Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 4
»Adieu, mon cher prince...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.
«Londres, le 10 août 1831.
»Je reçois la lettre de Mademoiselle du 7, et je m'empresse d'y répondre.
»Mademoiselle me fait une question à laquelle le protocole porté par Neukomm répond en grande partie, car il indique la route à suivre pour arriver à un arrangement définitif. Ce protocole a été longuement et vivement discuté; les plénipotentiaires russes surtout ont été très difficiles à amener au système que nous avons adopté; nous y avons passé huit heures un jour et six le lendemain; je crois avoir obtenu tout le possible dans un moment où les esprits de tous les partis étaient fort agités. Si le roi de Hollande cède, nous n'aurons plus que des stipulations de détail, qui éprouveront, je l'espère, de moins grandes difficultés que celles qu'il a fallu surmonter dans cette épineuse affaire. Nos troupes pourront alors se retirer; et peut-être, finir elles-mêmes, en rentrant en France, la question des forteresses. Mon opinion est que cela déplaira, mais ne donnera que de l'humeur. Je ne parle que des forteresses élevées par la Sainte-Alliance contre nous. La marche de nos troupes a fort effrayé les esprits; mais c'était surtout la marche en avant qui inquiétait tout le monde; ce qu'elles feraient du côté de Maëstricht peut amener des complications graves; mais ce qu'elles feront en se retirant sera supporté, parce qu'on sera surtout bien aise qu'elles se retirent. On se paye par là des frais de la guerre; et il doit être plus commode au roi des Belges qu'une opération de cette nature, qui tôt ou tard doit se faire, soit faite par nous, dont il est obligé de demander les armées, tant les moyens militaires qu'il a à sa disposition sont faibles. Il me semble aussi que la destruction des forteresses par la main même des armées françaises plairait à tous les Français et satisferait les exigences les plus susceptibles...»
Londres, le 11 août 1831.
»J'ai fait ce matin à lord Grey la commission de Mademoiselle. Il en a été extrêmement touché, et m'a dit avec émotion: «Vous ne pouvez pas trop dire au roi combien je suis sensible à ce qu'il a la bonté de me faire dire.» Après quelques moments de silence, lord Grey m'a demandé si je connaissais les dépêches que lord Palmerston venait de recevoir de Hollande. Je lui ai dit que d'abord j'avais dû venir chez lui et que j'allais, en le quittant, chez lord Palmerston qui avait indiqué une conférence pour deux heures. «Vous allez, m'a-t-il dit, y lire une lettre de La Haye qui annonce que les ordres ont été donnés pour que les troupes hollandaises rentrent immédiatement en Hollande. Vous connaissez tous les embarras que nous avons ici; vous avez dû voir toute l'agitation produite par l'entrée de vos troupes en Belgique. Je vous conjure d'engager le roi à les rappeler en France, au moment où il aura connaissance officielle des ordres donnés par le roi de Hollande. Nous avons besoin de cette preuve de modération de votre part. Cela est essentiel pour nous et pour vous. Dites-le de ma part au roi. Deux gouvernements qui veulent être franchement d'accord se doivent des égards de circonstance; et je vous répète que nos embarras seraient extrêmes ici, si vous ne retiriez pas vos troupes.»
»Je suis monté chez lord Palmerston, qui m'a lu la lettre de M. Verstolk[272]; elle est explicite sur le rappel des troupes hollandaises. Il me semblerait bien grave de refuser à l'Angleterre ce qu'elle demande aujourd'hui, car les dernières vingt-quatre heures ont changé la question. La retraite des troupes hollandaises, d'une part, et la demande du roi Léopold qu'il a fait connaître ici sont deux incidents considérables. Il est certain que le ministère anglais ne saurait affronter le récri général qui s'élèverait contre lui si, les Hollandais se retirant, nous restions en Belgique. Les tories ne sont pas les seuls qui blâment la conduite du cabinet anglais dans la question hollandaise; et le leading article du Times d'aujourd'hui (journal ministériel) en est un symptôme très remarqué. Mais, comme il ne faut pas cependant que notre mouvement militaire reste sans résultat pour la France, il faudrait, ce me semble, obtenir ou arracher de la Belgique et de son roi le consentement pur et simple, mais officiel, de la démolition des forteresses. Le maréchal Gérard[273] pourrait aisément faire ce traité en s'en allant. Le roi Léopold, avant de quitter Londres, m'avait écrit à ce sujet une lettre que j'ai envoyée à cette époque au gouvernement. Ce prince, arrivé à Bruxelles, n'a plus tenu le même langage; mais aujourd'hui, il faut que son langage soit positif.
»Quand une fois nous n'aurons plus à traiter la question des forteresses qu'avec les quatre puissances, les choses seront fort avancées, parce qu'elles sont fortement engagées dans le protocole du 17 avril.
»L'Angleterre devrait bien trouver, dans tout ce qui vient de se passer en Belgique, des motifs pour croire qu'il n'y a pas de Belgique possible, et que c'est par des idées de partage que l'Europe trouverait la garantie positive d'une paix générale. Mais l'Angleterre est bien éloignée de cette idée. On avait partout aussi d'autres idées; les ambitions avaient pris d'autres routes. Où en est-on à cet égard en France?
»Voilà une lettre bien longue; les vieux serviteurs ne sont jamais courts, mais ils sont tendrement et sincèrement attachés...»
Quels autres conseils pouvais-je donner au gouvernement français, dans des circonstances qui révélaient de pareilles complications? C'était le roi Léopold qui ne voulait plus aujourd'hui ce qu'il voulait hier, et les fanfaronnades des Belges qui aboutissaient à une fuite honteuse devant les Hollandais[274]. On pouvait bien certes être tenté de croire qu'il n'y avait point de Belgique, et point de roi des Belges. Mais cela était fort peu commode quand on n'avait voulu le partage d'aucun côté. En Angleterre, on craignait d'augmenter la puissance française; en France, on voulait M. le duc de Nemours; les Russes et les Prussiens voulaient le prince d'Orange; l'Autriche aurait assez aimé que le désordre se prolongeât afin de tenir la France gênée de ce côté. Tout cela avait conduit où l'on était. Mon affaire était que cela y conduisît sans guerre, et il n'y en avait point encore. Cela nous avait, en tout cas, donné le temps de faire une armée. L'essentiel était que M. Périer restât au pouvoir, parce que l'opinion du dehors était tout entière à lui; les gens tranquilles et le commerce en France lui appartenaient; il ne fallait donc pas se laisser faire la loi par une poignée de factieux. J'y étais bien résolu, ainsi qu'à tirer tout le parti possible de cette crise un peu vive, pour en finir avec cette fastidieuse affaire. Comme toujours, on ne m'y aidait guère du côté de la France où se manifestaient de nouvelles exigences, à mesure que j'obtenais des concessions à Londres. Les lettres suivantes le constateront suffisamment.
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 13 août 1831.
»Mon cher prince,
»Vous avez fait beaucoup jusqu'à présent, et à merveille. Le roi le mandait avant-hier dans une lettre au maréchal Gérard, et qu'il attendait que vous feriez encore plus, et que votre habileté parviendrait à obtenir ce qui est nécessaire pour obtenir une paix stable; et maintenant la seule démolition des places fortes en Belgique ne serait pas regardée comme une satisfaction suffisante, ni une sécurité assez grande d'après la tentative que vient de faire le roi de Hollande, qui, à la vérité, sans la décision prompte de notre roi et l'arrivée de notre armée en Belgique, aurait eu succès, du moins momentanément; cela est bien prouvé, le roi Léopold aurait été détrôné. Nous voulons le soutenir autant que cela dépendra de nous; mais pour que cela soit possible au roi, à son gouvernement, il faut que vous parveniez à obtenir une réparation, un dédommagement qui satisfasse l'amour-propre national et l'opinion générale à cet égard, de notre propre pays. C'est avec une parfaite conviction, et en toute amitié et confiance que je vous le dis: c'est de la plus grande importance pour notre cher roi, son gouvernement, et votre propre existence comme son ambassadeur.
»Nous savons ce matin par dépêche télégraphique que mes neveux Chartres et Nemours sont entrés hier à Bruxelles, à deux heures après midi, aux acclamations et à la joie de toute la population qui les attendait avec une impatience extrême, et qui était dans un tel état de terreur de l'arrivée des Hollandais, que, la veille, M. d'Arschot n'avait trouvé d'autre moyen de les calmer qu'en faisant préparer un dîner pour mes neveux à l'hôtel d'Arenberg, en disant qu'ils allaient arriver. Ici, la discussion de l'adresse dans la Chambre des députés se continue; l'on espère qu'il y aura une bonne majorité; il est certain que ces derniers événements ont été d'une grande utilité pour le gouvernement et lui ont donné beaucoup de force; mais il ne faut pas se dissimuler que tous ces avantages seraient perdus et nous feraient même tomber plus bas que nous ne l'étions avant, si, à la suite, il n'y avait pas un acte, un dédommagement qui satisfasse notre nation. Cela ne peut être en meilleures mains que dans les vôtres, mon cher prince; je sens que la tâche est difficile, mais vous la surmonterez, j'en suis sûre, surtout ayant force et bon droit de votre côté.»
LE GÉNÉRAL SÉBASTIANI AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 14 août 1831.
»Mon prince,
»Ma dépêche officielle d'aujourd'hui vous fait connaître notre situation. Les débats de la Chambre des députés vous montreront nos embarras. La Belgique est une question délicate qui exige des ménagements de tous les genres et de tous les instants. Notre politique n'est ni changée ni modifiée; nous voulons conserver la paix sans exigences déraisonnables qui pourraient blesser les puissances; mais il faut ménager la susceptibilité d'un pays qui se croit offensé par des places qui ont été construites contre nous. C'est toujours le traité que vous avez repoussé en 1815 qui est notre grande difficulté.
»Nous ne voulons pas le déchirer, mais les puissances doivent prouver à la France que le système de haine qui nous l'imposa n'est plus le sentiment qui les dirige. Vous pouvez seul leur faire entendre utilement cette vérité. Votre haute position en Europe et à Londres, la confiance que vous inspirez achèveront une union sincère entre les États dont le concert et l'accord peuvent préserver l'ordre social des dangers qui le menacent. Aussitôt que le territoire belge sera évacué par l'armée hollandaise, vingt mille hommes de l'armée française rentreront en France. Le maréchal Gérard ne conservera que trente mille hommes qui rétrograderont jusqu'à Nivelles, et en deçà. Cette diminution de nos forces est une garantie que nous nous empressons de donner à nos alliés de la loyauté de nos intentions. Vous voyez que vos observations ont exercé une grande influence sur nos résolutions. Nous désirons donner au cabinet anglais toutes les preuves d'intérêt; mais notre position est plus embarrassante encore que la sienne. Votre présence à Londres nous rassure sur la conservation d'une paix qui est l'objet de tous nos vœux et que vous avez désirée, comme nous, digne et honorable. La Chambre commence à se rapprocher du ministère, et si nos affaires étrangères deviennent plus faciles, une grande majorité nous est assurée. Ce n'est pas le cabinet français que nous désirons conserver, mais la paix.»
C'étaient là de belles paroles, mais il était plus aisé de les écrire que de satisfaire aux prétentions qu'elles dissimulaient. J'avais obtenu de la conférence la sanction de l'entrée des troupes françaises en Belgique, pour secourir le roi Léopold contre l'invasion hollandaise; on reconnaissait que cette décision de la conférence avait donné une grande force au gouvernement français devant les Chambres. Maintenant, celui-ci demandait la démolition des forteresses qui avait été accordée en principe dès le mois d'avril par les puissances représentées dans la conférence de Londres, et il aurait voulu que l'occupation française en Belgique se prolongeât jusqu'à l'entière démolition des forteresses exécutée sur l'ordre des puissances. Évidemment c'était impossible à obtenir, du moment surtout où les troupes hollandaises s'étaient retirées dans leurs limites, sur l'ordre de la conférence. La sécurité des Belges et de leur nouveau roi étant assurée par cette mesure, la prolongation du séjour des troupes françaises en Belgique ne pouvait plus qu'exciter la méfiance de toutes les puissances et provoquer dans le parlement anglais des attaques sans réponse contre le ministère qui aurait succombé[275]. Les tories qui lui auraient succédé, engagés par leurs attaques mêmes contre l'occupation de la Belgique par l'armée française, auraient été intraitables sur ce point, et la guerre devenait inévitable. Il fallait donc aider le cabinet anglais à se soutenir et ne pas mettre en avant des exigences mal fondées du côté de la France où une partie du gouvernement cédait à de malfaisantes influences. On pourra en juger par ce que m'écrivait à cet égard le duc de Dalberg.
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 13 août 1831.
»Mon cher prince,
»Je n'ai que le temps de vous dire que la Providence veille sur la France plus que ceux qui la gouvernent. On s'occupe à faire l'éducation de deux cents nouveaux députés appelés plus convenablement à régir les affaires d'une commune qu'à décider celles d'un empire. Je crois qu'il y a depuis deux jours amélioration dans les esprits. L'invasion hollandaise donne un immense avantage, abat le caquet des révolutionnaires belges et français, fournit l'occasion au gouvernement de montrer un peu de vigueur, et prouve que l'Angleterre ne se sépare pas des intérêts créés par la révolution de Juillet. Je conseille de hâter un arrangement final entre la Hollande et les Belges, et de tenir une balance juste et équitable pour la première. Il vous faut le consentement du roi de Hollande, ou vous n'avez rien fini.
»Le bavardage qui éclate de la tribune française devient insipide. D'un autre côté, il est plus que temps que la camaraderie du Palais-Royal avec l'ordure de la révolution cesse. On se demande en Europe comment l'autorité peut se retremper ainsi. MM. d'Appony et Pozzo se plaignent du langage que tiennent hors de France, en Italie et en Allemagne, les agents français. Vous pouvez être sûr que, dès qu'en Italie il y a un autre mouvement insurrectionnel, les Autrichiens tomberont dessus. A mon avis, ils feront bien.
»Cet excellent Casimir Périer que nous avons tenu par les cheveux pour qu'il ne nous échappe pas, ne parle que de sa retraite. Les plus plates intrigues s'ourdissent maintenant pour composer un ministère qui doit lui succéder. Les chefs en sont Odilon Barrot, Salverte, Clauzel[276] auquel on a donné bêtement le bâton de maréchal pour augmenter son influence. Tout cela s'écarte de toute raison; et vous pouvez vous croire heureux d'être éloigné de tant de folies...»
Le duc de Dalberg indiquait dans cette lettre l'idée à laquelle j'avais résolu de m'attacher, aussitôt que nous serions sortis de la crise actuelle des affaires belges: c'était de poursuivre sans relâche la conclusion d'un traité définitif qui réglerait ces affaires; seulement, j'étais bien décidé, si le roi de Hollande persistait dans son système d'opposition à un arrangement final, à me contenter d'un traité solennel entre les cinq grandes puissances et la Belgique, convaincu que j'étais qu'un pareil traité mettrait les Belges à l'abri d'une nouvelle invasion hollandaise et assurerait le maintien de la paix. Mais il fallait, avant d'en arriver là, apaiser les effervescences de Paris, et satisfaire aux exigences de la situation vraiment embarrassante du cabinet anglais; dans ce but, j'écrivis à Madame Adélaïde:
LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.
«Londres, le 17 août 1831.
»Je ne songe qu'à une seule chose, c'est au service du roi, c'est au bien réel de la France que tant de passions compromettent étrangement. Les hasards aussi, il faut en convenir, trompent sans cesse nos calculs et nos efforts; et la complication actuelle me paraît sans contredit la plus fâcheuse de cette longue et pénible négociation. En effet, l'entrée de nos troupes en Belgique était forcée, et leur sortie présente des difficultés qui, à ce qu'il paraît, sont de nature à compromettre l'existence du ministère sage, ferme, pacifique et éclairé dont le roi s'est entouré. Il faut à notre esprit français excité par les démonstrations militaires, soit des victoires, soit des conquêtes. La retraite des Hollandais rend les victoires impossibles; et l'intérêt, bien ou mal entendu des puissances, s'oppose aux conquêtes. Pendant que ce dilemme occupe les conseils du roi, il se passe ici des choses qui ont aussi leur importance.
»Le jour où nos troupes ont passé la frontière, ce jour-là même, a commencé une réaction dans l'esprit anglais, dont le Times, qu'il est bon que vous lisiez, offre des symptômes frappants[277].
»Cette réaction s'est visiblement étendue; elle menace essentiellement le cabinet actuel; elle devient nationale; elle place la réforme même sur le second plan. Les vieilles jalousies se réveillent, les susceptibilités se montrent partout, car il y a une fibre anglaise qui, depuis deux cents ans, appartient si complètement à la question de la Hollande et des Pays-Bas qu'on ne saurait la faire vibrer impunément. Lord Grey et le cabinet tout entier ne se dissimulent pas et ne me cachent pas qu'il y va non seulement de leur existence mais de la conservation de la paix. S'ils consentaient à la présence prolongée de nos troupes en Belgique, les tories, qui comprennent que la guerre seule peut éloigner la réforme, pousseraient à la guerre de tous leurs efforts, et trouveraient dans l'amour-propre national un écho qui leur a manqué jusqu'à présent dans le pays. Si le ministère de lord Grey quittait, il serait remplacé par des hommes qui seront hostiles à tout ce qui s'est fait pour maintenir la paix. Pour que lord Grey reste, il faut qu'il puisse dire que nos troupes rentrent en France, ou qu'il se décide à faire contre nous ce que voudra son pays.
»Dans cette situation, quel est le moyen de tout concilier? Il ne se présente pas à mon esprit; je vois des inconvénients partout. Cependant, le parti qui me paraîtrait en avoir le moins serait celui-ci: c'est sur la demande du roi Léopold que les troupes du roi sont entrées en Belgique; c'est à son secours que nous nous sommes portés avec un empressement et avec des dépenses qu'il doit reconnaître. Il n'est pas moins certain que nous lui avons rendu des services signalés ainsi qu'à tout son pays qui devenait la proie de la guerre en peu d'heures. Une marque de reconnaissance nous est due, quelques dédommagements nous sont acquis. Les demander à la conférence, ce serait faire une démarche illusoire; les Anglais nous diraient: nous n'en demandons pas, et les autres membres de la conférence s'inquiéteraient. Il me semble que c'est au roi Léopold lui-même qu'il faut s'adresser. Une convention directe de souverain indépendant à souverain indépendant me paraîtrait propre à nous faire sortir de l'embarras dans lequel nous sommes. Si donc le maréchal Gérard et le général Belliard allaient droit au prince Léopold avec la force et la promptitude que l'on met à une convention militaire, et s'ils lui disaient: «La retraite de nos troupes dépend de telle chose; prenez l'avis de votre conseil; faites jurer le secret, nous le garderons avec Paris et signez dans deux heures», ce qui serait fait là serait fait; et il faudrait bien que, sans guerre, les puissances s'en accommodassent, car le traité aurait été fait entre princes reconnus et qui ont le droit de faire, en observant les formes fixées dans leur propre pays, tout ce qui leur convient. Le prince Léopold n'a pas consulté le congrès pour appeler les forces de la France à son secours; il n'aurait pas plus besoin de l'appeler pour les faire retirer. C'est l'urgence qui doit régler toute cette question.
»Personne ici n'a été sensible à la retraite de vingt mille hommes de nos troupes, parce que trente mille suffisent pour conquérir toute la Belgique quand en Belgique, il n'y a que des Belges.
»Je n'ai pas parlé, dans ma dépêche d'aujourd'hui, de l'idée que renferme cette lettre-ci parce que, avec le roi, il est de mon devoir de tout hasarder, et qu'avec un cabinet il faut rester dans les bornes de la prudence. Le roi verra si ce que j'ai aujourd'hui dans l'esprit vaut quelque chose. Je passe ma vie à chercher des expédients; si cela ne vaut rien, il vaudra peut-être mieux rester dans la ligne que demande lord Grey qui, encore ce matin, s'est engagé à la démolition des places fortes, lorsque le moment en sera venu. Il veut que cela soit fait, mais il ne veut pas que cela le soit par nous.
»J'ai remis au chargé d'affaires de dom Pedro la lettre du roi; il doit l'envoyer aujourd'hui. Dom Pedro est parti hier avec toute sa famille; il est peu content de son dernier séjour en Angleterre...»
Londres, le 19 août 1831.
»J'avais, à la fin de ma dernière lettre, parlé à Mademoiselle de l'idée que l'on pouvait avoir de traiter avec le prince Léopold, mais ce que je proposais devait être parfaitement secret. Du moment que l'on veut faire quelque chose de patent, on échouera et l'on déplaira à toutes les puissances. Au point où en sont les choses, on ne peut plus, sans danger, s'occuper que de rendre officielle la lettre qui m'a été écrite par le prince Léopold au moment de son départ; la copie en est à Paris; soyez sûre que les places seront abattues: lord Granville en répétera l'assurance au roi; moi, personnellement, je n'en doute pas. Je crois, en vérité, qu'il n'y aurait aujourd'hui qu'un moyen de l'empêcher, ce serait de vouloir le faire soi-même. Cela deviendrait une question d'amour-propre et, entre grandes nations, on ne peut calculer ce que ce genre de blessure peut amener.
»Le roi aura une bonne nouvelle à apprendre à dom Pedro: le comte de Villaflor est débarqué à Saint-Michel[278] avec quinze cents hommes et il est le maître de l'île, dans laquelle il y avait beaucoup d'artillerie et deux mille hommes de troupes réglées. Ainsi, voilà cinq mille hommes, y compris ce qui était à Terceira, qui sont à la disposition de la jeune reine dont la vie aventureuse exigeait qu'elle fût plus jolie.
»Le ministère anglais vient d'avoir un échec parlementaire; il faut espérer qu'il s'en relèvera, nous en avons besoin[279]...»
Après de longues discussions dans la conférence, pendant lesquelles je soutins avec vigueur que la prolongation du séjour des troupes françaises était nécessaire à la sécurité de la Belgique, nous convînmes cependant d'imposer au roi de Hollande un nouvel armistice de six semaines, durant lequel un traité définitif serait conclu entre la Hollande et la Belgique sous la garantie des cinq puissances. Le protocole numéro 34, qui contenait ces stipulations, déclarait en même temps que, moyennant de pareilles garanties, la présence des troupes françaises en Belgique cessait d'être indispensable et qu'elles devraient se retirer sans cependant fixer un terme précis à leur retraite. Les ministres anglais avaient insisté pour obtenir cette déclaration comme vitale pour l'existence du cabinet. On va voir qu'à Paris on se considérait également comme perdu si les troupes françaises devaient se retirer de Belgique avant qu'on ait obtenu soit la démolition immédiate des forteresses, soit de nouvelles garanties de leur démolition future. Le roi Louis-Philippe lui-même, ordinairement plus calme et plus habile que son entourage, se laissa aller à des soupçons et à des inquiétudes qui se peignent très bien dans les lettres de lui que je vais donner, et qui, à mon sens, font plus d'honneur à son patriotisme et à sa loyauté qu'à sa prévoyance politique. Il m'expédia en toute hâte le général Baudrand, aide de camp de son fils, que je vis arriver à Londres porteur des lettres suivantes:
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, ce samedi 27 août 1831.
»J'éprouve, mon cher prince, le besoin de m'ouvrir confidentiellement à vous sur le protocole que vous venez de signer. Si de pareils actes peuvent, comme je le conçois très bien, servir au maintien du cabinet anglais, je ne peux pas vous cacher qu'ils sont de nature à perdre mon gouvernement et à tout remettre en question parmi nous. L'honneur de la France qui m'est confié et qui est le mien, sa sûreté dont je suis le garant et qui fait la mienne, tout se réunit pour m'interdire de me regarder comme étant lié par ce protocole, si d'autres mesures ne viennent le modifier et le rendre acceptable à mes ministres. J'ai voulu vous en prévenir moi-même et vous demander de faire tous vos efforts pour les faire adopter. Ce sera un bien grand service que vous me rendrez, et je trouve que la rédaction du second paragraphe vous en laisse la latitude.
»Je vous avoue, mon cher prince, qu'il y a quelque chose d'étrange à mes yeux dans la marche de la conférence. J'ai envoyé une armée en Belgique pour défendre son ouvrage; sans la présence de cette armée, la Belgique était conquise et Léopold était détrôné. J'ai promis de rappeler mes troupes dès qu'il n'y aurait plus de danger de voir les Belges et leur nouveau souverain à la merci des Hollandais, et la chose a été entendue ainsi; mais que peut-il et que doit-il même arriver si je me décidais à rappeler toute l'armée en France par suite de votre dernier protocole? Nous nous retrouverions dans la même position où il a fallu une décision instantanée et un miracle de rapidité dans l'exécution pour sauver la Belgique et le trône de Léopold. Nous ne devons pas nous exposer de nouveau à d'aussi grands dangers. La Hollande tient aujourd'hui plus de cent mille hommes aux portes de la Belgique, et les Belges n'ont rien, absolument rien à leur opposer. Ainsi, si, dédaignant de nouveau la foi de l'armistice, la Hollande envahissait une seconde fois le territoire belge, ou si seulement la suspension d'armes expirait sans qu'il y ait eu de traité de conclu, il est clair que le renversement du trône belge serait encore plus facile et plus certain qu'il ne l'était cette fois-ci; et on peut donc se demander si la conférence veut réellement laisser détruire ce qu'elle avait presque conduit à terme avec tant de soins et d'efforts, ou si elle veut que Léopold, livré à lui-même et dénué de moyens, tombe détrôné, sans défense, et que la Belgique, en proie à l'anarchie, désolée, ruinée par le double fléau de la guerre et des inondations, ne voie plus de salut pour elle qu'en retournant aux Nassau?
»En vérité, mon cher prince, je dois vous le dire avec toute la franchise de l'amitié qui m'attache à vous, je ne comprends pas comment cette situation de la Belgique, comment celle de mon gouvernement et la mienne vous ont échappé à tel point que vous n'ayez fait nulle difficulté de signer ce singulier protocole. Il faut, de toute nécessité, que vous trouviez le moyen de nous tirer de cette crise qui menace, au plus haut degré, la paix de l'Europe. Mon ministère vous en indique un, qu'il me paraît facile de faire adopter; car, le repousser serait justifier des soupçons dont, je vous l'ai dit, je ne me défends pas sans peine[280].
»Enfin, mon cher prince, soyez convaincu et sachez convaincre vos collègues de la conférence que tout ce qui m'était humainement possible de faire, je l'ai fait; qu'après avoir donné à mes alliés des garanties aussi fortes de la pureté de mes intentions, j'en dois à mon pays de plus efficaces que celles qui résultent de votre dernier protocole, et cela sous peine de me voir dans l'impuissance de contenir la fureur et l'impétuosité de la nation. C'est la connaissance parfaite que j'ai, mon cher prince, de cet état de choses qui m'a fait désirer et presser aussi vivement la démolition des places; car ce sont elles qui, considérées d'un côté et de l'autre comme des objets de tentation qu'il ne faut pas laisser à portée ou en vue des joueurs, sont aujourd'hui la cause de tous les embarras, la source de toutes les alarmes. Pesez bien tout ce que je vous dis là, et vous verrez que mon empressement à voir terminer cette affaire est la preuve la plus positive de la loyauté de mes intentions envers la Belgique et de la droiture de la politique de mon gouvernement envers l'Angleterre et les autres puissances. Croyez aussi que c'est la même droiture et la même loyauté qui nous portent à ne pas vouloir retirer toutes nos troupes de la Belgique avant qu'il ait été pris des mesures efficaces pour assurer la conservation de Léopold sur son trône. Vous connaissez ce prince; l'amitié que je lui porte ne doit pas m'empêcher de dire que son caractère est un sûr garant qu'il ne nous aurait pas demandé de garder nos troupes, s'il n'avait pas eu la conviction qu'il ne pouvait pas s'en passer.
»Une autre considération bien forte, c'est que le roi de Hollande a eu bien de la peine à rassembler, à entretenir et à solder ses cent dix mille hommes, mais qu'il ne peut pas payer longtemps cette force factice; et que, par conséquent, il est évident qu'il ne la conserve sur pied que pour envahir la Belgique, où les distances sont si courtes qu'il est toujours probable que celui qui entre le premier devance partout son adversaire. Loin de diminuer cette armée disproportionnée, le roi de Hollande continue à l'augmenter et fait recruter à tout prix dans toute l'Allemagne. Or, je le demande, quelle confiance peut-on mettre dans un armistice avec lui, quand le licenciement de cette armée n'y serait pas stipulé?
»Mais je m'aperçois, mon cher prince, que ma lettre est déjà plus longue que je ne l'aurais voulu. Ne l'attribuez qu'à mon désir de vous parler à cœur ouvert, et j'aime à croire que vous ne verrez dans ma franchise qu'une preuve de plus de mon amitié et de tous mes sentiments pour vous.
»Votre affectionné,
»LOUIS-PHILIPPE.»
Le roi ajoutait dans une autre petite lettre de la même date du 27 août, à quatre heures:
«Après vous avoir écrit cette longue lettre, mon cher prince, je me suis décidé à vous l'envoyer par le lieutenant général Baudrand, aide de camp de mon fils aîné, qui est revenu hier de la Belgique avec lui. Il connaît parfaitement l'état de ce pays et la position pénible, même précaire, du roi Léopold qui n'a ni troupes ni administration, en sorte que ce serait le vouer à l'anéantissement que de lui refuser la force morale et réelle que la présence de notre corps de troupes peut seule lui assurer après la secousse terrible qu'il vient d'éprouver.
»J'ai une grande confiance dans le général Baudrand, et je sais que les rapports qu'il a eus avec l'armée anglaise en 1816 l'ont fait connaître avantageusement en Angleterre, où il pourra, si vous le croyez utile, présenter un tableau vrai de l'état des choses tant en France qu'en Belgique...»
Le général Baudrand m'apportait aussi des lettres de Mademoiselle et du général Sébastiani, écrites dans le même sens que celle du roi. Je ne donnerai que la lettre du général Sébastiani, plus alarmé peut-être encore que le roi.
LE GÉNÉRAL SÉBASTIANI AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 27 août 1831.
»Mon prince,
»Le trente-quatrième protocole nous place dans une situation dont il est impossible de calculer les résultats. Le plus probable et le plus imminent est, sans doute, la dissolution du ministère. Il est impossible que nous résistions à l'évacuation immédiate de la Belgique, sans autre garantie que celle d'une suspension d'armes de six semaines, lorsque la Hollande conserve et augmente son armée de cent mille hommes et vient de montrer si peu d'égards pour les engagements qu'elle prend envers les puissances.
»Il ne suffit pas que nous soyons convaincus que la suspension d'armes proposée nous conduirait, sans nouveaux dangers pour le roi Léopold, à une paix prochaine et durable; il faut encore que la nation et les chambres partagent cette conviction, et nous ne saurions l'espérer. La Belgique est dans l'anarchie; son armée est dissoute; le roi Léopold ne peut réorganiser ni son armée ni l'administration publique, s'il n'est pas protégé par une force quelconque. L'affaire des places nous donne des soupçons que trop de circonstances font naître.
»L'indulgente et obligeante désapprobation dont le roi de Hollande est l'objet ne nous rassure pas. Tous les ministres des puissances à La Haye, y compris M. Bagot[281], ambassadeur d'Angleterre, se rendirent chez madame la princesse d'Orange pour la féliciter sur les victoires du prince, aussitôt que la nouvelle de la bataille de Louvain parvint dans cette résidence. Nous vous envoyons le général Baudrand pour vous faire connaître l'état actuel de nos affaires; vous nous le renverrez le plus tôt que vous le pourrez; il est à votre disposition. Arrangez-nous cette affaire si vous voulez prévenir la formation d'un ministère belliqueux. Nous attendons tout de votre habileté et de votre amour pour la paix. Nous sommes dans une véritable crise...»
En même temps que le général Baudrand m'apportait ces cris d'alarme, on avait expédié M. de Latour-Maubourg à Bruxelles pour y faire signer par le roi Léopold et son gouvernement une convention dans laquelle ils s'engageraient à la démolition de certaines forteresses. J'avais été prévenu assez à temps, mais pas par mon gouvernement, pour pouvoir avertir M. de Latour-Maubourg des difficultés qu'il rencontrerait et des pièges qu'on lui tendrait.
Aussi m'écrivit-il de Bruxelles le 28 août:
M. DE LATOUR-MAUBOURG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Bruxelles, le 28 août 1831.
»Mon prince,
»La lettre que vous avez bien voulu m'adresser ici m'est arrivée récemment. L'objet spécial pour lequel je suis venu en Belgique n'est point encore terminé; ici, sont des gens craintifs, méfiants, empressés d'obtenir plus que de donner, et préoccupés du soin d'assurer leur responsabilité contre les attaques futures de la tribune. On m'assurait, à mon départ de Paris, qu'il s'agissait d'une chose simple; à mon arrivée, j'ai pu me convaincre qu'elle était très compliquée. Je pressentais l'écueil que m'ont signalé vos paroles transmises par Paris; je l'ai évité avec soin, heureux d'avoir vos directions, et je crois y avoir réussi... Le ministre d'Angleterre, M. Adair[282], est mécontent des alarmes que montre le ministère belge, à l'occasion du dernier protocole numéro 34. Si les six semaines de l'armistice s'écoulent sans qu'on ait pu terminer la négociation, nous resterons désarmés, disent les ministres, et sans garantie contre les attaques de notre ennemi. La France ne pourra plus, comme elle l'a fait à présent, nous secourir de l'aveu de toutes les puissances et sans compromettre la paix générale. Nous leur disons que dans ce cas, un nouvel armistice protecteur comme les autres les mettra à l'abri des tentatives de la Hollande. Nous ne réussissons pas à les convaincre. Ils assurent que le roi Guillaume continue à recruter; que le Rhin est couvert de bateaux conduisant en Hollande des hommes sans uniforme, mais complètement équipés et provenant, selon eux, de régiments licenciés par la Prusse. Il est certain que, jusqu'au moment où la conférence aura réussi à amener la réduction de l'armée hollandaise, nous aurons de la peine à leur inspirer de la sécurité...»
Je m'étais mis en mesure, même avant de recevoir les lettres du roi et du général Sébastiani du 27 août, de satisfaire autant du moins qu'il était possible de le faire, aux demandes que contenaient ces lettres; et sur mes très vives instances, la conférence consentit à fermer les yeux sur la prolongation du séjour des troupes françaises en Belgique, sans toutefois exprimer le consentement par écrit: c'était tout ce qu'il nous fallait. Après avoir obtenu de la conférence cette nouvelle concession, j'attendis quelques jours pour laisser au général Baudrand le temps de juger l'état des esprits à Londres et je répondis par lui, au roi Louis-Philippe, la lettre suivante:
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS-PHILIPPE.
«Londres, le 2 septembre 1831.
»Sire,
»Votre Majesté m'écrit elle-même; c'est me traiter avec une bonté dont je sens tout le prix, et qui augmenterait encore mon attachement à sa personne et mon zèle pour son service, s'il en était besoin. L'un et l'autre m'ont dirigé vers la conservation honorable de la paix que le roi m'avait donnée pour mot d'ordre quand j'ai quitté la France. Les nombreux événements qui se sont succédé depuis sur tous les points du globe n'ont pas rendu cette paix moins nécessaire, mais ils ont contribué à la rendre plus difficile. Les dernières circonstances surtout, en mettant les intérêts de la France et de l'Angleterre en présence, nous ont fait arriver au point le plus délicat de la question. J'ose espérer qu'elle se résoudra pacifiquement et que, cette compétition éludée, nous arriverons enfin à un état définitif qui assurerait pour quelque temps la tranquillité de l'Europe. Cet état définitif ne sera cependant que relatif, car il ne faut pas nous dissimuler que nous ne faisons que du provisoire; mais, pour peu que ce provisoire se prolonge assez pour permettre à la France de reprendre tranquillement son niveau, la solution effective tournera nécessairement à son profit. C'est là l'esprit dans lequel j'ai conduit ici tout ce dont j'ai été chargé. J'ai cru, je l'avoue, avoir beaucoup avancé nos affaires par le trente-quatrième protocole qui a excité à Paris un mécontentement dont j'ai peine à me rendre compte. Il ne contient rien de plus qu'un armistice, et j'ai pensé que moins nous disions, mieux nous faisions; y stipuler officiellement quelque chose sur le séjour de nos troupes en Belgique, m'a paru impossible.
»M. le général Baudrand que j'ai mené chez tous les membres du cabinet, et que j'ai ensuite engagé à y aller seul, vous fera connaître sûrement sa manière de voir à cet égard: et je m'en rapporte parfaitement à ce que son bon esprit lui aura fait observer. On ne pressera pas ostensiblement la rentrée de nos troupes. On fermera, autant que possible, les yeux sur le plus ou moins de lenteur de leur retraite; mais le cabinet anglais est dans l'impossibilité de rien accorder par écrit sur leur séjour prolongé; et toutes les démarches du roi Léopold, ainsi que toutes les miennes, resteront sans effet devant la question d'être ou de ne pas être que le parlement place chaque jour devant les ministres.
»Je dois supplier le roi de me permettre une réflexion que je crois bien essentielle à son service. C'est que le plus grand danger, dans les moments de crise, vient du zèle des personnes nouvelles dans les affaires. Ce zèle-là empêche de distinguer les choses importantes de celles qui ne sont que d'un intérêt secondaire; je vois avec peine que Votre Majesté n'ait pas de ministre à La Haye. Ici, je ne suis occupé qu'à écarter et qu'à aplanir les difficultés. Si j'avais voulu attacher de l'importance aux récits officieux, aux inquiétudes bienveillantes des petits nouvellistes, nous aurions dû nous croire menacés par toute l'Europe, et toujours à la veille d'une guerre générale, dont heureusement il n'a été question que dans les journaux. Si Votre Majesté veut bien lire, avec l'attention qu'Elle porte à tout, la dépêche de ce jour que j'adresse au département, Elle y verra l'état réel des choses et des esprits. Je la supplie d'avoir confiance dans ce qu'elle renferme. J'ai toujours cru que la question des places fortes ne pourrait pas se traiter patemment par d'autres que par les quatre puissances dont les représentants sont réunis ici et que la mission trop évidente de M. de Latour-Maubourg se trouverait entravée par la susceptibilité qu'elle créerait chez les ministres de Russie, de Prusse et d'Autriche. Je crains que ma prévision ne soit juste, mais cela ne me fait pas douter un moment que les puissances ne tiennent les engagements qu'elles ont pris par le protocole du mois d'avril, et qu'elles ont renouvelés plusieurs fois avec moi depuis cette époque.
»Je remercie le roi de m'avoir envoyé le général Baudrand. Je désirais qu'un homme de sa confiance particulière vît l'Angleterre dans ce moment-ci...»
J'écrivis également à M. Casimir Périer.
LE PRINCE DE TALLEYRAND A M. CASIMIR PÉRIER.
«Londres, le 3 septembre 1831.
»Il y a longtemps, monsieur, que je n'ai eu l'honneur de vous écrire, mais je vous savais si occupé de toutes nos grandes questions politiques que je n'ai pas voulu vous donner une lettre de plus à lire, et j'ai laissé M. votre fils, vous mander tout ce qui se passe ici; je suis sûr qu'il le fait bien et je m'en rapporte à ce qu'il vous écrit; je le mets en mesure de bien juger, je suis parfaitement content du travail dont je le charge. J'arrête son zèle, parce que dans notre carrière, le zèle n'est que nuisible. La réserve que je prescris n'est pas trop populaire, mais je la crois utile.
»Nous sommes arrivés à un moment si important et si délicat que je ne saurais assez appeler votre attention sur la direction que j'ai à recevoir de Paris. Il est évident que si l'on est calme, si on laisse le temps agir, nous arriverons d'ici à six semaines, et en vérité, cela n'est pas long, à la signature d'un traité définitif qui nous assurera la paix que nous avons voulu avoir, sans avoir froissé les vanités anglaise et française qui sont aussi susceptibles l'une que l'autre. Si l'on n'était pas en France aussi ignorant des intérêts du dehors qu'on l'est, on serait bien persuadé que nous avons obtenu depuis un an une position que jamais on n'a pu espérer d'avoir dans la première année d'une révolution. Mais ne brusquons rien: nous serons refusés si nous demandons officiellement des choses que l'on est décidé à nous accorder. Les places fortes seront abattues, c'est sûr; une convention qui le dirait aujourd'hui nuirait au gouvernement anglais, assez pour menacer son existence. Ce que je demande, c'est que nous n'effarouchions pas trop par trop de mouvement. Votre présence au ministère est de tous les arguments, celui qui me sert le plus pour calmer les inquiétudes que les brouillons donnent et renouvellent sous toutes les formes depuis un an. Il est positif que tant que vous serez au ministère, personne ne croira que l'Europe puisse être troublée. Laissez-moi vous répéter que vous êtes essentiel, non seulement pour les destinées de la France, mais pour la conservation de l'ordre en Europe; vous rendez les gouvernements plus forts; c'est là ce qui m'est dit de tous côtés.
»Adieu, monsieur, je vous renouvelle l'assurance...»
Après avoir apaisé ainsi, au moins pour quelque temps les perpétuelles agitations qui se mêlaient toujours à Paris, dans la direction des affaires extérieures, je ne songeai plus qu'à la négociation d'un traité définitif entre la Hollande et la Belgique, sous la médiation des cinq puissances. Les circonstances étaient plus favorables pour cette œuvre. Les grands cabinets avaient été mécontents de l'échauffourée hollandaise en Belgique, qui, un moment, avait menacé d'amener la guerre générale: ils seraient donc mieux disposés à imposer une solution au roi de Hollande; la Belgique, un peu honteuse de sa défaite et de la nécessité dans laquelle elle s'était trouvée de recourir à la protection de la France, devait, de son côté, être portée à en finir et à sortir de son pénible état d'incertitude. Aussi s'était-on décidé, à Bruxelles, à nommer un envoyé, chargé de pleins pouvoirs, pour conclure le traité définitif: c'était M. Van de Weyer qui arriva à Londres dans les premiers jours du mois de septembre. Ce mois était un peu trop rempli pour mon âge et mes forces, car, pendant qu'il fallait suivre notre fatigante négociation, le couronnement du roi d'Angleterre eut lieu le 8 septembre. La cérémonie, du reste fort belle, fut très fatigante. Il fallait être à Westminster à huit heures et demie du matin et y rester jusqu'à quatre heures et demie du soir, puis, dans la soirée, assister à un grand dîner au Foreign Office. Vers la fin du même mois, le bill de Reform devait être porté devant la Chambre des pairs, circonstance qui ne rendait pas les ministres anglais très maniables à traiter.
Sous ce dernier rapport, un incident frivole en apparence, mais, pour moi sérieux dans ses résultats, était venu, depuis quelque temps, compliquer mes relations avec lord Palmerston et les rendre parfois assez difficiles. Je me vois obligé d'en faire mention, quelque ridicule qu'il puisse paraître, parce qu'il a eu réellement des conséquences très incommodes pour moi.
Il existe en Angleterre une collection de caricatures politiques dont l'origine remonte, m'a-t-on dit, au ministère de lord Chatham. Un dessinateur habile de cette époque fit des caricatures sur les principaux personnages du temps à l'occasion des divers événements politiques qui se produisaient. Ces caricatures étaient signées H. B., ce qui a fait donner ce nom à cette collection. Une caricature qui en faisait partie, avait été publiée dans le courant de l'année 1831. Elle était intitulée: The lame leading the blind (le boiteux dirigeant l'aveugle), et représentait la parfaite ressemblance de lord Palmerston et la mienne. Il n'y avait rien là qui sortît des bornes ordinaires du libelle et de la caricature, mais il paraît que lord Palmerston en fut profondément blessé, et je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il était disposé, volontairement ou involontairement, à me le témoigner. Depuis lors, jusqu'à ce que je quittasse l'Angleterre en 1834, j'ai retrouvé bien des fois les traces de ce ressentiment. Je n'y pouvais rien changer; il n'y avait pas d'autre ressource que de n'y pas faire attention, si je ne voulais pas compromettre le succès des affaires que j'avais à traiter avec lui; c'est le parti que je pris et auquel je me tins scrupuleusement, mais je dois dire que cela était parfois assez incommode.
Cette disposition de lord Palmerston, heureusement n'entrava pas mes efforts pour arriver à la conclusion du traité que je considérais comme le seul moyen d'assurer solidement le maintien de la paix. Le cabinet dont il faisait partie n'avait pas moins d'intérêt que nous à mettre fin à l'affaire belge. Les lettres qu'on va lire montreront que, pour le moment, c'était de Paris principalement que venaient les difficultés qui menaçaient de compromettre mon œuvre.
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, ce samedi 3 septembre 1831.
»J'ai travaillé, mon cher prince, à une carte que vous envoie le général Sébastiani, et quoiqu'il vous donne sûrement toutes les explications nécessaires, je suis bien aise de vous faire part des avantages que présente, selon moi, la démarcation que nous proposons.
»Un des points auxquels je tiens le plus, c'est que nos propositions puissent non seulement obtenir l'assentiment cordial du gouvernement anglais, mais qu'elles lui facilitent de repousser les attaques intérieures auxquelles il est en butte, parce que nul ne désire plus que moi que lord Grey et ses collègues restent au ministère. J'ai cru qu'il fallait que la démarcation nouvelle conciliât les intérêts anglais avec les exigences naturelles et équitables de la Belgique. Ainsi, j'ai reconnu, que d'un côté, la Belgique avait le droit de demander que les écluses de ses cours d'eau et que les digues qui la protègent contre les inondations ne fussent pas au pouvoir des Hollandais, parce qu'il ne peut pas y avoir sûreté ou indépendance pour elle, tant qu'il dépend de son voisin d'inonder ses campagnes, de la ruiner pour des années et de mettre Bruges et Gand dans la mer. J'ai reconnu d'autre part que la Hollande avait droit de conserver de ce côté une frontière bien défendue, et j'ai cru qu'un des meilleurs moyens de satisfaire l'Angleterre et de mettre la responsabilité des ministres anglais à l'abri de toute attaque fondée, était que la Hollande continuât à posséder tout le cours du Hondt ou Escaut principal, et qu'elle eût même sur la rive gauche une barrière suffisante pour en garantir la possession.
»Je crois, mon cher prince, qu'en examinant notre carte, vous trouverez ces divers avantages réunis par la nouvelle démarcation, car, s'il est vrai que, pour que la Belgique soit indépendante, il faille que la Hollande renonce au droit ou au pouvoir, que lui donnait la démarcation de 1790, de l'inonder quand cela lui convenait, il faut d'abord qu'elle abandonne: 1o l'écluse qui est littéralement l'écluse de Bruges et la clef de toutes les eaux de la West-Flandre; 2o le sas de Gand (et sas veut dire écluse), qui est de même l'écluse de Gand et de même aussi la clef des eaux de l'Ost-Flandre, et par conséquent, que la frontière belge soit portée en avant de ces écluses, c'est-à-dire, à la limite du premier canal qui se trouve en avant des digues, à travers lesquelles on pourrait toujours faire des coupures comme on vient de le pratiquer d'une manière si déplorable, si ces digues n'appartenaient pas à la Belgique.
»Je crois donc qu'on ne peut pas garantir la sûreté et l'indépendance de la Belgique, si on ne porte pas sa frontière à la ligne proposée; et je crois aussi, qu'en l'y arrêtant, la Hollande n'abandonne que des moyens d'attaque sur la Belgique, et qu'elle conserve tous les moyens de défense qu'elle peut désirer pour elle-même. Elle perd le sas de Gand, Philippine, Ardenbourg et l'Écluse et un territoire de douze à treize lieues carrées; mais elle conserve le cours de l'Escaut intact, tel qu'elle le possède aujourd'hui. Elle conserve toute l'île de Cadsand où se trouve la forteresse de Breskens qui garde l'embouchure de l'Escaut du côté du sud, comme Flessingue du côté du nord; elle conserve Terneuse et les places fortes de l'Ysendyke, Axel et Hulst, qui suffisaient pour lui constituer une barrière derrière la ligne des canaux de séparation, qui en forment déjà une excellente par eux-mêmes.
»Je crois donc qu'en adoptant cette démarcation, sauf les légères modifications que les localités, mieux reconnues sur les lieux, pourraient indiquer, on établirait une neutralité parfaite entre les deux États depuis Anvers jusqu'à la mer; puisque tous les deux étant à l'abri de leurs agressions réciproques, toute collision entre eux deviendrait impossible.
»Mais je ne puis assez vous répéter, mon cher prince, que c'est la situation actuelle des deux États qui m'inquiète plus que leur avenir. Je ne conçois pas comment, dans le dernier protocole, les puissances, qui, toutes, veulent et ont besoin de la paix, ne se sont pas occupées de la réduction de l'armée hollandaise. Une armée hollandaise de plus de cent mille combattants me paraît une monstruosité, dans l'ordre politique de l'Europe, dont l'existence ne peut être prolongée sans les plus grands dangers. Déjà, c'est à elle seule que doit être attribuée la nécessité où nous avons été placés d'entrer en Belgique; et c'est elle seule qui en retarde l'évacuation totale. Une fois cette armée réduite au taux raisonnable que comportent la sûreté et les ressources financières de la Hollande, il n'y aura plus de difficultés sur rien, parce qu'il y aura sécurité pour tous, et c'est la mesure la plus efficace pour parvenir à ce désarmement général que je désire vivement pour tant de raisons, et surtout parce que je le regarde comme le meilleur moyen d'assurer la paix de l'Europe. Dites bien à lord Grey et à lord Palmerston que la réduction de cette armée est aussi le meilleur moyen de rassurer en France et en Belgique, et que c'est cela qui calmerait toutes les exigences et toutes les craintes, aussi bien que toutes les espérances de guerre pour ceux qui ont le travers de la désirer. Malheureusement, mon cher prince, je dois vous dire que tous les rapports que nous recevons, indiquent une marche contraire, et qu'il paraît que le roi de Hollande continue à recruter pour son armée tous les vagabonds qu'il peut ramasser en Europe, en telle sorte que le dernier état de sa force effective présente un total de cent quatorze mille hommes.
»De tels faits, mon cher prince, sont plus frappants, selon moi, que tous les raisonnements que je pourrais présenter pour démontrer que ce n'est pas dans des vues de paix et de défense que le roi de Hollande s'est chargé d'un pareil fardeau, et qu'il n"y a pas un moment à perdre pour le contraindre à en exonérer ses États et ses voisins. Je suis convaincu que l'intérêt de l'Angleterre est bien d'accord avec le nôtre à cet égard, et que c'est même également celui de toutes les autres puissances.
»Je vous remets une note explicative relativement à la carte de délimitation que le général Sébastiani vous envoie.
»Je veux encore vous dire que j'ai engagé dom Pedro à faire une course à Londres, pour assister au couronnement du roi d'Angleterre, croyant, d'après ce que vous avez mandé, faire en cela une chose qui serait agréable au roi et à son gouvernement. Je ne sais pas encore ce qu'il fera.
»Je vous renouvelle, de tout mon cœur, mon cher prince, l'assurance de toute mon amitié, et de tous mes sentiments pour vous.
»Votre affectionné,
»LOUIS-PHILIPPE.»
LE GÉNÉRAL SÉBASTIANI AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 7 septembre 1831.
»Mon prince,
»Je reçois dans cet instant vos dépêches du 5, sous les numéros 215 et 216. Il paraît que la conférence et le cabinet de Londres ne se doutent pas de la situation de la France. Veuille le ciel que le fruit de tant de soins ne soit pas perdu! Le ministère whig pourrait bien avoir immolé à ses convenances le repos du monde. Je vais communiquer vos lettres au roi; le conseil se réunit demain. Dans quelques moments j'aurai un entretien avec M. Périer. Je suis bien fâché que votre voix ait été impuissante pour ramener aux conseils de la raison. Aurions-nous été seuls modérés et de bonne foi? Dieu seul pourrait nous dire où nous conduiront les affaires de la Belgique.
»Tout à vous...»
«Paris, le 10 septembre 1831.
»Mon prince.
»Parmi les raisons qui nous portent à différer jusqu'au 30 de ce mois l'évacuation complète de la Belgique, il en est une qui ne pouvait trouver place dans ma dépêche officielle, mais que je ne veux pourtant pas vous laisser ignorer. Nous touchons au moment où les débats législatifs doivent s'ouvrir sur la question de la pairie. Nécessairement, ces débats mettront de nouveau les passions en jeu. Nous avons pensé que ce serait leur donner un aliment ou un prétexte de plus, si nous faisions coïncider avec cette discussion la rentrée en France de notre armée tout entière; et c'est ce que nous avons voulu éviter. Vous pourrez, mon prince, faire confidentiellement usage de cette considération près de vos collègues, dans le cas où vous le jugeriez nécessaire pour empêcher qu'il n'y eût réclamation de leur part contre l'époque assignée par nous à l'évacuation.
»Je quitte à l'instant la Chambre. Quelques membres de l'opposition ont ramené sur le tapis les affaires de Belgique, la question de la Pologne, et celle de la conduite de la Prusse, à l'égard des Polonais. Nous avons évité de nous laisser entraîner sur ce terrain, et nous avons jugé d'autant plus inutile de répondre à nos adversaires, que la grande majorité de la Chambre se montrait fatiguée de les voir éternellement reproduire des opinions et des assertions, dont nous avions déjà fait bonne et complète justice...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 15 septembre 1831.
»Vous êtes étonnée qu'ici on n'entre pas plus dans les convenances du ministère français. On vous trompe quand on vous dit cela. Le ministère français est aimé et soutenu ici par les gens qui comptent, dans quelque parti qu'ils soient. Cela est positif. Mais on trouve que nous avons trop d'activité et que nous sommes trop faiseurs; et un gouvernement nouveau qui est faiseur inquiète tout le monde. Nous avons besoin de nous vieillir, et l'action produit l'effet contraire. Quand on est conquérant, l'action continuelle s'explique; mais quand on arrive par le choix populaire, c'est la tranquillité que l'on demande au souverain. Les passions ne peuvent être étouffées par lui qu'au moyen de la paix. Il faut ne parler que de paix, la mettre dans tous les discours, dans tous les actes. C'est là, ce qui établit, et cela uniquement. On ne peut trop repousser toutes les fantaisies militaires des personnes qui entourent notre famille royale. Ces gens-là ne veulent et ne savent que cela; ce n'est pas notre intérêt de jamais les écouter. Il faut être bien pour eux, mais ne leur donner aucun crédit. Établissons-nous. Le roi et sa famille ont de quoi être aimés par la France; on a besoin d'eux. S'il y a paix, c'est par eux que le bien-être vient; s'il y a guerre, c'est par les hommes d'armée qui veulent plaire aux vanités du pays, et ces vanités-là ne durent qu'un temps. Le roi fonde, et la paix est son seul moyen.
»Adieu...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 17 septembre 1831.
»... Au Palais-Royal, on devrait se rappeler que tout, absolument tout ce qui a été entrepris par Paris, l'a été sans succès. On a même été obligé de revenir sur ce qu'on avait demandé; et ici, cela n'est jamais arrivé pour aucune chose que j'ai faite. Tout cela tient à une envie de faire qu'il faut bien passer aux personnes nouvelles dans les affaires. Pour les forteresses, ils sont bien obligés de revenir ici où tout était fait, comme je l'ai écrit depuis trois mois, sans que les choses fussent autrement qu'elles ne sont. L'action quand elle ne sert pas, nuit. Le désarmement du roi de Hollande aura lieu; mais il faut faire le traité, et il sera fait dans le mois d'octobre. Ne croyez pas à une rupture d'armistice; je déclare positivement que du côté de la Hollande, elle n'aura pas lieu. Les puissances ne le veulent pas et le roi est averti à ce sujet. Tenez cela pour sûr. Nous ferons le traité et il faut le faire tel, que le roi de Hollande puisse le signer; sans sa signature à lui, l'affaire de la Belgique reste en l'air. C'est là le principe; et quand cinq puissances prennent le pouvoir, il faut qu'elles restent dans les principes. La Hollande sera ce qu'elle était en 1790, ayant de plus une partie du Luxembourg. On pourrait faire mieux en faisant du nouveau, mais on entrerait dans une mer d'intrigues et de prétentions. Ce que je vous écris là, c'est uniquement pour vos conversations[283].
»Adieu...»
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Neuilly, ce 15 septembre 1831.
»Il y a déjà quelques jours, mon cher prince, qu'en remettant des dépêches à lire, le général Sébastiani me remit très exactement une lettre de vous, mais elle se glissa dans la pile de papiers à lire et à signer dont mon bureau n'est que trop souvent encombré et, malgré mon impatience de la lire et de connaître votre opinion à laquelle j'attache toujours un grand prix, ce n'est qu'hier que j'ai pu la retrouver, et je ne perds pas un instant à vous en remercier. La scène a déjà changé d'aspect. Vous nous voyez arrivés au point le plus délicat de cette grande affaire de la Belgique, par la nécessité de tout compromettre dans un sens ou dans l'autre, soit en laissant nos troupes dans la Belgique par une avant-garde; soit en les retirant totalement, et, jamais, comme vous le dites avec raison, il n'y eut rien de plus délicat. Peut-être même m'est-il permis de dire qu'il a fallu plus de loyauté et de résolution pour décider que nos troupes évacueraient la Belgique le 30 septembre, qu'il n'en avait fallu, le 4 août, pour les y faire entrer à l'instant même; et, ce qui est encore plus singulier et non moins vrai, c'est que ce sont les mêmes motifs et le même objet qui ont déterminé ces deux mesures que la présomptueuse superficialité de notre époque essaiera peut-être de représenter comme contradictoires. La première mesure a obtenu l'assentiment général et le succès l'a confirmée; et si la seconde n'obtient pas d'abord autant d'approbation, cependant, j'ai la confiance que ses résultats, dans l'une ou l'autre hypothèse de la reprise ou de la non reprise des hostilités par les Hollandais, lui assureront en définitive cette unanimité d'assentiment qui lui aura peut-être manqué dans le début.
... et pour être approuvés,
De semblables desseins veulent être achevés.
»C'est donc pour vous demander moi-même, mon cher prince, toute l'assistance que vous êtes si capable de me donner pour parvenir à cet heureux achèvement, que je vous écris encore.
»Il me semble qu'il y a trois points principaux à négocier et à régler par le traité définitif entre la Hollande et la Belgique; car je ne parle pas de celui des dettes, dont la base, mal posée, selon moi, au mois de janvier, me paraît avoir été convenablement et équitablement rectifiée par les dix-huit articles[284].
»Ces trois points sont:
»1o L'attribution du pays de Luxembourg à la Belgique, moyennant un prix équitable, et la conservation de la forteresse de Luxembourg et de sa banlieue à la Confédération germanique.
»2o La conservation de Maëstricht à la Hollande, en compensant ailleurs à la Belgique les droits de l'évêque de Liège, et en arrangeant une contiguïté de territoire entre Maëstricht et la Hollande, qui n'existait point en 1790.
»3o Une garantie contre les inondations de la Flandre belge, en attribuant à la Belgique la possession des écluses de ses eaux et des digues qui la protègent contre la mer, sans laquelle son indépendance serait une chimère, puisque la possession des écluses et des digues en est la clef et le boulevard.
»Je ne vois plus à craindre de difficulté sérieuse sur le premier point, et je crois qu'il n'y en aura aucune de la part du roi des Belges sur le second, si le troisième lui est accordé, mais il nous témoigne une grande répugnance à dire qu'il concédera le second jusqu'à ce qu'il ait acquis la certitude qu'on lui concédera le troisième. Je dois avouer que je le trouve raisonnable, car je pense, comme lui, qu'il ne peut pas se soutenir en Belgique, s'il ne l'obtient pas.
»La possession de la forteresse de Maëstricht, est sans doute une grande gêne et même un grand danger pour la Belgique, mais des traités peuvent la protéger efficacement de ce côté, et pourvu que la frontière soit bien établie et que le transit de la forteresse soit bien assuré aux bateaux belges qui descendent et remontent la Meuse, je crois que la chose serait bien arrangée; tandis que du côté de la Flandre il ne peut y avoir de sûreté et d'indépendance pour la Belgique, qu'en portant sa frontière aux eaux mortes, et en lui attribuant ainsi la possession des écluses et des digues qui peuvent seules préserver son territoire actuel du danger des inondations. La carte aux lignes rouges et jaunes a eu pour but de déterminer ce qui était rigoureusement nécessaire pour atteindre ce but, et pour démontrer que cette cession n'enlèverait à la Hollande que des moyens d'attaque et ne porterait aucun préjudice réel à ses moyens de défense. Elle ne lui coûterait que quatre petites villes, à la vérité fortifiées, quelques villages, moins de six mille habitants, et douze lieues et demie carrées d'un pays toujours désolé par la fièvre, ce que les souvenirs de Walcheren doivent bien établir en Angleterre[285].
»Je sais, mon cher prince, que la première objection à cette combinaison, c'est que, en 1790, la Hollande possédait ce territoire; mais il est juste aussi de considérer qu'à cette époque la Flandre belge faisait partie de cette grande monarchie autrichienne, dont la politique était toujours unie à celle de la Hollande, et, dans l'appui de laquelle la Hollande trouvait cette protection précieuse dont elle ne pouvait se passer; et il ne faut pas oublier que de son côté, l'Autriche sacrifiait le commerce et la richesse de la Belgique à ceux de la Hollande en consentant à la fermeture de l'Escaut, et en laissant ruiner Anvers, Gand et Bruges, au profit d'Amsterdam et de Rotterdam.
»Un tel état de choses n'existant plus, et ne pouvant plus exister, les rapports réciproques qui en résultaient ne peuvent pas exister davantage; et la Belgique, devenue indépendante et neutre, ne peut plus exister sous les mêmes conditions et restrictions que quand elle était une ou plusieurs provinces autrichiennes.
»J'ai voulu vous communiquer ces réflexions, mon cher prince, telles qu'elles se présentent à moi, pour vous convaincre que ce n'est pas en haine de la Hollande, sentiment qui est bien loin de moi; car je désire sa conservation autant que personne, ni de même, en prédilection pour la Belgique, que nous insistons pour cette cession des douze lieues carrées de la Flandre zélandaise à la Belgique; mais que c'est uniquement pour établir la séparation des deux États sur la seule base praticable, qui est la séparation des intérêts et l'indépendance réciproque, et en faisant cesser ainsi toutes les causes de collision entre eux. Je ne comprends pas de bon traité définitif, qui n'aurait pas cette base, et c'est ce qui nous porte à ne pas vouloir en admettre d'autre que celui où elle serait adoptée. Mais mon papier, qui finit, m'avertit de finir aussi en vous renouvelant de tout mon cœur, l'assurance de l'amitié que vous me connaissez pour vous.
»P.-S.—Veuillez aussi, mon cher prince, ne pas laisser perdre de vue que, même sous le point de vue commercial, la cession des douze lieues carrées ne porterait plus un préjudice matériel à la Hollande, depuis qu'elle a nécessairement perdu la fermeture de l'Escaut, et que l'ouverture de ce grand débouché rend à la ville d'Anvers le commerce qu'elle avait perdu. N'oubliez pas non plus l'état de désolation et de ruine où la Flandre belge a été précipitée pour plusieurs années et qu'il est pourtant juste qu'on trouve des compensations, tant pour ces inondations que rien ne justifiait[286] que pour les dépenses et les autres maux occasionnés et produits par l'invasion de l'armée hollandaise en Belgique que rien ne justifiait davantage. Il ne me paraît ni équitable en soi-même, ni conforme à la dignité des puissances, qu'il n'y ait aucune expiation pour la violation de l'armistice à trois jours de notification au lieu d'un mois, et au mépris de la garantie de la conférence. Sans doute, il ne faut rien exiger de la Hollande qui puisse compromettre son existence future, mais il faut aussi ne pas compromettre celle de la Belgique, et je suis persuadé, non seulement que cet équilibre peut se concilier avec l'arrangement que nous proposons et que je vous recommande de soutenir, mais que c'est à peu près le seul moyen de l'établir.»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, lundi, 19 septembre 1831.
»Je vous avais tellement accablé de mes lettres et de mon écriture, depuis quelque temps, mon cher prince, que j'ai voulu vous en laisser reposer, sachant surtout combien vous étiez occupé et tout ce que vous aviez à écrire. Mais aujourd'hui, je suis sûre de vous faire plaisir, en vous donnant de nos nouvelles et en vous disant ce qui se passe ici et qui vous arrive certainement d'une manière fort exagérée. Malheureusement depuis samedi soir les émeutes ont recommencé[287]. Les agitateurs de tous les partis ont espéré trouver une chance favorable dans la triste nouvelle de la défaite des Polonais et de la prise de Varsovie, d'après la sympathie très grande qui existe pour eux ici. Ils ont donc lancé leur meute, car ce n'est véritablement que cela, et malgré tous leurs efforts, la population n'y prend aucune part. Il y a beaucoup de curieux, de badauds et des petits groupes d'agitateurs qui excitent à l'anarchie, au désordre: les carlistes, les bonapartistes, les soi-disant républicains sont parfaitement d'accord sur ce point; leur langage est le même et leur seul but est de renverser Louis-Philippe, c'est ce qui est certain. Heureusement ils ne trouvent pas d'écho; la population, le pays, ne veut pas de cela. Au milieu de la foule, vous ne voyez tout au plus qu'une centaine d'hommes, d'enfants, de misérables qui crient:—Vive la Pologne! à bas les ministres!
»Hier soir, il y en a eu beaucoup d'arrêtés, et entre autres deux chefs des Amis du peuple qui avaient déjà figuré dans les autres émeutes. Tout est fort tranquille en ce moment, dans ce quartier-ci; la foule et les agitateurs se sont portés vers la Chambre des députés où on s'attend qu'il y aura émeute dans l'espoir d'effrayer la Chambre; et moi, j'ai celui que cela produira l'effet contraire sur la majorité et que, joint aux explications, aux discours que comptent y faire le président du conseil et le ministre des affaires étrangères, cela fera sentir à la saine partie de la Chambre la nécessité de se rallier et de soutenir fortement et franchement le gouvernement du roi et le ministère, pour réprimer tous ces partis et leur espoir qui est le renversement de tout. Dans ces derniers troubles, le carlisme y est pour beaucoup. Il est évident que ce sont des gens payés et que l'émeute se compose d'étrangers, de réfugiés et de tous les repris de justice.»
Mardi, 10 septembre 1831.
»Je reprends ma lettre que je n'ai pu finir hier. Ce que je prévoyais s'est heureusement vérifié hier à la séance de la Chambre qui a été excellente. Le discours du général Sébastiani a été parfait; il a répondu victorieusement à l'attaque et aux absurdes accusations de M. Mauguin qu'il a complètement battu. Le général a eu le plus grand succès, ainsi que le président du conseil et M. Barthe[288]. Le ministère a eu la victoire, et la Chambre a manifesté d'excellentes dispositions dans cette séance. Il y a eu des groupes et de l'agitation toute la journée, cette émeute est revenue le soir du côté du Palais-Royal, il y a eu des cris d'à bas les ministres... La garde nationale et la troupe de ligne les ont dissipés et la nuit a été très tranquille. La garde nationale est dans la meilleure disposition, furieuse contre les agitateurs; et voulant agir et en finir, ils ne demandent qu'à tomber dessus; ils sont pour cela et en tout dans la plus parfaite harmonie avec la ligne. Les journaux hostiles rendent compte ce matin, de ce qui s'est passé hier au soir, de la manière la plus mensongère: ils disent entre eux que les soldats étaient ivres: ils n'avaient pas eu une goutte de vin et on ne leur avait donné que de l'eau et du vinaigre, mais tout cela est toujours pour tâcher d'exciter la population, mais cela manquera.
»Aujourd'hui il n'y a rien eu jusqu'à présent, mais il se forme encore de nouveaux petits groupes; ils enragent de voir que la Chambre leur échappe, et je crois bien qu'ils feront encore quelques tentatives de désordre. Ils voyent qu'ils perdent la partie, ils font tous leurs efforts, mais les mesures sont bien prises et cela sera réprimé. La bonne disposition de la Chambre est une grande chose. Le maréchal Soult doit parler aujourd'hui, et j'espère que demain ou après-demain, au plus tard, nous serons hors de ces odieux cris; je suis persuadée que s'il y a quelque chose encore, cela sera au moins fort peu de chose.
»Chartres (le duc d'Orléans) est de retour de son petit voyage à l'armée et en Belgique, depuis hier matin. Le roi des Belges a été parfait pour lui: son armée s'organise et cela est bien nécessaire, car il est dans une position bien difficile.
»Je veux encore vous dire, mon cher prince, que le roi n'est pas moins pressé que vous de voir le traité définitif conclu entre la Hollande et la Belgique, car c'est le gage de la paix. Il me dit qu'il n'a d'inquiétude que sur la partie de la Flandre Zélandaise, sans laquelle la Belgique ne peut pas exister. Il me disait tout à l'heure de vous faire apercevoir ce que sera l'établissement d'une ligne de douanes hollandaises entre Bruges et l'Écluse, et surtout entre Gand et le Sas de Gand qui, depuis plus de trente ans, sont en libre communication, mais il ajoutait: «Dites à mon ambassadeur que je compte sur lui pour obtenir de la conférence, ce à quoi aucun autre ne pourrait peut-être pas parvenir, c'est de bien reconnaître que Léopold en Belgique est le gage de la paix et que par conséquent, la cession par le roi de Hollande des douze lieues carrées doit être le sine qua non du traité, car la raison dit, et Léopold en est bien convaincu, qu'il ne pourra pas se soutenir sans cela.»
»Ainsi, mon cher prince, vous qui êtes si persuasif, déployez votre éloquence, et si vous réussissez, vous aurez rendu au roi, à la France et à l'Europe le plus grand service qui ait peut-être jamais été rendu.
»Le roi des Belges a les mêmes craintes pour Maëstricht et la rive droite de la Meuse. On lui dit qu'il faut qu'il s'y résigne mais s'il n'obtient pas l'autre partie, il est bien probable qu'il succombera et ne pourra pas tenir. Si cela arrivait, il faut frémir, car, alors ne serait-ce pas inévitablement la guerre? J'ai bien besoin de savoir ce que vous en pensez.
»Adieu...»
Me faut-il encore répéter, après la lecture de pareilles lettres, ce qu'était ma position dans la conférence, dont les membres étaient aussi bien informés que moi de ce qui se passait à Paris? Représentant d'un gouvernement chaque jour menacé d'être renversé, je devais néanmoins me montrer exigeant pour obtenir des concessions et arracher de nouveaux territoires du roi des Pays-Bas, déjà dépouillé de la plus grande partie de ses États. Et on s'étonnait à Paris, quand je n'y parvenais pas immédiatement; on accusait les gouvernements représentés à Londres d'être méfiants envers la France, et moi d'être leur dupe. Mais poursuivons.
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 23 septembre 1831.
»Je ne vous ai pas écrit ces jours-ci parce que la ville de Londres et tous les journaux étaient remplis des choses les plus effrayantes arrivées à Paris. Aujourd'hui, il paraît, par les lettres, que l'on est un peu plus calme et j'écris. J'envoie par le courrier d'aujourd'hui un protocole signé le 19[289], et qui, dans mon opinion, replace le gouvernement français dans la position que les derniers jours de faiblesse lui ont ôtée. La route ouverte par ce protocole est la route du salut. Je désire que le roi en sente toute la valeur, et je crois qu'il le fera. C'est un protocole de principes qui nous met d'accord avec ce que nous avons fait, et qui établit que c'est l'ordre et la paix qui nous ont conduit. De plus, nous sommes d'accord avec tous les traités existants. Les Belges ont leurs droits, mais ils ne peuvent pas attaquer ceux des autres.
»Depuis les événements de Juillet, rien n'avait causé à Londres une pareille inquiétude à celle qui, dans toutes les classes, a existé pendant trois jours, et cela n'est pas encore tout à fait fini. Adieu, je suis fatigué. Dites bien à Mademoiselle que c'est par une marche de principes que l'on prend une situation forte et honorable. Sans cela, on est entouré d'intrigants de tous genres. Je crois que le protocole d'aujourd'hui met le roi à son aise sur toutes les affaires de la Belgique. Il peut toujours dire: «Ce n'est pas moi, c'est la conférence.» Il vaudrait encore mieux ne rien dire du tout. Ne perdez pas de temps pour voir Mademoiselle.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A M. CASIMIR PÉRIER.
«Londres, le 24 septembre 1831.
»Vous avez, monsieur, remporté un triomphe dont l'Europe entière vous sait gré[290]. Comme Français, je vous remercie au nom de notre patrie commune: elle vous devra de reparaître brillante et honorée. Nous faisons ici ce que nous croyons devoir conduire à ce désarmement dont vous avez parlé si à propos. Il sera, si nous l'obtenons, principalement dû à cette laborieuse semaine que vous avez si heureusement terminée.
»Je laisse à M. votre fils, à vous parler de nos angoisses passées et de notre satisfaction actuelle. Tous les bons esprits de l'Angleterre, et là ils sont nombreux, ont partagé notre sollicitude.
»Adieu, monsieur, je n'ai à souhaiter pour vous et pour la France que la santé...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.
«Londres, le 24 septembre 1831.
»Mademoiselle a raison: je crois tout à fait à l'amitié de Sébastiani; il vient de m'en donner une preuve nouvelle en me faisant connaître par le télégraphe l'heureuse issue de la séance du 22, si importante pour nos affaires et dont j'attendais le résultat avec une agitation qui m'a donné la fièvre hier. Ce n'est pas la première fois, j'ose le dire, que je l'ai eue dans de semblables circonstances. A mon âge, les nerfs s'ébranlent aisément, mais j'espère n'avoir plus cette triste preuve de dévouement à donner aux intérêts du roi. Ces intérêts ont été noblement et habilement défendus dans la Chambre des députés; le retentissement ici en est heureux et je l'ai fait valoir autant que possible.
»Dans le traité qui nous occupe, je vois chacun animé d'un bon esprit; tout le monde a envie de faire de la bonne besogne. Nous avons communiqué à chacune des parties la proposition de l'autre; ils nous présenteront, lundi 26, leurs observations, et c'est dans la discussion qui suivra que je ferai valoir les arguments que le roi a eu la bonté de me fournir. On est disposé à être juste et équitable pour tout le monde et à en finir.
»Les arrivages de Lisbonne nous ont appris hier de nouvelles cruautés de dom Miguel; elles faciliteront les efforts de M. de Palmella[291], que j'ai revu hier avec grand plaisir et qui part dans peu de jours pour Paris.
»Le ministère anglais n'est occupé que de la réforme; les pétitions arrivent de tous côtés: le 3 octobre est le jour où commencera le grand débat...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 27 septembre 1831.
»L'affaire des forteresses donne de l'embarras et j'en suis très fâché; mais le fait est qu'elle a été gâtée par l'envoi de M. de Latour-Maubourg à Bruxelles. Depuis un an, je m'attache à montrer que nous ne sommes occupés que d'avoir une action commune avec les autres puissances et particulièrement avec l'Angleterre. Tout ce que j'avais obtenu de confiance à cet égard a été détruit par cette affaire à part que l'on a fait faire par M. de Latour-Maubourg à Bruxelles. Vous vous rappelerez qu'à cette époque je vous ai mandé tout cela. Aujourd'hui, il faut se tirer de la position où cela nous a mis, et tâcher de ne pas perdre la confiance que l'on avait en nous. C'est difficile, et cette fin de question m'est parfaitement désagréable.—Nous sommes dans le brouillard depuis huit jours; cela n'arrange pas ma tête qui est déjà fort en malaise par cette affaire des forteresses, qui aurait été toute seule si l'on n'était pas venu s'en mêler de Paris. J'ai voulu avant tout montrer que j'étais sans intrigue: c'était là ma force. A Paris, on n'a pas voulu de cette manière si simple et on a fait une petite intrigue de côté qui, aujourd'hui, a engagé les autres à prendre des précautions contre nous. Tout cela m'ennuie à la mort.
»Adieu...»
La lettre suivante d'un ami du général Sébastiani, d'un des conseillers très écoutés au Palais-Royal, et qui désirait plus encore me remplacer à Londres que de garder son poste de ministre à Berlin où il ne résida que trois mois, est un assez curieux témoignage de l'influence qu'exerce le changement de résidence sur certains esprits.
LE COMTE DE FLAHAUT AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Berlin, le 25 septembre 1831.
»J'ai reçu hier le protocole numéro 41 que vous avez eu la bonté de m'envoyer; sans cette bonté, je ne saurais pas un mot de ce qui se fait, car le ministère ne donne aucune information à son ministre à Berlin. Je trouve que les termes (du protocole) en sont excellents et réparent la position ridicule, embarrassante où nous avait placé le discours du maréchal Soult[292]. Il eût fallu, pour agir conformément à ses paroles, manquer aux engagements les plus clairs et les plus solennels.
»Je compte quitter Berlin ce soir pour profiter du congé que le roi m'a donné. Voilà trois semaines que je ne suis pas du tout bien et j'ai besoin aussi d'aller à Paris pour mes affaires. Vous y verrai-je? Il me semble que vous surtout avez le droit de vous reposer, si, le 10, votre tâche est finie. Vous avez bien raison de dire qu'il n'y a de salut pour nous que dans la paix. La guerre nous livre soit aux étrangers, soit à nos brouillons. Les Polonais servent ces derniers de tout leur cœur et je commence à me détacher d'eux. Ils s'aliéneront, par cette conduite, leurs meilleurs amis. Ils nous font aujourd'hui un crime de nos bons sentiments pour eux. En attendant, leurs armées se flattent d'obtenir de meilleurs termes par la résistance, et je crois qu'ils ne font qu'un peu plus gâter leurs affaires, car, petit à petit, les soldats quittent leurs régiments et retournent chez eux. Il eût mieux valu profiter des bonnes dispositions de Paskiewicz[293]; mais si le courage est l'attribut de cette belliqueuse nation, on ne peut pas dire qu'elle se distingue par la raison.
»On dit que Romarino est entré en Gallicie avec dix mille hommes et que l'armée de Modlin fait mine de vouloir se jeter en Prusse[294]. Vous connaissez...
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 30 septembre 1831.
»Lisez le Times d'aujourd'hui 30. Il faut le lire dans l'original, parce que les journaux français le défigureront, avec ou sans mauvaise intention. Lord Londonderry[295] m'a attaqué sur l'influence que j'exerçais sur la conférence et sur le ministère anglais; et tout cela avec des épithètes d'adresse et de finesse qui étaient plutôt malveillantes. Le duc de Wellington s'est levé et a vivement repoussé les attaques faites contre moi; il a surtout insisté sur ce que je défendais avec fermeté les intérêts de la France, sans que jamais personne ait pu attaquer la loyauté et la franchise de mon caractère. (Cela vous apprendra que cet homme qui vous aime est très franc et très loyal). Lord Rolland a parlé après le duc de Wellington; il a parlé dans le même sens et avec beaucoup de force. Ainsi, tous les partis ce sont réunis d'une manière très flatteuse pour moi[296].
»A Paris pour lequel je me tue, personne n'imagine d'en faire autant. On se croit quitte de tout quand vous m'avez écrit quelques paroles douces et je suis porté à croire que l'on a raison.—Le sort du bill de réforme est encore incertain: mais ce qu'il y a de sûr, c'est que, le bill adopté ou rejeté, les ministres resteront.—A présent, nous avons des conférences de cinq à six heures chaque jour; nous voulons finir et nous finirons.—Le roi de Hollande n'attaquera pas, quoi qu'en disent tous les journaux et tous les messieurs de Celles et Cie. Si même il était nécessaire de prolonger de quelques jours l'armistice, je crois qu'il s'y prêterait.—Qu'on nous laisse faire et l'on finira suffisamment bien.
»Adieu...»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 1er octobre 1831.
»J'ai reçu, mon prince, les deux lettres que vous avez bien voulu m'adresser; vous savez tout le plaisir que j'éprouve à avoir directement de vos nouvelles.
»J'ai été extrêmement sensible à ce que vous voulez bien me dire d'obligeant à l'occasion des événements de la semaine dernière. Je n'ai fait dans cette circonstance, avec quelque danger peut-être, que ce que réclamaient la gravité des désordres et la nécessité de déjouer de coupables projets, armés du prétexte d'un événement extérieur.
»Parvenus cette fois encore à rétablir l'ordre, à surmonter un mal qui a eu ses retentissements dans de tristes débats parlementaires, nous ne négligerons aucun effort de notre dévouement pour arracher la France aux périls dont ce mal la menace et avec elle la civilisation de l'Europe. Ainsi que de votre côté, mon prince, vous vous appliquez si noblement à le faire, aussi longtemps qu'il me sera donné de pouvoir rester à la tête des affaires, j'emploierai toutes les forces qui sont en moi à l'œuvre si difficile de rasseoir l'ordre social si ébranlé par les attaques des partis, et, en général, si peu courageusement défendu par les hommes de bien.
»Nous avons reçu, mon prince, votre dernière dépêche à laquelle était joint le quarante-quatrième protocole. La conférence, mue par le sentiment de la nécessité de terminer les affaires belges, s'est décidée à prendre l'initiative. Elle a résolu de dresser un projet de traité définitif entre les deux pays[297]. Nous ne pouvons méconnaître l'opportunité de cette mesure.
»Nous sommes également pressés, sans doute, de voir enfin cette question résolue, et d'ôter ainsi aux passions les prétextes qu'elles y cherchent; mais par-dessus tout, nous tenons, mon prince, à ce que les bases établies par le général Sébastiani, dans ses diverses dépêches, puissent être consacrées dans le projet de traité, et si, pour obtenir plus complètement, plus sûrement ce résultat, le délai du 10 octobre était trop rapproché, nous devrions alors désirer que ce terme pût recevoir une prorogation de quinze jours.
»Il importe essentiellement dans la position où nous sommes placés, que la solution des affaires belges satisfasse aux vues comme aux nécessités du gouvernement. Cette solution renferme jusqu'à un certain point la question de notre maintien possible au pouvoir.
»Pour cela, mon prince, une séparation entre les deux pays qui enlève à l'un et à l'autre tout motif ou prétexte de collision, la possibilité pour chacun d'eux de jouir en paix de l'indépendance qui lui est nécessaire et des avantages attachés à leur position respective, des conditions, en un mot, dont la France puisse exiger efficacement l'adoption, sont des nécessités dont votre haute sagesse est certainement bien pénétrée.
»Des propositions ont été entendues par le gouvernement sur la pensée de placer un prince de la maison de Nassau sur le trône de la Grèce. Sans préjuger le sort de ces propositions, on pourrait les envisager comme une cause possible de plus de facilité dans les arrangements, en ce qui concerne la Hollande. Le gouvernement ne serait pas éloigné de les écouter dans cette vue.
M. Casimir Périer fait allusion, dans le dernier paragraphe de sa lettre, à l'idée qui avait été mise en avant par la Russie de dédommager le roi des Pays-Bas, en donnant le trône de Grèce au fils cadet de ce souverain, le prince Frédéric, qui était son fils de prédilection, mais le roi lui-même repoussa cette proposition qui n'eut pas d'autre suite.
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 3 octobre 1831.
»Votre lettre en date du 29 passé, mon cher prince, m'a fait un véritable bien. Vous aviez observé un si long silence que je ne savais m'en expliquer le motif. Malgré la multiplicité de vos occupations, j'espérais toujours que vous trouveriez un moment pour me parler de votre santé et de votre bien-être. Vous ne pouvez douter que personne ne forme des vœux plus sincères pour votre bonheur que je ne le fais.
»Je félicite l'Europe et la France en particulier si, par un arbitrage équitable, la question batave finit. Aussi longtemps que la question de la guerre est pendante, il ne faut pas croire qu'il soit possible de ramener la confiance. Personne ne se fait illusion sur les conséquences de la guerre. Elle doit amener des bouleversements sur plusieurs points, et la France aurait tort de se flatter qu'ils seraient à son avantage. Toutes mes relations en Italie et en Allemagne me confirment que si les peuples ont applaudi à la révolution de Juillet, tous voient et jugent les conséquences des fautes qui se commettent ici.
»Un ami, dans une haute position en Allemagne, m'écrit: »Votre France et votre Paris commencent réellement à nous dégoûter. Prenez-y garde! un beau jour, vous pourriez facilement dans une guerre générale avec nous avoir le sort de la Belgique dans la dernière bagarre avec la Hollande. Il n'est pas écrit dans le ciel que, partout et toujours la victoire sera fidèle aux armées françaises. Rappelez-vous les dernières années de Louis XIV et de Napoléon. Cette soi-disant sympathie des peuples se perd de plus en plus. On est fatigué de vos émeutes, de vos intrigues, de vos inconséquences, et du bavardage insultant de vos factions.»
»Des voyageurs reviennent de Cologne. Ils confirment cette même observation. A Cologne, les Prussiens tiennent un parc d'artillerie de deux cents pièces attelées. Le comte Nostitz[298] qui y commande une partie de l'armée, a dit à une personne que je ne puis nommer:—Nous défendrons contre la France notre traité. Qu'elle fasse ce qu'elle voudra chez elle, mais qu'elle cesse de troubler la situation de ses voisins. Notre armée désire la guerre, nous pouvons entrer en campagne avec deux cent mille hommes. Notre organisation et notre nombre nous assurent des succès. Le prince de Metternich s'est engagé avec nous. Les Autrichiens et les contingents allemands présenteront le même nombre sur le Rhin, et ils en auront autant avec les Piémontais en Italie. Si le roi de France ne veut être que le roi du jacobinisme qu'il cherche un autre théâtre que l'Europe. Nous nous défendrons.
»A Munich, le roi s'est livré entièrement au prince de Wrède. Soixante mille Bavarois sont à la disposition du cabinet de Vienne. Pfeffel[299] n'a pas reçu depuis six mois un mot de réponse à toutes les balivernes qu'on lui débite ici au ministère des affaires étrangères. Il y a à Munich un M. Mortier[300] qui est haut et cassant, qui déplaît au roi et à tout le monde et auquel on tourne le dos. On y regrette Rumigny[301] qui était commère, mais qui ne tracassait pas.
»Louis de Rohan est de retour à Vienne. Il dit qu'on y est furieux contre tout ce qui est Français, et qu'on est prêt à la plus vigoureuse défense. Un de mes amis en Suisse, chef d'un des cantons, m'écrit en date du 20 septembre:
«Les troubles qui nous agitent ont tous une origine qui part de vos clubs. Mauguin, qui a fait cet été un voyage en Suisse, a excité les esprits. Plusieurs de nos chefs qui sont allés à Paris, se vantent d'être encouragés par La Fayette, Lamarque, et poussent nos démagogues. Tout cela est odieux et vous préparera de grands malheurs. L'Europe ne peut pas vivre ainsi.»
»Quant à la Pologne, mon cher prince, vous devez avoir de meilleures informations que je ne puis vous en offrir. Voici, au reste, ce que j'en pense et ce que je sais. La révolution de la Pologne était toute dans l'armée; la guerre, toute sur la Vistule. Les cabinets connaissent les noms de vingt-sept individus partis de Paris pour opérer le mouvement à Varsovie. Les premiers succès étaient dus à une brillante armée polonaise, fournie de tout, prête à entrer en campagne, et qui tenait vingt à trente millions en caisse. Des noms respectables furent entraînés; on croyait à des secours d'ici. Ils étaient promis!!! Le maréchal Diebitsch a attaqué avec des forces incomplètes. L'hiver a été l'allié des Polonais. Quand les Russes ont eu leur armée réunie et que la Vistule était passée, la victoire a fait ce qu'elle fait pour l'ordinaire: elle s'est décidée pour les gros bataillons. Les Polonais ont été malmenés; Varsovie s'est rendue; l'armée polonaise, que l'empereur Nicolas ne veut plus laisser subsister, s'est retirée; elle a négocié, mais en attendant les réponses de Saint-Pétersbourg, elle s'est presque dissoute. Il n'y a plus dix mille hommes sous les armes. En un seul jour six cents officiers ont fait leur soumission. La défection est générale. Cette révolution avait commencé par des assassinats et des crimes; elle a fini de même.
»Voici, je crois, le système que le cabinet russe va suivre. 11 n'admettra l'intervention d'aucun autre cabinet. Il laissera subsister limite et nom du royaume de Pologne; mais il ne consentira plus ni à l'existence d'une diète, ni à celle d'une armée polonaise. Et, à mon avis, il a raison. Dans le moment présent, il n'y a d'habileté qu'en organisant une autorité forte et en la maintenant. Le Palais-Royal a tellement ébranlé tous les liens de la société politique, qu'il est temps d'y regarder de près. Je conseille à notre ministère de se pénétrer de cette vérité. C'est dans ce même besoin que j'applaudis à toutes les dispositions favorables aux Hollandais. De plus, permettez que je vous soumette une observation fondée sur des faits historiques. La Hollande, forte et puissante, comme État qui a une marine, importe beaucoup plus à la France que la Belgique bavarde et turbulente comme elle l'est et le sera encore longtemps. Il y a quelques jours que j'ai fait cette observation à M. Casimir Périer. Cette sollicitude pour la révolution belge me paraît absurde. Tout ce qui sera rendu à la Hollande sera bien donné. Voilà, au moins, mon avis.
»J'en étais là, mon cher prince, lorsqu'on m'a apporté les journaux anglais qui rendent compte des folies de lord Londonderry. Il est ce qu'il a toujours été, mais je vous fais mon compliment du résultat de ce débat parlementaire, aussi honorable que possible pour votre position et dont je me réjouis pour vous.
»Tâchez, mon cher prince, que l'affaire batave finisse. Si le roi de Hollande insiste sur du territoire au lieu d'argent, il faut le lui donner. Le Luxembourg a deux cent quarante mille habitants. La forteresse reste avec un rayon; cela peut compter pour quarante mille habitants. Eh bien! les deux cent mille restant peuvent être donnés autour de Venloo et de Maëstricht. Quelle importance y a-t-il que les Belges aient quelques villages de plus ou de moins? L'essentiel est qu'on conserve la paix. Il y a eu avant-hier une assez vive discussion à ce sujet entre M. Sébastiani, Werther[302] (ministre de Prusse) et Pozzo. Une personne présente m'en a fait le récit. Le premier se soulevait contre le résultat de l'arbitrage. Il prétendait qu'il ne pouvait pas le défendre à la tribune; il disait même que plutôt que d'y adhérer, la France retirerait ses pouvoirs et verrait sans regret la fin de la conférence; M. de Werther le combattit; Pozzo dit peu; mais en sortant du salon, il dit à Werther: «Pourquoi vous disputiez-vous avec lui? vous savez bien que ce n'est pas avec lui qu'on fait les affaires.» »Je pense donc, mon prince, que M. Périer ne vous laissera pas dans l'embarras. Il faut finir, comme vous l'observez très bien. Plus tard on reconnaîtra l'immense service que vous avez rendu à la France.
»Je ne vous parle pas de nos Chambres. Celle des députés est stupide, et le ministère et le roi ont abandonné celle des des pairs. C'est une des plus grosses inconséquences dans le nombre de celles qui se commettent tous les jours.
»Agréez...»
Je n'acceptai pas comme complètement exact tout ce que contenait cette lettre de M. de Dalberg; mais je dois reconnaître qu'il y avait beaucoup de vrai.
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 3 octobre 1831.
»Je trouve qu'à Paris on prend très mal les affaires de la Belgique dans le moment actuel. On veut faire une Belgique en prenant dans un endroit ou dans un autre; c'est bien aisé: tout le monde sait faire cela; mais, ce n'est pas la question. Il s'agit de remettre la Hollande et la Belgique dans la situation respective où elles étaient l'une vis-à-vis de l'autre en 1790. Avant cette époque, la Hollande n'inondait pas la Belgique; il y avait un traité de 1785 qui empêchait ce genre de désordre[303]. On peut le renouveler et la proximité de la France aura bien plus d'influence sur la Hollande que n'en avait l'Autriche qui était si éloignée. En vérité, toutes les difficultés que l'on fait à Paris et qui sortent du cerveau et des machinations de M. de Celles sont bien faibles; elles peuvent toutes être résolues par un enfant. Il est cependant singulier que l'on soit la dupe d'un mauvais sujet comme M. de Celles, qui ne peut pas retourner en Belgique, et qui craint que les affaires ne s'arrangent. C'est une affaire de laquelle dépend la paix ou la guerre, cette affaire belge; elle pourrait se finir bien; et j'appelle bien, à l'avantage des Belges, sans mettre le roi de Hollande dans la position de refuser son adhésion. Pourquoi prendre à quelqu'un? Est-ce là un traité juste? Ici on ne consentira pas à ce que l'on veut en France. C'est vraiment chercher des embarras. Ma raison ne me laisse voir que des malheurs si on reste dans les idées folles dans lesquelles les faiseurs nous jettent.
»Adieu, je voudrais bien n'avoir que de l'humeur; mais j'ai plus que cela, j'ai du chagrin...»
Londres, le 4 octobre 1831.
»La première discussion du bill de réforme a eu lieu hier à la Chambre des lords; elle continue aujourd'hui, et peut-être ne finira-t-on que demain. On est toujours dans la même incertitude; cependant, on croit que quelques évêques se sont rapprochés du ministère dans la soirée d'hier. Il y avait dans la Chambre et autour de la Chambre un monde prodigieux. Je vais maintenant à une conférence. Nous sommes près de finir, si à Paris on ne veut pas faire une Belgique chimérique; mais on peut, si on le veut, avoir une vraie Belgique. On fera des stipulations, pour empêcher les inondations; on aura aux écluses des commissaires belges et des commissaires hollandais; ainsi, il n'y aura plus de danger de ce côté. La Belgique aura deux routes de communication de plus pour déboucher ses produits et ses marchandises en Allemagne. Elle aura une augmentation de population de cinquante mille âmes, et la France verra détruire les forteresses que M. de Latour-Maubourg a désignées et pour lesquelles nous avons ici le général Goblet[304]. Il me semble que cela est assez pour être content. Enfin, finissons et cherchons dans la paix une force nouvelle. C'est là où le gouvernement trouvera des appuis et des forces de tout genre....»
LE ROI LÉOPOLD AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Bruxelles, le 4 octobre 1831.
»Mon cher prince,
»J'avais chargé le baron de Stockmar[305] d'une lettre pour vous; comme il a été malade, il se peut bien qu'il n'ait pu encore vous la remettre.
»Nous nous trouvons ici dans l'attente du courrier de La Haye. Le temps pressant, j'ai dû faire mes arrangements militaires comme si la guerre était certaine, mais que faire? Je ne puis pas attendre le dernier moment. Poussez la conférence à quelque mesure énergique; il est évident que le roi de Hollande voudrait embrouiller les affaires pour y gagner. Cependant, il est bien désirable pour tout le monde que cette guerre ne se fasse point. Vous pouvez compter sur mes sentiments, vous les connaissez; je puis me flatter d'avoir contribué au maintien de la paix, et je ne cesserai de le faire. Mon objet a toujours été de maintenir la bonne harmonie entre la France et l'Angleterre; j'y ai réussi jusqu'à présent; soutenez-moi de votre côté. J'y trouve le véritable salut de l'Europe entière. Il faut cependant que, dans la crise actuelle, la conférence montre de l'énergie; sans cela, la confusion dans les affaires va être grande.
»Offrez mes hommages à madame de Dino; conservez-moi un peu de bienveillance, et agréez l'expression de mes sentiments distingués.
»LÉOPOLD.»
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 4 octobre 1831.
»Mon cher prince,
»M. de Mortemart est arrivé (de Pétersbourg). On répand qu'il a été très bien traité par l'empereur Nicolas à son départ. N'en croyez rien: l'empereur a été poli, voilà tout. Croyez encore que Pozzo n'a plus la confiance de son maître. L'empereur voulait le rappeler. Nesselrode l'a soutenu en priant l'empereur de consentir qu'il se retirât également de son poste de ministre des affaires étrangères. L'empereur, alors, a suspendu sa décision.
»Si on ne met ici la plus grande prudence dans les relations avec la coalition, nous aurons la guerre au printemps. C'est mon opinion qu'on finisse l'affaire batave, ou La Haye reste une boîte de Pandore.
»A Berlin, le roi seul se refuse à faire la guerre; Flahaut y a fait une pauvre figure.
»Ici, l'affaire de la pairie tourne vers l'adoption du projet de M. Teste[306], invention de Sémonville. On l'espérait hier. Je crois qu'on n'est sûr de rien.»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 7 octobre 1831.
»J'ai été plus longtemps que je ne voulais, mon cher prince, sans vous écrire; mais nous avons été dans un tel culbutis pour nous installer aux Tuileries, et j'y suis si en l'air encore et si mal établie, que, pour moi, et jusqu'à ce que je puisse aller dans le logement du capitaine des gardes que l'on arrange, autant que cela est possible, je suis, à la lettre, en campement. Mais, toute affaire cessante, j'ai besoin de vous exprimer combien je jouis du triomphe que vous venez d'avoir dans le parlement d'Angleterre, et de m'en féliciter de tout mon cœur avec vous. Maintenant, ce qu'il nous faut à la suite de cela, c'est un bon traité pour la Belgique, qui donne sécurité et assurance que le roi de Hollande n'aura plus autant de facilité pour inonder ce malheureux pays, ou y rentrer si la fantaisie lui en revenait, qu'il désarme, et que vous puissiez vous reposer un peu de toutes vos fatigues, que je vois avec peine, d'après ce que vous me mandez de votre santé qui nous est bien nécessaire. J'espère cependant que vous ne vous ressentez plus de cet accès de fièvre dont vous me parliez dans votre dernière lettre. Il me tarde bien d'en avoir l'assurance par vous-même. Nous attendons aussi avec impatience le résultat de la seconde lecture du bill de réforme.
»Notre installation dans ces tristes et détestables Tuileries produit, à ce qu'on assure, un excellent effet. Nous avons bien besoin de cette consolation, car cela a été un bien grand sacrifice pour notre cher roi, de quitter son beau et charmant Palais-Royal, notre berceau, et que nous aimons tant, pour venir dans ce triste palais, le plus incommode du monde, où il est impossible de s'arranger d'une manière commode et agréable, sans y faire de grands changements et de grands travaux. Mais, patience! il ne faut avoir en vue que le but et y marcher sans s'arrêter à ce qui plaît ou ne plaît pas, et faire tous les sacrifices pour l'atteindre. C'est ce que fait notre bien-aimé roi, de la meilleure grâce du monde et d'une manière admirable et touchante; et j'ai toujours la confiance qu'il en sera amplement récompensé, ce dont j'ai un grand besoin, quand je vois que sa vie, depuis qu'il est roi, n'a été qu'une succession de sacrifices et de privations. Heureusement, au milieu de tout cela, sa santé se soutient très bonne; il me charge de mille et mille choses pour vous ainsi que la reine, qui trouve, avec trop de raison, une immense différence du logement qu'elle quitte au Palais-Royal, à celui qu'elle trouve ici: c'est celle du bien au mal. Chartres et Nemours sont partis dimanche dans la nuit pour Maubeuge; nous avons de très bonnes nouvelles de leur arrivée....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 8 octobre 1831.
»Le bill de la réforme a été rejeté à la Chambre des lords; la majorité contre a été de quarante et une voix; c'est beaucoup plus qu'on ne croyait. Ce nombre empêchera probablement de faire des pairs. Tous les esprits sont en suspens et chacun se demande quel parti prendront le roi et le ministère. Il y a un conseil de cabinet en permanence depuis ce matin. On ignore quel en sera le résultat....»
Londres, le 12 octobre 1831.
»... Je reçois chaque jour des apologies sur ce que l'on a fait si étourdiment à Bruxelles, en affichant une lettre de Sébastiani qui disait qu'on ne reconnaît pas les décisions de la conférence. Cela a fait ici un si mauvais effet, que l'on est obligé d'abandonner cette démarche et de l'attribuer à des causes locales qui exigeaient que pour empêcher des folies, on fît une pareille communication. Tout cela ne fait pas respecter la marche du gouvernement; on se presse trop en toute chose. L'Angleterre n'estime pas cela. L'empereur Napoléon, qui était un homme de mouvement, me savait toujours gré de ce que je retardais l'exécution, ce qui lui donnait le temps d'abandonner des résolutions prises trop vite.—Je resterai jusqu'au bout dans ma manière de voir; je veux faire tout pour la paix: c'est là ma mission; et tout ce qu'il sera indispensable de faire pour cela, je le ferai, sans regarder qui je blesse ou ne blesse pas....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA DUCHESSE DE BAUFFREMONT.
«Londres, le 13 octobre 1831.
»... Il y a eu hier soir quelque train à Londres. On a cassé les vitres du duc de Wellington, celles de lord Bristol[307] et du marquis de Londonderry. Aujourd'hui tout est tranquille. Dans les campagnes il y a eu aussi quelques désordres, mais ils n'ont pas été nombreux. Je crois que l'assurance que l'on a que le ministère restera, va faire finir tous ces troubles-là. Mais ce n'est pas moins un moment difficile et dont la vue est pénible pour ceux surtout qui savent ce que c'est que les mouvements politiques dont le peuple s'empare.
»J'ai des conférences ici tous les jours et je crois que nos affaires de Belgique seront finies de la part de la conférence dans huit jours. Mais après, il faudra les adhésions des rois de Hollande et de Belgique et les ratifications des grands cabinets de l'Europe....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.
«Londres, le 22 octobre 1831.
»J'espère qu'enfin nous touchons au terme et que l'affaire si difficile de la Belgique va être terminée. Le jour où j'en aurai la certitude sera le plus beau jour de ma vie, car j'aurai servi à faire quelque chose qui, sous tous les rapports, doit convenir au roi et à Mademoiselle. Il me semble que tout va devenir plus facile en France; on ôte aux malveillants un grand moyen d'attaque, et le bienfait de la paix doit réunir tous les intérêts autour du trône. Je suis bien heureux, je vous vois grande et tranquille.
»Il faut à présent jeter les esprits actifs vers les améliorations intérieures dont, par la paix, ils peuvent s'occuper sans crainte. La décentralisation de l'administration doit, à ce qu'il me semble, être la première occupation du roi. Il faut donner à tout le monde quelque chose à faire.
»On est bien fort pour montrer, comme le roi d'Angleterre l'a fait dans son discours[308], à quel point la conférence a été utile et à quel point le travail de cette conférence est loin de tout ce qui est sorti de la Sainte-Alliance. J'écrirais des volumes sur tout cela et Mademoiselle le sait bien mieux que moi.
»Je la prie....»
Ainsi que cette lettre le dit, la conférence avait avancé dans l'œuvre de médiation qu'elle poursuivait si péniblement depuis près d'un an, entre la Hollande et la Belgique. Elle avait dû nécessairement revenir sur quelques-unes de ses résolutions précédentes, dont les événements avaient modifié les bases. Elle en expliqua ses motifs dans ses protocoles du 15 octobre; je me bornerai à en citer ici quelques extraits:
«Ne pouvant abandonner à de plus longues incertitudes des questions dont la solution immédiate est devenue un besoin pour l'Europe; forcés de les résoudre, sous peine d'en voir sortir l'incalculable malheur d'une guerre générale; éclairés, du reste, sur tous les points en discussion, par les informations que M. le plénipotentiaire belge, et MM. les plénipotentiaires des Pays-Bas leur ont données, les soussignés n'ont fait qu'obéir à un devoir dont leurs cours ont à s'acquitter envers elles-mêmes, comme envers les autres États, et que tous les essais de conciliation directe envers la Hollande et la Belgique ont encore laissé inaccompli; ils n'ont fait que respecter la loi suprême d'un intérêt européen du premier ordre; ils n'ont fait que céder à une nécessité de plus en plus impérieuse, en arrêtant les conditions d'un arrangement définitif que l'Europe, amie de la paix et en droit d'en exiger la prolongation, a cherché en vain, depuis un an, dans les propositions faites par les parties, ou agréées tour à tour par l'une d'elles et rejetées par l'autre....
»... Les cinq cours se réservant la tâche et prenant l'engagement d'obtenir l'adhésion de la Hollande (et de la Belgique) aux articles dont il s'agit, quand même elle commencerait par les rejeter; garantissant de plus leur exécution et convaincues que ces articles fondés sur des principes d'équité incontestables offrent à la Belgique (et à la Hollande) tous les avantages qu'elle est en droit de réclamer, ne peuvent que déclarer ici leur ferme détermination de s'opposer, par tous les moyens en leur pouvoir, au renouvellement d'une lutte qui, devenue aujourd'hui sans objet, serait pour les deux pays la source de grands malheurs, et menacerait l'Europe d'une guerre générale que le premier devoir des cinq puissances est de prévenir. Mais, plus cette détermination est propre à rassurer la Belgique (et la Hollande) sur son avenir et sur les circonstances qui y causent maintenant de vives alarmes, plus elle autorisera les cinq cours à user également de tous les moyens en leur pouvoir, pour amener l'assentiment de la Belgique (de la Hollande) aux articles ci-dessus mentionnés, dans le cas où, contre toute attente, elle se refuserait....»
A la suite des protocoles du 15 octobre, la conférence avait rédigé les bases de la séparation, entre la Hollande et la Belgique, en vingt-quatre articles qu'elle avait adressés à La Haye et à Bruxelles en réclamant l'adhésion des deux gouvernements à ces articles. Cette mesure de la conférence était irrévocable et mettait ainsi à l'abri d'un renouvellement des hostilités entre les deux parties, puisque c'était désormais l'Europe qui avait tranché leur différend. La correspondance qui suit fera voir que la question était jugée dans ce sens à Paris, ainsi qu'elle le fut partout.
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Londres, le 19 octobre 1831.
»C'est avec bien de l'empressement, et de bien bon cœur, mon cher prince, que je viens me féliciter avec vous de votre immense et beau succès en terminant d'une manière aussi heureuse, cette longue et si compliquée affaire de la Belgique. Notre cher roi me charge aussi de vous bien dire combien il en est heureux, et satisfait de son ambassadeur. Je suis sûre que c'est le meilleur remerciement que je puisse vous faire de sa part. Je regarde que cela nous assure la paix; et cela est tout, car, avec elle, la confiance renaîtra et avec cela la prospérité de notre chère et belle France. Cette bonne et grande nouvelle fait un effet prodigieux et cause une joie générale. J'espère que maintenant vous pourrez vous reposer et soigner votre santé, en jouissant de vos succès et des grands résultats qu'ils auront. Je ne doute pas un instant de l'acceptation du roi des Belges; certes, ils doivent être contents.
»Quant au roi de Hollande, il faudra bien qu'il se contente de ce que la conférence a fait pour lui. Je vous avoue que ce côté ne me tourmente pas.
»Ce qui est une bien bonne chose aussi, c'est que le ministère anglais reste, et que tout se calme et se tranquillise par la juste confiance qu'il inspire[309].
»Dieu veuille que notre grande question de la pairie se termine bien! nous sommes dans la même incertitude à cet égard, que vous l'étiez en Angleterre sur le bill de réforme. Du reste, mon cher prince, je suis toujours remplie de confiance, et il me semble que nous marchons bien....»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 3 novembre 1831.
»Je n'ai pas besoin de vous dire, mon prince, combien j'ai ressenti de satisfaction en recevant les dernières lettres que vous m'ayez fait l'honneur de m'écrire. Le retour de mon fils, porteur de la première de ces lettres, ne devait me rien laisser à désirer, puisque je recevais à la fois de vos nouvelles et la certitude que l'œuvre si importante et si difficile confiée à votre haute sagesse était enfin accomplie.
»Cette œuvre, mon prince, vous l'avez menée à fin à notre plus grande satisfaction possible; elle est et demeurera, malgré les attaques des passions et des vils intérêts qu'elle déjoue, un nouvel et immense service rendu au pays. L'effet s'en est promptement fait sentir, bien que les partis aient cherché, comme ils cherchent encore, à inspirer des craintes sur l'accueil réservé à cette grande détermination par les parties qu'elle intéresse directement.
»La paix maintenue, la paix reposant désormais sur de solides bases, est un événement qui ne peut avoir pour la France que des résultats favorables, sous le double rapport de sa politique au dehors et de son état intérieur; et cet événement, qui justifie si bien votre opinion sur l'utilité de la conférence, nous le devons, la France le doit, mon prince, à vos nobles efforts; et ce n'est pas ce qui me cause le moins de satisfaction. La postérité vous rendra cette justice entière que, dans les temps d'agitations sociales, les hommes chargés des intérêts publics ne doivent point attendre des contemporains.
»Ainsi, mon prince, je vous le dis avec plaisir, notre situation est sans nul doute améliorée par le maintien de la paix en Europe; mais nous ne devons pas nous dissimuler qu'il nous reste beaucoup à faire encore; que le problème n'est pas encore résolu, et qu'il faut trouver le point d'appui.
»Parmi les difficultés intérieures qui nous restent à surmonter, celle de la pairie n'est pas la moins ardue. Diverses considérations non sans gravité, et qui ne sauraient échapper à vos lumières, nous faisaient désirer de pouvoir éviter, jusqu'après l'adoption de la loi, de faire une adjonction à la Chambre des pairs, mais nous avons reconnu que cela n'était pas possible et qu'une promotion immédiate était indispensable....
»Nous avons reçu hier la nouvelle de l'acceptation des vingt-quatre articles par la Chambre des représentants de la Belgique; tout annonce que le Sénat suivra immédiatement cet exemple[310]. La Hollande, nous devons le croire, acceptera. Ainsi vont se trouver aplanies les difficultés périlleuses du dehors; ainsi se trouvera accompli ce grand devoir qui, dans l'état actuel des peuples de l'Europe, était imposé aux hommes placés à leur tête: celui de prévenir entre eux toute collision. Heureux effet, mon prince, de cette confiance que vous avez su inspirer dans les vues franches et loyales du gouvernement du roi.
»La fatigue que vous avez éprouvée, mon prince, pouvait me faire craindre pour votre santé. Vos dernières nouvelles, en se taisant à cet égard, me font espérer que vous ne vous en ressentez plus. Je ne puis, toutefois, me défendre de vous engager à ménager beaucoup une santé si précieuse à l'État et qui m'est particulièrement bien chère....»
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, 4 novembre 1831.
»Mon cher prince,
»... Le ministère continue à négocier avec la Chambre des pairs pour la faire consentir à se suicider. M. Périer est venu deux fois chez moi pour traiter cette question. Je n'ai pu admettre que le roi et le ministère n'aient, par leur faute, compromis cette question; mais j'ai pris l'engagement d'aider à écarter une trop grande dissidence entre les deux Chambres. Pour faire passer la loi, il faudra nommer trente ou quarante pairs, et, à ma connaissance, dix ou douze nominations ont été refusées. Cependant, je crois qu'on arrivera à une transaction.
»M. Sébastiani nous a donné encore un nouvel échantillon de sa manière de diriger les affaires de son ministère. Personne ne conserve un doute que le duplicata adressé au général Guilleminot n'ait point eu de primata[311]....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 10 novembre 1831.
»... Le roi de Hollande fera traîner son acceptation jusqu'au retour du courrier qu'il a envoyé à Pétersbourg, pour s'assurer de l'opinion du cabinet, qu'il croit différer de celle des plénipotentiaires russes à Londres. La réponse viendra dans les premiers jours de décembre, et celle qu'il fera faire à la conférence par ses plénipotentiaires suivra. Ainsi, nous avons naturellement vingt jours à attendre. Cela donne le temps aux journaux de dire et d'écrire toutes sortes de conjectures, toutes plus insensées les unes que les autres....»
Londres, le 15 novembre 1831.
»Nos articles sont signés. Les Belges vont crier, mais ils ont tort; tout est fait équitablement et, je crois, favorise les Belges, ce que je voulais, surtout du côté de la frontière qui touche la France. La Belgique paye beaucoup moins de la dette publique, qu'elle ne le faisait avant la séparation; ainsi, elle n'a rien à dire. Sa population est augmentée et le commerce intérieur, par les facilités qu'on lui donne, va beaucoup gagner; deux routes de commerce entre la Belgique et l'Allemagne, la jouissance de tous les canaux intérieurs, la jonction de l'Escaut au Rhin, et l'application de tout ce qui a été fait à Mayence pour la navigation des fleuves à la Belgique qui en jouira immédiatement.
»Je suis horriblement fatigué; hier notre conférence jusqu'à cinq heures du matin, et avant-hier jusqu'à quatre. Je crois avoir obtenu tout ce qui était possible d'obtenir. Il faut que la France appuie par tous ses moyens à Bruxelles nos articles qui sont excellents....»
Voici comment la conférence avait procédé pour arriver au résultat que j'indique dans ma lettre à madame de Vaudémont:
Les Chambres belges après des débats très animés, avaient accepté les vingt-quatre articles que nous avions adressés le 15 octobre aux gouvernements hollandais et belge; mais le ministère belge avait pris l'engagement de ne donner son adhésion définitive:
1o Qu'après avoir obtenu ou tenté d'obtenir quelques modifications aux articles;
2o Qu'après avoir acquis la certitude que le roi, élu par les Belges, serait immédiatement reconnu.
Le plénipotentiaire belge à Londres nous avait remis le 12 novembre une note pour faire valoir ces restrictions[312]. La conférence lui répondit le même jour que les vingt-quatre articles ne pouvaient subir de modification et qu'il n'était plus au pouvoir des cinq puissances d'en consentir une seule; par une seconde note du 14 novembre, la conférence prévint le plénipotentiaire belge que rien ne s'opposait à ce que les vingt-quatre articles reçussent la sanction d'un traité entre les cinq puissances et la Belgique, ce qui satisfaisait à la demande de reconnaître le roi élu par les Belges.
Cependant, la conférence informa le 13 novembre les plénipotentiaires hollandais de l'acceptation de la Belgique et leur offrit l'initiative de la signature du traité. Leur réponse ayant été négative, le 15 novembre le traité fut signé entre les plénipotentiaires des cinq cours et celui de la Belgique[313].
Ce traité reproduisait d'abord les vingt-quatre articles auxquels on ajouta les trois suivants:
Article XXV.—Les cours d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, garantissent à Sa Majesté le roi des Belges l'exécution de tous les articles qui précèdent.
Article XXVI.—A la suite des stipulations du présent traité, il y aura paix et amitié entre Leurs Majestés l'empereur d'Autriche, le roi des Français, le roi du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le roi de Prusse et l'empereur de Russie d'une part, et Sa Majesté le roi des Belges de l'autre part, leurs héritiers et successeurs, leurs États et sujets respectifs à perpétuité.
Article XXVII.—Le présent traité sera ratifié et les ratifications en seront échangées à Londres dans le terme de deux mois, ou plus tôt, si faire se peut.
Après la signature de ce traité, on aurait pu croire que la question du sort de la Belgique, qui depuis près d'un an tenait l'Europe en suspens, était définitivement réglée, sinon en ce qui concernait le Hollande, du moins en ce qui touchait la Belgique et les cinq puissances, mais on va voir que la chose n'était pas aussi simple, et que j'étais loin encore du terme de mes travaux. Comme précédemment, je laisserai parler la correspondance qui éclairera mieux que je ne pourrais le faire moi-même, sur les nouvelles difficultés qui survinrent.
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 16 novembre 1831.
»... Nous avons signé hier le traité avec la Belgique: voilà le prince Léopold reconnu ainsi que son pays. C'est une grande affaire de faite. La signature des cinq puissances à ce traité entraîne nécessairement l'adhésion du roi de Hollande. Il n'y a entêtement qui tienne, il faudra qu'il cède. Je crois qu'aux Tuileries on verra avec plaisir le courrier que j'envoie pour porter ce traité. C'est le premier que fait le roi, et il est utile à la France dont il couvre la frontière et à la Belgique qu'il rend indépendante.
»Je suis loin de penser à retourner à Paris; je ne l'ai dit à personne; c'est un des contes que fait madame de Flahaut, qui pense toujours à venir en Angleterre où elle ne peut pas venir parce qu'elle y est détestée, et parce que son mari n'est pas un assez gros personnage pour l'ambassade de Londres; car, sous d'autres rapports, il conviendrait. Il est aimable, connaît assez de monde et parle bien anglais; mais ici ce n'est pas tout.
»Je vais à Brighton respirer et faire ma cour au roi. Je viens de travailler outre mesure et j'ai besoin de repos. Dites-moi quel est le prétendu homme d'État qui a fait l'histoire de la Restauration? Cela n'est vrai que chronologiquement, c'est plein de faussetés et d'ignorance[314]....»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 18 novembre 1831.
»Le traité est arrivé hier soir, mon cher prince, je ne puis vous exprimer le plaisir que m'a fait la vue de la guirlande des cachets des représentants des cinq puissances, posés sur nos très chères couleurs. C'est une immense affaire que vous venez de terminer, j'ai besoin de m'en féliciter avec vous et de vous en faire mon compliment, du meilleur de mon cœur. Car, certes, il a fallu tout votre zèle, tout votre talent, votre habileté pour arriver à cet heureux résultat si important pour le bonheur de notre chère patrie et en vérité pour celui de toute l'Europe.
»Ce qu'il faut maintenant, pour que cette grande affaire soit réellement terminée, c'est d'obliger le roi de Hollande à se prononcer et à exécuter le traité. Il est bien essentiel pour tous que cela se fasse promptement, mais particulièrement pour le roi des Belges, car, si cette incertitude se prolongeait, elle le remettrait envers ses sujets, dans une position bien fâcheuse et qui serait tout à fait contraire à la dignité et aux engagements des cinq puissances qui viennent de signer ce traité. Je suis convaincue que vous voyez de même à cet égard et que tous vos efforts vont tendre à l'exécution prompte et parfaite du traité, ce qui est de la plus grande importance, du moins cela me paraît ainsi, comme de le faire signer au roi de Hollande.
»Rien de nouveau encore sur notre loi de la pairie qui est aussi une bien grande affaire. Je suis dans la même ignorance et la même attente à cet égard que la dernière fois que je vous ai écrit. Madame de Vaudémont m'a fait part de votre dernière lettre et j'ai donné connaissance de ce que vous y mandiez, à qui de droit....»
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, ce samedi 19 novembre 1831.
»Mon cher prince,
»Le traité de Londres du 15 novembre 1831 sera une grande époque dans l'histoire. Plus ses conséquences se développeront, plus la France appréciera le grand service que vous venez de lui rendre, et je suis pressé de vous témoigner combien je m'associe à cette appréciation et à tous les sentiments que ce grand succès doit inspirer pour vous. C'est une belle réponse à toutes les attaques par lesquelles on a vainement essayé de fausser la marche de mon gouvernement et la vôtre pendant le cours de ces longues et laborieuses négociations. C'est pour moi la plus douce récompense de la constance et de la ténacité avec lesquelles je vous ai soutenu ainsi que le général Sébastiani dans toutes les phases de cette longue lutte. La voilà enfin terminée d'une manière aussi solide qu'honorable, car je regarde le traité que vous venez de signer comme la fin des coupables espérances de ceux qui se croyaient certains de tout bouleverser par la guerre et qui ne la proclamaient inévitable qu'afin de se donner plus de moyens de l'allumer. Il est remarquable que c'était à la fois le langage des absolutistes et celui des propagandistes dans tous les pays, et ne vous dissimulez pas que pour achever de paralyser leurs efforts, il faut encore obtenir que le roi de Hollande signe et exécute le traité dans le plus court délai.
»Vous nous donnez l'assurance qu'il va s'y décider et j'en accepte l'augure avec d'autant plus de plaisir que je crois que ce n'est pas seulement notre intérêt particulier et même l'intérêt général de l'Europe qui doivent le faire désirer, mais que c'est éminemment le sien propre et celui de la Hollande qui lui prescrivent de renoncer au système de procrastination pour lequel il paraît pencher, et duquel je pense qu'on ne peut attendre que des malheurs pour lui-même et pour ses voisins. Il me semble que l'heureux accord qui s'est établi entre tous les plénipotentiaires de la conférence et que vous avez si efficacement contribué à maintenir, devrait suffire pour lui faire sentir que c'est le meilleur parti qu'il puisse prendre aujourd'hui.
«Vous connaissez, mon cher prince, tous les sentiments....»
LE COMTE DE FLAHAUT AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 19 novembre 1831.
«Vous voilà donc au but: ce n'est pas sans peine. Ce sera un bien grand résultat que d'être parvenu à maintenir la paix au milieu de toutes ces révolutions et ces déchirements. Qui aurait pu croire que le royaume des Pays-Bas, cette œuvre de la Sainte-Alliance, hostile à la France, pût être anéantie sans une guerre générale? Il fallait toute votre habileté. Vous avez été bien servi par le ministère actuel; mais auparavant, vous n'avez pas été sans difficultés partant d'ici. Mais vous voilà au port; car je ne crois pas à une véritable opposition, ni de la Hollande, ni de la Belgique. On a envoyé hier le maréchal Gérard à Bruxelles, pour bien dire qu'il n'y avait aucun appui à attendre d'ici pour une résistance aux conditions stipulées. On avait songé à m'y envoyer; mais Gérard vaut infiniment mieux et aura une voix bien plus puissante.
»La loi sur la pairie a été votée par les députés à une majorité de trois cent quarante-six voix; il n'y a guère moyen de résister à une manifestation aussi prononcée. Cependant, on ne sait pas encore ce que feront les pairs. Des folies, je présume....»
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 21 novembre 1831.
»Votre petite lettre du 15 ne m'est parvenue qu'hier au soir. Je vous remercie du fond de mon cœur. Chaque fois que vous m'écrivez vous m'allumez un flambeau au milieu des ténèbres, et je vois que vous poursuivez avec vigueur la carrière que la conférence a entreprise. La séparation de la Belgique d'avec la Hollande brise une forte machine de guerre placée sur notre frontière et sur les points les plus vulnérables. Cela vous est dû: et il n'y a que la crasse ignorance de nos députés et de nos journalistes, leur mauvaise foi, leur inspiration passionnée qui empêchent qu'on le dise et qu'on le reconnaisse.
»Le roi de Hollande a droit de ressentir vivement les façons peu courtoises de ses alliés. Comme la Prusse et la Russie consentent à sacrifier leurs relations de famille et que ces deux cabinets paraissent agir avec sincérité pour maintenir l'état de paix en Europe, je crois que le roi de Hollande accédera aux conventions déjà arrêtées; et si même, son consentement n'arrive pas dans les premiers jours de décembre, il ne peut tarder beaucoup au delà. Vous lui avez laissé, au reste, deux mois de temps, et je suppose que vous l'avez fait pour qu'il ait le temps de recevoir des réponses du nord. Il accédera donc, mais il restera, comme ses ancêtres Guillaume II et III, l'ennemi le plus irréconciliable de la France, et il formera autour de lui un foyer d'intrigues pour renverser ce qui existe ici. Il y a pour cela de puissants éléments, et l'alliance faite dans ce sens entre le carlisme et le bonapartisme, peut seconder et nourrir ses efforts.
»Pour le moment, l'attitude des cabinets de l'Europe est calme. Ils réfléchissent sur leur position, et regardent autour d'eux. Mais le ressentiment et la défiance germent dans leurs entrailles, et comment pourrait-il en être autrement? Nos tribunes, les intrigues révolutionnaires qui partent d'ici sans que le gouvernement puisse ou veuille l'empêcher, le langage insensé et insultant de nos journaux, sont autant d'excitations pour eux, à resserrer fortement les traités de Chaumont, signés contre la Révolution française. Je crois être sûr que les trois grandes cours se sont entendues de nouveau à ce sujet. Le langage de leurs légations en Allemagne, et en Italie, mielleux avec nos agents, est très excitant avec les petits États. On représente la France comme exigeant la plus sévère surveillance et on cherche à assurer et à fortifier les liens d'une étroite alliance, en cas qu'ici le parti révolutionnaire et du mouvement reprendrait le dessus. Il est impossible qu'il en soit autrement. Jusqu'à ce que l'Europe ait la conviction que la révolution de Juillet se consolide, il n'y aura pour la France accueil nulle part.
»Cependant, si dans deux ans ce qui a été établi est fortifié, croyez qu'à l'heure qu'il est, ici et à Pétersbourg, on pense déjà à un mariage, et que Pozzo, qui a vu manquer celui du duc de Berry, travaille celui qui peut être en projet. C'est même dans cet avenir que la demande du roi de Bavière pour son fils a été déclinée à Pétersbourg. Je ne doute pas que, si on pénètre ce projet à Londres et à Vienne, ces cours ne cherchent à le contrecarrer, comme cette dernière fait ce qu'elle peut à Naples pour en éloigner une princesse d'Orléans. Tout cela, mon cher prince, me prouve que la confiance a quelque peine à s'établir, et qu'il faut éviter tout ce qui peut l'altérer.
»Vous me demandez, qui est l'homme d'État qui publie la médiocre histoire de la Restauration? C'est un nommé Capefigue[315] journaliste et auteur de quelques autres ouvrages. Lié avec Mignet, il a eu, sous M. Molé, accès aux archives; il va chez Molé et Pasquier qui ont lu et corrigé sa publication. Il a cherché pendant plusieurs années à réunir un tas d'anecdotes en causant avec les uns et les autres; et il a conçu son plan pour se faire de l'argent. Après la publication des deux premiers volumes, j'ai fait sa connaissance, par M. Buchon[316]; j'ai voulu lui faire corriger quelques faits avancés par lui, mais mes efforts ont été inutiles. Il écrit pour son libraire; il veut faire dix volumes; et, pour les remplir, il accapare tout ce qui lui vient sous la main. M. Decazes s'est maintenant emparé de lui, et il lui fournit des matériaux pour écrire ce qui regarde son ministère. M. Capefigue avait, il y a quelque temps, une note qu'il disait lui être venue de Londres et de gens qui vous sont attachés. Elle renfermait l'idée d'une alliance entre la France, l'Angleterre et l'Autriche, qui se négociait. Il en a fait des articles pour quelques journaux, on en a causé; mais les initiés ont tout de suite dit que c'était une mystification; que M. de Metternich, peut-être, en laissait percer la possibilité, mais que, dans le fond, il s'en tiendrait à l'alliance continentale avec les deux cours de Berlin et de Pétersbourg.
»A l'heure qu'il est, il ne faut pas vouloir jeter la division parmi les puissances. Le monde se fond, se dissout, sous les coups de l'anarchie mentale qui a envahi la société humaine. Il faut constamment parler de réformer les abus, y toucher un peu, mais recréer de l'autorité.
»Les événements de Bristol[317] et ceux dont Londres peut être menacé, révèlent la plaie profonde qui ronge sourdement le sein de l'Angleterre. Lord Grey et son compère M. Brougham ont saisi la réforme sur une trop vaste échelle. C'est M. Necker avec son doublement du tiers. Quand les masses sont soulevées, sont poussées par des brouillons, par des La Fayette, qui peut les arrêter? C'est sous ce point de vue que le succès de la révolution belge produit un mauvais effet et il s'agit de le neutraliser. L'empereur Nicolas, en attendant, s'en est chargé en Pologne. Il faut ramener du repos dans les esprits, ou tout ira au diable.
»En Allemagne, on commence à être fou. Les tribunes de Munich et de Carlsruhe sont en délire. On se demande, à Berlin et à Vienne, comment y parer? Je conseille d'établir, par la diète de Francfort, que les débats ne seront pas publics et que les droits de la confédération générale ne sont pas sujets à être discutés. Cela servira d'arrêt.
»Notre Chambre des pairs a enfin reçu aujourd'hui son coup de grâce[318]. M. Casimir Périer et le roi en font un cadavre. Le premier médite de dissoudre la Chambre des députés après que le budget de 1832 sera voté. Je ne le conseille pas. On en aurait probablement une plus mauvaise. Il faut laisser celle-ci épuiser ses sottises.
»Le prince Paul de Wurtemberg me prie de vous rappeler ses vœux et son ambition de courir les chances de ce malheureux Capo d'Istria. Je crois que le choix de sa personne comme roi de Grèce ne serait pas mauvais....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 2 décembre 1831.
»... Je ne sais rien de cette affaire de Lyon que par les journaux[319]; elle inquiète ici. Le souvenir de Bristol et la crainte de Manchester[320] ne laissent pas le pays sans quelque souci. On désire ardemment que cela finisse et que l'on trouve quelque arrangement qui, sans être trop une concession, satisfasse les gens qui n'ont pas de quoi vivre avec la journée qui leur est payée dans les grandes fabriques. C'est un problème qui est difficile à résoudre. Mon opinion n'est pas que la population soit trop nombreuse pour la totalité du territoire, mais elle n'est pas bien distribuée et c'est de cette distribution dont le gouvernement devrait s'occuper. Et, pour le faire, au lieu de donner des secours en masse dans tel endroit, dans une grande ville, il faut ordonner un travail dans un département où il y a beaucoup de défrichements à faire, beaucoup de marais à dessécher. Ce travail-là, on le payerait à des hommes d'un autre département qui y viendraient, car on vient toujours où il y a un travail et un salaire. Ainsi en Auvergne, en Limousin, en Nivernais, en Berry, on n'a pas les bras suffisants; il faut faire des efforts là pour y appeler du monde. Cela soulagerait des provinces où il y a trop, et cela enrichirait les provinces qui manquent. En Berry, par exemple, nous avons besoin de trois cent mille âmes; en Nivernais, on manque aussi. Des avantages accordés à ceux qui iraient en appelleraient beaucoup: c'est là de la bonne administration....»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 4 décembre 1831.
»Mon prince,
»Il y a longtemps que j'éprouve le besoin de vous adresser de nouveau l'expression de la gratitude que nous devons à vos soins dans le cours difficile des négociations au milieu desquelles vous avez assuré au représentant de la France le rang et l'influence qui lui appartiennent.
»Le gouvernement n'attendait pas moins de cette haute expérience dont les inspirations ont si heureusement préparé le traité qui vient de fonder les relations des grandes puissances sur le pied d'une égalité politique et d'une communauté d'intérêts désormais incontestable pour tout le monde.
»Je me félicite, mon prince, d'avoir à vous remercier à la fois comme président du conseil du roi, comme député, comme Français, de la part notable que vous avez prise à cette importante transaction qui commence, en quelque sorte, l'ère nouvelle d'un autre droit public dont l'unique objet sera d'assurer le repos des peuples et le développement paisible des bienfaits de la civilisation.
»Mais l'Europe, mon prince, entrée ainsi dans cette voie, ne peut plus permettre à personne, vous le sentez comme moi, d'y semer des obstacles. Je ne doute donc pas que vous n'ayez insisté, et que vous n'insistiez encore avec persévérance, pour écarter les vaines difficultés que le roi de Hollande semble essayer d'opposer encore aux déterminations des puissances. Il est temps d'en finir. Le roi le veut aussi sincèrement que ses alliés qui se sont engagés, comme lui, à assurer l'exécution des vingt-quatre articles, et j'ose réclamer de votre part les soins les plus actifs pour ajouter cette dernière garantie à l'œuvre de pacification dont l'affermissement doit d'autant plus vous tenir à cœur que vous y avez eu le plus de part. C'est l'accompagnement indispensable du désarmement général qui est dans la volonté et dans l'intérêt de tous et dont un incident isolé ne doit pas contrarier plus longtemps l'exécution.
»Je ne puis, mon prince, vous parler des intérêts de l'État sans y trouver, avec empressement, l'occasion de m'applaudir des relations plus étroites qu'ils ont établies entre nous deux et que la présence de mon fils près de vous me rend si précieuse. Je suis heureux de penser qu'il contribue, par son assiduité et son zèle, à vous rappeler sans cesse les sentiments de son père, et je fais des vœux ardents pour que son avenir témoigne à tous, un jour, sous quels auspices il est entré au service du roi et du pays....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A M. CASIMIR PÉRIER.
«Londres, le 10 décembre 1831.
»Monsieur,
»Dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le 4 de ce mois, votre amitié vous fait dire des choses dont je sens tout le prix. Vous oubliez que ce que j'ai eu à faire a été bien moins difficile, du moment où l'administration de notre pays a été dirigée par une volonté forte et avec cet esprit de franchise auquel j'entends chaque jour donner les plus grands éloges et qui est devenu un gage de sécurité pour l'Europe.
»L'obstination du roi de Hollande nous empêche de dire aujourd'hui que les affaires de Belgique sont terminées, mais le fait est que plus tôt ou plus tard, c'est-à-dire dans plus ou moins de semaines, il faudra qu'il cède. La marche méthodique que nous suivons nous a réussi avec la Belgique; en ne précipitant rien, nous réussirons de même avec la Hollande. L'accord qui existe et qu'il faut soigneusement entretenir entre les grandes puissances finira par écarter les difficultés qui existent encore. Les réponses de Pétersbourg doivent, à ce que dit le prince de Lieven, arriver sous peu de jours et dissiperont les illusions que le roi Guillaume se fait encore. Attendons, s'il est nécessaire. Ne pas se presser dans les démarches que l'on a à faire a un grand avantage: c'est que, quand on ne se presse pas, cela prouve qu'on est bien.
»Permettez-moi de vous engager à laisser l'assemblée faire des économies tant que cela lui plaît; cela ne vaut pas la peine de rompre des lances tous les matins; le bon sens fera changer bientôt tout ce que l'amour de la popularité aura fait faire cette année. Comme la liste civile est fixée pour tout le règne, c'est elle seule qui mérite vos efforts.
»Je suis fort aise que vous me laissiez encore quelque temps M. votre fils. Dans le courant de sa carrière, il trouvera bien peu de circonstances où il y ait tant à apprendre. Non seulement les affaires politiques qu'il suit avec moi, mais les discussions parlementaires de cette année, lui serviront toute sa vie. Je ne saurais donner trop d'éloges à son caractère, à son assiduité, au désir qu'il a d'être utile et aux développements que fait son esprit chaque jour.
»Je vous renouvelle, monsieur....
»P.-S.—Ne vous découragez pas! C'est là tout ce que l'Europe vous demande.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 15 décembre 1831.
»Une réponse de Hollande est arrivée; elle a quarante pages in-folio et je suis obligé de la lire. Je vous assure que j'aimerais mieux lire quarante pages de votre mauvaise écriture.—En résultat, le roi de Hollande accepte les limites, se soumet à la répartition de la dette et demande qu'il soit fait, entre lui et la Belgique, un traité qu'il veut négocier, pour établir la navigation sur les rivières et les droits sur les canaux[321].... Cela veut dire qu'il adopte ce qui est bon pour lui, c'est-à-dire les limites, et qu'il se refuse à ce qui convient à la Belgique, c'est-à-dire à la libre navigation des fleuves et des canaux.
Tout cela s'arrangera, mais avec peine. Le roi Léopold nous embarrasse un peu en déclinant son engagement sur les forteresses, engagement qu'il a pris avec M. de Latour-Maubourg et dans une lettre qu'il a écrite au roi Louis-Philippe[322]. Il faudra bien aussi que cela s'arrange sans trop se fâcher. Le principe de la démolition est établi et reconnu, l'injure faite à la France est réparée et quarante-cinq millions que coûtent aux alliés les forteresses sont perdus. Voilà le vrai résultat de ce traité qui serait meilleur sans la négociation à part que l'on a voulu faire à Bruxelles et qui a mis ici tout le monde en méfiance....»
Londres, le 17 décembre 1831.
»... Je vais aller entendre la lecture de la note de quarante pages, envoyée au Foreign Office avant-hier. Quand on a raison, on n'écrit pas quarante pages.—A Paris, on sera mécontent du traité sur les forteresses; mais cette affaire se traite sans moi dans des conférences des quatre puissances et du plénipotentiaire belge. La France recommande, mais ne répond pas et n'entraîne pas. C'est, du reste, lord Grey qui est effrayé de la motion de lord Aberdeen[323], soutenue par le duc de Wellington, ce qui rend plus difficile à défendre la question des forteresses. Depuis que l'on a transporté à Bruxelles la négociation des forteresses, on a ici de la méfiance. Cette affaire, traitée à part, a déplu depuis qu'elle est devenue publique. J'avais recommandé le secret, on ne l'a pas gardé....»
Pour l'intelligence de cette lettre et de celles qui vont suivre, il est indispensable de revenir encore une fois sur cette affaire de la démolition des forteresses belges. C'est à l'époque où je suis parvenu qu'elle me causa les plus graves difficultés, puisqu'elle retarda quelque temps l'envoi des ratifications françaises au traité du 15 novembre. Dussé-je répéter des explications déjà données, je reprendrai la question à son origine; elle était assez importante pour me valoir l'indulgence de ceux qui seront condamnés à lire ceci.
J'ai déjà dit qu'à mon instigation et par un protocole que je n'avais point signé, les plénipotentiaires des quatre cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie avaient admis le principe de la démolition d'un certain nombre de places fortes belges. Je crois devoir donner ici ce protocole même qui porte la date du 17 avril 1831:
«Les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie s'étant réunis, ont porté leur attention sur les forteresses construites aux frais des quatre cours, depuis l'année 1815, dans le royaume des Pays-Bas, et sur les déterminations qu'il conviendrait de prendre à l'égard de ces forteresses, lorsque la séparation de la Belgique d'avec la Hollande serait définitivement effectuée.
»Après avoir mûrement examiné cette question, les plénipotentiaires de quatre cours ont été unanimement d'opinion que la situation nouvelle où la Belgique serait placée et sa neutralité reconnue et garantie par la France devraient changer le système de défense militaire adopté pour le royaume des Pays-Bas; que les forteresses dont il s'agit seraient trop nombreuses pour qu'il ne fût pas difficile aux Belges de fournir à leur entretien et à leur défense; que d'ailleurs l'inviolabilité, unanimement admise, du territoire belge offrait une sûreté qui n'existait pas auparavant; qu'enfin une partie des forteresses construites dans des circonstances différentes pourrait désormais être rasée.
»Les plénipotentiaires ont éventuellement arrêté, en conséquence, qu'à l'époque où il existerait en Belgique un gouvernement reconnu par les puissances qui prennent part aux conférences de Londres, il serait entamé entre les quatre cours et ce gouvernement une négociation à l'effet de déterminer celles desdites forteresses qui devraient être démolies.»
Ce protocole est aussi net et catégorique que possible; j'en avais eu connaissance au moment de sa signature. Il existait donc un engagement décisif sur ce point de la part des quatre puissances. A l'époque du départ du prince Léopold pour Bruxelles, on se souviendra que j'avais cherché à obtenir de lui une déclaration écrite qui confirmât de sa part la résolution adoptée par les quatre puissances. Le prince ne me fit, j'en conviens, qu'une réponse assez vague, mais des termes de laquelle, cependant, il était possible de faire découler un engagement. Le gouvernement français ne s'était contenté ni de cette lettre, ni du protocole du 17 avril, qui, à la vérité, n'avait point été publié. Il voulait, à l'ouverture des Chambres françaises, pouvoir proclamer un fait qui était de nature à produire un certain effet sur la nouvelle Chambre qu'on réunissait et, en général, sur les esprits en France. Les plénipotentiaires des quatre cours consentirent encore, sur ma demande, à ce qu'on donnât la publicité au protocole du 17 avril, qui me fut, en conséquence, notifié officiellement par eux le 14 juillet. Ils en adressèrent également une notification au gouvernement belge, le 29 du même mois; mais avant cette dernière notification, le roi Louis-Philippe, en ouvrant les Chambres le 23 juillet, avait annoncé la démolition des forteresses. De là, grande rumeur à Bruxelles et embarras du roi Léopold qui, en présence du récri des Belges, témoigna d'abord quelque hésitation à remplir la condition qui lui avait été imposée par les quatre cours. On s'alarma, à mon sens, inutilement à Paris, et on envoya sur-le-champ M. de Latour-Maubourg à Bruxelles pour arracher un consentement du gouvernement belge, qui se trouvait en même temps fort compromis par la malencontreuse expédition des Hollandais contre lui. Le roi des Belges, pressé par les circonstances, finit par donner, le 8 septembre, une déclaration qui énonçait que, conformément au principe posé dans le protocole du 17 avril, il s'occupait à prendre, de concert avec les quatre puissances, des mesures pour la démolition d'un certain nombre de forteresses désignées. M. de Latour-Maubourg emporta cette déclaration à Paris, et le général Goblet arriva à Londres muni des pouvoirs du gouvernement belge, pour y suivre, avec les plénipotentiaires des quatre cours, la négociation indiquée dans le protocole du 17 avril.
La publicité donnée à ce protocole par le discours du roi Louis-Philippe avait provoqué aussi des débats dans le parlement anglais sur cette question. Lord Grey, à la Chambre des pairs, et lord Palmerston, à la Chambre des communes, avaient dû déposer le protocole du 17 avril, en faisant bien remarquer qu'il ne s'agissait que d'une négociation entre les quatre cours et la Belgique, dont la France était exclue. Ils imposèrent ainsi le silence aux clameurs de l'opposition. Mais leurs inquiétudes s'éveillèrent lorsqu'ils apprirent qu'une négociation à part se suivait à Bruxelles entre M. de Latour-Maubourg et le gouvernement belge, pendant que les troupes françaises occupaient encore la Belgique; c'était un démenti donné à leurs assertions devant le Parlement. Lord Granville exprima ces inquiétudes à M. Sébastiani, qui, pour les apaiser, demanda que les quatre puissances fissent un nouveau protocole, confirmatif de celui du 17 avril, par lequel on lierait plus explicitement le gouvernement belge à l'obligation de démolir un certain nombre de forteresses et qui remplacerait la convention faite à Bruxelles. On y consentit, mais on oublia seulement, dans le protocole dressé à cette occasion, le 29 août 1831, de faire mentionner les forteresses à démolir, comme on l'avait fait dans la convention de Bruxelles entre M. de Latour-Maubourg et le gouvernement belge.
Non seulement, on me tint en dehors de toutes ces transactions, mais le gouvernement français lui-même en garda le secret envers moi. Je n'en ressentis pas moins les effets de la méfiance que ces manières de procéder ne pouvaient manquer d'inspirer aux plénipotentiaires des quatre cours; j'eus beaucoup de peine à la détruire pour ce qui me concernait personnellement.
Cette méfiance exploitée par le général Goblet, plénipotentiaire belge à Londres, fit apporter des modifications dans la désignation des forteresses à démolir. Ainsi, dans la déclaration donnée par le roi des Belges à M. de Latour-Maubourg, c'étaient les forteresses de Charleroy, Mons, Tournai, Ath et Menin, qui devaient être démolies; tandis que, dans une convention signée le 14 décembre entre les plénipotentiaires des quatre cours et le général Goblet, c'étaient les forteresses de Menin, Ath, Mons, Philippeville et Marienbourg qui étaient désignées comme devant être démolies. C'est cette dernière convention qui donna lieu à la correspondance qui va suivre, et que nous croyons maintenant avoir élucidée[324].
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 16 décembre 1831.
»Mon cher prince,
»Les dépêches que le général Sébastiani vient de me communiquer, me font voir que la négociation relative à la démolition des forteresses prend une tournure qui me cause beaucoup d'inquiétude, et qui m'est personnellement doublement pénible, par suite de l'engagement solennel que j'ai pris à cet égard envers les Chambres et la nation sur la foi qui m'était donnée. C'est ce qui me détermine à vous en écrire moi-même, outre tout ce que le général Sébastiani vous mande officiellement, pour que vous soyez dépositaire de mes sentiments personnels et que vous puissiez même, au besoin, les faire connaître à ceux auprès desquels j'aime à croire qu'ils auraient quelque poids.
»Je dois donc commencer par vous dire, mon cher prince, que je n'aurais pas signé les arrangements relatifs à la Belgique; que surtout je n'aurais pas accepté sa neutralité perpétuelle, si je ne m'étais pas fié à l'engagement de la démolition des places érigées pour nous menacer, et si j'avais pu croire qu'on voulût laisser subsister, sur un territoire neutre, des arsenaux d'hostilités. Et qu'on y pense bien, mon cher prince, en point de droit, cette conservation des places nous donne celui de ne pas les respecter, et après les promesses qui nous avaient été données, elle serait à mes yeux un objet de guerre légitime. Je n'ai pas besoin de vous dire que par là je prétende m'engager à la faire dans ce cas, mais seulement que le droit en serait incontestable, et que la question de la faire ou de ne pas la faire deviendrait optionnelle. Je ne crois pas qu'il convienne à l'Angleterre, ni à aucune des puissances de la conférence, de placer la France dans une position où elle croie avoir ce droit, surtout après la bonne foi et la loyauté que nous avons mises l'été dernier à évacuer ces places après les avoir occupées.
»Actuellement on me demandera pourquoi je ne désire pas que Philippeville et Marienbourg soient rasées comme les autres places, et je répondrai à cette question, avec la même sincérité, que ces deux places n'ont pas été construites comme les autres avec les deniers des puissances, mais que la France les a cédées, et que c'est précisément parce qu'elles ont été françaises, que l'orgueil national considérera leur démolition comme une insulte[325]. Il ne faut pas se dissimuler, mon cher prince, que la cession de ces deux places est une plaie toujours saignante pour nos vanités nationales, que la voix du pays serait disposée à me reprocher ainsi qu'à mon gouvernement de n'en avoir pas exigé la restitution péremptoirement et à tous risques, et je crois pouvoir avancer qu'il n'y a de moyens de la calmer que de conserver Philippeville et Marienbourg et de détruire les autres places.
»Mais, si au lieu de cet arrangement sur lequel je croyais pouvoir compter, la France voit détruire Philippeville et Marienbourg, tandis qu'on conserve Ypres, Tournai et Charleroy, je crois qu'il en résultera une sensation dont les conséquences sont effrayantes; et, en fait, il est certain qu'Ypres d'une part, et de l'autre Charleroy et Namur, liées par le point central de Tournai, présentent à la France une ligne d'opérations qui réduit la neutralité belge à une illusion. La conservation de ces places est, d'ailleurs, un mauvais calcul tant pour la France que pour les puissances, dans l'état actuel des choses; car, il faut bien le dire, sans vouloir, à Dieu ne plaise! élever des soupçons contre personne, une perfidie ou une surprise peuvent toujours, tant que ces places subsistent, les faire tomber au pouvoir de l'une ou de l'autre partie, et, par conséquent, leur existence est tout à la fois une cause d'inquiétude et d'attraction dont il est désirable, de part et d'autre, de se débarrasser.
»Il est d'ailleurs fort désirable, dans l'intérêt de la Belgique, et même dans celui de l'Europe, qu'elle ne soit pas écrasée de dépenses, qu'elle aurait de la peine et que même elle ne pourrait probablement pas supporter. Tel serait, cependant, l'entretien des places qu'on voudrait conserver, et surtout celui des garnisons, sans lesquelles il m'est, plus qu'à un autre, permis de dire qu'elles seraient à notre merci, ce dont je ne me soucie nullement. La France ne pourrait jamais consentir à ce que ces places fussent considérées comme un dépôt des puissances entre les mains du roi des Belges, et qu'à défaut de troupes belges, on s'avisât de vouloir en confier la garde à des étrangers, car ce serait non seulement créer une cause légitime de guerre, mais placer la France dans la nécessité de la faire pour s'y opposer. Mais l'exclusion du roi des Belges de la Confédération germanique est suffisante pour écarter toute crainte à cet égard, et seulement on doit dire que, plus il est évident que la Belgique est, par elle-même, hors d'état d'entretenir ces places à ses frais et d'y mettre des garnisons suffisantes, plus il est nécessaire, dans tous les intérêts, qu'elles soient démolies.
»Je sais, mon cher prince, que votre opinion et celle de mes ministres sont d'accord avec celle que je viens de vous manifester, mais j'étais bien aise que vous connussiez mes sentiments personnels, car j'aime toujours à vous les confier et à saisir toutes les occasions de vous témoigner combien j'apprécie tout ce que vous avez fait dans la mission épineuse où vous venez d'obtenir un succès aussi brillant pour vous qu'important pour la France et pour moi. J'espère que vous allez achever de le consolider, en faisant prendre à la négociation sur les forteresses une meilleure direction que celle qu'on paraît disposé à lui donner. MM. Périer et Sébastiani vous seconderont de leur mieux, comme ils l'ont fait constamment; et vos efforts réunis préserveront la France et l'Europe des dangers que cette fausse direction pourrait faire naître; car, ne vous y trompez pas, ceci est grave; et nous avons affaire à des opinions très irritables.
»Recevez, mon cher prince, l'assurance de tous les sentiments que vous me connaissez depuis longtemps pour vous, et qui sont bien sincères....»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 19 décembre 1831
»Je vous remercie beaucoup, mon cher prince, de votre lettre du 15 décembre, et je suis charmée que vous ayez été content de la mienne; mais je ne puis vous dire combien j'ai été surprise et affligée de la manière dont la conférence essaie de finir l'affaire des forteresses et de la conduite du roi Léopold, dans cette circonstance, qui est en opposition avec les engagements qu'il a pris. Tout cela est mal et vilain, surtout quand du côté de notre cher roi et de son gouvernement, il n'y a que loyauté et franchise. Il est impossible de se laisser jouer ainsi. Je suis bien fâchée que vous n'ayez pas assisté aux conférences où cette détestable décision a été prise, car je suis bien sûre que vous l'auriez empêchée. Maintenant c'est à vous d'en faire revenir. Je sens que c'est une tâche difficile, mais ce sont celles-là qui vous conviennent, et il me semble que vous avez de bonnes et belles armes à employer pour cela, en faisant valoir toute la franchise, la loyauté de notre cher roi dans toute cette affaire; et encore, au mois d'août, en retirant nos troupes de ces forteresses de la Belgique, se confiant en l'honneur de ceux qui faisaient alors de belles promesses, qu'il faut, mon cher prince, que vous fassiez exécuter. Cela est bien grave et de la plus grande importance pour notre bien-aimé roi et la France, et c'est une grande et belle tâche que vous avez à remplir; et je vous avoue que je crois que quand la conférence sera bien convaincue que le roi ne veut pas accéder à cet arrangement, elle fera celui qui peut convenir à la dignité de la France.
»C'est parce que le roi voyait cette tendance, qu'il se décida à envoyer M. de Maubourg à Bruxelles, traiter directement cette affaire avec le roi Léopold, et obtenir de lui un engagement, ce que vous ne pouviez faire de Londres et que, vous conviendrez, il est bien bon d'avoir maintenant.
»Je suis indignée de toute cette affaire, mais cependant, mon cher prince, j'ai toute confiance en notre bon droit, en votre zèle et en votre talent, pour seconder les efforts de notre cher roi, ce qui me donne la conviction intime qu'il sortira de cette vilaine affaire avec avantage. Il me tarde d'avoir de vos nouvelles et que vous me disiez ce que vous en pensez; mais, pour cette fois, il faut tout finir et faire expliquer ce roi de Hollande et tenir ce que l'on a promis.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS-PHILIPPE.
«Londres, le 22 décembre 1831.
»Sire,
»Votre Majesté attache une grande importance à la démolition des places fortes en Belgique, qui ont été élevées pour rappeler nos défaites, et elle sent que c'est à Elle à effacer ces témoignages insultants de nos malheurs. Mais, Sire, ce serait voir d'une manière trop sombre ce qui vient de se passer que de l'attribuer à un retour vers la Sainte-Alliance.
»Les gages de sagesse et de modération que votre gouvernement donne chaque jour à l'Europe ont détruit à jamais cette ligue formée contre la liberté des peuples.
»Je suis désolé de ce qu'il arrive de ce côté-ci, où vous avez la bonté de me supposer quelque influence, de l'inquiétude ou même des peines pour Votre Majesté. Je voudrais n'avoir à lui annoncer que des résultats sur lesquels ses yeux se reposassent avec plaisir.
»Les intrigues belges, où se laisse apercevoir toute la faiblesse d'un gouvernement nouveau et incertain, ont amené la convention dont nous avons à nous plaindre. Les graves circonstances où se trouve le ministère anglais, et la crainte exagérée que lui inspirent les attaques amères de lord Aberdeen ont également servi l'intrigue belge. Le mal est venu de Bruxelles, le remède ne peut venir que du même point. Ce que je dis là n'a pas pour objet de m'épargner aucune démarche, car j'en fais vis-à-vis de tous les hommes importants, non seulement auprès des membres de la conférence, mais aussi auprès de tout ce qui est influent dans le cabinet anglais. Le soir, quand je me rends compte de ma journée, ma conviction augmente, et je reste persuadé qu'une action utile ne peut venir que de la Belgique. Aussi, cela ne peut être que de l'influence de Votre Majesté sur le roi Léopold que pourront venir les changements que vous désirez.
»Cette question est pleine de difficultés, parce que la manière d'arriver à une solution qui nous convienne serait que le gouvernement belge ne ratifiât pas, et ce moyen-là, qui peut-être est le seul véritable, a le danger de compromettre le sort du traité du 15 novembre qui forme, entre nous et les puissances, des liens qu'il serait très malheureux de voir s'affaiblir dans l'état actuel de l'Europe.
»Les observations si fortes et si sages que fait Votre Majesté m'ont fourni de nouveaux moyens de discussion avec lord Grey et lord Palmerston, et avec des formes plutôt tristes qu'animées, je crois n'avoir rien oublié de ce qui pouvait les bien convaincre de votre juste mécontentement. Lord Grey qui professe une sincère admiration pour Votre Majesté, a éprouvé une vive douleur de la manière dont cette affaire des forteresses était saisie en France. Lord Palmerston regrette aussi que la négociation donne des résultats qui déplaisent au gouvernement de Votre Majesté. C'est à tel point que je crois qu'ils disent sincèrement, quand ils assurent qu'ils ne comprennent ni l'un ni l'autre que le gouvernement du roi en soit aussi blessé que je leur ai dit qu'il devait l'être.
»Je suis vraiment désolé, Sire, des contrariétés que Votre Majesté éprouve, mais j'ai besoin de croire que ce n'est ma faute en aucune manière. Tout aurait été évité, si les Belges avaient agi ici avec moins de mystère, pour ne pas dire, avec moins d'intrigue, et peut-être aussi si l'engagement de Bruxelles avait été tenu plus secret.
»Je suis....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.
«Londres, le 27 décembre 1831.
»A la manière dont a été conduite par les Belges l'affaire des forteresses, je crois qu'aujourd'hui il est impossible d'arriver à faire ce que désire le roi. Mademoiselle doit être bien sûre que j'y ai employé tous mes efforts. Mais, à présent, regardons bien l'affaire en elle-même, et nous trouverons que son importance n'est pas bien grande. On abat des forteresses, celles qui sont près de nous, Ath et Mons: ainsi, voilà une réparation faite à la France. Il faut prendre cela du bon côté et se souvenir, pour une autre occasion, qu'il ne faut pas abandonner à eux-mêmes les gouvernements nouveaux et faibles.
»Dans la crise qui est toujours menaçante et qui le sera longtemps encore en Europe, il est du premier intérêt que les gouvernements, qui ont une analogie quelconque, marchent ensemble. L'affaire de la Pologne réunit, par leur intérêt, trois gouvernements; deux seuls ont un intérêt divers; il faut que ceux-là restent unis, et fassent même pour cela des sacrifices, si cela est nécessaire. Je confie mon opinion à Mademoiselle pour qu'elle veuille bien en faire usage avec qui de droit....»
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, ce 26 décembre 1831.
»Mon cher prince,
»Votre lettre du 22 me paraît exiger quelques explications de ma part, et je suis d'autant plus empressé de vous les donner, moi-même, que le général Sébastiani est bien malade[326], ce qui m'afflige profondément, qu'il est tout à fait hors d'état de vous écrire et de s'occuper d'aucune affaire, et que je tiens infiniment à vous développer ma manière de voir sur cette grande et importante affaire de la Belgique.
»On nous fait quelques reproches, parmi lesquels un surtout vous paraît fondé; car, quoique vous m'ayez ménagé avec votre obligeance ordinaire pour moi, en ne m'en parlant pas dans votre lettre, vous en avez souvent parlé dans vos dépêches: c'est celui de la mission à Bruxelles de M. de Latour-Maubourg. Si cette mission avait un caractère de méfiance, ce ne pouvait être, dans ma manière de voir, qu'envers le roi Léopold ou le gouvernement belge, mais nullement envers vous, mon cher prince, ni même envers les quatre puissances. Relativement à vous, ni moi ni mes ministres, nous n'avions ni ne pouvions avoir ni soupçons, ni méfiance d'aucun genre. Le protocole du 17 avril était en quelque sorte votre ouvrage, et c'était évidemment à vous que la France devait de l'avoir obtenu. Il y a plus: vous aviez eu l'heureuse idée de demander au roi Léopold une lettre qui contînt un engagement sur la démolition des forteresses, c'est-à-dire à peu près la même chose que ce qui était l'objet de la mission de M. de Latour-Maubourg; et la lettre qu'il vous a adressée était moins un engagement qu'un avertissement qu'il ne s'engageait à rien. Il était donc assez naturel, surtout après le petit service que nous lui avions rendu dans l'intervalle, que nous cherchassions à obtenir de lui à Bruxelles l'engagement qu'il ne vous avait pas donné à Londres.
»Ce n'était pas plus un acte de méfiance envers les puissances que ne l'avait été votre demande au roi Léopold. C'était uniquement le désir d'obtenir de lui un engagement semblable à celui que les puissances nous avaient donné par le protocole du 17 avril, afin que les deux parties, qui devaient faire entre elles et sans nous un traité sur des objets qui ne nous étaient étrangers que sous le point de vue pécuniaire, fussent liées à nous par un engagement semblable. Certes, mon cher prince, nous avons quelque droit d'exiger des puissances de ne pas être accusés de méfiance envers elles, quand on considère en outre ce qu'a été la conduite de la France, dans tout le cours de l'affaire de la Belgique et surtout la manière dont les places belges ont été évacuées, après qu'il n'avait tenu qu'à nous de les faire sauter en l'air dix fois pour une. Si mes contemporains ne me rendent pas toute la justice que je crois mériter à cet égard, au moins, j'ai la confiance que je l'obtiendrai de la postérité.
»Je vois aussi par une de vos dépêches, qu'on nous reproche d'avoir gâté l'affaire en ayant donné trop de publicité au protocole du 17 avril.
»Ici, mon cher prince, je vous rappelerai qu'avant que mon conseil eût décidé qu'il en serait parlé dans le discours du trône, le général Sébastiani vous a consulté, et que vous avez cru, comme nous, que cela pouvait se faire, et je puis vous assurer que si nous avons cru que cette communication serait utile pour satisfaire notre orgueil national, nous avons cru aussi qu'il était bon de montrer que les puissances ne cherchaient pas à le blesser, ni à léser en rien les intérêts de la France, mais nous avons cru surtout que rien n'était plus propre que cette communication pour réconcilier l'opinion publique au choix du prince Léopold, qui, comme vous savez, avait eu peu de succès en France, où, en général, on ne voyait en lui, qu'un lieutenant de l'Angleterre ou de la Sainte-Alliance. Nous avons voulu montrer à la France et à la Belgique où cela n'aurait pas mieux réussi, que le système de 1815 était abandonné par les puissances, que la dissolution du royaume des Pays-Bas qui suffisait pour le rendre impossible, en était un gage, aussi bien que la démolition des forteresses de 1815 et l'exclusion du roi des Belges de la Confédération germanique; et je n'ai aucun doute, mon cher prince, que tout cela n'ait été éminemment utile, tant pour maintenir la paix, que pour soutenir mon gouvernement dans l'intérieur et raffermir celui du roi Léopold en Belgique.
»Ce n'est donc pas la valeur intrinsèque de ces actes qui a fait prendre à la négociation sur les forteresses, la tournure que nous déplorons à présent; mais c'est l'action simultanée et peut-être réunie de l'opposition des tories et des intrigues belges. Vous avez très bien fait de le faire sentir aux ministres anglais; car, c'est ce qui doit leur démontrer qu'il n'est pas plus conforme à leurs intérêts qu'aux nôtres, que le traité de M. Van de Weyer ou de M. Goblet, soit maintenu dans les termes où il a été signé. Le roi Léopold et son gouvernement devraient le sentir bien mieux encore; car, que deviendront-ils, si, par suite de cette malheureuse anicroche, ils amènent l'annulation du traité que la conférence des cinq puissances a signé le 15 novembre? Vous le dites avec raison, mon cher prince, et c'est d'autant plus à craindre, que c'est certainement ce que veut le roi de Hollande et peut-être ce que l'empereur de Russie veut aussi. C'est là ce que je crois que vous pouvez faire valoir avec beaucoup d'effet auprès du gouvernement anglais; et nul n'est plus capable que vous, de donner à ces craintes, qui ne sont que trop fondées, tout le développement dont elles sont susceptibles.
»Je ne crains pas d'avancer, mon cher prince, qu'il n'est pas plus dans la pensée du gouvernement anglais que dans celle du gouvernement français de vouloir allumer la guerre, et qu'au contraire l'un et l'autre éprouvent également le besoin de la paix et le désir de la conserver; mais la paix est dans la solution à l'amiable de la question belge, et cette solution ne peut s'opérer que par l'union intime de la France et de l'Angleterre; mais pour que cette réunion se maintienne, il faut s'entendre à l'avance, avant de conclure avec d'autres des arrangements qui pourraient la troubler. Or, c'est là ce qui résulte de la cachotterie qu'on nous a faite à Londres et à Bruxelles, des arrangements qu'on faisait sur les places. On ne voulait pas que nous intervinssions dans cette négociation, parce que nous n'avions pas concouru à celle qui avait précédé; et c'était simple, mais, si on nous avait communiqué ce qu'on voulait conclure, on ne se serait pas mis, et on ne nous aurait pas mis dans la position embarrassante dont il faut tous vos efforts et tous vos moyens pour nous tirer aujourd'hui. Mais, si le gouvernement anglais se pénètre bien, d'une part, que nous n'avons aucune arrière-pensée dans ce que nous lui demandons, et que, de l'autre, nous ne lui demandons que de ne pas perpétuer ou renouveler un système impossible, qui est celui d'après lequel on avait constitué le royaume des Pays-Bas, il ne verra plus que le danger qui nous menace du côté de la Hollande et de la Russie, il fera modifier le traité des places de manière que le roi Léopold ne soit pas placé à l'avenir dans des rapports différents avec quatre des cinq puissances, de ceux qui sont établis avec toutes les cinq. Ceci doit être pour la France, un sine qua non, et le reste est secondaire.
»Quoique cette lettre soit déjà beaucoup trop longue, je veux encore vous faire observer quelle serait la position du roi Léopold, s'il ratifiait un traité avec quatre puissances collectives, avant que la quatrième eût, non seulement ratifié ce traité particulier, mais, même le traité général des cinq puissances, qui établit l'indépendance de son État, et l'en reconnaît roi? Je crois donc que, par la force des choses, la ratification du traité avec les quatre puissances ne saurait avoir lieu tant que la Russie n'a pas adhéré à celui du 15 novembre, d'autant plus que tant que la Russie n'y a pas adhéré, aucune des cinq puissances ne peut plus être appelée à le ratifier, et la France, moins qu'aucune, tant que le traité des places n'aura pas été modifié. Mais s'il l'était, ce qui me paraît devoir être possible, puisqu'en fait il n'y a aucune divergence réelle d'intérêts entre les cinq puissances sur les forteresses, alors, l'action réunie de la France et de l'Angleterre forcerait le roi de Hollande à ratifier et la Russie ne s'y refuserait plus. Sans cet accord croyez-le, mon cher prince, non seulement le roi de Hollande ne ratifiera pas, mais le roi Léopold aura peut-être beaucoup de peine à se maintenir en Belgique où, selon moi, il ne peut se soutenir que par l'appui et l'accord sincère de la France et de l'Angleterre. Cet appui et cet accord, mon gouvernement n'a cessé de le donner et désire vivement le continuer; mais il faut qu'on nous le rende possible et qu'on n'exige pas de nous ce qu'on n'accepterait pas soi-même.
»Ceci est mille fois trop long, mais puisqu'il est écrit, qu'il parte. Je l'envoie tout ouvert à M. Périer, pour qu'il le lise avant de vous l'adresser, et je vous renouvelle, de tout mon cœur, l'assurance de tous les sentiments que vous me connaissez pour vous.
»LOUIS-PHILIPPE.
»P.-S.—Savez-vous bien que ce Marienbourg qu'on classe dans les forteresses est une malheureuse bicoque qui a cinq bastions en terre, et dont la superficie est la même que celle du parterre des Tuileries?»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 27 décembre 1831.
»Mon prince,
»J'ai l'honneur de vous annoncer que le général Sébastiani étant assez gravement malade, le roi m'a chargé, par intérim, du portefeuille des affaires étrangères. Sans la triste circonstance qui a rendu nécessaire cette décision, je me féliciterais avec empressement de me voir ainsi appelé à entretenir avec vous des communications officielles et suivies. Veuillez m'excuser, d'ailleurs, si j'abrège cette lettre et n'entre pas ici dans quelques détails sur notre situation. Je vous annoncerai pourtant que la Chambre des pairs a, dans la séance de ce jour, adopté l'article 1er de la loi sur la pairie, à une majorité de cent trois voix contre soixante-sept. J'aurai l'honneur de vous écrire plus longuement demain....»
LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 28 décembre 1831.
»Mon cher prince,
»Je ne veux pas qu'une nouvelle année commence sans que mes vœux pour votre bonheur se confondent avec tous ceux qui vous seront offerts; croyez-les bien sincères.
»La Chambre des pairs vient, comme on pouvait s'y attendre, de se suicider. C'est un monument de lâcheté qui peut compter parmi ceux du sénat de Napoléon. Une manifestation pénible a été observée à ce sujet. Tous les pairs disaient que c'était au roi seul qu'il fallait reprocher d'avoir amené de telles circonstances. Si, un jour, une nouvelle crise éclate, celui qui la dominera trouvera, avec le principe de l'hérédité, grand accueil au Luxembourg. C'est l'observation que m'a faite M. de Bassano qui a voulu être mon voisin.
»Je ne me suis pas trompé sur les réponses venues de Pétersbourg pour les affaires belges. De nouveaux indices, venus de là et de Berlin, font désirer que d'autres protocoles satisfassent le roi de Hollande.
»Le rapport de la navigation intérieure est inadmissible, même pour les Hollandais; elle resterait une source inépuisable de tracasseries; comment Wessenberg, qui connaît ces détails, ne l'a-t-il pas vu?
»Votre chef Sébastiani doit son accident aux manières bouffonnes avec lesquelles il s'est présenté à la tribune du Luxembourg. Il s'était gonflé comme un crapaud pour faire effet: le sang lui a porté à la tête. Le public et le corps diplomatique désirent que M. Périer le remplace. On avait pensé à joindre Mounier[327] à d'Argout; le premier se refuse à faire partie du ministère.
»La confiance en l'avenir se perd de plus en plus. Le langage des agents russes y contribue beaucoup. On observe qu'évidemment le général Pozzo n'a plus le secret de son gouvernement. Les Autrichiens disent aussi que, tôt ou tard, il faudra faire revenir la Belgique à la Hollande.
»Le public se demande comment sont gérées les affaires de la France au dehors, pendant qu'il n'y a de ministre ni à Pétersbourg, ni à Berlin, ni à Copenhague, ni à Madrid, ni à Constantinople. Les plaintes se multiplient dans les bureaux sur ce défaut complet de protection dans ces différents pays. Il est bon que vous sachiez tout cela....»
M. BRESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Berlin, le 29 décembre 1831.
»Mon prince,
»J'ai reçu hier la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 20 du courant. Je n'ai pu voir MM. de Bernstorff et Ancillon, mais je me suis arrangé pour que cette lettre fût en leur possession assez longtemps pour qu'ils la communiquassent au roi, s'ils le jugeaient convenable. J'ai fait plus: ce sont des paroles si hautes et si sages que, partout où elles arriveront, elles ne peuvent produire que le bien, et l'empereur de Russie, lui-même, en recevra un extrait, moins le premier paragraphe. J'espère, mon prince, que vous daignerez m'approuver. Malheureusement, le temps possible n'y est plus pour que la démarche du roi de Prusse, s'il s'y détermine, amène, avant le 15 janvier, un changement si désirable dans les résolutions de l'empereur de Russie[328].
»Le cabinet prussien, dont les intentions sont bien franches et bien loyales, n'a rien négligé pour faire apercevoir à Saint-Pétersbourg tous les dangers d'un désaccord sur l'acte important du 15 novembre, entre les cinq puissances dont les ministres l'ont signé. Nous n'avons plus qu'une faible espérance que ces représentations aient produit leur effet. Le roi de Prusse ne retire pas sa promesse de ratifier, mais MM. de Bernstorff et Ancillon pensent que la non ratification de l'une des cinq puissances annule le traité. Leur argument est que la solidarité a été la base de toutes les transactions de la conférence et que l'appel du roi des Pays-Bas a été adressé aux cinq puissances, ainsi que le voulait le protocole d'Aix-la-Chapelle. Je crois important, néanmoins, que la ratification de la Prusse soit donnée telle quelle, et j'espère qu'elle vous sera envoyée au terme péremptoire du traité. Si des incidents imprévus devaient détruire cet acte qui terminait tout, peut-être faudrait-il recourir aux deux moyens proposés par M. Ancillon. Je pense seulement que le second, c'est-à-dire la déclaration unanime des cinq puissances, que la Hollande et la Belgique ne pourront reprendre les hostilités, serait le vrai point de départ à prendre: le premier ou son équivalent, c'est-à-dire des offres de médiation de la conférence pour un traité entre la Hollande et la Belgique, sur les bases des vingt-quatre articles, pourrait alors être essayé.
»Quand M. Ancillon me fit l'honneur de me communiquer, en octobre, ces vingt-quatre articles, je mis aussitôt le doigt sur celui qui accorde aux Belges la navigation intérieure, et je lui prédis que toutes les difficultés y prendraient leur source. Il a eu pour effet de rapprocher le roi des Pays-Bas et ses sujets qui, avant cette clause, ne voyaient et ne sentaient pas de même dans la question belge...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.
«Londres, le 30 décembre 1831.
»Je m'occupe sans relâche de l'affaire des forteresses dont je crois qu'aujourd'hui l'on exagère l'importance. Cette affaire a pris une fausse direction à Bruxelles; les soupçons, les méfiances, qui gâtent tout, ont porté chacun à prendre trop de sûretés. De là les reproches et les protocoles secrets. Du reste, il faut en sortir de notre mieux, et je crois que le roi aura été frappé des observations et des explications qui lui auront été données par lord Granville; mais il faut arriver à quelque chose de plus. J'aurai l'honneur d'écrire au roi dès que j'en saurai davantage...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 30 décembre 1831.
»Je suis vraiment fâché de l'accident de Sébastiani; il avait quelquefois des inconvénients, mais il avait aussi des avantages. Il avait de l'habileté, du savoir vivre, et je suis sûr qu'il était amical; tout cela est quelque chose; c'est une perte pour le roi qu'il servait bien. Voilà l'affaire des pairs finie, et finie sans secousse ministérielle. A présent, il faut finir celle de la Belgique et nous y arriverons, quoi que l'on en dise. Je pourrai bien y mourir comme Sébastiani, mais c'est là mon champ de bataille. Plaise à Dieu que ce soit le champ d'honneur!—Vos Belges sont faibles et faux, de plus ils se font battre dans le pays de Luxembourg[329]; tout cela n'est pas bien honorable.—J'espère toujours les ratifications de Berlin avant le 15 janvier; et si nous avons celles de Berlin, nous n'attendrons pas longtemps celles de Vienne. Pétersbourg montrera sa puissance, comme à Paris on montre son élégance, en arrivant tard...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A M. CASIMIR PÉRIER.
«Londres, le 2 janvier 1832.
»J'ai reçu, monsieur, la dépêche du département en date du 30 du mois dernier, et je crois qu'outre la réponse officielle contenue dans ma dépêche d'aujourd'hui, il est du devoir de l'amitié si sincère que je vous ai vouée, d'appeler l'attention sur le manque d'exactitude dans les faits et les raisonnements de ce qui m'a été écrit de Paris. Le zèle s'y montre d'ailleurs un peu trop, et il me semble aussi qu'il ne faut pas que la plume d'un chef de division devienne jamais l'interprète de sa propre pensée. Dans le genre d'affaires que nous avons à suivre, il est important de ne pas bâtir de système, car un système dans les affaires politiques est bientôt appuyé sur des suppositions et alors on peut s'égarer. Il faut, au contraire, ne chercher dans les actes que ce qui s'y trouve véritablement. Si l'on se faisait dans les bureaux des affaires étrangères une étude de suivre les démarches des puissances, en leur supposant toujours des projets de Sainte Alliance, on créerait un fantôme qui finirait par tout dénaturer et tout embrouiller. Votre excellent esprit saura donner une meilleure direction aux travaux auxquels vous présidez.
»Je vois avec le plus vif regret que l'affaire des forteresses, qui, si les journaux s'en emparent, peut donner quelque ennui au gouvernement, mais qui, au fond, n'est que très secondaire, ait retardé les progrès que faisait une affaire d'une bien autre importance, c'est celle du désarmement à laquelle vous aviez donné une si heureuse impulsion. Vous trouverez là, une réponse péremptoire à ceux qui ne voient partout que Sainte Alliance. Y a-t-il apparence d'une ligue semblable quand tous les cabinets, même celui de Russie, expriment le désir de diminuer leurs armées, afin de soulager les peuples? Craignons, monsieur, permettez-moi de le dire, qu'en attachant trop d'importance à l'affaire des forteresses, nous n'ayons l'air de flatter ou de ménager un peu trop le parti exagéré que les puissances regardaient comme vaincu depuis votre entrée au ministère. Le pavillon de la Sainte-Alliance s'est abaissé devant celui de la France dans le protocole du 17 avril; nous pourrions désirer, mais nous ferions mal de demander quelque chose de plus. Le principe de la destruction commence; la destruction commencée, nous devons, à tout prendre, être satisfaits.
»De grâce, monsieur, reprenez bien vite le désarmement, qui ajoutera une gloire si pure à tous vos succès, et qui allégera si heureusement le budget de la France. Nous avons dû augmenter nos charges quand nous nous sommes crus menacés, mais, je ne pense pas que nous devions les prolonger pour des combinaisons assez indifférentes au résultat définitif, car ce qui reste de places en Belgique, ou tombera en ruine, ou deviendra notre propriété dans un temps quelconque. Tout ce qui est réellement utile à l'établissement de la France se consolidera, si nous conservons notre position actuelle avec l'Angleterre. C'est à la détruire que tendent les efforts des puissances: j'espère et je crois qu'elles échoueront....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 2 janvier 1832.
»Je voudrais savoir au juste comment est Sébastiani. On me mande d'un côté qu'il est très malade, et d'autres disent que, avec quelques jours de repos, il se remettra, et pourra rentrer dans les affaires. Dites-moi ce qu'il y a de vrai, c'est toujours vous que je crois. Quand j'aime, je crois; j'ai eu tort quelquefois, mais c'est égal, ma nature est ainsi. L'affaire des forteresses qui agite tant les têtes de Paris, et surtout celles de nos chefs, n'est au fond qu'une affaire de second ordre. Ayons les ratifications de la Prusse et de l'Autriche, et soyons unis à l'Angleterre: voilà ce qui est véritablement notre affaire essentielle. Le reste est de la pointillerie qui arrivera tôt ou tard mais qui arrivera nécessairement. Il fallait obtenir le principe des forteresses; nous l'avons: ainsi le roi doit être content. J'ai fait tout au monde pour obtenir les ratifications au traité du 15 novembre: je les espère. Je ne me soucie beaucoup que de celles de Vienne et de Berlin: celles-là arrivées, les autres céderont; même votre bien-aimé roi de Hollande. Je travaille trop, j'écris tous les jours, je finirai par avoir, comme Sébastiani, quelque mauvaise aventure.»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 1er janvier 1832.
»Mon prince
»Je profite du départ d'un courrier de MM. de Rothschild pour vous envoyer le discours du roi en réponse aux ambassadeurs. Ce discours est plus pacifique que nos rapports diplomatiques. Cependant nous pensons toujours que vous parviendrez à faire changer les dispositions du cabinet anglais, relativement aux places belges. Je crois que nous finirons par obtenir, sans condition, les ratifications de la Prusse et de l'Autriche.
»J'attends en ce moment l'ambassadeur d'Angleterre qui doit me faire connaître la communication de son cabinet aux cours de Berlin et de Vienne, relativement aux retards apportés par la Russie à la ratification du traité du 15 novembre. Si cette communication est ferme et réclame impérieusement l'exécution des promesses faites, je ne doute nullement, qu'elle ne détermine la Prusse et surtout l'Autriche dont le système politique paraît se rapprocher davantage, sur cette question, du système anglais.
»Des dépêches que je reçois aujourd'hui de M. Bresson, m'annoncent que la Prusse, au milieu de toutes ses hésitations, n'a pas osé, cependant, s'engager définitivement à suivre la marche que la Russie paraît adopter. Je pense donc que, si nous tenons ferme, ainsi que nous en avons le droit, nous parviendrons à vaincre cet obstacle.
»Restera le traité des forteresses qu'il faudra nécessairement modifier et je désire vivement pour notre tranquillité comme pour celle de l'Europe, que vous parveniez, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire dans ma lettre confidentielle, à obtenir ces modifications que nous jugeons indispensables. Je dois ajouter que l'attitude que nous avons prise ici vis-à-vis des ambassadeurs, en témoignant notre mécontentement avec mesure, mais avec énergie, nous paraît avoir fait une grande impression.
»Nous ne voulons pas abuser de notre situation, mais avec la franchise et la loyauté que nous avons mises dans toutes nos relations, nous avons droit de nous attendre à les voir respecter.
M. DE FLAHAUT AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 2 janvier 1832.
»Je crois pouvoir vous annoncer le rétablissement de Sébastiani. Aujourd'hui, il est tellement mieux que j'espère pour lui une convalescence plus rapide que je n'osais d'abord m'en flatter. Sa maladie est arrivée dans un moment inopportun, mais je ne crois pas que cela amène de changement dans le ministère. Il sera en état de reprendre les affaires avant que son successeur intérimaire d'Argout, ait eu le temps de se mettre au fait.
»On est inquiet ici du bruit qui se répand que les ratifications ne vous arriveront pas le 15. Ce serait bien malheureux, et donnerait beaucoup de force au parti de la guerre; et si une fois elle commence, au lieu de quelques millions de florins et d'une navigation de quelques canaux, il s'agira de la destruction de la France ou du renversement de tous les trônes de l'Europe; car, même les gens sages d'ici s'armeront d'un bâton surmonté d'un bonnet rouge. Après tous les efforts qu'on a faits pour la conservation de la paix, si les gouvernements étrangers se jouent de nous et désavouent leurs ambassadeurs, il n'y aura plus qu'à tirer l'épée.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 5 janvier 1832.
»J'envoie aujourd'hui une énorme liasse de papiers qui probablement ennuieront encore plus à lire qu'ils ne m'ont ennuyé à écrire. J'ai trouvé un biais pour cette question des forteresses qui occupe beaucoup trop le roi[330]. J'ai obtenu là tout ce qu'il était possible d'obtenir dans des circonstances que, par les arrangements faits à Bruxelles, on avait rendues très difficiles. On doit être maintenant sans crainte du fantôme qu'on appelle Sainte-Alliance et qui jamais n'existera tant que nous serons bien avec l'Angleterre. C'est là le véritable appui de notre nouvelle dynastie. Tout ira sans guerre en Europe tant que nous serons unis à l'Angleterre. La France n'avait jamais eu ce système politique, il était réservé au roi de montrer sa valeur. Je finirai brillamment ma carrière en attachant mon nom à ce grand rapprochement....»
NOTE REMISE PAR M. LE BARON PASQUIER, PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES PAIRS,
A MADAME LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
[Pour être communiquée par elle à M. le prince de Talleyrand]
«Paris, mercredi 4 janvier 1832.
»Il est important que M. de Talleyrand sache ceci:
»J'arrive de chez le président du conseil, et j'ai eu avec lui une longue conversation sur les affaires extérieures du moment. Sa position, relativement à ces affaires, est réellement fort difficile, et comme tout le monde, au dedans comme au dehors, a intérêt à le conserver, il est bon qu'on le sache pour agir en conséquence. Je l'ai trouvé plein de confiance en M. de Talleyrand et sentant bien que lui seul peut conduire jusqu'au port la barque de ces négociations dans lesquelles il a montré tant d'habileté. Cette habileté n'a jamais été plus nécessaire qu'en ce moment. Il y a deux points en litige: les ratifications et le traité signé entre les quatre puissances sur les places fortes de Belgique. En eux-mêmes, ces points ne sont peut-être pas aussi graves qu'on le suppose, mais qu'importe, si l'effet est le même? Ainsi, les ratifications arriveront un peu plus tôt, un peu plus tard, je n'en doute pas. L'affaire des places fortes touche plus aux amours-propres qu'aux intérêts réels, mais c'est à cause de cela précisément, qu'elle acquiert une véritable importance. S'il fallait avouer le traité tel qu'il est, je ne crois pas que le ministère actuel ni aucun ministère pût tenir a cet aveu. On y verrait trop clairement une humiliation, et il n'y aurait pas de bonne explication qui pût effacer ou seulement couvrir cet aperçu. Si donc l'Angleterre veut que l'ordre actuel se consolide en France, et il me semble qu'elle y a un véritable intérêt, il faut que son cabinet se prête à quelque arrangement sur ce point. Je ne doute pas que l'affaire dans l'un et l'autre pays, n'ait à lutter contre la même nature de difficultés; ainsi le ministère anglais veut ménager son opposition tory, comme celui de France veut ménager son opposition libérale et républicaine, mais la partie n'est pas égale et la position ici est bien autrement menaçante.
»M. de Talleyrand a déjà rendu d'immenses services, mais, suivant moi, il n'en peut pas rendre à l'avenir un plus grand que celui qui en est attendu aujourd'hui, car celui-là consolidera tous les autres. Il consisterait à amener un nouvel arrangement et surtout une nouvelle forme d'arrangement sur les places fortes. A mon sens, quel que soit cet arrangement, il est indispensable qu'il soit consenti et signé par les cinq puissances; autrement on le tiendra toujours ici pour un affront et il y aura explosion. Dans la réalité, quand la France demande la démolition de quelques places fortes, on pourrait très bien, si on le voulait, voir dans cette demande une preuve de sa bonne foi, car il est évident qu'à une première rupture, ces places tomberont entre ses mains, et il vaudrait mieux, pour elle, les avoir fortifiées que rasées.
»Qu'on y pense donc à deux fois, avant de faire d'une question si oiseuse en elle-même une cause de rupture. Que cette question s'arrange au contraire; et on ne voit pas ce qui pourrait ensuite s'opposer à une union fort intime entre la France et l'Angleterre, union dont les deux États ne tarderont pas à sentir les avantages.
»M. de Talleyrand a déjà tant fait pour avancer cette œuvre! il faut espérer qu'il l'accomplira. Autrement on ne peut s'empêcher d'entrevoir de grands embarras, pour ne pas dire plus.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 7 janvier 1832.
»J'ai reçu votre lettre du 5 et la lettre de M. Pasquier qui y était jointe.—La mission de M. de Maubourg, qu'on me jette à la tête ici dans toutes mes conférences me gêne beaucoup. Le refrain est: «Vous vous servez de nous, quand cela vous convient, et vous faites vos affaires à part, quand vous jugez que cela vous est utile.» La confiance ne s'établit pas comme cela. J'envoie à Paris M. Tellier expliquer ce qu'on n'a pas l'air de comprendre. J'ai tant écrit, dicté, conféré que je suis à bout de force.—Les forteresses, le principe de démolition adopté, sont une très petite affaire, si l'on veut la bien comprendre; le fait est que personne n'y met d'importance. L'amour-propre seul, et assez bêtement, est engagé. S'il n'y a pas guerre, elles tomberont, parce que personne ne les réparera; s'il y a guerre, nous les prendrons, voilà le vrai. Faites mes amitiés à celui qui vous a donné la note.»
M. BRESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Berlin, le 7 janvier 1832.
»Mon prince,
»Je viens de vous expédier par Metz la dépêche télégraphique suivante:
»La Prusse n'échangera les ratifications qu'elle envoie demain à Londres, que si les autres puissances sans exception ratifient.»
»Le cabinet prussien est très embarrassé. Il aurait certainement désiré que l'empereur de Russie ratifiât purement et simplement. Aujourd'hui il ne veut se compromettre ni envers lui, ni envers nous, et il se croit à couvert par son interprétation de la nature des actes de la conférence. Dès le premier moment, il n'a pas approuvé le traité du 15 novembre. Il ratifiait toutefois, par amour de la paix, trait distinctif de sa politique et des inclinations du roi. Il n'aurait fait que deux réserves: la première, des droits de la Confédération sur le Luxembourg; la seconde, que la Prusse ne participerait jamais à des mesures coercitives actives contre le roi des Pays-Bas.—Le refus de Pétersbourg est survenu, accompagné de sollicitations pressantes à la Prusse et à l'Autriche de suivre cet exemple. Peut-être n'était-on pas éloigné de céder, mais j'ai sur-le-champ déclaré qu'il n'y aurait en pareil cas d'autre alternative pour notre gouvernement que de prendre sous sa garantie la Belgique, telle que les vingt-quatre articles l'avaient constituée, et d'annoncer hautement que la Hollande, pas plus que toute autre puissance, n'y toucherait. Alors l'on a fait de plus mûres réflexions, et, après bien des hésitations, l'on a pris le parti équivoque dont je rends compte à Paris, et que je vous communique, en résumé, par ma dépêche télégraphique.