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Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 4

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»Les nouvelles de Belgique ne sont pas bonnes. Le parti de la réunion pure et simple s'est grossi des difficultés du moment et de ce qu'on appelle le morcellement du pays, qui rend, dit-on, l'existence d'indépendance impossible. Le prince de Saxe-Cobourg gagne; mais on écrit que son mariage avec une princesse française serait une condition sine qua non. Au reste, l'effet produit en France par son élection décidera de cette union...»

Je ne retrouve pas la lettre par laquelle le général Sébastiani m'invitait à tenir pour non avenues les prescriptions qu'il m'avait imposées au sujet du protocole de la conférence du 20 janvier qui fixait les limites de la Belgique. La dépêche qu'on va lire fera deviner le sens de sa lettre.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[132].

Londres, le 6 avril 1831.

»Monsieur le comte,

»J'ai reçu ce matin votre dépêche du 4 avril. Je ne doute pas qu'elle ne satisfasse, à beaucoup d'égards, la conférence à laquelle je dois la communiquer lundi ou mardi prochain. Vous serez peut-être étonné que je remette cette communication jusqu'à cette époque; mais cela est indispensable parce que plusieurs des membres de la conférence sont absents de Londres.

»La grande difficulté qui reste[133] sera celle qui surviendra des échanges que vous réclamez, à raison de la position de Maëstricht. Je ferai tous mes efforts, et me servirai de tous vos arguments pour obtenir ce que vous me prescrivez à cet égard dans votre dépêche du 4. Le succès aurait été plus facile il y a deux mois. Les Belges n'avaient pas encore autant excité qu'ils l'ont fait depuis, la défiance que je retrouve partout aujourd'hui. En général j'observe, et je crois qu'il est bon de remarquer que le temps est contre nous; il ne simplifie rien et il apporte des difficultés de plus.

»Dans une de vos dépêches précédentes, vous me parliez des résolutions qui devaient être prises au sujet des places fortes; mon opinion à cet égard est que vous obtiendrez les démolitions que vous devez désirer, mais je croirais que cette question doit être remise après le choix du roi; l'amour-propre[134] pourrait aujourd'hui s'en offenser. Ce sera avec le roi, comme une exigence de la part de la conférence, que cette question sera le plus avantageusement traitée.

»Lord Grey sera prévenu de la communication que vous me chargez de faire à la conférence avant tous les autres ministres, parce que je suis engagé à passer la journée de vendredi dans la maison de campagne où il se trouve, et j'aurai une occasion de l'entretenir de l'objet de la réunion[135] de la conférence que je vais demander. Pour les affaires qui sont en discussion, j'aime mieux parler qu'écrire.

»J'ai vu ce matin M. le baron de Bulow et M. le prince Esterhazy. Ils écriront demain à Francfort, comme vous le désirez. M. le prince Esterhazy écrira à M. de Münch[136] lui-même pour l'engager à maintenir la Diète dans un système de lenteur et de conciliation au sujet du grand-duché de Luxembourg. J'ai beaucoup insisté pour que leur action fût prompte et décisive, parce que je sens combien sont importantes les considérations que renferme votre dépêche à cet égard...

»Je vous remercie d'avoir rétabli les faits que n'a pas voulu se rappeler M. le général Lamarque lorsqu'il m'a attaqué à la Chambre[137]. Je n'ai pas lu ce que vous avez répondu à cet égard parce que je n'ai pas encore reçu les journaux français du 5, qui sont les seuls qui rendent compte de cette séance; mais je suis sûr que j'y retrouverai les preuves de notre ancienne amitié. Il est singulier qu'on veuille me regarder comme ayant été membre de la Sainte-Alliance, tandis que c'est à Aix-la-Chapelle[138], deux ans après mon ministère, que M. de Richelieu a adhéré à ce nouveau pacte.

»Si c'est pour dire que la conférence rappelle la Sainte-Alliance par ses actes, il y a là, en vérité, une trop forte erreur. Il ne faut, pour s'en convaincre, que comparer ce qui a été fait à Naples et en Espagne[139] avec ce qui vient d'être fait en Belgique, dont la conférence, au bout de deux mois, a proclamé l'indépendance...»

Le général Sébastiani, qui avait montré assez de mauvaise grâce à m'accorder le secrétaire d'ambassade que je demandais pour suppléer M. de Bacourt tombé gravement malade, dut céder devant l'impérieuse insistance de M. Casimir Périer. M. Sébastiani voulait m'imposer une de ses créatures, tandis que je lui avais demandé de m'envoyer M. Tellier, rédacteur, congédié par lui des bureaux du ministère des affaires étrangères, et qui m'était recommandé par M. Bourjot, son ancien chef. M. Tellier arriva enfin à Londres et m'apporta une lettre de M. Casimir Périer. Il était en même temps chargé par lui de me dire que le gouvernement du roi était fermement déterminé à maîtriser les Belges, comme il venait de dompter les émeutes à Paris; qu'il était temps de montrer du cœur et de la résolution, mais que, pour faciliter l'action du gouvernement et le populariser, pour enlever des prétextes à ses détracteurs, il lui était nécessaire d'obtenir l'évacuation des parties des États pontificaux que les troupes autrichiennes occupaient.

M. Périer désirait vivement que des stipulations fussent arrêtées promptement sur ce point. Il m'écrivait lui-même:

M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 8 avril 1831.

»Mon prince,

»Je vous confirme la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire dernièrement, et par laquelle je vous annonçais la dépêche relative aux affaires de Belgique, que vous avez dû recevoir du ministre des affaires étrangères. Je vous priais de m'indiquer quelles étaient les modifications que vous croiriez convenable de nous proposer quant au système de conduite que nous voulions adopter à l'égard de la Belgique, et qui nous a paru conforme au protocole que vous avez signé à Londres. Nous sommes décidés à parler haut à cette poignée d'individus qui, depuis trop longtemps, ont dominé notre politique extérieure, comme les faiseurs d'émeutes ont dominé notre politique intérieure. Nous pensons que, d'accord avec vous, il nous sera facile d'atteindre ce but.

»Nos affaires vont très bien ici; nous sommes sûrs de l'intérieur et nous avons la certitude de maintenir la paix, si l'Autriche nous donne satisfaction pour l'occupation des États romains. Il doit y avoir moyen d'arranger les choses d'une manière honorable pour les deux pays. L'Angleterre, si elle est sincère, et si elle veut nous appuyer, peut seconder efficacement cet arrangement désirable.

»Toutes les nouvelles que nous recevons de Vienne et de Russie sont des plus rassurantes. La dernière dépêche de M. le duc de Mortemart est des plus satisfaisantes, bien qu'elle soit partie avant qu'on ait connaissance en Russie de la composition du nouveau ministère.

»La Chambre sera prorogée sous peu de jours[140], et nous avons l'espoir d'obtenir toutes nos lois à une grande majorité. La séance d'aujourd'hui a été excellente; la loi sur le crédit extraordinaire de cent millions n'a eu contre elle que trente-deux boules noires.

»Vous êtes placé si haut, mon prince, à l'extérieur et à l'intérieur, que j'attache le plus grand prix à connaître votre opinion sur la marche que nous voulons suivre; je vous serai donc très reconnaissant de me transmettre vos idées et vos vues à cet égard.

»Vous aurez dû être satisfait du dernier discours du général Sébastiani à la Chambre; il vous a rendu la justice qui vous était due; il en était temps, et il l'a fait de la meilleure grâce du monde.

»C'est M. Tellier qui est porteur de ma lettre. J'ai enfin décidé M. le général Sébastiani à le faire partir de préférence à M. Bresson, sachant que cela vous était agréable...»

Cette lettre de M. Périer et les rapports qui me venaient de Paris, constataient que nous étions enfin sortis de la fâcheuse ornière où les affaires avaient été si longtemps arrêtées par le fait de quelques intrigants. Je pouvais compter sur le concours efficace de M. Périer et c'était très important pour le succès de ma mission en Angleterre. M. Périer n'avait pas ce qu'on est convenu d'appeler de l'esprit, mais, en revanche, il possédait à un haut degré le sens droit et ferme des gens qui ont fait eux-mêmes leur fortune; il cherchait son but, le découvrait et y marchait résolument. Il eut même cette rare bonne fortune que ses défauts devinrent des qualités dans la position difficile où il se trouvait. Il était entier, quelque peu obstiné et parfois emporté; mais tout cela prit l'apparence d'une volonté ferme et indomptable et produisit les meilleurs effets à une époque où les faiblesses des uns, les intrigues et les violences des autres, avaient besoin de rencontrer une puissante barrière. Je n'eus pour ma part qu'à me louer de mes relations avec lui, et je reconnais avec plaisir que sa présence aux affaires contribua beaucoup à faciliter la solution de celles qui m'étaient confiées.

Je rendis compte à M. Sébastiani de la séance de la conférence dans laquelle j'avais communiqué sa dépêche du 4 avril.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[141].

«Londres, le 13 avril 1831.

»Monsieur le comte,

»Les membres de la conférence sont rentrés en ville avant-hier et se sont réunis hier. J'ai dû leur donner communication de la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 4 de ce mois. Cette communication a produit une impression favorable; on a vu avec plaisir le gouvernement du roi unir intimement ses intentions avec celles de la conférence; j'ai remarqué aussi que la situation générale de la France, les progrès de l'esprit public et les succès nombreux du gouvernement de Sa Majesté étaient justement et convenablement appréciés par chacun des membres. Il m'a été demandé de laisser prendre copie de cette dépêche, mais je m'y suis refusé parce que le nom de M. d'Appony[142] s'y trouvait, et que nous devons éviter tout ce qui pourrait mécontenter l'Autriche...

»La prochaine séance aura lieu jeudi ou vendredi; les affaires du parlement ne permettent pas une réunion plus rapprochée. La conférence vous répondra promptement et, dans mon opinion, de manière à vous satisfaire.

»Je crois, monsieur le comte, ne devoir pas encore occuper la conférence du contenu de votre dépêche du 8; mais j'en ai déjà entretenu séparément chacun de ses membres, et les dispositions dans lesquelles je les ai trouvés me donnent lieu de croire et d'assurer que la plus grande partie de nos demandes, et les plus importantes, seront admises.

»J'ai prié l'ambassadeur d'Autriche, ainsi que le ministre de Prusse, de remarquer combien il était à désirer que leurs cabinets apportassent moins de délais dans l'examen des questions qui leur sont déférées, et dont l'intérêt général fait souhaiter la solution. Au reste, les dépêches que M. le prince Esterhazy m'a communiquées, et qui répondent aux demandes que je l'ai prié de faire parvenir à la cour de Vienne, ne permettent pas de douter que M. le prince de Metternich ne soit entièrement disposé à seconder les désirs et les espérances que le gouvernement du roi lui a fait connaître. Ces dépêches parlent aussi, de la manière la plus favorable, de la sécurité que la sagesse du gouvernement français est faite pour inspirer aux autres États de l'Europe. Quant aux dispositions de l'Angleterre à notre égard, elles ne cessent pas d'être bonnes, et ce cabinet nous secondera dans tout ce que M. de Sainte-Aulaire[143] est chargé de demander à Rome[144].

»Le bill sur la réforme reparaîtra lundi; on s'attend à une discussion vive, parce que le ministère doit proposer des modifications qui ne diminueront pas les opposants, mais qui, au contraire, feront perdre des votes aux partisans de la réforme.»

Nos affaires marchaient mieux du côté de Paris, du moins, pour ce qui concernait celles que j'avais à traiter. Les complications de tout genre ne manquaient pas cependant, tant à l'intérieur qu'au dehors; on ne sortait de l'une que pour tomber dans une autre. On ne pouvait pas espérer que la seule présence de M. Périer à la tête du cabinet apaiserait toutes les discordes et rétablirait le bon ordre. Aussi le duc de Dalberg m'écrivait-il:

«Paris, le 12 avril 1831.

»On vous dira, mon cher prince, que les choses se fortifient ici; je n'en crois pas un mot; la dissolution de la société va son train. M. Périer vient de faire une faute incalculable par son décret qui rétablit la statue de Bonaparte sur la colonne de la place Vendôme[145]. Le parti bonapartiste, dirigé par les républicains et les anarchistes, va prendre une nouvelle force. Il exigera la rentrée de toute la famille Bonaparte, et elle servira de prétexte à des intrigues dont le gouvernement ne sera pas le maître. Le nonce m'a dit qu'en Italie on ne voulait plus conserver cette famille. Si on ne s'était pas arrêté ici sur la non intervention dans les affaires de l'Italie, le prince de Metternich était prêt à se servir du duc de Reichstadt pour augmenter les divisions en France. Prenez cela pour positif.

»Les affaires de Pologne donnent une nouvelle face à la situation générale. La coalition du dehors est pour le moment moins à craindre que les embarras du Trésor, qui sont croissants. L'emprunt du 19 doit se faire à tout prix ou les payements seront suspendus[146]. Et que faire alors de nos quatre cent cinquante mille hommes?»

Sous l'humeur un peu exagérée de M. de Dalberg, il y avait un fond de vérité; il n'en fallait pas moins aller droit son chemin et pourvoir autant qu'on le pouvait aux difficultés incessantes que chaque jour apportait. On va en voir surgir de nouvelles dont les dépêches suivantes rendaient compte.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[147].

«Londres, le 16 avril 1831.

»Monsieur le comte,

»J'ai reçu votre dépêche du 12[148], qui a pour objet de faire sentir les graves motifs d'inquiétude que donnerait à la France l'entrée des troupes de la Confédération germanique dans le grand-duché de Luxembourg. Vous y exprimez aussi, monsieur le comte, la crainte que la Diète ne soit entraînée à la guerre par l'influence de son président, et vous faites observer avec raison que le mouvement des troupes fédérales ne doit pas être réglé isolément à Francfort, en ajoutant que les représentants des cinq puissances réunis à Londres sont appelés à juger le moment où cette grande mesure pourra être devenue indispensable.

»Je crois pouvoir répondre d'une manière satisfaisante à ces différentes observations.

»Le gouvernement du roi ayant désiré, dès l'origine du différend entre la Belgique et la Confédération germanique, que la Diète ne prît aucune résolution précipitée et adoptât, au contraire, pour système, une lenteur sagement calculée, j'ai agi dans ce sens auprès des membres de la conférence dont les souverains sont liés à la Confédération germanique; et je ne peux pas renoncer à croire que leurs conseils n'aient eu, jusqu'à présent, une forte influence sur les délibérations de Francfort, car, si un corps fédéral a été désigné, il y a longtemps, vous aurez sans doute remarqué avec quelle lenteur on s'est occupé de son organisation définitive.

»La Diète aurait persévéré probablement dans ce système de temporisation, si, dans ces derniers temps, la proclamation du régent de Belgique, relative au grand-duché de Luxembourg, les discussions et les actes du congrès, n'étaient pas venus donner au corps germanique des motifs de mécontentement assez graves pour déterminer la Diète à songer à l'emploi des moyens de rigueur, afin de se mettre à l'abri de tout reproche.

»Cependant, monsieur le comte, d'après les ordres que vous m'avez transmis, j'ai eu une conférence avec M. le prince Esterhazy et M. le baron de Bülow que je trouve toujours disposés à se prêter aux vues de conciliation, et je les ai engagés à employer leurs bons offices auprès du président de la Diète, afin de faire suspendre toutes les résolutions hostiles que l'on avait été disposé à adopter à Francfort.

»Les communications journalières que j'ai avec ces deux membres de la conférence me laissent peu de doute sur les dispositions actuelles de la Diète, et tout me porte à croire qu'elles ne sont pas de nature à nous inquiéter. Ses mesures militaires n'annoncent point l'intention d'agir immédiatement; ce ne sont encore que des préparatifs; et vous aurez remarqué, sans doute, à quelle distance elle va chercher ses soldats; ce sont les contingents du Holstein, d'Oldenbourg, des villes anséatiques et du Mecklembourg, qu'elle appelle à marcher au delà du Rhin, tandis qu'elle avait sous la main d'autres contingents qu'elle aurait pu faire agir bien plus rapidement. Elle ne l'a pas voulu et elle a évité aussi de faire un appel aux Prussiens, prévoyant que leur intervention aurait entraîné des inconvénients.

»Il me paraît donc démontré que les intentions de la Diète et ses mesures militaires n'ont aucun caractère qui puisse faire craindre une prochaine agression. Quant au président de cette assemblée, que des informations particulières vous dépeignent comme partisan d'une guerre contre la Belgique, je ne pense pas que son influence puisse l'emporter sur la volonté de son gouvernement, et nous savons parfaitement, soit par les démarches auxquelles s'est prêté le prince Esterhazy, soit par les communications directes et indirectes de sa cour, que l'Autriche n'a nulle envie d'allumer la guerre sur aucun point de l'Europe.

»La Diète, au surplus, n'est pas maîtresse de prononcer seule dans une affaire aussi grave: la conférence conserve toujours la faculté de lui adresser des avis; et je puis certifier, monsieur le comte, qu'il ne partira de Francfort aucun ordre d'attaque avant que la conférence y ait fait connaître qu'il n'existe plus de moyen d'accommodement.

»Les succès répétés et brillants des Polonais ont produit ici, comme en France, la plus vive sensation[149]. Si les mouvements qui ont éclaté en Lithuanie, sur des points rapprochés de la Courlande, ont pour résultat de donner aux Russes un plus grand nombre d'adversaires, il faudra reconnaître que l'insurrection de Varsovie aura eu des conséquences bien plus graves que celles qu'on avait d'abord calculées[150].

»Les amis de l'ordre et de la paix ne peuvent qu'applaudir, monsieur le comte, au langage que vous avez tenu dans les dernières séances de la Chambre des députés; c'est ainsi, comme vous le dites à la fin de votre dépêche, que nous imposerons aux brouillons qui agitent la Belgique.

»Les discussions parlementaires ici offrent peu d'incidents remarquables depuis deux jours; mais, elles prendront un grand intérêt lundi ou mardi...»

«Londres, le 19 avril 1831.

»Monsieur le comte[151].

»J'ai reçu de lord Palmerston une communication de laquelle il résulte que quelques sujets de Sa Majesté Britannique ayant souffert en Portugal[152] des insultes et des avanies que le gouvernement portugais a plutôt favorisées qu'arrêtées, le gouvernement anglais avait envoyé deux bâtiments de guerre avec ordre de demander des réparations et des indemnités. Dans le cas où elles ne seraient pas obtenues, le commandant de ces forces a été autorisé à déclarer qu'il se ferait justice, lui-même, et qu'il agirait avec rigueur sur les bâtiments portugais qu'il rencontrerait en mer...»

«Londres, le 20 avril 1831.

»Monsieur le comte[153],

»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 16 de ce mois relativement aux traitements hostiles que des Français ont éprouvés en Portugal. Une communication que m'a donnée lord Palmerston, et dont je vous ai entretenu par ma lettre d'hier, vous prouvera que les Anglais n'hésitent point à agir eux-mêmes et seuls dans la question qu'ils ont avec le Portugal; ils demandent une réparation qu'ils détermineront; et s'ils ne l'obtenaient pas, la prise des navires portugais trouvés en mer serait la suite du refus qui serait fait par les agents de dom Miguel; mais on ne doute pas que la lâcheté qui accompagne toujours la cruauté, ne le fasse céder immédiatement et qu'il ne fasse toutes les réparations convenables.

»Je vous fais connaître la marche que suit le gouvernement anglais parce que vous trouverez peut-être qu'une conduite analogue est celle qui convient davantage. Lord Palmerston est persuadé que des menaces suffiront.

»J'ai donné beaucoup d'attention, monsieur le comte, aux informations que vous m'avez fait l'honneur de me transmettre, relativement aux habitants de Samos[154], mais depuis quelque temps, sans perdre de vue les questions de la Grèce, il a été moins possible de s'en occuper, soit à cause des affaires de la Belgique, soit par une conséquence naturelle des travaux parlementaires des ministres anglais. J'espère que nous aurons bientôt une conférence à ce sujet.

»Le ministère vient de perdre la majorité sur un amendement du général Gascoyne, dans la question de la réforme[155]; il est assemblé en ce moment pour aviser aux moyens de sortir de l'embarras que cet échec lui donne; vous lirez avec plaisir les débats qui ont duré jusqu'à cinq heures du matin. Je ne saurai que trop tard pour l'heure de la poste, la résolution du conseil d'aujourd'hui; demain, j'aurai l'honneur de vous l'écrire...»

«Londres, le 22 avril 1831.

»Monsieur le comte[156],

»Je vous annonçais, par la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire hier, que le ministère avait éprouvé un échec et que le conseil était alors assemblé pour aviser aux moyens de sortir d'embarras. Sa position était devenue encore plus difficile dans le cours de la journée d'hier, parce qu'un membre de la Chambre de pairs, lord Wharncliffe[157] avait annoncé qu'il ferait la proposition d'une adresse au roi afin de supplier Sa Majesté de ne pas consentir à la dissolution du Parlement que ses ministres pourraient lui proposer.

»Cet état de choses—le doute dans lequel on était sur les intentions du roi—les influences que des personnes de sa famille, dont les opinions sont fort opposées, pouvaient exercer sur Sa Majesté,—la gravité de la réforme en elle-même—tout avait contribué à répandre depuis vingt-quatre heures une grande incertitude dans les esprits.

»Hier matin, cependant, le ministère avait obtenu du roi la promesse positive que le Parlement serait dissous, sous la condition[158] que le bill relatif au douaire de la reine, serait voté avant la dissolution, ce qui aurait entraîné un délai d'un ou deux jours; mais l'annonce de la proposition de lord Wharncliffe ayant fait sentir au cabinet qu'on allait avoir à lutter contre de nouveaux embarras que tout délai ne ferait qu'accroître, Sa Majesté s'est déterminée à prononcer immédiatement la prorogation qui, d'après l'usage, est suivie dans les vingt-quatre heures de la dissolution. Le roi s'est rendu aujourd'hui à cet effet au Parlement.

»Vous savez, monsieur le comte, qu'il doit s'écouler maintenant un délai de quarante jours, avant qu'une nouvelle chambre puisse être réunie; chaque parti va mettre ce délai à profit, pour s'assurer des suffrages; et les plus grands efforts vont avoir lieu pour faire triompher l'une ou l'autre opinion. Tous les membres du Parlement se disposent déjà à quitter Londres pour se rendre sur les divers points où ils ont à préparer leur élection.

»Il est arrivé hier à Londres quatre députés belges, M. le comte de Mérode, M. Villain XIV[159], l'abbé de Foere[160] et M. de Brouckère[161]. Ces députés viennent, à ce que l'on présume, proposer la couronne au prince Léopold de Saxe-Cobourg. Dans ma première dépêche j'aurai l'honneur de vous faire connaître l'objet positif de leur mission; la forme qu'ils auront adoptée pour la remplir et la réponse qui y sera faite par le prince. Il est probable que cette réponse sera conçue dans des termes évasifs et que Son Altesse Royale évitera d'exprimer une acceptation ou un refus positif avant que la Belgique ait adhéré au protocole du 20 janvier. Telle est du moins l'opinion de ceux qui vivent dans l'intimité du prince[162]...

»Je vous envoie le discours prononcé ce matin par le roi au Parlement...»

«Londres, le 25 avril 1831.

»Monsieur le comte[163],

»J'ai reçu ce matin[164] la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 22 de ce mois.

»J'ai éprouvé une véritable satisfaction, en voyant que le gouvernement du roi avait donné son adhésion aux protocoles numéros 21 et 22[165], et qu'il ne faisait que quelques légères observations que je présenterai à la conférence en les appuyant des arguments contenus dans votre dépêche.

»J'aurais fait immédiatement cette communication si lord Palmerston n'était à Cambridge pour y préparer sa réélection; il ne doit être de retour qu'au milieu de la semaine prochaine mais, dans cet intervalle, j'aurai soin de voir séparément les autres membres de la conférence.

»La demande que fait le gouvernement du roi, d'établir un concert entre les cinq puissances afin de régler le nombre de troupes qui pourront être employées dans le Luxembourg et pour fixer l'époque à laquelle elles devront agir, me paraît juste et conforme aux conseils de la prudence; je pense que la conférence sera naturellement disposée à l'admettre[166].

»Quant à l'évacuation de Venloo et de la citadelle d'Anvers, il ne paraît pas qu'il puisse s'élever de difficultés à ce sujet, quand les Belges auront pleinement adhéré au protocole du 20 janvier.

»A l'égard des échanges à opérer entre la Hollande et la Belgique, vous avez su, monsieur le comte, que, par le protocole numéro 21, la conférence avait déclaré qu'elle regardait cette question comme précoce, et qu'elle pensait qu'il fallait l'ajourner jusqu'au moment où elle aurait été éclaircie par les travaux des commissaires démarcateurs. Il me sera extrêmement difficile de changer ici la manière de voir[167] sur ce point; il me sera sans doute objecté, que le roi de Hollande ayant déjà adheré au protocole des limites, ce serait s'exposer de sa part à beaucoup de difficultés s'y l'on cherchait aujourd'hui à y apporter des modifications[168]. Cependant je ferai tous mes efforts pour amener les plénipotentiaires à entrer dans les idées que vous m'exprimez.

»Le délai que vous voudriez faire accorder aux Belges pour se prononcer définitivement me paraîtrait, je l'avoue, par trop prolongé, s'il allait jusqu'au 1er juin. Je penserais qu'il serait peut-être plus avantageux pour le gouvernement de Sa Majesté, comme pour le gouvernement anglais, de se présenter devant les Chambres qui, dans chaque pays, se rassemblent à la même époque, après avoir terminé toutes les affaires principales de la Belgique.

»Le prince Léopold a déclaré aux députés de ce pays qui sont venus lui offrir la couronne, qu'il l'accepterait le jour où la Belgique aurait adhéré au protocole des limites fixées par les cinq puissances, dont il ne voulait pas se séparer. Une partie de ces députés a déjà quitté Londres; ils ne se sont présentés, ni chez moi, ni chez aucun membre de la conférence.

»L'Angleterre est livrée en ce moment à une agitation très grande et qu'elle n'avait pas éprouvée depuis la révolution de 1688. La question de la réforme parlementaire occupe tous les esprits, éveille tous les intérêts et place, pour ainsi dire, la nation dans deux camps opposés. Personne ne reste neutre, et chaque individu qui appartient à un parti, s'y abandonne sans réserve, en y livrant aussi sa fortune. Des souscriptions sont ouvertes de part et d'autre; elles s'élèvent déjà à des sommes immenses, et un seul engagement monte à cent mille livres sterling...

»L'Irlande ajoute à son état habituel l'agitation que lui communique l'Angleterre, et de graves désordres en agitent en ce moment la partie méridionale. Il me semble que cet état de choses offre à la France le moyen de trouver dans la tranquillité tous les avantages que l'Angleterre perd par l'agitation.

»Sir Frédéric Lamb est nommé ambassadeur à la cour de Vienne[169].—Le duc de Broglie vient d'arriver ici...»

«Londres, le 26 avril 1831.

»Monsieur le comte[170],

»J'ai eu l'honneur de vous mander hier qu'une partie des députés belges avait quitté Londres. Cette information n'est pas exacte. Au moment où ces députés allaient partir, le prince Léopold les a fait inviter à dîner; ils se sont rendus chez lui. Lord Grey s'y trouvait aussi. On a beaucoup agité les affaires de la Belgique; la discussion qui avait eu lieu a été reprise, et le prince Léopold, en persistant dans la réponse que je vous ai fait connaître hier, a donné à son opinion de nouveaux motifs et de nouveaux développements.

»Il a été décidé que l'abbé de Foere partirait seul ce soir et que les autres députés resteraient ici à attendre le résultat des efforts qu'il va faire à Bruxelles... Le langage qu'on a tenu à ces députés se réduit à ceci : «Adhérez d'abord au protocole du 20 janvier, faites élire votre souverain; ces deux choses terminées, vous négocierez des échanges et vous pouvez être assurés que vous trouverez des dispositions bienveillantes dans la conférence lorsqu'elle sera appelée à régler les points sur lesquels vous ne pourriez pas vous entendre.»

»Lord Grey augure bien de la conversation que le prince Léopold et lui ont eue avec les députés, quoiqu'il ne se dissimule pas que les choses soient encore loin d'être terminées.

»Lord Palmerston n'est pas encore de retour; ainsi, le jour de notre conférence n'est pas encore fixé. Je persiste dans les opinions que je vous exprimais dans ma lettre d'hier, et je crois qu'en général vous serez content des réponses qui vous seront faites...

»On fait grand bruit ici d'une note du général Guilleminot au Reis-Effendi, qui renferme, dit-on, trois déclarations. La première a pour objet de montrer à la Porte ottomane que les principes du gouvernement français étant diamétralement opposés à ceux que professent la Russie et l'Autriche, une guerre avec ces deux puissances est inévitable. La seconde déclaration annonce que l'Angleterre, ou demeurera neutre, ou se déclarera l'alliée de la France. La troisième a pour but de montrer à la Porte qu'elle doit songer à son indépendance et aux mauvaises chances que lui ferait courir une alliance avec les puissances opposées à la France[171].

»J'ai dû répondre, quand on m'a parlé de cette note, que je n'avais aucune connaissance de ce que l'on me disait avoir été fait à Constantinople, et que la loyauté de mon souverain et de son gouvernement ne permettait pas d'y croire...»

Les démarches du général Guilleminot à Constantinople, dont il est question dans cette dépêche, m'avaient en effet valu des plaintes extrêmement vives de la part du cabinet anglais. En l'absence de lord Palmerston qui était occupé de son élection à Cambridge, le premier ministre lord Grey m'avait témoigné une grande irritation de la conduite de notre ambassadeur. Dans l'ignorance où j'étais des faits, je ne puis lui exprimer que de l'incrédulité. Le lendemain, en m'envoyant les rapports de l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, qui étaient aussi précis que possible, il m'écrivait:

LORD GREY AU PRINCE DE TALLEYRAND[172].

«Downing-street, april 26, 1831.

»My dear prince,

»I send herewith copies of the information which has reachen this government respecting the procedings of the French minister at Constantinople.

»I feel confident that a conduct, so contrary to good faith, can never have been sanctioned by the king of the French, and the character of his first minister affords me an equal assurance, that it requires only to be known to him, to be disavowed in the most direct and effectual manner.

»I thereford forbear to offer any remarks on the character of the accompanyings papers, which I schall be obliged to you to return to me, after having read them.

»I am with the highest regard and consideration, dear prince de Talleyrand, your most faithfully.

»GREY.»

Les pièces qu'il me communiquait constataient, en effet, que le général Guilleminot avait annoncé à la Porte que la France allait déclarer la guerre à la Russie et à l'Autriche et que l'Angleterre resterait neutre ou se joindrait à la France. Il est difficile de s'expliquer comment un homme aussi expérimenté que M. Guilleminot avait pu se hasarder à faire de pareilles déclarations, sans instructions de son gouvernement.

Quoi qu'il en soit, dès que M. Casimir Périer eut connaissance de ce qui s'était passé, on rappela le général Guilleminot. Celui-ci, à son retour à Paris, se plaignit hautement d'avoir été désavoué et abandonné par le général Sébastiani; et le fait, qui des deux avait tort, n'a jamais été bien éclairci[173]. Mais il n'en reste pas moins vrai qu'un pareil incident n'était pas de nature à inspirer de la confiance dans notre gouvernement. Les dates, heureusement, constataient que les démarches du général Guilleminot avaient été faites à Constantinople, avant qu'on y connût le changement qui avait amené M. Casimir Périer à la présidence du conseil.

Je reviens à mes dépêches.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[174].

«Londres, le 28 avril 1831.

»Monsieur le comte,

»La convocation d'un nouveau Parlement a donné lieu hier soir à de nombreuses illuminations dans la ville de Londres et à quelques désordres: le peuple a brisé les vitres chez plusieurs *membres du Parlement, connus pour leur opposition au bill de réforme; ce tumulte n'a eu, du reste, aucune conséquence et aucun caractère sérieux. Ce sont, vous le savez, les paroisses qui supportent, les frais de ces mouvements populaires qui sont assez fréquents à Londres; les derniers ont eu lieu lors du procès de la reine Caroline et lors du bill pour l'émancipation des catholiques. Ce qui prouve que cet événement a peu de gravité, c'est qu'il n'a eu sur les fonds publics aucune espèce d'influence[175].—Les élections commencent demain dans la Cité...»

«Londres, le 29 avril 1831.

»Monsieur le comte[176],

»Je viens d'avoir avec les députés belges qui sont restés à Londres une longue conférence dont je dois vous rendre compte.

»J'ai commencé par témoigner à ces messieurs l'intérêt que la France prenait au bien-être de la Belgique. J'ai ajouté que cet intérêt ne se démentirait pas et que, pénétré sur ce point des intentions de mon gouvernement, je serai toujours prêt à faire valoir leurs droits et à leur donner, en ce qui dépendrait de moi, des preuves de l'amitié sincère et désintéressée de la France.

»M. de Mérode m'a exprimé alors que ses compatriotes et lui regardaient comme une affaire de conscience de ne pas abandonner les habitants du grand-duché de Luxembourg qui s'étaient associés si franchement à leur cause et en avaient partagé les chances.

»J'ai cherché à le rassurer sur ce point en lui disant que la conférence avait pris dans la plus sérieuse attention la position particulière dans laquelle allait se trouver le Luxembourg, et que les droits des habitants de ce pays à une représentation nationale me paraissaient assurés, non seulement par le dernier protocole numéro 21, mais encore par les actes fondamentaux de la Confédération germanique dont le grand-duché fait partie intégrante.

»MM. les députés ayant passé ensuite à la question des échanges, je les ai priés de remarquer à cet égard, avec quel soin le protocole du 20 janvier avait posé le principe de ces échanges et de la contiguïté qui devrait être procurée aux possessions de chaque État. Si, ai-je ajouté, l'exécution de cette clause a depuis été ajournée, c'est uniquement pour laisser aux commissaires démarcateurs le temps nécessaire pour rassembler sur ces questions d'échange les notions qui pourraient le mieux éclairer les cinq puissances, lorsqu'elles seront appelées à régler les points sur lesquels la Belgique et la Hollande n'auraient pu s'accorder.

»J'ai terminé cette explication en déclarant aux députés belges que, lorsque la conférence aurait à s'occuper de cet important travail, ils pouvaient être certains que celles de leurs demandes qui seraient fondées sur la raison et l'équité seraient convenablement appréciées...

»Enfin,les députés se sont étendus sur les difficultés dont le gouvernement actuel de la Belgique était environné, et ils ont hautement exprimé le désir d'avoir à leur tête un souverain qui pût faire valoir leurs droits. Je leur ai dit qu'en effet le choix d'un souverain devait être l'objet de leurs vœux, mais qu'ils devaient sentir que probablement le prince sur lequel ils porteraient leur choix, ne consentirait à accepter la couronne que lorsque la Belgique aurait adhéré au protocole du 20 janvier, parce qu'il reconnaîtrait que cette adhésion le placerait, dès le début de son règne, dans des rapports convenables envers les grandes puissances et utiles pour la Belgique. Tout cela s'est dit avec beaucoup de développements et en répétant tous les raisonnements que nous employons depuis un mois.

»Telle est, monsieur le comte, la substance de mon entretien avec les députés belges. Je pense qu'ils auront dû y trouver la franche expression du désir que j'ai toujours éprouvé de seconder les intentions du gouvernement du roi, en servant ici leurs intérêts. L'impression qui m'est restée de cette conférence est, sans aucun doute, entièrement favorable au caractère d'honnêteté de ces députés; mais je ne peux pas m'empêcher de remarquer qu'ils m'ont paru bien nouveaux dans les affaires...»

«Londres, 1er mai 1831.

«Monsieur le comte[177],

»Les élections marchent dans un sens entièrement favorable à la réforme. Il ne faut pas induire de là que cette mesure sera combinée comme celle qui avait été présentée au dernier Parlement, mais on peut en conclure que la majorité des Communes désirera une réforme et que, bien certainement, il y en aura une.

»Lord Palmerston étant retourné aux élections de Cambridge où sa nomination n'est pas du tout assurée, et M. de Wessenberg étant assez sérieusement malade, les réunions de la conférence n'ont pas eu lieu depuis quelques jours et ne pourront être reprises que la semaine prochaine. Je chercherai, en attendant, à faire l'usage le plus convenable des observations contenues dans votre dépêche du 28 avril, sur les démarches attribuées au général Guilleminot.

»Les députés belges ont dîné avant-hier chez moi; je n'en ai pas tiré grand'chose, parce qu'ils attendent des réponses de l'abbé de Foëre...»

«Londres, le 3 mai 1831.

»Monsieur le comte[178],

»... Le prince Léopold est venu chez moi ce matin et j'ai eu avec lui une très longue conversation.

»Le prince paraît décidé à accepter le trône de Belgique, mais il sait parfaitement que pour faire admettre ce pays au nombre des États européens, il est nécessaire de le placer dans de bons rapports avec les grandes puissances et de le mettre d'abord dans une position analogue à celle du roi de Hollande, position qui peut seule faire cesser les difficultés qui subsistent depuis six mois.

»Son Altesse Royale voit souvent les députés qui sont à Londres, et c'est toujours dans le sens que je viens d'indiquer qu'elle s'exprime avec eux. Le prince leur a rappelé les difficultés qui avaient eu lieu lors du blocus d'Anvers; les soins et les efforts qu'il avait été nécessaire d'employer auprès du roi de Hollande pour les faire cesser; que, par conséquent, il fallait éviter de faire naître avec ce souverain de nouvelles causes de discussions, parce qu'on ne pouvait pas prévoir quel en serait le terme[179], et que le moyen de les prévenir était d'adhérer, comme il l'avait fait, au protocole du 20 janvier. Le prince a déclaré, en outre, aux députés qu'aussitôt[180] qu'ils auraient rétabli des rapports convenables avec les puissances, il s'occuperait personnellement, avec le plus vif intérêt, des échanges et des autres arrangements qui sont l'objet de leurs vœux.

»Il leur a fait remarquer que le principe de ces échanges avait été posé dans le protocole du 20 janvier, puisqu'une de ses dispositions a pour but d'assurer aux Belges et au roi de Hollande la contiguïté de leurs possessions. Il leur a dit qu'il avait des raisons de croire que, sous ce rapport, ils auraient des marques de bienveillance de la part des puissances; qu'enfin il userait de toute l'influence qu'il pourrait avoir pour travailler sans relâche au bonheur de la Belgique, pour lui faire acquérir le rang qu'elle doit avoir en Europe et pour développer toutes les sources de prospérité de ce beau pays.

»Quant au grand-duché de Luxembourg, il ne serait peut-être pas impossible, monsieur le comte, qu'en laissant à la Confédération germanique la forteresse, on parvînt à s'entendre avec le roi de Hollande, relativement à la partie territoriale. Vu la distance où elle se trouve de ses autres possessions, elle n'a peut-être plus pour lui un grand prix, et il pourrait se faire qu'on l'amenât à en traiter pour une somme d'argent, après toutefois que les Belges auraient adhéré au protocole du 20 janvier...»

«Londres, 6 mai 1831.

»Monsieur le comte[181],

»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 3 de ce mois relativement au rappel de M. le général Guilleminot. Les informations contenues dans ma lettre du 26 avril laissaient peu de doute sur les faits dont j'avais l'honneur de vous parler et dont j'attribuais une partie aux intrigues des drogmans; la gêne que cette affaire mettait dans nos rapports ici a cessé.

»Le roi ne se rendra pas au dîner que la Cité de Londres devait offrir. En général, on évite tout ce qui peut être une occasion de rassemblement populaire. Il y a lieu de croire que lord Palmerston échouera décidément aux élections de Cambridge[182]; l'influence du clergé est très grande dans cette université. Le ministère lui procurera une autre élection moins brillante, mais dont il dispose. Si l'on faisait quelques pairs, il pourrait aussi être du nombre de ceux que le roi choisirait[183].

»Lord Palmerston sera probablement ici demain. Je pense que nous pourrons alors avoir une conférence et que la santé de M. de Wessenberg lui permettra d'y assister...

»Les députés polonais, qui sont à Londres, croient que si l'affaire qui paraît devoir avoir lieu sous peu de jours entre les Russes et leurs compatriotes était favorable à ces derniers, l'Autriche et la Prusse offriraient leur médiation, ce qui les effraierait. Si la France et l'Angleterre faisaient partie de cette médiation, ils seraient rassurés; et il me semble que l'Angleterre ne pourrait pas se refuser à y entrer avec nous[184]...»

«Londres, le 9 mai 1831.

»Monsieur le comte[185],

»Nos conférences ont été reprises aujourd'hui. On s'est occupé de la situation dans laquelle se tient toujours la Belgique envers la France et envers les autres puissances de l'Europe. On a rendu justice aux députés qui sont ici, et qui paraissent animés d'un esprit plus sage que ceux qui nous ont été envoyés jusqu'à présent; mais, comme eux, ils se trouvent sans pouvoirs et, par là, ne peuvent faire faire aucun progrès aux questions relatives à leur pays et qu'il faut enfin terminer.

»Il a été convenu, ainsi que vous en exprimiez le désir dans votre dépêche du 22 avril, que les Belges auraient jusqu'au 1er juin pour se prononcer définitivement sur les propositions contenues dans le protocole numéro 22. Ce délai sera déterminé dans le premier protocole qu'arrêtera la conférence.

»J'ai l'honneur de vous adresser, pour le cas où vous ne l'auriez pas déjà, l'état des troupes de la Confédération germanique qui doivent être employées dans le grand-duché de Luxembourg; elles sont sous le commandement du général Hinüber. Il paraît, d'après les nouvelles qui sont parvenues ici, que leur marche est lente.

»J'ai vu aujourd'hui le prince Léopold, il ne varie pas dans sa résolution; il n'acceptera pas la Belgique, telle qu'elle est définie par le congrès, et dans laquelle se trouvent des pays que les Belges mêmes n'occupent pas; mais il accepte la Belgique telle qu'elle est définie par les cinq puissances, en en séparant la question du grand-duché de Luxembourg.

»Le prince a eu de fréquents entretiens avec les députés et leur tient toujours le langage le plus convenable et le plus franc. De leur côté, ils prennent confiance en lui, et expriment, en toute circonstance, le désir de le voir incessamment placé à leur tête, parce qu'ils espèrent, seulement alors, que l'ordre pourra renaître dans leur pays; mais le prince Léopold ne leur cache pas qu'il ne se déterminera à se rendre parmi eux que lorsque les choses seront plus avancées et qu'il n'y aura plus surtout d'incertitude sur les résolutions du gouvernement provisoire relativement au protocole du 20 janvier. Vous voyez que les choses vont encore bien lentement. En général, cependant, les membres de la conférence sont pressés de finir, et tous ont exprimé aujourd'hui ce désir[186]...»

«Londres, le 10 mai 1831.

»Monsieur le comte[187],

»J'ai l'honneur de vous transmettre le protocole que la conférence a arrêté ce matin et dans lequel vous retrouverez l'esprit des protocoles précédents[188]. Ce protocole—l'adhésion bien connue de la France aux résolutions prises à Londres,—l'acceptation du prince Léopold, conditionnellement annoncée aux députés belges, s'ils adoptent les limites déterminées par le protocole du 20 janvier,—le terme du 1er juin qui est fixé pour leur adhésion;—tout porte à croire que la raison se fera enfin entendre en Belgique.

»Dans le cas cependant où les Belges pousseraient les choses à l'extrême, il a paru prudent d'engager les deux membres de la conférence qui sont en rapport régulier avec la Diète de Francfort, à écrire au président de cette assemblée, en lui envoyant textuellement ce que nous désirons trouver dans la réponse de M. de Münch. Voici la phrase qui sera insérée dans la lettre du président:

»La Confédération ne fait entrer ses troupes dans le Luxembourg, que pour y rétablir les droits du roi grand-duc et l'empire des traités. Agissant dans les intérêts connus et avoués des États limitrophes, elle respectera aussi la neutralité de la Belgique, à condition que la Belgique elle-même en respectera les principes.»

»Vous voudrez bien remarquer que ces dispositions ne s'appliquent qu'au seul cas où, après le 1er juin, qui est l'expiration du délai accordé aux Belges, la Confédération se verrait obligé de repousser par la force ceux qui occupent le territoire qui lui appartient.

»Mon opinion est que la Confédération désire beaucoup ne pas être obligée de recourir aux moyens d'exécution, et surtout de ne pas être forcée de faire passer le Rhin à ses divers contingents dont elle trouve les mouvements fort coûteux...»

«Londres, le 12 mai 1831.

»Monsieur le comte[189],

»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 10 de ce mois; elle peint l'état de la Belgique tel qu'il est et que le font connaître les informations parvenues ici. Je vous ai mandé, par ma lettre du 9, combien les membres de la conférence étaient pressés d'en finir; mais ils ont voulu vous donner une marque de condescendance, en reculant au 1er juin, ainsi que vous l'avez désiré, le dernier délai accordé aux Belges.

»La députation belge vient de s'augmenter d'un membre; M. Devaux[190], qui fait partie du congrès et du conseil des ministres, est arrivé ici; mais il n'a pas plus de pouvoirs que ceux qui l'ont précédé.

»Le prince Léopold a vu M. Devaux; il lui a dit, ainsi qu'à ses collègues qu'il était toujours disposé à accepter leurs offres, mais qu'il ne donnerait pas son acceptation tant que l'État belge serait vague, incertain; et surtout tant que les Belges ne seraient pas dans des rapports de bonne harmonie avec les principales puissances de l'Europe.

»... Je crois qu'il serait utile que vous fissiez connaître au général Belliard l'état où se trouvent les choses en ce moment, ici, afin qu'il use de son influence pour amener les Belges aux moyens conciliatoires qui leur sont proposés...»

Je n'ai rien à ajouter à ces dépêches qui retracent suffisamment les entraves que rencontraient nos négociations compliquées. Je tiens cependant à faire connaître aussi les impressions qu'on en recevait à Paris et les échos qui me venaient de ce côté.

On les trouvera dans les lettres suivantes que je reçus à cette époque, et qui, on le remarquera, venaient de personnes assez opposées dans leurs idées et dans leurs vues.

Ainsi, M. Casimir Périer m'écrivait:

«Paris, le 23 avril 1831.

»C'est, mon prince, avec une grande satisfaction que nous avons reçu vos dernières dépêches et les deux derniers protocoles que vous nous avez envoyés. Dans une conférence que nous avons eue hier, à ce sujet, nous avons réussi à les faire approuver. M. le ministre des affaires étrangères doit vous transmettre aujourd'hui quelques observations; nous serions surtout heureux que vous puissiez prendre en considération celle qui est relative aux échanges et obtenir, pour elle, l'assentiment de la conférence. Ces arrangements faciliteraient, nous le pensons, les négociations sur les affaires de Belgique; et si nous apprenions qu'ils ont été favorablement accueillis, nous y verrions un heureux acheminement vers une solution définitive que tous nos vœux appellent. M. le général Belliard va partir avec des instructions conformes aux communications que vous fait M. le ministre des affaires étrangères; toutefois, il ne doit en faire usage que lorsque nous aurons reçu votre réponse à ce sujet.

»La marche de nos affaires intérieures devient plus satisfaisante, et le gouvernement s'avance avec plus de succès vers le but qu'il s'est proposé. Notre position n'en est pas moins extrêmement grave, et au milieu de l'ébranlement général, la paix est une nécessité, non seulement pour la France, mais pour la stabilité de tous les États. Nous rencontrons des obstacles surtout dans cet esprit de désordre et d'innovation qui n'est plus seulement français, et que notre exemple paraît avoir rendu européen. Mais, avec de la persévérance, avec le maintien de la paix pour lequel vous nous secondez si bien, nous sortirons de la position difficile où nous avons été placés. Tel est notre espoir, et, plus que jamais, nous sentons qu'il y a nécessité et devoir à remplir la mission que nous nous sommes imposée...»

Le comte Alexis de Noailles[191], que je puis tenir pour un représentant du faubourg Saint-Germain, m'écrivait le 30 avril:

«Mon prince,

»... Je pars pour mon département, pour assister à la session de mon conseil général et aux élections. On en parle fort diversement; mais, toutes les idées se modifient chaque jour; les plus alarmés reviennent à la pensée qu'en général les élections seront fort modérées. On cite même que MM. Demarçay[192], Corcelles[193] et Salverte[194] ne seront pas réélus à Paris. Le dernier sera toujours réélu; je ne puis en douter à cause de son talent, de tous ceux de la gauche, le plus redoutable. Pour les autres, leur élection est, en effet, fort douteuse.

»Quel sort est le vôtre, mon prince, et quelle glorieuse destinée politique a été celle de votre vie! Trois fois, dans les plus grandes circonstances, au milieu des menaces les plus prochaines de dissolution pour ce pays-ci, vous serez intervenu, dirigeant presque seul la barque. Vous l'aurez amenée au port. Cette fois, le service est d'autant plus grand que vous avez lutté et agi d'abord contre une opinion presque générale. Vous avez ramené à vous, non seulement les négociations et les événements, mais encore les opinions. La guerre, en ce moment, est en horreur en France. Le gouvernement peut tout dans l'intérêt de la paix. Tous les partis sont revenus à cette idée. On n'oserait en avouer une autre...»

Écoutons maintenant le duc de Dalberg:

«Paris, le 3 mai 1831.

»... Le vieux renard du Luxembourg (M. de Sémonville)[195] maintient sa prophétie que tout cela n'est pas tenable, et l'accompagne de tant de réflexions qu'on a quelque peine à ne pas se ranger de son avis. Il croit au rappel du petit Aiglon (le duc de Reichstadt) qui ne tiendra pas plus, à ce qu'il croit, mais qui laissera le champ libre à d'autres combinaisons entre les prétendants.

»J'ai la presque certitude que, pendant que nous menacions l'Autriche d'une guerre en Italie, le parti bonapartiste ici, très actif et très remuant, avait obtenu des assurances de secours. On tient maintenant un tout autre langage envers ce parti.

»Si on exige que les Autrichiens quittent les États du pape, les émeutes reprendront sur tous les points. La conduite qu'on tient à Parme et à Modène est absurde[196].

»Casimir Périer avance aussi bien qu'il le peut; mais il a plus de difficulté au-dessus de lui qu'au-dessous.

»Le rappel du général Guilleminot a fait quelque impression. On devrait y mettre Latour-Maubourg[197] qui est à Naples, mais on dit que Sébastiani y enverra son frère[198], ce qui ne conviendra qu'à cette famille...»

«Paris, le 10 mai 1831.

»... L'esprit de parti qui règne ici et qui augmente par la faiblesse du gouvernement, lequel cependant fait ce qu'il peut, rend ce séjour de plus en plus odieux.

»Le bonapartisme est à présent la couleur sous laquelle on travaille. On s'en sert pour agir sur l'armée et sur les classes inférieures, séduites par les succès de ceux qui en sortent pour monter sur des trônes et pour être décorés des faveurs de la fortune. Le gouvernement a tort de ne pas mieux éclairer l'opinion qu'elle ne l'est, sur le régime impérial. Tout le monde se fait bonapartiste, parce que le Palais-Royal et sa camarilla n'ont peur et n'ont des égards que pour ce parti. Il en résulte qu'il prend de la consistance. Mauguin disait, il y a quelques jours, à un homme dont je le tiens: «Il nous faut un gouvernement provisoire et une régence au nom du duc de Reichstadt, et nous y arriverons.»

»Croyez que si la guerre éclatait en Italie, l'Autriche animerait ces intrigues. D'un autre côté, comment comprimerez-vous l'ardeur de l'armée que vous avez réunie et celle de la population de la France qu'on a si sottement échauffée, en lui parlant des étrangers qui veulent marcher sur la France?

»Enfin, à la prochaine session des Chambres, on verra comment tous ces éléments de discorde pourront être conjurés...»

Je terminerai ces citations de lettres par celle, assez longue, que m'écrivait Madame Adélaïde d'Orléans, à la date du 11 mai, et qui est la plus importante de toutes, ainsi qu'on pourra en juger.

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Saint-Cloud, le 11 mai 1831.

»C'est bien à regret, mon cher prince, que je suis aussi en retard dans ma correspondance avec vous. Mais nous avons été si en mouvement pendant plusieurs jours, pour la fête de notre cher roi (qui s'est passée comme nous pouvions le désirer), puis à la suite, notre établissement ici, qu'il m'a été impossible de trouver, comme je l'aurais désiré, un instant pour vous écrire. J'ai eu le plaisir de voir hier madame de Dino, et de savoir par elle que vous êtes maintenant en parfaite santé et toujours bien occupé de cette malheureuse affaire de Belgique que je voudrais bien voir finie. Il me paraît, d'après ce que le prince de Cobourg m'écrit, qu'il est bien tenté de la chose, mais que l'expérience qu'il a eue de s'être trop hâté dans l'affaire de la Grèce l'empêche d'accepter avant que les arrangements soient faits, ce que, je vous avoue, je comprends[199]. Ce qu'il me dit sur l'arrangement du Luxembourg me paraît très raisonnable; c'est qu'il serait extrêmement désirable que, pour la tranquillité de la France, de l'Allemagne et de la Belgique, on pût induire le roi de Hollande à céder ce pays contre ou pour une indemnité, et j'aurais bien désiré que cela fût obtenu par l'intervention de la France, par vous, si cela eût été possible, ou si cela l'est encore. Il me semble que cela serait bien et bon pour nous; mais, au reste, je raisonne peut-être sur cela comme une ignare que je suis en politique. Passez-le-moi, mon cher prince, en me disant ce que vous en pensez.

»Je me félicitais de pouvoir vous mander que nous étions parfaitement tranquilles, et de fait, nous l'étions jusqu'à hier. Mais à la suite d'un repas donné aux chefs de la protestation sur la croix de Juillet, il y a eu dans la nuit avant celle-ci des chants, des cris, des rassemblements et du désordre[200]. Hier, les rassemblements ont été dispersés à plusieurs reprises; mais vers le soir, étant devenus plus considérables, sur la place Vendôme, après les sommations il y a eu une charge de cavalerie qui les a entièrement dissipés. La garde nationale et toute la population de Paris sont furieuses de ces tentatives de désordres excitées par un petit nombre de mauvais sujets. Cela ne présente aucune inquiétude réelle, mais cela est fort ennuyeux. J'espère que cette dernière tentative-ci, qui est désavouée et désapprouvée généralement, sera la dernière.

»Le roi doit partir lundi prochain, pour faire une tournée en Normandie, qui est depuis longtemps demandée et désirée et qui produira certainement un très bon effet. Il compte aller à Rouen, au Havre et revenir par la ville d'Eu. Son projet est d'être de retour ici le 26. Pendant ce temps, la reine et moi, nous restons à Saint-Cloud avec mes nièces et mes petits-neveux. Nous avons de bonnes nouvelles de notre cher petit marin (le prince de Joinville) qui doit être en ce moment à Toulon, où il s'embarquera vers le 15. Il ira premièrement en Corse, après à Livourne, Naples, la Sicile, Malte et Alger, puis à Mahon où il fera sa quarantaine. C'est un beau voyage qui, de toute manière, lui sera utile. Il sera de retour dans trois mois à peu près.

»Je me réconcilie tout à fait avec le séjour de Saint-Cloud, pour lequel, avant d'y venir, je me sentais peu d'attrait. C'est un superbe séjour, les environs sont charmants et les promenades bien agréables; puis d'anciens souvenirs qui nous sont chers. Je crois que nous y resterons à peu près six semaines.

»Adieu, mon cher prince...

»P.-S.—Je viens de lire à mon frère la politique que je vous fais dans ma lettre, et je n'en ai point obtenu les compliments que j'espérais pourtant un peu. Il m'a dit qu'il ne voulait plus se mêler de donner des conseils aux uns et aux autres, depuis qu'il avait abandonné à la conférence le soin de s'en débattre, parce qu'il avait été un peu fatigué des défiances qu'il avait aperçues et au-dessus desquelles il s'était flatté d'être placé; qu'il ne voulait pas en donner davantage au prince Léopold, non pas par défaut de confiance ou d'amitié pour lui, bien au contraire, mais parce qu'il ne voulait plus que ses conseils fussent dénaturés; parce qu'il craignait qu'on y cherchât encore autre chose que le sentiment qui les lui dicterait, qui n'était autre que son désir et même son impatience de voir l'affaire de la Belgique terminée par l'établissement d'un souverain qui assurera à la fois son indépendance et l'organisation d'un gouvernement capable d'y maintenir la paix et le bon ordre.

»Il me dit de vous dire que vous avez surpassé son attente par l'habileté et la hardiesse avec lesquelles vous avez amené la conférence à fendre le royaume des Pays-Bas et à détacher la Belgique de la Hollande, ou plutôt à faire reconnaître leur indépendance l'un de l'autre. Mais il croit que, depuis ce grand pas fait, l'antipathie que les Belges ont inspirée a faussé l'allure en ce point principal, que la difficulté de les manier a fait perdre de vue la nécessité d'obtenir d'eux, avant tout, le choix d'un souverain, car mon frère me dit qu'il n'a cessé de croire, de dire et de répéter, qu'une fois ce choix fait d'une manière qui convînt à l'Europe, aussi bien qu'à la France en particulier, tout était fini avec les Belges, parce que leur concours était assuré et devenait facile à obtenir pour le reste, au lieu qu'en exigeant des Belges d'agir par eux-mêmes, on se plongeait dans le dédale des assemblées gouvernantes; on courait risque ou de n'obtenir d'eux, comme cela est arrivé, que des choix spontanés et inacceptables, ou de voir se prolonger parmi eux l'état d'anarchie et d'ingouvernabilité où ils sont encore, et en les jetant de plus en plus dans les bras de la propagande et des chimères de la guerre et de la république.

»Mon frère me dit qu'il n'a jamais hésité une minute sur le protocole du 20 janvier et qu'il n'a cessé de le dire aux Belges de sa propre bouche, mais qu'il n'aurait pas voulu retarder le choix du souverain, retard que le parti républicain n'a cessé de désirer, parce qu'il pensait, qu'une fois le souverain choisi, le parti républicain serait battu et qu'il devait être fort égal pour le souverain d'avoir exigé d'avance l'acceptation du protocole du 20 janvier, ou de l'exiger après son élection, car on verrait toujours qu'il l'avait exigé.

»Mais en me permettant de vous transmettre ainsi sa manière de voir personnelle, mon frère me dit que c'est une marque de confiance qu'il est toujours bien aise de vous donner, et qu'il n'a pas besoin de vous recommander de la garder pour vous. Il veut que vous regardiez ceci comme une conversation qu'il aurait eue avec vous sur son canapé, et nullement comme une communication officielle dont il dit qu'il ne voudrait jamais que je fusse l'organe...»

Je dois m'arrêter au long post-scriptum de cette lettre de Madame Adélaïde qui avait été évidemment dicté par le roi. Cela me permettra, en rétablissant les faits, de rappeler succinctement le point où était parvenue l'affaire hollando-belge et ce qui menaçait de nous mettre dans une impasse.

Le congrès belge avait voté une constitution dans laquelle se trouvait défini le territoire composant la Belgique, telle que les Belges l'entendaient[201]. Dans cette définition ils avaient compris des territoires qui ne leur appartenaient à aucun titre, sous le prétexte que les habitants de ces territoires s'étant associés à eux dans leur révolution, ils étaient engagés d'honneur à réclamer leur adjonction. C'était la constitution ainsi rédigée, que le souverain, élu par eux, devait jurer de maintenir en acceptant la royauté. En opposition à cette constitution, existait le protocole de la conférence du 20 janvier qui avait déterminé la délimitation du territoire belge d'après les traités et les précédents historiques. Le roi de Hollande, dépossédé de la Belgique, avait donné, quoique à regret, son consentement à la délimitation fixée par la conférence. Voilà où en était l'état des choses lorsque dans le congrès belge on avait songé à offrir la couronne au prince Léopold. La prudence la plus ordinaire commandait clairement à ce prince de n'accepter la couronne qu'après que les Belges seraient revenus de leurs prétentions mal fondées. Une autre conduite l'aurait placé dans la position la plus fausse et la plus périlleuse. En effet, si après avoir accepté la couronne et la constitution, il insistait auprès des Belges pour les faire renoncer aux territoires qui ne pouvaient pas leur appartenir, il se mettait en dehors de la constitution; ou en supposant que les Belges se fussent soumis à ses instances, il commençait son règne sous les plus fâcheux auspices, parce qu'on lui reprocherait de n'avoir pas obtenu ce qu'on espérait obtenir en l'élisant. Si, au contraire, le prince Léopold devenu roi, appuyait et soutenait les prétentions mal fondées des Belges, il se mettait par là en opposition directe avec les cinq puissances représentées par la conférence de Londres, et avec la Confédération germanique qui réclamait le grand-duché de Luxembourg. Il était donc simple que le roi Léopold refusât d'accepter une position aussi compromettante. Ceci répond aux observations du roi Louis-Philippe, qu'on a lues dans la lettre citée plus haut de Madame Adélaïde.

Il ne sera pas inutile de rappeler encore une fois les faits qui concernaient le grand-duché de Luxembourg. On ne doit pas perdre de vue que ce grand-duché appartenait personnellement au roi de Hollande; il lui avait été concédé en 1814, en échange des territoires qu'il avait droit, comme prince de la maison de Nassau, de réclamer en Allemagne, territoires dont une partie avait été cédée à la Prusse. En lui concédant le grand-duché de Luxembourg, on avait stipulé qu'il resterait rattaché à la Confédération germanique, à cause de la forteresse de Luxembourg qui y était située et qui avait été déclarée forteresse fédérale. Le roi de Hollande, alors roi des Pays-Bas, avait bien, en effet, pour faciliter son administration, réuni plus tard le grand-duché de Luxembourg au royaume des Pays-Bas; mais cette réunion n'était pas complète, puisqu'il restait, comme grand-duc de Luxembourg, membre de la Confédération germanique et, en cette qualité, obligé de fournir à l'armée fédérale un contingent militaire tiré du grand-duché même.

La France, quoi qu'on en dît à Paris, n'avait qu'un intérêt très secondaire dans toutes ces questions. L'immense avantage qu'elle avait acquis par la dissolution du royaume des Pays-Bas, par la déclaration d'indépendance et de neutralité de la Belgique, et subsidiairement, par la démolition d'un certain nombre de forteresses belges[202], cet avantage lui était acquis, et elle l'avait obtenu sans guerre. Pouvait-il lui convenir de s'exposer à la guerre, pour assurer aux Belges une frontière plus ou moins bien limitée? Évidemment non. Aussi je ne m'embarrassais guère des déclarations venant de Bruxelles ou de Paris à ce sujet, et je poursuivis mon plan, de faire régler, aussi équitablement que possible, les affaires de la Belgique par la conférence. On avait heureusement fini par comprendre à Paris que le prince Léopold était de tous les prétendants celui qui offrait les meilleures garanties, et cela facilita ma tâche qui devait rester assez laborieuse encore pendant quelques mois.

Avant de reprendre la suite de mes dépêches, je dois faire mention d'un fait sans grande importance, mais qui donna lieu à de ridicules commentaires dans certains journaux et sur lequel je suis bien aise de rétablir la vérité en ce qui me concerne. On sait que la duchesse de Saint-Leu[203], après avoir perdu son fils aîné à Florence à la suite des troubles dans les États du pape auxquels il avait pris part, se rendit incognito à Paris, accompagnée du second de ses fils, le prince Louis Napoléon. Elle se trouva dans la nécessité de faire connaître au roi et à M. Casimir Périer sa présence dans la capitale, où on toléra son séjour jusqu'à ce que son fils, qui se disait malade, fût en état de se remettre en route. De Paris, elle se rendit à Londres et le gouvernement du roi m'informa de son arrivée, en me communiquant les détails de son séjour à Paris. Elle me fit témoigner le désir de me voir; mais je jugeai qu'il était plus convenable d'éviter une entrevue avec elle, et je priai ma nièce, madame de Dino, de passer chez elle, et de savoir en quoi je pouvais lui être utile. Elle voulait un passeport pour retraverser la France avec son fils et se rendre en Suisse où elle possédait une habitation. Je transmis sa demande à Paris, où après quelque hésitation, on se décida à me donner l'autorisation de lui donner un passeport, ce que je m'empressai de faire. Je n'aurais éprouvé aucun embarras à la voir, si cela avait eu quelque utilité pour elle; j'avais rencontré dans le monde à Londres, les deux frères de l'empereur Napoléon, Lucien et Joseph Bonaparte, et j'avais eu pour eux les égards que j'aurai toujours pour les membres de cette famille. Si je crois maintenant, comme en 1814, la politique napoléonienne dangereuse pour mon pays, je ne puis oublier ce que je dois à l'empereur Napoléon, et c'est une raison suffisante pour témoigner toujours aux membres de sa famille un intérêt fondé sur ma reconnaissance, mais qui ne peut exercer d'influence sur mes sentiments politiques.

Voici, au reste, la lettre que madame la duchesse de Saint-Leu m'écrivit, à l'occasion de ses passeports, et qui confirme ce que je viens de dire:

LA DUCHESSE DE SAINT-LEU AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Tunbridge-wells, 1831.

»Prince,

»Je suis autorisée à vous demander un passeport pour madame la comtesse d'Arenenberg (c'était le nom de sa possession en Suisse) et sa suite. Si vous croyez que les personnes qui composent cette suite doivent être désignées, vous pouvez ajouter: son fils, mademoiselle Masuyer, deux domestiques et une femme de chambre.

»Je désire que mon passeport soit donné simplement pour la Suisse, dont je compte prendre la route les derniers jours de ce mois. Je suis fort aise de trouver cette occasion de vous remercier, prince, de l'obligeance que vous avez bien voulu me montrer dans cette circonstance. Je suis fâchée de n'avoir pas vu madame la duchesse de Dino avant mon départ. Veuillez lui en exprimer tous mes regrets et recevoir, ainsi qu'elle, l'expression de mes sentiments.

»HORTENSE.»

Reprenons la suite de mes dépêches[204].

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI.

«Londres, le 16 mai 1831.

»Monsieur le comte,

»... On n'a pas attaché ici plus d'importance qu'ils ne devaient en avoir aux derniers mouvements de Paris; au contraire, on a remarqué la hausse continue des fonds publics. Cependant, il est bien à désirer que des scènes semblables ne viennent plus fixer sur nous l'attention des puissances étrangères.

»Les journaux anglais annoncent aujourd'hui que le gouvernement de dom Miguel a accédé à toutes les demandes que le commandant des forces britanniques lui a adressées, et ils ajoutent que, probablement, il réclamera les bons offices de l'Angleterre pour régler ses différends avec nous. Il ne m'a encore été fait aucune communication qui puisse justifier cette allégation.

»Lord Ponsonby est arrivé hier à Londres et m'a apporté une lettre du général Belliard qui m'informe de l'espèce d'impossibilité où ils se trouvaient tous deux de donner suite aux résolutions de la conférence, vu que le gouvernement de Bruxelles n'osait rien mettre en délibération à ce sujet. Cet état de choses devient de plus en plus critique, et il exige des mesures fortes, car l'on peut remarquer que plus on accorde de délais aux Belges, plus leur position s'aggrave. La conférence va prendre connaissance de l'exposé qu'aura fait lord Ponsonby à son gouvernement. De mon côté, je lui communiquerai les informations que m'a transmises le général Belliard, et nous chercherons quelles sont les mesures applicables à cet état de choses.

»Les informations que l'on a, à Londres, sur les affaires de Bruxelles annoncent que des Français ont pris une part très active aux derniers troubles; que, sur dix-sept personnes arrêtées, douze se trouvaient appartenir à la France et que, sur l'une d'elles, on a saisi des valeurs pour une somme de vingt-deux mille francs. On ajoute que l'association de Paris correspond activement avec l'association de Bruxelles et lui fournit des armes et de l'argent. Je dois appeler votre attention sur ces bruits qui se répandent assez généralement.

»J'ai vu hier, quelques heures avant leur départ, les trois députés belges qui étaient encore à Londres. J'ai renouvelé auprès d'eux toutes mes instances pour qu'ils emploient ce qu'ils ont d'influence à Bruxelles, afin de bien faire apprécier aux Belges leur position. J'ai discuté quelques objections qu'ils ont encore présentées sur les considérations d'honneur national que ne leur permettent pas d'abandonner le Luxembourg et de renoncer à la possession à venir de Maëstricht. Je leur ai dit qu'il ne fallait pas appliquer les idées d'honneur national à des territoires qui n'avaient jamais fait partie de leur pays; qu'il fallait, avant tout, entrer dans la société européenne et traiter ensuite les questions qui les occupaient, les unes après les autres, en raison de leur degré d'importance. Enfin, j'ai tout employé pour leur donner de bonnes impressions et des idées sages qu'ils pussent transmettre à Bruxelles, mais je les ai trouvés assez découragés et fort inquiets sur le sort à venir de leur pays...»

«Londres, le 18 mai 1831.

»... Nous avons eu hier une conférence pour nous occuper de la situation de la Belgique et pour entendre l'exposé que lord Ponsonby avait à faire. Ayant reçu quelques heures auparavant votre dépêche du 15, je m'étais rendu à cette conférence avec un vif désir de faire prévaloir les idées de conciliation que lord Ponsonby devait présenter. Vous verrez par ma réponse au général Belliard, à qui je donne beaucoup de détails sur les résultats de cette conférence, que l'on promet aux Belges d'entamer relativement à la cession du Luxembourg une négociation avec le roi de Hollande, mais qu'en même temps on leur fait bien sentir que toute agression sur le territoire de ce souverain serait repoussée par les moyens dont les puissances peuvent disposer.

»Nous espérons qu'un langage aussi bienveillant et aussi positif pourra produire un bon effet à Bruxelles. Les autres membres de la conférence ont écrit dans le même sens.

»Lord Ponsonby partira probablement ce soir, après avoir vu M. de Zuylen qui vient d'arriver ici; il est chargé par la cour de La Haye, de représenter la nécessité de faire exécuter par les Belges les conditions de la séparation de leur pays avec la Hollande. On s'inquiète, à La Haye, des délais que les Belges ont obtenus; on voudrait voir concerter les mesures qui seront la suite de leur refus; enfin, le gouvernement hollandais se plaint de quelques agressions partielles du côté d'Anvers, auprès de Luxembourg, etc.; vous trouverez sans doute des informations plus détaillées dans une dépêche que M. de Mareuil[205] vous adresse de La Haye et que j'ai l'honneur de vous transmettre...

»Les membres de la conférence pour les affaires de Grèce[206] ont appris avec beaucoup de reconnaissance la mesure prise par le gouvernement du roi pour que cinq cents hommes de la brigade du général Schneider[207] portassent des secours au gouvernement du comte Capo d'Istria. Ils m'ont chargé de vous exprimer leur gratitude pour cette disposition...»

«Londres, le 19 mai 1831.

»L'arrivée de M. de Zuylen, qui paraît avoir la confiance particulière du roi de Hollande pour la question belge, retarde de deux jours le départ de lord Ponsonby. J'aurai l'honneur de vous rendre compte, par le premier courrier, du résultat des entretiens qu'ils doivent avoir aujourd'hui et demain.»

Londres, le 20 mai 1831.

»... L'exposé que lord Ponsonby nous a fait de la situation de la Belgique, de la faiblesse de son gouvernement et de l'anarchie à laquelle ce pays est livré, n'a pas besoin de vous être retracé, car vous l'avez parfaitement jugé en me faisant l'honneur de me mander, par votre dépêche du 15, que tout annonçait que la voix de la raison ne serait pas écoutée à Bruxelles. Le gouvernement du roi a pensé que cet état de choses exigeait encore de sa part des ménagements, et j'ai reçu l'ordre de chercher à prévenir l'emploi de la force et le renouvellement des hostilités. Je m'y suis conformé et vous avez vu, par ma dépêche numéro 143[208], que la conférence avait fait une concession marquée aux idées que vous désiriez faire prévaloir puisqu'elle a promis aux Belges d'ouvrir une négociation avec le roi de Hollande afin d'arriver, s'il se peut, à un arrangement pour le Luxembourg. Cependant, je ne dois pas vous cacher que les membres de la conférence pensent qu'une semblable concession, au lieu d'aplanir les difficultés, les rendra peut-être plus grandes encore en fournissant aux Belges et à leurs folles espérances un nouveau motif d'encouragement. Mais ils ont voulu donner encore une preuve de déférence pour le gouvernement de Sa Majesté et de leurs sentiments de conciliation.

»Si cette concession n'est pas convenablement appréciée par les Belges, si elle ne les porte pas à accéder aux justes demandes qu'on leur fait depuis plus de cinq mois; si, au contraire, elle les engage à persister encore plus dans leur système de résistance aux puissances, je vous avoue que, dans ce cas qu'elle a déjà prévu, la conférence penserait[209] qu'elle a épuisé tous les moyens de conciliation. Le gouvernement du roi aurait alors à me transmettre de nouvelles instructions...

»M. de Zuylen n'a pas de pouvoirs qui lui permettent d'avancer en aucune manière les affaires qui nous occupent. Il déclare que son souverain, ayant à craindre une agression de la part des Belges, s'est mis en mesure de la repousser.

»Lord Ponsonby est toujours à Londres; il se rendra demain à Claremont, afin de voir le prince Léopold. J'ai lieu de croire que le gouvernement anglais a l'intention de faciliter à ce prince les moyens d'accepter la couronne de Belgique; mais je ne pense pas qu'il réussisse, parce que le prince Léopold n'est pas dans la disposition d'accepter quelque chose d'incertain...»

«Londres, le 22 mai 1831.

»Monsieur le comte,

»Ma dépêche numéro 143 vous a fait connaître la concession que la conférence était disposée à faire aux Belges, relativement au grand-duché de Luxembourg. Depuis, on s'est occupé avec soin des moyens à prendre pour faciliter au prince Léopold, l'acceptation du trône de Belgique. Ce prince a vu plusieurs membres de la conférence, et il leur a donné de nouvelles preuves de son désir d'accepter.

»Nous nous sommes réunis hier, et nous avons arrêté le protocole numéro 24, dont j'ai l'honneur de vous envoyer une copie[210].

»Vous verrez que le nom du prince Léopold de Saxe-Cobourg est placé dans ce protocole, de manière à montrer aux Belges que si, comme on a lieu de le supposer, leur choix se porte sur ce prince, les puissances y donneront leur assentiment. Je vous prie aussi de vouloir bien remarquer que ce protocole est signé par les deux plénipotentiaires du gouvernement russe qui, jusqu'ici, à cause de ses sentiments d'affection pour la maison d'Orange, avait fait des objections au choix du prince Léopold; et que, par conséquent, il se trouve maintenant avoir donné son adhésion à ce choix.

»Il est aujourd'hui nécessaire que le gouvernement du roi emploie toute l'influence qu'il peut avoir à Bruxelles, afin de déterminer les Belges à accéder à des dispositions si bienveillantes.

»Vous verrez aussi que l'action de la Confédération germanique est maintenant ajournée et subordonnée à la négociation avec la Hollande, ce qui deviendra un motif de tranquillité pour tout le monde.

»Depuis quelque temps la question belge semblait ne présenter aucune issue[211]; elle me paraît aujourd'hui en offrir une qui, j'espère, pourra nous conduire[212] au but que nous nous sommes proposé. Je m'en félicite d'autant plus que rarement j'ai eu à traiter une affaire aussi difficile et qui ait exigé autant de soins. Je fais des vœux sincères pour que les négociations auxquelles j'ai pris part obtiennent tout le succès qu'on en peut espérer; je n'aurai, du moins, rien négligé dans l'intérêt de la France et du maintien de la paix.

»Lord Ponsonby partira aujourd'hui pour Bruxelles...»

Londres, le 24 mai 1831.

»... Vous m'avez fait l'honneur de me mander le 21 de ce mois, que le gouvernement du roi avait appris avec satisfaction que la conférence s'était attachée au projet d'entamer une négociation relativement à la cession du Luxembourg à la Belgique. Vous aurez vu par le protocole numéro 24, joint à ma dépêche du 22, la suite qui a été donnée à cette idée qui devient un moyen d'avancer les affaires des Belges s'ils savent l'apprécier et en profiter en temps convenable.

»Il ne serait pas entièrement exact, monsieur le comte, d'attribuer seulement à lord Ponsonby et à l'impression qu'il a produite sur la conférence l'adoption de la mesure à laquelle elle vient de s'arrêter: la lettre que j'avais reçue de M. le général Belliard et que j'ai communiquée à la conférence a produit beaucoup plus d'effet que l'exposé de lord Ponsonby; j'en ai pour preuve l'attention avec laquelle elle a été écoutée; et la demande que m'a faite lord Palmerston d'en donner une seconde lecture. Quelles que soient au surplus les circonstances qui ont agi sur l'esprit des plénipotentiaires, et quels que soient les moyens qui ont été employés, je crois que nous avons d'autant plus à nous féliciter de la décision qui a été prise que je n'aurais peut-être pas espéré l'obtenir la veille de la conférence, même quelques heures auparavant. Je pense, au reste, que la lassitude, comme le besoin de finir, ont pu y contribuer.

»Je n'ai jamais compris que les rapports qui pourront subsister encore entre le grand-duché de Luxembourg et la Confédération germanique s'appliquassent[213] à autre chose qu'à la forteresse, car il serait impossible que la Belgique étant neutre, sa neutralité ne s'étendît pas au territoire du grand-duché de Luxembourg, comme aux autres acquisitions qu'elle pourrait faire par la suite.

»J'ai eu l'honneur de voir ce matin le prince Léopold. Il m'a annoncé le départ de lord Ponsonby, dont je me suis assuré depuis. Ainsi, l'affaire de Belgique marche maintenant vers une solution à laquelle on pourrait facilement arriver, si on voulait sainement apprécier à Bruxelles toute la condescendance que les puissances, dont la conférence est l'organe, viennent de montrer aux Belges; car il est impossible de ne pas reconnaître que leur gouvernement a maintenant de justes motifs d'être satisfait, et des moyens de répondre aux exigences des factieux qui l'entourent. Enfin, les points principaux de difficultés sont aplanis et il ne reste plus que des conséquences à régler. Néanmoins, le prince Léopold sent, comme moi, que nous ne sommes pas encore sortis de la crise, et nous avons calculé qu'elle se prolongerait probablement jusqu'à mardi de la semaine prochaine, 31 mai, veille du jour où expire le délai qui a été donné aux Belges pour faire connaître leur décision définitive.

»L'entretien que j'ai eu avec le prince Léopold m'a encore fourni de nouvelles preuves de sa résolution d'accepter la souveraineté de la Belgique, résolution qui est toujours calculée sur le cas où les Belges accepteraient les bases fixées par le protocole du 20 janvier; dans l'hypothèse contraire, le prince ne se regarde pas comme engagé...»

«Londres, le 25 mai 1831.

»Monsieur le comte,

»Il n'est pas douteux que le roi de Hollande espérait que, la résistance des Belges ayant enfin lassé la patience des puissances, il allait se présenter pour lui des chances de guerre qu'il aurait avidement saisies. J'ai eu l'honneur de vous mander que M. de Zuylen était arrivé ici afin de représenter au gouvernement anglais et à la conférence les considérations qui pouvaient les déterminer à recourir aux moyens de rigueur.

»Les idées de conciliation ayant, au contraire, prévalu, et le protocole numéro 24 ayant été adopté, les espérances de guerre, nourries par la Hollande, doivent être affaiblies; mais, d'un autre côté, nous avons à craindre qu'elle n'admette pas, sans beaucoup de difficultés, l'idée d'entrer en négociation pour la cession du Luxembourg. C'est pour bien fixer son opinion sur la nécessité de cette transaction, et afin de diminuer autant que possible, les embarras de cette affaire que, depuis l'adoption du protocole numéro 24, et depuis le départ de lord Ponsonby, j'ai, ainsi que quelques membres de la conférence, recherché plus particulièrement les ministres hollandais qui sont à Londres. Nous leur témoignons le désir qu'ils expriment aussi, de voir le roi de Hollande, libre de toute inquiétude extérieure, pouvant se livrer tout entier à l'administration de ses États; nous ajoutons que l'intérêt général et le sien, qui ne peut en être séparé, semblent exiger qu'il se prête à la négociation qui s'ouvrira avec lui, dès que les Belges auront acquiescé aux propositions qu'on vient de leur faire, et aussitôt qu'ils auront fait choix d'un souverain.

»Nous leur représentons aussi que le Luxembourg est un pays éloigné des autres États hollandais, mal disposé pour entrer sous l'autorité du roi Guillaume; que moins ils auront de points de contact avec les Belges, moins il s'élèvera entre eux de sujets de discussion; qu'un capital considérable, ou un revenu bien calculé, peuvent présenter de grands avantages pour un administrateur aussi éclairé que le roi de Hollande. Enfin, nous ne négligeons aucun raisonnement, bon ou mauvais, pour leur faire adopter notre opinion sur l'utilité d'une transaction à laquelle nos gouvernements attachent la plus grande importance, puisqu'elle devient le moyen, et peut-être le seul moyen de faire les affaires de la Belgique.

»J'ai l'honneur de vous envoyer copie d'une note qu'un agent belge, nommé Michiels[214], résidant à Francfort, où il a pris un établissement, a remise au président de la Diète qui l'a communiquée à des membres de la conférence. On sait ici, par Francfort, que cet agent est en correspondance avec M. Lebeau[215], ministre des affaires étrangères à Bruxelles. Vous verrez, par la lecture de cette pièce, que l'on serait autorisé à croire que le gouvernement belge désire s'unir intimement à la Confédération germanique, et qu'il met ses rapports avec l'Allemagne, bien au-dessus de ses relations avec la France. J'ai pensé que le gouvernement du roi, pourrait trouver dans ce document des indices utiles à recueillir...»

Londres, le 26 mai 1831.

»Dans un moment où vous désirez sans doute recevoir de fréquentes informations sur tout ce qui se rattache aux affaires de Belgique qui approchent d'une décision, je ne veux pas rester un seul jour sans avoir l'honneur de vous écrire, lors même que je n'aurais que très peu de chose à vous mander...

»... M. Van Praet[216], qui faisait partie de la dernière députation belge, et qui est resté ici, sort de chez moi. L'exposé qu'il m'a fait de l'état de son pays est des plus inquiétants, et se réduit à ceci:—c'est que le gouvernement est sans force, sans autorité et n'est maître de rien. Il m'a dit qu'un grand nombre de Français se trouvaient parmi les volontaires et qu'ils recevaient de l'argent d'une maison de banque de Paris, qui dispose, à ce qu'il paraît, de fonds considérables. Ce fait est consigné dans une lettre que M. Van Praet a reçue de son gouvernement et que j'ai lue. Le banquier n'y est pas nommé, mais M. le général Belliard pourrait se procurer des éclaircissements à cet égard. Cette circonstance est grave et mérite de fixer l'attention du gouvernement du roi.

Londres, le 29 mai 1831.

»... J'ai reçu de M. le général Belliard plusieurs lettres relatives à la situation des affaires de Belgique, dont il m'annonce qu'il a l'honneur de vous envoyer des copies; celle qui a suivi l'arrivée de lord Ponsonby à Bruxelles donnait beaucoup d'inquiétude sur l'accueil qui serait fait aux propositions contenues dans le protocole du 20 mai. Cependant, une lettre du 27, qui m'est parvenue ce matin, fait concevoir plus d'espérance; vous avez dû en recevoir une copie.

»La conférence s'est réunie aujourd'hui pour prendre connaissance de ces informations, ainsi que d'une dépêche de lord Ponsonby, qui est également arrivée ce matin. Elle a eu à examiner si, pour accélérer l'arrangement des affaires de Belgique, il y avait lieu de faire encore quelques concessions aux Belges, ainsi que ces rapports cherchaient à en faire sentir la nécessité; ces concessions auraient été relatives à des territoires que les Belges n'ont jamais possédés à aucun titre, et qu'ils ne possèdent même pas encore.

»La conférence a décidé qu'elle ne pouvait rien ajouter aux dispositions qu'elle avait arrêtées par le dernier protocole, et que, dans le cas où les Belges n'auraient pas adhéré le 1er juin aux bases du protocole du 20 janvier, lord Ponsonby aurait à quitter Bruxelles, conformément aux instructions qui lui ont été données à ce sujet.

»Je me suis empressé de faire part du résultat de cette conférence au général Belliard, en lui expédiant sur-le-champ M. le colonel Repecaud, qui était arrivé hier ici en courrier. J'ai l'honneur de vous envoyer copie de ma lettre, afin que vous puissiez juger des considérations que la conférence désire faire valoir à Bruxelles. Vous voudrez bien remarquer que j'engage M. le général Belliard à revoir les instructions que vous lui avez données lorsqu'il se trouvait encore à Paris, et qui s'appliquent au cas où les Belges refuseraient d'accéder aux bases du protocole du 20 janvier.»

Londres, le 31 mai 1831.

»On a reçu ici des nouvelles de La Haye, mais elles sont arrivées trop tard pour que j'aie pu vous en donner connaissance par le courrier d'hier.

»Le roi de Hollande, en apprenant les dernières résolutions de la conférence et le projet de cession du grand-duché de Luxembourg, moyennant des compensations, a montré un grand mécontentement et une volonté assez prononcée de ne pas y souscrire.

»Il fait remarquer, qu'ayant témoigné une grande déférence pour les décisions des puissances, en adhérant le premier, et il y a plusieurs mois, aux bases de la séparation, les Belges devraient se placer, sous ce rapport, dans une position analogue à la sienne; il se croit donc fondé à demander que les protocoles, devenus obligatoires pour lui, soient enfin exécutés par les Belges, et jusqu'à ce qu'ils soient rentrés dans leurs limites et se soient soumis aux conditions de la séparation, le roi ne pense pas qu'on puisse lui proposer[217] aucun échange de territoire, ni aucun arrangement pour le Luxembourg. Il ne voit même pas quels sont les moyens de compensation qu'on pourrait lui offrir pour le grand-duché.

»Ces informations sont de nature à nous faire penser que nous éprouverons des obstacles à La Haye, mais je ne doute pas que nous ne parvenions à les surmonter, si les Belges adhèrent aux bases de la séparation. Il serait bon, je crois, que notre légation à La Haye cherchât à vaincre l'opiniâtreté du roi de Hollande, disposition qui est encore augmentée dans les circonstances actuelles par l'irritation que lui cause la perte de quatre millions de sujets, par l'affaiblissement de sa consistance politique en Europe, et enfin par l'observation qu'il peut faire que, malgré les pertes qu'il a éprouvées, il a adhéré aux bases de la séparation, tandis que ceux qui recueillent tous les avantages font de continuelles difficultés pour les accepter.

»Nous devons[218] mettre d'autant plus d'instance à nos démarches auprès du roi de Hollande, que nous ne pouvons pas douter qu'il ait la volonté de faire la guerre, si les Belges lui fournissent assez de motifs pour que l'agression ne puisse pas lui être reprochée.

»Vous avez des données sur les forces militaires de la Hollande; celles de terre montent à environ soixante mille hommes, sans y comprendre les milices[219], et celles de mer sont très imposantes; car, outre quatorze bâtiments de guerre qui composent la croisière devant Anvers, il y a encore dans ces parages environ trois cents bouches à feu. On connaît ici le courage et l'impétuosité des Belges, mais on pense que leurs ressources militaires sont bien inférieures à celles de la Hollande. A la vérité, l'état des finances de ce royaume ne permettra pas de maintenir longtemps sur le pied de guerre des forces aussi considérables; mais c'est un motif de plus pour que les Hollandais souhaitent de voir s'engager promptement des hostilités...»

Londres, le 3 juin 1831.

»Monsieur le comte,

»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 31 mai, relativement à la lettre que lord Ponsonby, à son arrivée à Bruxelles, a adressée au ministre des affaires étrangères de Belgique[220].

»Vous avez trop d'expérience des affaires, monsieur le comte, pour avoir pensé un moment que cette lettre pût être attribuée à la conférence, et je ne saurais croire que vous eussiez sérieusement exprimé quelque doute sur la part que j'aurais pu prendre à sa rédaction. Cette lettre n'a pas été préparée à Londres, et certainement, elle n'est pas de la conférence; pour s'en convaincre, il suffit d'une simple lecture; d'ailleurs, la conférence n'aurait pas pu dire ce que lord Ponsonby a écrit à M. Lebeau sur les changements qui, dans l'espace d'une seule semaine, se sont opérés dans ses dispositions, relativement au grand-duché de Luxembourg. Au surplus, lord Ponsonby annonce lui-même que sa lettre a été écrite avec beaucoup de précipitation, ce qui prouve encore qu'elle ne lui a pas été remise avant son départ de Londres.

»Il aurait été dans les formes que M. le général Belliard en prît communication avant qu'elle fût adressée au gouvernement belge, et la manière dont lord Ponsonby s'était exprimé ici sur le général Belliard ne faisait pas prévoir qu'une telle omission pût avoir lieu; cependant elle peut jusqu'à un certain point s'expliquer, parce que cette lettre était une lettre particulière.

»Nous voyons, par les informations qui parviennent ici de Bruxelles et que M. le général Belliard rend plus précises et plus intéressantes par les lettres qu'il veut bien m'écrire, que le prince Léopold est au moment d'être élu souverain de la Belgique, mais que le congrès mettra à son élection les mêmes conditions qu'à celle de M. le duc de Nemours; qu'en outre, s'il donne une sorte d'adhésion aux bases de la séparation, ce ne sera que d'une manière très indirecte, et sans prononcer le mot de protocole; enfin, que le congrès ne renonce pas à ses prétentions sur Venloo, Maëstricht, et sur le Limbourg.

»Il est à craindre qu'en suivant cette marche, les Belges ne s'écartent du but qu'ils veulent atteindre et qu'ils n'éprouvent de grandes difficultés pour déterminer le prince Léopold à accepter la couronne qu'ils ont l'intention de lui offrir; on peut avoir cette opinion d'après les réponses qu'il a faites aux députés qui sont venus à Londres.

»Au reste, il n'y a de difficultés sérieuses que pour Maëstricht et Venloo; car si, comme les Belges l'annoncent, ils étaient possesseurs avant 1790 des cinq sixièmes du Limbourg, et si cinquante-quatre communes disséminées dans cette province seulement appartenaient à la Hollande, ce sont des faits que pourront facilement vérifier les commissaires démarcateurs. Il semble que des droits aussi bien établis qu'ils paraissent l'être aux yeux des Belges, ne devraient pas arrêter leur adhésion aux bases de la séparation, d'autant plus que le protocole du 20 janvier pose un principe d'échange qui s'appliquera nécessairement aux communes hollandaises qui forment des enclaves.

»Quant à l'idée de placer dans Maëstricht une garnison mixte ou une garnison étrangère, je ne pense pas qu'elle soit jamais adoptée. La prétention de souveraineté de la Belgique sur Maëstricht est bien nouvelle; celle de la Hollande bien ancienne, car elle date du traité de Munster[221]; et il y aurait d'ailleurs de graves inconvénients à mettre des troupes hanovriennes dans cette place, comme M. le général Belliard l'avait proposé.

»Ainsi, monsieur le comte, les affaires de la Belgique présentent toujours des difficultés sérieuses. Cependant la majorité qui se prononce dans le congrès en faveur du prince Léopold, annonce qu'on sent en Belgique le besoin de faire cesser l'état pénible où se trouve le pays; mais l'obstination des Belges à ne pas adhérer ouvertement aux bases de la séparation et à ne céder sur aucune de leurs prétentions peut amener les fâcheux résultats que nous avons depuis longtemps cherché à prévenir. Je suis porté à croire que les mesures indiquées à la fin de votre dépêche, combinées avec le départ de lord Ponsonby et le rappel de M. le général Belliard, pourront être la meilleure voie à suivre pour sortir d'une situation si fatigante et si opposée aux vues conciliantes et pacifiques des principaux États de l'Europe.

»Telle est l'opinion qu'expriment les membres de la conférence que j'ai vus en particulier, en l'absence des ministres qui sont aux courses d'Ascott...»

Londres, le 4 juin 1831.

»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 2 de ce mois; elle montre combien le gouvernement du roi s'attache à observer avec ponctualité les dispositions adoptées par la conférence relativement aux affaires de Belgique. Je mettrai ici beaucoup de soin à faire envisager la prolongation de délai accordée aux Belges, par le général Belliard, comme une détermination qui lui est purement personnelle. Je dois supposer qu'il se sera concerté sur ce point avec lord Ponsonby, puisque ses instructions le lui prescrivaient. Cependant, j'ai quelque inquiétude à cet égard parce que le général Belliard, en m'annonçant qu'il prenait sur lui de retarder jusqu'au 10 de ce mois, le délai qui était fixé au 1er, ajoutait: «Je pense que lord Ponsonby sera de mon avis.»

»Je suis fâché du retard qu'on a mis à l'exécution des ordres que vous et la conférence aviez donnés, parce que cela nous prive de l'effet probable qui aurait été produit par le départ des agents français et anglais. Les réflexions que leur éloignement aurait fait faire aux Belges auraient pu contribuer à les faire rentrer dans leurs vrais intérêts au lieu qu'aujourd'hui ils croiront plus difficilement aux menaces...

»On vient de recevoir ici des nouvelles de Lisbonne à la date du 26 mai; je vous les transmets parce qu'il serait possible que le bateau à vapeur qui les a apportées à Portsmouth ne fût pas chargé de dépêches pour votre département ou pour celui de la marine. »L'escadre française a pris trois bâtiments portugais; le commandant a fait prévenir le commerce par l'intermédiaire de M. Hoppner, consul anglais, qu'il n'avait pas l'ordre de bloquer Lisbonne, mais qu'il exercerait des représailles envers tous les bâtiments portugais qu'il rencontrerait en mer. Un embargo a été mis par dom Miguel, sur les navires portugais qui se trouvaient dans le port de Lisbonne; les neutres n'éprouvent aucun obstacle pour en sortir. Ces nouvelles ne viennent pas du gouvernement, mais du commerce anglais...»

Il faut que j'interrompe encore ici la série de mes dépêches pour indiquer la nature et la cause des nouveaux embarras qui étaient venus entraver les négociations de la conférence avec le congrès belge.

Lord Ponsonby, chargé des pouvoirs de la conférence, dans le but, sans doute, d'effrayer les Belges, avait commis la faute d'annoncer dans une lettre particulière adressée par lui à M. Lebeau, ministre des affaires étrangères à Bruxelles que si le congrès élisait le prince Léopold, aux conditions imposées par la conférence, le grand-duché de Luxembourg serait cédé à la Belgique; mais que, dans le cas contraire, les puissances étaient décidées à partager la Belgique. Je n'ai pas besoin de dire qu'il n'avait jamais été question dans le sein de la conférence, d'une pareille alternative. Le général Belliard, de son côté, dominé par les intrigues qui venaient de Paris, avait eu la faiblesse d'accorder, de son chef, une prolongation du délai fixé au congrès belge par la conférence, et de chercher avec les meneurs du congrès, des moyens d'échapper aux décisions de la conférence; c'est ainsi qu'il en était venu à l'étrange idée de proposer de laisser la ville de Maëstricht aux Belges, en plaçant une garnison hanovrienne dans cette forteresse qui était une possession hollandaise depuis la paix de Westphalie. On a vu, par mes dépêches, l'effet que toutes ces fausses démarches avaient produit sur la conférence.

Je ne me bornai donc pas à mes dépêches, et j'écrivis directement à M. Casimir Périer qui me répondit à ce sujet.

M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 2 juin 1831.

»Mon prince,

»Je n'ai que le temps de répondre deux mots à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 30 mai, ayant hâte de les joindre aux dépêches dont est chargé le courrier que vous expédie le ministre des affaires étrangères.

»Vous verrez par ces dépêches, mon prince, que le gouvernement n'a modifié en rien ses principes sur les affaires belges, ni sa manière d'envisager les questions graves qui font l'objet de votre lettre, et que les instructions qui avaient été données au général Belliard sont, en tout, identiques avec l'esprit dans lequel vous avez concouru aux délibérations de la conférence.

»Le général Belliard, ainsi que vous l'avez pressenti, aurait dépassé la mesure de ses instructions dans ses rapports à ce sujet avec le gouvernement belge. Le ministre des affaires étrangères lui adresse le juste blâme qu'il avait encouru par une telle imprudence[222]. C'est une preuve de plus de la difficulté de fonder un pouvoir, qu'il s'agisse des hommes élevés ou des petits.

»Je répondrai demain à la partie de votre lettre relative aux moyens d'amener absolument le gouvernement belge à souscrire aux actes de la conférence, moyens sur lesquels vous avez besoin, me dites-vous, de connaître toute ma pensée...»

Paris, le 5 juin 1831.

»Mon prince,

»Les dépêches que vous adresse le ministre des affaires étrangères, par le courrier porteur de ma lettre, satisfont entièrement, et de la manière la plus explicite, aux différentes questions sur lesquelles vous désiriez être fixé.

»Vous y verrez, mon prince, que la pensée qui a présidé à notre approbation du protocole numéro 22 est toujours et entièrement la même; que notre détermination sur la nécessité de l'emploi des moyens qui y sont précisés, pour amener le gouvernement belge à souscrire aux délibérations de la conférence contenues dans ce protocole, n'a éprouvé aucun changement, et qu'enfin les instructions données au général Belliard d'après lesquelles, dans un cas donné, il devrait se retirer ainsi que lord Ponsonby, sont dans le même sens et tout à fait identiques.

»Vous sentez toutefois que, si malheureusement l'emploi du dernier des moyens arrêtés par le protocole, l'entrée des troupes de la Confédération germanique dans le Luxembourg, pouvait devenir nécessaire, nous attendrons de votre prudence si éclairée, ainsi que vous le mandent les dépêches, qu'à raison de l'influence d'une telle mesure sur l'opinion publique en France, vous vouliez bien diriger votre concours aux délibérations de la conférence sur l'emploi des forces militaires, de manière à nous donner les moyens de juger, suivant les circonstances, ce qui serait le plus propre à atteindre un but que nous voulons entièrement d'ailleurs. Cette observation ne répond nullement, mon prince, à une modification que nos déterminations auraient subie, mais a pour objet seulement de prévenir des difficultés qui pourraient nous empêcher d'arriver plus sûrement au but.

»Les choses sont graves, il ne faut pas se le dissimuler, mais on peut espérer que l'élection du prince de Saxe-Cobourg, dont les dépêches vous portent la nouvelle, aidera à améliorer la situation embarrassante où nous nous trouvons. Nous ne pouvons toutefois rien dire encore à ce sujet, puisque, n'ayant jusqu'à ce moment, qu'une dépêche télégraphique, nous ignorons quelles conditions ont pu être mises à l'élection du prince.

»Le roi part demain pour un assez long voyage, ainsi que vous l'aurez appris par les journaux. Ce voyage politique servira, comme le premier, à resserrer les liens qui unissent la France au souverain qu'elle s'est donné; mais il place cependant le gouvernement dans une situation plus difficile relativement aux événements de l'extérieur, puisqu'il nous prive, pendant son absence, du haut appui et des lumières de Sa Majesté. C'est encore cette circonstance qui motive le désir dont je vous entretiens précédemment.

»Dans ma première lettre, je prendrai, mon prince, la liberté de vous entretenir de notre situation intérieure qui semble s'améliorer sous beaucoup de rapports, mais qui laisse entrevoir à ceux qui sont à la tête des affaires des difficultés innombrables encore. Depuis cinquante ans, nous avons cherché à faire de la liberté; le problème à résoudre aujourd'hui, c'est de découvrir les moyens de fonder un pouvoir qui puisse se concilier avec les exigences de ceux qui veulent la liberté et qui la comprennent si peu...»

Ces lettres de M. Casimir Périer me donnaient des motifs assez rassurants de pouvoir compter sur son ferme concours, mais je n'avais pas affaire qu'à lui seul; je sentais toujours à Paris un foyer d'intrigues, d'où, à l'aide de perfides insinuations, on cherchait à entraver ma marche. Ainsi, un journal, le Courrier français, patronné par le général Sébastiani, osait avancer que c'était moi qui avais inspiré la lettre inconvenante de lord Ponsonby à M. Lebeau, tandis que c'était par Paris que j'en avais eu connaissance et qu'elle avait été sévèrement blâmée par la conférence. Je ne sais jusqu'à quel point le général Sébastiani autorisait tout cela, et je suis porté à croire qu'il était au moins autant dupe que meneur de l'intrigue bonapartiste qui avait ses représentants autour du roi et de ses ministres.

Le duc de Dalberg m'écrivait encore à cette époque:

LE DUC DE DALBERG AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, 5 juin 1831.

»Mon cher prince,

»Je ne sais rien du congrès que ce qu'en disent les journaux. A mon avis, il ne conduirait à rien qu'à embrouiller les affaires et à finir par la guerre. Le véritable congrès est à Londres. Qu'on y reste d'accord; qu'on ne fasse pas de nouvelles intrigues ici, et nous garderons la paix; sinon,—non!

»La coalition est entière; et on se trompe si on croit ici que les voltigeurs de l'empire ramèneront les victoires de Bonaparte. Le goût que Louis-Philippe a pour ces gens est inexplicable. Le duc de Rovigo dit qu'il a sa parole pour aller comme ambassadeur à Constantinople. Je sais qu'au conseil Sébastiani et Soult le soutiennent et que les autres ministres le repoussent comme une insulte que l'on ferait à l'Europe. C'est dans ce sens que j'en ai parlé à l'un d'eux. Le roi peut-il oublier la catastrophe du duc d'Enghien, et les négociations d'Espagne, et tant d'autres faits? Si on le nomme à la Chambre des pairs, je me demande si un galant homme peut y rester.

»La question de l'hérédité de la pairie perd tous les jours des appuis. La fureur de l'égalité tourmente tellement les esprits qu'on a manqué avoir une émeute parce que l'administration des musées a donné des billets qui servent à d'autres heures qu'à celles où la foule rend impossible de se tenir dans les galeries. Pauvre pays! Restez à Londres.....»

Ce dernier conseil de Dalberg était très bon et je ne l'avais pas attendu pour me décider à rester à Londres aussi longtemps qu'il me serait possible d'y être utile et d'assurer le maintien de la paix, de cette paix qui semblait toujours fuir devant nous au moment où nous croyions l'atteindre. C'était alors les Belges qui, par leurs folles prétentions, menaçaient de compromettre le prix de nos efforts. Ceci me ramène à la suite de mes dépêches adressées à Paris[223].

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI.

«Londres, le 6 juin 1831.

»Monsieur le comte,

»Un courrier anglais, expédié de Bruxelles, a apporté cette nuit une lettre par laquelle M. le général Belliard m'annonce que, dans la séance du 4, le congrès a élu le prince Léopold de Saxe-Cobourg roi de la Belgique, à la majorité de cent cinquante-cinq voix contre quarante-quatre, et qu'une députation de dix membres, présidée par M. de Gerlache, allait se rendre à Londres pour porter au prince le résultat de cette délibération.

»Si, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le mander dans ma lettre du 4, les agents français et anglais avaient quitté Bruxelles le 1er juin, ainsi que le leur prescrivaient les instructions de leurs gouvernements et celles de la conférence, cette détermination aurait probablement produit sur les Belges un effet moral tel qu'il aurait pu dispenser de l'emploi de la force; mais nous sommes entrés maintenant dans un autre ordre de faits qui exige l'examen d'autres questions.

»Les nouvelles de Belgique qui avaient été reçues depuis quelques jours et l'arrivée du courrier de cette nuit ont donné lieu à une conférence. La conduite de lord Ponsonby dont, au surplus, les bonnes intentions ne sont pas mises en doute, a été unanimement blâmée, comme étant en opposition avec ses instructions, et son rappel immédiat a été décidé[224]. Je joins ici copie de la lettre qui lui est envoyée par un courrier qui partira dans quelques heures; elle n'indique pas les motifs de son rappel, parce que la conférence a pensé qu'en les laissant dans le vague, ils produiraient plus d'effet et que chaque parti pourrait leur donner une interprétation particulière[225].

»Les vues qui unissent si intimement la France aux résolutions des autres puissances, et les instructions qui, récemment encore, viennent d'être transmises au général Belliard, ne permettent pas de douter qu'il quittera Bruxelles en même temps que lord Ponsonby. Quant à M. Lehon[226], qui se trouve probablement à Paris en ce moment, je crois devoir vous faire observer que son gouvernement ayant donné à celui du roi de justes motifs de mécontentement, il ne paraît pas possible qu'il reste en France après le départ du général Belliard. J'ajouterai, au surplus, que le protocole numéro 22, qui avait eu à prévoir une partie des événements qui se réalisent aujourd'hui[227], a déclaré que dans le cas où lord Ponsonby serait forcé, par la conduite des Belges, à quitter Bruxelles, leur envoyé qui se trouve à Londres[228] serait engagé à partir sans nul retard. Lord Palmerston en a fait la demande ce matin[229].

»La conférence a passé ensuite à l'examen des mesures que la position prise par les puissances vis-à-vis de la Belgique pourrait les mettre dans la nécessité d'adopter; mais les plénipotentiaires ont jugé d'abord qu'il était indispensable de connaître les intentions du gouvernement du roi sur différents points que je vais avoir l'honneur de vous indiquer, et sur lesquels je vous prie de vouloir bien me donner des réponses dans le plus court délai possible.

»Le premier de ces points, ou la première question, a pour objet de savoir quelles sont les mesures coercitives que le gouvernement de Sa Majesté peut adopter à l'égard des Belges, sans qu'elles offrent pour lui des inconvénients.

»Deuxième question.—Ces mesures consisteront-elles à faire sortir des troupes hors du territoire français, ou à réunir des forces sur la frontière de la France?

»A cet égard, je crois devoir faire observer que dans mon opinion, il suffirait de rassembler des forces sur notre frontière: d'abord, parce que des troupes ainsi réunies peuvent toujours entrer, s'il est nécessaire, sur le territoire voisin, et parce qu'ensuite leur seule présence peut produire l'effet qu'on chercherait à obtenir. J'ajouterai que ces troupes devraient être des troupes de choix placées sous le commandement d'un chef ferme et prudent.

»Troisième question.—Une escadre française prendra-t-elle part au blocus des côtes et ports de la Belgique?

»Il me semble que si les puissances se décident pour ce blocus, il est convenable que la France y prenne part, et que ses forces agissent de concert avec celles de l'Angleterre. Je crois pouvoir vous rappeler que vous aviez eu l'idée de faire concourir ainsi les forces maritimes des deux nations, à l'époque où il s'agissait de faire lever le blocus d'Anvers à l'escadre hollandaise.

»Les réponses que vous voudrez bien faire à ces différentes questions me mettront à portée de satisfaire aux demandes que la conférence pourra m'adresser. Il existe entre les puissances un parfait accord de vues et de dispositions, parce qu'elles veulent toutes se maintenir dans la même position et remplir des engagements qui leur sont communs, parce que la France, l'Angleterre et la Prusse, plus spécialement appelées par leur situation à exécuter ces engagements réciproquement obligatoires, tiennent à mettre en parfaite harmonie leurs déterminations.

»Il y a ici un agent de dom Miguel, qui est venu prier le gouvernement anglais de s'interposer dans ses différends avec la France. Il lui a été répondu que le gouvernement ne voulait pas intervenir dans cette discussion, mais que s'il avait un conseil à donner au gouvernement du Portugal, c'était de céder aux demandes de la France. Les choses en sont restées là...»

Londres, le 7 juin 1831.

»Les ministres de Hollande à Londres ont adressé à lord Palmerston deux notes: l'une, pour demander quelle était la résolution prise par les Belges à l'expiration du délai qui leur avait été accordé pour se prononcer sur les bases de la séparation; l'autre, pour se plaindre de la lettre adressée par lord Ponsonby à M. Lebeau, ministre des affaires étrangères à Bruxelles. Ces deux notes ayant été communiquées à la conférence, il a été résolu qu'il y serait répondu. J'ai l'honneur de vous envoyer des copies de ces différentes pièces auxquelles j'en joins une du protocole numéro 25 relatif au rappel de lord Ponsonby.

»Vous verrez par les réponses de la conférence aux notes des ministres de Hollande, qu'elles ont pour but de maintenir le roi Guillaume dans la ligne de modération dont il ne s'est pas encore écarté, de calmer l'irritation que lui causent la conduite et les prétentions des Belges, et de lui donner sur le projet de cession, à titre onéreux, du Luxembourg, des explications satisfaisantes. Nous avons lieu d'espérer que ces notes produiront à La Haye l'effet qu'on s'en promet ici et qu'elles empêcheront, de la part des Hollandais, toute espèce d'agression.

»Il a été convenu en même temps que les ministres des cinq puissances écriraient aux représentants de leurs cours à La Haye une lettre dont j'ai l'honneur de vous transmettre les bases, et qui a pour but de faire arriver au roi de Hollande, avec ensemble et d'une manière uniforme, les observations et les considérations qui paraissent de nature à le rassurer sur les dispositions des puissances et sur le maintien de ses droits. Je pense que le gouvernement du roi jugera utile d'envoyer à M. le baron de Mareuil des instructions puisées dans ces documents.

»Je viens de recevoir la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 5. J'ai lieu de croire que, lors de l'expédition de cette dépêche, vous n'aviez pas une connaissance entière de l'acte qui nomme le prince Léopold, roi de la Belgique. Comme on veut l'astreindre à jurer l'intégrité d'un territoire qui n'est pas encore déterminé et auquel les Belges ajoutent même des villes qu'ils ne possèdent pas[230], j'ai peu de doute sur la détermination que prendra le prince Léopold, et je pense qu'elle sera conforme à ce qu'il a toujours répondu aux députés belges qui sont venus ici s'assurer de ses dispositions.

»Les Belges auraient dû comprendre que la première chose qu'ils avaient à faire était d'accéder aux bases de leur séparation avec la Hollande; et je remarque dans la lettre du chargé d'affaires de France à Berlin, dont vous m'avez envoyé copie[231], que ma manière de voir sur ce point est aussi celle du cabinet prussien, car M. de Bernstorff lui a dit que pour atteindre le but que se proposaient les puissances, il était nécessaire qu'elles fissent reconnaître préalablement aux Belges l'obligation de se conformer au protocole qui a fixé les limites de leur territoire. Tous les cabinets envisagent cette question sous le même point de vue.

»Quant aux arrangements pour le Limbourg, ils peuvent suivre, mais ils ne peuvent précéder la reconnaissance des limites. Les projets que M. le général Belliard vous a communiqués, et sur lesquels il m'a écrit aussi, ont été présentés ici dès longtemps par les Belges, mais sans succès[232].

»Vous aurez vu par ma lettre d'hier que les dispositions que le gouvernement du roi pourra prendre, doivent être calculées d'après ses convenances intérieures; j'ai la certitude qu'il lui sera offert, sur ce point, toutes les facilités qu'il pourra désirer.

»Vous verrez, par les pièces dont j'ai l'honneur de vous envoyer des copies, que personne ici ne doute du rappel du général Belliard que vous m'avez autorisé à annoncer comme une conséquence du rappel de lord Ponsonby...»

Londres, le 9 juin 1831.

»Monsieur le comte,

»Vous m'avez fait l'honneur de me mander, par votre dépêche du 5, que le gouvernement du roi désirerait que la place de Luxembourg cessât d'être place fédérale et fût démantelée; et vous ajoutez que les soins de cette négociation me sont confiés.

»Je sens toute l'importance de cette affaire, mais je ne pense pas qu'elle puisse se traiter à Londres, parce qu'elle tient aux intérêts particuliers de la Confédération germanique et qu'elle est étrangère aux questions que la conférence est appelée à examiner; elle n'a pas d'ailleurs de pouvoirs spéciaux de la Confédération germanique: à la vérité, deux de ses membres entretiennent avec elle des relations suivies et exercent quelque influence sur ses déterminations, mais ils n'ont pas de pouvoirs.

»Je pense que cette négociation doit se suivre à Berlin ou à Paris, et je vois, par la lettre du chargé d'affaires de France dont une copie était jointe à votre dépêche, que le cabinet prussien paraît déjà disposé à donner son assentiment à la demande du gouvernement de Sa Majesté: c'est un motif de plus pour continuer de la traiter directement avec lui. M. de Bülow, avec qui je me suis entretenu en particulier de cette affaire, partage mon opinion et pense que c'est à Berlin qu'il convient d'en laisser la négociation.

»Vous remarquerez sans doute, dans les pièces que j'ai eu l'honneur de vous transmettre avant hier, la manière dont la conférence repousse les allégations de quelques feuilles publiques qui ont cherché à faire penser qu'elle n'était pas étrangère à la lettre écrite par lord Ponsonby à M. Lebeau. La note adressée aux ministres de Hollande détruit toute espèce de doute à cet égard, s'il avait pu en exister.

»Je n'ai pas dû faire connaître à M. le général Belliard les résolutions qui viennent d'être prises, parce que les explications donnent lieu à des interprétations et que, d'ailleurs, ce n'était que de vous qu'il pouvait recevoir des ordres.

»La députation belge qui est chargée d'offrir la couronne au prince Léopold est arrivée hier soir à Londres[233]: deux commissaires, MM. Devaux et Nothomb[234], sont arrivés en même temps; ils ont vu le prince Léopold et lui ont annoncé qu'ils avaient des pouvoirs, mais ils n'en ont pas fait connaître l'objet spécial. Si ces pouvoirs avaient de l'étendue, il serait possible qu'il y eût plus de facilité pour régler[235] les affaires de Belgique.

»La conduite du prince Léopold est simple et convenable; il acceptera probablement les offres des Belges, si les pouvoirs des deux commissaires belges sont de nature à amener des résultats satisfaisants. Ces pouvoirs n'ont pas été communiqués aux membres de la députation[236]. Dans une conversation que j'ai eue hier avec le prince Léopold, il a annoncé le désir, si les choses s'arrangeaient, que le général Belliard fût envoyé auprès de lui.

»On a appris ici, par un bâtiment de commerce venant du Brésil, que l'empereur dom Pedro, n'ayant pu comprimer les efforts d'un parti qui se donne le nom de parti national, s'était vu dans la nécessité de quitter Rio de Janeiro avec l'impératrice et presque toute sa famille. On ajoute qu'il a abdiqué en faveur de son fils, mais on ne sait pas dans quelles mains il l'a confié. Il paraît que l'empereur s'est embarqué pour l'Angleterre.

»Cette révolution peut avoir de l'influence sur les affaires de Portugal: elle donne ici de l'inquiétude au commerce anglais qui a des intérêts considérables au Brésil, et les fonds publics en ont éprouvé quelque baisse.

»On a reçu à Londres des nouvelles de Portugal en date du 29 mai; elles annoncent que le commandant de l'escadre française avait établi, devant le port de Lisbonne, un blocus, mais seulement pour les bâtiments portugais. Il paraît que le gouvernement de dom Miguel, devant renoncer à l'espoir d'obtenir la médiation de l'Angleterre dans ses différends avec la France, a maintenant l'intention de réclamer la médiation de l'Espagne.

»Il y a des mouvements populaires assez sérieux dans le Yorkshire et le Northumberland. Le ministère prend des mesures pour les réprimer[237].

»P. S.—Depuis que cette lettre est écrite, j'apprends que la révolution de Rio de Janeiro a éclaté le 7 avril, par suite du refus formel de l'empereur de renvoyer son ministère. Le 8, il s'est rendu à bord de la frégate anglaise Warspite, d'où il a signé un acte d'abdication en faveur de son fils et nommé un conseil de régence. Cet acte a été publié à Rio de Janeiro le 9, et le même jour, dom Pedro, accompagné de l'impératrice, de sa fille et de quelques autres personnes, s'est rendu à bord de la frégate anglaise Volage, devant faire route pour Portsmouth. On assure qu'on s'attendait à ce que le conseil de régence ne pourrait pas se maintenir, et qu'une union fédérale ou une république serait proclamée quelques jours après...»

Londres, le 12 juin 1831.

»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 9 de ce mois, et je me suis pénétré des instructions qu'elle contient...

»Ici, il n'y a encore rien de décidé. Le prince Léopold[238] met une sage lenteur avant de donner une réponse qui doit, en effet, avoir un caractère de mûre réflexion. Les députés belges paraissent toujours satisfaits de ses manières, de sa franchise, et ils placent beaucoup d'espérance dans leur futur souverain; mais jusqu'ici ils n'ont fait aucune concession sur les points qui sont l'objet des difficultés.

»En réfléchissant aux intérêts généraux que cette époque-ci peut faire naître, n'est-on pas amené à penser qu'il pourrait être utile que la France et l'Angleterre garantissent, par un traité spécial, l'existence de la Belgique, lorsqu'elle sera constituée et placée dans des limites certaines et reconnues? J'ai plusieurs fois examiné cette question, et il m'a semblé qu'on pourrait trouver dans les motifs de ce traité les moyens d'étendre ses stipulations à de plus hauts intérêts qui contribueraient à la grandeur de la France en assurant la tranquillité de l'Europe.»

Londres, le 13 juin 1831.

»J'ai reçu ce matin votre dépêche télégraphique du 11, qui confirme celles que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 5 et le 9.

»Vous pensez que la conférence a trop précipité l'application des mesures qu'elle a prises, et qu'elle a trop perdu de vue les modifications que des circonstances récentes devaient apporter à sa marche.

»Ces observations ne me paraissent pas fondées et je crois pouvoir y répondre en vous priant de remarquer que la conférence, chargée essentiellement de veiller au maintien de la paix, n'a pas dû concentrer son attention sur la Belgique seulement; la Hollande exigeait aussi une grande surveillance, surtout quand il règne dans ce pays une irritation telle que la plus légère circonstance peut donner lieu aux plus fâcheuses résolutions. Il était donc nécessaire de chercher à calmer et l'irritation belge et l'irritation hollandaise; car il fallait empêcher que la collision que nous nous attachons à prévenir vînt d'un de ces deux côtés.

»Ce sont ces considérations qui m'ont dirigé depuis que la conférence a été informée du refus opiniâtre des Belges d'adhérer aux bases de la séparation, refus qui animait si vivement les Hollandais et leur gouvernement. Je pense que les réponses qu'ont reçues leurs plénipotentiaires ici auront produit à La Haye l'effet qu'on s'en promettait, et, par conséquent, on aura encore retardé de quelques moments les motifs de trouble et d'hostilité.

»Les difficultés que nous rencontrons ici, en Belgique et en Hollande proviennent, d'un côté, du cabinet de La Haye, qui veut engager les puissances à la guerre, et, de l'autre, du cabinet russe, qui a pour but de détourner l'attention des puissances en la portant forcément sur les affaires de l'ouest de l'Europe. Mon langage à la conférence est toujours celui-ci: «Nous ne voulons pas la guerre, mais nous sommes prêts à la faire et nous ne la craignons pas.» Je crois, du reste, que le gouvernement belge n'a pas de projet arrêté, et qu'il cherche à nous susciter des embarras pour voir s'il ne pourra pas en résulter pour lui quelque chose de favorable.

»Dans cette situation des choses, je vois chaque jour le prince Léopold ainsi que les ministres anglais, parce que je suis convaincu que c'est là que nous pourrons trouver analogie de vues et d'intérêts.

»En définitive, mon opinion est qu'il n'y aura pas nécessité de recourir aux mesures militaires pour lesquelles je vous ai invité à vous préparer. Il faut être prêt; mais je pense que par des moyens d'adoucissement et de conciliation nous parviendrons, sans qu'il y ait un coup de fusil tiré, à sortir de l'embarras où nous sommes en ce moment. Ceci est mon opinion positive...»

Londres, le 14 juin 1831.

»Avant son départ de Bruxelles, M. le général Belliard m'a mandé qu'une proposition allait être faite au congrès, tendant à ce qu'un commissaire belge et un commissaire hollandais se rendissent à Londres pour y traiter les questions de limites. Il paraissait croire que cette proposition serait admise.

»Elle pourrait avoir un heureux résultat si les commissaires avaient des pleins pouvoirs et si les arrangements qu'ils régleraient ne devaient pas être soumis au congrès; mais vous sentez que, dans le cas contraire, ce ne pourraient être que des stipulations provisoires contre lesquelles le congrès pourrait protester.

»Le prince Léopold a vu aujourd'hui les députés belges; chaque jour ils font quelques pas.

»Le ministère anglais, en m'entretenant du désir qu'il aurait de reprendre bientôt les affaires de la Grèce, m'a donné à entendre qu'il pourrait être convenable de placer le prince Frédéric de Nassau, second fils du roi des Pays-Bas, sur le trône de Grèce, au lieu d'y appeler le prince Othon de Bavière. J'ai dû décliner cette proposition en faisant observer que, dans mon opinion, ce serait nommer un prince russe et que j'étais autorisé à le penser, d'après l'intérêt que depuis six mois la cour de Pétersbourg témoignait à la maison de Nassau...»

Londres, le 15 juin 1831.

»... Vous aurez vu par mes lettres d'hier et d'avant-hier que les affaires de Belgique faisaient quelques progrès, quoiqu'aucun arrangement définitif ne puisse encore être regardé comme certain. Les plénipotentiaires du roi des Pays-Bas opposent de la résistance et augmentent les difficultés que nous avons à surmonter. Dans cette situation et malgré l'espérance que je conserve d'obtenir un bon résultat, je pense, monsieur le comte, que le gouvernement du roi doit se tenir prêt; mais mon opinion est qu'il ne sera pas dans la nécessité d'agir.

»J'ai eu l'honneur de vous mander que l'on se prononçait ici dans un sens tout à fait favorable aux Polonais et que l'on blâmait généralement la conduite tenue à leur égard en Gallicie. Le gouvernement anglais s'appuyant sur l'opinion des jurisconsultes de la couronne qui ont déclaré qu'il y avait eu, de la part de la cour d'Autriche, violation du droit des gens, a fait et fera encore des représentations à Vienne. Mais il agira particulièrement, et il n'y aura pas lieu de former à ce sujet aucun concert, puisque l'Angleterre est la seule puissance avec laquelle nous pourrions agir d'accord. Tout le monde ici apprendra avec satisfaction que le gouvernement du roi a employé ses bons offices, le premier, en faveur du général Dwernicki et des Polonais qu'il commandait[239], mais il ne faut pas s'attendre à de grands efforts, parce que le gouvernement anglais ne s'occupe jamais fortement que d'une affaire et que, dans ce moment, il est surchargé parce qu'il en a deux: la réforme et la Belgique.

»Par cette raison, l'arrivée de l'empereur dom Pedro et de sa famille en Europe n'a produit que très peu de sensation, et je puis vous assurer que l'on ne forme sur cet événement aucune combinaison politique, mais on y reviendra et l'on s'en occupera plus tard...»

Londres, le 16 juin 1831.

»Nous continuons de négocier avec les députés et les commissaires belges. Le prince Léopold les voit; ils viennent habituellement chez moi et vont aussi chez les autres membres de la conférence, sur la bienveillance desquels ils ont des motifs pour compter; enfin, on se rapproche et on peut espérer qu'il résultera de ces dispositions conciliantes quelque arrangement; mais les nouvelles de Belgique, reçues aujourd'hui par le commerce, viennent augmenter nos embarras. Il se répand que les Belges ont, à Anvers, attaqué les Hollandais et que, maîtres du fort Saint-Laurent, ils ont engagé un feu très vif avec les bâtiments qui sont devant le port. Le général Chassé[240] a eu heureusement assez de modération pour ne pas faire tirer de la citadelle, mais les habitants d'Anvers, justement alarmés, ont envoyé en toute hâte une députation à Bruxelles. Le régent a expédié des ordres; le ministre de la guerre s'est rendu à Anvers; mais leur autorité méconnue n'a pu arrêter les Belges; et tout tendrait à prouver que le parti anarchiste, le parti de la guerre a pris le dessus.

»Vous concevez à combien d'observations très fondées cet incident va donner lieu de la part des plénipotentiaires hollandais qui m'assuraient encore hier au soir, de la manière la plus positive, qu'il n'y aurait aucune attaque de leur côté. En effet, si les nouvelles sont exactes, ce sont positivement les Belges qui sont agresseurs.

»Cet événement rendra sans doute plus difficiles les arrangements auxquels nous travaillions depuis plusieurs jours, et on objectera avec avantage que, pendant que les Belges ont à Londres une députation chargée d'une mission toute pacifique, ils attaquent et ne tiennent aucun compte d'un armistice qui est cependant rigoureusement exigé par les puissances qui s'occupent d'assurer leur indépendance. Cette conduite est évidemment le résultat de tous les mouvements que se donnent les ennemis de l'ordre et de la paix qui, n'ayant pu embraser la France, cherchent à porter l'incendie en Belgique...»

Londres, le 18 juin 1831.

»J'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 13 et le 16 juin, ainsi qu'une dépêche télégraphique du 14 au soir.

»Lorsque j'ai pensé qu'on pourrait faire avec l'Angleterre quelques arrangements d'elle à nous, relatifs à la Belgique, ce n'était en quelque sorte qu'à bout de voie, et pour le cas seulement où les arrangements auxquels nous travaillons maintenant n'auraient pu se réaliser; c'était enfin pour faire avec l'Angleterre ce que nous n'aurions pas pu faire avec les autres puissances; mais la marche que suit aujourd'hui la négociation nous dispense de recourir à cette combinaison, et il n'y a pas lieu de s'occuper davantage de l'idée que j'avais indiquée dans ma lettre du 12 de ce mois.

»Les membres de la conférence se concertent avec le prince Léopold et avec les deux commissaires belges pour aplanir les obstacles qu'éprouve encore l'arrangement des affaires de Belgique,—obstacles qui tiennent toujours à la possession de Maëstricht et aux enclaves appartenant à la Hollande. Si les commissaires et les députés belges étaient, comme j'ai eu l'honneur de vous le mander déjà, des hommes moins nouveaux dans les négociations, et plus familiarisés avec la manière dont on les suit dans les gouvernements anciennement constitués, ces difficultés seraient plus facilement surmontées; cependant, j'espère que nous parviendrons à un résultat passablement bon.

»J'ai annoncé à lord Palmerston, d'après ce que vous m'avez fait l'honneur de me mander le 13, qu'à son arrivée à Lisbonne, M. le contre-amiral Roussin[241] se mettra en rapport avec le consul d'Angleterre afin de concerter des mesures pour protéger les personnes et les intérêts des sujets de Sa Majesté britannique. Lord Palmerston a paru très satisfait de cette disposition de notre gouvernement, qui répond d'avance aux observations que je vous ai adressées, le 16, sur les inquiétudes que concevait le commerce anglais...»

Londres, le 21 juin 1831[242].

»J'ai été invité hier par lord Palmerston à me rendre au Foreign Office pour y tenir, avec le plénipotentiaire russe, une conférence sur les affaires de la Grèce; j'y étais préparé par la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 10 de ce mois.

»Lord Palmerston nous a entretenus des derniers troubles qui ont agité la Grèce, et des embarras qu'ils avaient apportés à l'administration du comte Capo d'Istria. Il a exprimé le désir que devaient éprouver les puissances de rétablir l'ordre dans ce malheureux pays, et a particulièrement insisté, ainsi que le fait le comte Capo d'Istria dans sa lettre au prince Soutzo[243], sur la nécessité, soit de garantir un emprunt en faveur de la Grèce, soit de lui donner de prompts secours en argent. J'ai décliné la première de ces propositions, en me servant des indications de votre lettre du 10 juin, et en rappelant que la garantie, consentie par les puissances, ne l'avait été qu'à cause de l'acceptation du prince Léopold avec lequel seul les puissances avaient été engagées.

»Quant à la question de secours en argent, j'ai cherché à faire comprendre qu'elle s'appliquait également à la renonciation du prince Léopold, et j'ai éludé d'y répondre, quoique le cas ne soit pas le même, puisque de pareils secours ont été accordés depuis cette renonciation.

»La conférence n'a, du reste, rien résolu dans cette séance, mais lord Palmerston n'a pas négligé de me faire sentir que la garantie d'un emprunt étant subordonnée au choix d'un souverain pour la Grèce, et ce choix à une nouvelle délimitation, on devait craindre que le départ de l'ambassadeur de France de Constantinople ne retardât indéfiniment la négociation qu'il était chargé de suivre à ce sujet en commun avec les plénipotentiaires russes et anglais. Je vous engage donc à me faire connaître le parti qui vous semblera le plus convenable pour arriver à une solution définitive des affaires de la Grèce...»

Londres, le 21 juin 1831[244].

»J'ai l'honneur de vous envoyer le discours que le roi d'Angleterre a prononcé ce matin à la séance d'ouverture du Parlement[245].

»Ce discours est, comme vous le remarquerez, conçu dans un esprit très modéré et entièrement pacifique. Le roi a dit relativement aux affaires de Belgique, qu'elles n'étaient pas encore arrivées à une conclusion; mais que la meilleure intelligence continuait de subsister entre les puissances dont les plénipotentiaires formaient les conférences de Londres; que ces conférences avaient été conduites d'après le principe de non intervention dans les affaires intérieures de la Belgique, mais sous la condition que, dans l'exercice des droits du peuple belge, la sécurité des États voisins ne serait pas compromise.

»Ce discours a été approuvé par tous les bons esprits...

»Les conférences entre le prince Léopold, deux plénipotentiaires des puissances et les députés belges continuent toujours. Il n'y a plus de difficultés réelles, mais de pures chicanes, qui, sans tenir au fond, prolongent cependant des discussions qui devraient être terminées depuis plusieurs jours. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour arriver à une conclusion...»

Et, en effet, je faisais tout ce qui dépendait de moi, tellement que je finis en ce moment-là même par tomber assez sérieusement malade, soit par suite des fatigues et des veilles que m'imposait cette pénible négociation, soit peut-être aussi par l'impatience que les tergiversations des commissaires belges me causèrent. Je fus obligé de garder le lit pendant plusieurs jours; mais je ne continuai pas moins à prendre part aux délibérations de la conférence qui se réunissait autour de mon lit. Je traitais aussi avec les commissaires belges, auxquels j'avoue que je n'épargnai pas les témoignages de mon mécontentement; j'allai même jusqu'à les menacer, s'ils persistaient dans leur résistance opiniâtre, de provoquer le partage de leur pays, qui pourrait se faire sans causer la guerre, tandis que leurs absurdes procédés devaient y conduire infailliblement. Comme je n'interrompis pas un seul jour ma correspondance avec Paris, on trouvera les reflets de ces diverses impressions dans les lettres qui suivent.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[246].

«Londres, le 22 juin 1831.

»Monsieur le comte,

J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 20 et par laquelle vous faites observer que les nouvelles de Londres vous manquaient depuis deux jours. Ce reproche n'est pas fondé, car je ne suis jamais resté quarante-huit heures sans avoir l'honneur de vous écrire, et s'il y a eu un jour où je ne vous ai pas envoyé de dépêche, c'est que ce jour était celui d'une conférence qui avait été extrêmement longue et que je n'avais plus le temps nécessaire. Vous aurez, sans doute, reçu une lettre de moi peu de moments après le départ de votre estafette.

»Les Belges n'apportent pas dans la négociation qui nous occupe un esprit de conciliation d'après lequel on puisse penser qu'ils ont un véritable désir de terminer, et vous pourrez en juger par ce fait. Il y a quelques jours, ils ont remis une note sur leurs demandes; les deux membres de la conférence qui suivent plus particulièrement avec eux les détails de la négociation, ont fait des observations sur ces demandes et ils devaient s'attendre à ce que leurs observations seraient discutées. Les commissaires belges n'ont pas suivi cette marche, et au lieu de répliquer, ils ont, dans une seconde note, renouvelé toutes leurs demandes, sans le moindre changement et sans la plus légère concession.

»Si les Belges persévèrent dans cette marche, s'ils ne cèdent sur aucun point, s'ils s'affermissent, au contraire, dans un système d'exigence et d'obstination, il sera impossible de négocier avec eux et d'arriver à un arrangement. Après avoir épuisé tous les moyens de persuasion et de condescendance, après avoir recueilli si peu de fruits de tant de soins, je crois qu'il faudra peut-être en venir à l'idée[247] d'opérer une division de la Belgique, dans laquelle la France trouverait sans doute la part qui lui conviendrait le mieux. Vous pouvez être persuadé que ce moyen ne conduirait pas plus à la guerre que tout autre, si nous ne parvenons pas à finir, mais je ne renonce pas encore à tout espoir d'arrangement.

»Je pense que les Belges se seraient montrés plus conciliants, s'ils avaient moins de confiance dans l'appui que leur font espérer les agitateurs de tous les pays, et s'ils n'étaient pas encouragés à penser que c'est par la ténacité seule qu'ils parviendront à leur but. Cet encouragement, ils le puisent aussi dans l'état général de l'Europe, dans les échecs éprouvés par la Russie[248] et dans la situation particulière de la France et de l'Angleterre.

»Je crois qu'il serait utile qu'un langage sévère apprît à M. Lehon que la France a pu se prêter à l'espoir de voir les affaires de la Belgique se terminer par des négociations à Londres, mais qu'elle a dû penser que ce seraient des négociations franches et conciliantes, et que le gouvernement du roi apprend avec le plus juste mécontentement qu'au lieu de négocier, les députés belges ne répondent pas aux observations qui leur sont adressées et se renferment dans un cercle de demandes d'où ils ne paraissent nullement disposés à sortir. Le temps s'écoule, et il semble que les Belges aient quelque motif particulier pour ne pas en faire un meilleur usage.

»Je vous remercie de m'avoir communiqué les informations que vous avez reçues de Pétersbourg, sous la date du 4 de ce mois. Les détails contenus dans la lettre de M. de Mortemart, que vous avez eu la bonté de m'envoyer, fournissent une nouvelle preuve de la portion de difficultés que nous avons ici à éprouver de la part de la Russie.

»P.-S.—Hier au soir, le prince Léopold et lord Melbourne croyaient que tout allait finir; ce matin, il y a des difficultés, mais je les vois de mon lit, car je suis malade...»

Londres, le 24 juin 1831[249].

»Quoique malade depuis six jours, je n'ai pas cessé un moment de voir le prince Léopold, les membres de la conférence et ceux de la députation belge; depuis quarante heures nous sommes en conférence, mais les députés sont si peu accoutumés au genre d'affaires qu'ils sont appelés à traiter maintenant, ils élèvent tant de difficultés, que rien n'avance, rien ne se termine, et je vous avoue que je suis au dernier degré de fatigue.

»Une conférence a eu lieu aujourd'hui chez le prince Léopold elle a fini à huit heures; elle se continuera ce soir chez moi et se prolongera probablement dans la nuit, dès qu'il y aura quelque chose de décidé, j'aurai l'honneur de vous l'écrire.»

Londres, le 26 juin 1831[250].

»Je crois que la direction qui vient d'être donnée aux affaires de Belgique pourra maintenant nous conduire au but que nous nous sommes proposés.

»J'ai l'honneur de vous envoyer les articles qui ont été convenus entre la conférence et les députés belges[251]. Tous les points qui sont à régler comme une conséquence de la séparation de la Belgique et de la Hollande sont rappelés dans ces articles, de manière à lever les difficultés qui seront présentées sans blesser tellement les droits du roi de Hollande qu'il lui soit impossible d'y donner son adhésion. La Belgique est sensiblement favorisée par ces stipulations, et elle le doit à l'influence de la France. Vous verrez comme ses intérêts sont ménagés et assurés par la rédaction qui a été donnée aux articles de Maëstricht et du grand-duché de Luxembourg.

»Le prince Léopold a reçu ce soir à dix heures la députation belge et a fait au discours du président la réponse que j'ai l'honneur de vous envoyer. Le prince lui a remis les articles qui ont été précédemment arrêtés.

»Les députés partent cette nuit pour Bruxelles afin de soumettre ces articles au congrès. Comme ils représentent les opinions et les nuances d'opinion qui y existent, ils paraissent persuadés qu'ils obtiendront l'assentiment de cette assemblée. Dès qu'il aura été donné, les députés reviendront à Londres, offrir la couronne au prince Léopold qui l'acceptera et qui se rendra sans délai à Bruxelles.

»Je pense que lorsque le congrès aura approuvé les articles, la France pourra immédiatement reconnaître le prince Léopold comme roi de la Belgique; les autres puissances le reconnaîtront un peu plus tard, mais il ne résultera aucun inconvénient de ce délai.

»M. le baron de Wessenberg, l'un des plénipotentiaires d'Autriche à la conférence et qui a longtemps résidé à la cour des Pays-Bas, part mardi pour La Haye afin d'employer toute l'influence qu'il a acquise sur le roi Guillaume et de le déterminer à accéder à nos articles. M. de Wessenberg est la personne qui peut avoir le plus de chances de succès en s'acquittant de cette mission. Si, malgré quelques concessions qui sont encore demandées au roi des Pays-Bas, on obtient son approbation, alors les affaires de la Belgique seront placées dans une position qui permettra aux puissances[252] de reconnaître son indépendance; et cette indépendance aura été fondée sans guerre, et même sans préparatifs militaires.

»Vous jugerez peut-être convenable d'engager M. Lehon à écrire à Bruxelles et même à s'y rendre, afin que par son influence il contribue à l'adoption des articles par le congrès.

»2 heures du matin.—Je joins ici le discours du prince Léopold; il n'est pas tel que je l'aurais désiré et que je le lui avais suggéré. Tout ce qui s'est passé à cet égard entre le prince et moi vous sera expliqué en détail par la lettre que je viens d'écrire au prince, et dont j'ai l'honneur de vous envoyer une copie...»

DISCOURS

DU PRINCE LÉOPOLD A LA DÉPUTATION BELGE[253]
[prononcé le 26 juin 1831.]

«Messieurs,

»Je suis profondément sensible au vœu dont le congrès belge vous a constitué les interprètes.

»Cette marque de confiance m'est d'autant plus flatteuse qu'elle n'avait pas été recherchée par moi.

»Les destinées humaines n'offrent pas de tâche plus noble et plus utile que celle d'être appelé à maintenir l'indépendance d'une nation et à consolider ses libertés.

»Une mission d'une aussi haute importance peut seule me décider à sortir d'une position indépendante et à me séparer d'un pays auquel j'ai été attaché par les liens et les souvenirs les plus sacrés, et qui m'a donné tant de témoignages de bienveillance et de sympathie.

»J'accepte donc, messieurs, l'offre que vous me faites, bien entendu que ce sera au congrès des représentants de la nation à adopter les mesures qui, seules, peuvent constituer le nouvel État et, par là, lui assurer la reconnaissance des États européens.

»Ce n'est qu'ainsi que le congrès me donnera la faculté de me dévouer tout entier à la Belgique, et de consacrer à son bien-être et à sa prospérité les relations que j'ai formées dans les pays dont l'amitié lui est essentielle et de lui assurer, autant qu'il dépendra de mon concours, une existence indépendante et heureuse.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU PRINCE LÉOPOLD[254].

«Hanover Square, Londres, 27 juin 1831, une heure du matin.

»Monseigneur,

»Je viens de lire à l'instant la réponse que Votre Altesse Royale a adressée dans la soirée aux députés belges. Je vais l'expédier à Paris. Mon gouvernement sera sans doute charmé de la conclusion d'une affaire aussi difficile et aussi compliquée; mais je regrette vivement que notre ministère ne trouve pas dans votre discours ce qu'il faut pour diminuer les préventions françaises. J'avais supplié Votre Altesse Royale de ne pas se montrer attachée uniquement à l'Angleterre, dans la réponse qu'elle devait faire aux Belges, et je vois avec beaucoup de peine, dans votre intérêt même, monseigneur, que vous avez omis au dernier moment la phrase conciliante, utile et prudente que vous aviez permis à l'ambassadeur de France de vous remettre par écrit, que je vous ai rappelée hier au soir et que vous m'aviez promis d'y insérer. Quand il s'agit de faciliter le présent et d'assurer l'avenir, il faut éviter avec soin de blesser les vanités et les préjugés.

»Je suis...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI[255].

«Londres, le 27 juin 1831.

»Monsieur le comte,

»J'avais remis au prince Léopold deux ou trois phrases qui devaient être placées dans sa réponse aux députés belges et qui, je crois, auraient produit un bon effet. Il m'avait promis de les y insérer, et cependant, je ne les y ai pas trouvées.

»J'en ai été fort mécontent, et j'ai écrit immédiatement au prince Léopold la lettre dont j'ai eu l'honneur de vous envoyer hier une copie. Ce matin, j'ai reçu une réponse que je joins ici parce qu'elle contient des explications dont on pourra tirer parti dans un temps ou dans un autre.

»La question belge me paraît aujourd'hui posée aussi bien qu'elle peut l'être, et je pense que le gouvernement du roi sera à portée de repousser les attaques qui pourraient être faites à ce sujet. Quand des écrivains de parti viendront maintenant comparer la conférence de Londres à la Sainte-Alliance, ils seront de mauvaise foi, car la paix de l'Europe et l'indépendance de la Belgique ont été les résultats de cette conférence, et il n'y a rien de commun entre ces résultats et ceux qu'a obtenus la Sainte-Alliance.

»Les députés belges sont partis cette nuit. M. le baron de Wessenberg qui, ainsi que je vous l'ai mandé hier, va se rendre à La Haye, quittera Londres ce soir. J'ai l'honneur de vous envoyer copie du protocole numéro 26[256] dont il sera porteur et des instructions qui lui sont remises. Elles sont confidentielles et doivent être secrètes. J'ai cru devoir écrire au chargé d'affaires de France à La Haye, pour qu'il contribuât, en tout ce qui pourrait dépendre de lui, au succès de la mission de M. de Wessenberg, et pour qu'il agît de concert avec lui, afin que la France ne parût pas étrangère aux démarches qui vont avoir lieu. Vous jugerez sans doute à propos de lui donner des instructions à ce sujet.

»Les motifs du voyage de l'empereur dom Pedro, à Londres, ne sont pas encore connus; il est logé en hôtel garni et prend le titre de duc de Bragance.

»Je crois devoir encore inviter le gouvernement du roi à tenir extrêmement secrets les arrangements auxquels on s'est arrêté pour les affaires de la Belgique. Il ne faut pas que les ennemis de la paix puissent agir auprès de la population belge et des membres du congrès, pour empêcher l'adoption des articles que les députés portent à Bruxelles[257]...»

RÉPONSE DU PRINCE LÉOPOLD AU PRINCE DE TALLEYRAND[258].

«Marlborough House, 27 juin 1831.

»Mon cher prince,

»Ce que j'ai dit par rapport à l'Angleterre est simplement la relation d'un fait historique passé. J'avais bien désiré dire quelque chose de plus positif sur la France; mais j'ai mis les mots que vos collègues disaient venir de vous, dans le projet de la conférence.

»Mais, sentant la nécessité de faire quelque chose de plus après mon discours, j'ai invité toute la députation à s'exprimer en mon nom, officiellement et fortement, sur une chose dans le congrès qui m'était d'une grande importance:

»Que je savais que quelques journaux signalaient le présent arrangement comme hostile à la France: que rien ne pouvait être plus faux; que des relations très intimes avec la famille régnante actuellement en France avaient existé depuis de longues années; qu'il n'y avait que peu de pays que je connaissais mieux que la France, y ayant beaucoup habité depuis ma jeunesse, et que, loin d'être hostile contre elle, je la considérais une alliée aussi importante qu'utile pour la Belgique.

»Ceci ne peut manquer d'être connu amplement quand ils seront arrivés et d'être imprimé de suite. Je pense que vous devriez communiquer ce que je viens vous dire à votre gouvernement, auquel je suis sincèrement reconnaissant pour toutes les marques de confiance et de bienveillance dont il m'a honoré.

»Je dois ajouter que les députés m'ont prié de donner quelques mots d'explication au régent, qu'il était indispensable de dire au congrès que son adoption des articles me suffirait à moi, pour l'empêcher de croire que mon acceptation véritable serait soumise à l'adoption de la Hollande.

»Agréez...

»LÉOPOLD.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI.

«Londres, le 29 juin 1831.

»Monsieur le comte,

»Les plénipotentiaires hollandais se sont rendus hier soir chez lord Grey et lui ont exprimé des plaintes fort vives contre la conférence, mais ils ne lui ont pas remis de protestation par écrit, comme le bruit s'en était répandu. Aujourd'hui, au surplus, les difficultés ne peuvent plus venir de leur part; elles se développeront à La Haye; c'est par cette raison que nous devons être satisfaits que les articles joints au protocole numéro 26 y arrivent avec la signature des plénipotentiaires des cinq puissances; cette circonstance fera sentir au roi des Pays-Bas qu'il ne pourra être appuyé ouvertement, dans sa résistance, par aucun cabinet ayant de l'influence en Europe.

»Si le gouvernement de Sa Majesté se détermine à reconnaître le prince Léopold comme roi de la Belgique, immédiatement après l'adoption des articles par le congrès de Bruxelles, je crois que cette reconnaissance sera utile à l'établissement de ce pays, et je crois aussi qu'il serait avantageux pour la France de pouvoir ranger les affaires de Belgique, sauf quelques questions de détail, au nombre des affaires terminées...»

Les affaires de Belgique étaient moins terminées que je le disais dans cette dépêche, et on ne le verra que trop par ce qui suit, mais j'aurais désiré que le gouvernement français s'en préoccupât moins et employât son habileté à détourner l'attention publique de ce côté. C'est à quoi tendait l'insinuation que je glissais dans ma dépêche, qui, je dois en convenir, vint fort mal à propos, car, au moment même où nous croyions toucher au terme de cette pénible négociation, de nouvelles et plus graves complications surgirent tout à coup et purent nous faire penser qu'elle allait nous échapper. J'ai donné précédemment de trop longs extraits, peut-être, de mes dépêches, mais je l'ai fait dans le double but, de bien éclairer les divers points qui se rattachaient aux affaires que j'avais à traiter, et aussi d'enseigner aux jeunes négociateurs entre les mains desquels ces souvenirs peuvent tomber un jour, que la patience doit être un des premiers principes de l'art de négocier. Je serai plus sobre désormais dans les citations de mes dépêches; les lettres que je recevais offriront sans doute plus d'intérêt et appuieront mieux mes récits.

J'avais expédié mes dernières dépêches à Paris par un des secrétaires de l'ambassade, M. Casimir Périer fils, qui, aussitôt après son arrivée, m'écrivit:

M. CASIMIR PÉRIER FILS AU PRINCE DE TALLEYRAND

«Paris, le 5 juillet 1831.

»Mon prince,

»Porteur de bonnes nouvelles, et jaloux, suivant le désir de Votre Altesse, d'être le premier à les annoncer, j'ai fait bonne diligence et rien n'était encore su avant mon arrivée. M. le ministre des affaires étrangères et mon père, que j'ai vu peu d'instants après lui, m'ont accueilli avec une satisfaction marquée et m'ont paru heureux de voir, au moment des élections, la question de Belgique, sinon terminée, du moins beaucoup simplifiée. Quoi qu'en puissent dire les journaux du mouvement, l'opinion de la majorité s'est déclarée ici en faveur des résultats de cette longue et fatigante négociation. Les gens raisonnables, et il y en a encore, malgré ce qui se voit tous les jours, savent rendre hautement hommage à ce que la France doit à son ambassadeur.

»Quant aux affaires de l'intérieur, j'ai trouvé le ministère moins inquiet sur le résultat des événements de ce mois que je ne devais m'y attendre. On prend des mesures pour prévenir des scènes fâcheuses; des fêtes seront sans doute destinées à occuper le peuple en célébrant les anniversaires d'une révolution que quelques gens voudraient lui faire recommencer. Il n'y a rien encore de bien arrêté sur ces projets.

»D'un autre côté, à la veille des élections, les partis sont en présence, sans qu'aucun d'eux ose se promettre la victoire. A Paris, mon père a beaucoup de chances dans le premier arrondissement; mais il est à craindre que les autres collèges se montrent moins modérés.

»Au reste, le ministère, quel que soit le résultat de la lutte électorale, paraît décidé à se présenter devant les Chambres. Il sait que les hommes réunis en assemblée ne sont souvent plus les mêmes qu'ils se montraient isolément, et il sent trop bien à quel point la partie est sérieuse, pour ne pas voir s'évanouir, avant de se retirer, toutes les chances de succès...»

LE GÉNÉRAL SÉBASTIANI AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 5 juillet 1831.

»Mon prince,

»Vous avez obtenu un succès dont je vous félicite et vous remercie au nom du roi qui en sent toute l'importance. Si, comme je l'espère, vous pouvez y ajouter celui de la démolition des places élevées contre nous depuis 1815, la France entière applaudira à un arrangement qui lui assure une paix longue et honorable. Le prince Léopold doit sentir que ce n'est qu'à ce prix qu'il peut compter sur l'amitié d'un voisin puissant et qui désire sincèrement s'unir avec lui par des liens indissolubles. Il faut calmer l'irritation d'un pays qui ne pourrait supporter plus longtemps les affronts de la Sainte Alliance, votre ennemie personnelle, et qui préluda par votre éloignement des affaires au système d'abaissement de notre patrie qu'elle a suivi depuis cette funeste époque. Le nouveau roi belge sera populaire en France, le jour où on y apprendra qu'il ne partage pas les passions haineuses de nos ennemis et que nous lui inspirons une confiance méritée. Il faut d'ailleurs qu'on nous aide à vaincre les ennemis de l'ordre social en Europe, et ce triomphe ne peut être obtenu que le jour où les défiances injustes auront fait place à des sentiments qui nous sont dus. C'est au nom de votre gloire, mon prince, que je vous recommande cette affaire, la plus délicate et la plus importante de toutes. Notre repos intérieur en dépend.

»Le roi est enchanté de son voyage, qui a produit un excellent effet. Nous espérons que nos élections seront très bonnes; nous aurons toutefois beaucoup de nouveaux députés peu accoutumés aux affaires. On parle d'un mouvement pour le 14 juillet qui probablement n'aura pas lieu ou qu'il sera facile de réprimer. La présence de la Chambre et les précautions que prend le gouvernement, nous rassurent sur les journées des 27, 28 et 29.

»Il paraît que le général russe veut tenter le passage de la Vistule près de la frontière prussienne. Le général polonais a trop disséminé ses forces. L'insurrection lithuanienne prend un caractère sérieux; la Volhynie, la Podolie exigent la présence de forces assez considérables, et l'Ukraine elle-même montre peu d'affection pour la Russie. Votre lettre m'a fait un plaisir que vous concevrez facilement...»

Cette lettre du général Sébastiani offre cela de curieux qu'à travers l'encens dont il essayait assez maladroitement de m'enivrer, on retrouve les idées que les factions bonapartiste et républicaine travaillaient alors à faire prévaloir en France pour enflammer l'opinion publique, en réveillant d'anciennes passions au lieu de chercher à les apaiser. La question des forteresses belges qu'il recommandait si spécialement à mes soins avait été déjà réglée par un protocole secret de la conférence, du mois d'avril précédent[259], protocole auquel je n'avais bien entendu, pris aucune part, si ce n'est de le provoquer. Les plénipotentiaires des quatre cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, avaient reconnu qu'à la suite de la déclaration d'indépendance et de neutralité de la Belgique, un certain nombre de forteresses belges devraient être démolies. Cela devait nous suffire pour le moment; l'exécution du fait admis ne pouvait manquer de s'effectuer plus tard. Mais à Paris, on insistait pour qu'elle fût immédiate, afin de la publier pompeusement devant les Chambres et de s'en faire un moyen de popularité. Il fallait bien trouver une façon de satisfaire à cette exigence et j'obtins de la conférence que le roi pourrait dans son discours faire mention de la décision prise à l'égard de la démolition des forteresses.

En général, et c'était là ma plus grande difficulté, à Paris on ne jugeait les affaires qu'à un point de vue exclusivement français, sans faire aux autres la part qui leur était due. S'agissait-il des affaires de la Belgique, on ne pensait qu'aux Belges, sans songer qu'il y avait un roi des Pays-Bas, des intérêts duquel les autres cabinets étaient obligés de tenir compte. On oubliait, ou on feignait d'oublier qu'il y avait un parlement anglais devant lequel le cabinet anglais devait répondre des mesures qu'il adoptait, et on ne s'occupait que de ce qu'on aurait à répondre à la Chambre des députés de France[260]. Dans la situation compliquée de l'Europe, une pareille disposition me créait constamment des embarras infinis; mon devoir était d'en sortir le mieux possible: ce n'était pas aisé. Dans la circonstance dont il s'agit ici, je pressai le prince Léopold de donner au gouvernement français des assurances qui pussent le tranquilliser, et je tirai de lui la lettre suivante:

Marlborough-House, 11 juillet 1831.

»Mon cher prince,

»Je ne perds pas de temps pour répondre aux observations que vous m'avez communiquées relativement à la destination future des places fortes construites en conséquence des traités de 1815. Mon opinion est que les relations entre la France et la Belgique doivent être basées sur la confiance et l'amitié.

»Ne voyant aucune raison pourquoi la nation belge n'approuverait point les vues conciliatrices des cinq puissances, vous pouvez compter sur ma coopération sincère pour l'adoption de toute mesure qui aura pour objet l'adoption de ces bases.

»Agréez...

»LÉOPOLD.»

Quand le prince Léopold m'écrivait cette lettre aussi prudente et réservée que lui-même, il était déjà roi des Belges. Il avait été élu la veille par le congrès de Bruxelles[261], qui avait préalablement adopté les dix-huit articles préliminaires proposés par la conférence à la majorité de cinquante-six voix; cent vingt-six voix contre soixante-dix. C'était une grande victoire remportée sur ce point; on ne me laissa pas beaucoup de temps pour en jouir: la lettre suivante, fort remarquable, de M. Casimir Périer, appelait déjà mon attention sur un autre point, où il n'y avait malheureusement pas moyen d'espérer un succès.

LE PRÉSIDENT DU CONSEIL AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 7 juillet 1831.

»Mon prince,

»Je profite, pour m'entretenir quelques moments avec vous du départ de mon fils qui vous porte une dépêche importante sur les affaires de Pologne, délibérée d'un commun accord en conseil des ministres.

»Peut être trouverez-vous, mon prince, notre démarche un peu vive; mais la situation des Polonais, notre correspondance de Saint-Pétersbourg, la disposition des esprits en France, toujours de plus en plus sympathique pour la cause polonaise, et enfin l'attitude prise vis-à-vis de la France par notre article du Messager, ainsi que l'approche de la session, ne permettaient pas de ne pas donner suite, dans tous les cas, aux premières démarches que nous avons faites près le gouvernement russe, et le conseil a cru d'une bonne politique de faire une tentative près le cabinet de Londres, quel qu'en doive être le résultat. Nous attachons d'ailleurs un grand prix à recevoir une réponse prompte; et nous ne pouvons que nous en remettre, à cet égard, à vos soins et à votre sagesse[262].

»Une dépêche télégraphique de M. de Sainte-Aulaire, arrivée à l'instant, nous annonce que d'un accord commun et par un engagement pris en présence de tous les ambassadeurs, les troupes autrichiennes auront évacué entièrement les États romains avant le 15 juillet[263].

»Restent les affaires de Belgique. Les nouvelles qui nous en parviennent aujourd'hui sont meilleures: on nous annonce pour demain ou après-demain une solution favorable, à une majorité de cent vingt voix sur cent quatre-vingts. Je l'espère, je le désire plus encore, mais je n'y croirai positivement qu'après l'événement. Si, toutefois, les choses se dénouent ainsi, il serait urgent que le prince Léopold prît la résolution de se rendre de suite en Belgique. L'esprit révolutionnaire anime les hommes du mouvement; et ceux de l'ordre et de la résistance manquent d'un chef et d'un point d'appui.

»Le général Sébastiani vous entretient des places fortes; il nous tarde, mon prince, d'être fixés à cet égard.

»Notre mouvement électoral touche à sa fin; mon fils vous porte la liste des députés nommés jusqu'à six heures du soir aujourd'hui. La première impression du public est favorable aux résultats connus; ce ne sera point encore la convention que nous promettait M. Odilon Barrot; j'espère que ce ne sera pas non plus l'assemblée législative. Les hommes modérés paraissent jusqu'à présent faire le plus grand nombre; nous espérons que les élections à connaître conserveront la même physionomie. Si ces hommes joignent à l'esprit de modération politique un patriotisme courageux, nous pourrons peut-être résister; mais la cause de tous les maux que l'on peut craindre tient surtout à l'audace de nos adversaires, fortifiée par l'attitude faible, et, l'on pourrait dire, peureuse de nos partisans. Tout dépendra, au surplus, du premier moment. Je crains bien d'ailleurs que le pays ne sente pas assez la gravité de la maladie dont il est atteint, et qu'il ne tienne les yeux fermés à la lumière, jusqu'à ce qu'il se réveille au bruit d'une catastrophe. Sans doute, elle est encore éloignée, mais je la regarderais comme inévitable, si, dès le début de la session qui va s'ouvrir, le gouvernement n'était soutenu par la Chambre dans l'attitude vigoureuse et ferme qu'il doit prendre.

»Vous voyez, mon prince, avec quelle franchise je m'exprime sur la situation, à mon avis, de nos affaires. N'allez pas croire cependant que je désespère de nos efforts; je suis loin de cette pensée; et je dirai même que le remède serait encore assez facile peut-être, si la question intérieure n'était pas dominée, sans cesse, par la question étrangère et réciproquement; mais cette réaction de deux questions si vives, l'une sur l'autre, et l'appui que la question étrangère trouve dans le parti militaire, ainsi que dans la disposition un peu fanfaronne de notre nation, rendent évidemment la gravité de notre position très difficile à surmonter. On s'imagine que nous avons encore à notre disposition les armées de l'empereur et les finances de la restauration, et que nous pouvons payer tout à la fois la solde et la rente; en faisant une guerre partielle, les armées ne nous manqueraient pas, sans doute, mais on ne songe pas qu'il est impossible que le premier coup de canon n'entraîne une guerre générale. Espérons que le bon sens du pays, aidé du souvenir des maux passés, prévaudra pour le sauver de l'esprit de vertige qui ne s'est emparé que de trop des têtes.

»Agréez...»

Je comprenais fort bien l'intérêt que le gouvernement du roi témoignait pour la cause polonaise que M. Périer me recommandait si fortement dans cette lettre. Je n'avais pas besoin d'être stimulé dans ce sens. Les efforts que j'avais faits près de l'empereur Napoléon en 1807 et au congrès de Vienne en 1815 en faveur de la Pologne, j'étais tout prêt à les faire encore près du gouvernement anglais, mais je rencontrai là froideur et résistance. Les tories étaient nettement opposés à la Pologne et lord Grey, retenu par madame de Lieven, cherchait des prétextes pour éviter toute intervention de l'Angleterre dans une cause que l'on regardait comme perdue. Les motifs d'humanité n'ont guère qu'un poids relatif dans la politique anglaise; et personne n'aurait osé soutenir alors publiquement qu'il fallait entreprendre la guerre contre la Russie pour sauver la Pologne. A mon grand regret, je ne parvins pas à arracher une démarche un peu efficace pour cette belle cause de la part du cabinet anglais. Après en avoir informé M. Périer et le gouvernement, j'écrivis à Madame Adélaïde d'Orléans une lettre qui peint assez bien la situation du moment.

LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.

«Londres, le 20 juillet 1831.

»Mademoiselle aura sûrement reçu du prince Léopold lui-même une lettre écrite sur le sol français qu'il a voulu traverser pour avoir une occasion de plus de témoigner au roi son respect et son attachement. Ses dernières paroles, la veille au soir du jour où il est parti pour Bruxelles, ont exprimé son désir d'appartenir au roi par les liens les plus plus directs[264]. J'ai laissé sans réponse aucune ce qu'il me disait, mais je dois l'écrire à Mademoiselle.

»Dom Pedro avait la plus grande envie d'aller à Paris; il trouve dans le nom de sa femme quelques motifs qui l'en empêchent et il ne veut pas être un embarras[265]. Je lui donne à dîner demain; sa pente actuelle est toute française.

»On est ici encore bien froid sur la cause polonaise. Les Russes abondent depuis l'arrivée de la grande-duchesse Hélène[266] et de madame de Nesselrode; ils font une course de vingt-quatre heures à Sidmouth où la grande-duchesse prend les bains, et ils reviennent à Londres parler contre la Pologne. Le prince Paul de Wurtemberg a été voir sa fille, et actuellement il est ici où il cherche à prouver que personne n'est plus propre que lui à être roi de Grèce. Je ne crois pas qu'aucun membre du corps diplomatique soit de son avis.

»J'attends avec impatience le discours du roi; je crois que les places fortes de la Belgique y figureront d'une manière qui sera agréable à Mademoiselle. Le roi de Hollande se montre très difficile; j'ai été très fâché que pendant que M. de Wessenberg a été à La Haye, il ne s'y soit trouvé aucun ministre français. M. de Wessenberg l'a beaucoup regretté. Un Français avait des motifs différents à faire valoir pour amener l'acceptation. Nous éprouverons par la Hollande encore bien des difficultés. Des pertes réelles et une humeur naturelle rendent les bons conseils lents à se faire jour...»

Les nouvelles de La Haye étaient, en effet, assez gênantes pour la conférence. M. de Wessenberg n'avait pu parvenir à surmonter la mauvaise humeur du roi, qui, après toutes les concessions qu'il avait faites précédemment, ne voulait plus en ajouter de nouvelles, et qui avait nettement refusé de consentir à celles que renfermaient les dix-huit articles préliminaires envoyés au congrès belge et adoptés par celui-ci. Il fallait donc chercher quelque biais pour sortir de l'impasse où nous nous trouvions arrêtés; il n'y en avait pas d'autre que de proposer un traité définitif, quoique les préliminaires ne fussent pas acceptés: cela était fort peu correct, mais les circonstances étaient assez extraordinaires pour obliger à sortir des voies ordinaires. Seulement, il était difficile d'espérer que l'Autriche, la Russie, la Prusse voudraient nous suivre sur ce terrain, qui, il faut le reconnaître, n'était pas précisément celui du droit; et il est probable que nous ne serions pas parvenus à maintenir la bonne harmonie sur ce point dans la conférence, si le roi Guillaume n'était venu lui-même à notre secours, en commettant, comme on le verra bientôt, une faute qui devait achever de gâter sa position.

Il y avait du moins un fait résultant de ce refus du roi de Hollande: c'est que la conférence n'avait pas sacrifié les intérêts de la Belgique, ainsi que le prétendaient et les journaux français et l'opposition dans notre Chambre des députés. En attendant, voici la réponse que Madame Adélaïde me fit à la lettre que j'ai citée plus haut:

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 30 juillet 1831.

»Il y a un an qu'à pareil jour, mon cher prince, nous étions dans une grande et juste agitation; et certes, nous ne pouvons que nous féliciter de la généreuse et courageuse résolution prise alors par mon frère, et du résultat qu'a sa loyale et noble conduite. Il vient d'en recevoir une douce récompense dans ce moment par la manifestation la plus franche et la plus vraie de l'amour que toute notre population ressent pour lui, pendant les trois jours de fête qui viennent de se passer.

»Je n'ai jamais rien vu de pareil à l'enthousiasme raisonné, à l'affection, à la confiance qui lui ont été témoignés, qui étaient sur toutes les physionomies; c'est un véritable triomphe! Il est bien remarquable et bien consolant pour l'avenir, qu'au bout d'un an, malgré des souffrances réelles et les travaux faits pour induire cette bonne et brave population dans l'erreur, on retrouve chez elle encore plus d'enthousiasme et de volonté pour maintenir celui en qui elle a confiance et qu'elle a choisi. Cela prouve bien pour son bon sens et son bon jugement qui méritent vraiment toute confiance aussi. Je suis bien heureuse de ces trois jours qui ont été excellents. Je suis bien sûre que vous partagerez de tout votre cœur ma satisfaction; aussi est-ce avec bien de l'empressement que je viens m'en entretenir avec vous et vous remercier en même temps de vos deux bonnes lettres des 20 et 25 juillet, ce qu'à mon grand regret je n'ai pu faire jusqu'à ce jour. Je suis enchantée que vous soyez assez content du discours de notre bien-aimé roi; à la Chambre, il a produit un excellent effet, et celui de l'annonce de la destruction des places fortes de la Belgique n'est pas moins bon et était bien nécessaire pour notre pays.

»Je suis fâchée de la manière fausse dont les Belges ont pris cela dans le premier moment; c'est une fausse susceptibilité, dont à la réflexion ils reviendront sûrement, car c'est une vérité que c'est autant dans leur intérêt que dans le nôtre, et ils le sentiront. J'avoue que cela ne m'inquiète pas et je suis persuadée qu'ils seront bientôt d'accord et avec nous, sur cela.

»Le prince Léopold m'a écrit une bonne et excellente lettre de Calais, en réponse à celle où je lui reprochais de n'avoir rien dit pour la France dans son premier discours à la députation belge. Cette fois-ci, il a dit un mot à la France; mais comment, en répondant au beau et juste discours de M. Surlet de Chokier, n'a-t-il pas parlé de notre roi dont le régent de la Belgique lui faisait un si bel et juste éloge? C'est une grande maladresse dont, je vous avoue, j'ai été étonnée, et j'en dirai certainement un petit mot au prince Léopold, en répondant à une petite lettre très aimable qu'il vient encore de m'écrire. Je connais depuis longtemps son désir d'appartenir à notre roi par les liens les plus directs; mais vous comprendrez que je ne puis rien dire à cet égard.

»Dom Pedro est arrivé ici le 26, au moment où nous allions nous mettre à table; nous avions un grand dîner ce jour-là qui a été un peu retardé pour lui, et de la musique le soir, à laquelle il a aussi assisté, ainsi qu'aux trois jours de fête suivants: cela a été un beau et bon spectacle à lui donner; il a dû être très satisfait de la réception que lui a faite notre roi. J'aurais voulu qu'il nous laissât ici sa femme et la petite reine sa fille, et s'il entendait bien son véritable intérêt, après avoir fait sa visite en Angleterre, il reviendrait avec elle ici; mais je crains qu'il n'ait pas d'idée bien arrêtée.

»Vous me demandez ce que je pense de la Chambre. La manifestation qu'elle a faite au roi, lors de son discours, me donne l'espoir qu'elle sera bonne. Je suis dans l'impatience d'avoir des nouvelles de ces si intéressants et braves Polonais; c'est sur cela que l'opinion est surtout bien vive dans ce moment, et je suis désolée de voir l'Angleterre si froide à leur égard.

»Adieu, mon cher prince...»

J'ai voulu donner dans toute son étendue cette lettre qui témoigne si bien des illusions de plus d'un genre, qu'une personne même aussi sensée que Madame Adélaïde pouvait partager. Mais laissons là les illusions: les faits ne vinrent que trop promptement nous rappeler à la réalité. Le roi des Pays-Bas, irrité de voir l'indépendance de la Belgique se consolider par l'élection et l'acceptation du prince Léopold, blessé de n'être appuyé par aucune puissance dans ses résistances, et se flattant sans doute de l'espoir d'amener une guerre générale en Europe, prit tout à coup la résolution désespérée de faire attaquer la Belgique par l'armée que commandait son fils le prince d'Orange. Le 4 août, il faisait annoncer à la conférence la rupture de l'armistice, et le 5, ses troupes entraient sur le territoire belge. D'un autre côté, le roi Léopold, à peine entré en possession de la couronne, se trouvait aux prises avec d'inextricables difficultés. Il avait été convenu avant son départ de Londres, qu'aussitôt installé à Bruxelles, il enverrait deux commissaires belges, chargés des pouvoirs nécessaires pour négocier, sous la médiation de la conférence, un traité définitif de séparation entre la Hollande et la Belgique, d'après les bases des dix-huit articles. Le cabinet qu'il avait formé se refusait nettement à l'envoi des commissaires et prétendait que les Belges pouvaient traiter avec les Hollandais, sans se rencontrer. Le roi Léopold avait immédiatement fait connaître cette difficulté à la conférence, en lui rendant compte des hostilités des Hollandais et du secours qu'il avait réclamé de la France. Il fallait pourvoir avant tout aux effets de ces nouvelles et fâcheuses complications. Et, chose assez singulière dans un pareil moment, j'étais depuis douze jours sans aucune communication de mon gouvernement. Il n'y avait cependant pas de temps à perdre pour prendre une résolution. La conférence dressa un protocole, dans lequel, en blâmant sévèrement la rupture de l'armistice de la part des Hollandais, elle approuvait l'emploi pour un temps limité d'une armée française, dont l'entrée en Belgique avait été sollicitée par le roi Léopold, et décidait qu'une escadre anglaise irait défendre les côtes belges et repousser de ce côté les attaques des Hollandais[267]. Ce protocole était essentiel pour empêcher qu'une conflagration générale ne résultât de l'intervention armée de la France en Belgique.

Je ne puis mieux faire connaître les péripéties de cette grave affaire qu'en donnant la correspondance qu'elle amena entre Madame Adélaïde et moi.

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 7 août 1831.

»Je suis bien sûre, mon cher prince, que vous n'aurez pas été moins surpris que nous de l'inconcevable levée de boucliers du roi de Hollande, qui, certes, justifie bien entièrement et fait bien sentir l'immense avantage que nous donne la sage, noble et belle conduite de notre bien-aimé roi et de son gouvernement envers la Belgique; et combien il est heureux que vous ayez conduit et terminé, avec autant de zèle, de prudence et d'habileté, cette si importante et difficile négociation qui, par l'accord fait entre les cinq puissances, nous autorise à voler au secours de ce malheureux pays, son roi le réclamant, contre l'infâme agression qui lui est faite par le roi de Hollande, sans s'inquiéter des traités convenus et qui viennent d'être conclus entre les cinq puissances, ni sans même les consulter sur cette coupable et inconcevable démarche, que je ne puis m'expliquer qu'en le considérant comme fou.

»Il me paraît impossible qu'à la demande de secours et d'assistance que le roi des Belges a demandée à l'Angleterre, elle n'envoie pas sur-le-champ son escadre dans l'Escaut, comme notre roi a envoyé ses deux fils et son armée en Belgique[268]; mais vous jugez avec quelle impatience nous attendons de le savoir par vous! Je suis bien convaincue que pour terminer par une paix stable cette lutte inconcevable et si inattendue, le meilleur moyen, c'est que l'Angleterre s'unisse franchement à nous, ce que je vous avoue que j'ai la confiance qu'elle fera. Il me paraît de toute impossibilité que la Prusse, malgré ses liens de parenté et son affection pour la maison de Nassau, l'appuie dans cette tentative, entreprise contre les traités qu'elle vient elle-même de signer et contre tout droit des gens[269]. Le mal est que, dans l'origine, les puissances ne lui ont pas parlé le langage franc et ferme qui l'eût persuadé; mais, au contraire, il a vu le désir de le ramener, de le maintenir en Belgique, et c'est ce qui lui donne la confiance de faire cette inconcevable entreprise; il se flatte d'entraîner ainsi une guerre générale.

»Ce que notre roi désire particulièrement savoir de vous, et qu'il me charge de vous demander directement et en confiance, c'est ce que vous croyez qu'il y a à faire pour terminer ceci par un arrangement définitif qui ne laisse plus dans cette incertitude de la paix ou de la guerre, et qui nous permette de faire revenir nos troupes de Belgique, le plus tôt possible, ce que mon frère désire, sans que cela compromette nos intérêts et ceux du roi des Belges, et l'indépendance de ce pays. Vous aurez été content de l'admirable lettre que notre cher roi a écrite au roi des Belges... De grâce, écrivez-moi le plus tôt possible...»

Paris, le 9 août 1831.

»J'étais loin de m'attendre, mon cher prince, quand je vous ai écrit avant-hier, à l'inconcevable conduite du roi Léopold envers notre roi, la France et notre armée! Comment, pour toute réponse à l'admirable lettre que notre roi lui écrit le 4, en réponse à la sienne du 3, dans laquelle il demande secours, nous ne voyons que le pauvre prétexte, pour ne pas dire plus, d'un article de la constitution belge, que le moindre raisonnement ne peut pas soutenir, mis en avant et appuyé par les inconvenants et sots articles de quelques gazettes belges! et, à l'heure qu'il est, pas encore une ligne de lui à notre roi! cela me passe[270]. En attendant, j'espère qu'en ce moment, notre armée entre en Belgique, en évitant les places fortes, mais en marchant droit contre les Hollandais qui dévastent et désolent ce malheureux pays. L'ordre de notre roi est de voler à son secours et d'en chasser les Hollandais. Je suis fière, je vous l'avoue, de la grandeur, de la générosité de notre roi et de sa conduite. Je suis certaine que vous le serez aussi et que vous la ferez bien valoir, que vous en tirerez bon parti pour nous amener une paix honorable et stable et avantageuse pour l'humanité et l'Europe.

»Je suis indignée du discours de lord Aberdeen à la Chambre des pairs, ce que, me connaissant bien, vous comprendrez et sentirez mieux qu'un autre. Mais je suis enchantée de la réponse que lui a faite lord Grey; notre roi en est très touché; vous ferez bien de le lui dire[271]. Il paraît, d'après les gazettes anglaises, que l'escadre a l'ordre d'entrer dans l'Escaut, et que le gouvernement anglais et la conférence jugent le coup de tête du roi de Hollande, comme il mérite de l'être, ce qui me fait un extrême plaisir; mais je ne serai bien satisfaite que quand je saurai tout cela par vous, et que vous m'aurez donné votre manière de voir, votre opinion sur tout cela; aussi, est-ce avec une indicible impatience que j'attends vos premières lettres. Je suis bien fâchée que le pauvre roi Léopold n'ait pas franchement suivi son premier mouvement, et qu'il n'ait pas eu un bon conseil auprès de lui pour lui faire sentir la maladresse et la faute qu'il faisait en se laissant aller au second, où je crois qu'il a été entraîné par de mauvaises insinuations. Je crains que le retard de l'arrivée de nos troupes en Belgique n'ait exposé son armée, car on dit que, malgré le sage conseil de notre roi, il veut s'exposer à une bataille dont les conséquences seraient bien funestes pour lui, s'il la perdait, ce qui est assez probable, d'après ce que l'on dit de l'état de son armée.

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