Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 4
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 4
Title: Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 4
Author: prince de Bénévent Charles Maurice de Talleyrand-Périgord
Annotator: Albert de Broglie
Release date: April 11, 2010 [eBook #31952]
Most recently updated: January 6, 2021
Language: French
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Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris dans ce livre électronique.MÉMOIRES
DU PRINCE
DE TALLEYRAND
PUBLIÉS AVEC UNE PRÉFACE ET DES NOTES
PAR
LE DUC DE BROGLIE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
IV
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE1891
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.
DIXIÈME PARTIE (Suite)
RÉVOLUTION DE 1830 (Suite)
(1830-1832)
MÉMOIRES
DU
PRINCE DE TALLEYRAND
LE PRINCE DE TALLEYRAND
Ambassadeur de France à Londres
AgrandissementRÉVOLUTION DE 1830 (Suite)
(1830-1832)
En résumant les divers points de l'affaire belge au commencement du mois de janvier 1831, nous étions arrêtés à La Haye, par le roi des Pays-Bas, qui finissait par céder sur l'indépendance de la Belgique, mais qui y mettait des conditions inacceptables quant aux frontières, au partage de la dette; à Bruxelles, par le congrès qui menaçait toujours de voter la réunion de la Belgique à la France, c'est-à-dire la guerre européenne, ou d'appeler au trône le duc de Nemours pour s'assurer, par la protection de la France, l'annexion du grand-duché de Luxembourg, ce qui conduisait également à la guerre; à Paris, par la crainte que le choix du prince Léopold de Saxe-Cobourg ne parût une concession humiliante faite à l'Angleterre; enfin, à Londres, par les plénipotentiaires de Russie, qui, autorisés par leur souverain, à signer l'acte qui prononçait l'indépendance de la Belgique, avaient reçu défense expresse de consentir à un autre choix, comme souverain de ce pays, qu'à celui d'un prince de la maison de Nassau.
Il fallait sortir de ce dédale par une marche nette et ferme. Je me décidai à proposer aux trois autres puissances dans la conférence de ne pas s'arrêter au refus de la Russie, quant au choix du souverain, car il n'était pas nécessaire que les reconnaissances arrivassent simultanément; et la Belgique serait un royaume, lorsque quatre des grandes puissances l'auraient reconnu pour tel. J'insistai également pour qu'on passât outre devant les résistances des Belges et des Hollandais, et j'écrivis ceci à Paris[1]:
«... La question n'est plus dans telle et telle limite, dans une portion plus ou moins forte de la dette; elle n'est plus dans la maison de Nassau ou dans celle de Bavière,—elle est tout entière dans le système guerroyant ou dans le système pacifique. Le premier aura infailliblement ce qu'il veut, soit de la réunion de la Belgique à la France, soit du choix accepté de M. le duc de Nemours. Le second sera satisfait par le choix du prince de Naples que la conférence est disposée à adopter. Mais il faut que le gouvernement français, avec les formes de la décision, s'assure des dispositions de la Belgique. M. de Celles, s'il agit franchement dans cette vue, peut être utile à cette combinaison. Alors il faut que notre ministère se prépare à livrer au parti Mauguin et au parti Lamarque, bataille sur le terrain napolitain, car certainement il s'élèvera quelque opposition, soit à Bruxelles soit à Paris. Si pour nous embarrasser, les intrigants de Paris font proclamer M. le duc de Nemours, un refus formel du roi nous met à l'aise vis-à-vis des puissances. La réponse dilatoire dont parle la dépêche du 2, que je viens de recevoir, porterait, je le crains, un coup très fâcheux à la confiance des cabinets. La Russie, toujours prête à s'emparer de la politique de l'Angleterre, profiterait de cette circonstance pour pousser à l'extrême les hostilités de sociétés qui ont ici une très grande influence. Si donc le roi, comme c'est mon opinion, se croit assez fort pour conserver la paix, il faut un refus absolu de M. le duc de Nemours. Il y a, ce me semble, en France, une erreur généralement répandue: c'est celle de croire que nous pouvons conserver la paix avec l'Angleterre en faisant la guerre contre le continent; il est bien certain cependant qu'il faudrait des sacrifices incompatibles avec notre dignité, et qui probablement seraient insuffisants pour la désintéresser. M. de Flahaut, qui n'en était pas convaincu à son arrivée, a fini par en être persuadé[2]. Il s'agit donc de savoir si la France est en état de faire la guerre au continent: je pense que oui: mais est-elle en état de faire la guerre au continent et à l'Angleterre? Je ne le pense pas. Je suis effrayé, lorsque je lis nos journaux et nos discussions parlementaires, de la singulière ignorance, des préjugés et de l'aveugle présomption qui y règnent. On remarque ici que le ton de nos discussions s'altère; on nous blâme, on s'inquiète de notre effervescence, mais on ne nous redoute pas.
»Voilà ce qu'il est de mon devoir de ne pas dissimuler. Je pourrais beaucoup ajouter sur la difficulté d'une position qui fait qu'on est chargé des affaires d'un pays en ébullition, auprès de gens qui sont encore dans les vieilles routes. Mon dévouement me donne le courage de lutter ici contre la vieille jalousie anglaise, si prête à reparaître, sans espérer plaire à ma propre patrie...
»M. le duc de Nemours refusé, si la Belgique persiste dans ce choix ou dans celui du duc de Leuchtenberg, on doit rappeller les commissaires anglais et français qui sont à Bruxelles et ne plus recevoir qu'ensemble les communications que les Belges voudraient faire. S'ils se remettent en guerre avec la Hollande, ou la Hollande avec eux, comme on ne veut pas avoir la guerre auprès de soi, il faut bloquer les ports du pays, quel qu'il soit, qui a attaqué. Et cela fait, on restera tranquille et on laissera le temps fournir quelque combinaison raisonnable...»
Je crus que ces observations avaient produit quelque effet à Paris, en recevant la réponse suivante du général Sébastiani, en date du 5 janvier:
«Mon prince,
»Nous n'avons jamais balancé sur le parti que nous prendrions relativement à la Belgique. Nous refuserons sans balancer, et sa réunion à la France, et la couronne pour M. le duc de Nemours[3]. Nous avons pensé, il est vrai, que d'autres arrangements que son indépendance affermiraient mieux la paix de l'Europe; mais nous attendrons que cette conviction soit passée dans l'esprit des grandes puissances, et notamment dans celui de l'Angleterre. Quelque éloigné que puisse être ce moment, nous saurons l'attendre.
»Le roi des Français donnera à l'Europe l'exemple d'un grand désintéressement et d'une loyauté politique qui pourra servir de modèle. Il en a la ferme volonté, mon prince, et il me charge de vous le dire. Ainsi, vous pouvez prendre des engagements positifs à cet égard avec les puissances, sans craindre que rien puisse ébranler sa résolution. La paix, mon prince, sera votre ouvrage, et après une telle déclaration, rien ne me paraît devoir en compromettre la conservation. Notre langage avec les Belges a toujours été net et positif. J'espère encore qu'ils ne feront pas de folies.
»La confiance du roi dans votre haute sagesse et dans votre dévouement pour son service est telle, qu'il se repose sur vous du parti à prendre dans ce qui intéresse la dignité de sa couronne et l'intérêt de notre patrie.»
Assuré par les déclarations contenues dans cette lettre, que je pouvais compter sur l'appui du roi, je m'inquiétais moins, en quoi j'avais tort, on va le voir, des entraînements auxquels pourraient se laisser aller le général Sébastiani et les autres ministres, et fort peu, je l'avoue, des dispositions des Belges que l'un des commissaires de la conférence à Bruxelles, M. Bresson, ne me dépeignait pas cependant sous des couleurs bien favorables. Je ne m'attendais donc pas à la surprise qu'on nous préparait de ce côté.
Une nouvelle candidature au trône de Belgique avait tout à coup surgi à Bruxelles, celle du prince Othon de Bavière âgé de quatorze ans. Le général Sébastiani, informé de ce fait par M. Bresson, lui avait écrit sur-le-champ que le gouvernement français verrait sans répugnance le choix du prince Othon, s'il était bien convenu qu'il épouserait une fille du roi des Français[4]. M. Bresson avait communiqué aux membres principaux du congrès la lettre du général Sébastiani, qui ne tarda pas à être publiée, imprimée, affichée même dans les rues de Bruxelles.
Une pareille communication empruntait un caractère de grande importance, quand elle était faite par un agent représenté comme ayant à la fois les pouvoirs de la conférence et ceux du gouvernement français[5].
Dès que j'avais eu connaissance qu'il était question du prince Othon, j'avais écrit le 6 janvier à Paris qu'il n'aurait l'assentiment de personne[6]. «... Ce prince, disais-je, ne peut monter sur le trône qu'entouré de conseillers, qui, par leur nombre et leurs relations, n'inspirent aucune confiance aux cabinets de l'Europe[7]. Nous n'avons pas encore la nouvelle de la détermination qui aura été prise; mais au départ du dernier courrier, il était annoncé comme probable que le choix tomberait sur lui[8] et comme il n'a que quatorze ans, c'est M. de Mérode qui devait être placé auprès de lui, faisant les fonctions de régent. Ce grand parti a été pris avec une légèreté qui paraît extraordinaire à tout le monde; car, premièrement, on ne sait pas si le roi de Bavière y consentirait; secondement, un royaume nouveau, placé entre les mains d'un enfant, ne paraît pas bien raisonnable; troisièmement, une royauté nouvelle qui commence par une régence est susceptible d'être entourée d'intrigues, et quatrièmement, M. de Mérode a en France des relations qui, probablement à tort, inquiéteraient quelques puissances.»
Trois jours après, le 9 janvier, lorsque les détails de ce qui s'était passé à Bruxelles furent connus de la conférence, je renouvelai dans mes dépêches à Paris l'expression du blâme que causait à Londres la manière dont cette affaire avait été conduite. Je ne m'en tins pas là et j'écrivis à Madame Adélaïde, sœur du roi, ce que je voulais qu'elle communiquât à Sa Majesté.
«Londres, le 9 janvier 1831.
»Je n'ai pas importuné ces jours-ci Mademoiselle de toutes mes tribulations. Je dois le dire, j'ai été d'autant plus peiné, que j'ai dû voir un dommage notable dans la marche des affaires; les défiances sont augmentées, et il faut beaucoup d'efforts et toute la confiance que l'on veut bien avoir ici en moi, pour que la position de l'ambassadeur de France ne soit pas changée. Mes propres susceptibilités sont bien peu de chose; mais je suis vivement atteint par ce qui peut nuire au service du roi. Mademoiselle va en avoir la preuve. C'est par le corps diplomatique que j'ai connu la lettre affichée à Bruxelles. Je suis resté fort embarrassé devant un fait aussi positif, et qui ôte à mes paroles le crédit dont elles ont tant besoin. Dans une semblable position, tout autre eût sans doute quitté son poste, et les membres de la conférence, qui craignaient mon départ, m'ont plusieurs fois déclaré que mon départ serait un signal de rupture. Je suis donc resté, et par le désir de n'entraver par aucune considération personnelle la marche des affaires, et parce que, ambassadeur de Mademoiselle, j'aurais cru lui faire quelque peine en quittant ainsi la place où elle m'avait désiré. Mais je ne saurais y rester utilement, si l'on ne trouve pas de moyen de rendre à mes paroles toute leur force et de donner une sorte de satisfaction aux puissances réunies ici. Il paraît, d'après les journaux, car les dépêches de Paris n'en parlent pas, que M. Bresson a, sans autorisation, fait placarder la lettre du général Sébastiani. Je demande donc que le zèle imprudent de M. Bresson soit blâmé; qu'il soit renvoyé à son poste de Londres, et que je sois autorisé à déclarer que l'intention du cabinet français n'est pas de s'isoler, dans la question belge, de la marche adoptée par les grandes puissances[9]. Je voudrais bien aussi qu'on lût plus attentivement mes dépêches pour que l'on ne confondît pas de simples propositions avec des déterminations absolues. Cela éviterait de m'écrire que le protocole, qui n'a pas existé, est entaché de partialité. Il faut que l'affaire belge reste uniquement confiée à la conférence, sans quoi nous serons toujours accusés de jouer un jeu double. Le roi y gagnera de ne plus être importuné par les intrigues des Belges qui se remuent beaucoup trop à Paris...»
Les membres de la conférence, rassurés par les déclarations très nettes que je dus leur faire au sujet du prince Othon de Bavière, signèrent sur ma proposition le protocole numéro 9 dans lequel, laissant de côté cette question, comme si elle n'existait pas pour nous, nous invitâmes de la manière la plus ferme, d'une part, le roi des Pays-Bas, à lever le blocus du port d'Anvers qui était une des grandes causes d'irritation pour les Belges; et, de l'autre, les Belges à faire cesser les hostilités qu'ils entretenaient aux environs de Maëstricht.
J'insistai à Paris, pour qu'on laissât faire à lord Ponsonby à Bruxelles toutes les tentatives en faveur des princes de Nassau, dans la conviction où j'étais que, ces tentatives n'aboutissant à rien, le gouvernement anglais prendrait plus fortement parti pour le prince de Saxe-Cobourg, qui restait toujours pour moi le candidat préférable. Le comité diplomatique du congrès de Bruxelles avait chargé plusieurs de ses membres de se rendre à Paris et à Londres pour s'entendre avec nous sur le prince qui nous conviendrait le mieux, et c'était sur cette députation que je comptais pour faire prévaloir un choix raisonnable; je ne me trompai pas dans mes prévisions. L'homme le plus intelligent de cette députation, M. Van de Weyer, entra dès lors en relation avec le prince de Cobourg et servit habilement ses intérêts à Bruxelles, en dépit de tous les incidents qui traversèrent la candidature du prince.
Je cherchai à apaiser les inquiétudes qu'on me témoignait chaque jour de Paris, en écrivant à Mademoiselle le 12 janvier[10]:
«Je n'ai pas écrit ces jours-ci à Mademoiselle parce que je voulais répondre en connaissance de cause. Mademoiselle a la bonté de me demander un conseil; il m'est impossible de répondre catégoriquement sur un état de choses qui non seulement est fort compliqué, mais qui se modifie d'heure en heure. La lenteur des Anglais, la mobilité des Belges, l'obstination des Hollandais, l'obligation de négocier avec des personnes qui n'arrivent que péniblement à des concessions opposées à leurs goûts et souvent à leurs intérêts, rendent tout difficile. Souvent, il faut reprendre le lendemain ce qui a été décidé la veille; il faut détruire avec de nouveaux raisonnements l'effet d'une lettre de lord Ponsonby qui ne voit pas toujours de même que M. Bresson. La présence et l'influence du prince d'Orange, le soutien que lui prête madame de Lieven, amie particulière de lord Grey: voilà des obstacles sans cesse renaissants, et qui décourageraient un zèle et une affection moins sincères et moins vifs que ceux que j'ai dans le cœur. Je ne vois pas qu'il y ait dans ce moment-ci un conseil positif à donner. La marche du roi a été admirable dans tout ceci: je demande encore quelques jours d'une conduite aussi mesurée; je suppose que dans ce court délai, le gouvernement anglais sera de nouveau détrompé sur les chances du prince d'Orange en Belgique; et c'est alors que nous pourrons soutenir avec avantage et autorité, soit le prince de Bavière, soit le prince de Naples, mais surtout ce dernier...»
Le 13 janvier, de nouveau, je lui mandais:
«... Je conçois bien que les lenteurs de la conférence de Londres déplaisent à Mademoiselle; j'ose dire que je n'en suis pas moins contrarié, quoique je ne sois pas obsédé, comme l'est le roi, de toutes les importunités et de tout le mouvement des faiseurs politiques, toujours si pressés chez nous et qui gênent tant nos ministres. Le cabinet anglais n'est jamais pressé de rien parce qu'il n'a point à satisfaire à des impatiences aussi importunes. A Paris, on ne songe qu'à pousser le gouvernement, et ici on ne songe qu'à retenir. Ce qui entrave aussi beaucoup notre marche, et nous fait employer un temps considérable en explications de toute nature, ce sont les communications faites et publiées par les Belges[11]. Il faut interpréter toutes les conversations plus ou moins exactes qu'ils livrent au public, et réparer le moins mal possible les fautes que ces débutants en politique font chaque jour. Le ministère anglais désire que la question belge soit terminée avant le 3 février. Le roi aura vu dans le protocole numéro 9 que, malgré les obstacles, nous arrivons à quelque résultat, et que tout le monde y arrive ensemble. Il n'y a point de conférence aujourd'hui, ce qui fait que je vais à Brighton faire ma cour au roi et prendre l'air...»
A mon retour de Brighton, j'eus un long entretien avec lord Grey; j'en rendis compte le 17 janvier à Paris[12]:
«... J'ai vu ce matin lord Grey pendant très longtemps; j'ai pu m'expliquer avec lui d'une manière très nette; j'y étais autorisé, et par la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 14 de ce mois[13] et par des renseignements que je me suis procurés ici, qui m'ont prouvé que les affaires de M. le prince d'Orange n'étaient pas en aussi bon état que le gouvernement anglais aime à se le persuader. J'ai dit à lord Grey que les lenteurs avaient changé la disposition des esprits; que le parti du prince d'Orange était moins fort qu'on ne le pensait; que les catholiques n'en voulaient point et n'en voudraient jamais; que ceux qui désiraient la réunion à la France étaient contre lui; que suivre la direction dans laquelle on était aujourd'hui, c'était s'exposer à tous les malheurs d'une guerre civile; qu'une guerre civile en Belgique touchait de trop près la France, pour ne pas finir par compliquer toutes les questions; qu'il fallait enfin en venir au choix d'un souverain; et que ce souverain ne pouvait être qu'un catholique, et choisi parmi les princes Jean de Saxe, Othon de Bavière ou Ferdinand de Naples[14].
»Lord Grey m'a alors répondu qu'ils avaient tenu à voir le prince d'Orange pour suivre ses chances jusqu'à leur terme, afin qu'une fois perdu, la Russie n'eût plus à nous l'opposer et se décidât à marcher avec nous; que, quant au prince de Bavière, il ne savait pas pourquoi nous ne préférions pas le prince Charles, frère du roi.—Parce que, lui ai-je dit, il s'est prononcé violemment contre la dernière révolution de France, et que nous ne voulons pas avoir près de nous un prince disposé à prendre part à tout ce que la politique anti-française pourrait concevoir.—Mais le prince Othon de Bavière est trop jeune, reprit lord Grey; il faudrait commencer une dynastie par une régence et quels seraient les régents? Quelques-uns de ces hommes turbulents dont nous avons tant à nous plaindre.—Pourquoi donc ne pas choisir le prince de Naples, ai-je dit, il n'a pas cet inconvénient, puisqu'il a dix-huit ans?—Il n'en a que dix-sept[15], m'a-t-il répondu, et d'ailleurs il vous appartient de trop près pour ne pas nous embarrasser devant le parlement.—J'ai fait remarquer à lord Grey que ce n'était point un inconvénient réel; qu'une pareille objection aurait pu être faite lorsqu'il était question du prince Léopold de Saxe-Cobourg et qu'elle ne m'avait point arrêté[16]; que, du reste, notre intention était de nous entendre avec l'Angleterre; mais qu'il nous fallait sortir de l'état dangereux dans lequel la Belgique plaçait l'Europe, et la France en particulier; que bien certainement le choix fait par eux et par nous serait adopté, et qu'il fallait, pour y arriver, se faire des concessions réciproques. Les motifs que vous mettez en avant pour repousser les princes de Naples et de Bavière, lui ai-je dit en terminant, ne me paraissent pas suffisants, et si l'Europe est embrasée pour de tels motifs, ce n'est pas à nous qu'on adressera des reproches.
»Il m'est resté de cette longue conversation que, les chances du prince d'Orange évanouies, le choix s'établirait entre les trois maisons que j'ai désignées plus haut. Mes efforts porteront sur le prince de Naples; mais, pour conserver ma position vis-à-vis des membres de la conférence, je dois laisser épuiser la combinaison du prince d'Orange...»
A côté, je devrais dire au-dessus de cette question, on le voit très compliquée, du choix du futur souverain de la Belgique, il y en avait une autre qui était plus immédiatement menaçante: c'était celle de la reprise des hostilités entre les Hollandais et les Belges, à laquelle se liait inévitablement une guerre générale et européenne. Le roi de Hollande, qui, comme nous l'avons dit, souhaitait par-dessus tout cette dernière, dans la pensée qu'elle amènerait la restauration de son gouvernement en Belgique, travaillait avec obstination à l'amener. En bloquant l'Escaut et le port d'Anvers, il suspendait tout le commerce de la Belgique, et causait ainsi une irritation extrême parmi les Belges, qui, par mesure de représailles, bloquaient la ville de Maëstricht, occupée par une faible garnison hollandaise. Ces deux faits étaient en opposition directe avec l'armistice conclu sous les auspices de la conférence. Aussi avions-nous, par un de nos protocoles, signifié au roi de Hollande d'avoir à lever le blocus de l'Escaut, au plus tard le 20 janvier, et aux Belges de cesser les hostilités autour de Maëstricht[17].
On n'avait encore obéi ni d'un côté ni de l'autre. Le roi de Hollande faisait marcher des troupes sur Maëstricht, et la Prusse était assez disposée à l'aider dans cette entreprise. Les partis bonapartiste et républicain à Bruxelles, qui avaient profité de l'irritation qu'y causait le blocus de l'Escaut pour provoquer les hostilités du côté de Maëstricht, n'attendaient que le moment où la lutte serait engagée pour demander le secours de là France, avec l'espérance qu'ils nourrissaient, tout comme le roi de Hollande, mais dans un autre but, qu'une guerre générale conduirait au renversement du gouvernement français et à la réunion de la Belgique à la France, devenue république.
Il était urgent de pourvoir à ces dangers. La conférence renouvela au roi de Hollande l'injonction formelle de lever le blocus de l'Escaut, et menaça les Belges, s'ils ne cessaient leurs tentatives sur Maëstricht, de faire bloquer leurs ports par une escadre anglo-française. Il avait été proposé par quelques membres de la conférence d'employer l'armée prussienne pour empêcher la marche des Belges sur Maëstricht; je m'y étais péremptoirement opposé, et c'est ainsi que j'avais fait prévaloir la menace du blocus des ports belges. Je trouvais dans ce moyen l'avantage qu'il avait été déjà proposé par moi, à l'égard des ports hollandais, lorsqu'il s'était agi de forcer le roi Guillaume à la levée du blocus d'Anvers, et que d'ailleurs mon intention était encore de le faire valoir, si le 20 janvier notre protocole du 9 n'avait pas reçu son exécution.
Mais toutes ces mesures n'étaient que des palliatifs provisoires qui ne nous tiraient pas de dangers permanents. J'en avais médité une pendant plusieurs jours, que je regardais comme décisive, en ce qu'elle mettrait fin aux espérances du parti révolutionnaire en Belgique et en France, aussi bien qu'aux tentatives réactionnaires du roi Guillaume; c'était une déclaration par les puissances de la neutralité de la Belgique. Je la soumis à la conférence dans sa séance du 20 janvier, où j'eus la satisfaction de la faire adopter et consigner dans le protocole de ce jour[18]. Le compte rendu de cette séance que j'adressai à Paris, le 21 janvier fera connaître l'importance du résultat que j'avais obtenu[19].
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[20].
«Monsieur le comte,
»J'ai l'honneur de vous transmettre le protocole de notre conférence d'hier. Vous y verrez que, m'attachant à l'idée que je vous avais exprimée dans ma dépêche du 10 de ce mois, numéro 70, nous sommes parvenus à faire reconnaître en principe par les plénipotentiaires la neutralité de la Belgique. J'ai été fort secondé par lord Palmerston, dans lequel je trouve toujours de la droiture et des dispositions pacifiques très réelles.
»Je n'ai pas besoin de vous dire que la lutte a été longue et difficile; l'importance de cette résolution était bien sentie par tous les membres de la conférence, ce qui fait que notre séance a duré huit heures et demie.
»La neutralité reconnue de la Belgique place ce pays dans la même position que la Suisse, et renverse, par conséquent, le système politique adopté en 1815 par les puissances, et qui avait été élevé en haine de la France. Les treize forteresses de la Belgique, à l'aide desquelles on menaçait sans cesse notre frontière du Nord, tombent, pour ainsi dire, à la suite de cette résolution, et nous sommes désormais dégagés d'entraves importunes. Les conditions humiliantes proposées en 1815 décidèrent alors ma sortie des affaires, et j'avoue qu'il m'est doux aujourd'hui d'avoir pu contribuer à rétablir la position de la France de ce côté.
»Vous jugerez comme moi, monsieur le comte, l'avantage immense que cette résolution produira pour le maintien de la paix. Les Belges, se trouvant isolés et libres de choisir une forme de gouvernement en harmonie avec leurs souvenirs et leurs habitudes, cesseront d'inquiéter l'Europe; ils deviendront sans doute plus faciles à diriger, lorsqu'ils sauront que leurs folies ne peuvent plus retomber que sur eux-mêmes. Quant à la France, j'ai lieu d'espérer qu'elle y verra une satisfaction éclatante pour le passé et un gage de sécurité pour l'avenir.
»Les difficultés que j'ai éprouvées dans la discussion ont surtout porté sur la dernière partie du protocole dans laquelle j'ai fait insérer que d'autres pays seraient libres de s'associer à la neutralité reconnue de la Belgique. J'ai pensé que cela fournirait plus tard la meilleure solution possible à l'épineuse question du duché de Luxembourg. Le ministre de Prusse, prévoyant le même résultat, a résisté longtemps; mais je l'ai enfin emporté et le paragraphe a été rédigé, quoiqu'un peu plus vaguement, comme je le désirais[21].
»Du reste, la question du duché de Luxembourg, ressortant de la Confédération germanique, ne doit pas être traitée ici où il n'y aurait que des difficultés de la part des personnes intéressées, sans pouvoirs pour les résoudre.
»Il a été convenu avec lord Palmerston que nous n'enverrions pas avant quelques jours le protocole à Bruxelles; nous pensons qu'il est plus convenable de terminer d'abord quelques-uns des points qui y sont indiqués...»
Cette grande victoire, car aujourd'hui encore, je la considère comme telle, venait à point pour me permettre de calmer les inquiétudes qu'on m'exprimait incessamment de Paris et de Bruxelles et qui sont à peu près résumées dans les lettres suivantes du général Sébastiani et de M. Bresson.
LE GÉNÉRAL SÉBASTIANI AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, 16 janvier 1831.
»Mon prince,
»Je vous prie de lire la séance d'hier avec une sérieuse attention (la séance de la Chambre des députés de France du 15 janvier). La pétition d'un Belge a fourni au général Lamarque l'occasion de prononcer un discours dans lequel il a examiné la politique extérieure du gouvernement depuis la révolution de Juillet. Les affaires de la Belgique étaient évidemment le sujet qu'il se proposait de traiter. Ses attaques ont été violentes, et il avait pour but de nous entraîner à la guerre. J'ai refusé de relever le gant, et la Chambre entière a approuvé ma réserve. Mais le parti doctrinaire, qui se proposait d'aborder ces questions, s'est dit offensé, et M. Guizot a occupé longtemps la tribune. M. Mauguin lui a répondu avec véhémence, avec passion, et, il faut le reconnaître, a fait vibrer ces cordes nationales si retentissantes dans le pays. M. Dupin n'a pas été heureux dans sa réponse, et le général La Fayette n'a pas montré son habileté accoutumée dans toutes les questions de parti. L'effet de cette séance sur la nation sera de nature à imposer au gouvernement une marche encore plus circonspecte, s'il est possible. Nous devons éviter, non seulement de blesser les intérêts et la dignité de la France, mais nous devons encore ménager son orgueil, et, il faut le dire, ses vœux.
»La tentative que fait dans ce moment le ministère anglais en Belgique, il ne faut pas se le dissimuler, compromet la paix de l'Europe. Le prince d'Orange a un parti, mais faible, timide, vaincu, moins encore par les armes que par les haines nationales. Nous avons longtemps servi la cause de ce prince; nous avons cherché à la faire triompher dans sa personne ou dans celle de ses enfants; nos efforts ont été impuissants. Le désir sincère de la paix, qui est la base de notre politique, a dirigé et dirigera encore notre conduite à l'égard de la Belgique.
»Le prince d'Orange va renouveler ses entreprises avec l'appui de l'influence anglaise[22]. Nous demeurerons étrangers à ce mouvement; mais nous prévoyons avec douleur que nous ne saurions l'être aux conséquences qu'il peut traîner à sa suite. Si le vœu libre des Belges appelle le prince d'Orange à la couronne, nous respecterons ce choix, parce que l'indépendance de la Belgique sera toujours l'objet de notre respect. Mais, vous avez vu, mon prince, quel a été le succès de la proposition faite au congrès par M. Maclagan[23].
»Le ministère anglais s'est-il bien représenté toute la différence qui existe entre la situation de la Belgique avant l'exclusion des Nassau, et sa situation actuelle? Tout était possible et permis alors; mais aujourd'hui un armistice a été conclu et mis sous la garantie des grandes puissances, postérieurement à l'exclusion des Nassau; la séparation de la Hollande et de la Belgique a été prononcée, et l'indépendance de la Belgique reconnue. Comment le prince d'Orange pourrait-il, par exemple, recourir aux forces hollandaises sans blesser le principe de l'armistice, de la séparation et de l'indépendance? Le prince d'Orange voudra-t-il entreprendre la conquête de la Belgique, avec ses partisans belges? Mais alors il se trouve aux prises avec les forces du gouvernement provisoire, du congrès, et commence une guerre civile que la France ne peut pas voir d'un œil indifférent à ses portes. Qui saurait d'ailleurs prévoir tout ce qui pourrait naître de cette guerre civile? Avouez-le, mon prince, cette tentative a trop le caractère d'une imprudence, pour que je puisse y reconnaître les pensées prévoyantes et sages d'un gouvernement tel que celui de l'Angleterre. Toutefois la prudence de lord Grey et de lord Palmerston me rassure. Trompés par de faux renseignements, par les espérances actives, inquiètes du prince d'Orange, ce qui vient de se passer dans le congrès les aura éclairés, et ils auront révoqué, je n'en doute pas, les instructions qu'ils ont données à lord Ponsonby.
»Notre attitude sera calme, notre conduite loyale, mais notre anxiété se conçoit aisément. L'attitude de la conférence, la vôtre, mon prince, dans d'aussi graves circonstances, sont bien difficiles. Je conçois que vous soyez fatigué de tout ceci, quoiqu'on n'ait jamais montré un plus noble caractère, une plus haute capacité que vous l'avez fait. Qu'on ne perde jamais de vue, à Londres, que le canon de la Belgique retentit en France, et que dans le monde on ne peut pas être sage tout seul...»
De son côte, M. Bresson m'écrivait le 17 janvier de Bruxelles:
«Mon prince,
»Je dois vous prévenir que lord Ponsonby écrit ce soir à lord Palmerston: qu'il a reçu de bonne source l'information qu'un avis de mettre en état de siège et d'approvisionner les citadelles de Namur, Liège, Huy, a été envoyé du DÉPARTEMENT DE LA GUERRE DE FRANCE au gouvernement belge. J'ignore si ce fait a quelque fondement, et, s'il est exact, comment lord Ponsonby est parvenu à le connaître. Mais, comme il serait possible que des explications vous fussent demandées, j'ai cru prudent de vous avertir à l'avance.
»J'ai lu avec un plaisir indicible, dans les journaux, la lettre de M. Sébastiani à M. F. Rogier[24]. Il ne fallait pas moins qu'une pareille leçon au congrès et au gouvernement belge[25].
»Le parti français mécontent, M. de Stassart[26] en tète, se propose, pour se venger de nous, de tâcher de prendre le congrès par surprise et de faire inopinément élire M. le duc de Leuchtenberg, sous prétexte que les Belges n'ont plus que ce moyen de faire acte d'indépendance. J'espère qu'ils échoueront; j'y mettrai, du moins, tous mes efforts.
»Le parti du prince d'Orange se met de son côté en mesure. La crise approche et je suis loin d'être sans inquiétude. Il m'est bien important de connaître votre pensée sur le prince d'Orange et le prince Léopold. Nous avons affaire à forte partie et fort soutenue de Paris. Le bruit a couru pendant trois jours que les généraux Exelmans[27], Fabvier[28] et Lallemand[29] étaient incognito à Bruxelles. On les dit maintenant partis pour Namur et Liège. C'est de ce côté qu'éclatera un mouvement français, si le mouvement orangiste a lieu à Gand et ici.
»Nous aurons bien de la peine à arriver ici à une solution satisfaisante. C'est moins la bonne volonté que les lumières qui manquent au congrès, mais il est ingouvernable...»
Tout cela était fort compliqué et il fallait, pour sortir de ce dédale d'intrigues, s'attacher à une ligne de conduite ferme, sans se laisser détourner du but par des incidents journaliers. Il n'y en avait pas d'autre pour nous, dans mon opinion, que de rester solidement unis à l'Angleterre; notre union contenait les trois autres puissances et assurait la paix. J'étais d'ailleurs parfaitement convaincu que la répulsion contre la maison de Nassau était trop forte en Belgique pour que le prince d'Orange pût y être rétabli. Ainsi, je ne voyais aucun risque à laisser l'Angleterre poursuivre cette chance; je savais que le cabinet avait besoin qu'elle fût reconnue épuisée et impraticable pour se présenter devant le parlement, qu'un certain sentiment de pudeur l'obligeait à donner ce témoignage de condescendance à la Hollande, dont l'Angleterre gardait les colonies qui avaient servi d'équivalent aux provinces belges[30], et j'étais sûr enfin que le ministère anglais me tiendrait compte, plus tard, de la bonne foi que nous montrions en ne nous opposant pas ouvertement à l'élection du prince d'Orange. Fort de toutes ces considérations, je résolus de ne pas me préoccuper autant du choix du souverain pour la Belgique que du soin d'élargir et d'affermir la séparation de ce pays de la Hollande.
Le protocole du 20 janvier avait établi les premières bases de cette séparation en prononçant en même temps, la neutralité perpétuelle de la Belgique. C'était ce qu'il fallait développer et faire accepter par le roi de Hollande. Ce souverain venait déjà de se soumettre de fort mauvaise grâce, il est vrai, au protocole par lequel nous lui avions imposé la levée du blocus de l'Escaut: c'était une cause permanente d'irritation pour les Belges qui se trouvait ainsi écartée.
Je croyais avoir choisi la meilleure voie et je la suivais activement quand M. de Flahaut apparut de nouveau à Londres, porteur d'une lettre du général Sébastiani et chargé de reproduire le fameux projet de partage de la Belgique, que j'avais cru enseveli dans l'oubli. M. de Flahaut s'était croisé en route avec le courrier qui portait à Paris la déclaration de neutralité; il ne la connaissait pas, par conséquent. Une lettre du général Sébastiani du 21 janvier, était le thème au moyen duquel on voulait me faire partager les terreurs que causait à Paris la possibilité de l'élection du duc de Leuchtenberg; c'était sur ce thème que M. de Flahaut, devait s'étendre. Voici la lettre:
«Mon prince,
»Vous aurez appris presque aussitôt que nous la situation de la Belgique. C'est le 28 que le congrès élira un souverain, et tout fait craindre que son choix ne se déclare en faveur de M. le duc de Leuchtenberg. M. Bresson a reçu l'ordre de déclarer officiellement que son élection ne serait point reconnue par la France[31]. Il doit renouveler le refus de consentir à l'élection de M. le duc de Nemours et à la réunion de la Belgique à la France. Ce que demandent les Belges, ce que désirent les Français est cependant cette réunion, et bientôt, peut-être, nous serons hors d'état de l'empêcher. Nous continuerons nos efforts pour la prévenir; mais nous n'osons plus croire à leur efficacité. Notre force est usée dans cette lutte ingrate. Le vœu de la France s'exprime aujourd'hui par la bouche des hommes dont vous appréciez le plus la prudence et dont vous honorez le plus le caractère. Notre situation est telle que le roi et le conseil n'ont pas cru qu'elle pût vous être fidèlement représentée par des dépêches, et le gouvernement du roi s'est décidé à vous envoyer M. le comte de Flahaut, qui pourra vous faire connaître toute la vérité et la mettre sous les yeux de Sa Majesté britannique. C'est là sa mission; c'est à vous d'en tirer le parti le plus utile au service du roi et de la France. Il est inutile de vous écrire une longue lettre. M. de Flahaut vous dira tout ce qu'il vous importe de savoir. Le temps presse; sachons mettre à profit les jours, les heures, et conservons cette paix qui, seule, peut sauver l'ordre social en Europe.
»P.-S.—Nous avons été tellement pris de court par le terme fatal du 28 que nous n'avons pu vous consulter avant de prendre le parti d'envoyer à Londres.»
Ce fut après avoir pris lecture de cette lettre que M. de Flahaut essaya de me démontrer qu'il n'y avait pas d'autre voie de salut pour la France et l'Europe que le partage de la Belgique. Je me prononçai de la manière la plus forte contre cette idée à mes yeux aussi impolitique qu'impraticable, et je répondis ensuite à M. Sébastiani[32]:
«Monsieur le comte,
»M. le comte de Flahaut est arrivé avant-hier soir ici et m'a remis la lettre dont vous l'aviez chargée pour moi. Je vous remercie de l'avoir choisi pour me l'apporter.
»La levée du blocus d'Anvers et l'irritation du roi de Hollande prouvent que la conférence avait été, comme cela était son but, assez rigoureuse envers les deux parties pour obtenir le résultat qu'elle voulait.
»La conversation de M. de Flahaut m'a fourni des informations précieuses sur les idées et les intentions du gouvernement du roi, au sujet des affaires que je suis chargé de suivre ici et sur la disposition des esprits en France. Je regrette toutefois qu'il ait quitté Paris avant que ma dépêche du 21 vous soit parvenue. La nouvelle qu'elle contenait de la résolution adoptée par la conférence, doit nécessairement influer sur les vues du roi et de son conseil, ainsi que sur la conduite que l'on devra tenir avec la Belgique. Je continue à me féliciter de la déclaration de neutralité qui, jusqu'à présent, a été accueillie avec une grande approbation par les hommes d'État de ce pays qui en ont eu connaissance. Tous, à quelque parti qu'ils appartiennent, la considèrent comme un acte de grande politique, honorable pour la civilisation moderne et fait pour assurer le maintien de la paix par la facilité qu'il offre de concilier, sinon toutes les prétentions, du moins, tous les intérêts essentiels. Je dois ajouter qu'en y accédant, ils pensent sans aucune exception que cet acte est tout entier à l'avantage de la France.
»Je conçois qu'au point où l'état des choses est parvenu en Belgique, et que dans les embarras vers lesquels il semble entraîner la France et l'Europe, les esprits se soient jetés dans les combinaisons les plus opposées. La neutralité reconnue rend impossible aujourd'hui la plupart de ces combinaisons et m'a permis de reprendre avec avantage la question du prince de Naples, à laquelle d'abord on avait mis ici tant d'opposition. Je crois même qu'on arriverait à un succès complet sur ce point, en rendant la ville d'Anvers, port franc, ou plutôt en en faisant une ville anséatique, et il ne m'est pas démontré encore qu'on ne puisse arriver à ce résultat, sans qu'Anvers cesse d'appartenir, comme port libre, à la Belgique. C'est, depuis le jour où le protocole a été signé, la ligne dans laquelle je suis entré et dans laquelle je persisterai à marcher, si vous ne me donnez pas des ordres contraires.
»Cette combinaison a l'avantage de montrer à quel point serait inutile toute concession faite à l'Angleterre sur le continent. Je dirai même que c'est pour éloigner toute idée à cet égard que je me suis attaché au système que je poursuis actuellement. Je n'aurais jamais voulu que le nom du roi et le vôtre se trouvassent liés à une clause, qui, à mon sens, aurait placé notre gouvernement sur la ligne de ceux qui ne pensent pas aux jugements de l'avenir.
»L'histoire est là pour témoigner des difficultés que traîna à sa suite l'occupation de Calais par les Anglais, et elle est là aussi pour rappeler la faveur qui entoura les Guise lorsqu'ils eurent délivré la France de cette honte. Ses leçons ne doivent point être perdues pour nous; les mêmes fautes pourraient produire les mêmes résultats et ternir l'éclat de cette fleur d'indépendance qui est attachée à tous les actes du gouvernement du roi. Je suis sûr que son haut esprit ne lui permettrait pas de s'arrêter longtemps à une pareille idée qui, sans avoir un effet direct sur notre propre pays, n'écarterait pas les reproches que l'on ferait à l'emploi de notre politique continentale.
»Personne ne serait tenté de nier que la réunion de la Belgique à la France offrirait des avantages à cette dernière, quoiqu'un agrandissement sur les bords du Rhin satisferait mieux mes idées sur la politique française; je conviens que cette réunion populariserait pendant quelque temps le gouvernement qui l'aurait obtenue, malgré les inconvénients qu'y trouverait l'industrie française; mais croyez aussi, monsieur le comte, que cette popularité serait bien passagère, s'il fallait l'acheter au prix qu'on propose. Il n'y a point de réputation qui ne fût ébranlée par un acte de cette espèce; il n'y a personne qui ne reproche à la paix de Teschen d'avoir introduit les Russes en Europe; quel jugement sévère ne porterait-on pas sur ceux qui introduiraient l'Angleterre sur le continent? Il ne faut jamais se mettre en contact avec ceux qu'on ne peut atteindre chez eux.
»Je suis convaincu, monsieur le comte, que si vous étiez plénipotentiaire ici, vous ne mettriez jamais votre nom à un acte que les guerres les plus longues et les plus malheureuses ne pourraient pas même justifier[33]...»
Je ne sais pas si cette dépêche convainquit ceux auxquels elle était adressée; mais elle eut du moins pour effet que je n'entendis plus parler du malencontreux projet de partager la Belgique.
Pour être juste envers tous, il faut dire qu'il n'y avait rien de très singulier à ce que l'atmosphère de Paris, à cette époque, troublât les meilleurs esprits; j'en trouve la preuve dans quelques passages de la lettre suivante, que le duc de Dalberg m'écrivait sous la date du 22 janvier:
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Mon cher prince,
»Rien ici ne se relève ni ne se consolide. Les affaires de la Belgique compromettent tout le monde, à commencer par votre chef, si chef il y a. Les affaires de Laffitte le déconsidèrent tellement comme président du conseil, qu'elles nuisent beaucoup à ce qui est au-dessus. M. Thiers est montré au doigt pour ses turpitudes.
»Je causais hier avec Pasquier et Sémonville. Nous étions à nous demander comment tout cela pourrait se soutenir? Sémonville disait: Je revois le temps du Directoire. Il n'y a que Soult qui fait sa besogne et qui organise quatre cent mille hommes aux dépens des finances. Lorsqu'ils seront sur pied, peut-on les entretenir sans guerre? Si on fait la guerre, peut-on reprendre le système de pillage et de réquisition? Ce sont des questions insolubles. Le désordre et l'anarchie sont derrière la toile, parce que l'autorité n'est nulle part. On a si étrangement échauffé les esprits, qu'on n'entend plus parler que des injures que la France a reçues en 1814 et en 1815 et qu'il faut venger en reprenant la ligne du Rhin. On est stationnaire, comme l'est un Chinois, lorsqu'on soutient que ce sont autant de folies qui finiront par bouleverser le pays.
»Votre conférence de Londres est singulièrement commentée par le congrès de Bruxelles; il serait temps que cela finisse! Comment ne trouve-t-on pas un chef militaire qui marche sur Bruxelles et finisse l'existence de ce congrès?
»La Pologne occupe beaucoup les esprits, mais elle n'épuise pas les bourses. Le comité polonais n'a pu réunir jusqu'ici que soixante mille francs, dont vingt mille de M. de La Fayette.
»Ce pauvre M. de Mortemart[34] joue le rôle de M. de Caulaincourt avec moins de sagacité et de talent[35].
»Quelle est votre idée, mon prince, sur le chef à donner à la Grèce? Le prince Paul de Wurtemberg[36] tourmente tout le monde par son impatience à y être appelé. On ne l'écoute guère ici; la minorité du prince de Bavière paraît favorable à Capo d'Istria qu'on devrait laisser en place.
»Les nominations de M. de Bouillé à Calrsruhe et de M. Alleye à Francfort ont fort déplu. On regarde ce dernier appelé à désunir, autant qu'il le pourra, la Confédération. Il produira, je crois, l'effet opposé. On n'explique pas le goût du roi à faire de tels choix...»
Il fallait une certaine persévérance pour ne pas se laisser décourager, soit par ces échos de Paris, soit par les extravagances des Belges et par les résistances obstinées du roi des Pays-Bas. Je ne me sentis pas ébranlé néanmoins, et je poursuivis avec fermeté la ligne que je m'étais tracée, sans me soucier des velléités imprudentes de Paris, pas plus que du duc de Leuchtenberg qu'on voulait faire nommer à Bruxelles, sûr qu'il ne serait pas reconnu par les puissances, et je pressai la conférence de consolider l'œuvre de la séparation de la Belgique de la Hollande. Dans notre séance du 27 janvier, nous abordâmes les questions financières et commerciales qui se rapportaient à cette séparation, et nous les résolûmes dans une mesure d'équité qui devait, plus tard, concilier les véritables intérêts des deux parties. En envoyant le protocole de cette séance à Paris, j'écrivis le 29 janvier[37]:
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI.
»Monsieur le comte,
»Je vous envoie le protocole de notre conférence du 27; il traite de plusieurs questions financières et commerciales relatives à la séparation de la Hollande et de la Belgique. Ce travail a été rédigé par M. le baron de Wessenberg et par M. le comte de Matusiewicz, qui ont cru devoir attacher les mesures qu'ils ont proposé de prendre pour la séparation aux mêmes principes qui avaient dirigé l'union. Ces deux plénipotentiaires, et surtout M. de Wessenberg, possédaient sur cette matière des connaissances qui nous manquaient à tous, et à moi en particulier. Du reste, en l'adressant à nos commissaires à Bruxelles, nous y avons joint des instructions par lesquelles nous les autorisons à juger le moment le plus opportun pour en faire la remise au gouvernement belge. Comme il serait possible que ce protocole soulevât des difficultés nouvelles à Bruxelles, je vous engage à en retarder la publication jusqu'à ce que vous connaissiez ce qu'auront fait nos commissaires à Bruxelles, après avoir sondé l'opinion des gens avec lesquels ils sont le plus en rapport[38].
»Il y aura probablement beaucoup de controverses sur plusieurs questions traitées dans ce protocole, mais nous avons cru qu'il satisfaisait à une grande partie des besoins des deux pays. Le roi de Hollande est suffisamment bien traité pour que les rapports entre lui et la Belgique n'occasionnent pas des difficultés continuelles qui finiraient par être insurmontables. De l'autre côté, les Belges, grands industriels et grands producteurs, auront des débouchés qui ne les mettront pas dans la nécessité de faire toujours la contrebande avec la France. L'opinion des gens les plus versés en ces matières, en Angleterre, est que, si on s'arrêtait à d'autres bases plus défavorables à la Hollande, il serait impossible à ce pays d'exister à cause des charges énormes dont il serait accablé. C'est à vous d'en juger dans votre sagesse; vous trouverez sans doute que cela touche à des questions de haute politique...»
Je prévoyais bien que ces mesures, pas plus que la déclaration de la neutralité de la Belgique, n'étaient de nature à satisfaire, pour le moment, ni aux impatiences de Paris, ni aux exigences de Bruxelles et de La Haye; mais l'essentiel était de maintenir la bonne harmonie entre nous et l'Angleterre, et d'imposer par là aux autres cabinets les résolutions raisonnables, et autant que possible équitables que nous aurions arrêtées entre nous deux. Le reste n'était, pour moi, que secondaire. Je cherchais les véritables intérêts de la France là où je croyais les trouver réellement, et non dans des rêves qui ne pouvaient conduire qu'à sa ruine.
En effet, une guerre générale, fût-ce même seulement contre les trois puissances du Nord, devait nous être fatale, car elle aurait pris tout de suite un caractère révolutionnaire qui aurait détaché de nous l'Angleterre. Il fallait donc l'éviter par-dessus tout dans d'aussi fâcheuses conditions; mais il fallait l'empêcher par des moyens qui, non seulement ne fussent pas déshonorants pour la France, mais qui même tournassent à son avantage. Ce que j'avais fait jusqu'à présent entrait parfaitement dans ce but. Ainsi, au lieu du royaume des Pays-Bas, composé de sept millions d'habitants, avec une ligne formidable de forteresses tournées contre nous, nous avions déjà obtenu la séparation en deux de ce royaume et, sur notre frontière, une Belgique neutre réduite à quatre millions d'habitants. Cette neutralité, sur laquelle on essaya d'abord de plaisanter comme d'une impossibilité, est cependant plus solide et sera, j'espère, plus durable qu'on ne le suppose, tant que la France ne tentera pas des guerres générales et révolutionnaires contre l'Europe entière, ce qu'une saine politique ne doit pas admettre dans ses calculs. Si la France a une guerre contre l'Angleterre, nous aurions un intérêt égal à celui de l'Allemagne, à ce qu'on respectât la neutralité de la Belgique; et si, au contraire, c'est contre l'Allemagne que la France fait la guerre, sans que l'Angleterre y participe, celle-ci défendra la neutralité de la Belgique. Dans tous les cas donc, cette neutralité est garantie à condition, bien entendu, que nous, les premiers, nous la respecterons en tout temps. La neutralité de la Belgique assurée est, de Dunkerque à Luxembourg, une défense égale à celle que nous trouvons de Bâle à Chambéry par la neutralité de la Suisse. Cette neutralité, consentie à Londres par la conférence des grandes puissances, j'avoue que le choix du souverain qui régnerait en Belgique avait perdu beaucoup de son importance pour moi, parce que j'étais sûr d'avance que le premier intérêt de ce souverain, quel qu'il fût, serait de ménager la France et de vivre dans de bons rapports avec elle. Ce qu'il fallait surtout, c'est que la séparation de la Belgique de la Hollande fût faite sur des bases assez équitables pour que les deux pays pussent exister l'un et l'autre, et qu'après un certain temps donné à l'apaisement des passions, ils pussent reprendre entre eux des rapports convenables. C'est vers ce but qu'ont toujours tendu mes efforts pendant ma mission à Londres et, en cela, je ne crois pas m'être trompé. Après cette digression qui ne me semble pas inutile, rentrons dans le courant des faits qui devaient retarder bien longtemps encore l'accomplissement de mes vues et, pour commencer, citons une lettre de M. Bresson, du 30 janvier, de Bruxelles:
«Mon prince,
»Les choses empirent ici de moment en moment; les passions sont arrivées à leur dernier degré d'exaspération. Je prévoyais bien que, d'un instant à l'autre, nous avions à craindre quelque combinaison funeste, quand j'appuyais celle du prince de Bavière, neutre et inoffensive de sa nature. Je vous le disais alors: tous les dangers nous environnent; nous les avons maintenant en face. Malheureusement la désapprobation est venue trop vite; l'incertitude a succédé à un plan fait; le champ s'est rouvert aux malveillants et aux intrigants, et leur temps n'a pas été perdu.
»Le prince de Naples présenté à temps, ou toute autre combinaison neutre, il y a six semaines, quand je demandais que tout fût subordonné au choix du chef de l'État, aurait eu les meilleures chances. Mais il eût fallu le concours, l'assistance de l'Angleterre. Ce concours, cette assistance, nous ne les avons pas eus, même contre le duc de Leuchtenberg; on lui a laissé gagner du terrain; on n'a pas arrêté cette pensée qu'il serait agréable aux puissances, précisément parce qu'il était hostile à la France: et aujourd'hui on fait des vœux et des démarches en sa faveur. Il en est résulté ce qui devait être, que les amis de la France, de leur propre mouvement, malgré nos déclarations antérieures, lui opposent le seul candidat qui puisse le vaincre, M. le duc de Nemours. Ainsi nous voilà placés entre un choix hostile à la France et un choix hostile aux puissances; cruelle alternative qui ne peut se résoudre, de part ou d'autre, que par d'affreux malheurs.
»L'on s'est abusé, dès le principe, sur les chances du prince d'Orange, et l'on a persévéré, parce que l'on ne voyait que des gens d'une même couleur. Sans doute, et je l'ai pensé, et je vous l'ai écrit, le prince d'Orange, rappelé par l'opinion, tranchait toutes les difficultés. Mais, mon prince, ce n'était plus de l'antipathie, c'était devenu de la fureur. J'ai entendu les propos les plus atroces; des misérables s'offraient publiquement pour lui porter le premier coup, s'il revenait. Le prince d'Orange était impossible sans la guerre civile. Ce peuple ne se rend ni à la raison, ni à l'intérêt; il obéit à la passion. Les jours du prince, au milieu de ces énergumènes, n'eussent point été en sûreté. C'est cependant à l'espoir de le ramener que l'on a sacrifié tous les termes moyens que nous avons offerts; aujourd'hui, l'on n'a plus que l'abîme devant soi. Qu'arrive-t-il? L'on veut rejeter sur autrui les fautes que l'on a soi-même commises. L'on y met de l'irritation et l'on s'oublie dans ses paroles. Mais qu'on prenne garde d'être rappelé à la modération!
»Les circonstances étaient si graves, mon prince, que j'ai cru devoir aller à Paris les exposer moi-même au roi et au ministre. Mon voyage n'a duré que soixante-six heures. Pendant mon absence, le protocole du 20 janvier (celui de la neutralité) est arrivé à lord Ponsonby et a été communiqué par lui. Vous le croirez à peine. Il renferme une grande pensée; il devait exciter la reconnaissance et l'admiration; eh bien, il provoque la colère! Jugez de ces hommes par ce seul fait. Le journal ci-joint vous donnera les détails. Demain ou après, la protestation sera discutée au congrès[39]...»
J'ai cité cette lettre, autant pour indiquer quel était l'état des choses à Bruxelles, que pour faire voir le danger que présentent souvent les rapports d'un agent trop passionné. M. Bresson était certainement un homme capable et intelligent; mais il voulait justifier la faute qu'il avait commise en appuyant la candidature du prince de Bavière, sans l'autorisation de la conférence dont il était le commissaire; et il lui fallait accuser avec emportement son collègue lord Ponsonby et dépeindre en traits de feu, et avec une évidente exagération, la disposition des esprits à Bruxelles. Il avait fait une course à Paris, où on avait cru à toutes ses paroles; et le contre-coup m'en vint ensuite à Londres. Heureusement que je ne me laissais ni affliger ni détourner de mes plans par les ardeurs intempestives des autres. Mon idée restait bien arrêtée, au sujet du choix du souverain de la Belgique. Mon candidat était et est resté constamment le prince Léopold de Saxe-Cobourg; et je ne m'agitais pas du bruit qu'on faisait partout sur cette question. J'avais l'espoir: 1o que le roi Louis-Philippe refuserait le trône pour son fils, M. le duc de Nemours; 2º que les puissances repousseraient le duc de Leuchtenberg; 3º que jamais les Belges ne pourraient s'entendre pour rappeler le prince d'Orange. Aussi, sans me préoccuper de ce point, je voulais poursuivre, comme je l'ai dit, ce qui, à mes yeux, était la vraie question, la séparation complète et sans retour possible entre la Belgique et la Hollande. Mais, si j'étais tranquille de ce côté, les soucis ne me manquaient pas d'autre part; et tout le mois de février se passa dans de perpétuelles inquiétudes sur la marche des événements intérieurs en France, et sur les hésitations du gouvernement français. Ceci demande quelques explications.
J'ai dit que la conférence, par son protocole du 27 janvier, avait arrêté un partage des dettes entre la Hollande et la Belgique, et quelques autres arrangements commerciaux. Ce protocole était essentiellement provisoire; et sauf la question des limites que nous avions fixées d'après la situation des deux pays en 1790, la seule qui pouvait être admise, le reste de ce protocole était discutable, et pouvait être modifié selon les explications qui seraient fournies par les deux parties.
J'avais écrit dans ce sens à Paris, mais là on prenait avec ardeur parti exclusivement pour les Belges; on avait donc blâmé les arrangements proposés dans le protocole, comme trop défavorables à la Belgique; et j'avais été, moi-même, blâmé pour avoir apposé ma signature au protocole.
Quelques jours après la signature de ce protocole, plusieurs membres de la conférence, alarmés des nouvelles venues de Bruxelles, et qui représentaient comme incessantes les intrigues de la France en faveur de l'élection du duc de Nemours, proposèrent, le 1er février, de rédiger un protocole dans lequel les cinq puissances prendraient l'engagement formel, en imitation de ce qui avait été fait dans le temps pour le choix du souverain de la Grèce, qu'en aucun cas le souverain de la Belgique ne pourrait être choisi parmi les princes des familles qui régnaient dans les cinq cours représentées à la conférence de Londres. Je me refusai formellement à signer ce protocole qui semblait manifester de la méfiance envers la France, à laquelle, seule en ce moment, il paraissait devoir s'appliquer.
Ces explications données pour l'éclaircissement de ce qui va suivre, je me bornerai maintenant à insérer chronologiquement les extraits de mes dépêches et de lettres écrites et reçues pendant le mois de février. La marche des faits y sera clairement suivie.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[40]
«Londres, le 1er février 1831.
»Monsieur le comte,
»Je sors de notre conférence qui s'est prolongée aujourd'hui jusqu'à huit heures et demie du soir; l'heure de la marée presse le courrier que je vous expédie, et il me reste bien peu de temps pour vous écrire. Cependant, comme en prenant lecture du protocole que j'ai l'honneur de vous envoyer, vous verrez que j'ai refusé d'y apposer ma signature, je vous dois une explication de ce refus.
»Lorsque le plénipotentiaire anglais a ouvert l'opinion qui a prévalu dans la conférence et qui se trouve consignée dans le protocole, je m'y suis opposé en déclarant que je ne pouvais voir dans cette résolution qu'une démarche directe contre la France; qu'elle ne me semblait pas favorable au maintien de la bonne harmonie entre les puissances, et que, d'ailleurs, les termes mêmes des protocoles numéros 11 et 12, sur lesquels on s'appuyait, développaient d'une manière suffisante les vues des cinq puissances; en effet, voici les termes de ces protocoles:
«Protocole nº 11.—Les plénipotentiaires ont été unanimement d'avis que les cinq puissances devaient à leurs intérêts bien compris, à leur union, à la tranquillité de l'Europe et à l'accomplissement des vues consignées dans le protocole du 20 décembre, une manifestation solennelle, une preuve éclatante de la ferme détermination où elles sont, de ne chercher dans les arrangements relatifs à la Belgique, comme dans toutes les circonstances qui pourront se présenter encore, aucune augmentation de territoire, aucune influence exclusive, aucun avantage isolé.»
»Protocole nº 42.—Le souverain de la Belgique doit nécessairement satisfaire, par sa position personnelle, à la sûreté des États voisins.»
»J'ai cru, monsieur le comte, qu'après des stipulations aussi formelles, il devenait inutile de donner de nouvelles explications; c'est pourquoi j'ai demandé à en référer au gouvernement du roi, et à provoquer des instructions que vous ne tarderez pas, je pense, à me transmettre.
»L'article du protocole relatif à la Grèce auquel lord Palmerston a fait allusion, est ainsi conçu et se trouve sous la date du 22 mars 1829: «En aucun cas, le chef ne pourra être choisi parmi les princes des familles qui règnent dans les cours signataires...»
M. BRESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Bruxelles, le 3 février 1831.
»Mon prince,
«Son Altesse Royale Monseigneur le duc de Nemours a été nommé et proclamé roi des Belges, à quatre heures vingt-cinq minutes précises de cet après-midi.
»Il y avait cent quatre vingt-onze votants, au premier tour de scrutin: M. le duc de Nemours a obtenu quatre-vingt-neuf voix; M. le duc de Leuchtenberg, soixante-sept; et M. l'archiduc Charles d'Autriche, trente-cinq. Cent une voix étaient nécessaires.
»Au second tour, il y avait cent quatre-vingt-douze votants. La majorité absolue nécessaire était de quatre-vingt-dix-sept suffrages: M. le duc de Nemours l'a précisément obtenue; M. le duc de Leuchtenberg a eu soixante-quatorze voix, et l'archiduc vingt et une.
»Le président du congrès a proclamé le duc de Nemours roi des Belges, à la condition d'accepter la constitution décrétée par le congrès.
»Le plus grand enthousiasme et la plus grande tranquillité règnent dans la ville...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[41].
«Londres, le 4 février 1831.
»Monsieur le comte,
»J'ai reçu hier au soir votre lettre du 31 janvier et, ce matin, celle du 1er février auxquelles je m'empresse de répondre.
»Vous verrez d'abord, par l'annexe ci-jointe au protocole numéro 12 que je n'ai pu vous envoyer plus tôt, parce qu'elle n'a pu être expédiée qu'hier au soir de la chancellerie, que quelques-unes des objections que vous soulevez dans vos dépêches avaient été résolues par les principes renfermés dans cette annexe. Ainsi, vous remarquerez que, pour ne pas trop nous éloigner du système qui a été adopté, le second paragraphe relatif aux affaires financières et commerciales porte pour titre: Arrangements proposés, ce qui laisse aux parties le temps et les moyens de fournir de nouvelles explications. Ce titre indique positivement que nous n'avons pas voulu trancher de notre propre autorité toutes les questions qui sont énumérées dans le protocole; et cela est tellement évident que, dans les instructions données à nos commissaires à Bruxelles, nous leur avons recommandé de sonder les personnes influentes avec lesquelles ils sont en rapport sur l'effet probable de ce protocole; et nous laissions en même temps à leur prudence de fixer le moment opportun pour en faire usage. Je vous ai écrit dans ce sens, par ma lettre du 29 janvier.
»L'opinion que vous avez sur le peu d'importance, pour la Belgique, du commerce qui lui serait accordé avec les colonies hollandaises est en opposition avec celle de tous les négociants distingués de la cité de Londres. Ils pensent tous, et les plus habiles ont été consultés, que c'est à ce commerce que la Belgique a dû, pendant ces quinze dernières années, les développements de son industrie; les pétitions des deux Flandres confirment cette opinion. Les embarras que vous prévoyez de la part de la Hollande, dans l'exécution de cette condition, seraient, je crois, aisément levés lors du traité définitif: on imposerait alors des garanties auxquelles il serait impossible à la Hollande d'échapper.
»Nous n'avons pu trancher, comme vous paraissez le supposer, la question du grand-duché de Luxembourg; elle a été renvoyée à ceux qui ont le droit et le pouvoir de la traiter. Les observations à ce sujet, contenues dans ma dépêche numéro 74, n'ont pu vous échapper.
»Quant à la fixation du territoire et des frontières de la Belgique, il me semble qu'il était impossible de les arrêter autrement que nous l'avons fait. Nous voulions reconnaître l'indépendance de la Belgique; pour arriver à ce but, il fallait que l'on sût ce que c'était que la Belgique, et par conséquent déterminer les frontières du pays que nous appelions à l'indépendance. Aurions-nous pu, sans injustice, en fixer d'autres que celles qui existaient en 1790, lorsque la Hollande et la Belgique formaient deux États séparés? La conférence a d'ailleurs formellement déclaré, dans son protocole du 20 janvier, que les deux parties régleraient sous sa médiation les enclaves ou les cessions qui faciliteraient les arrangements définitifs. Cela rentre, comme vous le voyez, dans les bornes que vous attribuez à la conférence.
»Vous m'annoncez, monsieur le comte, que le gouvernement du roi n'a point adhéré au protocole du 27 janvier. Je ne comprends pas, je l'avoue, dans quel but il aurait adhéré ou pas adhéré à un acte provisoire qui ne renferme que des stipulations éventuelles, ainsi que le démontre l'annexe que je vous envoie aujourd'hui.
»En répondant à la partie de votre lettre du 1er février, relative au souverain futur de la Belgique, je ne dois pas vous dissimuler l'inquiétude que m'inspire la résolution à laquelle vous semblez vous être arrêté, dans le cas où le congrès désignerait M. le duc de Nemours. Je ne pense pas qu'il serait prudent d'apporter du retard à exprimer votre refus: une réponse dilatoire, en pareil cas, exciterait au plus haut point le mécontentement de l'Angleterre; elle y verrait la confirmation des intrigues qu'elle reproche à tort au gouvernement français; et la Russie ne manquerait certainement pas de profiter de cette circonstance et de vous accuser d'entretenir des arrière-pensées. Voilà mon opinion, monsieur le comte, telle que je me la suis formée d'après mes rapports avec le cabinet anglais.
»Quant à M. le prince de Naples, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de suspendre votre décision pour rendre ses chances plus favorables. C'est à vous de juger quelle action il vous est utile d'exercer a Bruxelles pour ce choix. Vous avez pu voir, par ma correspondance, que j'ai préparé ici les dispositions des ministres anglais et des membres de la conférence pour lui, et je ne crains pas de trop m'avancer en vous déclarant que lorsqu'il s'agira de traiter cette question, nous n'éprouverons plus d'opposition de la part du gouvernement anglais, qui est sûr d'avoir l'assentiment de l'Autriche et de la Prusse; le temps nécessaire pour des instructions retardera celui de la Russie. On changerait ces heureuses dispositions par de l'irrésolution dans les démarches, et on compromettrait sans aucun doute le maintien de la paix avec l'Angleterre, qui aujourd'hui nous est encore assuré et qui doit être notre unique but...»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 5 février 1831[42].
»Une réflexion dont le roi me charge de vous faire part, mon cher prince, et dont je suis persuadée que vous sentirez toute la justesse, relativement au dernier protocole que vous avez, avec tant de raison, refusé de signer, c'est que les puissances mêmes ne peuvent l'assimiler à celui qui avait été conclu pour la Grèce, en ce que la circonstance est tout à fait différente. Pour la Grèce, c'étaient les trois puissances qui choisissaient, qui nommaient le souverain; ici c'est le congrès belge et la Belgique, dont les cinq puissances ont reconnu l'indépendance, qui doit choisir librement son souverain.
»Voilà Nemours élu, malgré le refus soutenu du roi et de son gouvernement; le courrier, persistant et réitérant ce refus et le portant de nouveau à M. Bresson, est parti hier pour Bruxelles, quatre heures avant que la nouvelle de l'élection de Nemours, par dépêche télégraphique, nous soit parvenue. Nous sommes par conséquent, franc et loyal, mon cher prince; nous avons le bon droit de notre côté; vous en ferez bon et habile usage, et j'ai la ferme confiance que nous en sortirons bien et avec honneur et gloire; nous ne voulons, ne souhaitons, et cela sincèrement, que le véritable bien de tous et sans intérêt personnel. La vérité triomphera de la ruse et de l'intrigue; et vous aurez la gloire et la satisfaction d'y contribuer puissamment par votre talent et tous vos moyens.
Il me tarde, plus que je ne puis vous le dire, d'avoir de vos nouvelles; mais il faut parler maintenant des grosses dents à Londres, mon cher prince. On nous joue, on nous laisse dans un état qui n'est ni la paix ni la guerre, et la Belgique prête à tomber dans une anarchie affreuse. Cela n'est plus supportable; il faut qu'on s'entende et qu'on marche franchement à un arrangement, à une combinaison qui leur convienne et qui leur donne sécurité; et de cette manière, tout ira bien. Mais pour eux, pour nous, et pour tout, cela presse plus que je ne puis vous le dire. L'expérience (si sur certaines personnes elle sert à quelque chose) doit bien leur prouver qu'il n'y a déjà eu que trop de temps perdu par un vilain et sot espoir du prince d'Orange, auquel on doit bien voir maintenant qu'il n'y a pas moyen de penser et qu'il faut absolument rejeter...»
J'ai la certitude que Madame Adélaïde, en écrivant cette lettre, et le roi qui la dictait étaient parfaitement sincères dans leurs déclarations; mais que devais-je penser en recevant le même jour et de la même date cette lettre de Bruxelles?
M. BRESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Bruxelles, le 5 février 1831.
»Mon prince,
»Forcés de changer notre position et de nous engager dans une lutte que nous aurions voulu éviter, nous n'avions plus qu'un parti à prendre: il fallait vaincre et nous avons vaincu. Mais aujourd'hui, nous avons à penser aux suites de ce succès non encore affermi.
»Une pensée m'est venue, qui, si elle est accueillie par vous, peut porter quelque fruit. Le prince d'Orange peut, en quelque sorte, se considérer comme dépossédé par nous. Si nous lui trouvons quelques dédommagements dont la paix et l'équilibre de l'Europe s'arrangent, en même temps que lui; s'il les reçoit de notre influence, de notre intervention amicale, nous aurons à la fois fait un acte de bienveillance et de politique; nous faciliterons la solution de toutes les questions compliquées qui vont sortir de l'élection de M. le duc de Nemours et nous adoucirons plus d'une irritation qu'elle va produire.
»Le prince d'Orange est beau-frère de l'empereur de Russie[43]; il est agréable à l'Angleterre; il est doux de caractère; ses manières ont du charme; son esprit du chevaleresque; ses légèretés, ses inconséquences qui, dans ce pays de rigidité catholique, lui ont porté des coups funestes, ailleurs, peuvent être vues d'un œil plus indulgent. La Pologne demande un roi; elle semble résolue à une longue et sanglante résistance. Si l'empereur de Russie peut, avant le combat, être amené à composition, il cédera en faveur du prince d'Orange plus facilement que pour tout autre; et si, sur notre initiative et par notre insistance, un pareil dénouement est donné à la révolution polonaise, nous aurons à la fois servi la cause d'une nation généreuse, ramené vers nous des esprits hostiles ou alarmés, recomposé le système européen détruit par le partage de la Pologne, et affermi le trône de M. le duc de Nemours. Avec vous, mon prince, il serait oiseux d'entrer dans tous les développements de cette idée. Je me borne à vous la soumettre. Toutefois, je vous expédie cette lettre par estafette; ce peut être un calmant bon à appliquer dans les premiers moments.
»Je me suis déjà employé et je continuerai de m'employer pour que les chefs de l'insurrection de Gand ne soient pas mis à mort[44]. Le règne de notre jeune et aimable prince commencerait bien par un acte de clémence; il faut le lui tenir en réserve.
»Je ne pourrais vous peindre avec trop de force l'effet que produirait sur ce pays un refus, ou une acceptation seulement conditionnelle de Sa Majesté. Ce serait instantanément le bouleversement de toutes choses, la guerre civile, la cocarde orange, la cocarde française, le désordre, le meurtre et l'anarchie dans toutes leurs fureurs. Nous ne pouvons plus regarder en arrière, mon prince. Un mouvement rétrograde serait mille fois plus dangereux qu'une attitude ferme et décisive.
»La protestation de notre gouvernement contre le protocole du 27 janvier me destitue en quelque sorte de mes fonctions de commissaire de la conférence. Je l'avais communiquée à M. Van de Weyer; parce que je savais qu'elle nous donnerait les voix dissidentes du Limbourg et du Luxembourg; il l'a montrée; et puis il se l'est laissé arracher, et elle a été lue à la tribune et imprimée.
»Il y a un point très délicat qui, si le roi accepte pour M. le duc de Nemours, entraîne une autre protestation contre le protocole du 20 janvier; car dans nos quatre-vingt-dix-sept voix, il y en a vingt du Luxembourg; et si nous reconnaissons Luxembourg comme hollandais, nous invalidons l'élection. Un tendre engagement va plus loin qu'on ne pense. Mais le prince d'Orange, seulement proposé par nous pour la Pologne, peut arranger bien des choses...»
J'ignore si la belle conception politique exposée dans cette lettre sortait uniquement du cerveau de M. Bresson, mais l'aplomb avec lequel il la faisait valoir doit me faire supposer qu'il se sentait appuyé quelque part. Quoi qu'il en fût, je ne me donnai pas même la peine de répondre à de pareilles absurdités. Mais continuons les extraits de dépêches:
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[45].
«Londres, le 6 février 1831.
»Monsieur le comte,
»Le conseil des ministres anglais est assemblé en ce moment pour délibérer sur une dépêche qui vient d'être reçue de Lord Ponsonby et par laquelle il annonce que M. Bresson a fait répandre dans Bruxelles une espèce de déclaration du gouvernement français. Cette déclaration dont je n'ai pas connaissance renferme, dit-on, l'assurance positive de ne point reconnaître les derniers protocoles de la conférence de Londres[46]. Elle a produit ici le plus fâcheux effet, et c'est facile à concevoir. En chargeant leurs plénipotentiaires à Londres de pourvoir aux embarras qu'avait amenés le soulèvement de la Belgique, les cinq puissances ont eu en vue d'empêcher des complications qui devaient troubler la paix de l'Europe. C'était par suite de traités entre toutes les puissances qu'en 1814, la Belgique avait été réunie à la Hollande; du moment où cette union était rendue impossible par la révolution belge, ces mêmes puissances ont eu l'obligation de rechercher quelles seraient les combinaisons les plus favorables au maintien de la bonne harmonie entre elles et qui offraient le plus de garanties pour les intérêts de chacun. Tel a été le principe dirigeant de la conférence de Londres. Une déclaration, telle que celle que l'on annonce avoir été faite à Bruxelles au nom du gouvernement français, attaquerait nécessairement ce principe et prouverait que la France n'est plus d'accord avec les autres puissances. Nous nous trouverions ainsi séparés, par le fait, de la politique du reste de l'Europe.
»On s'étonne avec raison, ce me semble, que le cabinet français qui voulait manifester sa désapprobation des derniers protocoles de la conférence, ne se soit pas adressé uniquement à cette conférence et non aux Belges, auxquels le dernier protocole même ne devait pas être communiqué. Une telle démarche, je ne dois pas vous le dissimuler, monsieur le comte, a excité ici les plaintes les plus amères et a rendu ma position extrêmement difficile. Vous ne devez pas perdre de temps à arrêter les conséquences funestes que cela pourrait avoir, si vous ne voulez pas laisser se développer les mauvaises dispositions de quelques puissances à notre égard. Ma dernière dépêche vous aura démontré qu'il n'avait jamais pu être question d'adhésion ou de non adhésion, de votre part, à un protocole renfermant seulement des propositions. Il sera donc aisé de revenir sur une démarche inutile et, au moins, imprudente.
»J'ai appris ce matin par un courrier de M. Bresson le résultat des délibérations du congrès de Bruxelles; je suis convaincu que sans aucun retard le roi refusera la couronne qui est offerte à M. le duc de Nemours. Vous devez bien vous persuader que toutes les mesures qui tendraient à consulter les puissances seront regardées comme dilatoires, et qu'un refus net, spontané, pourra seul retenir l'Angleterre dont l'alliance est sur le point de nous échapper. Vos dépêches m'ont autorisé à déclarer que ce refus aurait lieu; je l'ai fait, et je persiste à croire que les assurances que j'ai données seront appuyées par le roi et par vous.
»L'Angleterre repoussera M. le duc de Leuchtenberg et acceptera sans aucun doute le choix du prince de Naples, mais je le répète, c'est au prix d'un refus prompt et décisif de votre part d'accorder M. le duc de Nemours aux Belges.
»Vous le voyez, monsieur le comte, c'est une question de paix ou de guerre immédiate. Je vous avoue que je trouve que la Belgique n'est pas assez importante pour lui faire maintenant le sacrifice de la paix.
»Je vous prie de m'écrire le plus promptement possible une lettre que je puisse montrer aux membres de la conférence et dans laquelle vous m'ordonnerez de déclarer que l'intention du gouvernement du roi n'est en aucune façon de s'isoler des autres puissances.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI.[47]
«Londres, le 7 février 1831.
»Monsieur le comte,
»Le conseil de cabinet dont j'ai eu l'honneur de vous parler hier a duré plus de trois heures, et on s'y est exclusivement occupé de la question de l'élection de M. le duc de Nemours. Tous les ministres sont tombés d'accord, en cas de reconnaissance de cette élection par la France, sur la nécessité d'une guerre immédiate. Si je suis bien informé, on aurait même résolu d'apporter la plus grande énergie dans cette guerre.
»Telles étaient les résolutions adoptées par le cabinet anglais, monsieur le comte, lorsque j'ai reçu hier à sept heures du soir votre dépêche du 4. Averti comme je l'étais des décisions du conseil, je n'ai pas perdu de temps pour communiquer à lord Grey et à lord Palmerston les assurances que renfermait votre dépêche; elles ont été accueillies avec la plus vive satisfaction par ces ministres, ainsi que par les membres du corps diplomatique à qui j'en ai donné connaissance. J'ai cherché à voir beaucoup de monde dans le courant de la soirée, afin de détruire l'effet du conseil du matin. On a généralement reconnu la loyauté qui dirigeait le gouvernement français, et on la regarde comme la garantie principale du maintien de la paix.
»Il est de mon devoir cependant de vous faire connaître l'effet qu'avaient produit ici l'élection de M. le duc de Nemours, et surtout la déclaration qui aurait été faite au nom de la France, à Bruxelles, sur son refus de connaître nos derniers protocoles. Ces deux faits ont été considérés, non seulement dans la Cité et parmi les négociants, mais encore dans les classes élevées de la société comme une cause imminente de guerre. Tous les ambassadeurs des grandes puissances ont déclaré que la décision du cabinet anglais sur ce point servirait de règle de conduite à leurs gouvernements. Ce langage a totalement changé aujourd'hui, et les bruits de guerre ont cédé la place aux protestations de paix et d'amitié.
»J'ai pu juger en cette circonstance, monsieur le comte, de l'importance que notre gouvernement a reprise en Europe; c'est de lui, évidemment, qu'on attend désormais la paix ou la guerre, car on compte pour peu la Belgique; on y fait trop de folies pour inspirer un grand intérêt. Vous voudrez garder la position avantageuse dans laquelle nous sommes, et pour y parvenir, je ne crains pas de vous répéter que c'est en fondant notre politique sur une union intime avec l'Angleterre. Cette union nous garantit contre toutes les dispositions hostiles que pourraient entretenir contre nous d'autres puissances; elle nous donne le temps et les moyens d'affermir notre gouvernement, tandis qu'en nous en séparant, nous amenons inévitablement une guerre générale dont il est aisé de saisir tous les dangers. En supposant même les plus grands succès sur le continent, pourront-ils compenser la ruine de notre commerce, de notre industrie? Empêcheront-ils les factions de soulever l'intérieur de la France? Les puissants armements que l'Angleterre serait en état de faire, et dont je vous ai rendu compte, peuvent vous donner une idée des résultats qu'aurait pour nous une guerre maritime.
»Je suis convaincu, et je vous le déclare sous ma propre responsabilité, que nous pouvons obtenir l'union dont je viens de vous parler en adoptant une conduite tout à la fois ferme et prudente, telle qu'elle convient au roi et à la France. Mais il faut songer que le cabinet anglais n'est jamais dirigé que par ses intérêts, et que c'est en les ménageant habilement sans y mettre cependant une condescendance qui blesse les nôtres, qu'on peut espérer de sa part un rapprochement intime.
»J'ai remarqué, et avec grand plaisir, le passage de votre dernière dépêche dans lequel vous exprimez l'intention de ne point isoler notre politique de celle des autres puissances de l'Europe. Je crois que cette résolution aura pour nous les plus heureux résultats. Il faut bien se pénétrer de l'idée qu'il n'y a point de sainte alliance quand la France est dans la conférence. Cela répond à beaucoup de phrases de tribune.
»Je vous envoie le protocole de notre conférence de ce jour, que le roi, à ce que j'espère, lira avec plaisir[48].
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[49].
«Londres, le 8 février 1831.
»Monsieur le comte,
»J'ai eu l'honneur de recevoir hier soir quelques instants après le départ de M. le comte de Flahaut, votre dépêche du 5 de ce mois. Je puis juger par son contenu, que vos inquiétudes se sont renouvelées au sujet de la Belgique. Je n'en suis point surpris. La position dans laquelle s'est placé le gouvernement, doit nécessairement lui créer chaque jour de nouveaux embarras. Il est un moyen facile, à ce que je crois, d'en sortir, mais il faut qu'il soit employé avec une résolution prompte et ferme.
»Le refus de la couronne de Belgique pour M. le duc de Nemours fait à Paris, et l'assurance donnée à Londres que M. le duc de Leuchtenberg ne serait pas reconnu par les puissances, mettent le gouvernement du roi en état de déclarer que, comme il est d'accord avec la conférence sur la nécessité de régler les affaires de la Belgique d'une manière propre à concilier les intérêts de toutes les puissances, il abandonne désormais à la conférence le soin d'y pourvoir.
»En faisant une telle déclaration, vous vous débarrassez d'une question qu'il est hors de votre pouvoir de terminer sans le concours des autres puissances. Si vous le tentiez, vous les indisposeriez contre vous et vous soulèveriez de nouvelles difficultés. Il est impossible, dans mon opinion, qu'aucune puissance puisse se charger seule de diriger la Belgique, tandis que les pouvoirs réunis dans les mains de la conférence lui donnent l'espoir d'y parvenir. Cette conférence laissera divaguer, sans s'en embarrasser, sur les limites du droit d'intervention ou de non intervention; et elle croira avoir rempli religieusement ses devoirs si elle conserve la Belgique indépendante, la Belgique n'inquiétant pas ses voisins, et avec tout cela la paix en Europe.
»Il me semble, monsieur le comte, que le roi ne doit trouver aucun inconvénient grave à la démarche que je conseille aujourd'hui; elle s'accorde tout à la fois avec sa dignité et avec ses intérêts.
»Du reste, je dois vous dire que si cette démarche n'avait pas lieu, ma présence ici cesserait d'être utile au service du roi et aux affaires de la France. J'ai dû supporter les circonstances, désagréables pour moi, de la publication faite par M. Bresson à Bruxelles, parce que j'étais sûr que si je me retirais de la conférence, les quatre autres plénipotentiaires l'auraient quittée immédiatement; et je n'aurais pas voulu être cause d'un événement qui aurait eu les suites les plus fâcheuses. Mais vous devez comprendre qu'à l'avenir il me serait impossible de jouer ici un autre rôle que celui qui convient à l'ambassadeur du roi!...
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[50].
«Londres, le 9 février 1831.
»Monsieur le comte,
»J'ai l'honneur de vous adresser copie du protocole de notre conférence d'hier. Nous avons dû, comme vous le verrez en en prenant lecture, réclamer l'exécution de l'armistice qui continue à être violé par les troupes belges aux environs de Maëstricht. L'ouverture de l'Escaut par le roi de Hollande ne laisse au gouvernement provisoire aucune justification pour la violation évidente d'un engagement pris envers les puissances. Les termes de cet engagement sont positifs. «La faculté sera accordée de part et d'autre de communiquer librement par terre et par mer, avec les territoires, places et points que les troupes respectives occupent hors des limites qui séparaient la Belgique des Provinces-Unies des Pays-Bas, avant le traité de Paris du 30 mai 1814.»
«Lorsqu'il s'est agi de transmettre aux commissaires à Bruxelles les instructions dont vous trouverez également une copie jointe, on a encore considéré M. Bresson comme commissaire de la conférence; c'est un peu par égard pour moi, qu'on a fermé les yeux sur ce qui s'était passé à Bruxelles, mais cette situation ne peut pas durer. Je vous engage à renvoyer M. Bresson ici, où je lui ferai reprendre en bien peu de temps la position dans laquelle il était.
»Nos conférences vont se ralentir un peu; il sera convenable de les suspendre pour donner aux esprits le temps de se calmer. Quand les Belges ne trouveront, soit à Paris soit à Londres, que de la froideur, il est probable que le langage de la raison se fera entendre, et c'est alors que des agents adroits pourront leur mettre dans l'esprit le choix du prince Charles de Naples que vous désirez, et auquel l'Angleterre ne s'oppose pas. Je crois que ce moment de relâche est utile pour arriver à la paix qui est et continuera d'être ici mon unique but...»
«Londres, le 10 février 1831[51].
»Monsieur le comte,
»Vous m'avez chargé de témoigner au gouvernement anglais les inquiétudes que pouvaient donner les démarches que continuait à faire à Bruxelles lord Ponsonby dans l'intérêt du prince d'Orange. J'ai eu à ce sujet un entretien avec lord Palmerston à qui j'ai dit le motif que nous avions pour que des efforts, dont le résultat ne pouvait être qu'une guerre civile, ne fussent pas continués. Lord Palmerston m'a très bien compris et m'a dit que des ordres allaient être expédiés à lord Ponsonby pour qu'il eût à cesser de se mêler, à l'avenir, de ce qui concernait les affaires du prince d'Orange...
»J'ai reçu[52] ce matin votre dépêche du 8, par laquelle vous m'annoncez que Sa Majesté, dans le but de prévenir, à Bruxelles, de fâcheuses scènes de trouble et de désordre, s'est déterminée à différer la communication officielle de son refus à la députation belge[53], venue à Paris pour offrir à M. le duc de Nemours la couronne de Belgique. Comme cette détermination est en tout point contraire aux déclarations que M. de Flahaut et moi avons faites aux ministres anglais pour obtenir l'exclusion du duc de Leuchtenberg, je me suis décidé à ne point parler de votre dépêche de ce matin à lord Palmerston. Quelles que puissent être les raisons qui ont motivé la résolution du roi, tout retard dans le refus ne sera ici qu'une occasion de soupçon; et je crois que nous devons par-dessus tout les éviter. Depuis l'arrivée des journaux de Paris, j'ai reçu ce matin trois lettres de membres du cabinet anglais, les mieux disposés pour nous, qui me témoignent le désir qu'un refus net et ferme du gouvernement français fournisse une nouvelle preuve de sa loyauté et mette fin à toutes les incertitudes...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[54].
«Londres, le 12 février 1831.
»Monsieur le comte,
»Je dois vous remercier de votre dépêche du 9; elle renferme des assurances de la part du roi et de la vôtre qui contribueront puissamment à ramener les esprits que les dernières circonstances avaient éloignés de nous.
»Il est un point cependant de votre lettre qui ne satisfera pas complètement ici et sur lequel j'ai besoin d'avoir une explication précise. Vous me dites, au sujet de la démarche au moins imprudente de M. Bresson, à Bruxelles: «qu'il serait possible que le bruit du protocole du 27 janvier se fût répandu à Bruxelles; qu'il y eût produit un très mauvais effet et que M. Bresson, pour calmer les esprits ombrageux et très irritables, eût été amené à publier la non adhésion du gouvernement français aux stipulations de ce protocole.»
»Je comprends et je parviendrai peut-être à faire comprendre ici quelles sont les raisons qui ont déterminé la démarche de M. Bresson, mais il est absolument nécessaire que vous me déclariez dans une lettre ostensible, qu'elle n'a eu lieu que pour surmonter des embarras du moment qu'on est effectivement parvenu à éviter par ce moyen, et que vous n'avez jamais cessé d'être en tous points d'accord avec la conférence. C'est une déclaration dans ce sens qui seule pourra rassurer le cabinet anglais et les membres de la conférence; elle sera d'ailleurs en harmonie avec tout ce que M. de Flahaut et moi avons dit, et, sans appuyer sur l'intérêt personnel que j'y ai, je dois vous dire qu'elle est attendue ici par vos amis comme une garantie de leurs paroles...»
«Londres, le 13 février 1831[55].
»Monsieur le comte,
»Hier soir, après le départ du courrier que je vous ai expédié, j'ai reçu de lord Palmerston communication d'une lettre écrite par lord Ponsonby, dans laquelle il annonce que M. Bresson a refusé de présenter au comité diplomatique du congrès le protocole numéro 15 de notre conférence du 7 février[56].
»Cette nouvelle démonstration de M. Bresson me place ici dans les plus grands embarras. J'ai pu essayer de justifier jusqu'à un certain point la publication faite à Bruxelles de votre lettre en la faisant considérer comme une mesure d'urgence; mais il ne peut en être de même pour le refus de présenter le protocole du 7 février.
»M. Bresson est parti de Londres, chargé des pouvoirs de la conférence; c'est en cette qualité que pendant deux mois il a correspondu avec nous et, tout à coup, sans prévenir cette même conférence, il cesse sa correspondance avec elle et agit en opposition directe à ses ordres. Une pareille conduite doit paraître inexplicable aux esprits les moins prévenus. Aussi chacun ici répète qu'il est évident que M. Bresson n'a pu, de son propre mouvement, protester d'abord contre le protocole du 27 janvier, et refuser ensuite de présenter celui du 7 février. On attribue sa conduite à des ordres reçus du gouvernement français, et comme ces ordres seraient en opposition directe avec les communications que vous m'avez chargé de faire ici, cela répand sur la politique de notre cabinet une défiance qu'un gouvernement nouveau doit, par-dessus tout, chercher à éviter.
»L'ignorance dans laquelle vous m'avez laissé sur les motifs qui ont dirigé M. Bresson dans ces derniers temps, a rendu ma position extrêmement difficile ici, car je parais ignorer les intentions du gouvernement du roi, ou bien être d'accord, soit avec Paris, soit avec Bruxelles, pour induire la conférence en erreur.
»Ce que je viens de vous dire, monsieur le comte, ne naît pas d'une susceptibilité personnelle, mais j'y ai trouvé pour le gouvernement français des inconvénients réels qu'il était de mon devoir de vous faire connaître et que vous saurez sans doute apprécier.
»J'ai besoin, je le répète, d'une explication franche et nette de tout ce qui s'est passé entre Paris et Bruxelles: ce n'est qu'avec cette explication que je pourrai reprendre près du cabinet anglais et de la conférence une position utile au service du roi. Il faut de plus montrer qu'on ne confond pas ce qui a été fixé, comme le protocole du 20 janvier, avec ce qui n'a été que proposé, comme le protocole du 27.
»Celui du 20 est basé sur l'ancienne division de la Hollande et de la Belgique, et, la carte à la main, elle ne peut pas être contestée. Celui du 27 peut être sujet à discussion, mais on a bien été obligé de proposer des bases, puisque, après avoir demandé que les commissaires belges qui ont été envoyés ici eussent des pouvoirs, quand on les leur a demandés, ils ont déclaré qu'ils n'en avaient pas. L'affaire devenait interminable sans cela.
»Vous ne pouvez pas trop tôt faire revenir ici M. Bresson, car sa présence prolongée à Bruxelles ne fait qu'augmenter les inquiétudes de tous les cabinets...»
M. BRESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Bruxelles, le 11 février 1831.
»Mon prince,
»J'ai reçu avant hier et aujourd'hui, avec les documents qui les accompagnaient, les lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sous les dates des 7 et 9 du courant.
»Vous êtes si indulgent, mon prince, que vous ne laissez arriver jusqu'à moi l'expression de votre mécontentement que sous une forme énigmatique. Je ne puis qu'être touché de ménagements si remplis de bienveillance, et si je pouvais me croire coupable, mes regrets s'en seraient accrus mille fois. Mais, je l'avoue, je n'ai pu un moment supposer que vous ne connaissiez pas à Londres, par le département, en même temps que moi à Bruxelles, la détermination adoptée par le ministre de ne pas adhérer au protocole du 27 janvier, et dans l'empressement que j'ai mis à vous expédier la nouvelle de l'élection de M. le duc de Nemours, j'ai oublié de vous adresser ce qui était, non pas un placard affiché dans les rues, mais un document imprimé du congrès[57]. Quant aux communications et publications usitées en pareil cas, il serait trop sévère d'en rendre ici un agent diplomatique responsable. Le gouvernement belge n'a, à cet égard, gardé aucune mesure.
»Pour tout ce qui se rapporte au choix du chef de l'État, je croirais imprudent de confier des détails au papier. Je vous les donnerai tous verbalement, lorsque j'aurai le bonheur de vous revoir; et peut-être alors, quand vous connaîtrez surtout ceux de mon voyage à Paris, serez-vous plus porté à me plaindre qu'à me blâmer.
»Combien je regrette que le protocole du 7 courant (celui qui repoussait le duc de Leuchtenberg) n'ait pas été arrêté il y a un mois! la crise qui se prépare et qui, je le crois, sera terrible, aurait probablement été évitée.
»Ce protocole, mon prince, est arrivé avant-hier. Lord Ponsonby l'a communiqué, sans même me consulter. M. Van de Weyer le lui a renvoyé hier, sous prétexte que le congrès ayant élu M. le duc de Nemours, ne pouvait recevoir de réponse à cette élection que par la députation en ce moment à Paris. Vous trouverez dans le journal ci-joint les débats auxquels cet incident a donné lieu dans le congrès. L'on m'assure, en ce moment, que lord Ponsonby veut aujourd'hui adresser directement la communication au président même de l'assemblée. Si j'eusse été consulté par lui, je l'aurais certainement prié de suspendre de quelques jours cette communication. Dans l'état d'extrême agitation du pays, elle arrivait trop dépouillée des ménagements désirables. Le roi seul peut adoucir l'effet du refus et calmer les susceptibilités qu'il va éveiller.
»Mais, mon prince, je n'ai pas eu le choix. Voici une phrase du billet d'envoi de lord Ponsonby:
«L'on m'a donné à entendre que la conférence n'avait pas jugé convenable de vous engager à coopérer avec moi à la communication de ce protocole; elle attend l'explication ou le désaveu de la lettre du 1er février, c'est-à-dire celle du comte Sébastiani que vous avez communiquée au congrès.»
»De ce moment, j'ai dû me considérer comme suspendu, jusqu'à nouvel éclaircissement, de mes fonctions de commissaire de la conférence; et c'est cet éclaircissement, mon prince, que je viens aujourd'hui vous prier de me donner. Hier, les instructions, sous la date du 8 février, sont bien arrivées adressées collectivement à lord Ponsonby et à moi. Mais je l'ai prié de les mettre seul à exécution jusqu'à ce que j'eusse référé à la conférence ce paragraphe de sa lettre qui indique une distinction faite par elle entre lui et moi, et une sorte d'interruption de sa confiance. Ayez la bonté de me dire si elle me considère encore comme revêtu du même caractère et des mêmes pouvoirs que lord Ponsonby.
»Votre lettre du 9, mon prince, me rend à l'espérance. Retourner près de vous, c'est tout ce que j'ambitionne depuis que je vous ai quitté. Ici, pour avoir tour à tour, fidèlement, rempli les instructions de la conférence et du gouvernement du roi, l'on me désigne ouvertement à l'animadversion des hommes de parti; une troupe de misérables m'a publiquement insulté il y a trois semaines; ma vie est tous les jours menacée par des lettres anonymes, dans les cafés et les tabagies. Le chagrin est au fond de mon cœur; ma santé est délabrée. J'ai passé par de cruelles épreuves et je n'en recueillerai probablement que des reproches. Il est si commode de sacrifier un pauvre diable[58]!»
Le pauvre diable n'eut pas autant à se plaindre qu'il le redoutait. On ne voulut pas le renvoyer près de moi, de peur qu'il ne me donnât des éclaircissements trop précis sur ce qui s'était passé entre lui et Paris; mais, à quelques semaines de là, on lui donna le poste de ministre plénipotentiaire à Hanovre, et peu de mois après, à Berlin. J'en fus bien aise, comme je l'étais aussi d'avoir été l'auteur de sa fortune en l'envoyant de Londres à Bruxelles. J'étais d'ailleurs informé qu'à Paris la vérité finirait par se faire jour; ainsi le duc de Dalberg m'écrivait:
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 12 février 1831.
»Mon prince,
»Votre lettre du 8 m'indique deux vérités dont depuis longtemps mon esprit est pénétré: l'une que les cinq puissances seules, d'accord entre elles, doivent dicter la loi aux Belges, livrés par leurs turbulentes passions à l'influence de nos jacobins de Paris;—l'autre, que d'ici partent de misérables intrigues, parce que ceux qui nous régissent sont désunis et incapables.
»Vous avez bien fait d'avaler la couleuvre qui s'est élevée contre la conférence de Londres et ses actes. On vous en saura gré, parce que la France ne veut de la guerre, ni pour la réunion de la Belgique, ni bien moins pour l'élection du duc de Nemours.
«Si la combinaison du prince de Naples peut réussir, tant mieux; mais j'en doute. Les députés belges ne la goûtent pas. Ce qui m'est resté des paroles que j'ai entendues des plus capables d'entre eux, c'est: 1o que les trois quarts du pays ne se soucient pas de la réunion avec la France; 2o qu'à l'exception de ceux qui se sont compromis dans la révolution, tous désirent la séparation complète de la Hollande, en admettant la souveraineté de la maison de Nassau, pour reprendre les liens de commerce et d'industrie établis entre les deux pays.
»Le prince de Naples ne les flatte pas, parce qu'ils disent qu'il n'écarte aucun des embarras qui naissent pour eux des douanes qui les resserrent et les asphyxient...»
Deux jours plus tard, le duc de Dalberg m'écrivait encore à la suite des scandaleux événements qui avaient eu lieu à Paris, le pillage et l'incendie de l'archevêché[59]... Sa lettre est caractéristique.
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, 14 février 1831.
»Mon prince,
»Notre situation se gâte de plus en plus. Les scènes d'hier, que l'autorité pouvait prévoir et qu'elle devait prévenir, ont été graves. L'église de Saint-Étienne-du-Mont et de Saint-Germain-l'Auxerrois ont été pillées. L'archevêché est entièrement ravagé. Le séminaire de Saint-Sulpice a été également attaqué. L'autorité est méconnue partout. Les sottes intrigues à l'égard de la Belgique ont déconsidéré le roi et son ministère à un point que je ne puis vous l'exprimer. On risque de se faire des affaires en voulant les expliquer et les excuser par le désir d'un père qui veut obtenir des avantages pour le pays et pour sa famille. L'esprit public, qui a plus de sagacité que de calme, est profondément irrité et n'a pas été dupe un moment de tout cela.
Le parti de la guerre veut, dans son délire, l'attirer à tout prix. Comme il a vu que la Belgique ne la donnait pas, il a mis l'Italie en mouvement, et le Fayettisme a poussé sa pointe sur Modène et Bologne où tout était prêt et où se trouve le foyer des associations italiennes[60]. Mon avis est que les Autrichiens agiront et qu'il ne faut pas arriver bêtement avec le principe de non intervention, et que nous devons ramener le règlement des affaires italiennes à une nouvelle conférence.
»Avant tout, il ne faut pas que les cinq puissances se brouillent et que la guerre éclate entre elles. Je ne suis pas bien persuadé qu'on puisse sauver l'ordre des choses en Europe; mais, s'il y a encore un salut, c'est bien décidément celui qui peut résulter d'une entente réfléchie entre les grands cabinets.
»Si M. Sébastiani avait voulu me croire, il ne serait pas à présent la risée du corps diplomatique ni des Chambres; il aurait opposé du caractère aux intrigues du Palais-Royal. Il a agi dans l'affaire belge comme dans l'affaire de Grèce. Par une telle direction, on ne sait où on va. Les Belges, ici, ne paraissent pas disposés à accueillir le prince de Naples. Ils disent qu'ils ne veulent pas d'un prince qui ne peut leur apporter que du macaroni et des capucins. Les intrigues de M. de Celles les poussent, à ce que je crois, à attendre autre chose du temps. Qu'on hâte donc à Londres les décisions et qu'on se mette en mesure pour qu'elles soient plus que des paroles.
M. Sébastiani disait à une personne dont je le tiens: «—Mais ces conférences de Londres sont des conversations, et rien de plus.»—Je suis sûr qu'il l'a dit et cependant je suis sûr aussi qu'il ne le croit pas. Mais comme dit très bien Rigny[61]: Il met ses pieds dans tous les souliers. Il voit tous les matins, et Châtelain[62], et Bertin de Vaux[63]. Tout cela fait pitié. En attendant, le pays s'en va. Laffitte m'a avoué qu'il ne trouverait pas à emprunter dix millions à longue échéance pour le Trésor. Et puis, on parle de faire la guerre! La paix, mon cher prince, ou tout va au diable!
»Pozzo me disait hier: «J'ai bien prévenu Sébastiani que l'Angleterre ne comprendrait rien à l'intrigue de Bruxelles, et que Flahaut pèserait une once dans le poids d'une négociation. M. de Talleyrand, je lui rends cette justice, a été le seul qui ait vu les choses comme il fallait les voir...»
Il paraît que M. Sébastiani n'avait pas été convaincu par les arguments de M. Pozzo, ou s'était irrité d'avoir été pris dans ses propres intrigues. Il m'écrivit pour se plaindre de la manière dont procédait la conférence et pour me prescrire de ne plus accepter désormais aucun protocole qu'ad referendum.
Voici la dépêche par laquelle je lui répondis:
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[64].
«Londres, le 15 février 1831.
»Monsieur le comte,
»J'ai reçu ce matin votre dépêche du 12, et je ne puis mettre trop d'empressement à répondre à son contenu.
»Il m'est facile de juger d'après votre lettre que la direction suivie par la conférence n'a point eu l'approbation du gouvernement du roi, et que, dans ce cas, j'aurais eu le tort d'adopter cette même manière de voir. Il devient nécessaire que je vous donne quelques explications à ce sujet.
»Lorsque je quittai Paris au mois de septembre dernier, on me donna, un quart d'heure avant mon départ, quelques instructions générales sur des questions qui n'ont point eu leur application depuis que je suis ici: on me promit de m'envoyer promptement des instructions détaillées; depuis cette époque, je les ai sollicitées en vain, et j'ai dû me guider sur la seule recommandation que renferment presque toutes les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, c'est-à-dire, de maintenir la paix en conservant intacte la dignité de la France. C'est de ce point que je suis parti, monsieur le comte, dans tous mes rapports avec la conférence, et je crois être parvenu, non sans quelque difficulté, à remplir le but que se proposait le roi. Vous ne partagez pas cette opinion, et vous désirez que je n'agisse désormais que d'après des instructions spéciales. Je me soumettrai à vos ordres, mais je croirais manquer à mon devoir, si je ne vous laissais pas entrevoir les inconvénients graves qu'entraînera à sa suite cette manière de traiter les affaires.
»Elle ôtera à la conférence une partie de l'autorité qu'elle avait prise sur l'opinion, en plaçant chacun de ses membres dans une dépendance qui arrêtera toute négociation, et je puis vous en donner un exemple: le protocole de la neutralité de la Belgique a été signé après une conférence qui a duré dix heures et demie, et deux jours après, le plénipotentiaire prussien ne l'aurait probablement pas signé.
»Ceci me conduit à vous dire que, dans la question des limites, il n'y a pas eu plus d'intervention qu'il n'y en a eu dans la reconnaissance de la Belgique[65] dont la fixation des limites était la conséquence.
»Les limites sont un fait, et ce fait est ancien, la conférence n'a fait autre chose que le déclarer: la géographie est là pour dire ce qu'était la Belgique et ce qu'était la Hollande, avant leur réunion. On n'a rien changé au territoire des deux pays, et on n'a pas même décidé la question des enclaves. Ce ne pourrait être qu'avec la pensée de donner ou de retrancher à l'une des deux parties quelque chose de son ancien territoire, ont dit tous les membres de la conférence, qu'on pourrait attaquer la base qui a été adoptée, et c'est ce changement-là qui serait une véritable intervention. Il est donc évident que dans le protocole du 20 janvier, la conférence ne s'est point écartée, et n'a pas voulu s'écarter du principe de la non intervention[66]. Je suis bien aise de vous faire remarquer, encore une fois, que la conférence, sur ces deux points qui paraissent avoir principalement fixé votre attention, ne s'est point écartée du principe de la non intervention.
Le gouvernement anglais, qui depuis M. Canning est fort susceptible sur ce principe, établit la même doctrine, et n'aurait pas consenti plus que nous à s'en écarter. Lord Palmerston la soutient aujourd'hui, dans les mêmes termes que j'emploie avec vous, au parlement d'Angleterre.
Du reste, je dois vous dire que, si dans ma propre opinion la guerre devenait trop imminente en refusant ma signature à un des protocoles proposés par les membres de la conférence et qui ne toucherait pas aux intérêts réels[67] de la France, je croirais retrouver dans mes anciennes instructions générales le devoir de le signer. Je répondrai demain à ce que vous m'écrivez relativement à lord Ponsonby et à M. de Krüdener.[68]»
«Londres, le 16 février 1831[69].
»Monsieur le comte,
»J'ai, en exécution des ordres du gouvernement, parlé à lord Palmerston du rappel de lord Ponsonby; je crois qu'il aurait été aisé de l'obtenir avant la publication de votre lettre faite par M. Bresson et le refus de ce dernier d'exécuter les ordres de la conférence; mais aujourd'hui ce serait mettre lord Ponsonby et M. Bresson sur la même ligne vis-à-vis de la conférence et le cabinet anglais n'est pas disposé à y consentir.
»Je vous ai déjà écrit que lord Palmerston avait transmis des ordres à lord Ponsonby pour continuer à observer les dispositions des esprits, sans se mêler en aucune manière des intérêts de M. le prince d'Orange. Lord Palmerston ne m'a, du reste, jamais dissimulé que la combinaison qui placerait ce prince sur le trône belge avait toujours paru à son gouvernement la plus propre à terminer promptement les affaires de Belgique, dont l'Angleterre, autant que nous, désire voir le terme; mais il ne croit plus à son succès.
»J'ai aussi parlé au prince de Lieven, hier et ce matin, au sujet des menées qu'on attribue à M. de Krüdener à Bruxelles. Il m'a répondu que M. de Krüdener était à Londres, par congé, qu'il avait eu envie de connaître par lui-même l'état de choses en Belgique; qu'il l'avait chargé de lui en rendre compte; il m'a assuré positivement qu'il ne lui avait donné aucun ordre relatif aux affaires de M. le prince d'Orange, et qu'il devait se borner à instruire sa cour de ce qu'il aurait observé sur les chances que le prince pouvait avoir dans le pays. La partie active de l'intrigue favorable au prince d'Orange est conduite par des habitants des deux Flandres, dont plusieurs se trouvent en ce moment à Londres, agissant dans cet intérêt. M. de Krüdener serait bien peu propre à remplir une mission toute d'intrigue, car vous savez qu'il est presque complètement sourd. Vous vous rappellerez que, par le protocole numéro 15, que je vous prie de vous faire remettre sous les yeux, le gouvernement provisoire a été invité à faire arrêter les troupes qui se rapprochaient de Maëstricht et à les replacer, comme il en était convenu, dans les limites de l'armistice[70]. Comme la réponse se fait beaucoup attendre et que les Hollandais sont inquiets de la situation des approvisionnements de Maëstricht, si demain elle n'était pas arrivée, nous serions, pour être justes, obligés de laisser le roi de Hollande rétablir ses communications avec cette ville. Il avait précédemment arrêté la marche de ses troupes au reçu du protocole. Nous nous réunissons demain pour cet objet.
»Je vous envoie le numéro du Times de ce jour; vous y trouverez le premier discours de lord Palmerston depuis qu'il est ministre des affaires étrangères; il faut le lire attentivement parce qu'il a été remarqué par l'aplomb qu'il a mis dans sa réponse aux différentes questions qui lui avaient été faites[71]. Vous trouverez aussi dans ce même journal un article qui renferme l'opinion de toute l'Angleterre sur la mesure dans laquelle doivent se tenir les membres du parlement qui questionnent les ministres et les ministres qui leur répondent. Cet article me paraît utile à faire connaître...»
Ma mémoire ne me rappelle pas que M. Sébastiani m'ait jamais répondu à ces deux dernières dépêches. Je continue à citer les miennes qui suivirent.
«Londres, le 17 février 1831[72].
»Monsieur le comte,
»Je puis vous faire connaître les dispositions du cabinet anglais et des membres de la conférence sur le choix du prince de Naples comme souverain de la Belgique.
»Les ministres anglais, malgré leur prédilection pour M. le prince d'Orange, qu'ils ne m'ont jamais cachée, ne mettront cependant aucune opposition au choix du prince de Naples; mais nous ne devons pas non plus compter sur leur concours pour le faciliter.
»Le plénipotentiaire autrichien m'a exprimé son désir de voir réussir cette combinaison; il a même ajouté, sur la demande que je lui ai faite s'il y avait un agent autrichien à Bruxelles, qu'il n'y en avait pas, et que s'il y en avait eu un, il n'aurait sûrement fait aucune difficulté de seconder les intérêts du prince de Naples.
»Le ministre de Prusse n'a aucune instruction sur ce point; mais j'ai reçu de lui l'assurance que son souverain ne verrait qu'avec plaisir tout ce qui tendrait au rétablissement de l'ordre en Belgique et à mettre fin à des embarras dont il redoutait les conséquences pour les pays voisins.
»Quant au prince de Lieven, quoique nous soyons dans les meilleurs rapports ensemble, il n'a pas dû me communiquer son opinion sur un choix qui n'entre pas dans les vues de sa cour. Mais le prince Esterhazy m'a dit que si nous nous accordions tous sur le prince de Naples, il était convaincu qu'on amènerait la Russie à le reconnaître plus tard, et je pense comme lui.
»Vous pouvez juger d'après cela, monsieur le comte, de l'état des esprits sur cette question. C'est au gouvernement du roi qu'il appartient maintenant d'arrêter positivement le parti qu'il veut prendre et d'employer tous ses efforts à Bruxelles pour le faire réussir. S'il n'y trouve pas l'appui de toutes les puissances, il n'y rencontrera pas du moins de l'opposition de leur part, je m'en crois sûr.
»Je dois vous dire que, dans toutes les conversations que j'ai eues ici, à ce sujet, on ne m'a exprimé que des intentions pacifiques. Les ministres anglais et tous les plénipotentiaires ont protesté du vif désir de leurs gouvernements de maintenir la paix, et qu'une agression quelconque de la France pourrait seule fournir des causes fondées de guerre.
»Je sors d'une conférence dans laquelle a été rédigé le protocole que je vous ai annoncé hier. On se perdrait dans une foule d'embarras si on ne tenait pas aux choses précédemment convenues entre la conférence, la Belgique et la Hollande. Ce protocole n'est adressé qu'à lord Ponsonby, parce que M. Bresson a refusé de présenter le dernier et que la conférence ne le regarde plus comme son agent en Belgique. D'après la disposition des esprits, je vous engage même, si votre intention était de le renvoyer ici, de retarder son retour...
«Londres, le 19 février 1831.
»Monsieur le comte[73],
»J'ai l'honneur de vous transmettre le protocole numéro 18 de notre conférence d'hier. Vous y trouverez l'adhésion du roi de Hollande aux protocoles du 20 et du 27 janvier. Cette adhésion est pleine et entière, mais elle n'a été obtenue qu'avec peine, et les résolutions dont il était menacé par la conférence l'ont décidé à céder.
»Un schooner anglais débarqué à Poole a apporté la nouvelle qu'au moment où il a quitté Lisbonne, on se battait dans les rues; le mouvement était très prononcé; les prisons avaient été forcées. Dom Miguel s'était mis à la tête des troupes[74]...»
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 21 février 1831.
»Mon cher prince,
»Si on vous demande où la France sera entraînée d'ici à six mois, dites hardiment que vous ne pouvez pas le calculer. Le roi marche avec la minorité, comme l'a fait Bonaparte, comme l'ont fait Louis XVIII et Charles X, et il me paraît à moi que M. Laffitte est un M. de Polignac avec les jacobins, comme M. de Polignac était l'aveugle instrument des émigrés.
»Tous les partis provoquent la dissolution de la session actuelle, et elle ne peut plus ne pas avoir lieu. On disait hier que la querelle entre le ministre Montalivet[75] et le préfet de la Seine (M. Odilon Barrot[76]) finirait par la retraite du premier. M. d'Argout devait le remplacer, et Rigny était désigné pour la marine. Avec les hommes qui nous gouvernent, on peut s'amuser à répéter mille combinaisons de ce genre sans tomber juste. Il n'y a que les faits qui parlent. Tous les esprits sont noirs d'appréhensions diverses. Si nous avons le bonheur de conserver la paix, peut-être nous tirerons-nous encore de cette crise intérieure et verrons-nous reparaître un peu de calme; mais cela est dans les grandes incertitudes...
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[77].
«Londres, le 23 février 1831.
»Monsieur le comte,
Les événements qui se sont passés à Paris pendant la semaine dernière ont causé dans Londres une inquiétude difficile à décrire. L'absence totale des nouvelles de France pendant les journées des 19, 20 et 21, a servi parfaitement les joueurs à la baisse, qui ont répandu les bruits les plus alarmants, et qui ont atteint leur but en produisant une dépréciation assez considérable dans les fonds publics. Depuis la révolution du mois de juillet, il n'y avait pas eu une semblable agitation à la Bourse, et parmi toutes les classes de la société; les idées de guerre se sont accréditées de façon à faire hausser les polices d'assurance à un prix très élevé. Je crois avoir tenu le langage le plus convenable en cette circonstance, mais l'ignorance dans laquelle j'étais de ce qui se passait à Paris a rendu ma position très difficile. Ma maison ne désemplissait pas de personnes qui venaient chercher des nouvelles.
»J'ai reçu hier votre dépêche du 19 et je regrette de ne l'avoir pas eue plus tôt. D'après les ordres qu'elle renferme, je n'aurais probablement admis qu'ad referendum le protocole que j'ai l'honneur de vous envoyer aujourd'hui et dont j'avais arrêté la minute le 19. Si, conformément à votre lettre du 19 que je n'ai reçue que le 22, j'avais refusé de le signer, je me serais mis en opposition avec ce que vous m'avez écrit plusieurs fois, c'est que vous vouliez marcher avec la conférence. Du reste, en le lisant, vous remarquerez sûrement que la conférence n'a voulu faire que l'exposé des motifs qui l'ont guidée depuis qu'elle est assemblée; l'esprit de justice et la modération qui ont dirigé toutes ses délibérations y sont rappelés de manière à montrer qu'elle n'a point dépassé les bornes qui lui étaient imposées, tout à la fois par les droits des nations, et par le respect des traités. Ce protocole ne renferme exactement rien qui ne soit dans les protocoles précédents[78].
»Je ne pense pas qu'il y ait lieu pour la conférence de se rassembler d'ici à quelque temps; mais quel que soit à l'avenir le but de ses réunions ou le résultat de ses résolutions, je n'apposerai plus ma signature sur aucun acte essentiel, avant d'en avoir reçu l'autorisation du roi, ainsi que vous me le recommandez par votre dépêche du 19.
»J'avais fait part à la conférence et aux ministres anglais en particulier, de votre désir de voir rappeler de Bruxelles lord Ponsonby, en même temps que M. Bresson, qui maintenant ne se trouvent plus placés sur la même ligne. Il m'a été répondu qu'on ne pouvait pas établir de parité dans la position de ces deux agents; que lord Ponsonby, commissaire de la conférence, n'avait pas cessé d'exécuter les ordres qu'il avait reçus, tandis que M. Bresson, commissaire aussi de la conférence, a refusé de présenter les protocoles qu'il était chargé de communiquer. J'ai déjà essayé plusieurs fois de montrer combien la présence de lord Ponsonby était inutile à Bruxelles et même y avait été nuisible; mais ses relations de famille et sa position ici rendent le succès de mes démarches très difficile[79]; d'autant plus que lord Palmerston, tenant à la main une dépêche de lord Granville[80], m'a dit:
«Le gouvernement français commence à rendre justice à lord Ponsonby et ne croit plus qu'aucune de ses démarches soit faite en opposition à ce que peut désirer la France.» Du reste, ici personne n'a aucune confiance dans les chances du prince d'Orange...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.
«Londres, le 23 février 1831.
»... Mademoiselle ne trouvera dans le protocole que j'envoie aujourd'hui à Paris aucune résolution nouvelle; il ne contient que le résumé de ce qui a été fait jusqu'ici, et que l'énoncé des principes fondamentaux et conservateurs d'après lesquels nous avons agi. Je me flatte que le roi sera satisfait de l'esprit qui nous a dirigés. J'ose assurer que ce n'est qu'en restant étroitement unis aux principes qui ont guidé les membres de la conférence que nous pourrons, non seulement terminer l'affaire belge, mais encore empêcher la vieille Europe de crouler de toutes parts et d'engloutir les trônes, les rois, les institutions et les libertés.
»Je ne parlerai pas à Mademoiselle des tristes pensées qui m'ont préoccupé depuis quelques jours. Je ne veux me livrer à aucun découragement et, de quelque couleur qu'on peigne au dehors l'état de la France, je me repose sur la haute sagesse du roi pour faire triompher la sainte cause de la liberté, pure de toutes les taches dont on cherche à la souiller.
»Je crois que le roi, restant, comme il le voulait, d'après ce que l'on m'a écrit, avec les quatre puissances, va être à l'aise avec toutes les affaires belges dont il faut se mêler le moins possible; s'il y a de l'odieux, il faut le renvoyer à la conférence.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[81].
«Londres, le 24 février 1831.
»Monsieur le comte,
»Je dois vous parler de l'effet qu'à produit le discours du roi en réponse à la députation belge. Il a eu beaucoup de succès à Londres, et ce matin à la grande réunion qui a eu lieu à la cour pour le jour de naissance de la reine, plusieurs personnes m'en ont parlé, et toutes avec éloge. On était encore fort occupé à cette réunion des nouvelles de Paris qui avaient donné une inquiétude extraordinaire. Je n'exagère pas en vous disant que si je m'étais séparé des quatre puissances en refusant de signer le protocole du 19, on aurait cru à la guerre et les fonds seraient tombés le même jour de trois à quatre pour cent, ce qui aurait eu une forte action sur ceux de Paris.
»Vous aurez remarqué que dans le protocole du 19, on ne cite que le traité de 1814 qui a été aussi heureux que les circonstances pouvaient le permettre pour notre pays, car les ennemis, au bout de six semaines, avaient quitté le territoire français: l'ancienne France était agrandie, ses limites rectifiées à son avantage, et par la possession d'une grande partie de la Savoie, Lyon, préservé, n'était pas, comme aujourd'hui, si près d'être une frontière; le musée Napoléon était intact; les archives françaises restaient enrichies de celles de Venise et de Rome. On n'a pas parlé du traité de 1815, auquel je n'ai rien à réclamer, puisque j'ai donné ma démission pour ne pas le signer; mais je dois convenir cependant qu'il a été suivi de quinze ans de paix.
»Vous m'avez écrit dans vos lettres du 9 et du 17 de ce mois qu'il fallait marcher avec les puissances; cela est nécessaire plus que jamais; je ne sais ce qui sortira de la grande crise européenne actuelle, mais il faut rester le plus longtemps possible avec les quatre puissances. Cette union est féconde en ressources et ne doit pas être difficile à soutenir devant les Chambres...»
Je n'étais pas tout à fait exact quand j'écrivais que tout le monde avait approuvé le discours que le roi Louis-Philippe avait adressé à la députation belge, en refusant la couronne qu'elle venait lui offrir pour M. le duc de Nemours. Je retrouve un billet que le premier ministre lord Grey, m'adressait à l'occasion de ce discours, et qui laisse percer une méfiance que les faits seuls ont pu détruire plus tard.
LORD GREY TO PRINCE TALLEYRAND[82]
«Downing-Street, February 19, 1831.
»Dear prince Talleyrand,
»Accept my best thanks for sending me the answer of your king to the Belgians deputies. I think it will probably be criticized as indicating under the expression of regret too much desire for the crown which is refused; but looking at the substance, I am quite satisfied with it.
»I will only add my sincere and earnest wish that nothing may arise to disappoint our endeavours to procure peace.
»I am, dear...
»GREY.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[83].
«Londres, le 25 février 1831.
»Monsieur le comte,
»Le jour de naissance de Sa Majesté la reine a été célébré hier dans Londres avec beaucoup d'enthousiasme de la part des différentes classes de la nation. Des fêtes, de brillantes illuminations, les cris de joie du peuple, témoignaient l'attachement qu'on porte au souverain et démentaient les injurieuses publications de quelques pamphlétaires.
»Les séances du Parlement prennent chaque jour plus d'intérêt; le ministère a éprouvé quelques échecs dans la discussion du budget. L'hésitation qu'il a montrée dans quelques-unes de ses démarches enhardit l'opposition et décourage ses partisans. C'est dans quelques jours que sera présenté le bill sur la réforme parlementaire; il devrait servir à fortifier le ministère, mais, comme probablement il ne satisfera pas toutes les exigences du parti de la réforme, il deviendra un texte avantageux d'opposition pour ceux qui veulent une réforme complète comme pour ceux qui n'en veulent pas du tout. Dans leurs votes, il est bien possible que ces deux partis se réunissent et la position du cabinet anglais aurait à en souffrir.
»L'état du continent occupe tous les esprits; les troubles de Paris, les attaques contre le clergé, la révolution d'Italie[84], l'inquiétude qui règne en Allemagne, ont été de graves sujets de réflexion. Il ont eu une grande influence sur les transactions commerciales et les ont presque suspendues en ce moment[85].
»Tous les hommes qui prennent part aux affaires publiques pensent que c'est par le maintien de l'alliance des grandes puissances, qu'on pourra parvenir à arrêter les rapides progrès que fait partout le désordre. Je citerai l'opinion de sir James Mackintosh[86] qui ne peut pas être suspect dans cette question. Cet homme distingué dont la carrière a été toute d'opposition aux divers gouvernements du continent, pense que c'est par l'union solide des cinq grandes puissances que peut se rétablir la tranquillité de l'Europe. C'est par elle seule, dit-il, qu'on doit espérer de dominer les dangers du despotisme, de l'anarchie et plus tard des gouvernements militaires qu'une guerre de principes attirerait sur le monde...»
«Londres, le 25 février 1831[87]
»Monsieur le comte,
»J'ai été appelé ce matin au Foreign Office, ainsi que les autres membres de la conférence. C'était pour y prendre connaissance d'une dépêche de lord Ponsonby qui annonce que le siège de Maëstricht continue et que les communications de cette place avec le Brabant septentrional et Aix-la-Chapelle sont complètement interrompues.
»Après la lecture de cette dépêche on a ouvert l'avis de dresser un protocole dans lequel on déclarerait l'intention d'employer immédiatement contre les Belges, et conformément au protocole numéro 10 du 18 janvier, des moyens de rigueur pour réprimer ce nouvel acte de rupture de l'armistice. D'après les ordres que j'avais reçus de vous, j'ai dit que je voulais en référer à ma cour avant de rien signer sur un objet aussi grave. Il a été alors décidé que lord Palmerston expédierait un courrier à lord Granville et que ce dernier serait chargé de vous faire connaître les intentions des plénipotentiaires, en vous demandant quel concours vous voudriez offrir pour faire exécuter les stipulations d'un acte consenti par le gouvernement belge lui-même. Lord Granville devra vous rappeler que vous avez approuvé la cessation des hostilités entre les Hollandais et les Belges et les conditions qui en étaient la garantie, et qu'aujourd'hui le but de la conférence était de maintenir la stricte exécution d'une convention adoptée par toutes les parties.
»La communication qui vous sera faite à ce sujet se fera, j'en suis sûr, avec toute la déférence que vous pouvez désirer, car on tient beaucoup, pour la tranquillité de l'Europe, si près d'être troublée, à agir sur toutes choses d'accord avec vous...»
«Londres, le 27 février 1831[88].
»Monsieur le comte,
»Vous m'aviez chargé d'avoir une explication avec M. le prince de Lieven sur le voyage de M. de Krüdener à Bruxelles et sur les démarches qu'il aurait faites dans cette ville en faveur de M. le prince d'Orange. J'ai eu cette explication, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de vous le mander; et le résultat a été que le prince de Lieven a rappelé M. de Krüdener qui est en ce moment à Londres. Je puis ajouter, à ce sujet, qu'on a totalement abandonné ici toutes les tentatives et même toutes les espérances relatives à M. le prince d'Orange.
»On répand le bruit que la mission de M. le duc de Mortemart à Pétersbourg a été sans succès[89]; c'est par des lettres de Francfort que cette nouvelle est parvenue ici. J'aime à croire qu'on ne doit pas y donner plus de confiance qu'à celle qui vous sera peut-être revenue, qu'en Russie on disait que les plénipotentiaires russes à Londres n'avaient admis les derniers protocoles qu'ad referendum. Il vous aura été facile de démentir ce bruit qui est tout à fait sans fondement: la signature du prince de Lieven et du comte Matusiewicz sur tous les protocoles a été simple et complète et, je crois, fort utile pour nous.
»La nomination de M. le baron Surlet de Chokier à la régence de la Belgique a été connue ici hier matin[90]. Si, comme on l'annonce, le roi a accrédité M. le général Belliard[91] à Bruxelles, il me semble que rien ne peut plus s'opposer au retour de M. Bresson à Londres, après quelques semaines de séjour à Paris. Je me chargerai de lui refaire sa position et je pense que sa présence en Angleterre pourra être utile à sa carrière...
»Je regrette que vous n'ayez pas reçu le protocole numéro 19 assez tôt, pour vous servir de plusieurs des faits et arguments qu'il renferme et qui auraient montré à quel point les attaques auxquelles vous avez eu à répondre dans la séance du... étaient peu fondées[92]...»
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 27 février 1831.
»Mon cher prince,
»La position des choses empire de jour en jour. Nul payement ne peut être obtenu. La France n'a jamais, depuis le Directoire, vu un tel état de choses. L'autorité n'est exercée nulle part; l'intrigue est partout.
»Vous avez bien raison en disant que la conférence de Londres est le seul pouvoir en Europe qui ait quelque force, et qu'il faut la maintenir à tout prix. Mais comment peut-elle influer sur notre position intérieure? Le ministère, par sa complète incapacité et par son goût de s'appuyer sur l'extrême gauche, s'est placé avec la Chambre de manière que je ne vois plus la possibilité de replâtrer un accord entre les pouvoirs. Et comment le gouvernement évitera-t-il des bouleversements, s'il reste trois mois sans l'appui des Chambres?
»Les derniers événements[93] s'éclaircissent suffisamment pour prouver qu'il y avait essai de conspiration carliste qui a été exploité par le parti républicain bonapartiste. L'action est dans ce dernier, et il l'emportera si le roi ne pense et n'agit pour ramener la confiance et le respect vers lui. Ce qui se passe en Belgique donne de la force à ce parti, et si demain La Fayette voulait être président d'une régence de la France, il y serait appelé et renvoyé vingt-quatre heures après.
»Votre correspondance avec le roi et avec le ministère doit vous faire connaître ce que l'on veut. Quant à moi et à mes amis, nous nous demandons d'où partira le coup de tonnerre qui renversera le misérable édifice que nous avons devant nous. Une royauté qui ne sait se faire obéir; une Chambre des pairs qui est sans base, même dans la loi; une Chambre des députés qu'on insulte et qu'on veut renvoyer; une garde nationale qui se dégoûte et qu'on empêche de frapper au besoin; une troupe de ligne qui ne sait à qui elle a à obéir. Voilà ce qui se voit. Trouvez et indiquez des remèdes à une telle anarchie.
»Quant aux affaires du dehors, on ne voit que de sourdes menées pour soulever les peuples, et nul accord, nulle force pour l'empêcher, ou pour rétablir l'ordre. Après le traité de Westphalie on avait constitué une armée d'exécution pour faire respecter les décisions prises. Il faudra bien en venir là; mais avant tout, il faudrait être convenu sur quelle base on veut consentir que les peuples s'établissent.
»Il me paraît démontré que nous retournerons au régime militaire après de longues agitations anarchiques. Ma famille a quitté Gênes, le 18 de ce mois; tout, à cette époque, était encore tranquille; mais, quoique ici on ait connu la formation d'une colonne d'insurgés formée à Lyon pour envahir la Savoie[94], on n'a agi pour l'arrêter que lorsqu'elle s'était mise en mouvement. Puis on s'étonne que l'Europe cherche de la sécurité en s'armant et combattant la révolution!...
»Votre prétendu chef Sébastiani met, comme disent Rigny et Rayneval[95], ses pieds dans tous les souliers. Le rédacteur Châtelain déjeune tous les matins avec lui, aussi bien que Bertin de Vaux. Le premier fait aujourd'hui une bonne attaque contre vous[96].
»Le fait est qu'on ne fait pas ce qu'on veut... Si on fait la guerre, comme le dit le bon vieux Jourdan[97], ce sera à l'aide d'une convention. Que le roi y regarde!
»Agréez mes félicitations de ne pas vivre au milieu du délire qui m'étourdit...»
Un état de choses tel que celui décrit ici par le duc de Dalberg ne pouvait se prolonger, et le roi qui, je crois, n'avait pas été fâché de laisser s'user les hommes et les principes dont M. Laffitte était le représentant, se trouva dans l'obligation d'aviser aux moyens de sortir de cette espèce d'anarchie. Il fallait congédier le ministère, ou, au moins, quelques-uns de ses membres et choisir dans le parti conservateur de la Chambre des députés un homme énergique qui, fort heureusement, s'y trouvait à souhait: c'était M. Casimir Périer[98]. Quelques difficultés s'élevèrent entre lui et le maréchal Soult, au sujet de la présidence du conseil; elles devaient être aisément surmontées. Mais il n'en fut pas de même quant aux conditions que M. Périer mettait à son entrée aux affaires et qui ne plaisaient pas au roi. Celui-ci dut céder à la fin devant un danger qui menaçait de tout emporter, et le 13 mars on parvint à constituer un ministère qui prit le nom de son chef, M. Périer[99]. Le roi obtint de conserver le général Sébastiani au ministère des affaires étrangères[100].
Pendant que ces arrangements se faisaient à Paris, la conférence de Londres eut un peu de relâche par suite de l'occupation que donnaient au cabinet anglais les premières discussions du bill de réforme. Ce bill avait été présenté à la séance de la Chambre des communes du 1er mars par lord John Russell[101], qui était, en général, écouté avec bienveillance par la Chambre. Il serait inutile à mon but d'entrer ici dans les détails de cette grande mesure qui est appelée à exercer une influence grave sur l'avenir de l'Angleterre. Elle devint le sujet de discussions prolongées dans les deux chambres du Parlement: je me bornerai à en mentionner les résultats à mesure qu'ils se représenteront.
J'avais de mon côté à continuer dans ma correspondance une discussion d'un autre genre, à l'occasion des affaires belges qu'à Paris on s'obstinait à ne pas vouloir envisager au même point de vue que moi. Ainsi, on insistait toujours pour que lord Ponsonby fût rappelé de Bruxelles en même temps que M. Bresson, et pour que la conférence se montrât plus favorable aux intérêts de la Belgique, à laquelle on prétendait donner un appui exclusif. On ne manquait pas d'accuser la conférence de partialité pour le roi de Hollande, tandis que celui-ci, avec plus de vérité peut-être, faisait retentir l'Europe de ses plaintes contre nous, parce que appelés par lui, disait-il, pour lui porter secours, nous avions sanctionné une révolution qui lui enlevait plus de la moitié de ses États.
Le ministère Laffitte, ou plus exactement, le général Sébastiani, aurait bien voulu, je pense, séparer la politique de la France de celle des quatre puissances dans la question belge, tant il était dupe, volontaire ou involontaire, des intrigants bonapartistes et républicains qui tour à tour le flattaient d'obtenir la réunion de la Belgique et de la France ou l'effrayaient d'une guerre révolutionnaire. Mais la nécessité des choses le ramenait toujours vers les puissances, et les incidents qui suivirent alors en Italie et en Espagne l'obligèrent à réclamer le concours, au moins de l'Angleterre.
Les révolutionnaires italiens encouragés par leurs amis de Paris, avaient fait une levée de boucliers dans les États du pape[102]; deux membres de la famille Bonaparte s'y étaient rendus, et le gouvernement français, moins effrayé de la lutte qui s'y était engagée que de l'intervention autrichienne qui ne pouvait guère manquer d'en être la conséquence, m'invita à me concerter avec l'Angleterre pour empêcher par une entente commune des puissances si cela était possible, l'action particulière de l'Autriche. On désirait aussi à Paris que les affaires d'Espagne fussent traitées en commun entre la France et l'Angleterre.
J'écrivis en réponse à ces ouvertures, le 5 mars 1831, au général Sébastiani[103]:
«Monsieur le comte,
»J'ai reçu aujourd'hui 5 les deux dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 1er de ce mois[104]. (L'une concernait l'affaire du grand-duché de Luxembourg et l'autre les affaires d'Italie.)
»Je me suis pénétré des instructions qu'elles renferment et je m'y conformerai en tout point. Je me vois à regret obligé de retarder les communications que ces dépêches me mettront dans le cas de faire au ministère anglais. La discussion de la réforme parlementaire qui se prolonge à la Chambre des communes absorbe tellement les ministres, la nuit et le jour, qu'il est impossible de les entretenir d'autres affaires sérieuses en ce moment[105].
»Un incident assez remarquable a eu lieu hier soir à la Chambre: M. Wynn, le ministre de la guerre, a déclaré qu'après avoir mûrement réfléchi sur le bill proposé de la réforme, il ne pouvait lui donner son approbation et qu'il se retirait du ministère[106]...
»J'ai vu MM. de Bülow et de Wessenberg, relativement à l'affaire du Luxembourg[107]. Ils m'ont dit l'un et l'autre qu'ils étaient embarrassés pour écrire à Francfort[108] lorsqu'ils savaient que les engagements pris envers eux n'étaient pas tenus, et qu'à la date du 28 février la place de Maëstricht continuait à être bloquée par les troupes belges, malgré les assurances données par le gouvernement de la Belgique et les ordres qu'avait reçus le général Mellinet[109]. L'inexécution des ordres donnés par le gouvernement rend toute espèce de négociations difficile. Je les ai assurés que le régent avait ordonné, sous menace de destitution, au général Mellinet de reprendre les positions fixées par l'armistice, et ils m'ont répondu qu'aussitôt qu'ils auraient connaissance de la retraite des troupes belges, ils ne manqueraient pas d'écrire à Francfort pour retarder tous les mouvements proposés par la Diète germanique[110]...»
«Londres, le 8 mars 1831[111].
»Monsieur le comte,
»J'ai lu avec une grande attention, dans la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 1er de ce mois, les informations que vous me donnez sur l'état de l'Italie. Je partage complètement vos vues sur les rapports de la France avec le Piémont. Quant au plan que vous avez adopté à l'égard des États du pape, je crois qu'il serait très utile et possible à réaliser. J'en ai entretenu le prince Esterhazy et le baron de Wessenberg, les deux plénipotentiaires autrichiens; ils ne m'ont pas paru trop éloignés de ce projet, et quoiqu'ils n'aient aucunes instructions de leur cour sur ce point, j'ai pu juger qu'ils étaient disposés à adopter vos idées et qu'ils écriraient à Vienne dans ce sens.
»J'ai eu ce matin avec lord Palmerston une longue conversation dans laquelle j'ai pu lui parler de tout ce que renfermait votre lettre du 1er. L'impression qui m'est restée de cette conservation est qu'il sera possible de s'entendre sur les points principaux et que les difficultés qui ont été élevées par vous sur plusieurs de nos protocoles sont de nature à pouvoir être expliquées.
»Lord Palmerston, au sujet des affaires d'Italie, m'a dit qu'il agirait volontiers, d'accord avec notre cabinet et celui de Vienne, dans le but d'amener le gouvernement pontifical à des concessions qui placeraient une partie de l'administration du pays dans des mains séculières. Il a fort loué notre conduite envers le Piémont et m'a exprimé une grande satisfaction des ordres donnés aux autorités françaises de la frontière pour le désarmement des réfugiés piémontais.
»Les plaintes que vous portez contre l'Espagne nous ont conduits à l'idée qu'il serait sans doute facile de faire retirer les troupes espagnoles de la frontière des Pyrénées, si, de votre côté, vous obligiez les réfugiés espagnols à se rendre dans le nord de la France. Je suis fondé à croire que vous pouvez traiter avec avantage cette question avec l'ambassadeur d'Espagne à Paris. Du reste, tout ce que vous demanderez dans le sens que je viens de vous exprimer sera soutenu par le ministère anglais.
»Immédiatement après ma conversation avec lord Palmerston, la conférence s'est réunie pour entendre la lecture de la dépêche ostensible que j'ai reçue de vous; j'ai trouvé là aussi une impression assez favorable, et je crois que nous finirons par nous entendre. Nous avons dû remettre notre prochaine séance à vendredi, à cause des débats parlementaires qui ne laissent pas un instant de liberté à lord Palmerston. C'est vendredi que nous entrerons dans la discussion des différents points traités dans votre lettre. Si l'on propose la rédaction d'un protocole, je n'en accepterai aucun qu'ad referendum, et j'attendrai les ordres du roi avant de rien signer...»
En même temps que j'écrivais ces dépêches, je mandais à Madame Adélaïde:
«Mademoiselle doit trouver que nous sommes arrivés au point désirable vis-à-vis de toutes les puissances, car elles comprennent aujourd'hui que, pour leur propre repos, il est nécessaire que celui du roi ne soit plus troublé. Bien loin, par conséquent, de désirer ce qui pourrait ébranler son gouvernement, elles en sont à s'inquiéter de tout ce qui, dans les mouvements de Paris, des départements et de la Chambre, indique des dispositions au désordre. Aucune des puissances ne songe plus à troubler la paix; toutes en désirent la conservation, et si elle n'est pas préservée, ce sera l'esprit inquiet et envahissant qui se montre en France, qui seul en sera la cause.
»Cet esprit imprévoyant est toujours prêt sacrifier les besoins réels du pays à des rêves de gloire et d'agrandissement. On oublie, ou l'on ne sait pas en France que de mettre tout en question chez les autres, c'est finir par mettre tout en question chez soi. Le trône du roi Louis-Philippe est vieux aujourd'hui comme celui de Saint Louis;—avec la guerre, il naît d'hier. Cette guerre, vous m'avez ordonné de faire tout pour l'éviter; vous avez désiré que je rendisse la disposition des différentes cours amicale pour la nôtre; j'y suis parvenu complètement, et j'espère que Mademoiselle, que j'ai toujours eue en vue dans tout ce que je faisais, est satisfaite.
»Je ne puis m'empêcher de remarquer que je n'ai point encore de réponse au protocole du 19 qui renferme tous les principes que l'on aime à voir sur un nouveau trône. Le corps diplomatique de Londres et Rothschild ont, depuis plus de quarante-huit heures, connaissance de l'arrivée de cette pièce à Paris. Nos journaux en parlent, ils en altèrent l'esprit, ils en changent les expressions; sa publication exacte devient de plus en plus nécessaire. Il est utile au service du roi que le pays sache à quel point, dans cette pièce, notre cour est placée en première ligne, et que, quand je parle d'un traité, c'est de celui de 1814. La France, par ce traité, restait grande et forte; c'est donc faussement qu'on cite celui de 1815 comme point de départ; je me suis retiré devant la tache qu'en 1815 on a imprimée au pays, et je crois avoir une aussi large part d'orgueil national que qui que ce soit...»
J'écrivais également à la princesse de Vaudémont, mon amie, et qui était traitée avec confiance par Madame Adélaïde:
«Il est possible que je voye les choses de trop haut, puisqu'on le dit à Paris; mais il n'y a moyen de s'établir bien qu'en se tenant dans la région élevée. Il n'y a point d'appui à trouver avec des gens étourdis et turbulents comme les Belges. La Belgique nous viendra peut-être, mais plus tard; aujourd'hui c'est un intérêt secondaire. La force des choses la mène à la France; mais il faut faire la France, et la France ne peut se faire bien et sûrement qu'en se mêlant avec les grandes puissances qui aujourd'hui la réclament; car voilà où j'ai mené les choses à Londres. Ne quittons pas cette position: je me suis donné beaucoup de peine pour la prendre, parce que je voulais bien servir le roi que j'aime et Mademoiselle. Laissons les petits intérêts et ne pensons qu'aux grands. Il vaut mieux être d'accord avec les grandes puissances, être sur le même pied qu'elles, être ami de l'ordre établi avec elles, que d'être ami de MM. Van de Weyer et Cie.
»Convenez que notre protocole que votre Belgique vous a envoyé est raisonnable. Les difficultés que l'on fait chez nous sont bien petites. On dit qu'il y a partialité pour la Hollande. Cela est parfaitement faux, car on n'a rien voulu décider sur la question des dettes. On propose des bases susceptibles d'être changées quand les partis seront en présence. On nous reproche d'être Hollandais; la Hollande nous reproche d'être Belges. Le roi de Hollande nous dit des sottises tous les matins; il est parfaitement mécontent. On est bien près d'être juste quand tout le monde se plaint. En France, on n'écoute qu'un côté, c'est celui de M. de Celles, et en vérité celui-là n'est pas respectable.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[112].
«Londres, le 13 mars 1831.
»Monsieur le comte,
»La conférence que nous devions avoir hier a été encore ajournée, et c'est seulement demain que nous nous réunirons au Foreign Office. Je vous ferai connaître ensuite le résultat de la communication de votre lettre ostensible aux membres de la conférence, ainsi que les résolutions qui seront proposées. Je prendrai ad referendum ce qui sera adopté par les autres membres, et le gouvernement du roi ayant fait des réserves aux protocoles des 20 et 27 janvier, je ne dois point signer sans ordres une pièce de laquelle il résulterait qu'il y a du dissentiment entre mon gouvernement et la conférence.
»Je me suis rendu hier chez lord Palmerston pour l'entretenir des divers objets traités dans vos dernières dépêches. Je lui ai d'abord parlé des événements de Varsovie et des conséquences dangereuses qu'ils pouvaient avoir pour le repos de l'Europe, si l'empereur Nicolas n'adoptait pas envers les Polonais des principes de modération et de générosité. Lord Palmerston est entré entièrement dans nos idées à ce sujet: l'ambassadeur d'Angleterre à Pétersbourg sera chargé de demander au cabinet russe le maintien des stipulations de 1814, en vertu desquelles le royaume de Pologne a été joint à l'empire de Russie; il insistera surtout pour que la Pologne ne cesse pas de former un État distinct, et qu'elle ne puisse être réunie comme province russe. Lord Palmerston apprécie comme nous l'importance qu'il y a pour l'Europe à faire écouter la voix de la raison à Pétersbourg et je dois être assuré par son langage que les instructions envoyées à l'ambassadeur d'Angleterre en Russie, seront d'accord avec celles que vous avez données à M. le duc de Mortemart.
»J'ai fait part ensuite à lord Palmerston des observations contenues dans votre lettre du 7, relative aux affaires de la Grèce. Il m'a répondu que le prince de Lieven venait précisément de lui communiquer une dépêche de sa cour, qui explique l'espèce d'embarras qu'éprouve la Russie dans la question de l'agrandissement des frontières de la Grèce. Comme il y aura, sur le prêt fait aux Grecs, une portion employée à indemniser le gouvernement turc pour le territoire qu'il perdra par l'effet de la nouvelle délimitation, la Russie à qui cet argent reviendra en définitive, puisqu'il servira à acquitter la contribution imposée par le traité d'Andrinople, a trouvé plus délicat de ne pas paraître en première ligne lorsqu'il s'est agi de réclamer une augmentation de territoire en faveur des Grecs. Voilà, m'a dit lord Palmerston, la raison qui a décidé le cabinet de Pétersbourg à laisser faire les premières démarches par l'Angleterre et la France réunies; mais il est disposé à y joindre les siennes pour appuyer la demande en faveur de la Grèce quand le moment en sera jugé opportun. Le prince de Lieven m'a fait demander un entretien pour une communication; j'ai lieu de croire que ce sera la même qu'il a faite à lord Palmerston et dont je viens de vous rendre compte.
»Quant à la situation du Portugal et aux questions qui s'y rattachent et qui faisaient l'objet de votre dépêche du 4 de ce mois, lord Palmerston, auquel j'en ai parlé, m'a développé les raisons qui s'opposent à ce que l'Angleterre agisse en commun avec la France pour obtenir le redressement des griefs que ces deux puissances ont à faire valoir contre le gouvernement portugais. L'Angleterre a des traités particuliers avec le Portugal qui lui donnent des avantages dont nous ne jouissons pas, et qui l'obligent à agir seule dans les affaires et les rapports qu'elle a avec ce pays. Ainsi, pour vous citer un exemple, lorsqu'il s'élève une difficulté au sujet d'une affaire qui intéresse essentiellement un Anglais, le gouvernement anglais a le droit, s'il le trouve convenable, de la faire juger par un magistrat portugais désigné par lui seul. Du reste, je puis vous dire que la reconnaissance de dom Miguel est plus éloignée que jamais, et que, quels que soient les projets futurs de l'Angleterre sur le Portugal, elle ne fera rien sans nous prévenir...
»La question de la réforme a fait des progrès ces jours derniers; les pétitions en sa faveur arrivent de toutes parts et le ministère se croit assuré de la majorité dans le parlement...»
Ainsi que je le disais précédemment, un nouveau ministère s'était formé le 13 mars à Paris, à la tête duquel était M. Périer, dans l'intervalle des négociations dont je viens de rendre compte. Le duc de Dalberg m'écrivait au sujet de ce ministère:
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 15 mars 1831.
»Une nouvelle administration se présente, mon cher prince; elle remplace la plus sotte, la plus incapable, la plus méprisable que la France a vu être chargée de ses intérêts. La banqueroute arrivait à pas de géant. L'indignation était telle que probablement la Chambre eût hésité de confier à MM. Laffitte et Thiers les quatre douzièmes provisoires. Il serait bon que les journaux anglais la missent au néant. La camaraderie révolutionnaire ici est si forte que nos journaux n'ont pas le courage de la juger comme elle le mérite. M. Laffitte en attendant, s'est laissé forcer la main pour placer cinquante à soixante de ses parents et de ses habitués, et pour mettre, à l'époque de sa liquidation, neuf de ses commis dans les premières places de l'administration.
»Le nouveau ministère se soutiendra-t-il au milieu du désordre des idées et de ce déchaînement d'insubordination qui dissout toute organisation? Il faut, pour qu'il se soutienne, deux choses:—qu'on ne transige pas avec les émeutes dans les rues; on y est décidé; soixante-dix mille hommes sont autour de Paris; trois régiments de cavalerie sont entrés dans la ville; espérons que les faits répondront aux intentions. Il faut après que la nouvelle Chambre (et il en faut une) donne la majorité au ministère. J'ai l'idée que les élections ramèneront en force les hommes du centre gauche, la victoire alors peut être assurée. Le midi enverra plus de carlistes; les visites domiciliaires ont irrité tous les partis. Voilà ce qu'on y a gagné.
»Quant au dehors, le maintien du général Sébastiani est une faute. Il n'est que l'instrument de la faiblesse et de l'intrigue qui prédominaient au Palais-Royal. Le général Sébastiani ne veut pas la guerre et il n'a pas su assurer la paix. Voilà la grande faute.
»Casimir Périer veut conserver la paix, mais les choses me paraissent bien gâtées. A force de motiver des armements disproportionnés, en répandant que l'Europe veut nous attaquer, on a tellement monté les têtes qu'on ne sait plus les calmer. Les discours des gens qui entourent le roi, tels que les Vatout[113], les Rumigny[114], les Trévise, font pitié. On croirait qu'on n'a qu'à avaler l'Europe, et qu'elle est déjà à la barrière Saint-Denis...»
Le 19 mars, j'écrivis au général Sébastiani[115]:
«Monsieur le comte,
»J'ai reçu la nuit dernière la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser sous la date du 16 de ce mois. La proclamation du régent de Belgique au sujet du grand-duché de Luxembourg a produit ici la plus fâcheuse impression[116], et les explications pleines de sagesse que renferme votre lettre à cet égard me font vivement regretter que la proclamation n'ait pas paru quinze jours plus tôt. Les instructions que vous avez données au général Belliard m'auraient bien utilement servi pour calmer l'irritation que les nouvelles folies du gouvernement belge[117] ont excitée ici. J'aurais pu peut-être arrêter l'envoi de quelques vaisseaux anglais dans l'Escaut, qui est annoncé aujourd'hui, et mettre le plénipotentiaire prussien en état de donner des assurances plus positives à la Diète de Francfort.
»Quoi qu'il en soit, monsieur le comte, je ne négligerai pas de tirer tout le parti possible de votre dépêche du 16; la ferme résolution de marcher avec les puissances, exprimée à Bruxelles et à Londres, amènera, je l'espère, d'heureux résultats que des retards trop prolongés ont rendu plus difficiles à obtenir...»
J'avais eu soin d'ailleurs, la veille, d'adresser à M. Casimir Périer la lettre suivante que je relis encore aujourd'hui avec plaisir, comme un exposé vrai des idées politiques qui ont dirigé ma conduite pendant ma mission à Londres.
LE PRINCE DE TALLEYRAND A M. CASIMIR PÉRIER.
«Londres, le 28 mars 1831.
»Monsieur,
»Après quinze jours d'agitations, d'embarras, de tristes prévisions sur le sort de notre belle France, l'horizon s'éclaircit et toutes les espérances se raniment et se rattachent à votre nom, monsieur: c'est avec une joie réelle que je l'ai trouvé dans le Moniteur. Il satisfait tous les bons esprits de l'Angleterre; il convient aux hommes éclairés du continent que les grands intérêts de l'Europe ont réunis ici, et je puis ajouter aux nombreux amis de la France qui s'y trouvent: je suis presque chargé de vous en exprimer leur satisfaction.
»Je dois maintenant au président du conseil de lui rendre compte de l'esprit qui a dirigé la conduite de l'ambassadeur de France à Londres.
»Son but principal a été de conserver la paix qui, dans son opinion, peut seule affermir notre nouvelle dynastie, maintenir la France dans le rang qu'elle doit occuper et sauver toute cette vieille Europe d'une décomposition bien menaçante. Cette paix, je ne me résoudrais à la sacrifier qu'à l'indépendance de notre patrie; et jamais à aucune époque, elle n'a été moins attaquée. C'est ce qui m'a porté, en opposition avec nos jeunes exaltations françaises, à considérer la question belge comme moins importante qu'on n'a voulu le croire en France. J'ai regretté que le mouvement des esprits chez nous cherchât à s'appuyer sur une poignée de gens en pleine anarchie, et qu'on essayât par trop de complaisances à résoudre une question dont le temps et la force des choses nous rendront certainement les maîtres à une époque plus opportune, mais qui, jusque-là, ne nous donnerait que des embarras. Pour conserver la paix et le bon ordre, il faut un pouvoir quelque part et le malheur du moment c'est de n'en offrir presque aucun. Je n'en aperçois plus qu'un seul: il n'existe à mes yeux que dans l'accord des cinq puissances qui, tel qu'il est, n'a rien de commun avec la Sainte-Alliance. La non intervention, appliquée à l'intérieur des États qui changent ou modifient leur gouvernement, détruit la base sur laquelle s'appuyait la Sainte Alliance, et c'est là la non intervention dépouillée de ce qu'elle a de chimérique. Éclairées par l'expérience, les puissances réunies ici sauront faire les concessions nécessaires, tout en offrant à la société les garanties et les barrières dont il est impossible qu'elle puisse se passer; c'est là, dans ma manière de voir, le vrai point d'appui de notre nouveau gouvernement. Il a fallu faire désirer à l'Europe notre établissement et notre conservation, comme la chose dont elle avait elle-même le plus grand besoin: j'y suis parvenu. Bientôt, nous exercerons une influence première, mais il faut, avant, rassurer le dehors sur les projets de guerre que l'on nous suppose, et nous montrer plus maîtres du dedans que nous ne l'avons été depuis trois mois.
»Le principe de la non intervention, fort commode en lui-même et fort approprié à telle circonstance, n'est plus qu'une absurdité quand on le regarde comme absolu, quand on veut l'étendre sur les points les plus éloignés les uns des autres. Ce principe est un moyen pour l'esprit, c'est à lui à l'écarter ou à l'appliquer. Voilà comme le comprenait M. Canning, et puisque c'est une affaire d'esprit, vous saurez mieux que personne manier ce nouvel instrument qui est plus souvent un expédient pour ne pas faire qu'il n'est une raison pour agir.
»Je désire vivement que vous trouviez ma politique analogue à celle que vous voudrez adopter. Du reste, je suis trop vieux pour n'avoir pas appris le doute, et pour n'être pas tout disposé à m'éclairer de toutes les réflexions que vous voudrez bien me faire arriver, et à suivre la marche qui vous paraîtra utile.
»J'ai l'honneur de vous renouveler...
J'ai lieu de croire que cette lettre produisit quelque impression sur M. Casimir Périer qui, d'ailleurs, était bien déterminé à suivre une politique plus sensée que celle du cabinet précédent. C'était à cette détermination qu'étaient dues les modifications dans le langage de M. Sébastiani qui se manifestaient déjà dans sa dépêche du 16 mars. Aussi, pour le maintenir dans ces nouvelles dispositions, je me hâtai de lui écrire sous la date du 20 mars[118]:
«Monsieur le comte,
»J'ai entretenu ce matin lord Palmerston, le prince Esterhazy et le baron de Bülow, de votre dépêche du 16[119]; ils ont été tous trois fort satisfaits de ce que je leur en ai dit, et m'ont témoigné le désir de voir enfin la France se dégager des embarras que lui suscitent les affaires de la Belgique. Ce pays, m'ont-ils dit chacun séparément, ne cherche qu'à entraîner la France; il est poussé par des intrigants dont le but est bien loin d'être favorable à la tranquillité de la France et qui voudraient la compromettre avec l'Europe. «La Belgique a prouvé, m'a dit M. de Bülow, que la conférence l'avait bien jugée, quand elle s'était servie dans le protocole numéro 7 du mot d'indépendance future.»
»Je vous ai dit là l'opinion fixe des quatre puissances avec lesquelles il nous importe de marcher et qui sont bien disposées à marcher avec nous. Les trois membres de notre conférence que j'ai vus ce matin m'ont encore répété, chacun en particulier, les assurances les plus positives que leurs gouvernements désiraient que l'ordre de choses actuel s'affermît en France, que la paix fût maintenue en Europe, et que la France y tînt la place que naturellement elle doit y occuper; tous en sentent le besoin et c'est là, m'ont-ils dit, ce qui motivera toujours leurs opinions. Du reste, les plénipotentiaires de Prusse et d'Autriche m'ont promis d'écrire à Francfort, et j'ai l'espoir que leurs avis arrêteront les entreprises que nous redoutons de la part de la Confédération germanique...
»M. le prince d'Orange s'est embarqué ce matin à Londres pour la Hollande, après avoir joui de tous les genres de plaisirs de cette capitale; il exprimait assez hautement ses regrets de la quitter; sa manière de vivre ici lui a donné peu de considération...»
La promesse que m'avaient faite les ministres d'Autriche et de Prusse d'écrire à Francfort, n'était pas superflue. La proclamation du régent du Belgique, dans laquelle il annonçait hautement l'intention de réclamer pour son pays la possession du grand-duché de Luxembourg, avait excité au plus haut point le mécontentement de la Diète germanique; elle allait probablement prendre des mesures de rigueur, mais, grâce aux communications que j'avais pu faire à MM. Esterhazy et de Bülow, ils arrêtèrent les résolutions hostiles qu'on préparait à Francfort, en insistant surtout sur la confiance que devait inspirer le nouveau ministère français.
On m'avait chargé, de Paris, de proposer au gouvernement anglais d'envoyer un agent anglais en Italie pour y aider l'action que notre diplomatie exerçait afin d'apaiser les troubles qui venaient de se manifester, particulièrement dans les États du pape, et d'empêcher, si cela était possible, l'intervention des Autrichiens. Je dus écrire quelques mots à ce sujet à lord Palmerston qui était retenu à la Chambre des communes par la discussion du bill de réforme. La Chambre adopta ce bill dans la nuit du 22 au 23 mars, à la majorité d'une voix[120], et lord Palmerston à cette occasion me répondit le billet suivant:
«Mon cher prince,
»Je vous remercie de vos félicitations. Notre devise est: Un me suffit.
»Sir Brook Taylor, un diplomate excellent, se trouve maintenant à Florence, ayant passé l'hiver à Rome pour sa santé; il est précisément l'homme qu'il nous faut et je lui expédierai les instructions nécessaires sans délai, afin qu'il retourne à Rome pour coopérer avec vous et l'Autriche[121].
»Il paraît, d'après les dernières nouvelles de Florence, que Bologne n'est pas Varsovie, que la révolution s'y flétrit devant le vent qui souffle du Milanais, et que Bianchetti[122] et un autre dont j'oublie le nom venaient d'arriver en Toscane, voulant s'embarquer à Livourne pour se réfugier en France ou en Angleterre. Nous n'aurons pas grande difficulté à faire un raccommodement entre le pape et ces révoltés. Tout à vous.
»PALMERSTON.»
C'est ainsi que toutes les questions qui agitaient alors l'Europe venaient, en définitive, aboutir à Londres et me mettaient dans l'obligation d'étudier ces questions, pour être en état de les discuter avec le cabinet anglais et de marcher d'accord avec lui. Cette affaire d'Italie était un nouvel et grave embarras pour le gouvernement français, mais avant de la traiter, je dois continuer à citer des dépêches indiquant la marche des autres questions.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[123].
«Londres, le 25 mars 1831.
»Monsieur le comte,
Je n'ai pas négligé de parler à diverses reprises à lord Palmerston des affaires de Pologne, ainsi que vous me l'avez recommandé dans plusieurs de vos dépêches. D'après le langage de ce ministre, je suis fondé à croire que le cabinet anglais attache de l'intérêt à la cause polonaise et que des instructions ont été adressées par lui à lord Heytesbury[124], son ambassadeur à Pétersbourg, pour y faire entendre la voix de la modération. Il me paraît qu'il serait utile de charger M. le duc de Mortemart d'entrer en communication avec lord Heytesbury sur ce point, et je dois croire que celui-ci a des ordres qui ne contrarieront en aucune manière les instructions que vous avez données au duc de Mortemart. Des démarches officieuses faites simultanément par ces deux ambassadeurs ne manqueraient certainement pas de produire quelque effet. Le motif de ces démarches doit être de réclamer près du cabinet russe le maintien des traités de 1814 qui assurent à la Pologne une existence indépendante sous le sceptre de l'empereur de Russie. Comme le manifeste de ce souverain laisse supposer qu'en cas de non soumission des Polonais, il les réduirait par la force, pour les réunir ensuite à l'empire, une telle mesure anéantirait un article important du traité de 1814, dont les puissances ont le droit de demander l'exécution. Il me semble que ce point de départ donnera de la force à tout ce qui peut être dit en faveur des Polonais.
J'ai vu ce matin le nouvel envoyé belge ici, M. le comte d'Arschot[125]; dans le cours de notre conversation, nous sommes peu entrés dans le fond des affaires qui l'amenaient à Londres, parce que la proclamation du régent a engagé tous les ministres qui sont à Londres à témoigner de la froideur au député belge. J'ai pu cependant me servir utilement d'une phrase de votre lettre du 16, qui dit que la France n'est disposée à accorder son appui à la Belgique qu'autant qu'elle ne se jettera pas sans provocation dans des voies propres à troubler la paix de l'Europe. Cette phrase, riche en développements, dans lesquels je lui ai montré beaucoup d'intérêt, m'a conduit à finir l'entretien par l'idée que j'ai voulu lui laisser de la manière dont la conférence comprenait la position de son pays. «La Belgique d'aujourd'hui, lui ai-je dit, est la Belgique de 1790, plus l'évêché de Liège[126]; son indépendance est au moment d'être reconnue, et la neutralité lui est garantie par toutes les puissances; tous ces avantages lui sont assurés à la seule condition de ne pas troubler le repos des autres nations.»
»J'attends le moment où vous m'informerez du résultat des dépêches écrites de Londres aux membres de la Diète germanique, pour les arrêter dans les résolutions hostiles que la proclamation du régent les avait disposés à prendre; vos démarches directes auront sûrement produit l'effet que vous en attendiez...»
«Londres, le 28 mars 1831[127].
»Monsieur le comte,
»... J'ai dû voir de nouveau séparément tous les membres de la conférence pour pressentir leur opinion sur le choix du futur souverain de la Belgique, et je me suis utilement servi des réflexions contenues dans votre lettre du 24. Ils m'ont tous répété ce que je vous mandais hier à ce sujet; c'est-à-dire qu'on ne peut s'arrêter au choix du souverain de la Belgique, avant d'avoir déterminé les limites du pays sur lequel ce souverain doit régner. On s'exposerait, en agissant autrement, à placer ce prince dans le même embarras qu'éprouve aujourd'hui le régent; il serait obligé, en acceptant la souveraineté, de jurer une constitution dans laquelle se trouve un article qui énonce le maintien de l'intégrité d'un territoire qu'il a plu aux Belges d'étendre à leur gré. Il est facile de prévoir qu'un tel engagement jetterait dans de nouvelles difficultés. Les plénipotentiaires sont donc unanimes dans l'opinion qu'il est absolument nécessaire, avant tout, d'adopter purement et simplement le protocole qui fixe les limites du territoire de la Belgique. Ils reconnaissent, en même temps, que, plus tard, on devra entrer en arrangement sur les enclaves qui conviendront le mieux à la Belgique et à la Hollande. C'est alors que la question du duché de Bouillon sera aisément résolue[128].
»Le prince de Naples offre, pour le gouvernement du roi, des avantages et des inconvénients que vous êtes mieux que moi en position de juger. Quant au prince de Saxe-Cobourg, je n'ai vu paraître de la part des membres de la conférence devant lesquels j'ai prononcé son nom, aucune opposition contre sa personne. Le cabinet anglais, qui, comme je l'ai souvent écrit, pensait toujours que le prince d'Orange aurait été le choix le plus convenable, a cependant aujourd'hui abandonné cette idée; il se ralliera sans chaleur à la combinaison du prince de Saxe-Cobourg.
»Je n'ai point pu parler nominativement du choix à faire à l'ambassadeur de Russie, parce que ses instructions ne lui permettent pas de porter son intérêt sur un autre prince que le prince d'Orange. Cela, du reste, n'arrête rien dans les affaires de la Belgique. Ce qu'il nous fallait, c'est que la Russie ne fût point opposée à l'indépendance, et cela a été obtenu. La reconnaissance du souverain viendra plus tard.
»La démolition des forteresses que vous réclameriez, dans le cas où le prince de Saxe-Cobourg serait élu, m'a toujours paru une chose que l'on obtiendrait facilement parce que, à mon sens, elle a perdu son intérêt depuis la déclaration de neutralité. Je sais qu'en France on n'a pas attaché à cette déclaration toute l'importance qu'elle mérite; je persiste à croire néanmoins que la neutralité était le meilleur moyen de finir la question des forteresses, qui, à mon départ de Paris, paraissait aux meilleurs esprits une question dans laquelle tous les amours-propres étaient engagés, beaucoup de millions perdus et qui devenait insoluble. Du reste, nous ne sommes point appelés à la traiter en ce moment et je devrai, sans doute, revenir sur ce point[129].
»Mon opinion personnelle sur le choix du prince, réduit, comme vous le faites dans votre dépêche, entre le prince de Naples et le prince de Saxe-Cobourg, est qu'il faut s'arrêter à celui des deux que vous aurez le plus de chances de faire élire. Au point où en étaient les choses il y a quatre mois, le prince de Saxe-Cobourg paraissait plus facile qu'aucun autre. Depuis ce temps-là, vos directions ayant été différentes, je ne m'en suis plus occupé...
«Londres, le 5 avril 1831.
»Monsieur le comte[130],
»Dans les dernières lettres que j'ai eu l'honneur de vous écrire, j'ai dû souvent vous presser de répondre à la note qui vous a été adressée par MM. les plénipotentiaires des quatre cours, parce que le temps que l'on met à donner son assentiment ou des explications fournit à des interprétations quelquefois malveillantes et rend tout plus difficile. On cherche à mettre d'accord le silence de notre cabinet avec votre adhésion aux limites de la Hollande et de la Belgique, telle que j'ai dû la comprendre et en parler d'après votre dépêche du 30 mars, et telle qu'elle se trouve dans les lettres reçues ici des ambassadeurs qui sont en France.
»Si cependant la question des forteresses vous laissait quelques doutes, pourquoi ne pas les exprimer dans la réponse que vous avez à faire aux plénipotentiaires des quatre puissances? La disposition des cabinets est de s'entendre. Il y a quelque inquiétude, mais je ne vois nulle part aucune irritation; je dois même dire que les explications données par notre cabinet, relativement à Bologne, ont plutôt rassuré qu'alarmé, et que tout le monde espère qu'elles produiront à Vienne l'effet que vous en attendez.
»Je vois qu'ici on se refroidit chaque jour sur le choix du prince d'Orange comme souverain de la Belgique; on n'y prend plus d'intérêt réel, et il ne sera fait par aucun gouvernement (j'en excepte la Russie) des démarches en sa faveur.
»Il vous est sans doute revenu que la cause des Belges perd tous les jours en Angleterre des partisans; on les trouve bien peu préparés à recevoir l'indépendance. Dans un pays où le bon sens domine, comme en Angleterre, les délibérations du congrès de Bruxelles n'ont pas beaucoup de faveur.
»Le discours de M. le président du conseil (M. Casimir Périer) a fait ici une grande sensation et tout le monde répétait hier cette phrase: «Les promesses de politique intérieure sont dans la constitution; s'agit-il des affaires du dehors, il n'y a de promesses que les traités[131].»
»Recevez...
J'écrivais le même jour à Madame Adélaïde d'Orléans:
«Londres, le 5 avril 1831.
»J'ose supplier Mademoiselle d'avoir pitié de son vieux serviteur et d'exiger qu'on lui envoye, sans plus de délai, soit M. Bresson, soit quelqu'un pour le remplacer. Depuis le départ de M. Bresson pour Bruxelles, il y a cinq mois, je n'ai eu aucun premier secrétaire de légation et je n'ai eu auprès de moi que M. de Bacourt dont, à la vérité, j'ai été parfaitement content, mais qui, depuis dix jours, est gravement malade à la suite d'un travail forcé. La totalité du travail, conférences, rendez-vous, détails d'ambassade, roule sur moi maintenant et, malgré ma bonne volonté et le travail trop assidu auquel je me livre, je ne puis faire aller les choses comme je le voudrais.
»Je ne voudrais pas fatiguer Mademoiselle d'une longue argumentation politique, mais j'oserai lui dire que nous sommes arrivés au point où il nous faut la paix assurée dans peu de temps, sans quoi nous serons entraînés par le mauvais esprit d'un petit nombre d'intrigants audacieux à une guerre dont les chances me font trembler pour les objets de mon plus tendre dévouement. La paix nous sera acquise par une déclaration bien faite de la France aux Belges. On y reconnaîtrait les anciennes limites de la Belgique, sauf à convenir de quelques échanges et de la démolition des forteresses. Il est essentiel que cette déclaration soit faite officiellement et à Bruxelles et à la conférence, et cela est d'autant plus nécessaire que toutes les informations reçues par le ministère anglais portent qu'on est tout près de céder, à Bruxelles, aux décisions de la conférence, lorsqu'on y saura que la France est d'accord avec les puissances en ce qui regarde la Belgique.
»Je retarde par tout moyen une explosion du côté de la Confédération germanique, mais les jours sont comptés, et les retards qui viendraient de Paris pourraient être d'un grand danger. Je supplie Mademoiselle de porter toute son attention sur l'importance dont il est que les affaires de la Belgique se terminent. Je le lui demande avec une conviction prise dans une occupation continuelle et dans un dévouement complet...»
L'entrée de M. Casimir Périer au pouvoir avait eu promptement une bonne influence sur la direction des affaires intérieures de France et, heureusement, ne tarda pas à en exercer une également favorable sur nos affaires extérieures et notamment sur ce qui concernait la question belge. Le gouvernement français se décida enfin à accepter le protocole de la conférence du 20 janvier qui fixait les limites entre la Hollande et la Belgique. Le général Sébastiani m'annonça cette acceptation par une dépêche du 4 avril. On va voir ce qui l'avait motivée. Les dépêches et lettres qui suivent suffiront pour mettre au fait des divers incidents qui vinrent s'y mêler.
Je commence par les lettres de M. Casimir Périer.
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 2 avril 1831.
»Mon cher prince,
»Vous m'excuserez d'employer la main d'un de mes fils, mais mon écriture est un chiffre dont aucun cabinet n'a la clef.
»Je regrette vivement que d'innombrables occupations m'aient empêché de vous remercier plus tôt de tout ce que vous me dites d'aimable. Je n'ai nullement désiré ce qui m'arrive: dans les circonstances où nous sommes, le pouvoir n'a rien qui captive; mais puisque j'y suis appelé, je suis heureux de voir que je trouve confiance et appui dans le parti de l'expérience et des lumières. Je voudrais que votre bienveillance ne vous trompât pas et, qu'en effet, mon nom pût faire quelques amis de plus à mon pays.
»Si cela peut arriver quelque part, c'est en Angleterre. A mon avis, les deux pays doivent s'unir de plus en plus; ils ont au fond même cause. C'est ce que les préjugés ne voient point, mais l'expérience le prouvera.
»Je dirai maintenant à l'ambassadeur de France que nous tenons à la paix, mais que nous sommes portés à croire qu'on y doit tenir autant que nous. Ainsi, avec la ferme volonté d'être sages, nous ne transigerons sur aucun de nos droits. La France, en maintenant la paix, rend à l'Europe un assez grand service pour que l'Europe lui en tienne compte. Je crois aussi que, par notre sagesse, nous sommes plus utiles aux nations qu'en faisant du prosélytisme à main armée.
»J'ai dit, au reste, toute ma politique à la tribune. Je n'en ai pas deux. Je vous dirai toujours là-dessus toute ma pensée, et s'il survenait le moindre changement dans mes vues, je vous écrirais aussitôt.
»Je sais que vous vous occupez en ce moment du trône de Belgique. On désire que, par un seul et même acte, les frontières du nouvel État soit définitivement fixées. Il est fort à souhaiter que des difficultés étrangères au fond de l'affaire n'en retardent pas la conclusion. En général, il importe aujourd'hui que la politique se décide à temps. Les tergiversations ont été jusqu'ici, je le sais, bien malgré vous, ce qui a le plus nui au succès de nos affaires. Il ne faut pas qu'elles se renouvellent, car elles pourraient amener des difficultés véritables.
»Votre intime et profonde connaissance des hommes et des choses, mon prince, vous suggérera les moyens de faire prévaloir nos idées. Veuillez m'écrire souvent; j'ai besoin de bien savoir. Je compte en tout sur votre habile et franche coopération.
»Je vous ai envoyé mon fils; je vous demande pour lui vos bontés. Je désire qu'il se forme au monde et aux affaires. Il ne pouvait être mieux nulle part qu'auprès de vous.
»Agréez...»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 4 avril 1831.
»Je n'ai pas dû, mon prince, céder sur-le-champ au désir que j'éprouvais d'établir avec vous des communications directes dont je me promets les plus heureux résultats pour le bien du pays. Au moment où le roi m'a appelé à former son conseil et à prendre une part importante à la direction du gouvernement, les affaires intérieures ont réclamé mes premiers soins. Leur situation était connue; elle avait été depuis longtemps le sujet de mes réflexions; j'ai pu agir sans délai et sans hésitation et d'après des vues et des plans arrêtés à l'avance.
»Nos relations avec l'étranger, non moins hérissées de difficultés, échappaient davantage, et par leur complication et par le secret qui doit les envelopper, aux investigations des hommes qui ne participaient pas à la direction des affaires.
»Ces relations ont dû être pour moi, dès mon entrée au conseil, l'objet d'une étude sérieuse. Cette étude, qui ne rentre pas dans les spécialités du ministère qui m'est réservé, ne saurait être complète encore; j'ai besoin surtout de m'éclairer de lumières nouvelles.
»La dépêche, délibérée au conseil, qui vous parviendra en même temps que cette lettre, m'est une occasion de réclamer de vous, celles qui vous permettent de me communiquer une expérience qui n'a point de rivale en Europe, et votre position comme représentant de la France dans ces conférences diplomatiques qui peuvent influer d'une manière si grave sur ses destinées.
»J'ai approuvé la note diplomatique dont il s'agit; je l'ai crue appropriée à la situation générale de l'Europe, à l'état des négociations et aux événements récents qui sont venus compliquer la question de la paix ou de la guerre. Mais mon adhésion est l'effet de ma confiance dans l'opinion de mes collègues qui, presque tous, ont fait partie du dernier cabinet, plus encore que d'une conviction fondée sur l'appréciation personnelle des faits diplomatiques antécédents et de la marche de négociations auxquelles j'étais resté étranger.
»J'attends de vous, mon prince, que vous vouliez bien me communiquer confidentiellement, par l'un des prochains courriers, s'il est possible, votre opinion sur la convenance de la note qui vous est adressée. J'y ai adhéré surtout parce qu'il m'a été assuré qu'elle était parfaitement en harmonie avec l'esprit qui a dirigé les négociations relatives au sort de la Belgique, et qu'elle les seconderait dans le sens de l'impulsion que vous avez jugé utile de leur donner. Il me serait agréable d'acquérir par vous, mon prince, la certitude que la note est propre à nous faire avancer vers le but que le gouvernement s'est proposé. Si, au contraire, elle vous paraissait insuffisante ou incomplète, sous quelque rapport que ce soit, il m'importerait d'être fixé à cet égard, afin que les futures résolutions du cabinet pussent concourir d'une manière plus efficace à la solution heureuse d'une question qui est une difficulté grave dans les rapports de la France avec les grandes puissances, en même temps qu'elle ne cesse de fournir un aliment aux inquiétudes et à l'agitation qui travaillent dans l'intérieur.
»Agréez...»
M. Bresson, qui était venu passer quelques jours à Londres, à la fin du mois de mars, avant de quitter définitivement son poste, m'écrivait de son côté.
M. BRESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 5 avril 1831.
»Mon prince,
»J'ai mis la plus vive sollicitude à bien remplir vos instructions et vous saurez ce soir que la conférence aura satisfaction complète, à quelques formes près sur lesquelles je pense qu'il est bon de se montrer facile, par ménagement pour les amours-propres qui se trouvent compromis. Mon principal argument a été qu'aussi longtemps que les Belges se croiraient un point d'appui hors de la conférence, ils seraient moins disposés à se soumettre aux nécessités et à ouvrir les yeux à la raison. J'ai été stimulé par le désir de racheter mes torts involontaires et de témoigner de ma reconnaissance pour votre indulgente bonté et pour celle de MM. les membres de la conférence que j'ai eu l'honneur de voir à mon dernier séjour à Londres. Veuillez, mon prince, leur faire connaître les sentiments qui m'ont dirigé.
»Le ministère entre franchement dans la voie qu'il s'est tracée et l'impulsion donnée par M. Périer est forte. Je ne doute pas que la dissolution de la Chambre ne lui renvoie une majorité, dans nos départements de l'Est même, qui sont sujets à caution. Quant à vous, personnellement, mon prince, tous ceux dont l'opinion peut vous être quelque chose vous regardent comme l'espoir et le gage de la paix à Londres; et la paix est non seulement le vœu presque général, elle est une nécessité. Les concessions faites au parti turbulent n'engagent pas et ne conduisent pas aussi loin que ce parti pense: vous comprendrez, mon prince, que je fais allusion à ce dont M. Périer m'a promis de vous parler dans sa lettre particulière.