craignît de compromettre la baronne de Reich qui était, dit-on, parente ou alliée de sa femme. J'essayai, mais vainement, d'adoucir la colère que manifestait le premier consul: il nous montra les rapports qui lui étaient venus par le général Moncey, premier inspecteur général de la gendarmerie, et qui annonçaient, en effet, la présence de Dumouriez à Ettenheim. Ces rapports, comme tous ceux de ce genre, étaient fondés sur des inductions, plus que sur des faits positifs, sauf celui de la présence de Dumouriez qui y était affirmée et qui cependant n'était pas vraie. Mais le premier consul en avait l'esprit frappé, et rien ne put le dissuader que ces intrigues se rattachaient directement aux complots dont l'instruction se poursuivait alors à Paris. En conséquence, il prit sur-le-champ la fatale résolution de faire arrêter par des troupes françaises, sur le territoire badois, tous les émigrés qui se trouveraient à Offenburg et à Ettenheim. Il dicta lui-même les ordres au ministre de la guerre pour l'exécution de cette résolution, et m'imposa le devoir de prévenir après coup l'électeur de Bade de la mesure qu'il avait cru devoir adopter. J'écrivis donc au baron d'Edelsheim la lettre que je vais également insérer ici.

«Paris, le 20 ventôse an XII (11 mars 1804.)
3 heures du matin.

»Monsieur le baron,

»Je venais de vous adresser une note dont l'objet était de demander l'arrestation du comité d'émigrés français résidant à Offenburg, lorsque le premier consul, par l'arrestation successive des brigands que le gouvernement anglais a vomis en France, ainsi que par la marche et les résultats des procédures qui s'instruisent ici, a connu toute la part que les agents anglais d'Offenburg avaient aux horribles complots tramés contre sa personne et contre la sûreté de la France. Il a appris également que le duc d'Enghien et le général Dumouriez étaient à Ettenheim, et comme il est impossible qu'ils se trouvent dans cette ville sans la permission de Son Altesse Sérénissime Électorale, le premier consul n'a pu voir sans la plus profonde douleur qu'un prince, auquel il s'était plu à faire ressentir les effets les plus spéciaux de l'amitié de la France, ait pu donner refuge à ses plus cruels ennemis et les ait laissés tramer paisiblement des conspirations aussi inouïes.

»Dans cette circonstance extraordinaire, le premier consul a cru devoir ordonner à deux petits détachements de se porter à Offenburg et à Ettenheim pour y saisir les instigateurs d'un crime qui, par sa nature, met hors du droit des gens ceux qui sont convaincus d'y avoir pris part.

»C'est le général Caulaincourt qui est chargé à cet égard des ordres du premier consul. Vous ne devez pas douter qu'il ne mette dans leur exécution tous les égards que peut désirer Son Altesse Sérénissime Électorale. Ce sera lui qui aura l'honneur de faire parvenir à Votre Excellence la lettre que j'ai été chargé de lui écrire.

»Recevez, monsieur le baron...»

En envoyant cette lettre au général Caulaincourt, je lui écrivis les lignes suivantes:

«Paris, le 20 ventôse an XII (11 mars 1804.)

»Général,

»J'ai l'honneur de vous adresser une lettre pour le baron d'Edelsheim, ministre principal de l'électeur de Bade, vous voudrez bien la lui faire parvenir aussitôt que votre expédition d'Offenburg sera consommée. Le premier consul me charge de vous dire que si vous n'êtes pas dans le cas de faire entrer des troupes dans les États de l'électeur, et que vous appreniez que le général Ordener[280] n'en a point fait entrer, cette lettre doit rester entre vos mains, et ne pas être remise aux mains de l'électeur. Je suis chargé de vous recommander particulièrement de faire prendre et de rapporter avec vous les papiers de madame de Reich[281].

»J'ai l'honneur de vous saluer.»


J'ai donné en entier ces trois lettres parce qu'elles constituent la part réelle, unique, que j'ai eue dans la déplorable affaire de M. le duc d'Enghien. Il sera facile en examinant ces lettres avec un peu d'attention, de juger à quoi se réduit mon action dans tout ceci. Le premier consul connaissait depuis longtemps la présence du duc d'Enghien dans l'électorat de Bade; le chargé d'affaires de France à Carlsruhe nous en avait avisé au nom de l'électeur de Bade, et il lui avait été répondu que la conduite inoffensive du prince, dont il rendait compte, ne mettait aucun obstacle à ce qu'il pût y prolonger son séjour. Le ministère des relations extérieures n'avait en quoi que ce fût participé aux recherches que la police française faisait faire alors dans les pays avoisinants notre frontière du Rhin; ces recherches étaient dirigées, soit par le préfet de Strasbourg, d'après les ordres du conseiller d'État Réal, chargé de la police générale de la république; soit par les officiers de gendarmerie des localités, d'après les ordres du premier inspecteur de la gendarmerie, le général Moncey. C'étaient MM. Réal et Moncey qui rendaient compte directement au premier consul des rapports qu'ils recevaient. Je n'ai jamais rien appris sur ces affaires que ce que le premier consul m'en disait quand il avait des ordres à me donner. Ainsi qu'on l'a vu, je transmis au baron d'Edelsheim le rapport du grand juge, M. Régnier, dans lequel il n'était fait encore aucune mention de M. le duc d'Enghien. Lorsque, sur de nouvelles informations dont je cherchai à infirmer l'authenticité, je reçus l'ordre péremptoire d'écrire une seconde fois au baron d'Edelsheim, ce n'est pas ma lettre qui pouvait avoir une action quelconque dans l'arrestation du prince, puisqu'elle n'était destinée à annoncer cette arrestation à M. d'Edelsheim qu'après qu'elle aurait été déjà exécutée. La lettre au général Caulaincourt constate de plus que j'avais prévu le cas où on n'aurait pas effectué la violation du territoire badois, ce qui prouve clairement que j'ignorais combien l'ordre donné au ministre de la guerre de faire entrer des troupes dans les États de l'électeur, était précis, impératif et d'une exécution inévitable. A plus forte raison devais-je ignorer le projet sanguinaire arrêté dans la pensée du premier consul.

J'insiste sur ces faits qui sont appuyés sur toutes les pièces publiées ou non publiées, parce qu'ils réfutent de la manière la plus péremptoire les affirmations et les insinuations perfides de M. Savary. En dehors des lettres que j'ai citées, je suis resté dans la plus complète ignorance, et M. Savary, à son insu, et certainement contre son gré, a pris lui-même le soin de le constater. On voit en effet que dans un des paragraphes les plus importants de son libelle, il cherche à établir que dans ce temps, les investigations de la police ne s'étendaient pas au delà des frontières et que mon ministère en était seul chargé au dehors; et cependant, il nous apprend plus loin que le premier consul ignorait jusqu'au nom, jusqu'à l'existence de M. le duc d'Enghien, ne craignant pas d'ôter toute vraisemblance à ses récits en avançant une pareille absurdité. Il se complaît ensuite à exposer dans le plus grand détail tout ce que le conseiller d'État Réal et le chef de la gendarmerie avaient imaginé de moyens et de ruses de police pour être exactement informés du séjour, des absences, des liaisons, des correspondances et des voyages de l'infortuné prince: c'est enfin sur leurs rapports et sur ceux de leurs agents qu'est prise la sinistre et fatale détermination, et jamais ni moi, ni les agents de mon ministère au dehors, ne paraissons, soit dans la préméditation soit dans l'exécution d'aucune de ces mesures. Le conseiller d'État Réal et le premier consul savaient très bien qu'elles ne convenaient pas plus à mon caractère qu'aux principes de mon ministère; que mon intervention y était inutile, et qu'il était préférable de me les laisser ignorer.

Quant aux deux lettres adressées au baron d'Edelsheim, je ne pense pas qu'elles aient besoin d'une apologie; mais si cette apologie est nécessaire, elle se trouverait dans la position officielle où j'étais placé à cette époque, dans la difficile position que de grands événements avaient alors créée pour la France; enfin, dans les rapports nouveaux et tout à fait inattendus que ces mêmes événements avaient formés entre le gouvernement qui venait de s'y établir et les autres gouvernements du continent.

Qu'on me permette ici quelques considérations sur les devoirs des hommes en place à ces époques funestes où il plaît à la Providence de séparer violemment le sort personnel des rois de celui de leurs peuples. Alors, le monarque est absent, son avenir reste caché; il est donné à ses serviteurs particuliers de s'attacher à son sort, de partager ses malheurs, ses dangers, ses espérances; en s'éloignant du sol natal, ils s'engagent irrévocablement dans sa cause, et je ne refuse ni mon respect ni mon admiration à ce parti généreux. Mais pour les autres, la patrie reste; elle a le droit d'être défendue, d'être gouvernée; elle a incontestablement un autre droit: celui de réclamer d'eux les mêmes services qu'ils lui devaient, qu'ils lui rendaient avant l'absence du roi. C'est dans cette manière de voir que j'ai cherché les règles de ma conduite.

A cette époque, la France, engagée de nouveau dans une guerre avec l'Angleterre, était en paix avec le reste du monde. Le devoir du ministre des affaires étrangères était de faire tout ce qui, dans les limites de la justice et du droit, était en son pouvoir pour conserver cette paix.

Sur ce point, on ne sait pas assez combien un tel devoir était compliqué. Interposé entre des gouvernements craintifs, ombrageux, inquiets sur leurs dangers, tous ensemble plus ou moins réconciliés, et un souverain puissant dont le génie, le caractère et l'ambition ne donnaient que de trop justes motifs d'inquiétude et d'ombrage, le ministre des affaires étrangères devait incessamment exercer une égale vigilance et sur la politique qu'il avait à modérer et sur celle qu'il avait à combattre. Ses négociations avec le gouvernement dont il était ministre étaient souvent bien plus difficiles et bien plus continues que celles qu'il était chargé d'entretenir avec les gouvernements qu'il avait à rassurer.

La lettre adressée au général Caulaincourt, que j'ai donnée plus haut, jette sur ce sujet une grande lumière, elle prouve évidemment que le premier consul s'était mis en garde contre ce genre de négociations; et ce fait seul établit que j'avais tout fait pour prévenir des événements qui devaient amener pour mon ministère de longues et inextricables difficultés. Mes lettres au ministre de l'électeur de Bade en sont le prélude; on ne doit pas perdre de vue, si l'on veut en saisir le véritable sens, que je n'avais, heureusement pour moi, à y justifier que les mesures dont j'avais connaissance.

Détourner un prince faible de s'attirer l'inimitié d'un puissant voisin, éloigner des frontières françaises des rassemblements d'ennemis qui ne pouvaient nuire au gouvernement établi que par des tentatives imprudentes et aussi fatales au repos de l'Europe qu'à celui de la France; prévenir enfin toute cause de mésintelligence entre le gouvernement français et ceux des États limitrophes tel était l'objet de la première lettre. Il est vrai que la seconde renferme une justification peu fondée d'un acte qui portait atteinte à un des principes du droit public, et c'est là le tort que je me reproche; mais autre chose est la justification plus ou moins plausible, et autre le conseil d'un tel acte et la part prise à son exécution. Dans ce dernier cas, il y a crime; le premier n'implique qu'une pénible, qu'une malheureuse nécessité.

Je dis trop en qualifiant de crime une infraction du droit public, lorsqu'elle n'emporte que la simple violation d'un territoire voisin. Dans le cours de cette guerre, dans le cours de toutes les autres, il en a été commis de plus graves, par les ennemis de la France, par la France elle-même, et les gouvernements qui les ont commandées, on ne les a pas qualifiés de criminels pas plus que les ministres qui se sont chargés de les exécuter et ensuite d'en faire l'apologie. Dans le cas présent, il y a eu crime, mais il n'était que dans le but final que l'on avait en vue en violant le territoire étranger, et j'en suis disculpé par mon ignorance. Ici, le crime est dans les conséquences fatales que cette violation a entraînée. Mais convient-il à l'accusateur d'alléguer sans preuve que je les avais prévues? Une aussi horrible prévoyance n'appartenait qu'à des complices.

Je dois ajouter encore d'autres observations à celles que j'ai présentées plus haut sur les devoirs des hommes en place dans des temps exceptionnels. Quand, par la force des circonstances, on se trouve placé dans l'obligation de vivre et de servir sous un gouvernement qui n'a d'autre sanction que les événements qui l'ont élevé et le besoin que les peuples ont des sauvegardes de sa puissance, il peut subvenir des conjonctures où l'on ait à discuter sur la nature de ses devoirs relativement à la position où l'on est. Le gouvernement auquel on obéit vous commande-t-il un crime? Incontestablement, et sans la moindre hésitation, il faut désobéir. Il faut à tout risque encourir sa disgrâce, et se préparer à en subir toutes les conséquences. Mais ce gouvernement, sans votre participation, se rend-il criminel? Ici, il y a une discussion à établir sur une double hypothèse. Si le crime expose l'ordre public, s'il entraîne ou peut entraîner le pays dans de grands dangers, s'il tend à la désorganisation sociale, au mépris des lois, à la ruine de l'État, nul doute qu'il faut non seulement résister, mais encore secouer le joug et s'armer contre un pouvoir devenu désormais ennemi du pays qu'il a perdu tout droit de gouverner.

Mais, si le crime est, de sa nature, isolé, circonscrit dans son objet comme dans ses effets, s'il n'a de résultat général que de flétrir le nom de celui qui l'a commis, et de condamner à l'horreur publique les noms de ceux qui se sont faits ses instruments, ses bourreaux ou ses complices, alors il faut se livrer à d'amères et inconsolables douleurs; il faut s'attrister sur ce mélange de grandeur et de faiblesse, d'élévation et d'abaissement, d'énergie et de perversité qui éclate dans des caractères que la nature se plaît quelquefois à former. Mais il faut s'en remettre à la justice des siècles du soin de leur distribuer la part de gloire ou d'infamie qui doit leur revenir. Il n'y a de compromis dans ces crimes que la renommée de ceux qui les commettent; et si les lois du pays, si la morale commune, si la sûreté de l'État, si l'ordre public ne sont pas altérés, il faut continuer de servir.

S'il en était autrement, qu'on se figure un gouvernement tout à coup délaissé par tout ce que le pays renferme d'hommes capables, généreux, éclairés, consciencieux, et toutes ses administrations tout à coup envahies par l'écume et la lie de la population! Quels seraient les effroyables résultats d'un tel état de choses? Et quelle en serait la cause, si ce n'est l'oubli du principe qui vient d'être exposé, et qui non seulement justifie les engagements que les hommes les plus ennemis des gouvernements illégitimes peuvent se trouver obligés de contracter volontairement avec eux, mais encore leur font une loi d'y rester fidèles, tant que le maintien de l'ordre social et la défense des droits nationaux contre les entreprises étrangères résultent de leur observation?

C'est là qu'il faut chercher l'apologie de toute l'administration française à l'époque dont il s'agit ici. On ne doit point oublier qu'à peu de distance de temps de cette époque, l'ordre social, au dedans, et le système politique au dehors avaient été en proie à l'anarchie. C'était aux administrations françaises qu'était confié le soin de mettre un terme à ces excès; et cette noble tâche, elles la remplissaient avec autant de zèle que de succès. C'en sera une pour l'histoire que de dire tout ce qui fut fait alors pour calmer les esprits agités, pour mettre un frein à des passions effrénées, pour ramener dans tous les services l'ordre, la régularité, la modération et la justice. Un bon système des finances, l'établissement des préfectures, la formation, la bonne composition des grandes armées, l'entretien des routes et la publication du code civil datent de cette époque, et attestent les bons services rendus dans ce temps par toutes les branches des administrations militaires et civiles de la France. Le concordat, la paix d'Amiens, l'organisation politique de l'Italie, la médiation suisse, les premiers essais de l'établissement du système fédératif allemand attestent l'activité, la sagesse et le crédit de l'administration que j'avais formée et que je dirigeais. Si, plus tard, on s'est écarté des règles de prudence et de modération que je m'attachais avec la plus infatigable patience à établir, à maintenir et à défendre, la détermination que j'ai prise alors d'abandonner les affaires, et l'époque où cette détermination a été prise, me disculpent aux yeux de la postérité, de toute participation à ses écarts. Mais ce qui m'était possible en 1807 ne l'était pas en 1804, car alors, c'eût été déserter les grands devoirs que je pouvais me considérer comme obligé de rendre à mon pays. Cette manière de voir fut du reste partagée par d'autres que moi, et il n'est pas inutile de rappeler que pas une voix ne s'éleva dans le pays pour protester contre l'épouvantable attentat dont M. le duc d'Enghien était victime. C'est triste à dire, mais le fait est exact et ne peut s'expliquer que par la crainte que chacun avait d'ébranler un gouvernement qui avait tiré la France de l'anarchie.

Quoiqu'il en soit des considérations que je viens d'exposer et que je tiens pour justes et fondées, résumons les différents points qui se rattachent à la déplorable affaire qui les a motivées, et répétons pour ce qui me concerne:

1o Que ce n'est ni par le ministère des relations extérieures, ni par moi conséquemment, que le premier consul a été informé des complots vrais ou exagérés qui se tramaient à cette époque de l'autre côté du Rhin;

2o Que je n'ai pas eu d'autre part dans toute l'affaire du duc d'Enghien que de transmettre au ministre de l'électeur de Bade, d'abord le rapport du ministre de la justice, et plus tard de l'informer après coup des ordres donnés par le premier consul aux généraux Ordener et Caulaincourt, ordres sur lesquels je n'ai eu et ne pouvais avoir aucune influence.

Maintenant, pour ce qui touche le jugement et l'exécution de M. le duc d'Enghien, il ne me sera pas difficile, je pense, de démontrer que je n'y ai contribué en quoi que ce soit. Ministre des relations extérieures, je ne pouvais avoir rien à démêler ni avec la nomination du conseil de guerre, ni avec l'exécution dont M. Savary accepte si hardiment la responsabilité. Il faudrait donc pour me faire jouer un rôle dans ce drame sanglant, avancer que ce serait pour ainsi dire bénévolement, et sans autre raison que le goût du sang, que j'y serais intervenu. Si mon caractère et mes antécédents ne me mettaient pas à l'abri d'un soupçon aussi infâme et aussi odieux, je pourrais encore poser à mon accusateur une question à laquelle il sera mieux que personne en état de répondre, et lui demander quel intérêt j'aurais pu avoir dans le meurtre du duc d'Enghien? Je n'ai trempé dans aucun des crimes de la Révolution française; j'avais donné assez de preuves au premier consul de mon dévouement à l'ordre de choses établi par lui, pour n'avoir pas besoin d'enflammer sa colère passionnée afin d'obtenir une confiance que je possédais entièrement depuis cinq ans. La postérité jugera entre moi et M. Savary et tous ceux qui, comme lui, par un motif ou par un autre, chercheraient à rejeter sur moi la responsabilité d'un crime que je repousse avec horreur. Je ne me suis fait ni ne me ferai l'accusateur de personne, et je me bornai à écrire au roi la lettre que je donnerai ici en la faisant suivre de la réponse de M. de Villèle:

AU ROI LOUIS XVIII.

«Sire,

»Je n'apprendrai rien à Votre Majesté en lui disant que j'ai beaucoup d'ennemis.

»J'en ai auprès du trône, j'en ai loin du trône. Les uns n'ont pas assez oublié que j'ai envisagé autrement qu'eux les premiers troubles de la Révolution; mais, quel que soit leur jugement, ils doivent savoir que c'est à la détermination que je pris alors, que je dois le bonheur d'avoir, dans les temps marqués par la Providence, contribué si heureusement à la restauration de votre trône auguste et au triomphe de la légitimité. C'est cette même restauration, c'est ce triomphe que mes autres ennemis ne m'ont point pardonné, ne me pardonneront jamais. De là, tous ces libelles, tous ces volumineux souvenirs de Sainte-Hélène dans lesquels depuis deux ans je suis incessamment insulté, diffamé par des hommes qui, en vendant les paroles vraies ou supposées d'un mort célèbre, spéculent sur toutes les hautes renommées de la France, et qui, par ce honteux trafic, se sont constitués les exécuteurs testamentaires des vengeances de Napoléon Bonaparte.

»Sire, c'est dans cette dernière classe que je dois ranger cet ancien ministre de l'empereur, le seul dont je n'ose pas même prononcer le nom devant Votre Majesté, cet homme qui, dans un accès de démence, vient tout récemment de se dénoncer lui-même à la vindicte publique, comme l'exécuteur matériel d'un exécrable assassinat; heureux si, en se plongeant dans le sang, il peut m'entraîner avec lui et flétrir, en accolant mon nom au sien, le principal instrument des deux restaurations. Oui, Sire, des deux restaurations! On poursuit en moi les journées du 30 mars 1814 et du 13 avril 1815; journées de gloire pour moi, de bonheur pour la France, journées qui ont uni mon nom à la fondation de l'ordre constitutionnel que nous devons à Votre Majesté. Mais, c'est en vain que l'envie, que la haine, que l'ambition trompée se réunissent pour me ravir mes titres à l'estime contemporaine, à la justice de l'histoire; je saurai les défendre et les transmettre entiers aux héritiers de mon nom.

»A travers tant d'orages qui ont signalé les trente dernières années que nous venons de passer, la calomnie m'a prodigué bien des outrages, mais il en était un qu'elle m'avait jusqu'à présent épargné. Aucune famille ne s'était cru le droit de me redemander le sang d'un de ses membres; et voilà qu'un furieux imagine que, renonçant tout à coup à cette douceur de mœurs, à cette modération de caractère que mes ennemis même ne m'ont jamais contestées, je suis devenu l'auteur, l'instigateur du plus exécrable assassinat. Moi qui n'ai jamais prononcé—et j'en rends grâces au ciel,—une parole de haine, un conseil de vengeance, contre personne, pas même contre mes ennemis les plus acharnés, j'aurais été choisir par une exception unique, qui? Un prince de la famille de mes rois pour en faire ma victime et signaler ainsi mon début dans la carrière de l'assassinat! Et ce crime atroce, non seulement je l'aurais conseillé, mais, de plus, employant tout mon pouvoir pour soustraire la victime à la clémence du premier consul, ce serait malgré Bonaparte, contre les ordres de Bonaparte, et aux risques de la plus épouvantable et de la plus juste responsabilité que j'aurais hâté le jugement et l'exécution! Et quel est l'homme qui ose articuler contre moi de pareilles horreurs? Mon accusateur s'est assez fait connaître lui-même.

»Toutefois, Sire, mon nom, mon âge, mon caractère, la haute dignité que je dois à vos bontés, ne me permettent pas de laisser un pareil outrage sans réparation. Pair de France, je ne dois pas demander cette réparation aux tribunaux que les lois ont chargés de punir la calomnie. C'est devant la Chambre des pairs elle-même que je traduirai mon accusateur; c'est d'elle que j'obtiendrai une enquête et un jugement. Cette épreuve, Sire, que je réclame de votre justice, vous ne la craignez pas plus pour moi que je ne la crains moi-même. La calomnie sera confondue et sa rage impuissante viendra expirer devant le grand jour de la vérité.

»Je suis, avec le plus profond respect...

»Prince DE TALLEYRAND.

«Paris, le 8 novembre 1823.»


M. DE VILLÈLE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Prince,

»Le roi a lu avec attention votre lettre du 8 novembre.

»Sa Majesté m'ordonne de vous dire qu'elle a vu avec surprise que vous eussiez formé le projet de provoquer dans la Chambre des pairs un examen solennel des faits dont M. le duc de Rovigo vient de publier le récit.

»Sa Majesté a voulu que le passé restât dans l'oubli: elle n'en a excepté que les services rendus à la France et à sa personne.

»Le roi ne pourrait donc approuver une démarche inutile et inusitée qui ferait éclater de fâcheux débats et réveillerait les plus douloureux souvenirs.

»Le haut rang que vous conservez à la cour, prince, est une preuve certaine que les imputations qui vous blessent et qui vous affligent n'ont fait aucune impression sur l'esprit de Sa Majesté.

»Je suis, prince, de Votre Excellence, le très humble et très obéissant serviteur.

»JOSEPH DE VILLÈLE.

«Paris, le 15 novembre 1823.»


Après cette lettre, le silence m'était commandé; je l'observai, et si j'ai cru devoir faire l'exposé qu'on vient de lire, c'est qu'il est destiné à n'être publié que longtemps après ma mort, et qu'il rétablira la vérité des faits sans provoquer les scandales qu'on redoutait en 1823.

Un avertissement contenu dans les journaux du 17 novembre 1823 disait:

«Le roi a interdit l'entrée du château des Tuileries au duc de Rovigo.»

Lorsque, peu de jours après avoir reçu la lettre de M. de Villèle, je me présentai au château pour avoir l'honneur de faire ma cour au roi, Sa Majesté, m'apercevant, me dit: «Prince de Talleyrand, vous et les vôtres pourrez venir ici sans crainte de mauvaises rencontres.»

Je n'ai rien à ajouter à ce récit. Et maintenant un mot sur l'accusation de M. de Maubreuil. Celle-ci est tellement absurde qu'il suffira, je pense, de l'exposer dans les termes mêmes employés par son auteur pour la faire tomber d'elle-même. Il est cependant indispensable de savoir d'abord qui était M. de Maubreuil.

Issu d'une famille ancienne et honorable de la Bretagne, M. de Maubreuil entra au service militaire sous l'empire en 1807. Après avoir servi quelque temps à l'armée qui occupait l'Espagne, il s'en fit chasser à une époque où on ne renvoyait des armées que pour des méfaits bien graves, car on avait avant tout besoin de soldats. Son nom et les recommandations qu'il se procura le firent employer à la cour du roi Jérôme en Westphalie. Cette cour n'a jamais passé, on le sait, pour avoir été très scrupuleuse dans le choix de ceux qui la composaient; la nomination de M. de Maubreuil comme écuyer du roi après l'incident d'Espagne en serait au besoin une preuve. Et cependant, Maubreuil trouva moyen de se faire encore chasser, même de cette cour. Revenu à Paris et en possession d'une fortune assez considérable, Maubreuil se lança dans les affaires, mais dans le genre d'affaires des gens de son espèce, dans les fournitures d'armée. Soit trop grande habileté chez lui et ses associés, soit mauvaise foi de leur part, il ne tarda pas à avoir des démêlés avec le gouvernement, à la suite desquels il avait, raconte-t-il, fait des pertes considérables qui l'avaient irrité contre l'empereur Napoléon. Telle était sa position à la chute de l'empire. Et c'est alors, d'après son dire, dans les premiers jours du moi d'avril 1814, qu'il aurait été plusieurs fois appelé à mon hôtel par M. Roux Laborie[282], remplissant les fonctions de secrétaire du gouvernement provisoire, et que celui-ci, en mon nom, lui aurait proposé d'assassiner l'empereur Napoléon. On lui aurait offert des récompenses pour remplir cette mission secrète ainsi qu'il la qualifie, et toujours par l'intermédiaire de M. Roux Laborie, car Maubreuil déclare ne m'avoir jamais parlé. Ces récompenses devaient être, ce sont ses propres termes que je répète: «des chevaux, des équipages, le grade de lieutenant général, le titre de duc, et le gouvernement d'une province». Il avoue qu'il a tout accepté et pris ses mesures pour l'exécution de sa mission secrète. Ce serait sorti de Paris seulement, et déjà en route, que les scrupules lui seraient venus et qu'il aurait compris l'horreur du crime qu'il allait commettre. Il prend sur-le-champ la généreuse résolution d'y renoncer, mais comme il tient à signaler son retour à la vertu par une bonne action, il profite de l'occasion qui se présente. Il rencontre sur la route la reine Catherine, princesse de Wurtemberg, femme de Jérôme Bonaparte, et sa souveraine en Westphalie; il l'arrête, s'empare du fourgon qui suivait sa voiture et la dépouille entièrement de son argent, de ses effets et de ses bijoux; puis il revient triomphant à Paris, où il s'étonne d'être bientôt arrêté et poursuivi comme voleur de grand chemin. Voilà en abrégé l'histoire de mon accusateur, M. de Maubreuil.

Je demande si elle ne suffit pas pour réfuter l'accusation elle-même.

Il n'y a qu'un fait dont je n'ai pas parlé parce que je me réservais, en le rapportant, de dire que je ne puis encore m'en rendre exactement compte aujourd'hui, et que je ne trouve que des conjectures pour l'expliquer. Au moment de son arrestation, Maubreuil était muni de passeports et de laissez-passer réguliers délivrés par les chefs des armées alliées et par les autorités françaises, dans lesquels on le recommandait comme étant chargé d'une mission qui exigeait la plus grande célérité.

Il faut se rappeler que dans les premiers jours du mois d'avril 1814, le gouvernement provisoire fut dans le cas d'envoyer des émissaires sur tous les points de la France pour y annoncer le renversement du gouvernement impérial et l'avènement du gouvernement légitime. On dut choisir un peu au hasard ceux qu'on chargeait de ces missions; et je croirais volontiers qu'une haine hautement affichée contre Napoléon a pu être dans ce moment-là un titre de recommandation pour obtenir une de ces missions qui étaient dans le fait des missions de simple courrier. On n'avait pas trop le temps de s'informer de la moralité de ceux qu'on envoyait ainsi en courrier; et un homme se présentant sous le nom de marquis de Maubreuil et comme victime des persécutions de l'empereur, aura été agréé sans autres recherches.

Les mots de mission secrète mentionnés sur ses passeports s'expliquent tout naturellement dans les circonstances où l'on se trouvait, puisque chargés des ordres du gouvernement provisoire, ils étaient dans le cas de rencontrer des détachements de l'armée française ou des autorités qui auraient pu être disposés à entraver leur mission, s'ils avaient su qu'elle avait pour but de faire proclamer partout le renversement du gouvernement impérial. Je ne vois pas d'autre explication possible au fait des passeports et des ordres réguliers dont Maubreuil était porteur au moment de son arrestation.

Quant au fond même de la question, à l'idée que je pourrais avoir conçue de faire assassiner l'empereur Napoléon, laissant pour un moment de côté ce qu'une pareille idée aurait eu de révoltant, je demanderai aussi quel intérêt je pouvais avoir à me charger d'un crime odieux que rien ne commandait. Avant son abdication, l'empereur était à Fontainebleau entouré des glorieux débris de ses armées, et il ne serait entré, je suppose, dans la pensée de personne, d'aller l'y chercher pour l'assassiner. Après l'abdication c'était un ennemi abattu dont l'existence n'offrait plus aucun danger pour personne. Puis enfin, qui pourra jamais admettre qu'on irait offrir un titre de duc, un gouvernement de province à un lâche assassin, et qu'un homme tel que M. de Maubreuil aurait pu croire à des offres de ce genre? Mais j'en ai déjà trop dit pour repousser une accusation encore plus absurde, si c'est possible, qu'infâme. Aussi, répéterai-je encore, en finissant, qu'elle ne peut avoir été inventée que par un fou ou un maniaque.

FIN DE LA NEUVIÈME PARTIE ET DE L'APPENDICE.

DIXIÈME PARTIE

RÉVOLUTION DE 1830

(1830-1832)


RÉVOLUTION DE 1830

(1830-1832)

Je n'imaginais pas lorsque, en 1816, je terminais le récit de quelques-uns des événements de mon temps et de ma vie, que je fusse jamais dans le cas de rentrer dans les affaires publiques et, par conséquent que j'eusse un motif de reprendre la plume pour compléter ce récit. Il est vrai que je n'étais pas entièrement rassuré par la sagesse et l'habileté de ceux qui avaient alors la direction du gouvernement de la France; mais je ne croyais pas qu'ils dussent le conduire à sa perte. Je me flattai longtemps de l'espoir, je l'avoue, de mourir en paix à l'ombre du trône que mes efforts avaient quelque peu contribué à relever; et si, de 1816 à 1829, j'éprouvai souvent de l'inquiétude en voyant dans quelles voies fatales on était parfois entraîné, mes craintes n'allaient jamais jusqu'à la pensée d'une nouvelle révolution. J'essayai à diverses reprises de donner des avertissements dans la mesure qui m'était permise. Tantôt de la Chambre des pairs, tantôt dans des entretiens privés, j'exprimai mes impressions et, tout en le faisant avec modération, je n'hésitai pas cependant à montrer les périls de la politique intérieure et extérieure qu'on avait adoptée, ou plutôt qu'on se laissait imposer par un parti encore plus imprudent que coupable. Lorsque, en 1829, le roi Charles X prit la résolution insensée de changer son ministère et d'appeler dans son conseil les hommes les plus impopulaires du pays et qui n'avaient d'autre mérite qu'une obéissance aussi aveugle que l'obstination de l'infortuné roi, on ne pouvait plus se dissimuler que nous marchions vers l'abîme.

Je puis le déclarer ici en toute sincérité, je n'ai pas cessé de souhaiter le maintien de la restauration, et cela n'était que naturel après la part que j'y avais eue; je n'ai rien fait pour l'ébranler et je repousse toute solidarité avec ceux qui se vantent d'avoir contribué à sa chute. J'ai cru en 1814 et 1815, et je le crois encore, que la France ne pouvait avoir de solides et durables institutions que celles qui étaient basées à la fois sur la légitimité et sur ceux des principes sagement libéraux dont la révolution de 1789 avait fait reconnaître la pratique possible. Ceci restera ma conviction, ma foi politique. Mais, du moment où la légitimité elle-même trahissait son principe en rompant ses serments, il fallait chercher le salut de la France au hasard et sauver au moins, si cela était possible, le principe monarchique, indépendamment de la légitimité, dans la grande tempête soulevée par celle-ci. L'idée d'une substitution de la branche cadette à la branche aînée de la famille royale, à l'instar de ce qui s'était fait en 1688 en Angleterre, courait pour ainsi dire les rues depuis l'avènement du dernier ministère de Charles X; les journaux amis et ennemis de ce ministère la discutaient à l'envi; elle était dans l'esprit de tout le monde, et ce n'est pas le moindre tort de ce ministère imbécile d'y avoir ainsi préparé l'opinion publique. Il n'a manqué d'aucun avertissement à cet égard, mais il a manqué de la courageuse loyauté, de la fermeté qui auraient pu arrêter sur la pente un prince faible et crédule; et c'est un crime, on ne peut pas le nommer autrement, car là est le nœud de la révolution du mois de juillet 1830. Si Charles X n'avait pas trouvé de lâches serviteurs pour signer les fatales ordonnances de cette époque, il aurait bien fallu qu'elles rentrassent dans sa pensée[283].

Quoi qu'il en soit, comme je n'ai pas l'intention de faire ici l'histoire des fautes de la Restauration, je m'arrête au simple fait de la nécessité dans laquelle, par suite de ces fautes, la France a été placée de se choisir un gouvernement. Il m'est d'autant plus aisé de déclarer que le choix qu'elle a fait était le meilleur possible, dans les circonstances données, que je n'ai eu aucune action dans cette création. Je l'ai acceptée; je m'y suis rattaché comme à une ancre de salut, et je l'ai servie avec empressement, parce que, ce gouvernement croulant, je ne voyais plus que la république et les effrayantes conséquences qu'elle amenait avec elle: l'anarchie, la guerre révolutionnaire et les malheurs auxquels la France avait été arrachée avec tant de peine en 1815. Je n'examinerai même pas la question de savoir si Louis-Philippe eût mieux fait de s'en tenir au titre de lieutenant général du royaume et de refuser la couronne; elle a été résolue par les hommes qui s'étaient mis à la tête du mouvement provoqué par les ordonnances, et qui crurent que la royauté légitime ne leur pardonnerait jamais le rôle qu'ils y avaient joué. Ces hommes placèrent Louis-Philippe dans le dilemme de livrer la France à la république ou d'accepter la royauté. Son acceptation détermina la conduite de ceux qui voulaient sauver leur pays avant tout. On raisonne facilement quand le danger est passé; c'est la seule réponse que j'opposerai à ceux qui, le jour du danger, se tinrent tranquilles, et qui, le lendemain, descendirent sur la place publique pour blâmer et critiquer ce qu'ils n'eurent pas le courage d'empêcher.

Je vis le roi Louis-Philippe bientôt après le vote du 8 août qui lui avait décerné la couronne[284]. Le premier sujet de nos entretiens devait être l'impression que la nouvelle révolution produirait en Europe; nous comprîmes tous deux que la première mesure à prendre était de faire reconnaître le principe de cette révolution par les gouvernements étrangers et d'obtenir ainsi, sinon leur bon vouloir, du moins leur abstention absolue dans les affaires intérieures de la France. Nos regards se portèrent naturellement vers l'Angleterre, notre plus proche voisine et qui, par ses institutions et ses révolutions passées, devait être la puissance le mieux disposée pour nous. Le roi y envoya immédiatement son aide de camp, le général Baudrand[285], qui ne tarda pas à rapporter la reconnaissance de notre gouvernement par celui de la Grande-Bretagne et des paroles assez favorables du ministère anglais. Ce premier point acquis, le roi sentit aussi bien que moi que cette reconnaissance entraînerait vraisemblablement celle des autres cabinets[286], mais que c'était à Londres que le nouveau gouvernement devait aller chercher le pivot de sa politique extérieure. Il était donc indispensable d'y envoyer un ambassadeur expérimenté et déjà connu en Europe. Le roi m'offrit tout de suite cette position délicate. J'objectai mon grand âge, l'activité qu'exigeait une pareille mission et les difficultés sans nombre qui y étaient attachées. Mais je dus céder aux instances du roi, à celle de son ministère[287] et particulièrement de M. Molé, alors ministre des affaires étrangères. Je me décidai, dans cette circonstance comme dans d'autres de ma vie, par le sentiment du devoir et par la pensée de servir mon pays. Je crus que le nouveau gouvernement ne pourrait gagner de stabilité que par le maintien de la paix, et quoique à cette époque tout le monde soutînt contre moi l'opinion que la guerre était inévitable, je me persuadai que mon nom, les services que j'avais rendus à l'Europe dans d'autres temps et mes efforts parviendraient peut-être à conjurer le malheur le plus redoutable: une guerre révolutionnaire et universelle. Je suis heureux, avant de finir ma carrière, de penser que j'y ai réussi.

Nous étions arrivés au commencement du mois de septembre; le 3, je reçus le billet suivant de M. Molé:

«Il est six heures et demie, et j'arrive du Palais-Royal, mort de fatigue et de mal de tête. Le roi y tient, exige plus que je ne puis vous le répéter. Voyez-le pour en juger vous-même. C'est ce soir, au conseil de huit heures, qu'on en parlera. Si j'étais moins exténué et moins souffrant, j'irais vous dire tout cela.

»Je vous appartiens en tout et pour tout.

MOLÉ.[288]

»Vendredi 3 septembre 1830, six heures et demie du soir.»

Deux jours après, le roi m'écrivait:

«Je veux avoir le plaisir de vous annoncer moi-même que le Moniteur de demain annoncera une nomination que j'ai faite avec une vive satisfaction. Si mon ambassadeur à Londres est libre demain vers quatre heures, je serai charmé qu'il vienne me voir.

»L.-P.

»Ce dimanche, 5 septembre 1830, à neuf heures et demie du soir.»

Ainsi, j'étais ambassadeur à Londres, et il fallait prendre en hâte mes dispositions pour me rendre à mon poste. Lord Aberdeen[289] était ministre des affaires étrangères dans le cabinet présidé par le duc de Wellington; j'avais eu d'intimes relations avec tous les deux en 1814 et en 1815 et je les informai de ma nomination en écrivant à lord Aberdeen qui me répondit sur-le-champ:

«Foreign-Office, 20 septembre 1830.

»Mon prince,

»Je suis trop flatté de votre souvenir pour ne pas éprouver le besoin de vous exprimer mes sentiments. Si, dans un temps des plus remarquables, j'étais assez heureux de me trouver en rapport avec Votre Excellence, certes, ce n'est pas moi qui dois en méconnaître le prix et les agréments. Permettez-moi de vous assurer, mon prince, qu'en arrivant en Angleterre, vous me trouverez très empressé de renouveler ces relations,—d'autant plus que j'espère ne pas me tromper en regardant l'affermissement d'une bonne intelligence entre les deux pays, comme le but principal de votre mission.

»Agréez...

»ABERDEEN.»


Assuré d'avoir été compris par l'homme avec lequel j'étais appelé à traiter le plus habituellement, il ne me restait plus qu'à faire mes préparatifs de départ. Je quittai Paris le 22 septembre. Je débarquais le 24 au soir à Douvres. En entendant résonner les canons de la forteresse qui annonçaient l'arrivée de l'ambassadeur de France, je ne pus me défendre du souvenir que trente-six ans auparavant, j'avais quitté ces mêmes rivages de l'Angleterre, exilé de mon pays par la tourmente révolutionnaire,class="right" repoussé du sol britannique par les intrigues de l'émigration; j'y rentrais maintenant animé de l'espoir, du désir surtout d'établir enfin cette alliance de la France et de l'Angleterre que j'ai toujours considérée comme la garantie la plus solide du bonheur des deux nations et de la paix du monde. Mais que d'obstacles à surmonter pour atteindre ce but! Si je les cachais aux autres pour soutenir leur courage, je ne pouvais les dissimuler à moi-même; ils étaient nombreux, graves et d'une double nature: les uns venaient de la France, où un gouvernement mal affermi, luttait encore journellement pour son existence, ce qui n'était pas propre à inspirer de la confiance aux gouvernements étrangers. D'autre part, je n'ignorais pas que c'était un ministère tory et conservateur qui gouvernait l'Angleterre, et qui, malgré son empressement à reconnaître notre révolution, n'avait pas pu la voir d'un œil bien favorable, particulièrement après le soulèvement de la Belgique dont j'avais eu connaissance à Calais[290]. C'étaient là les réflexions qui assiégeaient mon esprit en traversant la belle Angleterre si riche, si paisible, et en entrant à Londres le 25 septembre 1830. Elles n'ébranlèrent heureusement ni mes résolutions ni mes convictions. Et c'était assez nécessaire, car je reçus bientôt de France, des lettres qui étaient peu rassurantes.

Ainsi M. Molé m'écrivait:

«Paris,26 septembre 1830.

»J'ai reçu hier, mon prince, votre aimable lettre de Calais. J'y ai vu avec un grand plaisir que vous aviez parfaitement supporté le voyage.—Les journaux, tout inexacts qu'ils ont été dans leurs récits, vous auront fait pressentir ce qui s'est passé depuis votre départ. J'ai cru un moment que notre correspondance officielle cesserait avant d'avoir commencé. Maintenant je crois qu'elle commencera mais je ne m'engagerais pas sur sa durée.—Madame de Dino que j'ai vue hier et avec laquelle je dîne aujourd'hui, vous en dira davantage.

»Agréez...

Et de son côté le duc de Dalberg me mandait sous la date du 27 septembre:

«Vous avez, mon cher prince, à peine quitté Paris; les journaux vous ont fait connaître les faits qui nous ont occupés depuis peu de jours, et j'aurais cru inutile de vous écrire, si madame de Dino n'eût voulu porter de ma part quelque chose de plus que mes tendres hommages pour vous.

»Je vous ai mandé que nous étions à la veille d'entrer dans un système d'anarchie démocratique. Le ministère était sur le point de se diviser. Laffitte[291] devait former un ministère, et on m'assure que le roi avait exclu le général Lamarque[292] et Mauguin[293]. Laffitte a reculé lorsqu'il a vu que quatre-vingt-dix députés se plaçaient dans l'opposition; que des pétitions se signaient à la Bourse; que les nouvelles des départements étaient défavorables à un pouvoir qui prenait l'action trop bas. La question se réduit à savoir si on ira jusqu'à la fin d'octobre tel qu'on se trouve en ce moment. La question est encore de savoir si la Belgique s'arrange avec son souverain qui me paraît fort obstiné et qui n'a pas un langage franc et positif. Si la Belgique s'insurge et résiste, vous aurez ici le changement du ministère et la guerre après. Le maréchal de Trévise me disait ce matin: «Les Belges ont commencé six mois trop tôt.»—Le maréchal Soult qui était son voisin, observa qu'on était ici en retard. Si c'est avec ces opinions-là qu'on veut faire de la diplomatie, je vous engage, mon prince, à vous retirer. Vous ne calmerez rien...»


Voilà pour ce qui concernait la France. L'extrait suivant de ma seconde dépêche à M. Molé donnera une idée exacte des dispositions dans lesquelles je trouvai les ministres anglais à notre égard[294]:

«Londres, le 27 septembre 1830.

»Monsieur le comte,

»Lord Aberdeen étant rentré aujourd'hui en ville, j'ai chargé M. de Vaudreuil[295] de le prévenir de mon arrivée et de lui demander l'heure à laquelle je pourrais le voir. Il a répondu avec empressement qu'il m'attendrait et qu'il ne sortirait pas. J'ai eu tout lieu d'être satisfait de cette première entrevue. Il m'a dit avec obligeance, qu'à la nouvelle de mon arrivée à Londres, il avait abrégé son séjour à la campagne et hâté son retour. Quoique ma visite se soit assez longtemps prolongée, nous sommes restés comme je le désirais dans des généralités dans lesquelles j'ai pu placer naturellement les principes qui dirigent la politique de la France. Je n'ai eu, pour cela, besoin que de me rappeler les instructions que le roi m'avait données. Il m'a été facile de juger que le ministre de Sa Majesté Britannique était plus disposé à y applaudir qu'à les combattre. Je n'ai pu qu'être[296] content de ce qu'il m'a dit à cet égard.

»En sortant de chez lord Aberdeen, je suis allé chez le duc de Wellington qui est aussi revenu ce matin. J'ai eu fort à me louer de l'accueil que le ministre du roi a reçu de lui. Tous les sentiments qu'il a exprimés sont favorables à l'ordre de choses qui, heureusement[297], règne aujourd'hui en France. Cependant, comme dans le cours de la conversation, il s'est servi du mot malheureuse, en parlant de la révolution amenée par les folles entreprises du dernier gouvernement, j'ai cru devoir relever cette expression, et dire que sans doute elle lui était inspirée par un sentiment de commisération bien naturel pour ceux que cette révolution avait précipités du trône, mais qu'il devait être bien convaincu qu'elle n'était un malheur, ni pour la France, retirée par elle de la funeste position où le système de gouvernement précédemment suivi l'avait placée, ni pour les autres États avec lesquels nous désirons rester dans de bons rapports, dont nous ne nous écarterons jamais, si, comme nous avons le droit de l'exiger, la dignité de la France est constamment respectée. Sur cette observation, faite un peu vivement, le duc a, en quelque sorte rétracté l'expression dont il s'était servi, en s'empressant de la renfermer dans le sens que je lui donnais.

»En tout, monsieur le comte, je crois pouvoir en toute assurance augurer de ces premiers entretiens que les dispositions personnelles des ministres anglais ne compliqueront pas les difficultés qui pourront sortir de la nature même des affaires que j'aurai à traiter avec eux.

»Lord Aberdeen n'a pu me dire encore, quel jour le roi me donnerait audience, ni si ce serait à Londres ou à Brighton.»


Ces citations de dépêches et de lettres suffiront pour constater, jusques dans ses nuances, la délicatesse de ma situation. L'avenir, heureusement caché pour les hommes, ne me révélait pas de combien de complications nouvelles, cette situation serait encore embarrassée, et je me mis à l'œuvre avec bon courage.

Le personnel de mon ambassade était assez médiocrement composé; il m'avait été en grande partie imposé avant mon départ de Paris, et je dus lui faire subir plusieurs changements avant de le rendre aussi utile qu'il le devint par la suite. Mais en revanche, ma nièce, madame la duchesse de Dino, avait consenti à m'accompagner à Londres, et je pouvais compter sur les ressources de son grand et charmant esprit, aussi bien pour moi-même, que pour nous concilier la société anglaise si exclusive, et dont elle ne tarda pas, comme je l'avais prévu, à conquérir la bienveillance. Ce n'était pas une œuvre facile, cependant, car la grande majorité de l'aristocratie anglaise n'avait pas accepté notre révolution aussi aisément que le ministère; et il y avait en outre dans cette aristocratie des influences étrangères que j'aurai occasion de signaler plus tard, et qui s'exercèrent activement contre nous à notre début, mais que nous parvînmes, non sans peine, à surmonter.

Les événements prirent promptement un caractère plus grave en Belgique; l'émeute de Bruxelles se transforma en un soulèvement général du pays, et, soit par les fautes du gouvernement et son impopularité, soit par le désir d'imiter ce qui s'était fait en France, il s'y opéra une révolution aussi complète que la nôtre, avec cette différence fort remarquable, qu'en France, la révolution s'était faite en partie par suite des empiètements du clergé, tandis qu'en Belgique c'était le clergé lui-même qui l'excitait[298]. Grande leçon donnée aux gouvernements, qui devaient apprendre une fois de plus le double danger qu'il y a à persécuter une religion au profit d'une autre, comme on l'avait fait dans les Pays-Bas, ou à placer la religion dans le gouvernement, ainsi qu'on avait tenté de le faire en France.

Cet incident de la révolution belge aggravait singulièrement les difficultés de nos premières relations avec le gouvernement anglais: car, si j'avais dû, dès le début, faire valoir en faveur de notre révolution le principe de non-intervention, généralement adopté par ce gouvernement, je ne pouvais pas oublier cependant que la création du royaume des Pays-Bas, par la réunion de la Belgique à la Hollande, avait été, en 1814, l'œuvre de l'Angleterre et des mêmes hommes d'État anglais que je retrouvais précisément encore au pouvoir en 1830. Ces hommes consentiraient-ils à accepter les conséquences du principe de non-intervention, quand elles avaient pour résultat de renverser une combinaison adoptée en haine ou par crainte de la France, lorsque cette même France devait leur paraître bien plus dangereuse après la révolution qu'elle venait de faire? Première question fort délicate à poser aux ministres anglais. Je n'hésitai pas néanmoins à le faire, dès que la nouvelle arriva à Londres que l'armée hollandaise avait été repoussée de Bruxelles, et que le roi des Pays-Bas était hors d'état de rétablir son pouvoir sur la Belgique.

Je dois rendre la justice au gouvernement anglais de dire qu'il reconnut loyalement et immédiatement l'autorité du principe de non-intervention; mais il présenta sur son application au cas actuel des considérations qui n'étaient pas sans force. Voici le langage qu'il me tint:

«S'il est démontré que le roi des Pays-Bas est dans l'impossibilité de rétablir l'ordre dans ses États, il n'en est pas moins du plus grand intérêt pour l'Europe que les choses ne restent pas dans l'état où elles sont aujourd'hui. Nous ne pouvons pas, et vous ne pouvez pas plus que nous, rester insensibles à ce qui se passe. Tout en maintenant le principe de non-intervention, il faut que nous trouvions ensemble le moyen d'empêcher les États, qui craignent de voir se propager chez eux l'esprit d'insurrection, de prendre des mesures violentes qui rendraient la guerre inévitable. Ne pourrait-on pas essayer, par d'utiles conseils, de ménager un rapprochement avantageux à la Hollande et à la Belgique, et tel que chacun, en faisant un sacrifice, obtiendrait la partie essentielle de ce qu'il a le droit d'exiger? Donner des conseils n'est pas intervenir, lorsque celui qui les donne n'élève pas la prétention de contraindre à les suivre. En se bornant à ce rôle amical, on ne blesse pas l'indépendance de l'État à qui ces conseils s'adressent, et aucun autre gouvernement ne saurait en prendre de l'ombrage. Toute l'Europe a concouru à la formation du royaume des Pays-Bas en 1814; ce serait s'abuser étrangement que d'espérer que, si le déchirement de ce royaume est complet, la paix de l'Europe n'en soit pas troublée.»

Lord Aberdeen concluait que c'était un devoir pour les puissances qui pouvaient exercer quelque influence auprès du roi des Pays-Bas, d'en faire aujourd'hui usage, mais seulement par la voie de la persuasion, et en évitant toute démarche qui pourrait présenter un autre caractère, pour engager les deux partis à faire franchement des concessions, à la faveur desquelles un rapprochement puisse être opéré; et comme la France et l'Angleterre étaient les seules à portée d'agir, et de le faire immédiatement, ainsi que l'urgence des circonstances l'exigeait, il pensait que c'était à elles à faire entendre leurs conseils.

Ces considérations eurent d'autant plus de valeur à mes yeux que, ne pouvant pas douter de la droiture des intentions du gouvernement anglais, j'y voyais tout d'abord un besoin de se concerter avec nous dans une affaire où son intérêt était engagé. Il me parut donc qu'il était impossible pour nous de nous retrancher dans la généralité du principe de non-intervention, et de garder une attitude passive qui n'était pas sans danger pour le repos de l'Europe, et qui nous aurait fait perdre une partie de l'influence que le gouvernement anglais désirait nous voir prendre. J'appuyai en conséquence à Paris les propositions que lord Aberdeen y fit présenter par l'ambassadeur d'Angleterre, lord Stuart de Rothesay.

Dans l'intervalle de la réponse attendue de Paris à ces ouvertures, j'eus le 6 octobre, du roi d'Angleterre, l'audience dans laquelle je lui présentai mes lettres de créance[299].

Je lui adressai, à cette occasion, le discours suivant:

«Sire,

»Sa Majesté le roi des Français m'a choisi pour être l'interprète des sentiments qui l'animent pour Votre Majesté.

»J'ai accepté avec joie une mission qui donnait un si noble but aux derniers pas de ma carrière.

»Sire, de toutes les vicissitudes que mon grand âge a traversées, de toutes les diverses fortunes auxquelles quarante années, si fécondes en événements, ont mêlé ma vie, rien peut-être n'avait encore aussi pleinement satisfait mes vœux, qu'un choix qui me ramène dans cette heureuse contrée. Mais quelle différence entre les époques! Les jalousies, les préjugés, qui divisèrent si longtemps la France et l'Angleterre, ont fait place aux sentiments d'une estime et d'une affection éclairées. Des principes communs resserrent plus étroitement les liens des deux pays. L'Angleterre, au dehors, répudie comme la France le principe de l'intervention dans les affaires intérieures de ses voisins, et l'ambassadeur d'une royauté votée unanimement par un grand peuple se sent à l'aise sur une terre de liberté, et près d'un descendant de l'illustre maison de Brunswick.

»J'appelle avec confiance, Sire, votre bienveillance sur les relations que je suis chargé d'entretenir avec Votre Majesté, et je la prie d'agréer l'hommage de mon profond respect.»


Le roi Guillaume IV, près duquel je me trouvais accrédité, avait été marin, et avait conservé le ton et les manières que donne en général cette carrière. C'était un brave homme, d'un esprit assez étroit, que le parti whig avait toujours compté dans ses rangs, mais qui, cependant, depuis son récent avènement au trône (26 juin 1830), avait conservé le ministère tory de son frère et prédécesseur George IV. Il me reçut fort bien, balbutia dans son français incorrect quelques phrases amicales pour le roi Louis-Philippe, et me témoigna la satisfaction qu'il avait éprouvée en apprenant qu'on avait fermé les sociétés populaires à Paris[300]. Je veux dire ici, pour n'avoir plus à y revenir, que, pendant les quatre années de mon ambassade à Londres, je n'ai jamais eu qu'à me louer des procédés du roi et de la reine d'Angleterre, qui ont saisi avec empressement toutes les occasions de m'être agréable, ainsi qu'à ma nièce, madame la duchesse de Dino.

Avant que me parvînt la réponse de M. Molé aux ouvertures du cabinet anglais, je reçus de lui deux lettres qui contenaient quelques reproches assez mal fondés[301]. L'extrait suivant de la dépêche que je lui écrivis le 6 octobre, après avoir vu le roi, expliquera suffisamment, et la nature de ces reproches, et leur peu de fondement[302].

«...Nous ne devons[303] pas reprocher à lord Aberdeen de ne m'avoir pas fait de communication sur une demande de secours qui lui aurait[304] été adressée par le gouvernement des Pays-Bas. Je puis vous donner l'assurance qu'il n'y a pas eu telle chose, qu'une démarche de cette nature. Il y a eu des craintes exprimées, des besoins montrés; on a parlé des peines et des embarras de la circonstance: mais aucune demande positive n'a été faite. La vraie demande d'appui et d'assistance n'est arrivée que cette nuit à minuit. Lord Aberdeen vient de me confirmer tout ce que je vous écris à ce sujet. Le gouvernement anglais ne répondra qu'après s'être entendu avec nous. Ce concert est aujourd'hui désiré vivement par le cabinet de Londres; et il me semble que pour obtenir[305] un pareil résultat, du 27 septembre au 3 octobre que je vous ai écrit[306], il n'y a pas eu de temps de perdu. J'avais cru préférable que la proposition en vînt du gouvernement anglais; je suis encore de cet avis, mais sans y tenir beaucoup, puisque je vois par la lettre que vous avez écrite, soit dit en passant, sans m'en avoir prévenu, au duc de Wellington, qu'il y a des ouvertures faites de notre côté[307]. Ce n'est pas là, au reste, le point important. L'affaire est en bonne direction et les dispositions favorables ne font ici que se fortifier. L'on cherche avec bonne foi les moyens d'arriver à une solution. Vous rencontrerez le moins de difficultés possible de la part du gouvernement anglais. Celles qu'il ferait tiendraient à des engagements pris par des traités particuliers, et les objections de cette nature, quand un gouvernement puissant veut tout à fait, ne sont pas insurmontables. Les interprétations se présentent aisément à tous les gouvernements forts.

»Lord Aberdeen m'a annoncé il y a plusieurs jours que nous aurions une conférence sur les affaires de Portugal mais en ajoutant qu'il n'y avait pas d'urgence. Je vous écrirai donc plus tard sur cette question. Il vous[308] sera difficile d'établir près du gouvernement anglais, comme le portent mes instructions, que le gouvernement de Terceira est un gouvernement de fait[309]: car ce qui est de fait, c'est qu'il émane de Dom Pedro, qu'il est payé par lui et qu'il en nomme les membres. Quand vous voudrez traiter cette question, c'est probablement là l'objection qui nous[310] sera opposée par l'Angleterre.

»Le roi m'a dit en me quittant, un à revoir, à Brigthon, qui m'y fera aller lorsque je jugerai que ma présence n'est point ici nécessaire aux affaires...»


Comme j'étais informé qu'à Paris, on trouvait que je n'écrivais pas assez depuis huit jours que j'étais à Londres, qu'on s'agitait à ce sujet[311], je ne m'en tins pas à ce qu'on vient de lire de ma dépêche du 6 octobre, et j'écrivis le 8 à M. Molé une lettre particulière que j'insérerai ici, afin de constater comment j'entendais traiter les affaires dont j'étais chargé.

«Londres, le 8 octobre 1830.

»Nous nous connaissons, nous nous aimons, nous voulons les mêmes choses, nous les comprenons de même, nous les voulons de la même façon; notre point de départ est semblable, notre but est le même. Pourquoi sur la route, ne nous entendons-nous pas? Il y a là quelque chose que je ne comprends pas bien et qui sera, je l'espère, fort passager.—Notre correspondance n'est ni amicale ni ministérielle; il me semble cependant qu'entre nous deux il doit en être autrement, et je viens avec tout mon vieil intérêt vous le demander. Une confiance moins parfaite, une entente moins intime, pourraient nuire, entraver, arrêter les affaires et j'en serais malheureux; notre amitié en souffrirait, et j'en serais très fâché. Si ma façon de comprendre les affaires est passée de mode, il est plus simple de me le dire tout naturellement. Soyons donc bien ouverts l'un à l'autre. Nous ne ferons bien que si nous traitons les affaires avec cette facilité qui naît de la confiance. Vous me trouverez disant tout, excepté ce qui me paraît sans importance aucune. C'est ainsi que je faisais avec l'empereur et même avec Louis XVIII. Je sais que la France actuelle n'en est plus à cette vieille tradition; qu'elle est dans ce qu'on appelle le mouvement; mais, moi, qui suis ici sur le sol de la vieille Europe, je sens qu'il faut laisser au temps tous ses droits, et que de nous presser est trop hors des habitudes anglaises pour ne pas nous ôter un peu de l'espèce de poids qu'il faut donner à toutes nos démarches. Le gouvernement anglais est et sera, soyez-en sûr, très bien pour nous. Mille amitiés.»


Avec cette lettre, j'expédiai une dépêche qui rendait compte de ce que savait et pensait le ministère des affaires de Belgique. La Prusse, à laquelle le roi des Pays-Bas avait aussi adressé une demande de secours, avait répondu qu'elle n'agirait que de concert avec l'Angleterre. On pensait que l'Autriche ferait de même, et on ne savait naturellement rien encore de Pétersbourg sur cette question. On était assez inquiet de la marche du prince Frédéric des Pays-Bas sur Bruxelles[312].

Le jour même où ces lettres partirent, je vis arriver à Londres M. Bresson[313], chef du cabinet particulier de M. Molé et qui avait été nommé premier secrétaire de mon ambassade en remplacement de M. Challaye, envoyé comme consul général à Smyrne. J'avais besoin de ce renfort pour le travail quotidien qui réclamait beaucoup d'assiduité.

La réponse de Paris sur les ouvertures du gouvernement anglais arriva enfin; par cette réponse, on acceptait les propositions anglaises; mais on exprimait en même temps la volonté invincible que les conférences sur la question belge se tinssent à Paris. M. Molé répondait amicalement à ma lettre, et tout semblait prendre ainsi une marche régulière.

Lorsque je fis part à lord Aberdeen du désir du gouvernement français relativement au siège des conférences, il me dit qu'il devait consulter ses collègues sur cette proposition à laquelle, lui, personnellement, ne voyait pas d'objection. Mais il ne tarda pas à m'informer que dans une réunion du cabinet dans laquelle la proposition du gouvernement français avait été soumise, ses collègues et lui étaient arrivés à la conclusion qu'elle ne pouvait être acceptée. Le duc de Wellington que je vis à la suite de cette communication, m'exposa les raisons qui les avaient déterminé à rejeter notre proposition. Il pensait, me dit-il, que, dans cette circonstance, la question de temps était tout; qu'il était immense de pouvoir délibérer et conclure vite, et que tout était prêt à Londres pour une solution prompte et définitive. Il y voyait pour nous un grand intérêt, parce que notre position, malgré la reconnaissance des puissances, ne serait complétée qu'après la pacification de la Belgique, et il ajoutait qu'il importait aujourd'hui à l'Angleterre que cette position fût, non seulement complète, mais aussi grande et forte. Il se croyait sûr des ministres étrangers qui seraient appelés à la conférence, si elle était tenue à Londres; plusieurs même avaient déjà leurs pouvoirs et ceux qui ne les avaient pas prendraient sur eux, et tous signeraient ce que voudraient la France et l'Angleterre, tandis qu'il doutait qu'il en fût de même à Paris, où les ministres étrangers n'oseraient rien signer sans consulter leurs cours. Quelques jours perdus pourraient compliquer les choses, à tel point qu'il devînt extrêmement difficile d'y porter remède et de s'entendre.

J'essayai vainement de combattre ces considérations ainsi que me le prescrivaient les instructions qui m'étaient venues de Paris; j'insistai particulièrement sur le mot d'invincible contenu dans ces instructions; je n'obtins rien, et, tout ce que je pus écrire à Paris, c'est que, de quelque côté que vînt la concession sur ce point, de la France ou de l'Angleterre, la France ne trouverait pas moins le cabinet anglais disposé à agir de bon accord avec nous.

Je dois avouer, néanmoins, que je partageais à cet égard l'opinion du cabinet anglais, mais pour des raisons qu'il ne faisait pas encore valoir. Il ne me paraissait pas convenable de placer une conférence au milieu de Paris livré alors, soit à des émeutes, soit à des alarmes journalières, et où la situation précaire du gouvernement, troublée par le prochain procès des ministres de Charles X[314], n'eût inspiré aucune confiance aux plénipotentiaires étrangers chargés de maintenir la paix en Europe; puis, je savais qu'à Paris, c'eût été Pozzo[315] qui aurait eu la direction des conférences par l'empire qu'il exerçait sur M. Molé, et le crédit en Europe du duc de Wellington me paraissait préférable à celui de Pozzo. Je fis tous mes efforts cependant pour déterminer les ministres anglais à accepter Paris comme siège des négociations; mais je crois encore aujourd'hui qu'ils agirent sagement en s'y refusant[316].

Une autre question compliquait alors les rapports entre le nouveau gouvernement français et le cabinet anglais; c'était celle des affaires de Portugal.

J'en ai déjà touché un mot, mais il faut rappeler ici brièvement les faits pour faire mieux comprendre l'état de la question[317].

On sait que Dom Miguel, rentré en Portugal, du consentement de toutes les puissances avait été chargé du gouvernement du pays, jusqu'à la majorité de sa nièce Dona Maria, qu'il devait alors épouser. C'était au moyen de cette transaction qu'on avait cru pouvoir concilier les difficultés que présentaient les droits de Dom Pedro, père de Dona Maria, qui devenu empereur du Brésil, avait dû renoncer pour lui-même à la couronne du Portugal, et les prétentions de Dom Miguel qui, après cette renonciation, avait réclamé la couronne du Portugal pour lui-même. Dom Miguel, cependant, à peine rentré en Portugal, n'avait pas tardé à jeter le masque et à manquer à ses engagements. Il avait aboli la constitution; il gouvernait le pays en son propre nom et persécutait sans pitié les partisans de sa nièce qui étaient en même temps ceux des institutions constitutionnelles accordées par le roi Dom Jean VI. L'empereur Dom Pedro, irrité de cette conduite, avait envoyé du Brésil une expédition composée toute de Portugais qui s'était établie à l'île de Terceîra, n'étant pas assez forte pour débarquer en Portugal avec des chances de succès, et qui avait proclamé dans cette île le gouvernement de Dona Maria et la charte que Dom Pedro avait donnée au Portugal, avant d'abdiquer la couronne de ce pays en faveur de sa fille. Jusqu'à l'époque de mon arrivée à Londres, le gouvernement de Dom Miguel, après les changements qu'il avait faits, n'avait point été reconnu par les puissances; et celui, établi dans l'île de Terceîra, ne l'était pas davantage. Le nouveau gouvernement français aurait voulu que l'Angleterre se prononçât en faveur de la régence installée à Terceîra, tandis que les cabinets des autres grandes puissances, et à leur tête le cabinet anglais, penchaient pour Dom Miguel. Il est aisé de comprendre les motifs qui guidaient de part et d'autre. La France, qui venait de faire une révolution libérale, voulait naturellement appuyer ses principes politiques partout où elle les voyait établis; elle aurait pu se rencontrer sur ce point avec l'Angleterre, si les intérêts de celle-ci n'y avaient mis obstacle. En effet on n'était pas bien persuadé en Angleterre que la majorité de la nation portugaise ne fût pas favorable au gouvernement de Dom Miguel; mais on y était surtout convaincu que toute lutte y amènerait de grandes perturbations dans le commerce de l'Angleterre avec le Portugal, commerce si important, qu'on pouvait presque considérer ce dernier pays comme une colonie anglaise. Le ministère tory du duc de Wellington, tout en blâmant l'indigne conduite de Dom Miguel, aurait cependant préféré le maintien de son gouvernement, afin d'éviter la guerre civile, de nouvelles révolutions, et des changements toujours nuisibles aux relations commerciales. Les cabinets de Vienne, de Berlin et de Pétersbourg, n'avaient pas les mêmes motifs que l'Angleterre, mais Dom Miguel, tout despote cruel qu'il se montrât, leur était cher comme représentant de la monarchie sans institutions constitutionnelles. On voit qu'il n'était pas aisé de mettre d'accord des vues aussi opposées. Je crus toutefois, qu'embarrassés comme nous l'étions chez nous, et par nos propres affaires et par celles de la Belgique, il n'eût pas été habile de nous brouiller avec l'Angleterre à propos du Portugal. Je résolus d'agir dans le sens de mes instructions et de presser le cabinet anglais de se séparer de la cause de Dom Miguel en reconnaissant la régence de l'île de Terceîra; mais cependant, de le faire avec modération, pour ne pas compromettre nos bons rapports dans les autres questions. Je m'en remis un peu au temps et aux fautes de Dom Miguel qui ne manquèrent pas de me donner raison. Au mois d'octobre 1830, lord Aberdeen et son gouvernement se persuadaient encore qu'ils parviendraient à obtenir de Dom Miguel une amnistie générale pour prix de la reconnaissance de l'Angleterre, et c'était à l'aide de cette mesure qu'ils espéraient se justifier devant l'opinion libérale en Angleterre, d'avoir reconnu l'odieuse tyrannie de Dom Miguel.

A la date du 19 octobre, rendant compte à Paris de l'état de la question portugaise, j'écrivais les lignes suivantes[318]:

«Les nouvelles que nous avons du Portugal nous représentent ce malheureux pays comme livré à un redoublement de méfiance et de fureurs de Dom Miguel. L'effet n'en sera pas cependant de retarder la reconnaissance de son gouvernement par les puissances; c'est toujours un parti à peu près pris et l'intérêt l'emporte sur toutes les autres considérations. Il y a même lieu de croire aujourd'hui que l'amnistie exigée de Dom Miguel, comme condition première, ne serait plus, pour ainsi dire que promise, et n'aurait son exécution qu'à une époque éloignée que le gouvernement anglais et Dom Miguel détermineraient de commun accord. Les convenances ne seraient donc même plus observées. Ce matin, j'ai laissé entrevoir à lord Aberdeen le scandale véritable qui en serait la conséquence. Il m'a bien assuré que l'amnistie accompagnerait obligatoirement la reconnaissance; mais je suis peu porté à y ajouter foi.»

Tel était à cette époque l'état de la question portugaise, sur laquelle j'aurai plus d'une fois occasion de revenir. Reprenons maintenant l'affaire de la Belgique, beaucoup plus sérieuse, parce qu'elle menaçait d'embraser l'Europe. Le gouvernement français, c'est-à-dire, M. Molé, malgré l'importance qu'il y avait de se hâter, dans cette affaire, insistait avec une grande vivacité pour que le lieu des conférences fût Paris. Je reçus des instructions plus pressantes à ce sujet, et je dus les communiquer au gouvernement anglais. Ici encore, je vais donner un extrait de la dépêche par laquelle je rendis compte le 23 octobre des nouvelles explications que j'avais eues avec le duc de Wellington[319]:

«Je n'ai pas perdu un moment pour presser une décision conforme aux désirs que vous m'exprimez dans votre dépêche du 20 du courant. J'en ai conféré hier encore avec le duc de Wellington qui a rendu la conversation commune avec l'ambassadeur d'Autriche et le ministre de Prusse. J'ai reproduit vos raisonnements, je les ai étendus et développés; je crois n'avoir négligé aucun moyen de conviction. Tous trois m'ont néanmoins répondu par un même langage. Leur résistance s'est même plutôt accrue des derniers événements de Paris. Ils voient dans notre persistance à y attirer les conférences, une sorte de volonté de concentrer la question belge, dans ce qu'ils appellent le tourbillon révolutionnaire; c'est avec les journaux français à la main, qu'ils soutiennent cette opinion. En cela, assurément, ils ne séparent pas assez le gouvernement du roi des influences fâcheuses contre lesquelles il lutte, mais leurs inquiétudes expliquent leurs erreurs.

»Ces inquiétudes sont grandes et ils les justifient par des faits dont vous saurez mieux que moi apprécier l'exactitude. Ils se disent informés que quelques officiers français qui combattent dans les rangs des Belges ne sont devenus l'objet d'aucune mesure de répression de la part du gouvernement du roi, et que, malgré les protestations fondées (car ils en conviennent) de repousser toutes les insinuations et toutes les sollicitations des Belges et de s'abstenir de toute coopération directe ou indirecte au succès de leur cause, ces officiers, dont je ne doute pas qu'ils n'augmentent le nombre, sont conservés dans les cadres de l'armée française. Le nom de M. de Pontecoulant leur revient souvent à ce sujet. Ils trouvent que l'expédition des réfugiés espagnols n'a pas été prévenue par des moyens assez efficaces[320]; ils remarquent parmi eux des noms français qui leur sont transmis d'Espagne, et qui éveillent leurs soupçons. Je vous cacherais la vérité, si je ne vous disais que les dispositions des cabinets et de leurs ministres envers nous ont subi quelques modifications; que leurs alarmes sont bien plus vives, que leur propre sûreté leur semble mise en question. Le duc de Wellington a particulièrement remarqué que la marche du gouvernement du roi devait tendre à rassurer les diverses puissances contre cet état de fermentation de la France, qui préoccupe l'Europe entière. Les ministres verraient une marche commune et par conséquent tranquillisante dans la concession qui serait faite aujourd'hui, si vous accédiez à leur proposition de placer le centre des conférences à Londres, où les cinq grandes puissances ont des hommes de toute leur confiance. Ils s'accordent à dire que ces conférences devraient être à La Haye; les engagements antérieurs de l'Europe les avaient conduits à cette idée, et, en l'abandonnant, ils consultent surtout l'urgence des circonstances, la nécessité de faire vite, condition qui, selon eux, ne peut être remplie qu'à Londres, où, répètent-ils encore, tout le monde est prêt, tandis que personne ne l'est ailleurs. Ils prétendent qu'on s'isolerait des autres puissances en insistant dans un sens opposé, qu'on perdrait un temps précieux, et que les semaines, ou plutôt les jours, qui changent l'état des choses en Belgique, changent aussi les dispositions des cabinets.

»Vous remarquerez, monsieur le comte, que je rapporte ce que j'ai entendu, et que je m'abstiens de toute opinion personnelle. Le duc de Wellington m'a dit vous avoir écrit une lettre dans laquelle il vous donnait ses raisons pour persister. Je les ai vainement combattues; l'état de Paris préoccupe trop son esprit et celui des ministres accrédités ici; ils n'y veulent pas voir, au milieu de pareilles agitations, un lieu favorable à des conférences diplomatiques. Mais ces conférences qui, selon eux, ne peuvent être là, ne leur semblent pas moins urgentes autre part. Quelque célérité qu'aient les événements en Belgique, quelque arrangement qui se conclue entre le prince d'Orange et les Belges, le succès, soit du gouvernement provisoire, soit du prince, ne termine en aucune manière, selon eux, la question. L'union des Pays-Bas est garantie par les grandes puissances; c'est là l'état de choses reconnu; il reste donc toujours à reconnaître l'état de choses qui s'y substitue, et alors reparaît inévitablement la grande question des forteresses[321]. Dans des délibérations aussi délicates que celles qu'amèneraient ces difficultés, et quand il s'agit de faire de toute part des concessions, de revenir sur des engagements antérieurs, ils pensent que beaucoup de choses doivent être faites de vive voix et que des conférences valent mieux que des notes ou tout autre instrument politique. Cette observation est juste.

»Il restait au duc de Wellington et aux ministres une dernière raison qu'ils m'ont donnée hier séparément comme prépondérante. Ils m'ont fait observer que le parlement anglais allait s'assembler, que le roi aurait à s'exprimer sur la question belge et que son langage serait de la plus haute importance. S'il dit qu'il y a ou qu'il n'y a pas des conférences ouvertes à Londres, cette déclaration, dans un sens ou dans l'autre, produira de la tranquillité ou de l'inquiétude, et cela partout. Ils vont jusqu'à avancer que ce discours peut changer la face des choses et qu'on ne saurait trop lui préparer un texte de communications rassurantes.

»Ici, monsieur le comte, je vous prie de nouveau de ne pas voir dans ces observations une opinion qui me soit commune avec le cabinet anglais et avec les ministres étrangers. Je n'ai cédé sur aucun point. J'ai cherché à modifier des opinions qui m'ont paru arrêtées, mais elles nous importent trop et indiquent une altération trop marquée dans les premières dispositions des puissances, pour que je ne vous les fasse pas connaître telles que je les ai trouvées. Je vous expédie cette dépêche par M. de Chenoise, auquel je recommande une grande diligence; vous jugerez sans doute[322] devoir me le renvoyer avec une prompte et décisive réponse. Le parlement anglais s'ouvrira le 2 novembre.»


Quatre jours après, le 29 octobre, je mandais à M. Molé quelques autres détails, qui, sans avoir un rapport direct avec la question du lieu des conférences, étaient cependant de nature à faire réfléchir sur les dispositions des puissances[323].

«... Il est certain qu'il a été ouvert à Charles X, chez un banquier d'Édimbourg[324], un crédit illimité. Cette étrange générosité étonne et occupe beaucoup les Anglais[325]. On l'attribue à l'empereur Nicolas, et je serais d'autant moins éloigné d'y croire, que je sais que ses dispositions nous sont peu favorables. Il se passionne sur les affaires du dehors, qui se mêlent dans son esprit à celles de l'intérieur de son empire. Dans plusieurs circonstances, il s'est exprimé sur l'époque actuelle dans des termes très peu pacifiques. Il ne voit que l'emploi de la force pour arrêter[326] des doctrines de désordre. Ces préventions pourront bien ébranler M. Pozzo qui a cherché à donner aux idées de l'empereur[327] une autre direction. M. de Matusiewicz[328], qui a parlé comme lui et agi d'accord avec lui, n'est pas lui-même rassuré sur son sort. Ce qu'il y a d'étrange à dire et qui est vrai néanmoins, c'est que M. de Metternich ne partage pas à présent cette manière de voir de l'empereur Nicolas, mais il y serait ramené aisément. Le cabinet prussien est divisé. Le prince royal[329] et M. Ancillon[330] poussent à la guerre; M. Guillaume de Humboldt[331], le frère du savant que vous avez à Paris et M. de Bernstorff[332] voudraient qu'on l'évitât. C'est une époque critique. Les événements de Belgique sont bien compliqués[333]. Ceux d'Espagne viennent encore ajouter aux embarras. M. de Zea Bermudez[334] n'a aucune nouvelle de son gouvernement depuis plusieurs jours; ses inquiétudes sont grandes.

»J'attends pour demain ou dimanche, la réponse à la dépêche que vous a portée M. de Chenoise.»


Elle arriva enfin, cette dépêche, qui n'avait été écrite par M. Molé qu'à la dernière minute le 31 octobre dans l'après-midi. Je la donnerai in extenso pour qu'on juge mieux l'esprit qui l'avait dictée, et combien étaient peu rassurantes les nouvelles qu'il me donnait:

«Paris, 31 octobre 1830. Dimanche, trois heures.

»J'avais suspendu le départ de M. de Chenoise jusqu'à ce que je puisse vous annoncer la formation du ministère[335]. Mais la lettre que j'ai reçue cette nuit du duc de Wellington ne me permet pas, mon prince, de différer. Je vous enverrais copie de ma réponse si le temps ne me manquait même pour la faire copier. Le roi m'a chargé de vous autoriser sur-le-champ à entrer en conférence et à participer à toutes celles qui auront lieu sur les affaires de la Belgique. Si j'étais encore ministre demain ou après-demain, je vous enverrais peut-être un plénipotentiaire muni d'instructions et je n'ai pas besoin de vous dire que je le choisirais, autant que possible, tel que vous l'auriez choisi. L'urgence des circonstances vous faisant cependant commencer tout seul la négociation, je crois que vous pourriez bien finir par la conduire à son terme sans compagnie. Il peut sortir bien des choses de cette question belge, sans compter la guerre ou la paix. Personne ne sait mieux que vous, mon prince, tout ce qu'elle renferme, et le mieux serait très certainement de s'en remettre uniquement à vous.

»Nous venons de passer une rude semaine, et pour personne peut-être, elle n'a été aussi terrible que pour moi. Je ne me méprends pas sur la source des efforts faits pour me conserver, mais ils ont été tels qu'il me serait impossible de vous donner l'idée de la situation où j'ai été placé. Rien n'est encore décidé. Les deux portions du ministère se sont plusieurs fois rejeté l'une à l'autre le gouvernement, et toujours elles ont été conduites par la force des choses à revenir l'une à l'autre, c'est-à-dire à l'idée d'un ministère de coalition. MM. de Broglie et Guizot sont maintenant hors de la question, ce qui la complique beaucoup à mes yeux et pour ce qui me concerne. Si je me retire, je laisserai nos affaires au dehors sur le pied le meilleur ou le moins mauvais possible. Je reçois de Berlin les meilleures assurances. On nous y rend justice, quant à la Belgique et à toute espèce de propagande; on nous y témoigne confiance, et l'on consentirait à placer les conférences à Paris. Le cabinet de Berlin aurait même proposé à celui de Pétersbourg d'y consentir aussi. Dites-le, je vous prie, au duc de Wellington, pour qu'il sache bien que c'est à lui que nous cédons. Le fait est que c'est en lui que nous avons trouvé le moins de complaisance. Mon opinion très arrêtée, et je crois, très motivée, est que pour tout et tout le monde, les conférences étaient mieux ici; mais une fois qu'elles ont lieu à Londres, elles ne peuvent pour la France se passer de vous, et le second plénipotentiaire serait tout au moins inutile. Je vous dois plusieurs réponses, mais j'en dois partout et à tout ce qui m'écrit. Depuis six jours, je suis en conférence pour l'arrangement ministériel, depuis huit heures du matin jusqu'à minuit tout au moins.

»Adieu, mon prince, trouvez-vous heureux, croyez-moi, de n'être pas ici. Les élections sont excellentes[336], mais on fera un ministère quand même. J'ai toujours pensé que cela serait inévitable.

»Recevez...

»MOLÉ.»

Cette lettre a besoin d'un commentaire qui en fasse ressortir les contradictions et les erreurs. M. Molé cédait, mais évidemment à contre-cœur, sur la question du lieu des conférences; il adoptait Londres, tout en persistant à croire qu'elles eussent été mieux placées à Paris. Et cependant quelle peinture ne fait-il pas lui-même de l'état de cette capitale, du gouvernement, de ce ministère dont une portion dispute le pouvoir à l'autre, et c'était d'un pareil spectacle qu'il voulait rendre témoins les plénipotentiaires des grandes puissances de l'Europe, chargés de maintenir la paix sur la base de la force de résistance du gouvernement français aux entraînements révolutionnaires. En vérité, on ne comprendrait pas une pareille idée, si l'on n'en cherchait pas l'explication dans un intérêt personnel, celui de tenir en main lui-même, la négociation. Elle n'y serait pas restée longtemps, toutefois, puisque quarante-huit heures après avoir écrit cette lettre, il était renvoyé du ministère des affaires étrangères qui passait aux mains peu expérimentées, on me l'accordera sans doute, du maréchal Maison[337].—Je laisse de côté ce qu'il y a dans cette lettre de peu obligeant pour moi, et cette intention de m'envoyer un second plénipotentiaire à Londres, s'il était, lui, demeuré au ministère. Cela est de peu d'intérêt, mais ce qui en a davantage, c'est la manière erronée dont il appréciait la situation politique de la France au dehors. Était-ce seulement pour se louer, ou était-il vraiment dans l'illusion, lorsqu'il écrivait le 31 octobre 1830: qu'il laissait nos affaires sur le meilleur pied au dehors? Nous sommes obligé pour constater à quel point il se trompait à cet égard, d'insérer la longue dépêche que le comte de Nesselrode, ministre des affaires étrangères de Russie, adressait, le 19 octobre 1830, au comte de Matusiewicz, ministre de Russie à Londres; elle est curieuse de tout point, et montre avec quelle bienveillance, cette situation, que M. Molé trouvait si bonne, était jugée à Pétersbourg. Cette dépêche secrète, je n'ai pas besoin de le dire, est parfaitement authentique, quoiqu'il ne soit pas nécessaire d'indiquer ici par quel hasard elle tomba entre mes mains.

Dépêche du comte de Nesselrode au comte de Matusiewicz.

«Saint-Pétersbourg, 19 octobre 1830.

»Le commodore Awinoff m'a remis, dans la journée du 7 octobre, les dépêches de Votre Excellence du 26 septembre (8 octobre). Je n'ai pas perdu un instant à les faire parvenir à la connaissance de l'empereur, et je me hâte aujourd'hui d'informer Votre Excellence des résolutions que Sa Majesté Impériale a prises au sujet de leur contenu.

»Vos rapports antérieurs du 9/21 septembre nous avaient déjà fait connaître le point de vue sous lequel le cabinet britannique envisage les affaires des Pays-Bas. Le duc de Wellington et lord Aberdeen reconnaissent unanimement au roi Guillaume le droit d'invoquer le secours de l'alliance pour maintenir l'union entre la Belgique et les provinces hollandaises. L'un et l'autre paraissaient convaincus également de la nécessité de lui accorder ce secours, si le roi des Pays-Bas était dans le cas de le réclamer, afin de ne point laisser crouler un édifice érigé dans un intérêt anglais autant qu'européen. L'un et l'autre, enfin, s'élevaient hautement contre la prétention du gouvernement français de ne point souffrir une intervention étrangère dans les affaires de la Belgique.

»Après une manifestation aussi franche et aussi positive des opinions du ministère anglais, nous étions en droit de nous attendre à des déterminations analogues dans un moment où le cas qu'il avait prévu, celui d'une réquisition formelle de la part du roi des Pays-Bas, venait à se réaliser, tandis que d'un autre côté, le gouvernement français persistait dans son étrange prétention.

»Cependant, les dernières dépêches de Votre Excellence nous annoncent que dans ce moment décisif, le cabinet de Londres a cru devoir adopter un plan de conduite différent; que reconnaissant l'impossibilité de venir dès à présent au secours du roi des Pays-Bas, vu l'insuffisance des moyens dont le gouvernement anglais pouvait disposer pour l'instant, il a voulu épuiser toutes les chances de conserver la paix, en invitant la France à prendre part à la négociation que les cours alliées ont consenti à ouvrir avec celle des Pays-Bas, relativement à la séparation administrative de la Belgique d'avec les provinces hollandaises.

»Toute tentative qui a pour objet d'assurer à l'Europe la jouissance des bienfaits de la paix doit avoir, à ce titre, des droits aux suffrages de notre auguste maître. Aussi Sa Majesté Impériale s'empresserait-elle d'applaudir au plan proposé par le duc de Wellington, s'il ne présentait dans son exécution et ses résultats des inconvénients que le duc lui-même, dans ses entretiens avec Votre Excellence, a signalés avec la pénétration et la franchise qui le caractérisent si éminemment. Nous ne nous arrêterons pas à examiner les diverses chances que peut amener la négociation qu'il s'agit d'ouvrir avec le concours du gouvernement français; Votre Excellence les a prévues dans sa dépêche. La différence des intérêts de la France dans la question des forteresses belges, son refus de consentir à l'emploi d'une force armée pour mettre à exécution les arrangements convenus peuvent donner lieu à des complications qui compromettraient le but même de la négociation. Mais, ce qui, aux yeux de l'empereur, est un inconvénient réel et bien grave, c'est que cette négociation, loin de décider immédiatement la question principale, celle de la soumission des insurgés de la Belgique, ne fait que l'ajourner, qu'elle absorbera un temps précieux qu'il aurait été essentiel d'employer efficacement, qu'elle mettra les rebelles à même de consolider leur coupable entreprise, fournira un funeste encouragement aux révolutionnaires des autres pays, et ajoutera ainsi aux difficultés et aux obstacles que nous aurons à combattre, lorsqu'en dernière analyse, il sera d'un commun accord jugé indispensable de faire intervenir la force des armes.

»Intimement convaincu que tel sera le résultat inévitable du système de pacification proposé par le premier ministre de Sa Majesté britannique, l'empereur aurait vivement désiré que le cabinet de Londres se fût trouvé à même de déployer dès à présent des forces imposantes pour concourir avec ses alliés à maintenir une combinaison à laquelle il a si puissamment contribué en 1814 et 1815.

»Néanmoins, Sa Majesté Impériale veut encore donner, à cette occasion, une nouvelle preuve de son désir constant de rester unie avec ses alliés et de sa déférence à leurs vœux. En conséquence, vous êtes invité, monsieur le comte, à déclarer au ministère britannique:

»Que si la France consent à négocier sur la question de la Belgique, l'empereur consent, de son côté, à l'admettre aux conférences qui auront pour objet: la pacification du royaume des Pays-Bas, moyennant un changement dans les conditions de l'union de la Belgique avec la Hollande, mais avec le maintien de l'intégrité de cet État sous la domination de la maison d'Orange, et avec la pleine sûreté des forteresses qui doivent protéger son indépendance;

»Que dans le cas où ces conférences seraient établies à Londres, vous êtes autorisé à y prendre part, M. de Gourieff[338] se trouvant déjà muni de pouvoirs semblables qui le mettent à même d'assister à ces conférences, si elles étaient ouvertes à La Haye;

»Mais que Sa Majesté espère que le résultat de ces négociations sera vigoureusement soutenu par les puissances alliées et que, quelle que soit d'ailleurs l'opposition de la France, elles emploieront même la force des armes, s'il était nécessaire, pour mettre l'arrangement convenu à exécution;

»Que Sa Majesté Impériale accepte avec une véritable satisfaction les assurances positives qui vous ont été données à cet égard par le duc de Wellington;

»Que si cependant la France se refusait à la négociation qui lui est proposée, ou qu'elle ne voulût y prendre part qu'à condition que l'hypothèse d'une intervention armée serait exclue, que dès lors, les intentions de cette puissance n'étant plus sujettes à aucun doute, l'empereur espère que le cabinet britannique prendra les mesures énergiques que réclament l'exécution des traités et sa propre dignité;

»Que, pour ce qui regarde la première alternative, celle du consentement de la France à la négociation dont il s'agit, il ne faut pas se dissimuler que si cette négociation a l'avantage de prévenir une guerre générale, et de compromettre en quelque sorte la France envers les insurgés belges, elle ne saurait, d'un autre côté, arrêter les progrès de l'insurrection même, et que, puisque l'Angleterre se voit hors d'état d'agir à présent, tandis qu'elle est d'accord avec nous, sur la nécessité de conserver la Belgique à la maison d'Orange et les forteresses de l'alliance, il serait au moins urgent de mettre à profit l'intervalle des négociations pour préparer d'importants moyens militaires, pour le cas où l'emploi de la force armée serait devenu indispensable; que l'empereur compte à cet égard sur la prévoyance du cabinet britannique et que, de son côté, Sa Majesté Impériale fait réunir aux frontières non seulement son contingent, mais une armée respectable qui est prête à marcher, dès qu'une action militaire sera arrêtée d'un commun accord.

»Telles sont, monsieur le comte, les déterminations auxquelles sa Majesté Impériale a cru devoir s'arrêter pour le moment. Au reste, M. le prince de Lieven[339], qui va incessamment reprendre son poste d'ambassadeur près de Sa Majesté britannique, sera muni de pouvoirs nécessaires pour régler avec le ministère anglais et avec les représentants des cours de Vienne et de Berlin toutes les combinaisons militaires ou autres, et toutes les déclarations dont les conjonctures en général, ou l'état des affaires de la Belgique et la politique de la France en particulier, indiqueront la nécessité.

»Recevez...

»NESSELRODE.»


On voit, par cette dépêche, quelles étaient à cette époque les dispositions de la Russie à notre égard et si M. Molé avait motif de se féliciter du pied sur lequel il laissait, disait-il, nos affaires au dehors. Il est évident, ce me semble, que l'empereur Nicolas n'aurait jamais consenti à donner des pouvoirs à M. Pozzo pour traiter les affaires de la Belgique à Paris; et que, même, en autorisant le prince de Lieven et le comte de Matusiewicz à les traiter à Londres, dans une conférence entre les cinq puissances, il ne préparait pas un rôle facile au plénipotentiaire de France.

Si tel était l'état des choses au dehors, il n'était pas plus commode pour moi à Paris où, pendant huit jours, la division entre les ministres avait suspendu l'action du pouvoir, m'avait empêché de recevoir, non seulement des instructions, mais même les plus simples informations, et aboutissait enfin à un changement presque complet du ministère, peu rassurant pour l'Europe. Quelles que fussent les bonnes intentions du nouveau cabinet présidé par M. Laffitte, on ne pouvait se dissimuler que les noms de quelques-uns de ses membres ne présenteraient pas à l'Europe, un symptôme favorable au maintien de la paix. Nouvelle entrave pour celui qui était appelé à négocier dans une conférence des plénipotentiaires de puissances inquiètes de ce qui s'était passé et de ce qui pouvait survenir en France. Mais je ne me décourageai pas, et muni enfin de l'autorisation de commencer les négociations, j'annonçai à lord Aberdeen que j'étais prêt à y prendre part.

Le roi d'Angleterre avait, dans l'intervalle[340], ouvert la session du parlement par un discours dans lequel se trouvaient les passages suivants relatifs à la politique extérieure:

«... Depuis la dissolution du dernier parlement, il est survenu sur le continent de l'Europe, des événements importants et d'un profond intérêt.

»La branche aînée de la maison de Bourbon ne règne plus en France, et le duc d'Orléans a été appelé au trône sous le titre de roi des Français.

»Ayant reçu du nouveau souverain une déclaration de son ardent désir de cultiver la bonne intelligence et de maintenir intacts les engagements qui existent avec ce pays-ci, je n'ai pas hésité à continuer mes relations diplomatiques et des rapports cordiaux avec la cour de France.

»J'ai vu avec un profond regret l'état des affaires dans les Pays-Bas.

»Je déplore que l'administration éclairée du roi n'ait pas garanti ses États de la révolte, et que la sage et prudente mesure de soumettre les désirs et les plaintes de son peuple aux délibérations d'une session extraordinaire des états généraux n'ait pas conduit à un résultat satisfaisant. Je m'efforce, de concert avec mes alliés, à chercher, pour rétablir la tranquillité, des moyens qui puissent être compatibles avec le bien-être et le bon gouvernement des Pays-Bas et avec la sécurité future des autres États.

»Des scènes de tumulte et de désordre ont produit du malaise dans différentes parties de l'Europe; mais les assurances d'une disposition amicale que je continue à recevoir de toutes les puissances étrangères justifient l'espoir que je serai en état de conserver à mon peuple les bienfaits de la paix.

»Convaincu, dans tous les temps, de la nécessité de respecter la foi des engagements nationaux, je suis persuadé que ma détermination de maintenir, d'accord avec mes alliés, ces traités généraux par lesquels le système politique de l'Europe a été établi, offrira la meilleure garantie pour le repos du monde.

»Je n'ai pas encore accrédité mon ambassadeur à la cour de Lisbonne, mais le gouvernement portugais s'étant décidé à faire un grand acte de justice et d'humanité en accordant une amnistie générale, je pense que le temps arrivera bientôt où les intérêts de mes sujets demanderont le renouvellement de ces relations qui avaient si longtemps existé entre les deux pays...»


En transmettant ce discours à Paris, j'avais pu dire qu'au sortir de Westminster-Hall, j'avais suivi la voiture du roi jusqu'au palais; que, sur mon passage, j'avais été l'objet de démonstrations amicales et bienveillantes se rapportant tout entières au roi que j'avais l'honneur de représenter; que des cris de Vive Louis-Philippe! s'étaient fait entendre à plusieurs reprises et que notre cocarde nationale attirait l'attention générale[341].

Le roi ouvrit le parlement le 2 novembre, et lord Aberdeen fixa la première réunion de notre conférence au 4. Je m'y rendis donc puisque j'y étais autorisé par la dernière lettre de M. Molé, mais je n'avais reçu aucune instruction sur le langage que je devais y tenir, ni de M. Molé, ni du maréchal Maison qui était appelé le 2 novembre à le remplacer au ministère des affaires étrangères.

Avant d'entrer dans l'exposé des délibérations de la conférence de Londres[342], il est indispensable de rappeler succinctement les événements qui s'étaient passés en Belgique et qui motivaient la réunion de cette conférence. Ainsi que nous l'avons déjà dit, le roi des Pays-Bas était sorti vaincu de sa lutte avec les Belges, et sauf la citadelle d'Anvers, encore occupée par des troupes hollandaises, celles-ci avaient entièrement évacué le territoire composant les anciennes provinces belgiques; et les armées hollandaises et belges se trouvaient en présence, sur leurs frontières réciproques, et disposées à continuer la guerre. Un gouvernement provisoire avait été établi à Bruxelles et quoiqu'il y eût parmi ses membres des gens honnêtes et modérés, il y avait une si grande divergence d'opinions parmi eux, qu'il était assez difficile de prévoir quelle serait celle qui finirait par prévaloir. Dans le pays même, la maison d'Orange avait encore de nombreux partisans qui, toutefois, n'étaient pas représentés dans le gouvernement provisoire. Celui-ci était composé de catholiques ardents qui ne voulaient plus entendre parler des princes protestants de Nassau; de quelques républicains sans consistance et sans appui réel dans le pays, et enfin d'hommes qui souhaitaient ardemment la réunion de la Belgique à la France. Ces derniers étaient d'anciens fonctionnaires de l'empire français, la plupart intrigants assez mal famés et qui étaient tout de suite entrés en rapports avec les impérialistes de Paris, dont quelques-uns avaient accès auprès du roi Louis-Philippe. Le plus intrigant d'entre eux était le comte de Celles[343], petit-gendre de madame de Genlis. Le gouvernement provisoire belge était naturellement l'expression de la chambre des représentants qui l'avait créé, et on peut juger que tout cela formait des éléments assez discordants et peu maniables[344].

Du côté du roi des Pays-Bas, la situation ne laissait pas que d'être aussi assez compliquée. Son fils aîné, l'héritier du trône, le prince d'Orange, travaillant pour son propre compte, avait essayé d'intervenir entre les Belges révoltés et le roi son père. Il se serait accommodé d'un arrangement qui, en amenant la séparation provisoire de la Belgique d'avec la Hollande, aurait placé la première sous son sceptre, avec l'espoir de réunir de nouveau les deux pays après la mort de son père. Il avait laissé percer ce plan dans une proclamation datée d'Anvers, qui avait fortement irrité contre lui et le roi, et la nation hollandaise. Repoussé définitivement cependant par les Belges, le prince d'Orange avait dû rentrer à La Haye, où on avait eu grand'peine à le rapprocher du roi et à apaiser l'émotion populaire qui s'était manifestée contre lui. Pour le tirer de la fausse position où il se trouvait en Hollande, le roi prit plus tard le parti de l'envoyer provisoirement en Angleterre, sous le prétexte d'y soutenir, près de la conférence, les intérêts de la Hollande.

Tel était l'état de la question, lorsque cette conférence eut, le 4 novembre, la première réunion dont je rendis compte à Paris par une dépêche du 5[345].

«Londres, le 5 novembre 1830.

»Monsieur le ministre,

»Conformément à l'autorisation qui m'a été donnée par le roi, et que m'a transmise M. le comte Molé, sous la date du 31 octobre dernier, d'assister et de participer à toutes les conférences qui pourraient avoir lieu sur les affaires de la Belgique, je me suis rendu hier matin chez lord Aberdeen, où j'avais été convoqué en même temps que l'ambassadeur d'Autriche et les ministres de Prusse et de Russie. Nous avons eu une première conférence. Le duc de Wellington, qui s'y trouvait, a pris le premier la parole et a exprimé les sentiments de tous les membres qui composaient la conférence, en exposant que les puissances devaient s'occuper de chercher les moyens de conciliation et de persuasion les plus propres à arrêter l'effusion du sang dans la Belgique, à calmer l'extrême irritation des esprits et à y ramener l'ordre intérieur. Il nous[346] a paru que l'humanité autant que la politique commandait de premières mesures dirigées dans ce but, et qu'on l'atteindrait plus sûrement si l'on parvenait d'abord à obtenir des deux parties un armistice provisoire jusqu'à la conclusion des délibérations des puissances. Il y a un accord unanime sur cette proposition et il a été convenu que nous nous réunirions de nouveau dans la soirée pour aviser aux moyens de faire connaître à La Haye et à Bruxelles les vues des cinq grandes puissances représentées dans la conférence.

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