Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 3
»Le soussigné prie Son Altesse M. le prince de Talleyrand d'agréer les assurances de sa haute considération.
»METTERNICH.»
No 40.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 19 mars 1815.
Sire,
Il ne nous est parvenu aucune nouvelle aujourd'hui. C'est à six heures du soir que j'ai l'honneur d'écrire à Votre Majesté.
Les affaires de Suisse ont été terminées ce matin. La députation qui était à Vienne doit porter la déclaration convenue entre toutes les puissances et signée par elles. J'en adresse une copie à M. de Talleyrand[158]. Les plénipotentiaires suisses croient qu'elle ne satisfaira complètement aucun parti, mais qu'elle n'en mécontentera beaucoup aucun. Ainsi, les stipulations qu'elle contient seront, à ce que l'on croit, généralement adoptées.
Les premières nouvelles que nous recevrons ici décideront du jour du départ de lord Wellington. Son courrier doit naturellement arriver dans la journée du 21; le 22, il prendra sa résolution.
L'esprit ici est excellent. C'est Bonaparte tout seul que l'on a en vue. Tous les actes seront dans ce sens-là.
Je suis...
No 41.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 19 mars 1815 (au soir).
Sire,
J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté une lettre que je reçois dans le moment du ministre de Russie. Elle me semble ne rien laisser à désirer sur l'objet auquel elle se rapporte. Les sentiments qui y sont exprimés sont très bons et d'accord avec le langage que, dans cette circonstance, tient l'empereur. Tout ce qui tient à lui est dans le meilleur esprit.
On se propose d'avoir trois armées actives et deux de réserve.
L'une, opérant depuis la mer jusqu'au Mein, serait composée d'Anglais, de Hollandais, de Hanovriens, de contingents du Nord et de Prussiens. Elle serait sous les ordres du duc de Wellington.
La seconde aurait sa ligne d'opération du Mein à la Méditerranée, et serait commandée par le prince de Schwarzenberg. Cette armée serait formée d'Autrichiens, de Piémontais, de Suisses et des contingents de l'Allemagne méridionale.
L'armée d'Italie n'a point encore de chef désigné.
Des deux armées de réserve, l'une serait appelée armée de réserve du Nord, et commandée par le maréchal Blücher.
Le général Barclay de Tolly[159] commanderait l'autre qui serait l'armée de réserve du Midi.
Tout cela n'est encore que proposé, mais paraît convenir à l'Autriche et à l'Angleterre. Incessamment nous saurons quelque chose sur la force que chacune de ces armées doit avoir.
Je suis...
No 42.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 20 mars 1815.
Sire,
L'empereur François vient d'ordonner à madame de Montesquiou de lui remettre l'enfant dont elle était chargée. Son langage dans la circonstance actuelle a été si opposé aux résolutions prises par l'Autriche et par les autres puissances, que l'empereur n'a pas voulu permettre qu'elle restât plus longtemps auprès de son petit-fils. Demain elle doit recevoir l'ordre de retourner en France. L'enfant va être établi au palais, à Vienne. Ainsi, il ne pourra pas être enlevé, comme plusieurs circonstances pouvaient le faire présumer.
Je suis...
No 43.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 23 mars 1815.
Sire,
M. le duc de Rohan-Montbazon est arrivé l'avant-dernière nuit et m'a remis la lettre de Votre Majesté dont il était porteur. Toutes les mesures étaient prises plusieurs jours[160] avant son arrivée, et il avait trouvé imprimée près du Rhin, la déclaration du 13 de ce mois. Elle doit être aujourd'hui répandue dans toute la France. J'espère que son effet sera d'ôter la confiance aux malveillants, et d'en donner aux hommes fidèles.
Les forces que l'Autriche, la Russie, l'Angleterre, la Prusse, la Bavière, la Hollande, les États d'Allemagne et la Sardaigne mettront sur pied, formeront, les garnisons comprises, un total de plus de sept cent mille hommes prêts à agir dès qu'ils seront requis. Les Prussiens ont déjà quatre-vingt mille hommes sur le Rhin; les Anglais, Hollandais, Hanovriens, un nombre semblable. Deux cent cinquante mille Russes y arriveront à la fin d'avril, avec cinq cent quatre-vingt-dix pièces de canon. Je crois qu'au lieu de trois armées actives, il y en aura quatre, dont l'une sous le commandement du maréchal Blücher.
Les puissances souhaitent vivement elles-mêmes qu'aucune partie de ces forces ne soit nécessaire, et que la France puisse se passer de leur secours. Mais elles n'attendent pour les donner qu'une demande de Votre Majesté.
Les papiers que nous avons reçus aujourd'hui de Paris et qui vont jusqu'à la date du 14 inclusivement, me font espérer que Votre Majesté ne sera pas obligée de quitter Paris. Dans le cas contraire, ce qui paraît ici le plus désirable serait qu'elle se retirât, si cela était absolument nécessaire, vers quelque place du Nord dont elle serait entièrement sûre, et qu'elle y fut suivie par les deux Chambres et la partie de l'armée restée fidèle, accrue d'une portion de la garde nationale; ce qu'il importe le plus d'éviter, étant que Votre Majesté ne semble isolée, et que cela n'induise à regarder comme distinctes, sa cause et celle de la nation, qui n'en font qu'une seule et même.
Lord Wellington voudrait déjà être en Belgique, à la tête des troupes qu'il doit avoir sous ses ordres, afin d'être en mesure à tout événement, ce qui le rend fort disposé à presser les affaires qui restent à terminer.
On a trouvé ici des inconvénients au départ de madame de Montesquiou; et aujourd'hui on voulait l'envoyer à Lintz.
Votre Majesté sera sans doute fâchée d'apprendre que madame de Brionne est morte hier. Elle avait quatre-vingt-un ans.
Je suis...
No 44.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 23 mars 1815 (au soir).
Sire,
Cette lettre est portée à Votre Majesté par un courrier prussien qui part aujourd'hui.
Je viens d'avoir communication d'une lettre de Bonaparte, écrite tout entière de sa main à[161] Marie-Louise. Elle est du 11, datée de Lyon, et annonçant qu'il serait à Paris vers le 21. Cette lettre qu'il a fait remettre par le général Songeon[162], qui a trahi Votre Majesté, a été portée par un officier du 7e de hussards nommé Nyon à M. de Bubna[163], qui l'a fait parvenir ici. Elle est écrite dans deux vues: la première, de faire croire à son armée et à ses partisans qu'il est en relation avec l'Autriche; la seconde, de persuader à l'Autriche qu'il a une immensité de partisans en France. A cette lettre, étaient jointes une foule de proclamations toutes horribles. Il parle d'une lettre antérieure, mais qui n'est point parvenue[164].
A Lyon, ses forces étaient composées du 14e de hussards; des 23e, 24e, 5e, 7e et 11e de ligne; chacun de ces régiments n'ayant pas plus de mille hommes. Cela, joint avec ce qu'il avait déjà, lui donne une armée au plus de neuf à dix mille hommes. (Je[165] parle à la date du 11.)
On annonçait qu'il se dirigeait vers le Charolais, dont en général l'esprit ne passe pas pour être très bon. Il était encore à Lyon le 13.
Ici, l'accord est parfait[166]: Votre Majesté peut y compter; je lui en réponds.
Pour accélérer les affaires, l'empereur de Russie a proposé de rédiger en traité particulier entre la Russie, l'Autriche et la Prusse, les stipulations relatives à la Pologne. Cela a été convenu à la conférence de ce matin. Cet accord particulier prendra place dans le traité général.
Le prince souverain des Pays-Bas prend[167] le titre de roi des Pays-Bas. La notification en sera faite demain, et l'adhésion donnée le même jour.
Nous allons entrer dans les affaires d'Italie, pour lesquelles nous avons gagné beaucoup de terrain contre Murat.
J'ai obtenu que M. de Schraut, ministre d'Autriche en Suisse, qui a tenu un fort mauvais langage soit rappelé. Il paraît que ses torts tiennent à sa santé.
J'envoie en France M. de La Tour du Pin, qui, dans le moment présent, ne m'est d'aucune utilité. Mon objet est de le faire arriver auprès du maréchal Masséna; d'encourager le maréchal à prendre possession, pour Votre Majesté, de tout ce qui a été momentanément occupé par Bonaparte; de lui faire connaître, sans qu'il puisse jamais en être effrayé, les dispositions des puissances, et de lui offrir tous les secours extérieurs dont Votre Majesté jugerait qu'il peut avoir besoin. On n'agirait, à cet égard, que d'après un ordre formel, signé par elle.
Je suis...
No V[168].—LE COMTE DE BLACAS D'AULPS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Bruges, ce 24 mars 1815, à deux heures après-midi, au moment du départ du roi pour Ostende[169].
Prince,
Le roi a été obligé de quitter Lille, hier, à trois heures après-midi. Le maréchal Mortier contenait encore la garnison, quoiqu'elle fût déjà entièrement à Bonaparte; mais sa présence a permis à Sa Majesté de sortir de la ville, si ce n'est sans danger, du moins sans accident, et elle est arrivée à Menin, escortée par un détachement, et suivie par un piquet de chasseurs dont plusieurs n'ont pas voulu abandonner le roi. La garde nationale de Lille qui est excellente comme celle de Paris, comme celle de toutes les villes de France, a accompagné Sa Majesté jusqu'aux portes de Menin, où elle a trouvé des troupes anglaises qui probablement ne tarderont pas à passer la frontière. Toute la population de la France se réunira aux armées qui viendront pour rétablir l'autorité légitime; l'opinion des habitants s'est bien prononcée à cet égard, mais la France entière est maîtrisée par les soldats rebelles et vingt-six millions d'hommes sont maintenant asservis par trente ou quarante mille soldats.
Le roi a couché cette nuit à Bruges; il compte aller ce soir à Ostende; il y attendra des nouvelles de sa maison qui devait se diriger sur Dunkerque, et Sa Majesté ira l'y rejoindre dès qu'elle y sera réunie. On a jugé qu'il aurait été dangereux d'aller de Lille à Dunkerque par Cassel ou par Saint-Omer, et je vous ai déjà dit que le roi ne pouvait tenir plus longtemps à Lille, sans s'exposer aux plus grands dangers.
Nous ne savons point ce que Monsieur est devenu; il était resté, ainsi que M. le duc de Berry, avec la maison de Sa Majesté, mais nous avons lieu de croire qu'ils se sont embarqués à Dieppe, sans doute pour passer dans le Midi où est déjà M. le duc d'Angoulême; ou dans les provinces de l'ouest qui sont maintenant en mouvement et sous les ordres de M. le duc de Bourbon[170].
Dès que le roi aura pris une détermination quelconque, je m'empresserai de vous en informer, et je vous tiendrai au courant de tout ce qu'il est important que vous sachiez.
Le roi a reçu à Lille la lettre que vous lui avez adressée par M. le général Ricard. La déclaration des puissances réunies à Vienne en congrès a également été reçue à Lille par Sa Majesté qui en a été extrêmement satisfaite, et qui attend les plus heureux résultats de l'effet des mesures qu'elle annonce.
Je vous écrirai d'Ostende; je n'ai maintenant que le temps de vous renouveler l'assurance de mon inviolable attachement et de ma haute considération.
BLACAS D'AULPS.
P.-S.—Je n'ai pu mettre cette lettre à la poste qu'à Ostende, où nous avons trouvé le comte de Jaucourt qui vous écrira encore plus en détail sur notre position.
No 27 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND[171].
Ostende, ce 26 mars 1815.
Mon cousin,
Je profite d'un courrier anglais qui probablement arrivera à Vienne avant les lettres que le comte de Blacas et le comte de Jaucourt vous ont écrites. La défection totale des troupes ne me laissait pas le choix du parti que j'avais à prendre. On prétend que ma tête est nécessaire à la France; j'ai dû pourvoir à sa sûreté qui aurait pu être compromise si je fusse resté quelques heures de plus à Lille. Bonaparte a donc pour lui la force armée. Tous les cœurs sont à moi; j'en ai vu des témoignages non équivoques tout le long de la route. Les puissances ne peuvent donc douter cette année du vœu de la France: voilà le texte, je m'en rapporte à vous pour la glose. Je ne saurais donner trop d'éloges aux maréchaux Macdonald et Mortier. Le premier s'est conduit partout comme il avait fait à Lyon; le second qui avait reçu par le télégraphe l'ordre de m'arrêter, a assuré ma sortie de Lille et ma route jusqu'à Menin. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 45.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 26 mars 1815.
Sire,
L'empereur Alexandre m'ayant fait dire hier de l'aller voir, je me suis rendu ce matin au palais à onze heures. Depuis que je suis à Vienne il n'a jamais été aussi aimable avec moi. «Il faut, m'a-t-il dit, écarter les récriminations, ne point revenir sur le passé[172] et s'occuper franchement et utilement de l'état présent, non pour en rechercher les causes, mais pour y remédier.» Il m'a parlé avec abondance, avec une sorte d'effusion, de son attachement pour Votre Majesté. Il emploiera pour elle, si besoin est, jusqu'à son dernier homme et son dernier écu. Il a même employé les expressions d'un soldat vaillant qui ne craint d'aventurer ni ses membres, ni sa vie. Il la sacrifierait plutôt que d'abandonner une cause où il sent que son honneur est engagé. De mon côté, je lui ai témoigné la plus grande confiance, et, depuis quelque temps, je lui en témoigne, par l'intermédiaire de ceux qui l'approchent le plus, et avec lesquels je suis lié. Si le secours des puissances étrangères nous devient nécessaire, il nous convient que lui, qui ne peut avoir d'ambition aux dépens de la France, ait le rôle principal.
Plusieurs fois il m'a répété: «Dites au roi que ce n'est pas ici le temps de la clémence. Il défend les intérêts de l'Europe.» A différentes reprises, il a loué Votre Majesté de s'être décidée à ne pas quitter Paris.
Les forces mises en mouvement, dont il avait l'état, forment une masse de huit cent soixante mille hommes.
Le traité de Chaumont dont on renouvelle les stipulations en donne seul six cent mille, sans compter l'armée d'Italie qui sera de cent cinquante mille, et les réserves russes et prussiennes.
Les Prussiens ont déjà sur le Rhin soixante-dix mille hommes d'infanterie, sept mille de cavalerie, cinq mille d'artillerie. Ils font marcher de plus cent cinquante-neuf mille hommes d'infanterie, dix-neuf mille de cavalerie, six mille d'artillerie.
Les Russes commencent à se persuader qu'ils ne peuvent avoir une entière confiance dans l'Autriche, tant que celle-ci ne se sera pas compromise vis-à-vis de Murat. J'ai trouvé l'empereur très bien disposé pour cette affaire.
On se réunit ce soir pour signer le traité de coopération. Je proposai hier d'y insérer l'article suivant:
«Le présent traité ayant uniquement pour but de soutenir la France ou tout autre pays contre les entreprises de Bonaparte et de ses adhérents, Sa Majesté Très Chrétienne sera spécialement invitée à y accéder et à faire connaître, dans le cas où elle devrait requérir les forces stipulées en l'article... quels secours les circonstances lui permettront de vouer à l'objet du présent traité.»
Quoique cet article n'ait point été définitivement adopté, j'ai tout lieu de penser qu'il le sera.
Je suis...
No 46.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, 29 mars 1815.
Sire,
Je n'ai pas besoin d'exprimer à Votre Majesté tout ce que me font éprouver les événements désastreux qui viennent de se succéder avec une si incroyable rapidité. Elle en jugera par mon attachement pour sa personne, qui lui est aussi bien connu que mon zèle et mon dévouement. Tout ce qu'il peut me rester de moyens pour la servir lui sera toujours consacré. Je le lui dis en ce moment, et je ne le lui répéterai plus.
Le traité de coopération a été signé le 25 au soir[173]. Il m'a été officiellement communiqué le 27. J'ai l'honneur d'adresser ci-joint à Votre Majesté la copie de ce traité et celles de la note que les plénipotentiaires m'ont remise en même temps, et de la réponse que j'y ai faite.
Cette importante affaire terminée, le duc de Wellington n'a pas voulu différer plus longtemps de se rendre à son armée. Il est parti de Vienne, ce matin, à six heures.
Nous redoublons d'activité pour achever les affaires que le congrès avait à régler. Selon mon opinion, il finira en avril. Je crois plus que jamais important qu'il se termine par un acte solennel, parce que cet acte prouvera à tout le monde que toutes les puissances sont d'accord, et invariablement déterminées à maintenir l'ordre de choses que l'entreprise de Bonaparte tend à renverser.
Comme Votre Majesté pourrait se trouver gênée en ce moment pour subvenir aux dépenses de la chancellerie française, de son ambassade au congrès, et d'envois de courriers et de personnes pour prendre des informations, j'ai pris des arrangements avec l'Angleterre pour y faire face. C'est donc un objet dont Votre Majesté n'aura pas à s'occuper.
Je désire bien vivement d'avoir des nouvelles de Votre Majesté et d'apprendre qu'elle est arrivée dans le lieu où elle a résolu de se rendre. J'espère qu'elle aura emporté avec elle toutes les lettres que j'ai eu l'honneur de lui écrire, et qu'elle aura ordonné à M. de Jaucourt de prendre avec lui tout ce qui est relatif au congrès. Il y a sûrement dans mes lettres des choses faites pour déplaire aux puissances, qui aujourd'hui veulent être bien, mais qui, souvent, depuis six mois, ont pu être jugées sévèrement.
Je garde auprès de moi deux courriers sûrs, pour communiquer avec le lieu qu'aura choisi Votre Majesté. Ils n'entreront jamais en France que par la frontière dont Votre Majesté sera sûre.
Je suis...
TRAITÉ DU 25 MARS 1815
[mentionné dans la dépêche précédente du 29 mars.]
«Au nom de la très sainte et indivisible Trinité.
»Sa Majesté l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, et Sa Majesté le roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, ayant pris en considération les suites que l'invasion en France de Napoléon Bonaparte et la situation actuelle de ce royaume peuvent avoir pour la sûreté de l'Europe, ont résolu, d'un commun accord, avec Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies et Sa Majesté le roi de Prusse, d'appliquer à cette circonstance importante les principes consacrés par le traité de Chaumont. En conséquence, ils sont convenus de renouveler par un traité solennel signé séparément par chacune des quatre puissances avec chacune des trois autres, l'engagement de préserver contre toute atteinte l'ordre des choses si heureusement rétabli en Europe et de déterminer les moyens les plus efficaces de mettre cet engagement à exécution, ainsi que de lui donner dans les circonstances présentes toute l'extension qu'elles réclament impérieusement.
»A cet effet, Sa Majesté l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, a nommé, pour discuter, conclure et signer les conditions du présent traité avec Sa Majesté le roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le sieur...
»Et Sa Majesté Britannique, ayant nommé de son côté le sieur...
»Lesdits plénipotentiaires, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, ont arrêté les articles suivants:
»Article premier.—Les hautes puissances contractantes ci-dessus dénommées s'engagent solennellement à réunir les moyens de leurs États respectifs, pour maintenir dans toute leur intégrité les conditions du traité de paix conclu à Paris le 30 mai 1814, ainsi que les stipulations arrêtées et signées au congrès de Vienne dans le but de compléter les dispositions de ce traité, de les garantir contre toute atteinte et particulièrement contre les desseins de Napoléon Bonaparte. A cet effet, elles s'engagent à diriger, si le cas l'exigeait, et dans le sens de la déclaration du 13 mars dernier, de concert et de commun accord, tous leurs efforts contre lui et contre tous ceux qui se seraient déjà ralliés à sa faction ou s'y réuniraient dans la suite, afin de le forcer à se désister de ses projets, et de le mettre hors d'état de troubler à l'avenir la tranquillité et la paix générale sous la protection de laquelle les droits, la liberté et l'indépendance des nations venaient d'être placés et assurés.
»Article II.—Quoique un but aussi grand et aussi bienfaisant ne permette pas qu'on mesure les moyens destinés pour l'atteindre, et que les hautes parties contractantes soient résolues d'y consacrer tous ceux dont, d'après leur situation respective, elles peuvent disposer, elles sont néanmoins convenues de tenir constamment en campagne, chacune cent cinquante mille hommes au complet, y compris pour le moins la proportion d'un dixième de cavalerie, et une juste proportion d'artillerie, sans compter les garnisons, et de les employer activement et de concert contre l'ennemi commun.
»Article III.—Les hautes parties contractantes s'engagent réciproquement à ne pas poser les armes que d'un commun accord et avant que l'objet de la guerre désigné dans l'article premier du présent traité ait été atteint, et tant que Bonaparte ne sera pas mis absolument hors de possibilité d'exciter des troubles et de renouveler ses tentatives pour s'emparer du pouvoir suprême en France.
»Article IV.—Le présent traité étant principalement applicable aux circonstances présentes, les stipulations du traité de Chaumont, et nommément celles contenues dans l'article XVI, auront de nouveau toute leur force et vigueur, aussitôt que le but actuel aura été atteint.
»Article V.—Tout ce qui est relatif au commandement des armées combinées, aux subsistances..... sera réglé par une convention particulière.
»Article VI.—Les hautes parties contractantes auront la faculté d'accréditer respectivement auprès des généraux commandant leurs armées, des officiers qui auront la liberté de correspondre avec leurs gouvernements pour les informer des événements militaires et de tout ce qui est relatif aux opérations des armées.
»Article VII.—Les engagements stipulés par le présent traité, ayant pour but le maintien de la paix générale, les hautes parties contractantes conviennent entre elles d'inviter toutes les puissances de l'Europe à y accéder.
»Article VIII.—Le présent traité étant uniquement dirigé dans le but de soutenir la France, ou tout autre pays envahi, contre les entreprises de Bonaparte et de ses adhérents, Sa Majesté Très Chrétienne sera spécialement invitée à donner son adhésion et à faire connaître, dans le cas où elle devrait requérir les forces stipulées dans l'article II, quels secours les circonstances lui permettront d'apporter à l'objet du présent traité.
»Article IX—.Le présent traité sera ratifié et les ratifications en seront échangées dans deux mois, ou plus tôt si faire se peut.
»En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signé et y ont apposé le cachet de leurs armes.
»Fait à Vienne, le 25 mars de l'an de grâce 1815.
»Le prince DE METTERNICH.
»Le baron DE WESSENBERG.
»Le duc DE WELLINGTON.»
Le même jour, le même traité a été conclu entre la Russie et la Grande-Bretagne, ainsi qu'entre la Grande-Bretagne et la Prusse.
No 47.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 30 mars 1815.
Sire,
Le général Pozzo va se mettre en route pour se rendre auprès de Votre Majesté. Je n'ai pas voulu le laisser partir sans le charger d'une lettre pour elle.
Toutes les puissances sont dans le plus parfait accord sur la destruction de Bonaparte. Elles la regardent comme étant d'un intérêt personnel.
L'empereur de Russie a le meilleur langage. Il fait marcher toutes ses troupes, et trouve que cette question est telle qu'il doit y mettre[174] son dernier écu. Il marchera lui-même. J'espère que le corps diplomatique aura suivi Votre Majesté. J'attends avec une extrême impatience qu'elle me donne de ses nouvelles.
Je suis...
No 48.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 3 avril 1815.
Sire,
Lord Clancarty expédiant à Londres un courrier qui passera par la Belgique, j'en profite pour faire connaître à Votre Majesté l'état actuel des affaires.
Depuis quelques jours, on a appris ici que Murat était entré dans les États du Saint-Siège et que le pape avait dû quitter Rome[175]. Cet événement fait enfin ouvrir les yeux à l'Autriche et met un terme à toutes ses hésitations. Nous sommes aujourd'hui à très peu de chose près d'accord sur les arrangements de l'Italie qui ne tarderont pas à être définitivement arrêtés. Il ne nous restera plus ensuite qu'à réunir tous les articles convenus pour en former l'acte qui terminera le congrès; car je tiens extrêmement, et plus que jamais, à ce qu'il y ait un acte.
L'ambassade de Votre Majesté est ici dans la même position; elle y jouit de la même considération et y exerce la même influence que si Votre Majesté était à Paris, et que si son autorité n'était méconnue sur aucun point du royaume. Je puis donner à Votre Majesté l'assurance qu'elle conserve[176] cette position.
Je n'ai encore reçu aucune nouvelle de Votre Majesté depuis qu'elle a quitté Paris. J'en attends avec la plus vive impatience. J'ose lui dire qu'il est important que je sois instruit de sa marche et de ses dispositions.
Je suis...
P.-S.—Je désirerais bien que Votre Majesté me fît connaître avec détail quelles sont les personnes qui l'ont suivie, et celles que l'on attend. On peut se servir utilement des noms propres. L'archevêque de Reims a-t-il pu suivre Votre Majesté[177]?
Je ne sais rien de M. de Jaucourt. Votre Majesté permettra que ce soit sous son enveloppe que je mette sa lettre.
M. de Vincent est arrivé ce matin. Le gouvernement autrichien recevra probablement par le secrétaire de la légation Lefebvre[178] une lettre de Bonaparte ou du duc de Vicence[179], mais cette communication sera sans réponse et sans effet.
Le numéro 45 de mes lettres qui m'est revenu, indiquera à Votre Majesté ceux qui lui manquent.
No 49.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 8 avril 1815[180].
Sire,
Les événements qui ont eu lieu en France n'ont altéré en rien la position de l'ambassade de Votre Majesté au congrès, où les affaires qui concernent les arrangements futurs de l'Europe continuent à se discuter comme auparavant. J'ai lieu d'espérer que ce qui en reste encore à régler sera terminé d'une manière conforme aux intentions que Votre Majesté m'a fait connaître.
Dans plusieurs lettres que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté, et qui peut-être ne lui sont pas parvenues, je lui disais qu'il paraissait fort important à toutes les personnes qui sont ici, aussi bien qu'à moi-même, qu'elle ne quittât pas le territoire français, ou que, si cela lui était impossible, elle ne s'en éloignât que le moins qu'il se pourrait. Si j'osais lui exprimer ici mon opinion, qui est celle aussi des plénipotentiaires de toutes les puissances, je lui dirais que le séjour d'une ville aussi rapprochée de la mer que l'est Ostende, ne peut que nuire beaucoup à sa cause dans l'opinion publique, parce qu'il peut faire croire que Votre Majesté est disposée à quitter le continent et à mettre la mer entre elle et ses États. Le séjour qui, dans les circonstance actuelles paraît, si l'état des choses le permet, le plus convenable pour Votre Majesté, pourrait être celui de la ville de Liège, et il paraît que les dispositions des armées le rendent sûr.
On s'occupe maintenant ici d'une seconde déclaration du congrès qui confirme les dispositions annoncées par les puissances dans celle du 13 mars. Elle répondra à toutes les publications faites par Bonaparte, depuis qu'il est maître de Paris, et je dois croire qu'elle produira un grand effet partout où elle sera connue. C'est particulièrement pour la disposition des esprits en France, qu'elle est calculée.
La seule lettre que j'ai reçue de Votre Majesté, depuis qu'elle a quitté Paris, est celle dont elle a daigné m'honorer en date du 26 mars. Je n'en ai reçu aucune, ni de M. de Blacas, ni de M. de Jaucourt, et je dois dire à Votre Majesté que ce délaissement m'est extrêmement pénible et est ici nuisible aux affaires.
Je suis...
P.-S.—Je joins ici une lettre portée[181] par un courrier et qui m'est revenue, ainsi qu'une lettre que le même courrier portait à M. de Jaucourt.
No 28 ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Gand, ce 10 avril 1815[182].
Mon cousin,
J'ai reçu par le prince Victor de Rohan[183] votre numéro 46. Les expressions de votre attachement me sont toujours très agréables; un peu plus sans doute, dans un moment aussi pénible, mais je n'en avais pas besoin, pour y compter avec pleine confiance.
Le traité du 25 mars, suite et complément de la déclaration du 13, étant uniquement dirigé contre Bonaparte, je n'hésite pas à vous charger d'y adhérer en mon nom; s'il vous faut une instruction ad hoc, vous l'aurez à votre première demande, mais en attendant, je vous autorise ici à faire comme si vous l'aviez reçue.
Le poids que je puis mettre dans la balance, c'est les dix-neuf vingtièmes de la nation française, des sentiments de laquelle, ni moi, ni les puissances, ne pouvons douter. Mais ce moyen puissant ne peut être mis en usage sans des secours étrangers. Il faut donc que les armées alliées entrent en France, et le plus tôt possible. Chaque instant de délai m'ôte des forces, parce qu'il est dans la nature d'un vif enthousiasme de tendre sans cesse à se refroidir[184]; il en donne au contraire à l'ennemi auquel il laisse la facilité de rassembler ses forces et, par les moyens qu'il ne sait que trop bien employer, de tourner en sa faveur les bras qui aujourd'hui ne demandent qu'à s'armer pour moi.
Le duc de Wellington que j'ai vu hier et des dispositions duquel je ne saurais assez me louer, a fait partir un courrier pour demander la liberté d'agir sans attendre que toutes les forces soient réunies. Je n'ai pas besoin de vous recommander d'appuyer vivement cette demande. Si l'on attend la réunion complète, il sera impossible de rien faire avant le 1er juin. Je ne doute pas du succès, mais Buonaparte ne sera écrasé que sous les ruines de la France, tandis que la célérité en perdant plus sûrement[185] l'un, sauverait l'autre, et cela doit être le but de tout le monde, mais surtout doit être le nôtre[186].
Le duc de Wellington m'a appris que le contre-projet, que je vous ai envoyé le 7 mars, a été adopté: cela m'a fait un grand plaisir. Je suis aussi fort satisfait des arrangements que vous avez faits[187] pour la chancellerie, les courriers... C'est un soulagement pour mes finances, très mesquines en ce moment.
J'ai emporté avec moi toutes les lettres et pièces que vous m'avez adressées depuis que vous êtes à Vienne[188]. J'ai ordonné à M. de Jaucourt d'en agir de même. Votre courage, et j'en étais bien sûr, n'est point ébranlé par les événements; vous voyez que le mien ne l'est pas davantage. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No VI[189].—LE COMTE DE BLACAS D'AULPS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Gand, ce 10 avril 1815.
Prince,
Les dépêches dont vous avez chargé le prince Victor de Rohan nous ont trouvés à Gand. Vous aurez appris que le roi s'y était rendu, en partant d'Ostende où son séjour lui avait paru trop accréditer le faux bruit de son embarquement. Personne ne déplore plus que moi l'obligation dans laquelle s'est trouvée Sa Majesté de quitter ses États, mais vous verrez par la relation très exacte, que j'ai l'honneur de vous adresser[190] à quelle invincible nécessité il a fallu obéir, et quels devoirs pénibles ont été prescrits aux sujets fidèles qui craignaient tout pour la gloire du roi, tout pour les dernières ressources de la monarchie, dans ces moments de crise où les conseils devenaient si importants et si difficiles. Le roi avait auprès de lui plusieurs maréchaux dont l'opinion a dû fixer la sienne à l'égard des troupes qui, dans cette soudaine révolution, ont été les arbitres exclusifs des destinées de la France. Jamais la puissance prétorienne n'a exercé de plus funeste ascendant; et vous aurez été indigné de l'irrésistible violence sous laquelle ont fléchi la force et la volonté nationales. Heureusement que les puissances européennes ont voulu maintenir la paix et prévenir les calamités prêtes à fondre sur elles; et dans le désordre extrême où la France est plongée, ce n'est que sur cet intérêt et cette assistance que nous devons compter pour délivrer notre malheureuse patrie. M. le duc d'Angoulême paraît seul être parvenu à rallier quelques forces dans le Midi. Dieu veuille que la trahison ne déjoue point encore ses efforts! Il semble que ceux de Madame n'ont pu conserver au roi la ville de Bordeaux.
Vous penserez sans doute que dans cet état de choses, vous ne pouvez trop hâter par vos instances l'effet des mesures déjà résolues. Il est surtout bien important d'empêcher le mauvais effet que pourrait produire le séjour du roi hors de France; et les puissances, par leurs relations avec Sa Majesté, peuvent l'environner d'une force qui, seule, est capable de suppléer aux droits qui lui ont été momentanément ravis. Lord Wellington qui est venu hier ici, ne paraît pas avoir le moindre doute d'un prochain succès, ni la moindre incertitude sur le caractère de restauration qui doit être donné à la guerre; mais il ne veut commencer les opérations qu'après avoir rassemblé toutes ses forces, et pendant ce délai la France souffre et la résistance se décourage. Cette pensée affligeante ne peut cependant être opposée aux calculs positifs qui dirigent les préparatifs d'agression.
Le traité du 25 mars est rédigé de la manière la plus satisfaisante et l'on doit tout espérer de l'effet que sa publication produira en France. Les journaux de Paris ont annoncé la prochaine arrivée de l'archiduchesse Marie-Louise en France; il serait bien désirable de donner la plus grande publicité aux faits qui démentent cette assertion. Au reste, prince, on ne peut mieux faire que de s'en rapporter à votre zèle et à vos lumières. C'est de vous, c'est du centre de la confédération européenne dans lequel vous vous trouvez, que nous attendons tout ce qui peut nous promettre un plus heureux avenir. M. Pozzo di Borgo est arrivé à Bruxelles, il sera ici dans la journée. Je ne sais pas encore si le roi y restera bien longtemps, ses résolutions à cet égard dépendant des mesures qui seront prises par le duc de Wellington.
Nous tâchons de rassembler les débris de la maison militaire; elle est maintenant réunie à Alost[191], au nombre de quatre à cinq cents hommes.
Lord Harrowby et M. Wellesley Poole[192] sont venus, de la part de leur gouvernement, pour concerter avec lord Wellington les mesures préliminaires de la prochaine campagne. Ils ont vu le roi à leur passage à Gand, et Sa Majesté a eu lieu d'être très satisfaite des dispositions qu'ils lui ont montrées.
MM. de Chateaubriand[193], de Lally-Tollendal[194] et Anglès[195] sont maintenant ici. Le roi me paraît dans l'intention de les consulter.
Recevez, prince, une nouvelle assurance de mon inviolable attachement ainsi que de ma haute considération.
BLACAS D'AULPS.
P.-S.—Le général Pozzo di Borgo vient d'arriver. Le général Fagel[196] a remis ce matin au roi ses lettres de créance comme ministre du roi des Pays-Bas.
RELATION
[Jointe à la lettre précédente.]
«Une catastrophe, aussi funeste qu'inattendue, vient de frapper l'Europe du plus juste étonnement. Un roi qu'environnaient la confiance et l'amour de son peuple, s'est vu forcé de quitter sa capitale et bientôt après ses États, envahis par l'homme dont le nom odieux ne rappelle que des calamités et des crimes; et la France, de l'état de profonde paix et de prospérité progressive qui lui avait été rendu, a été, en moins de trois semaines replongée dans l'abîme de maux qu'elle croyait irrévocablement fermé. Il est important de faire connaître par quelles progressions de causes irrésistibles la trahison a pu enchaîner dans cette circonstance la force publique et la volonté nationale.
»Ce fut le 5 de mars que le roi apprit, par une dépêche télégraphique, le débarquement de Bonaparte à la tête de onze cents hommes sur le territoire français. Cette entreprise pouvait être considérée sous deux points de vue différents: c'était, ou le résultat d'un complot secondé par de vastes intelligences, ou l'acte d'un insensé à qui son ambition et la violence de son caractère n'avaient pas permis de supporter plus longtemps un repos qui ne lui laissait que l'agitation des remords. Dans cette double supposition, il était nécessaire de prendre toutes les mesures que suggérait la prudence et qu'aurait prescrites le plus imminent péril. Aucune ne fut négligée. Des ordres furent expédiés en toute hâte, pour que des troupes se rassemblassent à Lyon. On recevait du commandant de Grenoble des avis satisfaisants, et la conduite de la garnison d'Antibes devait faire espérer que Buonaparte avait été trompé dans l'espoir d'attirer à son parti les troupes du roi. Cependant s'il avait formé quelques intelligences, elles pouvaient favoriser ses premiers progrès, mais un corps placé à Lyon devait les arrêter. Monsieur partit le 6 au matin pour en prendre le commandement, et il fut suivi le lendemain par M. le duc d'Orléans.
»Tous les maréchaux et généraux employés dans les départements eurent ordre de se rendre dans leurs commandements respectifs, et partirent sur-le-champ. Le maréchal Ney qui commandait à Besançon, et pouvait y seconder bien efficacement les opérations de Monsieur, alla prendre congé du roi et, en baisant la main de Sa Majesté, lui dit avec le ton du dévouement, et un élan qui semblait partir de la franchise d'un soldat, que s'il atteignait l'ennemi du roi et de la France, il le ramènerait dans une cage de fer. L'événement fit bientôt voir quelle basse dissimulation lui inspirait alors le projet de la plus noire perfidie. Monsieur fut reçu à Lyon avec enthousiasme; tout y fut préparé pour la plus vigoureuse résistance; mais malheureusement, il ne s'y trouvait aucunes munitions de guerre.
»Bientôt, on sut que la garnison de Grenoble avait ouvert à l'ennemi les portes de cette ville, et qu'un régiment, parti de Chambéry, sous les ordres de M. de La Bédoyère[197], s'était réuni aux rebelles. Il n'était encore arrivé à Lyon qu'un petit nombre de troupes; mais Monsieur, que le maréchal Macdonald s'était empressé de rejoindre, ne s'en décida pas moins à tenir derrière des barricades que l'on avait faites à la hâte. Cependant, à l'apparition des premiers dragons qui précédaient Buonaparte, une défection générale se mit dans les troupes de Monsieur. Toutes les remontrances du duc de Tarente furent vaines; et alors, comme depuis, les forces rassemblées pour résister au torrent ne firent que le grossir et en alimenter la violence.
»On apprit le 10, par une dépêche télégraphique, et par conséquent, sans aucun détail, que Buonaparte était entré à Lyon ce même jour; le retour de M. le duc d'Orléans, qui arriva à Paris le 12, et celui de Monsieur furent bientôt suivis des informations qui portèrent au plus haut degré l'alarme que devait faire naître une suite aussi rapide de désastres.
»Cependant, l'opinion agitée par tant de craintes et de défiances cherchait ailleurs que dans l'ascendant fatal d'un homme détesté, la cause de son déplorable succès. On ne voulait pas croire que la séduction de sa présence eût produit un tel effet sur les troupes. Le maréchal duc de Dalmatie, ministre de la guerre, avait été le dernier à soutenir en France, les armes à la main, la cause déjà perdue de Napoléon. On prétendit voir dans cette ancienne preuve de dévouement l'indice d'une trahison. La voix publique éclata contre le maréchal, et lui-même vint remettre entre les mains du roi sa démission et son épée[198]. Sa Majesté, avec la confiance, qui ne l'a jamais abandonnée, au milieu des plus horribles perfidies, fit appeler le duc de Feltre, que l'estime publique indiquait à son choix et lui rendit le portefeuille de la guerre qu'il avait eu sous Buonaparte, jusqu'à l'époque de la Restauration. Cette pensée du roi a été pleinement justifiée par la fidélité du duc de Feltre[199].
»On ne pouvait plus songer qu'à faire rétrograder les troupes qui, en s'avançant vers l'ennemi, lui fournissaient presque partout des auxiliaires. On se décida à former un corps d'armée devant Paris, en y réunissant le plus de garde nationale et de volontaires qu'il serait possible d'en rassembler. Dès le 11, M. le duc de Berry avait été nommé général de cette armée. Le maréchal Macdonald, à son arrivée, avait été chargé de la commander sous les ordres de ce prince.
»Cependant les ordres expédiés pour l'organisation des volontaires et des colonnes mobiles de gardes nationales ne pouvaient parvenir à leur destination, ne pouvaient s'exécuter de quelques jours, et chaque instant enfantait un nouveau danger. Buonaparte marchait avec une rapidité dont il sentait l'immense avantage, et plusieurs régiments qui s'étaient trouvés inévitablement près de sa route, l'avaient rejoint; quelques-uns même s'étaient emparés, en son nom, de plusieurs villes de Bourgogne; l'un d'eux le devança dans Auxerre.
»L'on conservait un faible espoir de maintenir dans le devoir les troupes de la première division militaire et celles qui formaient la garnison de Paris. Un péril imminent auquel on venait d'échapper par la fidélité du commandant de La Fère, et l'arrestation des traîtres d'Erlon et Lallemand, rendaient un peu de sécurité sur ce qui se passerait dans les départements du Nord[200]. Le duc de Reggio, abandonné par la vieille garde, était parvenu à maintenir dans le devoir les autres troupes qui étaient sous ses ordres. On se décida à former une armée de réserve à Péronne où les troupes étant réunies seraient moins exposées à la séduction, et seraient surveillées par le duc de Trévise, à qui on donna le commandement de ce corps d'armée. M. le duc d'Orléans partit peu après pour s'y rendre.
»Ce fut alors que le roi, pénétré de la grandeur du péril mais également sensible à l'étendue des devoirs que lui imposaient les pénibles circonstances où il se trouvait, se rendit au milieu des représentants de la nation, dont il avait voulu s'entourer à la première approche du danger. Son discours aux deux Chambres assemblées fit une grande impression dans la capitale dont les habitants n'ont témoigné qu'un sentiment unanime de dévouement au roi et à la patrie; mais la garde nationale, composée en grande partie de pères de famille, ne put fournir un nombre de volontaires suffisant pour donner quelque espoir de résistance, et le comte Dessolles[201], qui la commandait, s'expliqua à cet égard de manière à ne laisser d'autre idée sur ce point que celle d'amalgamer ces citoyens avec les troupes de ligne pour contenir celles-ci dans le devoir. Tout autre plan de défense était impraticable; l'on se vit donc encore réduit à regarder comme principal moyen de résistance des troupes dont la fidélité plus que douteuse serait raffermie par un petit nombre de volontaires courageux et dévoués, auxquels se joindraient les corps de cavalerie de la maison militaire du roi.
»Le 17, un avis foudroyant vint rendre ces préparatifs encore moins rassurants. Le maréchal Ney, que l'on croyait à la poursuite des rebelles, s'était joint à eux en publiant une proclamation qui était faite pour propager de plus en plus la défection. Cette nouvelle avait frappé de terreur les départements les plus voisins de la capitale. La ville de Sens, où l'on avait cru retarder la marche de Napoléon, se déclarait hors d'état de résister. L'ennemi allait être à Fontainebleau, et les troupes de Paris, sur qui l'on avait épuisé tous les moyens propres à exciter leur patriotisme, restaient muettes ou ne trahissaient que le désir d'abandonner leurs drapeaux.
»A peine étaient-elles en route pour se rendre au point de rendez-vous qui leur avait été assigné, que ces mauvaises dispositions dégénérèrent en sédition ouverte. Dans la matinée du 19, l'on sut qu'il n'y avait pas en avant de Paris un seul régiment qui ne fût atteint par cette contagieuse défection. Ainsi, rien ne pouvait plus arrêter la marche de Buonaparte, et le seul parti que le roi eût à prendre était de se retirer avec sa maison militaire, la seule troupe fidèle sur laquelle il put désormais compter. Sa Majesté, qui avait envoyé M. le duc de Bourbon dans les départements de l'Ouest, et qui avait adressé à M. le duc d'Angoulême les pouvoirs nécessaires pour diriger les armements des provinces méridionales, pensa qu'elle devait se porter de préférence vers les départements du Nord pour tâcher d'y conserver les places fortes qui s'y trouvent et leur faire servir de point d'appui aux rassemblements de sujets fidèles que l'on y formerait. Le roi partit le 19 à minuit et fut suivi, une heure après, par sa maison militaire, conduite par Monsieur et par M. le duc de Berry.
»Arrivé à Abbeville le 20, à cinq heures de l'après-midi, le roi qui comptait y attendre les troupes de sa maison, y resta le lendemain; mais le maréchal Macdonald ayant rejoint Sa Majesté le 21 à midi, démontra au roi la nécessité de s'éloigner davantage, et, d'après son rapport, Sa Majesté prit la résolution de se renfermer à Lille, et envoya à sa maison militaire l'ordre de l'y rejoindre par la route d'Amiens.
»Le 22, à une heure après midi, le roi, précédé par le duc de Tarente, entra dans Lille, où il fut accueilli par les plus vives démonstrations de l'amour et de la fidélité des habitants. Sa Majesté y avait été devancée par M. le duc d'Orléans et par le duc de Trévise qui avait cru devoir y faire rentrer la garnison. Cette dernière circonstance dont le roi n'était pas instruit, pouvait déconcerter les plans de résistance qui venaient d'être formés. Si les troupes n'étaient point rentrées, les gardes nationales et la maison militaire du roi, secondées par le patriotisme des Lillois, pouvaient assurer au roi ce dernier asile sur le territoire français. Avec une garnison nombreuse et mal disposée, ce dessein paraissait de l'exécution la plus difficile.
»Sa Majesté persista toutefois à en faire la tentative. Déjà sa présence avait porté à son comble l'enthousiasme du peuple. Une foule empressée se portait sur ses pas, en faisant tous ses efforts pour émouvoir les soldats, et répétant sans cesse devant eux le cri chéri de Vive le Roi! Ceux-ci, mornes et glacés, gardaient un morne silence, présage alarmant de leur prochaine défection. En effet, le maréchal Mortier déclara franchement au roi qu'il ne pouvait répondre de la garnison. Questionné sur les expédients extrêmes qu'il serait possible d'employer, il déclara pareillement qu'il ne serait point en son pouvoir de faire sortir les troupes de la place.
»Sur ces entrefaites, la déclaration publiée à Vienne le 13 mars, au nom de toutes les puissances européennes réunies en congrès, parvint à Lille. Le roi l'y fit soudain répandre et placarder, espérant, mais inutilement, éclairer les troupes sur les funestes résultats dont leur trahison allait être suivie, et sur les malheurs inévitables qu'elle attirerait sur leur patrie.
»Le 23, Sa Majesté sut que le duc de Bassano, nommé ministre de l'intérieur, avait envoyé au préfet de Lille des ordres de Buonaparte. Ce même jour, à une heure après midi, le maréchal Mortier vint dire au ministre de la maison du roi que, sur le bruit qui s'était répandu que M. le duc de Berry allait arriver avec la maison militaire et deux régiments suisses, toute la garnison était prête à se soulever; qu'il conjurait le roi de partir pour éviter le plus affreux malheur; qu'en escortant lui-même Sa Majesté hors des portes de la ville, il espérait imposer encore aux soldats, ce qui lui deviendrait impossible, si l'on différait le départ d'un seul instant.
»Le roi jugea devoir alors envoyer à sa maison militaire l'ordre de se porter sur Dunkerque, ordre qui malheureusement n'est point parvenu. Quant à lui, ne pouvant se rendre directement dans cette ville, il se dirigea sur Ostende. Sa Majesté partit de Lille à trois heures, accompagnée du maréchal Mortier et suivie de M. le duc d'Orléans. Au bas du glacis, le duc de Trévise se crut obligé de rentrer pour prévenir les désordres que pourrait commettre la garnison pendant son absence. M. le duc d'Orléans rentra dans la place et n'en repartit que plusieurs heures après. Le maréchal Macdonald n'a quitté le roi qu'aux portes de Menin, et, jusqu'au dernier moment, a donné à Sa Majesté, ainsi que le duc de Trévise, la preuve consolante que la religion du serment et la foi de l'homme d'honneur n'étaient point dédaignées par tous les braves dont l'armée française s'enorgueillit.
»Un piquet de la garde nationale de Lille, un détachement des cuirassiers et des chasseurs du roi ont suivi Sa Majesté jusqu'à la frontière; quelques-uns de ces derniers, ainsi que plusieurs officiers, n'ont pas voulu l'abandonner, et l'ont accompagnée sur le territoire de la Belgique. Le roi est arrivé à Ostende, espérant se rendre à Dunkerque, dès que cette ville serait occupée par sa maison militaire.
»Pendant ce temps, cette malheureuse maison, à laquelle s'étaient joints un grand nombre de volontaires de tout âge et de tout état, avait suivi la même route que le roi avait prise pour se rendre à Lille. Monsieur et M. le duc de Berry, toujours à la tête de cette brave élite et en partageant les fatigues, avaient eu sujet d'en admirer l'héroïque constance. Des jeunes gens, qui pour la première fois avaient chargé leurs bras d'une arme pesante, des vieillards faisant à pied des marches forcées dans des chemins qu'une pluie abondante et continuelle avait rendus presque impraticables, s'étaient associés à cette troupe fidèle, et n'ont été découragés ni par les privations, ni par l'incertitude plus cruelle encore d'une marche subordonnée à des avis que la défection des garnisons voisines pouvait rendre de la nature la plus désastreuse.
»Dans l'absence des ordres que le roi n'avait pu faire parvenir, et à la nouvelle que Sa Majesté était sortie de Lille, la colonne se porta directement sur la frontière; mais ne pouvant défiler assez promptement pour suivre en entier le maréchal Marmont qui la dirigeait, sous les ordres des princes, avec un zèle et une activité dignes d'un meilleur succès, engagée dans un terrain fangeux d'où les chevaux ne pouvaient sortir qu'avec une extrême difficulté, une partie de ces infortunés a été forcée de rester en arrière, où Monsieur, craignant que leur dévouement ne leur fît courir des périls inutiles, les a laissés libres de se retirer. Mais bientôt surpris et renfermés dans Béthune par des ordres reçus de Paris, ils n'ont pu même tous se disperser, et ils n'ont laissé à Monsieur que l'espoir de réunir successivement auprès de lui tous ceux qu'il pourrait recueillir sur la frontière où il est resté dans ce dessein.
»C'est le 25, à huit heures du soir, que le roi a su Monsieur arrivé à Ypres et que la nouvelle du sort qu'éprouvait sa maison militaire est venue ajouter au fardeau des sentiments douloureux dont il était accablé.
»Au milieu de cet affreux désastre, Sa Majesté a reçu d'éclatants témoignages de fidélité, mais ils doivent, en quelque sorte, aggraver encore ses regrets. C'est un peuple bon, sensible, qu'il laisse en proie à tous les excès d'une soldatesque égarée, ce sont des serviteurs dévoués, courageux, qu'il n'a pu même rassembler autour de lui; ce sont des traits de constance inébranlable dans plusieurs des chefs les plus distingués de cette armée que le roi voudrait nommer la sienne, auxquels il ne peut encore offrir d'autre récompense que le prix d'estime et d'éloges que la France et la postérité leur décerneront un jour.
»Parmi les souvenirs qu'ont gravés d'une manière ineffaçable dans le cœur du roi les honorables sentiments dont il a recueilli les preuves les plus sensibles, il met au premier rang ceux qui lui restent de la conduite du maréchal Mortier. Depuis l'arrivée de Sa Majesté à Ostende, elle a su par M. le duc d'Orléans[202] que l'ordre de l'arrêter, ainsi que tous les princes, était parvenu au maréchal. Un officier d'état-major porteur d'une dépêche du maréchal Davoust, où était renfermé le même ordre, est arrivé ensuite à Lille lorsque le roi en était déjà sorti, mais le duc de Trévise a fait en sorte que rien ne transpirât à ce sujet avant le départ de M. le duc d'Orléans.
»Cette relation succincte des principaux faits que présente la courte et malheureuse époque dont le tableau vient d'être retracé, peut faire juger des subites et innombrables difficultés dont le roi s'est vu environné. Jamais événements plus inopinés et plus rapides n'ont changé la face d'une vaste monarchie; mais jamais opposition plus marquante entre l'esprit du soldat et du citoyen n'a plus complètement paralysé le patriotisme, énervé l'autorité, et investi d'une terreur magique l'homme qui, paraissant presque seul sur le territoire français, y disposait deux jours après d'une foule de bras armés contre un peuple sans défense.
»Au reste, cette défection simultanée et générale de l'armée, n'a été, comme on le voit, fondée sur aucun motif qui puisse l'attacher longtemps au sort de l'homme qui a repris sur elle un trop funeste ascendant. Le pacte tacite qu'il a fait avec elle sera bientôt rompu par les revers qui l'attendent. Ce n'est point Buonaparte proscrit, rejeté, et bientôt accablé par l'Europe entière que cette soldatesque crédule a voulu suivre; c'est le dévastateur du monde qu'elle a vu, prêt à lui en rendre les dépouilles. Le prestige détruit, Buonaparte perdrait bientôt sa force empruntée. C'est cet instant, c'est la réflexion qui suit l'ivresse d'une grande erreur, que le roi attend avec toute l'impatience que lui donnent les heureux résultats qu'il en espère.
No 50.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 13 avril 1815.
Sire,
Depuis que Bonaparte s'est rendu maître de Paris, les puissances ont pensé qu'il pouvait être utile de renouveler par une seconde déclaration la manifestation des sentiments exprimés dans celle du 13 mars. On a tout lieu de croire qu'à l'exception de quelques individus, tout ce qui, en France, est parti ou opinion, désire une même chose: la destruction de Bonaparte. On voudrait donc pouvoir se servir de cette disposition générale pour l'anéantir. Cet objet rempli, les opinions particulières de chaque parti se trouveront sans appui, sans force, sans moyen d'agir, et ne présenteront plus aucun obstacle.
La déclaration avait donc été projetée de manière à porter tous les individus qui figurent dans les différents partis, à faire disparaître Bonaparte. D'accord sur le fond de la déclaration, l'on n'a pu encore s'entendre sur la forme, et la publication s'en trouve pour le moment ajournée. On pense même à substituer à une déclaration du congrès, une proclamation qui serait faite uniformément par tous les généraux en chef des troupes alliées, au moment où ces troupes entreront sur le territoire français, et je ne suis pas éloigné d'adopter cette idée qui me semble présenter plusieurs avantages.
Tout ce qui me revient de la France prouve que Bonaparte est dans de grands embarras. J'en juge encore par les émissaires qu'il a envoyés ici.
L'un deux, M. de Montrond[203] à l'aide de l'abbé Altieri, attaché à la légation autrichienne à Paris, est parvenu jusqu'à Vienne. Il n'avait ni dépêches ni mission ostensible, et plutôt a-t-il été envoyé[204] par le parti qui sert actuellement Bonaparte, que par Bonaparte lui-même. C'est là ce que je suis porté à croire. Il était chargé de paroles pour M. de Metternich, M. de Nesselrode et moi. Il devait s'assurer si les puissances étrangères étaient sérieusement décidées à ne point reconnaître Bonaparte et à lui faire la guerre. Il avait aussi une lettre pour le prince Eugène. Ce qu'il était chargé de me demander était si je pouvais bien me résoudre à exciter une guerre contre la France. «Lisez la déclaration, lui ai-je répondu; elle ne contient pas un mot qui ne soit dans mon opinion. Ce n'est pas d'ailleurs d'une guerre contre la France qu'il s'agit, elle est contre l'homme de l'île d'Elbe.» A M. de Metternich il a demandé si le gouvernement autrichien avait totalement perdu de vue les idées qu'il avait au mois de mars 1814. «La régence? Nous n'en voulons point?» a dit M. de Metternich. Enfin il a cherché à connaître par M. de Nesselrode, quelles étaient les dispositions de l'empereur Alexandre. «La destruction de Bonaparte et des siens,» a-t-il dit; et les choses en sont restées là.
On s'est attaché à faire connaître à M. de Montrond l'état des forces qui vont être immédiatement employées ainsi que le traité du 25 mars dernier. Il est reparti pour Paris avec ces renseignements et ces réponses qui pourront donner beaucoup à penser à ceux qui, aujourd'hui, se sont attachés à la fortune de Bonaparte.
Le second émissaire qu'il a envoyé est M. de Flahaut[205]. Arrivé à Stuttgard, le roi de Wurtemberg l'a fait arrêter et reconduire à la frontière. Il avait des dépêches pour l'empereur d'Autriche, l'empereur Alexandre, l'impératrice Marie-Louise et pour la légation de Votre Majesté à Vienne. C'était, à ce que nous avons supposé, les dépêches étant individuelles, des lettres pour faire cesser les pouvoirs de l'ambassade de Votre Majesté.
Les puissances sont toujours très bien. Je puis attester à Votre Majesté que c'est une chose d'une difficulté extrême que de faire marcher tant de personnes vers un même but. Je ne cesse de mettre tous mes soins à empêcher qu'aucune d'elles ne s'en écarte.
Les arrangements territoriaux du midi de l'Allemagne ont été convenus hier. Encore quelques jours et j'espère que le congrès aura terminé tout ce dont il avait à s'occuper.
Par le premier courrier anglais qui partira samedi 15, j'aurai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté la déclaration de guerre, assez mal bâtie, de l'Autriche à Murat. Cette affaire se terminera, à ce que j'espère, sous peu et à votre satisfaction.
Je suis...
P.-S.—Cette lettre est portée par M. Fauche-Borel[206].
No 51.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 15 avril 1815.
Sire,
J'ai remis les trois lettres que Votre Majesté avait ordonné à M. de Jaucourt de m'envoyer. J'ose lui dire qu'il m'a paru, par quelques questions dont l'objet était de savoir si Votre Majesté était contente de la déclaration, que les empereurs se seraient attendus à trouver dans ces lettres, quelques expressions de satisfaction sur cet objet. Néanmoins, il ne me revient et par ce qu'ils disent, et par ce qu'ils font que des preuves du grand accord qui règne maintenant entre eux, et que je ferai tous mes efforts pour entretenir jusqu'à la fin. M. Pozzo aura dit à Votre Majesté combien dans des circonstances moins difficiles, on avait eu de peine à faire marcher ensemble des intérêts qui veulent se croire différents.
Les troupes russes sont arrivées en Bohême quatre jours plus tôt qu'elles n'y étaient attendues. Il ne serait pas étonnant que, quoiqu'elles viennent de la Vistule, elles fussent sur le Rhin avant ou au moins en même temps que les troupes autrichiennes. On varie ici tellement sur la force et sur la position de l'armée qui est sous les ordres du duc de Wellington, que je désirerais beaucoup que Votre Majesté voulût bien ordonner à M. de Jaucourt de m'envoyer à cet égard des informations positives et particulièrement sur l'époque où elle pourrait entrer en France.
Le maréchal de Wrède part d'ici dans deux jours[207]. Les troupes qu'il commande, ainsi que les troupes prussiennes sont fort animées.
Les Autrichiens ont reçu d'Italie, en date du 7 avril, des nouvelles dont ils sont en général contents; mais ils sont contents de peu. Leur motif pour en être satisfaits est que le corps d'armée de Murat, après avoir essayé sans succès de forcer la tête de pont d'Occhiobello, s'est retiré, et toute son armée est entre Modène, Ferrare et la mer.
Le général Frimont se croyait en mesure d'attaquer vers le 12.
J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté la déclaration contre Murat, qui m'a été officiellement communiquée par M. de Metternich.
Je suis...
No 29ter[208].—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Gand, ce 22 avril 1815.
Mon cousin,
J'allais répondre à votre numéro 49 renfermant le numéro 38, lorsque j'ai reçu le numéro 50 renfermant aussi le numéro 44. Vous avez[209] sans doute influé sur la déclaration des souverains; j'espère, s'il en est temps encore, que vous influerez aussi sur celle des généraux qui sera une pièce bien importante. Si l'on veut qu'elle produise tout l'effet qu'on en doit désirer, il faut que conformément à la déclaration du 13 mars, et à l'article III du traité du 25, l'Europe s'y déclare l'alliée du roi et de la nation française, contre l'invasion de Napoléon Bonaparte; l'amie de tout ce qui se déclarera pour les premiers, et l'ennemie de tout ce qui s'armera en faveur du second; ce qui exclut à la fois toute idée de conquête et tout parti mitoyen dont on ne doit pas même supposer la possibilité.
De mon côté, je m'occupe de la déclaration ou proclamation que j'aurai à publier en remettant le pied en France. Je vous l'enverrai dès qu'elle sera rédigée, mais je désire fort qu'elle ne vous trouve plus à Vienne. Votre numéro 50 m'annonce la fin prochaine du congrès; il faut sans doute que vous signiez en mon nom le traité qui le terminera, mais il me tarde beaucoup surtout, dans les conjonctures présentes, de vous revoir auprès de moi.
Vous savez la malheureuse issue de la courageuse entreprise de mon neveu; vous savez que ma nièce elle-même n'a pu sauver Bordeaux[210]. L'esprit public n'en est point altéré en France; tous les rapports sont unanimes sur ce point; l'essentiel est d'agir promptement, et c'est bien l'opinion et le vœu du duc de Wellington.
Je ne dirai qu'un mot sur votre numéro 38. C'est que la lettre du duc de Campo Chiaro est bonne à conserver comme un monument de l'insigne perfidie de son maître. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 52.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 23 avril 1815.
Sire,
Il vient de se passer ici une chose que je voudrais pouvoir laisser ignorer à Votre Majesté, comme propre à l'affliger, mais qu'il lui importe de connaître comme essentiellement liée à sa situation présente, et qu'elle apprendrait infailliblement d'ailleurs, peut-être, sans les circonstances qui lui servent de correctif et de contrepoids.
Depuis quelque temps, j'ai eu lieu de remarquer que si l'empereur de Russie avait été souvent opposé à ce que désirait Votre Majesté, il n'y a pas toujours été porté seulement par le but qu'il se proposait lui-même, mais encore dans quelques circonstances parce qu'il s'est trouvé blessé:
1o De ce que Votre Majesté ne lui a point offert le cordon bleu, l'ayant donné au prince-régent;
2o De l'inutilité de son intercession[211] et de ses instances en faveur du duc de Vicence, à qui il s'intéresse vivement, et qui a été exclu de la Chambre des pairs;
3o De la fermeté avec laquelle Votre Majesté, dans la question du mariage, a refusé de condescendre à ses désirs sur le point religieux;
4o Enfin de ce que la charte constitutionnelle s'éloignait, en plusieurs points, des vues qu'il avait manifestées à Paris à ce sujet, et que son attachement pour les idées libérales lui faisait regarder comme très utiles et très importantes.
Je savais que, depuis quelque temps, il s'en plaignait dans son intérieur en termes assez vifs[212]; mais cela me paraissait alors de peu d'importance. Aujourd'hui, je dois croire que cette disposition d'esprit influe sur sa manière de juger la situation de la France et celle de Votre Majesté.
D'après les nouvelles de France et les rapports de ceux qui en viennent, Votre Majesté a pour elle le corps entier de la nation; et contre elle, deux partis: celui de l'armée qui est tout entier à Bonaparte, ce qui s'y trouve de bien intentionné étant subjugué ou entraîné par la masse; et le parti formé de ce qui reste des anciennes factions révolutionnaires. Le second ne s'est joint au premier que parce que celui-ci ayant pris les devants, l'autre[213] s'est trouvé dans la nécessité de suivre. Ils ne s'accordent qu'en ce seul point, que tous les deux voulaient un changement; mais ils ne le voulaient, ni pour les mêmes motifs ni pour la même fin. L'armée, impatiente[214] du repos, voulait un chef qui lui rendît toutes ces chances de péril, de fortune et de renommée auxquelles elle était habituée depuis vingt-deux ans; Bonaparte était évidemment[215] son homme. Les chefs de l'autre parti connaissent Bonaparte et le détestent. Ils connaissent son insatiable soif de dominer; ils savent que la liberté civile n'a point de plus cruel ennemi; ils sentent très bien que là où une armée rebelle a déféré le pouvoir suprême, il peut à peine exister une vaine ombre de gouvernement civil; que hors du gouvernement civil ils ne seront rien, et que l'obéissance passive sera leur partage comme celui de tout le monde. Ils ne se font point illusion sur le motif qui a porté Bonaparte à se rapprocher d'eux; ils savent que son union avec eux est de sa part une union forcée, que les liens par lesquels ils essayeront de le contenir, et qu'il consent en ce moment à recevoir, n'auront de force, qu'autant qu'il n'aura pas le pouvoir de les rompre; et que des victoires, s'il en remporte, lui donneront ce pouvoir. Ils ne se dissimulent point que ce que l'armée a fait une fois, elle pourrait le faire une seconde, une troisième fois, et que, dans un tel état de choses, il n'y aurait de sécurité[216] ni pour le maître ni pour les esclaves. Désabusés de leurs anciennes chimères, ils ne rêvent plus la république; les titres et les biens qu'ils ont acquis les lient au système monarchique. Ils n'étaient point opposés à la dynastie légitime; mais ils n'ont pu supporter un système de gouvernement où, exclus de toute participation aux emplois, ils se sont crus[217] dépouillés de toute existence politique et menacés pour l'avenir de pertes encore plus grandes. Leur aversion pour cet état de choses est telle qu'ils eussent voulu en sortir à tout prix et que, pour n'y pas retomber, ils se rejetteront plutôt dans les horreurs et les hasards du régime révolutionnaire.
Le premier intérêt de Bonaparte est de nationaliser la guerre qu'il va avoir à soutenir. Le premier intérêt des puissances est qu'il n'en puisse venir à bout. Il sait assez qu'il n'y peut arriver par la persuasion, et qu'il n'a pour y parvenir d'autre moyen que la terreur. Mais son armée qu'il faudra qu'il réunisse sur les frontières, et qui sera aux prises avec les forces étrangères, n'est point un instrument qui lui suffise: il lui en faut d'autres, et il n'en peut trouver que dans ce parti auquel il a autrefois appartenu, sur les ruines duquel il s'est élevé, qu'il a tenu longtemps dans l'oppression, et dont il recherche maintenant l'appui. Les puissances ont pensé que ce parti, si l'on s'attachait à calmer ses craintes, pourrait être amené à se détacher d'un homme qu'il n'aime pas; qu'on ôterait ainsi à Bonaparte ses principales ressources et ce qui peut rendre sa résistance plus longue et plus dangereuse. Un projet de déclaration a été fait dans cette vue. Quand il ne s'est agi que de déclarer que l'Europe ne s'armait point contre la France, mais pour la France, qu'elle ne reconnaissait d'ennemis que Bonaparte et ses adhérents, qu'elle ne traiterait jamais avec lui, qu'elle ne lui accorderait ni paix ni trêve, et ne poserait les armes qu'après l'avoir renversé, tous les avis ont été unanimes. Mais quand il a été question d'exprimer encore dans la déclaration que le but final de la guerre était le rétablissement de la dynastie légitime, les opinions ont été partagées. «Si vous ne parlez point de ce rétablissement, ont dit les uns, ceux qui, dans l'intérieur, se sont armés et que la déclaration du 13 mars a portés à s'armer pour la cause du roi, se croiront abandonnés. Vous vous ôterez une ressource certaine, pour en obtenir une qui ne l'est pas. En annonçant uniquement l'intention de renverser l'usurpateur, et en laissant entendre que, lui renversé, la France pourra faire ce qu'elle voudra, vous la livrez au jacobinisme et à des factions plus dangereuses pour l'Europe que l'existence même de Bonaparte. Le rétablissement de la dynastie légitime, ont dit les autres, est une chose par rapport à laquelle l'intention des puissances ne saurait paraître douteuse. La déclaration du 13 mars l'exprime assez. En y insistant de nouveau, d'une manière trop absolue, on manquerait le but qui est de détacher de Bonaparte des hommes qui ne peuvent être ramenés que par des concessions que les puissances peuvent bien laisser entrevoir, mais que le roi peut seul promettre et faire.»
Les choses étaient en cet état, lorsque l'empereur Alexandre a fait appeler lord Clancarty qui, depuis le départ des lords Castlereagh et Wellington, est le chef de l'ambassade anglaise.
Le récit de leur conversation m'a été fait en partie par lord Clancarty, mais beaucoup plus en détail par lord Stewart et par M. de Metternich.
La tâche d'en rendre compte à Votre Majesté m'est d'autant plus pénible que, m'y trouvant placé, par rapport à plusieurs traits, entre le respect et le dévouement, je dois craindre que ce que j'aurai donné à l'un ne paraisse manquer à l'autre. Mais Votre Majesté, qui a tant d'intérêt à bien connaître les dispositions du plus puissant des alliés, ne pourrait qu'imparfaitement en juger, si elle ne savait point quelles raisons il en donne, et même par quels reproches il prétend les justifier. La force de cette considération peut seule me contraindre à les rapporter.
L'empereur ayant demandé d'abord à lord Clancarty pourquoi il n'approuvait pas le projet de déclaration[218]: «C'est, a répondu lord Clancarty, qu'il ne dit pas à mon avis tout ce qu'il doit dire. Ce n'est pas assez de renverser Bonaparte, il ne faut pas ouvrir la porte aux jacobins dont je m'accommoderais encore moins que de Bonaparte lui-même.—Les Jacobins, a repris l'empereur Alexandre, ne sont à craindre que comme auxiliaires de Bonaparte, et c'est pour cela qu'il faut tendre à les détacher de lui. Lui tombé, ce ne sont pas eux qui recueilleront son héritage. La question est d'abord de le renverser. Nous sommes sur cela tous d'accord. Pour moi, j'y consacrerai toutes mes forces et ne me reposerai point que cela ne soit fait. Du reste, je consens à ajourner une déclaration ou une proclamation quelconque au moment où nos troupes seront plus près de la France; c'est même là mon avis. Mais le renversement de Bonaparte n'est pas le seul point sur lequel il soit nécessaire de nous entendre. Dans une entreprise aussi grande que celle où nous sommes engagés, il faut, dès le principe, envisager la fin. Le renversement de Bonaparte n'est que la moitié de l'ouvrage; il restera à pourvoir à la sécurité de l'Europe qui ne peut être tranquille tant que la France ne le sera pas, et la France ne le sera qu'avec un gouvernement qui convienne à tout le monde.—La France, a dit lord Clancarty, était heureuse sous le gouvernement du roi. Il a pour lui les vœux de toute la nation.—Oui, a répondu l'empereur, de cette partie de la nation qui n'a jamais été que passive; qui, depuis vingt-six ans supporte toutes les révolutions, qui ne sait qu'en gémir, et n'en empêche aucune. Mais l'autre partie qui semble la nation tout entière, parce qu'elle seule se montre, qu'elle seule agit, et qu'elle domine, se soumettra-t-elle volontiers, et sera-t-elle fidèle au gouvernement qu'elle vient de trahir? Le lui imposerez-vous malgré elle? Ferez-vous pour cela[219] une guerre d'extermination, peut-être sans terme? Et avez-vous la certitude de réussir?—Je sens, a répliqué lord Clancarty, que le devoir finit où l'impossibilité commence. Mais, jusqu'à ce que l'impossibilité soit avérée, je tiens que le devoir des puissances est de soutenir le souverain légitime, et de ne pas même mettre en question s'il peut être abandonné.—Nos premiers devoirs, a repris l'empereur, sont envers l'Europe et envers nous-mêmes. Le rétablissement du gouvernement fût-il facile, tant que l'on n'aurait pas une certitude de sa stabilité future, que ferait-on en le rétablissant, sinon de préparer à la France et à l'Europe de nouveaux malheurs? Si ce qui est arrivé une fois arrivait encore, serions-nous réunis comme aujourd'hui? Aurions-nous près d'un million d'hommes sous les armes? Serions-nous prêts au moment où le danger viendrait à éclater? Et quelle probabilité y a-t-il, les éléments de désordre étant les mêmes, que le gouvernement du roi serait plus stable qu'il ne l'a été? Du reste, quelque opinion que l'on ait à cet égard, le rétablissement du roi que nous désirons tous, et que je désire particulièrement, pouvant rencontrer des obstacles insurmontables, dès que ce cas est possible, il est bon de le prévoir et de convenir d'avance de ce qu'on aurait alors à faire. L'an dernier, on aurait pu établir la régence. Mais l'archiduchesse Marie-Louise à qui j'ai parlé, ne veut point, à quelque prix que ce soit, retourner en France. Son fils doit avoir en Autriche un établissement, et elle ne désire rien de plus pour lui. Je me suis assuré que l'Autriche, de son côté, ne songe plus à la régence et ne la veut plus. L'année dernière, elle m'avait paru pouvoir concilier les différents intérêts; mais la situation n'est plus la même. C'est donc une chose à laquelle il ne faut plus penser. Je ne vois de propre à tout concilier que M. le duc d'Orléans. Il est Français, il est Bourbon, il est mari d'une Bourbon, il a des fils; il a servi, étant jeune, la cause constitutionnelle; il a porté la cocarde tricolore que, je l'ai souvent dit à Paris, on n'aurait jamais dû quitter. Il réunirait tous les partis. Ne le pensez-vous pas ainsi, milord, et quelle serait là-dessus l'opinion de l'Angleterre?—Je ne sais, a répondu lord Clancarty, quelle pourra être l'opinion de mon gouvernement sur une idée qui est toute nouvelle pour lui comme elle l'est pour moi. Pour ce qui est de mon opinion personnelle, je n'hésite point à dire qu'il me paraîtrait extrêmement dangereux d'abandonner la ligne de la légitimité pour se jeter dans une usurpation quelconque. Mais, Votre Majesté voudra assurément que j'écrive à mon gouvernement ce qu'elle m'a fait l'honneur de me dire.» L'empereur lui a dit d'écrire, et après lui avoir observé combien il était essentiel que l'on sût où l'on voulait arriver, quand on entreprenait une aussi grande chose, il s'est retiré.
Lord Clancarty a en effet écrit; mais en insistant sur les raisons qui doivent tenir l'Angleterre attachée à la cause de Votre Majesté.
M. de Metternich, auquel lord Stewart et lord Clancarty ont fait part de cette conversation, a trouvé que la question élevée par l'empereur était tout au moins intempestive; qu'il ne fallait pas aller se perdre dans des questions hypothétiques qui pouvaient ne se présenter jamais, mais qu'on devait attendre qu'elles se présentassent et traiter chacune en son temps. Il a chargé l'ambassadeur d'Autriche à Londres de parler dans ce sens.
L'empereur Alexandre qui comprend peu le principe de la légitimité, sans attendre de connaître l'opinion du cabinet anglais, a fait insérer dans la Gazette de Francfort un article que j'ai sous les yeux, et qui porte que les puissances ne veulent que renverser Bonaparte, mais qu'elles ne prétendent nullement se mêler du régime intérieur de la France, ni lui imposer un gouvernement, et qu'elle sera libre de se donner celui qu'elle voudra.
Mais jusqu'à présent, il est seul de son avis. La Prusse même, tout accoutumée qu'elle est à vouloir tout ce qu'il veut, est bien pour Votre Majesté. Elle a même exprimé le désir que Votre Majesté fît une proclamation, et que cette proclamation devançât la réunion à Paris des collèges électoraux que Bonaparte y a appelés. Ce désir est aussi celui de la généralité des puissances. On regarde comme très nécessaire que Votre Majesté s'attache à rallier à elle tous les partis, en leur assurant à tous, sans distinction tous les avantages d'un régime constitutionnel. Les puissances considèrent une déclaration de Votre Majesté faite dans cet esprit comme un puissant auxiliaire des forces qu'elles vont déployer. Plusieurs voudraient encore que Votre Majesté, rejetant sur les ministres les fautes qui ont pu être commises, se composât un nouveau ministère comme si elle était en France, et dans la composition duquel chaque parti trouvât les garanties qu'il désire. J'ai été invité à en écrire à Votre Majesté. J'ai même été prévenu que ce vœu lui sera exprimé dans des insinuations qui seront faites par les ministres que les cours vont envoyer près d'elle, ce qui me fait souhaiter qu'elle en devance l'expression.
A tout ce que l'empereur de Russie a dit à lord Clancarty, je dois ajouter ce qui m'est revenu de son langage par des voies que j'ai toute raison de regarder comme sûres.
En plusieurs occasions, il a répété que quand il était à Paris il y a un an, tout ce qu'il voyait et entendait lui faisait craindre que le gouvernement ne pût pas se maintenir. Il lui semblait difficile que les sentiments et les opinions des princes se trouvassent assez en harmonie avec les opinions et les habitudes d'une génération qui était née pendant leur absence, et qui n'avait en beaucoup de points ni les idées ni les mœurs de ses pères. Or, observe-t-il perpétuellement, aimant à se placer dans des idées générales, on ne peut gouverner en opposition avec les idées de son temps. Il dit que ses craintes ont augmenté quand il vit que Votre Majesté appelait au ministère et dans ses conseils des hommes très estimables sans doute, mais presque tous ayant passé le temps de la Révolution hors de France, ou dans la retraite, ne connaissant conséquemment point la France et n'en étant point connus, et manquant de cette expérience des affaires que même le génie ne peut suppléer. Il trouve que le mal qu'ils ont fait à la cause royale a été très grand, et quoiqu'il pense qu'à l'avenir un mal pareil serait évité parce que Votre Majesté ferait d'autres choix, je dois dire qu'il remarque que celui de ces ministres qui a excité le plus de plaintes de la part de tous les partis est plus que personne dans la confiance de Votre Majesté[220]. Il a été jusqu'à dire que le plus grand mal est venu de la portion de pouvoir que Votre Majesté a donnée ou laissé prendre aux princes qui l'approchent davantage; que les préventions qui se sont élevées contre eux lui paraissent un mal sans remède; que celles auxquelles Votre Majesté aurait été personnellement en butte auraient produit un effet bien moins fâcheux, attendu que les mécontentements contre celui qui règne, sont tempérés et adoucis par l'espérance que l'on met dans le successeur, au lieu que quand ce sont les successeurs que l'on craint, l'on ne peut avoir cette espérance. L'empereur dit, dans sa conversation habituelle, qu'il croirait volontiers que Votre Majesté, si elle était seule, conviendrait à la France et qu'elle y serait aimée et respectée, mais que comme elle ne peut être séparée de tout ce qui l'entoure, il craint qu'elle ne puisse jamais s'y affermir.
J'ai la satisfaction de voir que les puissances portent toutes à Votre Majesté un intérêt sincère; même le langage de l'empereur de Russie tient plus à de l'humeur, et aux idées philosophiques qui dominent en lui, qu'à un calcul arrêté: je serais heureux de pouvoir ajouter que cet intérêt s'étend à Monsieur et à Messieurs les ducs d'Angoulême et de Berry. Mais une fois le pouvoir exclusivement concentré entre les mains de Votre Majesté et de ministres responsables, ayant sa confiance et celle de la nation, les impressions exagérées que des erreurs ou des inadvertances ont données, au dedans et au dehors, s'effaceront peu à peu.
Le baron de Talleyrand[221] est arrivé ici avec la lettre dont Votre Majesté m'a honoré en date du 10 avril. Je ne cesse point d'exciter ici le zèle et de représenter combien il importe qu'on se hâte. Mais le duc de Wellington dans une lettre postérieure à celle dont Votre Majesté m'a fait l'honneur de me parler, mande que, d'après les fâcheuses nouvelles reçues du Midi, il sent la nécessité de ne commencer les opérations que quand on pourra attaquer partout à la fois, avec de grandes masses. Or, avec toute la bonne volonté du monde, les distances à parcourir font que les Autrichiens ne pourront avoir sur le Rhin, cent mille hommes qu'à la fin de mai.
Votre Majesté apprendra avec plaisir que les troupes autrichiennes en Italie ont eu des succès, qui en promettent de plus grands. Le prince Léopold[222] partira sous peu de jours pour l'armée autrichienne. Les journaux de Vienne sont enfin arrivés à ne plus dire: le roi Joachim; ils disent tout simplement: Murat.
M. de Bombelles[223], ancien ambassadeur en Portugal, chanoine à Glogau, et père du Bombelles qui était à Paris, voudrait rentrer dans la carrière diplomatique, sous une forme quelconque, depuis ambassadeur jusqu'à chargé d'affaires. Il pense qu'il servirait utilement dans cette dernière qualité à Munich, et huit mille francs lui paraissent suffisants pour y vivre.
Je mets à profit le zèle de M. le comte Alexis de Noailles qui aura l'honneur de remettre cette dépêche à Votre Majesté. Il a été sous tous les rapports fort utile ici, et je crois que personne ne peut mieux instruire Votre Majesté de la situation politique et militaire de tous les cabinets, dont nous avons aujourd'hui si grand besoin. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien le rendre porteur des ordres qu'elle aurait à me donner. Il est convenable qu'il soit ici avant la fin du congrès, et les affaires de l'Allemagne et de l'Italie, qu'il faut terminer, vont si lentement, qu'il arrivera fort à temps pour y apposer sa signature.
Je suis...
No 53.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 1er mai 1815.
Sire,
M. le baron de Vincent part aujourd'hui pour se rendre auprès de Votre Majesté et il veut bien se charger de la lettre que j'ai l'honneur de lui écrire.
Murat, en commençant les hostilités, comptait sur une insurrection des peuples de l'Italie, mais il a été complètement trompé dans son attente. Dans cette confiance, il s'était avancé jusqu'aux rives du Pô, où les premiers engagements ont eu lieu. Depuis lors, il n'a éprouvé que des défaites. Il se retire en toute hâte vers le royaume de Naples, craignant que sa retraite ne soit coupée par un corps autrichien qui est en Toscane. La dernière affaire dont on ait ici des nouvelles officielles a eu lieu auprès de Césenne, où il a repassé le Ronco en essuyant une perte considérable. Son armée, déjà beaucoup diminuée par les prisonniers qu'on lui a faits et qui montent à sept mille hommes, diminue encore chaque jour par la désertion. Tout fait espérer que d'ici peu de temps, cette guerre sera terminée. L'avantage de replacer Ferdinand IV dans ses États ne sera pas le seul que nous procurera la chute de Murat. En rendant disponibles les troupes qui sont employées contre lui et en ôtant toute inquiétude sur le maintien de la tranquillité de l'Italie, elle favorisera beaucoup les opérations contre Bonaparte. Elle produira d'ailleurs en France un effet immense, en prouvant à tout le monde que personne en Europe ne veut souffrir ces dominations nouvelles fondées sur la violence et l'injustice, et que l'on est bien décidé à les renverser. C'est là le fruit des efforts que nous avons faits ici pour soutenir le principe de la légitimité. Ce principe est aujourd'hui explicitement reconnu. Un traité vient d'être signé par M. de Metternich et le commandeur Ruffo[224], ministre du roi Ferdinand IV, à Vienne. Ce traité stipule les secours que devra fournir la Sicile dans la guerre contre Murat; et au lieu des vingt millions que Votre Majesté était dans l'intention de donner pour cette guerre, le roi Ferdinand, à ce que l'on me dit, s'engage à en donner vingt-cinq. Mes premières dépêches feront connaître à Votre Majesté toutes les stipulations du traité que je n'ai pu encore avoir sous les yeux[225].
Le prince Léopold des Deux-Siciles part le 4 de ce mois pour le quartier général autrichien.
Quoique l'affaire de Parme ne soit pas encore arrêtée, l'empereur d'Autriche a publié une ordonnance par laquelle, il prend, au nom de sa fille, l'administration définitive des trois duchés[226]. Ainsi Votre Majesté voit que les arrangements à régler par le congrès s'exécutent avant d'être convenus; ce qui ne vaut rien, mais que nous n'avons pas la puissance d'empêcher.
Les troupes autrichiennes et russes continuent leur marche. Le quartier général du prince de Schwarzenberg est à Heilbronn dans le pays de Wurtemberg; et lui-même est parti hier d'ici, pour s'y rendre, en passant par la Bohême, où il ne s'arrêtera que peu de jours.
Les arrangements avec la Bavière, que j'avais annoncés à Votre Majesté comme étant terminés, mais qui n'étaient pas signés, après avoir donné lieu à de nouvelles discussions, viennent enfin d'être convenus. Toutefois, ils ne le sont qu'éventuellement. Ils ne seront définitivement arrêtés qu'après la guerre, parce que étant subordonnés à des négociations avec les cours de Bade et de Darmstadt qui doivent faire des cessions à la Bavière, et être indemnisées à la gauche du Rhin, ces cours ne veulent pas accepter en ce moment des dédommagements que les chances de la guerre, si elle était malheureuse, pourraient leur ôter.
Le général de Walterstorff[227], ministre de Danemark, doit partir après-demain, pour se rendre auprès de Votre Majesté. Il est ainsi que M. de Vincent, accrédité aussi comme commissaire auprès du duc de Wellington.
Je suis...
No 54.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 5 mai 1815.
Sire,
Un ancien chambellan de Bonaparte, qui, ayant accompagné ici l'archiduchesse Marie-Louise, était devenu chambellan de l'empereur François, et était depuis quelque temps retourné à Paris[228], en a été dernièrement expédié avec une lettre de Bonaparte, pour l'empereur, et une de M. de Caulaincourt pour M. de Metternich. A la faveur de son titre de chambellan autrichien, il est arrivé jusqu'à Munich, mais il y a été arrêté, et les lettres dont il était porteur ont été envoyées ici. Ces lettres réclament l'une et l'autre, pour des motifs différents, le retour de l'impératrice et de son fils. Le ton que prennent Bonaparte et son ministre est celui de la modération et de la sensibilité. Les lettres sont restées cachetées jusqu'au moment de la conférence, et elles ont été ouvertes en présence des ministres des puissances alliées; on est convenu de n'y point répondre; l'opinion a été unanime. Ainsi Votre Majesté voit que toutes les tentatives de Bonaparte pour établir[229] des relations de quelque nature qu'elles soient avec les puissances étrangères sont repoussées et restent sans fruit.
Les ministres anglais auxquels je m'étais adressé pour subvenir aux besoins pécuniaires de l'ambassade de Votre Majesté au congrès, et qui s'étaient montrés faciles à cet égard, ont reçu des lettres de leur gouvernement qui ne les autorisent qu'à avancer une somme de cent mille francs dans un cours de six mois.
Les crédits que nous avions sur France, et qui étaient loin d'être épuisés, ont été suspendus à la date du 21 mars. Cette disposition porte à notre charge des dépenses faites et qui devaient être acquittées au 1er avril. Les personnes attachées à l'ambassade n'ont d'ailleurs point été payées à Paris depuis le mois de janvier.
La dépense la plus réduite, pour les mois d'avril et de mai, sans pouvoir satisfaire à tout ce qui est arriéré, exigera cependant une partie considérable de la somme qui m'est promise[230] par le ministère britannique; et le reste, ne pourra nous conduire qu'au commencement d'août. A cette époque, Votre Majesté jugera quelles dispositions il lui sera possible de prendre à cet égard.
Je suis...
No 30ter.—LE ROI LOUIS XVIII AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Gand, ce 5 mai 1815.
Mon cousin,
J'ai reçu par M. de Noailles votre numéro 52. Je joins à cette dépêche, la proclamation que je vais publier et dont je me flatte que les souverains seront aussi satisfaits que l'ont été les ministres résidents auprès de moi. Mais cet objet quoique important, n'est pas celui qui l'est le plus. Il est un autre point dans votre dépêche qui a été depuis que je l'ai reçue et qui ne cesse pas d'être le sujet de mes plus sérieuses réflexions[231]; pour achever de le résoudre, j'ai besoin de sages avis et ce n'est pas par écrit qu'on peut les donner. Je vous ai mandé de venir me joindre aussitôt que vous aurez signé, en mon nom, l'acte final du congrès; mais je me sens aujourd'hui plus pressé de vous revoir. Ainsi donc, à moins que cette signature ne dût vous retarder que de deux ou trois jours au plus, partez sans l'attendre. Il est assez indifférent que ce soit tel ou tel de mes plénipotentiaires qui signe le traité; mais il m'importe fort de vous avoir auprès de moi. Sur quoi, je prie Dieu, qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
LOUIS.
No 55.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 14 mai 1815.
Sire,
M. le comte de Noailles vient d'arriver, et me remet la lettre dont Votre Majesté m'a honoré en date du 5 mai. Le moment de son arrivée est si proche de celui où part le courrier dont je dois profiter, que je ne puis avoir l'honneur d'écrire à Votre Majesté qu'une lettre très courte.
Mon empressement de me retrouver près d'elle me ferait partir dès demain, si les choses étaient assez avancées pour qu'il ne restât plus qu'à signer, ou si la fin du congrès était encore éloignée. Mais les affaires d'Italie ne sont point encore réglées et vont l'être. Le retard qu'elles ont éprouvé retient ici, encore pour quelques jours, M. de Saint-Marsan et le commandeur Ruffo, quoique le départ de celui-ci soit fort nécessaire et que le premier soit appelé à Turin, où il est aujourd'hui ministre de la guerre. D'un autre côté, les souverains vont partir, et comme, dans une coalition, toute démarche est sujette à mille interprétations, je ne pourrais pas devancer l'époque de leur départ sans qu'il en résultât, pour les affaires de Votre Majesté, plus d'inconvénient que d'avantage. Du reste, la différence, d'après les préparatifs que je vais faire, est de quelque quarante-huit heures de plus ou de moins, et en outre[232], je ne crois pas que l'on puisse dans nos circonstances, quitter à une époque où tout le monde a besoin d'être pressé.
J'ai eu aujourd'hui avec l'empereur Alexandre un assez long entretien dont j'aurai l'honneur de rendre compte à Votre Majesté. Je me bornerai à lui dire que son langage a été très bon; qu'il s'est exprimé très vivement et très convenablement sur nos affaires. Son opinion est que, pour le moment, il doit y avoir peu d'action de la part de Votre Majesté et autour d'elle. Il s'est particulièrement attaché à établir que toutes les démarches qui pourraient être faites par aucune des puissances ayant une utilité ou un danger commun, devaient être combinées avec toutes les autres. C'est là le principal motif de l'envoi de ministres auprès de tous les corps d'armée, et il pense que cette règle doit être adoptée par Votre Majesté.
Je suis...
No 56.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 17 mai 1815.
Sire,
A la seconde déclaration qui avait été projetée et dont j'ai eu plusieurs fois l'honneur d'entretenir Votre Majesté, on est convenu de substituer un rapport qui remplira le même objet. Ce rapport sera publié demain dans la Gazette de Vienne; il le sera ensuite dans les différents journaux de l'Allemagne et dans ceux des autres pays, et on l'a, de plus, imprimé à l'imprimerie de la chancellerie autrichienne. J'ai l'honneur d'en envoyer plusieurs exemplaires à Votre Majesté.
Elle verra que ce rapport confirme pleinement les dispositions manifestées par les puissances dans la déclaration du 13 mars; que les sophismes de Bonaparte sont réfutés, ses impostures mises au grand jour. Mais, elle remarquera surtout que l'Europe ne se présente pas comme faisant la guerre pour Votre Majesté, et sur sa demande; qu'elle la fait pour elle-même, parce que son intérêt le veut, parce que sa sûreté l'exige. Non seulement cette manière de faire envisager la guerre actuelle est la seule exacte, mais de plus, tout le monde pense que c'est la seule qui convienne à Votre Majesté. C'est la seule qui ne la mette pas dans une position fausse, à l'égard de ses sujets. Car rien ne pourrait contribuer davantage à aliéner leurs sentiments, que l'opinion qu'on leur laisserait prendre sur la cause de la guerre. Il ne faut pas qu'ils puissent jamais attribuer à Votre Majesté les maux dont la guerre va les accabler.
Je suis...
P.-S.—J'ai, conformément aux ordres de Votre Majesté, écrit au service des souverains, souveraines et archiducs qui sont ici, pour demander à prendre congé.
J'adresse à M. de Jaucourt les lettres de M. de la Tour du Pin qui pourront être de quelque intérêt pour Votre Majesté. Celle de M. d'Osmond[233] qui les renferme, donne quelques détails sur les affaires dernières d'Italie.
No 57.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 25 mai 1815[234].
Sire,
Dans mes audiences de congé, j'ai reçu de la part de tous les souverains, des témoignages des meilleurs sentiments pour Votre Majesté. Ces audiences n'ont pas été seulement de forme; elles ont été beaucoup plus longues que celles qui sont ordinairement accordées dans de semblables circonstances. J'aurai l'honneur d'en rendre compte à Votre Majesté.
Quoique tout ne soit pas encore achevé, l'empressement que j'ai de me trouver auprès de Votre Majesté m'avait déterminé à partir demain. Mais M. de Metternich, M. de Nesselrode, ainsi que le chancelier de Hardenberg, m'ayant prié de signer avec tous les chefs de cabinet les protocoles qui contiennent les arrangements arrêtés par le congrès, j'ai cru devoir céder à leur demande, qui ne retarde mon départ que de deux ou trois jours. Les protocoles contiendront la rédaction définitive, à quelques légères modifications près, et qui ne pourront porter que sur les expressions des articles qui devront former l'instrument du congrès. Une commission, composée d'un plénipotentiaire de chaque puissance, sera laissée ici pour mettre ces articles dans l'ordre convenable, et séparer ce qui fixe les relations particulières de ce qui tient à l'intérêt général. Je laisserai ici M. de Dalberg, pour représenter la France dans cette commission. Ce travail ne durera guère que huit à dix jours, si ces délégués travaillent avec un peu plus d'assiduité que ne l'ont fait leurs chefs.
J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté deux lettres de M. le duc d'Angoulême. J'avais eu l'honneur de lui en écrire une qui, probablement, est perdue. Nous la retrouverons peut-être quelque jour dans les journaux français. J'ai adressé par le courrier de ce jour à milady Castlereagh[235] une lettre pour madame la duchesse d'Angoulême.
Pour que Votre Majesté ait la collection complète de ma volumineuse correspondance, j'ai l'honneur de lui envoyer les copies des numéros que je prévois ne pas lui être arrivés.
Si je n'éprouve pas d'obstacles inattendus, je serai aux ordres de Votre Majesté à Gand le dimanche 4 de juin.
Je suis...
No 58.—LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS XVIII.
Vienne, le 27 mai 1815.
Sire,
Je puis dire aujourd'hui à Votre Majesté toutes les craintes que j'ai éprouvées depuis huit jours. On avait mis en question si les circonstances, qui forcent à laisser quelques points indécis, ne devaient pas déterminer à remettre à un autre temps la signature de l'acte du congrès. Une intrigue assez forte agissait dans ce sens. Son objet était de remettre en question des choses décidées et de ne point prendre de détermination sur plusieurs de celles qui devaient l'être. Rien n'importait plus aux intérêts de Votre Majesté, que d'avoir son nom placé dans un acte qui devait annoncer l'union de toutes les puissances. Aussi, ai-je dû faire tous mes efforts pour atteindre ce but. J'ai été très bien secondé par l'ambassade d'Angleterre et par l'Autriche. La signature aura lieu demain ou après-demain.
J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté une déclaration adressée par la Diète helvétique aux ministres accrédités près d'elle, et une convention signée entre ces ministres et ceux de la Suisse. Votre Majesté verra que si, dans la déclaration, la Suisse semble vouloir conserver sa neutralité, son intention qui se trouve clairement expliquée par la convention, est pourtant de faire tout ce qu'il est possible d'attendre d'elle pour la cause de l'Europe. L'urgence dont les généraux de la coalition sont juges, autorisera le passage des troupes alliées par le territoire de la Suisse. Dans toutes les lettres reçues hier par les ministres des puissances à Vienne, on se loue de ce qui a été fait par M. Auguste de Talleyrand pour atteindre ce but salutaire. Moralement et militairement, la conduite de la Suisse est regardée, par les alliés, comme leur étant de la plus grande utilité.
Je n'aurai plus l'honneur d'écrire à Votre Majesté de Vienne. Je vais me mettre en route et porter à ses pieds l'hommage de mon respect et de mon dévouement.
Je n'emporte aucun papier avec moi.
Je suis...
FIN DE LA HUITIÈME PARTIE
NEUVIÈME PARTIE
SECONDE RESTAURATION
1815
SECONDE RESTAURATION
(1815)
Mon départ de Vienne fut retardé bien des jours encore après celui que j'avais indiqué au roi dans ma lettre du 27 mai. L'intrigue montée pour empêcher la signature de l'acte final du congrès ne s'était pas tenue pour battue; elle espérait lasser ma patience. Mais je sentais trop bien la grande importance de ne pas céder, pour abandonner la partie. Je croyais qu'il fallait absolument avoir des engagements écrits, signés, irrévocables des puissances, avant le commencement d'une guerre dont l'issue pouvait rester longtemps douteuse. Il n'était donné à personne de prévoir que ces mêmes puissances manqueraient à leurs engagements à la suite de leur triomphe, et que, de notre côté, nous commettrions la faute de leur en laisser les moyens. Quoiqu'il en fût, mon devoir me paraissait tracé et je l'accomplis. Je ne quittai Vienne que le 10 juin, l'acte final du congrès ayant été signé la veille. Ainsi, qu'on l'a déjà vu, c'est en arrivant en Belgique que je connus le résultat de la bataille de Waterloo.
Le roi était déjà parti de Gand lorsque j'arrivai à Bruxelles. Je ne pus le rejoindre qu'à Mons. Il s'était mis à la suite de l'armée anglaise: c'est là ce que j'aurais voulu prévenir. Quand j'entrai chez lui, il était au moment de monter en voiture. Il chercha quelques mots obligeants à me dire. Je ne lui cachai pas que j'étais extrêmement peiné de voir la manière dont il se disposait à rentrer en France; qu'il ne devait pas s'y présenter dans les rangs des étrangers; qu'il gâtait sa cause; qu'il refroidirait l'attachement qu'on avait pour sa personne en blessant ainsi l'orgueil national; que mon avis était, qu'avec une escorte quelconque, et mieux encore sans escorte, il se dirigeât sur un point des frontières de France où les étrangers n'eussent pas encore pénétré, et que là, il établît le siège de son gouvernement. Je lui désignai la ville de Lyon comme convenant à tous égards, et par son importance, et par sa position à l'exécution de mon plan. «Le roi, lui dis-je, pourrait de Lyon exercer son pouvoir avec une indépendance entière des alliés; je l'y précéderais, s'il le voulait, et je viendrais lui rendre compte de l'esprit de cette ville; qu'une fois arrivé à Lyon, il ferait un appel à ses fidèles sujets; que ceux qui avaient été égarés, seraient probablement les premiers à s'y rendre; qu'il y convoquerait les Chambres; qu'avant que l'esprit de parti, vînt apporter des entraves, on aurait le temps de faire toutes les lois organiques; que de Lyon, il pourrait protéger la France, et que de Paris, il ne le pourrait pas; qu'il fallait prévoir le cas où, les alliés changeant, après la victoire qu'ils venaient de remporter, de dispositions et de langage, voudraient profiter contre la France des succès qu'ils avaient si solennellement déclaré ne vouloir obtenir que pour elle. Plusieurs indices, poursuivis-je, me font appréhender un tel changement. Leur retour aux principes est trop nouveau pour que nous n'ayons rien à redouter de la part de gens accoutumés à mesurer leurs droits sur leurs prétentions, et leurs prétentions sur leurs forces. Or, s'ils quittaient le rôle d'alliés pour celui d'ennemis et que le roi dût alors traiter avec eux, il ne pourrait être nulle part autant à leur merci que dans sa capitale même. J'insistai donc pour que le roi n'y rentrât que quand il pourrait y régner sans partage, et quand Paris serait également débarrassé des factieux et de toute force étrangère.» Je terminai ces explications en déclarant au roi que s'il prenait un autre parti, il me serait impossible de diriger ses affaires. Je lui offris ma démission, et je me retirai après avoir remis le mémoire qu'on va lire[236]; c'est un résumé de nos travaux au congrès et un exposé des moyens que je croyais propres à réparer les fautes commises pendant la première Restauration.
RAPPORT
FAIT AU ROI PENDANT SON VOYAGE DE GAND A PARIS.
«Sire,
»La France en avril 1814 était occupée par trois cent mille hommes de troupes étrangères, que cinq cent mille autres étaient prêts à suivre. Il ne lui restait au dedans qu'une poignée de soldats, qui avaient fait des prodiges de valeur, mais qui étaient épuisés. Elle avait au dehors de grandes forces, mais qui, disséminées et sans communications, ne pouvaient plus être d'aucune utilité pour elle, ni même se porter mutuellement secours. Une partie de ces forces étaient enfermées dans des places lointaines qu'elles pouvaient tenir plus ou moins de temps, mais qu'un simple blocus devait de toute nécessité faire tomber. Deux cent mille Français étaient prisonniers de guerre. Dans un tel état de choses, il fallait à tout prix faire cesser les hostilités par la conclusion d'un armistice. Il eut lieu le 23 avril.
»Cet armistice n'était pas seulement nécessaire; il fut un acte très politique. Il fallait, avant tout, qu'à la force, les alliés pussent faire succéder la confiance, et pour cela, il fallait leur en inspirer. Cet armistice, d'ailleurs, n'ôtait rien à la France qui pût être pour elle un secours présent ou même éloigné; il ne lui ôtait rien qu'elle pût avoir la plus légère espérance de conserver. Ceux qui ont cru qu'en différant jusqu'à la conclusion de la paix la reddition des places on aurait rendu meilleures les conclusions du traité, ignorent ou oublient qu'outre l'impossibilité d'obtenir un armistice en France, sans rendre les places, si l'on eût cherché à en prolonger l'occupation, on aurait excité la défiance des alliés et par conséquent changé leurs dispositions.
»Ces dispositions étaient telles que la France pouvait le désirer; elles étaient de beaucoup meilleures que l'on était en droit de s'y attendre. Les alliés avaient été accueillis comme des libérateurs; les éloges prodigués à leur générosité les excitaient à en montrer; il fallait profiter de ce sentiment, quand il était dans sa ferveur et ne pas lui donner le temps de se refroidir. Ce n'était pas assez de faire cesser les hostilités, il fallait faire évacuer le territoire français; il fallait que les intérêts de la France fussent en entier réglés, et qu'il ne restât pas d'incertitude sur son sort, afin que Votre Majesté pût prendre sur-le-champ la position qui lui convenait. Pour faire la paix aux meilleures conditions possibles, et pour en retirer tous les avantages qu'elle devait procurer, il était donc nécessaire de se hâter de la signer.
»Le traité du 30 mai ne fit perdre à la France que ce qu'elle avait conquis, et pas même tout ce qu'elle avait conquis dans le cours de la lutte qu'il terminait. Il ne lui ôta rien qui fût essentiel à sa sûreté. Elle perdit des moyens de domination qui n'étaient point pour elle des moyens de prospérité et de bonheur, et qu'elle ne pouvait conserver avec les avantages d'une paix durable.
»Pour bien juger le caractère de la paix de 1814, il faut considérer l'impression qu'elle fit sur les peuples alliés. L'empereur Alexandre à Saint-Pétersbourg, le roi de Prusse à Berlin furent non seulement reçus avec froideur, mais reçus avec mécontentement et par des murmures, parce que le traité du 30 mai ne remplissait pas les espérances de leurs sujets. La France avait levé partout d'immenses contributions de guerre; on s'était attendu à ce qu'il en serait levé sur elle; elle n'en eut aucune à payer; elle resta en possession de tous les objets d'art qu'elle avait conquis; tous ses monuments furent respectés; et il est vrai de dire qu'elle fut traitée avec une modération dont aucune époque de l'histoire n'offre d'exemples dans des circonstances semblables.
»Tous les intérêts directs de la France avaient été réglés, tandis que ceux des autres États étaient restés subordonnés aux décisions d'un futur congrès. La France était appelée à ce congrès, mais lorsque ses plénipotentiaires y arrivèrent, ils trouvèrent que des passions que le traité du 30 mai devait avoir éteintes, que des préventions qu'il devait avoir dissipées s'étaient ranimées depuis sa conclusion, et peut-être même par une suite des regrets qu'il avait laissés aux puissances.
»Aussi, continuaient-elles à se qualifier d'alliées, comme si la guerre eût encore duré. Arrivées les premières à Vienne, elles y avaient pris, par écrit, dans les protocoles dont la légation française soupçonna l'existence dès les premiers temps, mais qu'elle ne put connaître que quatre mois après, l'engagement de n'admettre l'intervention de la France que pour la forme.
»Deux de ces protocoles qui sont sous les yeux de Votre Majesté, et qui sont datés du 22 septembre 1814[237], portaient en substance: «que les puissances alliées prendraient l'initiative sur tous les objets qui seraient à discuter (sous le nom de puissances alliées étaient seulement désignées, l'Autriche, la Russie, l'Angleterre et la Prusse, parce que ces quatre puissances étaient plus étroitement unies entre elles qu'avec aucune autre, tant par leurs traités que par leurs vues).
»Qu'elles devraient seules convenir entre elles de la distribution des provinces disponibles, mais que la France et l'Espagne seraient admises à énoncer leurs avis et proposer leurs objections qui seraient alors discutées avec elles;
»Que les plénipotentiaires des quatre puissances n'entreraient en conférence avec ceux des deux autres sur ce qui était relatif à la distribution territoriale du duché de Varsovie, à celle de l'Allemagne, et à celle de l'Italie, qu'à mesure qu'ils auraient terminé entièrement et jusqu'à un parfait accord entre eux chacun de ces trois points.
»On voulait donc que la France jouât au congrès un rôle purement passif; elle devait être simple spectatrice de ce que l'on y voulait faire, plutôt qu'elle ne devait y prendre part. Elle était toujours l'objet d'une défiance que nourrissait le souvenir de ses envahissements successifs, et d'une animosité qu'excitait le sentiment des maux que, si récemment encore, elle avait répandus sur l'Europe. On n'avait point cessé de la craindre; on était encore effrayé de sa force, et l'on ne croyait pouvoir trouver de sécurité, qu'en coordonnant l'Europe dans un système uniquement dirigé contre elle. La coalition enfin subsistait toujours.
»Votre Majesté me permettra de me rappeler avec quelque plaisir que, dans toutes les occasions, j'ai soutenu, j'ai essayé de persuader même aux principaux officiers de ses armées, qu'il était de l'intérêt de la France, qu'il était aujourd'hui de leur gloire de renoncer volontairement à l'idée de recouvrer la Belgique et la rive gauche du Rhin. Je pensais que sans cet abandon patriotique, il ne pouvait exister de paix entre la France et l'Europe. Et, en effet, quoique la France n'eût plus ces provinces, la grandeur de la puissance française tenait l'Europe dans un état de crainte qui la forçait de conserver une attitude[238] hostile. Notre puissance est telle, qu'aujourd'hui que l'Europe est dans le maximum de sa force, et la France dans le minimum de la sienne, l'Europe doute encore du succès de la lutte qu'elle entreprend. Mon opinion à cet égard n'était que l'expression des sentiments de Votre Majesté. Mais la plupart de ses principaux serviteurs, mais des écrivains d'ailleurs estimables, mais l'armée, mais la plus grande partie de la nation, ne partageaient point cette modération sans laquelle toute paix durable, ou même toute apparence de paix était impossible; et cette disposition ambitieuse que l'on avait quelque raison de regarder comme celle de la France, augmentait et justifiait la crainte que sa force inspirait.
»C'est pour cela que les papiers publics étaient remplis ou d'insinuations ou d'accusations[239] contre la France et ses plénipotentiaires. Ils restaient isolés; presque personne n'osait les voir. Le petit nombre même de ministres qui ne partageaient point ces préventions, les évitaient pour ne point se compromettre auprès des autres. Pour tout ce que l'on voulait faire, on se cachait avec soin de nous. On tenait des conférences à notre insu, et lorsqu'au commencement du congrès, un comité fut formé pour l'organisation fédérale de l'Allemagne, chacun des ministres qui y entrèrent dut s'engager par une promesse d'honneur à ne nous rien communiquer de ce qui s'y passerait.
»Quoique le gouvernement de Votre Majesté n'eût aucune des vues qu'on lui supposait, quoiqu'il n'eût rien à demander pour lui-même, et qu'il ne voulût rien demander, tout ce qui devait être réglé par le congrès était pour lui d'une haute importance. Mais, si son intérêt sur la manière de le régler différait de l'intérêt actuel et momentané de quelques-unes des puissances, il était heureusement conforme à l'intérêt du plus grand nombre et même aux intérêts durables et permanents de toutes.
»Bonaparte avait détruit tant de gouvernements, réuni à son empire tant de territoires et tant de populations diverses que, lorsque la France cessa d'être l'ennemie de l'Europe et rentra dans les limites hors desquelles elle ne pouvait conserver avec les autres États des rapports[240] d'amitié, il se trouva sur presque tous les points de l'Europe, de vastes contrées sans gouvernements. Les États qu'il avait dépouillés sans les détruire entièrement ne pouvaient recouvrer les provinces qu'ils avaient perdues, parce qu'elles avaient en partie passé sous la domination de princes qui, depuis, étaient entrés dans leur alliance. Il fallait donc, pour que les pays devenus vacants par la renonciation de la France eussent un gouvernement, et pour indemniser les États qui avaient été dépouillés par elle, que ces pays leur fussent partagés. Quelque répugnance que l'on dût avoir pour ces distributions d'hommes et de pays, qui dégradent l'humanité, elles avaient été rendues indispensables par les usurpations violentes d'un gouvernement qui, n'ayant employé sa force qu'à détruire, avait amené cette nécessité de reconstruire avec les débris qu'il avait laissés.
»La Saxe était sous la conquête, le royaume de Naples était au pouvoir d'un usurpateur; il fallait décider du sort de ces États.
»Le traité de Paris portait que ces dispositions seraient faites de manière à établir en Europe un équilibre réel et durable. Aucune puissance ne niait qu'il fallût se conformer à ce principe; mais les vues particulières de quelques-unes les abusaient sur les moyens d'en remplir l'objet.
»D'un autre côté, c'eût été vainement que cet équilibre eût été établi, si l'on n'eût en même temps posé comme une des bases de la tranquillité future de l'Europe, les principes qui seuls peuvent assurer la tranquillité intérieure des États, en même temps qu'ils empêchent que, dans leurs rapports entre eux, ils ne se trouvent uniquement sous l'empire de la force.
»Votre Majesté, en rentrant en France, avait voulu que les maximes d'une politique toute morale reparussent avec elle, et devinssent la règle de son gouvernement. Elle sentit qu'il était nécessaire aussi qu'elles parvinssent dans les cabinets, qu'elles se montrassent dans les rapports entre les différents États, et elle nous avait ordonné d'employer toute l'influence qu'elle devait avoir et de consacrer tous nos efforts à leur faire rendre hommage par l'Europe assemblée. C'était une restauration générale qu'elle voulait entreprendre de faire.
»Cette entreprise présentait de nombreux obstacles. La Révolution n'avait point borné ses effets au seul territoire de la France; elle s'était répandue au dehors par la force des armes, par les encouragements donnés à toutes les passions et par un appel général à la licence. La Hollande et plusieurs parties de l'Italie avaient vu, à diverses reprises, des gouvernements révolutionnaires remplacer des gouvernements légitimes. Depuis que Bonaparte était maître de la France, non seulement le fait de la conquête suffisait pour ôter la souveraineté, mais on s'était accoutumé à voir de simples décrets détrôner des souverains, anéantir des gouvernements, faire disparaître des nations entières.
»Quoiqu'un tel ordre de choses, s'il eût subsisté, dût nécessairement amener la ruine de toute société civilisée, l'habitude et la crainte le faisaient encore supporter, et comme il était favorable aux intérêts momentanés de quelques puissances, plusieurs ne craignirent point assez le reproche de prendre Bonaparte pour modèle.
»Nous montrâmes tous les dangers de cette fausse manière de voir. Nous établîmes que l'existence de tous les gouvernements était compromise au plus haut degré dans un système qui faisait dépendre leur conservation ou d'une faction, ou du sort de la guerre. Nous fîmes voir enfin que c'était surtout pour l'intérêt des peuples qu'il fallait consacrer la légitimité des gouvernements, parce que les gouvernements légitimes peuvent seuls être stables, et que les gouvernements illégitimes, n'ayant d'autre appui que la force, tombent d'eux-mêmes, dès que cet appui vient à manquer, et livrent ainsi les nations à une suite de révolutions dont il est impossible de prévoir le terme.
»Ces principes trop sévères pour la politique de quelques cours, opposés au système que suivent les Anglais dans l'Inde, gênants peut-être pour la Russie, ou que, du moins, elle avait elle-même méconnus dans plusieurs actes solennels et peu anciens, eurent pendant longtemps peine à se faire entendre. Avant que nous fussions parvenus à en faire sentir l'importance, les puissances alliées avaient déjà pris des arrangements qui y étaient entièrement opposés.
»La Prusse avait demandé la Saxe tout entière. La Russie l'avait demandée pour la Prusse. L'Angleterre avait, par des notes officielles, non seulement consenti sans réserve à ce qu'elle lui fût donnée, mais elle avait encore essayé de démontrer qu'il était juste, qu'il était utile de le faire. L'Autriche y avait aussi officiellement donné son adhésion, sauf quelques rectifications de frontières. La Saxe était ainsi complètement sacrifiée par des arrangements particuliers faits entre l'Autriche, la Russie, l'Angleterre et la Prusse, auxquels la France était restée étrangère.
»Cependant le langage de l'ambassade de France, sa marche raisonnée, sérieuse, uniforme, dégagée de toutes vues ambitieuses, commençaient à faire impression. Elle voyait renaître la confiance autour d'elle; on sentait que ce qu'elle disait n'était pas plus dans l'intérêt de la France que dans celui de l'Europe, et de chaque État en particulier. On ouvrait les yeux sur les dangers qu'elle avait signalés. L'Autriche, la première, voulut revenir sur ce qui était, pour ainsi dire, définitivement arrêté relativement à la Saxe, et déclara, dans une note remise au prince de Hardenberg, le 10 décembre 1814, qu'elle ne souffrirait pas que ce royaume fût détruit.
»Ce fut là le premier avantage que nous obtînmes, en suivant la ligne que Votre Majesté nous avait tracée.
»Je me reproche de m'être souvent plaint, dans les lettres que j'ai eu l'honneur de lui écrire, des difficultés que nous éprouvions; de la lenteur avec laquelle marchaient les affaires. Cette lenteur, je la bénis aujourd'hui, car, si les affaires eussent été conduites avec plus de rapidité, avant le mois de mars, le congrès eût été fini, les souverains dans leurs capitales, les armées rentrées chez elles, et alors, que de difficultés à surmonter!
»M. de Metternich m'ayant communiqué officiellement sa note du 10 décembre, je pus faire entendre l'opinion de la France et j'adressai, à lui et à lord Castlereagh, une profession de foi politique complète. Je déclarai que Votre Majesté ne demandait rien pour la France; qu'elle ne demandait pour qui que ce fût que la simple justice; que ce qu'elle désirait par-dessus toutes choses, c'était que les révolutions finissent, que les doctrines qu'elles avaient produites n'entrassent plus dans les relations politiques des États, afin que chaque gouvernement pût ou les prévenir ou les terminer complètement, s'il en était menacé ou atteint.
»Ces déclarations achevèrent de dissiper la défiance dont nous avions d'abord été l'objet; elle fit bientôt place au sentiment contraire. Rien ne se fit plus sans notre concours; non seulement nous fûmes consultés, mais on rechercha notre suffrage. L'opinion publique changea tout à fait à notre égard; et une affluence de personnes qui s'étaient montrées si craintives remplaça l'isolement où nous avions d'abord été laissés.
»Il était plus difficile pour l'Angleterre qu'il ne l'avait été pour l'Autriche, de revenir sur la promesse faite à la Prusse de lui abandonner la totalité du royaume de Saxe. Ses notes étaient plus positives. Elle n'avait point, comme l'Autriche, subordonné cet abandon à la difficulté de trouver d'autres moyens d'indemniser complètement la Prusse, par des possessions à sa convenance, des pertes qu'elle avait faites depuis 1806. D'ailleurs, la position des ministres anglais les oblige, sous peine de perdre ce que l'on nomme en Angleterre le character, à ne point s'écarter de la route dans laquelle ils sont une fois entrés; et, dans le choix qu'ils font de cette route, leur politique doit toujours être de se conformer à l'opinion probable du parlement. Cependant, la légation anglaise fut amenée aussi à revenir sur ce qu'elle avait promis, à changer de système, à vouloir que le royaume de Saxe ne fût pas détruit, à se rapprocher de la France, et même à s'unir avec elle et l'Autriche par un traité d'alliance. Ce traité remarquable surtout comme premier rapprochement entre des puissances que des intérêts communs devaient tôt ou tard appeler à se soutenir, fut signé le 3 janvier. La Bavière, le Hanovre et les Pays-Bas y accédèrent, et ce fut seulement alors que la coalition, qui, malgré la paix, avait toujours subsisté, se trouva réellement dissoute.
»De ce moment, le plus grand nombre des puissances adoptèrent nos principes; les autres montrèrent qu'elles ne les combattraient pas longtemps: il ne restait donc plus guère qu'à en faire l'application.
»La Prusse, privée de l'appui de l'Autriche et de l'Angleterre, se vit alors, quoique soutenue encore par la Russie dans la nécessité de borner ses prétentions à recevoir une portion de la Saxe, et ce fut ainsi que ce royaume, dont le sort paraissait irrévocablement décidé et dont la destruction était prononcée, fut sauvé de sa ruine.
»Bonaparte, après avoir occupé le royaume de Naples par la force des armes, l'avait donné, au mépris de l'indépendance des nations, comme une chose qui lui aurait appartenu en propre, et ainsi qu'il eût pu faire d'un simple domaine, à l'un de ses généraux, pour récompenser les services qu'il avait reçus de lui. Ce n'eût pas été une moindre violation de la légitimité de laisser sur un pareil droit la possession de ce royaume. Sa chute fut préparée, et elle n'était plus douteuse lorsqu'il la consomma lui-même par son agression. Sept semaines se sont à peine écoulées depuis cette agression, et déjà l'usurpateur ne règne plus; déjà Ferdinand IV est remonté sur son trône. Dans cette importante question, le ministère anglais eut le courage de se joindre entièrement au système de la France, malgré les clameurs indiscrètes et déplacées du parti de l'opposition et les intrigues inconsidérées que des voyageurs anglais faisaient sur tous les points de l'Italie.
»La France avait aussi à s'applaudir de la manière dont avaient été réglés la plupart des autres arrangements du congrès.
»Le roi de Sardaigne n'ayant dans la branche actuellement régnante de sa maison aucun héritier mâle, il pouvait être à craindre que l'Autriche ne tentât de faire passer sa succession à l'un des archiducs qui avait épousé l'une de ses filles, ce qui eût mis entre les mains de l'Autriche ou de princes de sa famille toute la haute Italie. Le droit de succéder de la branche de Carignan aux États du roi de Sardaigne fut reconnu. Ces États accrus du pays de Gênes, et devenus l'héritage d'une famille que tout attache à la France, formeront ainsi pour la puissance autrichienne en Italie un contrepoids nécessaire au maintien de l'équilibre dans cette contrée.
»S'il n'avait pas été possible d'empêcher que la Russie n'eût rien du duché de Varsovie, la moitié de ce duché retourna, du moins, à ses anciens possesseurs.
»La Prusse n'eut ni Luxembourg ni Mayence; elle ne fut, sur aucun point, limitrophe de la France; partout, elle en fut séparée par le royaume des Pays-Bas, dont la politique naturelle, depuis que son territoire s'est accru, assure à la France qu'elle n'a rien à craindre.
»Le bienfait d'une neutralité perpétuelle fut assuré à la Suisse, ce qui était pour la France, dont la frontière de ce côté est ouverte et sans défense, un avantage presque aussi grand que pour la Suisse elle-même. Mais cette neutralité n'empêche pas aujourd'hui la Suisse de s'unir aux efforts de l'Europe contre Bonaparte. Celle qu'elle a désirée, celle qui lui est assurée pour toujours, elle en jouira dans toutes les guerres qui auront lieu entre les différents États. Mais elle a elle-même senti qu'elle ne devait pas en réclamer l'avantage dans une guerre qui n'est point faite contre une nation, dans une guerre que l'Europe se trouve forcée d'entreprendre pour son salut, qui intéresse la Suisse elle-même comme tous les autres pays, et elle a voulu prendre part à la cause de l'Europe, de la manière dont sa position, son organisation et ses ressources, lui permettaient de le faire.
»La France s'était engagée, par le traité de Paris à abolir à l'expiration d'un délai fixé le commerce des noirs, ce qui aurait pu être considéré comme un sacrifice et une concession qu'elle aurait faite, si les autres puissances maritimes, ne partageant point les sentiments d'humanité qui avaient dicté cette mesure, ne l'avaient pas aussi adoptée.
»L'Espagne et le Portugal, les seules de ces puissances qui fissent encore la traite, s'engagèrent comme la France à l'abolir. A la vérité, elles se réservèrent un plus long délai; mais ce délai se trouve proportionnellement moindre si l'on considère les besoins de leurs colonies, et si l'on pense combien dans ces pays un peu arriérés, l'opinion sur cette matière a besoin d'être préparée.
»La navigation du Rhin et de l'Escaut fut soumise à des règles fixes, les mêmes pour toutes les nations. Ces règles empêchent les États riverains de mettre à la navigation des entraves particulières et de l'assujettir à d'autres droits que ceux qui sont établis pour leurs propres sujets. Ces dispositions rendent à la France, par les facilités qu'elles lui donnent pour son commerce, une grande partie des avantages qu'elle retirait de la Belgique et de la rive gauche du Rhin.
»Tous les points principaux avaient été réglés à la satisfaction de la France, autant, et plus peut-être, qu'il n'était permis de l'espérer. Dans les détails aussi, on avait eu égard à ses convenances particulières, aussi bien qu'à celles des autres pays.
»Depuis que, revenues de leurs préventions, les puissances avaient senti que pour établir un ordre de choses solide, il fallait que chaque État y trouvât les avantages auxquels il a droit de prétendre, on avait travaillé de bonne foi à procurer à chacun ce qui ne peut pas nuire à un autre. Cette entreprise était immense. Il s'agissait de refaire ce que vingt années de désordre avaient détruit, de concilier des intérêts contradictoires par des arrangements équitables, de compenser des inconvénients partiels[241] par des avantages majeurs, de subordonner même l'idée d'une perfection absolue, dans des institutions politiques et dans la distribution des forces, à l'établissement d'une paix durable.
»On était parvenu à vaincre les principaux obstacles; les questions les plus épineuses étaient résolues; on travaillait à n'en laisser aucune indécise. L'Allemagne allait recevoir une constitution fédérale qu'elle attendait des délibérations du congrès, ce qui aurait arrêté la tendance, que l'on y observe dans les opinions, à se former en ligue du Midi et en ligue du Nord. Les puissances allaient opposer en Italie, par des arrangements justes et sages, une barrière efficace au retour de ces révolutions fréquentes, dont les peuples de ce pays sont tourmentés depuis des siècles. On s'occupait des mesures bienfaisantes par lesquelles les intérêts réciproques des différents pays eussent été assurés, leurs points de contact et leurs rapports d'industrie et de commerce multipliés; toutes les communications utiles perfectionnées et facilitées d'après les principes d'une politique libérale.
»Nous nous flattions enfin que le congrès couronnerait ses travaux en substituant à ces alliances passagères, fruit des besoins et des calculs momentanés, un système permanent de garantie commune et d'équilibre général, dont nous avions fait apprécier les avantages par toutes les puissances. Lord Castlereagh avait, dans cette idée, fait rédiger un très bon article. L'empire ottoman entrait dans la grande préservation, et peut-être l'information que l'Angleterre et nous lui en avons donnée a-t-elle contribué à le déterminer à repousser toutes les insinuations que Bonaparte avait essayé de lui faire. Ainsi, l'ordre établi en Europe eût été placé sous la protection constante de toutes les parties intéressées, qui, par des démarches sagement concertées, ou par des efforts sincèrement réunis, eussent étouffé, dès sa naissance, toute tentative faite pour le compromettre.
»Alors les révolutions se seraient trouvées arrêtées; les gouvernements auraient pu consacrer leurs soins à l'administration intérieure, à des améliorations réelles, conformes aux besoins et aux vœux des peuples et à l'exécution de tant de plans salutaires que les dangers et les convulsions des temps passés les avaient malheureusement forcés de suspendre.
»C'était le rétablissement du gouvernement de Votre Majesté, dont les intérêts, les principes et les vœux se dirigeaient tous vers la conservation de la paix, qui avait mis l'Europe en état de donner une base solide à sa tranquillité et à son bonheur à venir. Le maintien de Votre Majesté sur son trône était nécessaire à l'achèvement de ce grand ouvrage. La terrible catastrophe qui l'a, pour quelque temps, séparée de ses peuples, est venue l'interrompre. Il a fallu négliger les soins que l'on voulait donner à la prospérité des nations pour s'occuper des moyens de sauver leur existence menacée. On a dû ajourner à d'autres temps plusieurs des choses que l'on avait projetées et en régler d'autres avec moins de maturité et de réflexion que l'on ne l'eût fait si on avait pu s'y livrer tout entier.
»Le congrès étant ainsi obligé de laisser incomplets les travaux qu'il avait entrepris, quelques personnes parlèrent d'ajourner au temps où ces travaux pourraient être achevés la signature de l'acte qui devait les sanctionner.
»Plusieurs cabinets agirent dans ce sens, peut-être avec le désir secret de tirer parti des événements qui se préparent. J'aurais regardé cet ajournement comme un malheur très grand pour Votre Majesté, moins encore par l'incertitude qu'il aurait laissée sur les intentions des puissances, que par l'effet que doit avoir sur l'opinion en France un acte qui intéresse à un si haut point l'Europe entière, et dans lequel Votre Majesté paraît, malgré les circonstances actuelles, comme l'une des parties principales. J'ai donc dû faire tout ce qui pouvait dépendre de moi pour qu'il fût signé, et je m'estime heureux que l'on s'y soit enfin décidé.
»La considération que devait avoir le gouvernement de Votre Majesté dans les cours étrangères ne pouvait être complète qu'en faisant obtenir à ses sujets celle qui naturellement appartient aux membres d'une grande nation, et que la crainte que les Français avaient inspirée leur avait fait perdre. Depuis le mois de décembre 1814, il n'est pas venu à Vienne un seul Français, quelque affaire qui l'y ait amené, qui n'y ait été traité avec des égards particuliers; et je puis dire à Votre Majesté que le 7 mars 1815, jour où l'on a appris l'arrivée de Bonaparte en France, la qualité de Français était devenue, dans cette ville, un titre à la bienveillance. Je sais tout le prix que Votre Majesté mettait à cette grande réconciliation, et je suis heureux de pouvoir lui dire que ses vœux à cet égard avaient été complètement remplis.
»Je prie Votre Majesté de vouloir bien me permettre de lui faire connaître toute la part qu'ont eue au succès des négociations M. le duc de Dalberg, M. le comte de la Tour du Pin, et M. le comte de Noailles, qu'elle m'avait adjoints en qualité de ses ambassadeurs, et M. de la Besnardière, conseiller d'État, qui m'avait accompagné à Vienne. Ils n'ont pas seulement été utiles par leurs travaux dans les différentes commissions auxquelles ils ont été attachés, mais ils l'ont été encore par leur conduite dans le monde, par leur langage et par l'opinion qu'ils ont su faire prendre et d'eux-mêmes et du gouvernement qu'ils représentaient. C'est à leur coopération éclairée que je dois d'être parvenu à surmonter tant d'obstacles, à changer tant de mauvaises dispositions, à détruire tant d'impressions fâcheuses; d'avoir enfin rendu au gouvernement de Votre Majesté toute la part d'influence qu'il devait avoir dans les délibérations de l'Europe.
»C'était en nous attachant à défendre le principe de la légitimité que nous avions atteint ce but important. La présence des souverains qui se trouvaient à Vienne, et de tous les membres du congrès à la cérémonie expiatoire du 21 janvier, fut un hommage éclatant rendu à ce principe.
»Mais, pendant qu'il triomphait au congrès, en France, il était attaqué.
»Ce que je vais dire à ce sujet à Votre Majesté a pu être vu plus distinctement de loin, qu'il ne l'était à Paris. Hors de la France, l'attention étant moins détournée, les faits arrivaient en masse, et dégagés des circonstances accessoires qui sur les lieux mêmes pouvaient les faire méconnaître, devaient à une certaine distance être mieux jugés, et, cependant, je n'aurais pas assez de confiance dans des observations qui ne seraient que les miennes. Ayant rempli une mission longue hors de France, il est de mon devoir de faire auprès de Votre Majesté ce qui, dans le département des affaires étrangères, est prescrit à tous les agents employés au dehors. Ils doivent rendre compte de l'opinion que l'on a prise dans les pays où ils ont été accrédités des différents actes du gouvernement et des réflexions que, parmi les hommes éclairés et attentifs, ils ont pu faire naître.
»On peut s'accommoder d'un état de choses qui est fixe, lors même qu'on en est blessé dans son principe, parce qu'il ne laisse pas de craintes pour l'avenir, mais non d'un état de choses qui varie chaque jour, parce que chaque jour il fait naître de nouvelles craintes et que l'on ne sait quel en sera le terme. Les révolutionnaires avaient pris leur parti sur les premiers actes du gouvernement de Votre Majesté; ils se sont effrayés de ce qui a été fait, quinze jours, un mois, six mois après. C'est ainsi qu'ils s'étaient résignés à l'élimination faite dans le Sénat[242] et qu'ils n'ont pu tolérer celle de l'Institut[243], quoiqu'elle fut d'une moindre importance. Les changements faits dans la Cour de cassation, puisque Votre Majesté croyait utile d'y en faire, devaient l'être huit mois plus tôt[244].
»Le principe de la légitimité était attaqué aussi, et d'une manière peut-être plus dangereuse, par les fautes des défenseurs du pouvoir légitime, qui, confondant deux choses aussi différentes que la source du pouvoir et son exercice, se persuadaient, ou agissaient comme s'ils étaient persuadés, que, par cela même qu'il était légitime, il devait aussi être absolu.
»Mais quelque légitime que soit un pouvoir, son exercice doit varier selon les objets auxquels il s'applique, selon les temps et selon les lieux. Or, l'esprit des temps où nous vivons exige que, dans les grands États civilisés, le pouvoir suprême ne s'exerce qu'avec le concours de corps tirés du sein de la société qu'il gouverne.
»Lutter contre cette opinion, c'était lutter contre une opinion universelle, et un grand nombre d'individus placés près du trône nuisaient essentiellement au gouvernement, parce que celle qu'ils exprimaient y était opposée. Toute la force de Votre Majesté consistait dans l'idée que l'on avait de ses vertus et de sa bonne foi; quelques actes tendirent à l'affaiblir. Je citerai seulement à ce sujet, les interprétations forcées et les subtilités par lesquelles quelques dispositions de la charte constitutionnelle parurent éludées, particulièrement dans des ordonnances qui renversaient des institutions fondées sur des lois[245]. Alors, on commença à douter de la sincérité du gouvernement, on soupçonna qu'il ne considérait la charte que comme un acte passager accordé à la difficulté des circonstances, et qu'il se proposait de laisser tomber en désuétude, si la surveillance représentative lui en laissait les moyens. On craignit des réactions; quelques choix augmentèrent ces craintes. La nomination de M. de Bruges[246], par exemple, à la place de grand chancelier de la Légion d'honneur, quelque qualité personnelle qu'il pût avoir, a déplu à tout le monde en France, et, je dois le dire à Votre Majesté, a étonné tout le monde en Europe.
»L'inquiétude rallia au parti des révolutionnaires tous ceux qui, sans avoir partagé leurs erreurs, étaient attachés aux principes constitutionnels, et tous ceux qui avaient intérêt au maintien, non des doctrines de la Révolution, mais de ce qui s'est fait sous leur influence.
»C'est bien plutôt à ces causes qu'à un véritable attachement pour sa personne que Bonaparte a dû de trouver quelques partisans hors de l'armée, et même une grande partie de ceux qu'il a eus dans l'armée, parce que, élevés avec la Révolution, ils étaient attachés par toutes sortes de liens[247] aux hommes qui en avaient été les chefs.
»On ne peut se dissimuler que quelque grands que soient les avantages de la légitimité, il en peut aussi résulter des abus. Il y a, à cet égard, une opinion fortement établie, parce que dans les vingt années qui ont précédé la Révolution, la pente de tous les écrits politiques était de les faire connaître et de les exagérer. Peu de personnes savent apprécier les avantages de la légitimité, parce qu'ils sont tous de prévoyance. Tout le monde est frappé des abus, parce qu'ils peuvent être de tous les moments, et se montrer dans toutes les occasions. Qui, depuis vingt ans, s'est donné assez le temps de réfléchir, pour avoir appris qu'un gouvernement s'il n'est légitime, ne peut être stable? qu'offrant à toutes les ambitions, l'espérance de le renverser, pour le remplacer par un autre, il est toujours menacé, et porte en lui, un ferment révolutionnaire, toujours prêt à se développer? Il est malheureusement resté dans les esprits que la légitimité en assurant au souverain de quelque manière qu'il gouverne, la conservation de sa couronne, lui donne trop de facilité de se mettre au-dessus de toutes les lois.
»Avec cette disposition qui se montre aujourd'hui chez tous les peuples, et dans un temps où l'on discute, où l'on examine, où l'on analyse tout et surtout, les matières politiques, on se demande ce que c'est que la légitimité, d'où elle provient, ce qui la constitue.
»Lorsque les sentiments religieux étaient profondément gravés dans les cœurs, et qu'ils étaient tout-puissants sur les esprits, les hommes pouvaient croire que la puissance souveraine était une émanation de la Divinité. Ils pouvaient croire que les familles que la protection du ciel avait placées sur les trônes, et que sa volonté y avait longtemps maintenues, régnaient sur eux de droit divin. Mais dans un temps où il reste à peine une trace légère de ces sentiments, où le lien de la religion, s'il n'est rompu, est au moins bien relâché, on ne veut plus admettre une telle origine de la légitimité.
»Aujourd'hui l'opinion générale, et l'on tenterait vainement de l'affaiblir, est que les gouvernements existent uniquement pour les peuples: une conséquence nécessaire de cette opinion, c'est que le pouvoir légitime est celui qui peut le mieux assurer leur bonheur et leur repos. Or, il suit de là, que le seul pouvoir légitime est celui qui existe depuis une longue succession d'années; et, en effet, ce pouvoir, fortifié par le respect qu'inspire le souvenir des temps passés, par l'attachement qu'il est naturel aux hommes d'avoir pour la race de leur maîtres, ayant pour lui l'ancien état de possession qui est un droit aux yeux de tous les individus, parce qu'il en est un d'après les lois qui régissent les propriétés particulières, livre plus rarement qu'aucun autre, le sort des peuples aux funestes hasards des révolutions. C'est donc celui auquel leurs plus chers intérêts leur commandent de rester soumis. Mais si l'on vient malheureusement à penser que les abus de ce pouvoir l'emportent sur les avantages qu'il peut procurer, on est conduit à regarder la légitimité comme une chimère.
»Que faut-il donc, pour donner aux peuples la confiance dans le pouvoir légitime, pour conserver à ce pouvoir le respect qui assure sa stabilité? Il suffit, mais il est indispensable de le constituer de telle manière que tous les motifs de crainte qu'il peut donner soient écartés.
»Il n'est pas moins de l'intérêt du souverain que de l'intérêt des sujets de le constituer ainsi; car le pouvoir absolu serait aujourd'hui un fardeau aussi pesant pour celui qui l'exercerait que pour ceux sur lesquels il serait exercé.
»Avant la Révolution, le pouvoir en France était restreint par d'antiques institutions; il était modifié par l'action des grands corps de la magistrature, du clergé et de la noblesse, qui étaient des éléments nécessaires de son existence et dont il se servait pour gouverner. Aujourd'hui, ces institutions sont détruites, ces grands moyens de gouvernement sont anéantis. Il faut en retrouver d'autres que l'opinion publique ne réprouve pas; il faut même qu'ils soient tels qu'elle les indique.
»Autrefois, l'autorité de la religion pouvait prêter son appui à l'autorité de la puissance souveraine; elle ne le peut plus aujourd'hui que l'indifférence religieuse a pénétré dans toutes les classes et y est devenue générale. La puissance souveraine ne peut donc trouver d'appui que dans l'opinion, et, pour cela, il faut qu'elle marche d'accord avec cette même opinion.
»Elle aura cet appui si les peuples voient que le gouvernement tout puissant pour faire leur bonheur, ne peut rien qui y soit contraire. Mais il faut pour cela qu'ils aient la certitude qu'il ne peut y avoir rien d'arbitraire dans sa marche. Il ne suffirait pas qu'ils lui crussent la volonté de faire le bien, car ils pourraient craindre que cette volonté ne vînt à changer, ou qu'il ne se trompât sur les moyens qu'il emploierait. Ce n'est pas assez que la confiance soit fondée sur les vertus et les grandes qualités du souverain, qui comme lui sont périssables, il faut qu'elle soit fondée sur la force des institutions qui sont permanentes; il faut même plus encore. En vain les institutions seraient-elles de nature, à assurer le bonheur des peuples; alors même, elles ne leur inspireraient aucune confiance, si elles n'établissaient pas la forme de gouvernement que l'opinion générale du siècle fait regarder comme la seule propre à atteindre ce but.
»On veut avoir des garanties: on en veut pour le souverain, on en veut pour les sujets. Or, on croirait n'en point avoir:
»Si la liberté individuelle n'était pas mise par les lois, à l'abri de toute atteinte;
»Si la liberté de la presse n'était point pleinement assurée, et si les lois ne se bornaient pas à en punir les délits;
»Si l'ordre judiciaire n'était pas indépendant, et pour cela composé de membres inamovibles;
»Si le pouvoir de juger était réservé dans de certains cas aux administrations ou à tout autre corps qu'aux tribunaux;
»Si les ministres n'étaient pas solidairement responsables de l'exercice du pouvoir dont ils sont dépositaires;
»S'il pouvait entrer dans les conseils du souverain d'autres personnes que des personnes responsables;
»Enfin, si la loi n'était pas l'expression d'une volonté formée par la réunion de trois volontés distinctes.
»Dans les sociétés anciennes et nombreuses où l'intelligence s'est développée avec les besoins, et les passions avec l'intelligence, il est nécessaire que les pouvoirs publics acquièrent une force proportionnée, et l'expérience a prouvé qu'on les fortifie en les divisant.
»Ces opinions ne sont plus aujourd'hui particulières à un seul pays; elles sont communes à presque tous. Aussi partout on demande des constitutions; partout on sent le besoin d'en établir d'analogues à l'état plus ou moins avancé des sociétés politiques, et partout on en prépare. Le congrès n'a donné Gênes à la Sardaigne, Lucques à l'infante Marie-Louise d'Espagne; il n'a restitué Naples à Ferdinand IV, il ne rend les légations au pape, qu'en stipulant pour ces pays l'ordre de choses que leur état actuel a paru requérir ou comporter. Je n'ai vu aucun souverain, aucun ministre qui, effrayé des suites que doit avoir en Espagne le système de gouvernement suivi par Ferdinand VII, ne regrettât amèrement qu'il ait pu remonter sur son trône, sans que l'Europe lui eût imposé la condition de donner à ses États des institutions qui fussent en harmonie avec les idées du temps. J'ai même entendu des souverains, dont les peuples encore trop peu avancés dans la civilisation, ne sont pas susceptibles de recevoir les institutions qui la supposent parvenue à un haut degré, s'en affliger comme d'un malheur dont ils souffrent eux-mêmes.
»J'ai recueilli ces opinions au milieu des délibérations de l'Europe assemblée. Dans tous les entretiens que j'ai eus avec les souverains et avec leurs ministres, je les en ai trouvés pénétrés. Elles sont exprimées dans toutes les lettres qu'écrivent les ambassadeurs d'Autriche et de Russie à Londres, et dans celles de lord Castlereagh. C'était donc un devoir pour moi de les soumettre à Votre Majesté dans ce rapport. J'ai dû bien moins encore m'en dispenser, lorsque les souverains, dans les audiences de congé qu'ils m'ont accordées, m'ont tous recommandé de dire à Votre Majesté qu'ils sont intimement convaincus que la France ne saurait jamais être tranquille, si Votre Majesté ne partageait pas ces opinions sans réserve, et ne les prenait pas pour règle unique de son gouvernement; qu'il fallait que tout fût oublié en France, et le fût sans restriction; que toute exclusion était dangereuse, que l'on n'y pourrait trouver de garanties pour le souverain que quand il y en aurait pour tous les partis, et que ces garanties ne seraient suffisantes qu'autant qu'elles seraient jugées telles par toutes les classes de la société; qu'il paraît indispensable d'arriver à un système complet et tel que chaque partie en fasse ressortir la sincérité et la rende évidente; qui fasse voir clairement, et dès le commencement, le but auquel tend le gouvernement; qui mette chacun en état d'apprécier sa propre position, et qui ne laisse d'incertitude à personne. Ils ont ajouté que si Votre Majesté paraissait plus qu'aucun autre intéressée au maintien de la tranquillité en France, ils n'y étaient en réalité pas moins intéressés eux-mêmes, puisque la crise où elle se trouve aujourd'hui compromet l'existence de toute l'Europe, et qu'enfin les efforts qu'ils faisaient cette année deviendraient, une fois rentrés dans leurs États, difficiles à renouveler.
»Après avoir lu la déclaration que Votre Majesté a dernièrement adressée à ses sujets, les souverains m'ont encore dit qu'ils avaient remarqué avec regret une phrase où Votre Majesté fait entendre, quoique avec beaucoup de ménagements, qu'elle s'est soumise à accepter leur secours, d'où l'on conclura peut-être, qu'elle aurait pu les refuser et que la paix eût subsisté. Ils craignent que par là, Votre Majesté ne se soit donnée aux yeux de la France le tort de paraître imposée par eux. Ils pensent que pour ne point confirmer ses peuples dans une idée si contraire à ses intérêts, il doit y avoir peu d'action de sa part et de la part des personnes qui l'entourent. Votre Majesté a beaucoup à faire pour cela, puisque c'est le zèle qu'il faut contenir et même réprimer. Selon leur manière de voir, Votre Majesté doit paraître gémir de ce qui se passe plutôt que d'y coopérer. Elle doit se placer, par elle-même ou par les siens, entre les souverains alliés et ses peuples, pour diminuer, autant qu'elle le pourra, les maux de la guerre, et pour tranquilliser les alliés sur la fidélité des places qui se seraient rendues et qui, d'après les arrangements que je suppose avoir été pris par vos ministres avec le duc de Wellington, auraient été confiées à des personnes de votre choix. Ils croient enfin que, pour ne point paraître exciter la guerre, et encore moins la faire elle-même, ni Votre Majesté, ni aucun prince de sa famille, ne doit se montrer avec les armées alliées. Il n'était jamais arrivé à la politique d'avoir tant de délicatesse[248].
»Si une partie quelconque de la France parvenait, à la faveur des événements qui vont avoir lieu, à se soustraire au joug de Bonaparte, je crois que Votre Majesté ne pourrait mieux faire que de s'y rendre immédiatement, d'y avoir son ministère avec elle, d'y convoquer les chambres et d'y reprendre le gouvernement de son royaume, comme s'il était soumis en entier. Le projet d'une expédition sur Lyon, que je désirais vivement à cause du résultat essentiel qu'elle aurait sur les provinces du Midi, aurait pu faire exécuter cette idée avec bien de l'avantage.
»L'annonce d'un trop grand nombre de commissaires envoyés auprès des armées n'a pas été agréable. Je crois que toutes les démarches de Votre Majesté doivent être faites de concert avec les alliés, presque avec leur attache. Cette déférence doit contribuer à placer clairement dans leur esprit le but de la guerre, qui, je dois le dire, dans les différents cabinets, n'est peut-être pas exactement le même. Car, si l'Angleterre veut exclusivement et vivement le retour de Votre Majesté, je ne pourrais pas assurer que la Russie ne se permît pas d'autres combinaisons; je ne pourrais pas dire que l'Autriche qui, je crois, le veut aussi, y portât la même chaleur, et que la Prusse ne mît pas en première ligne des idées d'agrandissement pour elle.
»Ne serait-il pas possible qu'au moment où les armées étrangères vont entrer en France, Votre Majesté adressât à ses sujets une seconde déclaration qui ménagerait avec soin l'amour-propre français qui veut et avec raison que rien, pas même ce qu'il désire, ne lui soit imposé par les étrangers?
»Cette déclaration, s'adressant d'abord à l'opinion que Bonaparte cherche à égarer sur la cause et sur l'objet de la guerre actuelle, pourrait dire que ce n'est point pour l'intérêt de Votre Majesté que les puissances étrangères l'ont entreprise, parce qu'elles savent que la France n'a besoin que d'être soustraite à l'oppression, mais que c'est pour leur propre sûreté; qu'elles ne l'auraient point faite si elles n'avaient été persuadées que l'Europe serait menacée des plus grands malheurs tant que l'homme qui l'en avait depuis si longtemps accablée, serait maître de la France; que la cause de la guerre est donc uniquement le retour de cet homme en France, et son objet principal et immédiat de lui arracher le pouvoir dont il s'est emparé; que pour adoucir les maux de la guerre, pour en prévenir les désastres lorsqu'ils pourront l'être, pour arrêter les dévastations, Votre Majesté entourée de Français, se place comme intermédiaire entre les souverains étrangers et son peuple, espérant que les égards dont elle peut être l'objet, tourneront ainsi à l'avantage de ses États; que c'est la seule position qu'elle veuille prendre pendant la guerre, et qu'elle ne veut point que les princes de sa maison y prennent avec les armées étrangères aucune part.
»Passant ensuite aux dispositions intérieures de la France, Votre Majesté ferait connaître qu'elle veut donner toutes les garanties qui seront jugées nécessaires. Comme le choix de ses ministres est l'une des plus grandes qu'elle puisse offrir, elle veut, dès à présent, annoncer un changement de ministère. Elle doit dire que les ministres qu'elle emploie ne sont nommés que provisoirement, parce qu'elle veut se réserver de composer son ministère, en arrivant en France, de manière à ce que la garantie qu'elle donnera[249] en soit une pour tous les partis, pour toutes les opinions, pour toutes les inquiétudes.
»Enfin, il serait bon encore que cette déclaration parlât des domaines nationaux, et qu'elle s'exprimât à ce sujet d'une manière plus positive, plus absolue, plus rassurante encore que la charte constitutionnelle dont les dispositions n'ont pas suffi pour faire cesser les inquiétudes des acquéreurs de ces domaines. Il est aujourd'hui d'autant plus important de les calmer et de ne plus leur laisser même le moindre prétexte, qu'elles ont arrêté la vente des forêts domaniales dont le produit va devenir bien plus nécessaire encore qu'il ne l'était, et qu'il faut, par conséquent, encourager par tous les moyens.
»Tel est l'esprit dans lequel on croit généralement qu'il serait utile et même nécessaire que Votre Majesté parlât à ses peuples. J'avoue à Votre Majesté que j'en suis moi-même persuadé. Je regarde surtout comme indispensable, qu'à l'égard des garanties, elle ne laisse rien à désirer. Si, comme j'ose l'espérer, Votre Majesté partage cette opinion, elle jugera sans doute devoir charger quelques-unes des personnes qui jouissent de sa confiance de préparer et de lui soumettre le projet de cette déclaration.
»Je viens de rendre à Votre Majesté un compte exact et complet des résultats des négociations qui ont eu lieu pendant la durée du congrès et de l'impression que les affaires de France ont faite à Vienne: il ne me reste plus qu'à lui parler des choses de détail et de peu d'importance.
»Depuis que j'étais à Vienne, une assez grande quantité de papiers s'étaient accumulés entre mes mains. La plupart ne sont pas d'un assez grand intérêt pour que je puisse en avoir besoin. Votre Majesté a des copies de tous les autres, de sorte qu'il m'était inutile de les emporter. C'est pourquoi j'en ai brûlé une grande partie, et j'ai laissé le reste à Vienne déposé entre les mains d'une personne sûre.
»Je suis heureux de pouvoir terminer un si long travail que la nature des choses que j'avais à soumettre à Votre Majesté a quelquefois rendu bien pénible pour moi, en lui parlant du zèle et du dévouement au-dessus de tout éloge dont ses ambassadeurs et ministres dans les différentes cours n'ont cessé de donner des preuves pendant toute la durée du congrès. Leur position, difficile d'abord par les mêmes raisons qui m'ont fait trouver tant de contrariétés à Vienne[250], l'a été plus tard par suite des événements funestes qui se sont succédé depuis le commencement de mars. Ils n'ont vu dans ces difficultés mêmes qu'une occasion de plus de montrer l'attachement pour Votre Majesté dont ils sont animés. Plusieurs se trouvent aussi, et déjà[251] depuis quelque temps, dans de grands embarras pécuniaires. Ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour exister convenablement dans les différents postes que Votre Majesté leur avait confiés. On aura sûrement fait quelques dispositions pour adoucir la situation dans laquelle ils se trouvent[252].
»Prince DE TALLEYRAND.»
Ce mémoire, pas plus que mes paroles, ne produisit aucun effet sur le roi, qui demanda ses chevaux, et se fit traîner en France. Je lui avais désigné Lyon comme résidence, parce que c'était la seconde ville du royaume, et que je savais que de ce côté, nous ne serions pas pressés par les armées autrichiennes. On pouvait se rendre rapidement à Lyon par les bords du Rhin et la Suisse.
Je restai à Mons vingt-quatre heures, pendant lesquelles il m'arrivait des messages de toute part. J'y reçus entre autres la lettre suivante du prince de Metternich, qui était bien faite pour me confirmer dans mon opinion:
«Mannheim, le 24 juin 1815[253].
«Voici, cher prince, une adresse aux Français que j'ai faite et au bas de laquelle le prince de Schwarzenberg a mis son nom. Je me flatte que vous la trouverez correcte et en principes et en paroles, et surtout conforme à notre marche[254].
»M. de Vincent, et à son défaut M. Pozzo, reçoivent l'ordre de faire les remarques contre la nomination des commissaires royaux à nos armées. La chose tournerait entièrement contre le roi. Je m'en rapporte, sous ce rapport, à ce que je mande à Vincent, et je vous envoie pour votre connaissance particulière la copie ci-jointe d'une lettre que j'ai écrite à lord Wellington, en réponse à une lettre par laquelle il a voulu me démontrer l'utilité qui résulterait de réquisitions faites au nom du roi. Je n'y vois qu'inconvénients, que complications inutiles vis-à-vis des généraux alliés, et que de graves inconvénients vis-à-vis de l'intérieur. Restez fidèle à votre idée; faites aller le roi en France: dans le midi, dans le nord dans l'ouest, où vous voudrez, pourvu qu'il soit seul chez lui, entouré de Français, loin des baïonnettes étrangères et des secours de l'étranger. Il suffit de suivre le système du gouvernement de Bonaparte pour se convaincre que la grande arme dont il veut se servir est celle de l'émigration. Le roi cessera d'être émigré le jour où il sera chez lui, au milieu des siens. Il faut que le roi gouverne, et que les armées royales opèrent loin des armées alliées. Dès que le roi aura formé le noyau dans l'intérieur, nous dirigerons vers lui tout ce qui déserte à nos armées.
»La blessure de Vincent[255] me gêne beaucoup. J'attends que j'aie de ses nouvelles, pour savoir si je dois vous envoyer un suppléant, car de toute manière est-il très essentiel que vous ayez quelqu'un près de vous, qui nous serve d'intermédiaire.
»Ici tout va bien. Maintenant que les armées russes sont en ligne (et cette mesure est bonne et rien moins qu'utile) les opérations vont se pousser avec beaucoup de vigueur. La grande armée autrichienne passera le Rhin, à Bâle, le 25. L'armée de Frimont sera à Genève le 26. Une autre armée passera le même jour le mont Cenis et une troisième débarquera incessamment dans le Midi.
»L'avant-garde a passé dans le centre la frontière hier. Les nouvelles qui nous arrivent de l'intérieur prouvent que la fermentation augmente beaucoup. Il suffirait, au reste, du rapport de Fouché, qui prouve ce fait. J'espère vous revoir bientôt, mon cher prince, et cela de manière ou d'autre.
»Tout à vous,
»METTERNICH.»
Mais à Mons, les amis du roi s'agitaient autour de moi en me représentant les dangers qu'il courait, et je ne fus pas peu étonné de trouver parmi ces amis si ardents M. de Chateaubriand qui m'avait écrit à la fin de 1814, à Vienne, pour se plaindre avec amertume de tout ce qui se faisait en France. Il se montrait alors mécontent de tout le monde et de toute chose; regardait comme très étrange qu'on voulût l'envoyer à Stockholm en qualité de ministre du roi, et finissait par me déclarer qu'il allait demander à entrer au service de la Russie. Sa lettre doit se retrouver aux archives du ministère des affaires étrangères, parmi les papiers relatifs au congrès de Vienne.
Enfin, tracassé, poursuivi par ceux qui me dépeignaient le dénuement absolu dans lequel le roi allait être, sa passion pour se retrouver aux Tuileries, et la crainte que les étrangers avec lesquels il serait seul, n'abusassent immédiatement contre la France de sa position, j'abandonnai ma propre conviction et je suivis le roi à Cambrai, pour me mettre comme lui dans les bagages de l'armée anglaise.
Mon arrivée à Cambrai eut du moins pour résultat d'obtenir du roi une seconde déclaration publique, propre à amortir, sinon à réparer, les fâcheux effets de celle, si malencontreuse, qui avait été publiée le 25 juin au Cateau-Cambrésis. Voici celle que je rédigeai, que le roi copia et que je contresignai. Je crois encore aujourd'hui que c'était ce qu'on pouvait dire de mieux dans une pareille circonstance.
DÉCLARATION DU ROI LOUIS XVIII
[Donnée à Cambrai le 28 juin 1815.]
«J'apprends qu'une porte de mon royaume est ouverte, et j'accours. J'accours pour ramener mes sujets égarés, pour adoucir les maux que j'avais voulu prévenir, pour me placer une seconde fois entre les armées alliées et les Français, dans l'espoir que les égards dont je peux être l'objet tourneront à leur salut; c'est la seule manière dont j'ai voulu prendre part à la guerre; je n'ai pas permis qu'aucun prince de ma famille parût dans les rangs des étrangers, et j'ai enchaîné le courage de ceux de mes serviteurs qui avaient pu se ranger autour de moi.
»Revenu sur le sol de la patrie, je me plais à parler de confiance à mes peuples. Lorsque j'ai reparu au milieu d'eux, j'ai trouvé les esprits agités et emportés par des passions contraires; les regards ne rencontraient de toute part que des difficultés et des obstacles. Mon gouvernement devait faire des fautes; peut-être en a-t-il fait. Il est des temps où les intentions les plus pures ne suffisent pas pour diriger, où quelquefois même elles égarent; l'expérience seule pouvait avertir; elle ne sera pas perdue. Je veux tout ce qui sauvera la France; mes sujets ont appris par de cruelles épreuves que le principe de la légitimité des souverains est une des bases fondamentales de l'ordre social, la seule sur laquelle puisse s'établir, au milieu d'un grand peuple, une liberté sage et bien ordonnée. Cette doctrine vient d'être proclamée comme celle de l'Europe entière. Je l'avais consacrée d'avance, par ma charte, et je prétends ajouter à cette charte toutes les garanties qui peuvent en assurer le bienfait. L'unité du ministère est la plus forte que je puisse offrir: j'entends qu'elle existe, et que la marche franche et assurée de mon conseil garantisse tous les intérêts et calme toutes les inquiétudes. On a parlé dans les derniers temps du rétablissement de la dîme et des droits féodaux. Cette fable, inventée par l'ennemi commun, n'a pas besoin d'être réfutée: on ne s'attendra pas que le roi de France s'abaisse jusqu'à repousser des calomnies et des mensonges dont les succès ont trop indiqué la source. Si les acquéreurs des domaines nationaux ont conçu des inquiétudes, la charte aurait dû suffire pour les rassurer. N'ai-je pas moi-même proposé aux Chambres et fait exécuter des ventes de ces biens? Cette preuve de ma sincérité est sans réplique.
»J'ai reçu dans ces derniers temps, de mes sujets de toutes les classes, des preuves égales d'amour et de fidélité. Je veux qu'ils sachent combien j'y ai été sensible; et c'est parmi tous les Français que j'aimerai à choisir ceux qui doivent approcher de ma personne et de ma famille.
«Je ne veux exclure de ma présence que ces hommes dont la renommée est un sujet de douleur pour la France, et d'effroi pour l'Europe. Dans la trame qu'ils ont ourdie, j'aperçois beaucoup de mes sujets égarés et quelques coupables. Je promets, moi qui n'ai jamais promis en vain, l'Europe entière le sait, de pardonner, à l'égard des Français égarés, tout ce qui s'est passé depuis le jour où j'ai quitté Lille, au milieu de tant de larmes, jusqu'au jour où je suis rentré dans Cambrai, au milieu de tant d'acclamations. Cependant, le sang de mes sujets a coulé par une trahison dont les annales du monde n'offrent pas d'exemple. Cette trahison a appelé l'étranger dans le cœur de la France; chaque jour me révèle un désastre nouveau. Je dois donc pour la dignité de mon trône, pour l'intérêt de mes peuples, pour le repos de l'Europe, excepter du pardon les instigateurs et les acteurs de cette trame horrible. Ils seront désignés à la vengeance des lois par les deux Chambres, que je me propose d'assembler incessamment.
«Français, tels sont les sentiments que je rapporte au milieu de vous; celui que le temps n'a pu changer, que le malheur n'a pu fatiguer, que l'injustice n'a pu abattre, le roi, dont les pères règnent depuis huit siècles sur les vôtres, revient pour consacrer le reste de ses jours à vous défendre et à vous consoler.
LOUIS.
Et plus bas:
«Le Prince DE TALLEYRAND.»
J'avoue néanmoins que j'étais désolé de devoir renoncer à l'espérance que j'avais conçue, en faisant aller le roi à Lyon, d'établir un ordre de choses qui empêchât le retour des événements du 20 mars. J'étais convaincu que la France ne pouvait trouver du calme et de la liberté que dans la monarchie constitutionnelle. La loi organique que l'on appelle la charte, n'étant qu'un mélange de maximes appartenant à toute sorte de gouvernements, me paraissait devoir être interprétée dans un corps d'institutions qui ferait la règle du pays. Et comment faire dans Paris une vraie constitution, en présence de souverains absolus ou aspirant à l'être, nécessairement peu jaloux de voir donner par un grand pays un exemple qu'ils ne voulaient pas suivre? Loin de pouvoir espérer de les trouver favorables à l'établissement constitutionnel de la France, il n'était que trop à craindre que le parti resté émigré ne se servît d'eux, sinon pour l'accomplissement actuel de ses vues, du moins pour en préparer le succès.
Le roi ne traitant que de loin avec les étrangers, et gardant auprès de lui sa famille, aurait coupé le fil de toutes les intrigues, et ne serait revenu à Paris qu'assez tôt, tout au plus, pour faire aux souverains alliés ses remerciements, s'ils n'avaient point exigé un prix de leurs services qui dispensât de toute reconnaissance. Le roi serait rentré dans sa capitale avec un ministère tout fait. Le choix de M. Fouché, comme ministre de la police, qui, ainsi que je le dis au roi, me paraissait une faiblesse, n'aurait pas trouvé à Arnouville[256] l'appui de Monsieur, auprès de qui il arrivait soutenu par le bailli de Crussol, représentant les royalistes restés à Paris. Le duc de Wellington ne se serait pas persuadé que, pour arrêter les entreprises sauvages du général Blücher et pour avoir la gloire d'entrer le premier dans Paris, il fût nécessaire d'avoir à Senlis, et ensuite à Neuilly, des conférences avec M. Fouché et avec d'autres intrigants[257] qui ne pensaient qu'à trafiquer de la puissance qu'ils n'avaient plus, et qui ne pouvaient lui conseiller que ce qui les tirait de leurs embarras personnels[258].
Aussi, à peine arrivés à Paris, nous ne rencontrâmes que des difficultés. Nous eûmes d'abord à lutter contre les violences et les déprédations des Prussiens, qui, pleins d'une vieille fureur qu'ils n'avaient pu assouvir l'année précédente, se dédommageaient de la contrainte dans laquelle on les avait tenus. Nous ne pûmes préserver beaucoup de dépôts qu'ils pillèrent, mais nous sauvâmes le pont d'Iéna qu'ils voulaient détruire à cause de son nom. Une lettre admirable du roi nous le conserva[259].
On transigea et le pont d'Iéna prit le nom de pont de l'École militaire, dénomination qui satisfit la sauvage vanité des Prussiens, et qui, par le jeu de mot, devint une allusion plus piquante peut-être que le nom primitif d'Iéna.
Le duc de Wellington lui-même, je le dis à regret, se mit à la tête de ceux qui voulaient dépouiller le musée. Les monuments des arts n'auraient peut-être jamais dû entrer dans le domaine de la conquête. Et, si nous avions eu tort quand nous les avons enlevés à d'autres peuples, il pouvait être très juste d'en reprendre une partie en 1814 à la France, alors ennemie; mais les reprendre en 1815 à la France, alors alliée, c'était un acte de violence. Du moins, aurait-il fallu distinguer ceux de ces monuments qui nous avaient été cédés par traité, de ceux qui ne l'avaient pas été. On ne distingua rien et tout fut pris; et voilà ce que M. le duc de Wellington prétendait justifier dans une lettre où il gourmandait la France, au nom de la morale dont il se faisait le champion, comme il l'avait été sans doute, quand il servait dans l'Inde, où son gouvernement ne fait certainement rien que de très moral. Si l'on eût voulu se borner à reprendre à la France des tableaux et des statues, rien n'était moins nécessaire que cette lettre, et le duc de Wellington se serait dispensé de l'écrire; mais elle avait un autre objet: celui de nous apprendre que nos libérateurs n'étaient pas tellement nos alliés, qu'ils ne pussent très justement exercer sur nous tous les droits de la conquête, et de nous préparer aux demandes que les cabinets alliés méditaient, mais qu'ils étaient embarrassés de produire, parce qu'ils ne savaient quel nom donner à ce qu'ils voulaient.
Je m'arrête ici, ne voulant pas anticiper sur les négociations que je dus suivre avec les puissances alliées, avant d'avoir rappelé quelques faits relatifs aux affaires intérieures de la France du mois de juillet 1815.
Le lendemain du retour du roi à Paris, le 9 juillet, une ordonnance royale annonça la formation du nouveau ministère à la tête duquel je me trouvais appelé comme président du conseil et ministre des affaires étrangères. J'y avais fait entrer le maréchal Gouvion[260] à la guerre, le comte de Jaucourt à la marine, le baron Pasquier[261] à la justice, et le baron Louis aux finances. Il était nécessaire de contre-balancer le choix malheureux du duc d'Otrante, qui avait obtenu le ministère de la police par suite de la condescendance de Louis XVIII pour les instances de Monsieur et du duc de Wellington. M. Fouché, pendant les Cent-jours, était entré dans des correspondances secrètes d'abord avec M. de Metternich[262], puis avec la cour de Gand, et enfin avec le duc de Wellington, persuadant à tous qu'il était indispensable au rétablissement de la monarchie légitime, parce qu'il tenait le fil de toutes les intrigues qui l'avaient renversée. L'entourage de Monsieur croyait avoir fait une grande conquête en ralliant au roi un homme si habile, ne sentant pas que son nom seul serait un déshonneur pour le parti royaliste, plutôt qu'un épouvantail pour le parti révolutionnaire. Le duc de Wellington, trompé par les préjugés répandus en Angleterre sur l'immense influence du duc d'Otrante, le croyait seul capable d'affermir le roi sur son trône; et M. de Metternich n'était pas éloigné de partager cette opinion. Tandis que ce choix plaisait aux cabinets d'Angleterre et d'Autriche, il ne pouvait manquer, par cette raison même, de déplaire à l'empereur Alexandre qui, d'ailleurs, me gardait rancune à moi, pour avoir fortement défendu les intérêts de la légitimité et de la France au congrès de Vienne. Il devenait donc essentiel de ménager les susceptibilités de ce souverain qui jouait un si grand rôle dans la coalition, et c'est dans ce but que j'avais proposé au roi de laisser vacants le ministère de sa maison, et celui de l'intérieur, avec l'intention d'y appeler plus tard deux hommes qui seraient agréables à l'empereur de Russie: MM. le duc de Richelieu et Pozzo di Porgo, qui tous les deux étaient encore au service de la Russie. M. Pozzo di Borgo est un homme de beaucoup d'esprit, aussi Français que Bonaparte, contre lequel il nourrissait une haine qui, jusque-là, avait été la passion unique de sa vie, haine de Corse. Il avait été membre de l'Assemblée législative en 1791 et s'était ainsi associé aux premiers événements de la Révolution française; sa présence dans le ministère n'avait donc rien que de rassurant pour tous les partis auxquels il touchait par un point ou par un autre. Mais cette combinaison échoua après bien des pourparlers. M. Pozzo préféra rester au service de la Russie, et quant au duc de Richelieu, j'insérerai ici la correspondance échangée entre nous à ce sujet, qui fera connaître les motifs de son refus.
LE DUC DE RICHELIEU AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 20 juillet 1815.
»Mon prince,
»Sa Majesté l'empereur de Russie a bien voulu m'informer de la conversation que le roi avait eue avec lui à mon sujet. Ne doutant pas, d'après ce que Votre Altesse m'a fait l'honneur de me dire l'autre jour, que vous ne soyez, mon prince, la cause des instances que le roi a faites à l'empereur, j'ai cru devoir vous soumettre les motifs du parti que j'ai pris irrévocablement, vous suppliant de vouloir bien en rendre compte au roi.
»Je suis absent de France depuis vingt-quatre ans; je n'y ai fait durant ce long espace de temps, que deux apparitions très courtes. Je suis étranger aux hommes comme aux choses, j'ignore la manière dont les affaires se traitent: tout ce qui tient à l'administration m'est inconnu. Dans quel temps serait-il plus indispensable de connaître tout ce que j'ignore que dans celui où nous vivons? Personne n'est moins propre que moi à occuper une place dans le ministère, nulle part, et surtout ici. Je sais, mon prince, mieux que personne ce que je vaux et ce à quoi je suis propre; il m'est parfaitement démontré que je ne le suis pas du tout à ce qu'on me propose, tellement que si j'occupais ce poste, je suis assuré que je n'y tiendrais pas six semaines. Il me serait bien pénible de croire que mon refus pût faire une impression fâcheuse dans le public; mais je ne pourrais m'en attribuer la faute, puisque cette nomination a été faite à mon insu, lorsque j'étais encore à Nancy. Excusez, mon prince, ma franchise, mais j'ai préféré vous parler à cœur ouvert de la détermination que j'ai prise. J'ajouterai encore, qu'attaché au service de Russie, depuis vingt-quatre ans et occupé depuis douze d'un établissement auquel je tiens extrêmement, je ne puis songer à l'abandonner en ce moment.
»Veuillez bien, mon prince, mettre aux pieds du roi mes excuses et mes regrets, et agréer l'hommage des sentiments respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être
»De Votre Altesse,
»Le très humble et obéissant serviteur,
»RICHELIEU.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE RICHELIEU.
«Paris, le 28 juillet 1815.
»Monsieur le duc,
»En informant le roi du parti que vous m'assurez avoir irrévocablement pris, j'aurais voulu, je vous l'avoue, pouvoir lui en justifier les motifs mieux que vous ne me mettez en mesure de le faire. Vous êtes depuis longtemps, dites-vous, étranger aux hommes et aux choses de ce pays, mais, depuis que vous le revoyez, vous avez dû observer qu'il y a un grand nombre de personnes qui, pour ne s'en être jamais éloignées, n'en sont que plus étrangères aux idées d'ordre, de modération et de sagesse que le roi a conçues et qu'il veut désormais imposer à son ministère, et vous avez sur elles l'avantage de les avoir conçues et mises avec talent en pratique dans des pays qui vous étaient bien plus étrangers et plus nouveaux que la France. Vous voyez de grandes difficultés, mais, je ne crains pas de vous le dire, monsieur le duc, en acceptant la confiance du roi, aucun de nous ne s'est aveuglé, ni sur le présent, ni sur l'avenir. Nous avons vu aussi les difficultés sans mesure et sans nombre qui, tous les jours et à tous les instants, doivent mettre notre zèle et notre caractère à l'épreuve. Cette perspective nous a effrayés, et nous effraye encore; mais nous avons vu la France accablée de maux, l'Europe environnée de périls, le cœur du roi en proie à de cruels soucis, et dans de telles circonstances, nous avons pensé que nous n'avions plus le droit de choisir. Enfin, monsieur le duc, vous êtes lié par des intérêts, et par des engagements envers un pays que vous avez longtemps servi. Mais, permettez-moi de vous rappeler que le nom que vous portez a brillé avec éclat pendant le cours des deux plus beaux siècles de notre histoire; et ne pensez-vous pas que cette gloire qui lui est attachée pour toujours, vous impose des obligations que d'autres devoirs ne seront jamais capables de balancer, et dont il ne peut aujourd'hui vous être permis de vous affranchir?
»J'ai, comme vous le voyez, différé de répondre à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; vous en concevrez facilement le motif; j'espérais que quelques-unes de ces idées se présenteraient à votre esprit, et vous suggéreraient quelque autre détermination.
»Agréez...
»Prince DE TALLEYRAND.»
Je ne ferai qu'une réflexion sur le refus de M. de Richelieu dans lequel il persista. Ou les raisons qu'il allégua étaient mauvaises pour refuser le ministère relativement indifférent de la maison du roi, ou elles étaient valables; et alors comment deux mois plus tard pouvait-il devenir président du conseil et gouverner la France?
Les refus de MM. Pozzo et de Richelieu obligèrent à donner l'intérim du ministère de l'intérieur au garde des sceaux, M. Pasquier, et celui du ministère de la maison, au comte de Pradel.
Le roi était rentré le 8 juillet à Paris, et dès le 13, une ordonnance royale prononçant la dissolution de la Chambre des députés convoquait les collèges électoraux pour le 15 août. Cette ordonnance est conçue dans des idées sages et libérales pour l'époque, qui méritent d'être rappelées.
ORDONNANCE
PORTANT DISSOLUTION DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS, CONVOCATION DES COLLÈGES ÉLECTORAUX ET RÈGLEMENT PROVISOIRE POUR LES ÉLECTIONS.
«Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre,
»A tous ceux qui ces présentes verront, salut:
»Nous avions annoncé que notre intention était de proposer aux Chambres une loi qui réglât les élections des députés des départements. Notre projet était de modifier conformément à la leçon de l'expérience et au vœu bien connu de la nation, plusieurs articles de la charte touchant les conditions d'éligibilité, le nombre des députés, et quelques autres dispositions relatives à la formation de la Chambre, à l'initiative des lois et au mode de ses délibérations.
»Le malheur des temps ayant interrompu la session des deux Chambres, nous avons pensé que maintenant le nombre des députés des départements se trouvait, par diverses causes, beaucoup trop réduit pour que la nation fût suffisamment représentée; qu'il importait surtout dans de telles circonstances, que la représentation nationale fût nombreuse, que ses pouvoirs fussent renouvelés, qu'ils émanassent plus directement des collèges électoraux, qu'enfin, les élections servissent comme d'expression à l'opinion actuelle de nos peuples.
»Nous nous sommes donc déterminé à dissoudre la Chambre des députés et à en convoquer sans délai une nouvelle; mais le mode des élections n'ayant pu être réglé par une loi, non plus que les modifications à faire à la charte, nous avons pensé qu'il était de notre justice de faire jouir dès à présent la nation des avantages qu'elle doit recueillir d'une représentation plus nombreuse et moins restreinte dans les conditions d'éligibilité; mais voulant cependant que, dans aucun cas, aucune modification dans la charte ne puisse devenir définitive que d'après les formes constitutionnelles, les dispositions de la présente ordonnance seront le premier objet des délibérations des Chambres. Le pouvoir législatif, dans son ensemble, statuera sur la loi des élections, sur les changements à faire à la charte dans cette partie, changements dont nous ne prenons ici l'initiative que dans les points les plus indispensables et les plus urgents, en nous imposant même l'obligation de nous rapprocher autant que possible de la charte et des formes précédemment en usage.
»A ces causes, nous avons déclaré et déclarons, ordonné et ordonnons ce qui suit:
»Article premier.—La Chambre des députés est dissoute.
»Article II.—Les collèges électoraux d'arrondissement se réuniront le 14 août de la présente année.
»Article III.—Les collèges électoraux de département se réuniront huit jours après l'ouverture des collèges d'arrondissement.
»Article IV.—Le nombre des députés des départements est fixé conformément au tableau ci-joint.
»Article V.—Chaque collège électoral d'arrondissement élira un nombre de candidats égal au nombre des députés du département.
»Article VI.—Nos préfets transmettront au président du collège électoral du département les listes de candidats proposées par les collèges électoraux d'arrondissement, listes qui leur seront transmises par les présidents de ces collèges.
»Article VII.—Les collèges électoraux de département choisiront au moins la moitié des députés parmi ces candidats. Si le nombre total des députés du département est impair, le partage se fera à l'avantage de la portion qui doit être choisie dans les candidats.
»Article VIII.—Les électeurs des collèges d'arrondissement pourront siéger pourvu qu'ils aient vingt et un ans accomplis. Les électeurs de collèges de département pourront siéger au même âge, mais ils devront avoir été choisis sur la liste des plus imposés.
»Article IX.—Si le nombre des membres de la Légion d'honneur, qui, conformément à l'acte du 22 février 1806, peut être adjoint aux collèges d'arrondissement ou de département, n'est pas complet, nos préfets pourront, sur la demande des légionnaires, proposer de nouvelles adjonctions, qui recevront leur exécution provisoire.
»Toutefois les légionnaires admis aux collèges électoraux des départements devront, conformément à l'article 40 de la charte, payer au moins trois cents francs de contribution directe.
»Toutes adjonctions faites depuis le 1er mars 1815 sont nulles et illégales.
»Article X.—Les députés peuvent être élus à l'âge de vingt-cinq ans accomplis.
»Article XI.—Conformément aux lois et règlements antérieurs, toute élection où n'assisterait pas la moitié plus un du collège sera nulle. La majorité absolue parmi les membres présents est nécessaire pour la validité de l'élection.
»Article XII.—Si les collèges électoraux d'arrondissement n'avaient pas complété l'élection du nombre de candidats qu'ils peuvent choisir, le collège du département n'en procéderait pas moins à ses opérations.
»Article XIII.—Les procès-verbaux d'élection seront examinés à la Chambre des députés qui prononcera sur la régularité des élections. Les députés élus seront tenus de produire à la Chambre leur acte de naissance et un relevé de leurs contributions, constatant qu'ils payent au moins mille francs d'impôt.
»Article XIV.—Les articles 16, 25, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45 et 46 de la charte seront soumis à la revision du pouvoir législatif dans la prochaine session des Chambres.
»Article XV.—La présente ordonnance sera imprimée et affichée dans le lieu des séances de chaque collège électoral. »Les articles de la charte ci-dessus mentionnés seront imprimés conjointement.
»Article XVI.—Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution de la présente ordonnance.
»Donné au château des Tuileries, le 13 juillet, l'an de grâce 1815, et de notre règne le vingt-unième.
»Signé: LOUIS.»
Cette ordonnance rendue, il fallait pourvoir au choix des préfets qui seraient chargés de la faire exécuter dans les départements, et ce n'était pas un choix facile. Les nouveaux préfets devaient être des hommes modérés pour faire prévaloir le système du gouvernement, énergiques pour résister autant que possible aux exactions des troupes alliées dans les départements occupés par elles, et aux dispositions réactionnaires de quelques départements du Midi. La plupart des préfets du régime impérial ne pouvaient inspirer de confiance au gouvernement royal, et les hommes que recommandait l'entourage de Monsieur et des princes étaient dangereux par la violence de leurs opinions. Il n'était pas aisé dans de pareilles conditions de trouver quatre-vingt-six hommes réunissant les qualités requises pour bien remplir une mission aussi délicate que celle des nouveaux préfets, et on s'étonnera moins que le résultat ait abouti à donner à la France une Chambre des députés comme celle qui, au moment même où j'écris[263], se signale par son esprit réactionnaire et par ses imprudentes exagérations[264].
Ce qui aurait compliqué davantage encore la situation des nouveaux préfets, c'était l'envoi qui avait été fait précédemment de commissaires royaux extraordinaires dans les départements du Midi, soit par M. le duc d'Angoulême, soit par le roi lui-même. Mais le conseil décida le roi à révoquer par une ordonnance les pouvoirs de tous ces commissaires. Cette ordonnance devint un des grands griefs d'une partie de la cour contre le ministère qui rencontrait ainsi des entraves de tous les côtés.
Nous eûmes une peine infinie à faire adopter par le roi une autre ordonnance sur la presse, qui, sauf les journaux, lui rendait une entière liberté[265].
Mais je fus moins heureux dans une autre question très grave, où M. Fouché l'emporta sur moi. J'aurais voulu que, pour toute mesure de rigueur, le roi se bornât à déclarer démissionnaires tous les pairs de la Chambre de 1814, qui avaient accepté de faire partie de la Chambre des pairs créée par Napoléon pendant les Cent-jours. Je croyais qu'en frappant ainsi les premiers personnages de l'État, c'était un exemple suffisant pour punir les fauteurs de l'événement du 20 mars, et pour faire respecter, à l'avenir, la religion du serment si indignement trahie par ceux qui, à quelques jours de distance, avaient abandonné la cause royale. Mais cette mesure ne suffisait pas à la réaction royaliste qui demandait des poursuites judiciaires et des proscriptions. Je sollicitai en vain qu'on attendît la réunion des Chambres, auxquelles, si cela était nécessaire, on laisserait le soin de désigner les coupables. J'espérais qu'en retardant la mesure, le temps nous viendrait en aide pour l'amortir, sinon pour la faire rejeter entièrement. Mes efforts demeurèrent inutiles. Le duc d'Otrante, qui était gêné par les relations qu'il avait liées avec les exagérés du parti royaliste et avec des cabinets étrangers, subissait leur pression; il présenta un jour au conseil une liste de plus de cent personnes qu'il demandait, les unes de proscrire, les autres de faire passer devant des conseils de guerre. Après une lutte pénible qui dura plusieurs jours, et le roi s'étant prononcé pour cette mesure odieuse, il fallut céder; seulement, on réduisit la liste à cinquante-sept personnes: dix-neuf, presque tous militaires, devaient passer devant des conseils de guerre ou devant la cour d'assises, tandis que les trente-huit autres devaient quitter Paris dans les trois jours, et se rendre dans les lieux désignés par la police. Ceux compris dans la première catégorie furent tous avertis à temps pour s'échapper s'ils l'avaient voulu: mais la mesure n'en resta pas moins un acte maladroit, insensé, et qui ne pouvait créer que des difficultés et des périls au gouvernement royal[266].