Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 4
»L'empereur de Russie ne réussira pas à entraîner le cabinet prussien dans des résolutions violentes ou dans des mesures hostiles. L'on comprend ici tous les avantages que l'on retire du statu quo, et l'on veut les conserver. Je suis convaincu que M. de Bülow aura pour instructions de se prêter à tous les termes moyens, à toutes les combinaisons qui empêcheront la rupture des négociations ou la scission d'une ou plusieurs puissances. M. Ancillon m'a en propres termes déclaré, que le roi de Prusse se considérait comme le gardien de la paix en Europe; que son système politique reposait tout entier sur l'impartialité et la défensive, et qu'il respecterait toujours les droits de ceux qui respecteraient les siens.
»Vous avez les ratifications: elles sont signées du roi, mais l'échange en sera suspendu aussi longtemps que toutes les autres puissances n'apporteront pas les leurs. Ce n'est pas ce que vous désirez, mon prince, mais c'est beaucoup cependant. L'empereur de Russie reste isolé dans son refus et il attendait plus de condescendance....»
LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Stanhope Street, 3 janvier 1832.
»Mon cher prince,
»Le rapport qu'Esterhazy et Wessenberg viennent de me faire de la communication qu'ils ont reçue de leur cour est beaucoup moins mauvais que celui que votre gouvernement croit avoir reçu du comte Appony. Il paraît que la cour de Vienne admet que la conférence se trouvait dans la nécessité de faire un arbitrage entre la Hollande et la Belgique; que cette même cour approuve l'acte d'arbitrage soutenu dans les vingt-quatre articles; qu'elle considère ces articles, acceptés qu'ils sont par la Belgique, comme constituant une convention solennelle entre le gouvernement belge et les cinq puissances; et que, puisque le traité n'est effectivement que les articles, la cour de Vienne est résolue de ratifier le traité; que, cependant, elle veut ajourner la ratification pour le moment, dans l'espoir d'amener la cour de Russie.
»Vous voyez que tout ceci n'a pas l'air d'une déclaration officielle, faite par l'Autriche, au nom de la Russie et de la Prusse.
»Je suis bien fâché que votre cour pense à refuser sa ratification au traité du 15 novembre, parce que la convention du 14 décembre lui déplaît. Mais comment pourrait-elle trouver des raisons valables pour lier ensemble deux transactions entièrement différentes et séparées? Comment pourrait-elle refuser sa ratification sans vous désavouer et sans vous rappeler? Et quel serait le triomphe que cela donnerait à tous ceux qui ont toujours tâché de nous inspirer des soupçons de la France! Cette manière de traiter si à la légère les transactions solennelles entre les gouvernements est-elle bien propre à donner de la confiance à ceux qui auront affaire, à l'avenir, avec la France? Mais je suis sûr qu'il est inutile que je vous suggère toutes les considérations graves qui n'auront pas manqué de se présenter déjà à votre esprit par rapport à ce sujet désagréable....»
On peut juger, par cette lettre de lord Palmerston, la nature des résistances que je rencontrais à Londres pour satisfaire aux exigences du gouvernement français à l'égard de la convention du 14 décembre relative à la démolition de certaines forteresses. J'étais parvenu cependant à obtenir quelques concessions, sous la forme d'un protocole interprétatif de la convention. Je l'envoyai à Paris par le premier secrétaire de mon ambassade, M. Tellier, que je chargeai en même temps d'explications développées. La suite des lettres mettra au fait des résultats de cette nouvelle tentative de négociation.
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 10 janvier 1832.
»J'espère que toutes les explications que j'ai données, et toutes celles que porte M. Tellier, amèneront notre cabinet à une détermination qui nous conservera en bons rapports avec l'Angleterre, car c'est ce à quoi je travaille depuis dix-huit mois, et ce qui fera notre salut.—Mon opinion est qu'il y aura retard, mais pas refus dans les ratifications. Une fois arrivées et échangées, il faudra laisser aller les choses un peu toutes seules. Il n'y aura plus qu'un roi de Grèce à faire. En avez-vous un dans la tête? On dit qu'il faut pour la Grèce, dans la situation où elle est, un roi qui ait des qualités et des défauts. Cela a fait, à ce que j'entends dire, penser un peu au prince Paul de Wurtemberg. Il a de tout cela; quelque peu de qualités, instruction, esprit, tout cela pas mal, et des défauts en abondance....»
Londres, le 12 janvier 1832.
»J'ai reçu, il y a une heure, votre lettre du 10; j'ai lu avec beaucoup d'attention les informations qu'elle contient. Voici où en sont les affaires. Le 31, positivement, nous aurons les ratifications de l'Autriche et de la Prusse; celles de la Russie, viendront plus tard; on ne les attendra pas pour faire l'échange.
»Ce point obtenu, la Hollande entrera en quelques explications, et nous ferons tout ce qui sera possible; le fait est que nous voulons tout arranger et finir. Les difficultés ne peuvent pas venir de la Belgique; elles ne peuvent venir que de la France, qui, par de doubles intrigues, embarrasse toujours ses affaires. Il est de fait, que, sans la mission de M. de Latour-Maubourg à Bruxelles, et sans les conférences de Sébastiani avec lord Granville, qui ont amené le protocole du 29 août dont, à Paris, on ne m'a pas même donné connaissance, les choses ne seraient pas arrivées à une suite de difficultés dont il est très difficile de sortir.
»Le protocole dont je parle n'est point mon œuvre: c'est celui des quatre puissances, qui l'ont fait passer par lord Granville, qui l'a remis à Sébastiani. Je n'ai connu son existence que par une lettre de Belliard qu'il m'a écrite à la fin de décembre. Est-ce là faire et conduire des affaires? On embrouille tout, et puis l'on revient à moi. Tout cela commence à m'ennuyer. Cependant, j'irai jusqu'au bout. Je veux bien finir l'affaire dont je me suis chargé. On la gâtera après, si l'on veut....»
Pendant que j'écrivais lettres et dépêches dans ce sens de Londres, voici celles qu'on m'adressait de Paris.
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 9 janvier 1832.
»Prince,
»Ma dépêche officielle, qui vous parviendra en même temps que cette lettre, vous fait connaître quelles sont les diverses solutions que peut recevoir la difficulté grave qu'ont fait naître le traité du 14 décembre et l'insuffisance des modifications qui y sont apportées par la note diplomatique que vous avez reçue des ambassadeurs des quatre puissances. Comme une dépêche ne comporte pas l'explication détaillée des motifs qui s'opposent à ce que le gouvernement du roi consente à l'échange des ratifications qui emporteraient son adhésion aux principes consacrés par le traité du 14 décembre, si, préalablement, il n'était modifié, j'ai prié mon frère Camille[331] de se rendre auprès de vous. Les entretiens que j'ai eus avec lui l'ont mis au fait de la question; il vous confirmera ce que j'ai eu l'honneur de vous dire sur les effets fâcheux de la faute grave qu'ont faites les puissances, en laissant l'opinion si longtemps incertaine sur leurs dispositions à échanger les ratifications, et sur la nécessité de donner aux actes qui termineront cette délicate négociation telle forme qui puisse les rendre irréprochables aux yeux d'un peuple, jaloux, à si juste titre, de ce qui peut toucher à l'honneur national.
»Dans une conférence que j'ai eue ce matin avec lord Granville, j'ai réitéré l'assurance des dispositions du gouvernement du roi, de resserrer les liens qui unissent les deux peuples et de persévérer dans le système politique qui a concilié leurs intérêts depuis la révolution de Juillet; mais j'ai expliqué les motifs qui ne nous permettraient pas d'accepter le traité du 14 décembre. Mes communications se sont étendues confidentiellement jusqu'aux moyens de résoudre les difficultés nouvelles qu'il a fait naître. Ces moyens n'ont été, de sa part, le sujet d'aucune objection, ce qui me donne l'espoir que vous trouverez dans le concours du cabinet britannique, un appui efficace pour faire agréer l'un d'entre eux....»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 11 janvier 1832.
»Prince,
»J'ai reçu avec un vif intérêt les dépêches que vous m'avez adressées par M. Tellier. Vous aurez vu, par celle que j'ai chargé mon frère de vous porter et que vous devez posséder au moment où j'écris, que nous nous étions en quelque sorte rencontrés sur la manière de sortir des embarras que cause au cabinet de Londres et au nôtre le traité du 14 décembre relatif aux forteresses. Je désire bien vivement que vous puissiez terminer cette importante affaire.
»Vous verrez, prince, par ma dépêche officielle de ce jour que nous vous laissons une latitude de plus que par celles qui vous ont été portées par mon frère; puisque en définitive, si vous ne pouviez pas terminer, ainsi que nous vous l'avons indiqué par le protocole que je vous ai fait passer, nous nous contenterions de l'expédient qui nous est présenté dans votre dépêche numéro 291. Mais il est indispensable, prince, que la déclaration soit claire et explicite dans tout son contenu, comme le protocole que nous vous avons adressé[332]. Il faut que le royaume de Belgique et son roi soient entièrement affranchis de tout engagement antérieur ou postérieur aux actes des cinq puissances qui ont reconnu l'indépendance et la neutralité de la Belgique: c'est là ce que le pays demande à tort ou à raison: c'est ce qu'il veut, et amis ou ennemis, tout le monde nous abandonnerait si nous cédions sur ce point. Quant au fond de la question, nous n'y ajoutons pas plus d'importance qu'elle ne mérite; peu nous importe que, sauf Philippeville et Marienbourg, qui ne font point partie des places comprises dans les catégories du protocole du 17 avril, telle ou telle forteresse soit démolie; mais une fois que les quatre puissances auront déterminé les places qui doivent l'être, qu'elles n'aient aucun droit de suite sur ces forteresses, à moins que ce ne soit en commun pour les cinq puissances signataires du traité du 15 novembre.
»J'attendrai, avec bien de l'impatience pour notre pays et pour notre cabinet, la réussite de cette affaire; mais, lors même que les trois puissances viendraient à ne pas donner de suite leur ratification, il suffit que la France et l'Angleterre soient d'accord, par l'échange de leurs ratifications respectives, pour que l'effet moral de cette détermination prévienne toute idée sérieuse de collision qui pourrait amener la guerre, car, il serait évident pour tout le monde que, la France et l'Angleterre, une fois d'accord, il ne fût pas difficile, pour ne pas dire impossible, aux autres gouvernements de ne pas accéder aux déterminations de ces deux grandes puissances.
»Je ne vous répéterai pas, prince, ce que j'ai déjà eu l'honneur de vous dire, que notre politique, à l'égard de l'Angleterre, est entièrement conforme à la vôtre. Je charge M. Tellier, avec qui je suis entré dans quelques détails, de vous le réitérer expressément, et de vous dire combien il est urgent pour l'Europe et pour nous, que nous puissions entrer franchement dans le système de désarmement que nous avons annoncé si positivement sur la foi des promesses de tous les ambassadeurs, lesquels nous avaient assuré de la manière la plus formelle que les ratifications de leurs cabinets au traité du 15 novembre, ne seraient qu'une affaire de forme. Je veux bien croire encore qu'il n'y a aucune mauvaise intention de la part des différentes puissances et surtout de celle de l'Autriche et de la Prusse, mais elles ont commis une faute bien grande, si elles veulent sincèrement la paix, ainsi qu'elles nous en ont donné si souvent l'assurance, en ne ratifiant pas aux époques convenues, et en ébranlant ainsi la puissance et la force morale de notre cabinet, dans son système de paix et de désarmement. Si la difficulté relative aux forteresses disparaît entre nous et l'Angleterre, et que nos ratifications soient échangées, nous parerons encore une fois à ce danger. La chute de nos fonds publics, l'inquiétude générale qui règne dans les esprits, vous en révéleront l'imminence, mieux encore que je ne pourrais le faire.
»Notre sort, prince, est dans vos mains. Je me confie sans réserve à votre haute sagesse et à votre patriotisme, pour amener à terme une négociation dont peuvent dépendre la paix de notre pays et la civilisation du monde. Je remets à M. Tellier la lettre de lord Palmerston qui n'a été lue que de Sa Majesté et de moi.
«Agréez....» CASIMIR PÉRIER.
»P.-S.—Je recommande à vos bontés mon frère s'il se trouve encore auprès de vous.»
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
»Paris, ce 11 janvier 1832.
»Je reçois dans le moment, mon cher prince, votre lettre du 8 apportée par M. Tellier, et j'avais reçu celle du 5, il y a deux jours. Quoique j'eusse eu un grand plaisir à vous voir, à vous entendre, et aussi à me faire entendre de vous, cependant, je préfère infiniment que vous ne soyez pas venu, car, outre la fatigue et l'incommodité d'une course pareille par le temps qu'il fait, j'aurais regardé comme un véritable malheur que vous ne fussiez pas à Londres, lorsque les dépêches que M. Périer vous a adressées par son frère y seront parvenues.
»Je pense qu'elles auront calmé vos inquiétudes, et que les propositions qu'elles contiennent vous auront paru de nature à trancher toutes les difficultés et à faire sortir les cinq puissances de la fausse position où le déplorable traité du 14 décembre les a placées les unes envers les autres. Je le désire vivement, et j'espère que le gouvernement anglais y aura vu une nouvelle preuve du prix que mon gouvernement met, ainsi que moi, à entretenir cordialement entre nous cette union qui est le meilleur garant de la paix de l'Europe et de la stabilité de l'ordre social. Arrangeons ce traité de manière à ce que les anciens engagements du roi des Pays-Bas ne soient pas contractés par le roi des Belges et à ce que, à l'avenir, sa position, ses rapports et ses engagements soient identiquement les mêmes avec toutes les cinq puissances; à ce qu'aucune de ces puissances ne conserve sur ses places et sur son territoire une suzeraineté particulière, et rien ne pourra plus troubler ni notre union avec l'Angleterre ni, par conséquent, la paix générale. Vous pouvez affirmer, mon cher prince, comme je sais au reste que M. Périer vous le mande, avec plus de détails, que c'est là tout ce que veut la France, mais que c'est ce qu'elle veut, et qu'il est vraiment extraordinaire qu'on puisse voir dans une demande aussi juste, aussi simple et aussi modérée, autre chose que ce qu'elle est et qu'on veuille y chercher des prétextes pour élever des soupçons et pour nous accuser d'arrière-pensées que notre propre proposition dément d'une manière aussi formelle et que, j'ose dire, toute ma conduite et celle de mon gouvernement aurait dû suffire pour repousser. Au reste, il est vraiment singulier que ce soit ceux qui nous ont fait un mystère de ce traité, tandis qu'on faisait de sa signature un sine qua non de celle de celui du 15 novembre qui nous était commun, qui croient avoir le droit de nous soupçonner, et qu'un défaut de sincérité, qui tout au moins, n'est pas de notre côté, pût porter atteinte à la confiance que nous demandons, et dont il me semble que l'Angleterre a eu tant de preuves de notre part.
»Il y a plus: c'est parce que nous avions la pleine conviction que les vues du gouvernement actuel, relativement à la Belgique, étaient entièrement conformes aux nôtres, que nous nous sommes endormis dans une sécurité aussi complète sur la négociation des places. C'est précisément parce que nous n'avions aucune inquiétude de son côté, que nous n'avons pas cherché à obtenir d'autre engagement de sa part que celui du protocole du 17 avril; mais c'est aussi parce que, d'après ce qui s'était passé, nous ne pouvions pas avoir la même confiance dans le gouvernement belge, que nous avons voulu avoir un gage spécial de sa part, que nous lui avons envoyé M. de Latour-Maubourg, mission à laquelle nous avons exprès donné la plus grande publicité, que nous avons communiquée dans tous ses détails à lord Granville et à sir Robert Adair qui ont eu une connaissance préalable de ce que nous demandions, avec lesquels on est convenu des formes et des termes de l'engagement demandé au roi des Belges, engagement qui a été contracté avec leur pleine connaissance et même avec leur approbation, sans laquelle le roi Léopold ne l'aurait pas signé.
»J'avoue, mon cher prince, que je ne conçois pas encore, malgré toutes les explications qui nous ont été données sur les soupçons que cette mission avait excités, comment elle a pu en faire naître aucun. Mais laissons là le passé et occupons-nous exclusivement du présent et de l'avenir.
»Nous sommes persuadés que c'est la crainte des attaques des tories, secondée par des intrigues belges, qui ont déterminé la forme et les termes du traité du 14 décembre. Nous croyons que le gouvernement anglais actuel a renoncé à tout système de Sainte-Alliance, et qu'il n'est pas plus favorable à celui de faire de la Belgique une tête de pont contre la France, auquel a été substitué le système bien plus sage, et que nous avons adopté, de la neutralité permanente et de l'indépendance de ce nouvel État.
»L'exécution franche, pleine et entière de ce système d'indépendance et de neutralité belge est pareillement tout ce que nous réclamons, tout ce que nous voulons. Nous n'avons aucune arrière-pensée ni sur Philippeville et Marienbourg, ni sur quoi que ce soit. Nous n'attachons pas la moindre importance à ces deux places qui n'ont d'autre valeur pour la France que celle des souvenirs qui s'y rattachent, souvenirs qu'on aurait dû ménager davantage au lieu d'en faire un sujet d'irritation. Mon gouvernement n'a jamais eu d'autre intention que de la calmer, et c'est uniquement dans cette vue qu'il en a parlé. C'était pour pouvoir dire qu'il l'avait fait, mais que quand il avait trouvé que cette réclamation pouvait entraver le grand objet de la paix générale, il s'en était désisté; et, en effet, vous savez qu'il n'en a pas été question depuis, ni à Londres, ni à Bruxelles, au moins par nous, car je crois que beaucoup d'autres s'en sont occupés en sens contraire, et le traité du 14 décembre en est une preuve suffisante.
»Nous étions tellement soigneux d'éviter tout ce qui pourrait réveiller les souvenirs de Philippeville et de Marienbourg que, quand l'armée française est entrée en Belgique, il était défendu au maréchal Gérard de faire occuper ces deux places.
»Je vous prie, mon cher prince, de vouloir bien dire de ma part à lord Palmerston, en lui faisant mes compliments, que telle est ma politique personnelle autant que celle de mon gouvernement, et vous pourrez ajouter, si cependant vous pouvez le faire sans que cela le pique, ce que je vous prie particulièrement d'éviter, que ce n'est que par votre dépêche que j'ai eu connaissance des assertions du National que je ne lis pas plus que les autres journaux, et qui est l'ennemi le plus acharné de ma personne et de mon gouvernement. Je désire, s'il veut continuer à s'en faire rendre compte, que ce soit toujours pour prendre le contre pied de tout ce qui sera extrait du National, de la Tribune et Cie.
»Je vous renouvelle toujours bien sincèrement, mon cher prince, l'assurance de mon ancienne amitié pour vous.
»LOUIS-PHILIPPE«.
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 14 janvier 1832.
»Voilà la ratification de Prusse arrivée; un courrier de Berlin l'a apportée ce matin: ainsi voilà la question belge fortifiée d'une puissante adhésion. La ratification d'Autriche sera ici la semaine prochaine, à ce que l'on croit, mais sûrement avant la fin du mois. C'est une grande chose de faite: il faut croire que cette épineuse affaire de Belgique sera terminée sans guerre. Il faut que la paix joue son rôle qui est d'amortir les passions. Les hommes du mouvement perdront par la paix, la plus grande partie de leurs moyens de troubles....»
Londres, le 17 janvier 1832.
»... Je tâche de faire donner sur la démolition des forteresses les explications que l'on m'a demandées de Paris. Je crois que j'en obtiendrai de satisfaisantes, mais c'est très difficile. Vous savez ce que c'est qu'une affaire mal entamée et qu'on a voulu conduire dans deux endroits. J'ai eu ici plus de peine pour réparer que pour faire. Ce mot de faiseur, que l'on employait autrefois, me revient bien souvent à l'esprit; mais il faut s'en arranger, parce que c'est une nature d'esprit que l'on ne peut pas changer, et ce pauvre Sébastiani était né comme cela, ce qui ne l'empêche pas d'avoir une assez bonne dose d'esprit.—Est-il vrai que l'on prépare de fortes attaques contre le budget? J'espère et je compte que tout le monde doit souhaiter que le ministère en sorte avec avantage, car nous avons tous besoin de tout ce que M. Périer a de force de caractère et de capacité pour ramener l'ordre. Le roi a essentiellement besoin de lui. C'est l'opinion de tout le monde ici. M. Périer hors du ministère, toutes les puissances croiraient à un nouvel ordre de choses. Le Parlement rentre aujourd'hui, mais il n'y aura rien d'important que la semaine prochaine....»
Londres, le 19 janvier 1832.
»Je crois que tous les cabinets se rapprochent un peu de nous et que les ratifications nous arriveront. Si quelques-unes traînent un peu, cela ne change rien à la résolution. Ce sont plutôt des égards pour le roi de Hollande que toute autre chose qui ont occasionné les retards. J'arriverai, je crois, à ce que désire notre gouvernement sur les forteresses; nous aurons des explications que les plus susceptibles ne pourront pas blâmer....»
Londres, le 23 janvier 1832.
»M. Camille Périer retourne ce soir à Paris. Il y porte des pièces qui, à ce que je crois, satisferont. C'est le résultat d'efforts continus pendant quinze jours. J'ai, ce que je n'aime guère, employé la ténacité la plus importune, mais j'ai réussi; il n'y avait aucun moyen d'obtenir davantage. Je vous assure que je travaille trop, mais j'en viendrai à mon honneur....»
Pour faire comprendre ce que M. Camille Périer emportait à Paris, je dois placer ici un extrait de la convention du 14 décembre 1831, entre les quatre puissances et la Belgique, relativement aux forteresses. Je me bornerai à citer le texte de l'article 1er de cette convention, qui est le plus important:
«Article premier.—En conséquence des changements que l'indépendance et la neutralité de la Belgique ont apportés dans la situation militaire de ce pays, ainsi que dans les moyens dont il pourra disposer pour sa défense, les hautes parties contractantes conviennent de faire démolir parmi les places fortes élevées, réparées ou étendues dans la Belgique depuis 1815, en tout ou en partie, aux frais des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, celles dont l'entretien ne constituerait désormais qu'une charge inutile.
»D'après ce principe, tous les ouvrages de fortification des places de Menin, Ath, Mons, Philippeville et Marienbourg seront démolis dans les délais fixés par les articles ci-dessous.»
Les articles suivants règlent le mode de démolition.
Le gouvernement français ayant voulu voir dans la rédaction de cet article que les quatre puissances proclamaient une sorte de patronage particulier, présent et à venir, sur les forteresses à démolir, patronage dont la France avait été exclue, je dus insister pour obtenir des plénipotentiaires de ces puissances une déclaration catégorique qui mît fin à toute incertitude à cet égard.
Après des efforts infinis, je parvins à leur faire adopter la déclaration suivante qui porte la date du 23 janvier 1832:
«Les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, en procédant à l'échange des ratifications de la convention du 14 décembre dernier, déclarent à cette occasion:
»1o Que les stipulations de la convention du 14 décembre dernier, motivées par le changement survenu dans la situation politique de la Belgique, ne peuvent et ne doivent être entendues que sous la réserve de la souveraineté pleine et entière de Sa Majesté le roi des Belges sur les forteresses indiquées dans ladite convention, ainsi que sous celle de la neutralité et de l'indépendance de la Belgique, indépendance et neutralité qui, garanties aux mêmes titres et aux mêmes droits par les cinq puissances, établissent sous ce rapport un lien identique entre elles et la Belgique;
»2o Que les sommes dont il est question dans l'article V ne sont mentionnées que pour décompte, l'intention des cours étant que, si le décompte offrait un résidu, ce résidu serve à soulager la Belgique dans les dépenses qu'elle aura à faire pour la démolition des forteresses indiquées dans l'article premier;
»3o Qu'enfin, la réserve faite par les quatre cours à l'article VI, n'ayant rapport qu'aux articles II et III, ne s'applique par conséquent qu'aux places à démolir.
»Par cette déclaration sur les trois points qui précèdent, les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie placent hors de doute que toutes les clauses de la convention du 14 décembre sont en parfaite harmonie avec le caractère de puissance indépendante et neutre, qui a été reconnu à la Belgique par les cinq cours.»
C'est cette déclaration que M. Camille Périer emporta à Paris et qu'on trouva enfin suffisamment explicite.
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, le 23 janvier 1832.
»Prince, j'ai vu avec une vive satisfaction par votre dépêche officielle et surtout par votre lettre particulière, que vous comptiez obtenir les modifications que nous avions demandées, relatives à la convention du 14 décembre, si contraire à nos droits et, j'ose dire à notre dignité.
»M. Van de Weyer doit avoir reçu maintenant les instructions les plus positives de son gouvernement qui lui ordonne de s'entendre avec vous pour vous faire modifier les articles qui nous avaient justement blessés.
»Nous espérons donc, prince, que vous serez en mesure de lever les obstacles qui s'opposaient à l'échange des ratifications du traité du 15 novembre, et que nous vous avions signalés par le modèle de protocole que nous avions fait passé, en vous exprimant, de la manière la plus formelle, l'impossibilité où nous serions de ratifier si nous n'obtenions pas une entière satisfaction sur tous ces points.
»Maintenant, prince, que vous connaissez toutes nos difficultés, si elles sont résolues, ainsi que vous m'en donnez l'espérance, d'une manière conforme à nos vœux et à nos instructions, nous ne voyons aucun inconvénient à ce que vous échangiez les ratifications pour le 31 de ce mois. Ce sera un immense service que vous aurez rendu et ce sera une obligation de plus que vous aura l'Europe.
»Si l'Angleterre et nous ratifions seuls avant les puissances, il faut, je crois, nous réserver le moyen de ne pas refermer toute voie de conciliation entre la Hollande et la Belgique, en ce qui concerne la navigation; il faut surtout que l'Angleterre ne puisse pas nous opposer un jour, notre signature au traité du 15 novembre, comme un sine qua non qui mettrait un obstacle invincible à ces modifications qui sont le seul prétexte raisonnable d'opposition que puisse faire le roi Guillaume dans la position où il se trouve placé.
»J'approuve, prince, ce que vous me dites, de ne pas faire une chose trop importante de ces ratifications, vis-à-vis des autres cabinets; mais cette démarche leur donnera à penser, et tout en ne voulant point nous séparer d'eux, il est bon cependant qu'ils voient que nous pouvons marcher sans eux: il ne leur échappera pas, comme vous le dites fort bien, qu'un semblable accord entre nous et l'Angleterre, est, au fait, un traité offensif et défensif....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
Londres, le 27 janvier 1832.
»Le ministère anglais s'est très bien tiré de l'attaque de lord Aberdeen[333]. Lord Grey qui lui a répondu, a placé dans son discours des choses très bien pour la France. Le duc de Wellington a soutenu lord Aberdeen, mais il a respecté toutes les convenances qui avaient été toutes violées par lord Aberdeen. Allez, n'écoutez pas les petits politiques de la société; le fait est que c'est de notre union avec l'Angleterre que sortira notre établissement et pas d'ailleurs; toute ma politique se borne à cela.
»J'attends avec impatience des nouvelles de tout ce que j'ai envoyé par M. Camille Périer. Je crois que l'on fera ce que je demande; il faut que je reçoive les ratifications avant le 31....»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, le 29 janvier 1832.
»C'est avec bien de l'empressement, mon cher prince, que je viens vous remercier de votre lettre du 23, et vous témoigner tout le plaisir qu'elle m'a fait en m'annonçant que la plus forte difficulté de cette longue et pénible négociation de la Belgique est surmontée. Je m'en félicite avec vous de bien bon cœur, et il est assurément bien juste de vous en adresser les compliments. Certes, c'est une belle et grande chose que cette question belge se soit terminée de cette manière, surtout ayant été, il faut malheureusement en convenir, si mal secondé par eux, car cette dernière difficulté est leur ouvrage, et je comprends parfaitement ce qu'elle a été pour vous. Il faut se consoler de ce qui froisse un peu la petite vanité, la gloriole nationale, si vous voulez, en se répétant ce que vous m'écrivez: «Il n'y avait rien de plus à obtenir.» Et, certes, Philippeville et Marienbourg ne valent pas la guerre. L'essentiel est obtenu, voilà le vrai, grâce à votre zèle et à votre habileté.
»J'espère et je désire bien, comme vous me le mandez, que le mois prochain soit le terme définitif de vos travaux. Je sais, mon cher prince que vous avez grand besoin de pouvoir vous soigner et vous reposer un peu, et c'est encore admirable que votre santé ait aussi bien supporté tant de fatigues morales et physiques. Je souhaite du fond de mon cœur, que vous n'ayez plus qu'à jouir de vos succès et des heureux résultats qu'ils auront pour notre chère France et pour notre bien-aimé roi qui aurait aussi grand besoin de repos.
»Sébastiani est infiniment mieux, et même tout à fait bien. La difficulté maintenant est d'obtenir de lui qu'il se soigne assez longtemps et qu'il ne reprenne pas trop tôt les affaires, ce que je crois bien important pour consolider son rétablissement....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 31 janvier 1832.
»J'ai échangé ce soir les ratifications de la France avec la Belgique, et, ce qui est excellent, c'est que l'Angleterre a échangé tout comme moi, ses ratifications avec les Belges: ainsi voilà une affaire bien finie. L'Angleterre et la France réunies en même temps, c'est plus que je n'osais l'espérer. A présent, il faut patienter: le reste viendra; n'exigeons rien; ne triomphons pas trop, n'embarrassons pas l'Angleterre de ce qu'elle a fait, et que tous les tories, petits et grands lui reprocheront demain. Ne lui laissons pas voir que d'être liée avec nous, lui fait faire plus de mouvement qu'elle ne veut. C'est une affaire de prudence et de conduite. Il faut ménager le ministère anglais; il a ici de grands embarras. Mon opinion est que les ratifications de Prusse et d'Autriche ne se feront pas attendre longtemps[334]; celles de Russie viendront plus tard, mais viendront. Cela fait, on attendra la Hollande, et ce qu'elle dira ne fera rien à personne. L'Espagne a mis une fois, quatre-vingts ans à faire une reconnaissance toute pareille, et cela n'a pas dérangé l'Europe qui avait fait ses affaires de son côté.—Je ne sais rien de la France au dedans; je ne lui trouve pas trop bonne mine, mais je sais qu'au dehors, nous sommes, par ce que nous venons de faire, placés comme le roi devait le désirer, sans trop l'espérer.
»Cela doit bien étonner et bien fâcher les petits messieurs à non intervention, qui criaient et croyaient à la guerre.—Nous avons pris une forme excellente, c'est de laisser le protocole ouvert, et c'est sur la proposition de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche. On doit être content aux Tuileries de la rédaction de ce protocole...»
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 4 février 1832.
»Mon cher prince,
»J'ai beaucoup entendu parler dans ma jeunesse, des talents du comte d'Avaux et de la longueur et de la difficulté des négociations du traité de Westphalie. C'était l'enfance de la diplomatie; et je crois que les quinze mois de la conférence de Londres, les cinquante-cinq protocoles toujours signés d'accord par les plénipotentiaires des cinq grandes puissances présentent un spectacle bien plus imposant de talents et de difficultés vaincues que tout ce qui l'avait précédé. Il sera beau pour vous, pour mes ministres et j'ose dire aussi pour moi, qu'en sortant de la révolution de Juillet, cette grande crise ait été conduite de manière à nous faire arriver au résultat que nous obtenons enfin, sans que la paix intérieure de la France, ait été troublée, et sans que l'Europe soit devenue la proie de l'embrasement dont elle était menacée.
»Vous voyez, mon cher prince, que je partage votre opinion, que les ratifications de la France et de l'Angleterre échangées en même temps assurent l'échange des trois autres, car c'est presque devenu un lieu commun que de dire que, quand la France et l'Angleterre sont d'accord, il n'y a plus à craindre la guerre en Europe. J'ai toujours cru que nos deux puissances pouvaient s'entendre et se mettre d'accord, sans que ni l'une ni l'autre eussent rien à perdre de leur honneur national et de leurs intérêts politiques, mais j'ai cru aussi que pour que nos deux nations approuvassent cet accord, il fallait rendre évident que leurs gouvernements n'en avaient rien sacrifié; et voilà, mon cher prince, ce qui fait que j'ai souvent insisté avec tant de force sur quelques points de la négociation que mon gouvernement avait grande raison de vouloir rectifier. A présent, le succès a couronné ses efforts et les vôtres, et c'est là sans doute la meilleure réponse à toutes les invectives dont nous sommes tous les objets.
»Je désire vivement, mon cher prince, que les ratifications des autres puissances ne se fassent pas attendre longtemps. C'est leur intérêt comme le nôtre, car c'est l'échange complet qui convaincra tous les incrédules qu'ils doivent renoncer à leurs espérances de guerre et de bouleversement. C'est là ce qui les convaincra de la stabilité de l'ordre de choses actuel et de l'impuissance de leurs efforts pour le renverser.
»C'est toujours de tout mon cœur, mon cher prince, que je vous renouvelle l'assurance de toute mon amitié pour vous....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.
«Londres, le 6 février 1832.
»Je supplie Mademoiselle de me donner de ses nouvelles. La nuit du 2 février a dû être une nuit d'angoisses, et quoique le danger[335] n'ait été connu que lorsque déjà il n'existait plus, vous avez dû avoir des heures bien pénibles. Il est bien dur, quand on ne songe, comme vous le faites tous, qu'à faire du bien, de rencontrer à chaque pas des difficultés, des intrigues de tout genre. Je m'inquiète sans savoir rien; personne ne m'écrit. Je vous conjure, Mademoiselle, de ne pas me laisser, sur ce qui est d'un tel intérêt pour vous, dans une ignorance complète...»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, lundi 7 février 1832.
»Mon cher prince,
»C'est vraiment bien aimable et bien bon à vous de m'avoir écrit, tout de suite, à deux heures du matin, au moment où les ratifications entre la Belgique, l'Angleterre et la France venaient d'être faites. Je ne puis assez vous dire combien j'en suis vivement touchée, et c'est de tout mon cœur que je vous en remercie. Cette bonne et importante nouvelle est arrivée bien à propos pour dédommager un peu notre bien-aimé roi de tout ce qu'il a à souffrir des infâmes complots des carlistes et des républicains qui, pour le moment, sont parfaitement d'accord dans leurs intrigues et leur bien coupable but. Vous savez par les journaux l'absurde mais exécrable conspiration qui vient d'être arrêtée, grâce à Dieu, au commencement de son exécution. La police, en cette occasion, a été parfaitement bien faite, car tout cela a été fait sans que cela causât la moindre agitation dans Paris. Cela s'est passé pendant notre grand bal du 2, qui n'en a pas moins duré jusqu'à cinq heures du matin. On disait tout bas dans le bal qu'on s'attendait à quelque tentative d'émeute pour la nuit, mais on était loin de croire que ce fût une chose aussi grave. Ce n'est qu'à trois heures, au moment où nous nous retirions du bal, la reine et moi, que nous avons appris les arrestations que l'on venait de faire de cette bande armée. Ils ne peuvent plus faire d'émeute dans la rue; la population n'en veut pas; ils en viennent aux conspirations, aux horreurs, comme la machine infernale du temps de Napoléon. Il y a cent dix personnes arrêtées, toutes prises les armes à la main. Ainsi, pour cette fois, il ne peut y avoir de doute sur leurs bonnes intentions. J'espère que cela mènera à un bon résultat, et je suis persuadée que cela sera avantageux pour le gouvernement. Le roi est d'un calme, d'un sang-froid admirable. Je vous avoue que je le trouve sans cesse beaucoup trop confiant; c'est un sujet de discussion entre nous...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.
«Londres, le 13 février 1832.
»... L'empereur de Russie envoie le comte Orloff[336] à La Haye, pour déclarer au roi que, s'il ne se décide pas à adhérer aux articles de la conférence, il ne peut en aucune manière, ni dans aucun cas, compter sur son appui. Cela retardera l'envoi des ratifications russes probablement de huit ou dix jours, mais il est positif qu'on est décidé à les envoyer...»
Londres, le 14 février 1832.
»... Je n'ai appris l'envoi de troupes en Italie que comme un fait; comme projet, je ne le savais pas[337]. Mais je suppose que l'on s'est entendu à cet égard avec le gouvernement autrichien; car, sans cela, il y aurait des complications qui donneraient plus d'embarras qu'il n'y aurait d'avantages. Du reste, je ne sais rien, et je raisonne sur tout cela un peu en aveugle, ce qui fait que je n'en parlerais pas à une autre personne qu'à vous. C'est bien assez d'avoir à se mêler de ce qu'on est chargé de faire; il serait fou de se mêler de ce qui regarde les autres, surtout quand on le sait mal.
»Je vous ai écrit hier l'arrivée à La Haye du comte Orloff. Cette mission retardera probablement de dix ou douze jours les ratifications, mais elle les assure...»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 13 février 1832.
»Prince,
»J'ai tardé plus que je l'aurais voulu à répondre aux deux lettres particulières que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, car les premières discussions du budget ont été pour moi pénibles et laborieuses. Nous avons jusqu'ici gagné toutes les questions importantes. Nous avons surtout à combattre la Chambre sur des retranchements et des économies qui pourraient devenir embarrassantes pour le gouvernement. Au reste, nous sommes toujours décidés à lutter jusqu'au bout, à ne pas faire de questions ministérielles de celles qui ne seront que purement financières, et nous continuerons à faire tous nos efforts pour consolider au dedans ce système politique, à l'affermissement duquel vous avez, prince, si puissamment contribué au dehors.
»J'ai reçu hier, avec les ratifications belges que vous m'avez envoyées, votre dépêche du ... J'y ai vu avec la plus grande satisfaction, ce que vous me dites du discours de lord Palmerston, que je me suis fait représenter ce matin. Le gouvernement du roi s'applaudit vivement de cette conformité de vues et de sentiments, dont les deux pays peuvent attendre de si heureux résultats. Cette manifestation franche et sincère peut répondre à bien des choses et nous être véritablement utile. Nous y trouvons une confirmation de notre système de politique étrangère justifié par un aussi heureux succès dans son but le plus important.
»Ma première dépêche officielle, prince, vous donnera des détails étendus sur les affaires d'Italie; mais pour répondre à votre désir, je m'empresse de vous informer aujourd'hui que nous avons lieu d'espérer que Sa Sainteté cédera aux pressantes instances que nous lui avons fait faire et sera déterminée par elles à ne pas laisser subsister définitivement le refus de nous permettre d'occuper Ancône, refus dont M. de Sainte-Aulaire fils nous avait apporté la nouvelle[338].
»Nos troupes ont reçu provisoirement l'ordre d'entrer à Ancône, le seul cas excepté où les Autrichiens les y auraient devancés. Dans cette supposition, elles se porteraient sur Civita Vecchia qu'elles occuperaient.
»Nous ne varierons pas du but que nous nous proposons: montrer à l'Autriche que nous ne pouvons consentir à l'occupation de la Romagne qu'autant qu'elle sera de courte durée; montrer au Saint-Siège que nous voulons obtenir de lui les concessions qu'il a solennellement promises aux puissances[339].
»Du reste, sans nous départir en rien de cette volonté bien constante, nous ne comptons pas nous éloigner de notre système politique que nous avons voulu rendre modéré et juste en même temps que ferme et digne de la France, et nous éviterons aussi longtemps que nous le pourrons, une collision contre laquelle ont toujours été dirigés nos efforts...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 17 février 1832.
»... En Angleterre, jusqu'à présent, on ne fait autre chose que regarder la question portugaise; je suis étonné du peu d'intérêt que l'on y porte dans un sens ou dans l'autre. Quand le dénouement approchera, peut-être que cela changera. La réforme et la Belgique se sont emparé de toute la sollicitude du pays. Je commence à croire que j'ai quelque succès à Paris, car je vois qu'on me libellise dans les journaux et dans les pamphlets. Il faut se soumettre à cela quand on veut servir son pays et que l'on cherche les moyens d'arrêter le flot populaire. Au surplus, cela passera comme le reste...»
Le 24 février 1832.
»Il n'y aura pas de congrès quant à présent, personne n'y pense. Le comte Orloff tient en suspens: il ne s'est ouvert tout à fait à personne à Berlin. Pozzo, s'il en parle, fait des contes; il n'en sait pas plus que M. de Liéven qui ne sait rien. Le comte Orloff a dû arriver le 20 à La Haye, il y restera cinq ou six jours, au plus huit, et de là, il vient ici. Si Lamb[340] et Esterhazy ont emporté l'envoi des ratifications de l'Autriche, comme ils ont dû le faire; si Metternich a le bon esprit de ne pas vouloir placer l'Autriche à la remorque de la Russie, alors nous n'aurons plus d'embarras d'aucun genre: il faudra bien que la morgue russe cède...»
Le 25 février 1832.
»On m'écrit que Maubreuil va reparaître sur la scène pour faire quelque plaidoyer rempli d'injures contre moi, en ma qualité de président du gouvernement provisoire en 1814[341]. Ce sera une ou deux matinées de scandale, et cela finira par une fin de non recevoir. Du reste, cela ne m'ennuie et ne me trouble guère. C'est dans les singularités du temps d'être attaqué par un homme que l'on n'a jamais vu et qui, en 1814, avait mis la décoration de la Légion d'honneur à la queue de son cheval, et que cet homme-là ait pour lui des libéraux de la fabrique actuelle.»
Le 27 février 1832.
»... Je ne sais rien du comte Orloff que des on-dit, mais je sais que quelque demande qu'il fasse, je ne soumettrai jamais la France à changer une virgule à un traité que j'ai signé. Il faut que les autres puissances ratifient; cela fait, je deviens coulant, je consens à ce que, de gré à gré, il soit fait des modifications entre la Belgique et la Hollande; je les facilite, je les encourage autant que je peux. Je vais plus loin, car je suis prêt à garantir, si l'Angleterre consent à le faire avec nous, le traité qui sera fait par la Hollande et la Belgique. Voilà toute ma marche: elle sera invariable. Je suis dans l'opinion que je parviendrai à ce que je veux faire, et cela ne sera pas bien long...»
Le 28 février 1832.
»... Nous avions obtenu du pape toutes les concessions que les libéraux pouvaient raisonnablement demander. Cela obtenu, les libéraux se révoltent encore; nous n'avons plus à nous en mêler. C'est une question de police que le pape fait faire comme cela lui convient le mieux. Mais nous avions fait ce que nous devions aux principes que nous professons en engageant le pape et en obtenant de lui d'entrer dans la route où les idées de l'époque dans laquelle il vit le forcent de se tenir. A présent cela ne nous regarde plus. C'est avec ce langage qu'on donnerait confiance à l'Europe et que l'on serait sûr de n'être inquiété par personne. Et puis, on fait connaître son système de gouvernement, ce qui est commode pour tout le monde. Voilà comme je raisonne au milieu de mes brouillards.
»Savez-vous que l'expédition de dom Pedro, avec mon idée de neutralité, réussira très probablement si l'on s'en rapporte à tout ce qui vient de Lisbonne, qui est plus sûr que ce qui vient de Pozzo[342]. Tenons-nous unis à l'Angleterre et nous sommes maîtres de nous établir dans notre intérieur sans être dérangés par le dehors, ce dont Metternich enrage. L'Espagne dont on veut effrayer le monde n'a pas un écu et manque de souliers; c'est bien là l'armée de moines déchaussés, comme il y en a par douzaines dans ce qu'on appelle la péninsule.
»Ici, les partis s'aigrissent: chaque parti croit qu'il aura l'avantage lors de la discussion à la Chambre des pairs. Je crois que le ministère aura la majorité à la seconde lecture, mais, dans le comité où l'on ne vote plus par procuration, la question n'est pas aussi sûre[343]. Lord Grey a répondu dans le Parlement d'une manière qui doit convenir au gouvernement français, en versant beaucoup de dédain sur lord Aberdeen, qui a été d'une âcreté et d'un goût détestable dans son langage sur la France. Tenons-nous bien où nous sommes; disons-le, montrons-le et nous nous retirons de toutes nos difficultés.»
Je ne m'arrêterai un moment sur ce qui concerne les affaires d'Italie et l'occupation d'Ancône dans les lettres qui précèdent et dans celles qui vont suivre, que pour constater que j'étais en dissentiment sur ces points avec le gouvernement français. Je croyais qu'il s'était engagé là précipitamment dans de nouvelles difficultés, avant d'avoir résolu celles qui tenaient depuis dix-huit mois la paix en suspens, et je ne trouvais pas cela une saine politique. Je n'ignorais pas qu'à Paris, l'opposition jetait les hauts cris à propos de l'entrée des troupes autrichiennes dans les légations, mais je pensais qu'avec un peu plus de fermeté, on aurait pu résister à ces cris et attendre le moment, où le traité du 15 novembre 1831 ratifié par toutes les puissances, le cabinet français aurait été mieux placé pour exiger la retraite des troupes autrichiennes des États pontificaux, en menaçant d'y transporter une expédition française pour obtenir leur libération. J'ai la certitude qu'il aurait obtenu l'assentiment du gouvernement anglais à une manière d'agir fondée sur les traités et sur le principe de non intervention, cette fois sagement appliqué. Quoi qu'on en ait dit, il y aurait eu plus de dignité et de véritable vigueur dans cette politique que dans la furtive prise d'Ancône, d'où il devait nous être plus difficile encore de sortir qu'il ne l'avait été d'y entrer. Chacun pourra apprécier mon opinion que je tenais à bien exprimer ici, et qui se trouvera d'ailleurs dans ma correspondance à travers ce qui se rapportait à l'affaire belge. Celle-ci qui était ma véritable préoccupation, continuait à passer par des péripéties qui auraient pu lasser le plus patient. Ainsi, M. Bresson m'écrivait de Berlin, le 23 février, qu'il venait d'expédier un courrier à Paris, pour y annoncer que l'empereur Nicolas était décidé à désavouer ses plénipotentiaires à Londres, qu'il ne ratifierait pas le traité du 15 novembre, et qu'il l'avait signifié au gouvernement prussien; puis, quelques jours plus tard, je recevais de lui la lettre suivante qui disait tout le contraire:
M. BRESSON AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Berlin, le 1er mars 1832.
»Mon prince,
»Je n'ai qu'un moment avant le départ du courrier pour vous annoncer qu'un courrier russe, qui a passé ici ce matin à quatre heures, porte au comte Orloff l'ordre de déclarer au roi des Pays-Bas: «que l'empereur a vu avec une extrême affliction le projet de traité communiqué à la conférence par les plénipotentiaires hollandais[344]; qu'il considère que le roi, en se refusant à admettre comme convenue la séparation politique de la Belgique, remet en question toutes les négociations suivies par les puissances depuis dix-huit mois; qu'agir ainsi, c'est vouloir la guerre et non la paix, et que, si le roi n'abandonne pas cette proposition inadmissible, l'empereur pourra bien se considérer comme affranchi des engagements qui le lient et modifier sur plusieurs points les instructions du comte Orloff, particulièrement dans cette disposition essentielle de ne reconnaître le roi Léopold qu'après qu'il l'aurait été par le roi des Pays-Bas lui-même.»
»Le chargé d'affaires de Russie à La Haye fera cette communication si le comte Orloff a déjà quitté cette ville pour se rendre à Londres....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 1er mars 1832.
»Il n'y a point de nouvelles. La malle de Hollande est en retard de cinq jours. Je ne sais quel jour arrivera le comte Orloff, mais on l'attend chez les Lieven qui donnent des bals pour prouver que sa venue à Londres leur fait plaisir. Le fait est qu'ils en sont très peinés. Je persiste dans l'opinion que tout s'arrangera et, à peu de jours près, dans le temps que je vous ai indiqué.
»Le roi de Bavière accepte pour son fils Othon la couronne de Grèce[345]; c'est un choix dans lequel le désintéressement des puissances se montre, ce qui était nécessaire à faire, et d'ailleurs, le seul prince de l'Europe qui se soit montré favorable aux Grecs est le roi de Bavière. Je n'ai point indiqué ce choix, mais je m'y suis prêté, faute de mieux. Le prince Paul de Wurtemberg n'était pour personne un choix qui inspirât de la confiance; le prince Frédéric des Pays-Bas ne voulait pas; le prince de Saxe[346] et le margrave Guillaume de Bade[347] avaient refusé. Bolivar[348] était mort. Qui pouvait-on prendre?»
Le 6 mars 1832.
»Cette prise d'Ancône, me met dans un embarras extrême. Pourquoi donc y entrer par force? Est-ce que l'on n'était pas convenu avec l'Autriche de ce que l'on ferait? Il faut, pour sortir de là, que le pape fasse ce qu'il avait promis, que l'on désavoue l'officier qui commandait l'escadre, et que l'on fasse dire par l'Angleterre, à Vienne, que nous sommes prêts à nous retirer au moment où le pape aura tenu l'engagement qu'il a pris avec les plénipotentiaires d'Autriche, d'Angleterre et de France. Et tout cela doit être fait dans un moment. Le temps ne répare point les étourderies; il faut réparer avant qu'on ait pu s'aigrir et se porter à des mesures qui pourraient devenir embarrassantes. Si j'étais M. Périer, voilà ce que je ferais, et si j'étais auprès de lui, voilà ce que je lui conseillerais. Mais, comme j'ai le bonheur de ne pas m'être mêlé de cette affaire et de ne pas avoir eu mon opinion à donner, je ne veux pas que vous prononciez mon nom sur cela. Si l'on vous demande ce que dit M. de Talleyrand, vous répondrez: «Cela ne le regarde pas; il a assez d'affaires avec le comte Orloff, et je ne crois pas que ce qui se passe en Italie les rende plus faciles.»
»Nos amis en Angleterre sont désolés; ils vont être attaqués au Parlement et ne sauront que répondre aujourd'hui sur cette diable d'expédition. Le ministère sera pressé fortement par les arguments âcres de lord Aberdeen. Les Autrichiens seront mal; cette affaire d'Ancône va leur servir de prétexte....»
Le 7 mars 1832.
» ... On attend le comte Orloff par le bateau à vapeur du 9. Si vous voyez le roi, dites-lui que l'Angleterre a besoin que l'officier qui, à ce que l'on me mande, est entré à Ancône hors de ses instructions, soit désavoué. En tout, quand on a une affaire importante, il ne faut pas la compliquer par des intérêts qui lui nuisent, quoiqu'ils lui soient étrangers....»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 7 mars 1832. 8 heures du soir.
»Mon prince, en sortant de la séance de la Chambre, je me hâte de vous envoyer le discours que je viens de prononcer dans la discussion générale sur le budget des affaires étrangères. Vous apprendrez avec plaisir, mon prince, que cet exposé de la politique du gouvernement a obtenu un plein succès.
»J'ai reçu ce matin de Vienne, tant au sujet des ratifications que des affaires d'Italie, des nouvelles satisfaisantes. Cependant, comme on m'écrivait encore sous la première impression, je ne puis savoir quel parti on essayera peut-être de tirer de notre entrée un peu irrégulière à Ancône et surtout de ce que le consentement du Saint-Siège n'avait pas été donné d'une manière assez explicite.
»Je ne vous écris pas longuement aujourd'hui, mon prince parce que je pense que vous serez bien aise de recevoir des premiers des nouvelles de la séance de ce jour....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 13 mars 1832.
»Le roi des Pays-Bas se sert aujourd'hui de l'affaire d'Ancône et de l'espoir que la Réforme ne passera pas, pour retarder le départ du comte Orloff; cela m'est insupportable.
»M. Ouvrard[349] se mêle aussi avec M. de La Rochejacquelein[350] de toutes les affaires du roi de Hollande et tous les moyens d'intrigue qu'il fournit au roi sont accueillis. Je ne me découragerai pas, mais cette affaire-là me tuera. Cette nouvelle difficulté, qui arrête encore le comte Orloff à La Haye, m'est très désagréable. A présent, on doit convenir que si nous n'avions pas eu la ratification de l'Angleterre, et si nous n'étions pas liés avec elle, nous serions aujourd'hui dénués de toute force. En restant comme nous sommes, accolés à l'Angleterre, nous nous en tirerons; c'est là la base solide de notre dynastie. J'y attache le plus grand prix. Le bill de la Réforme passera tel qu'il est, à la seconde lecture; il peut y avoir quelque amendement lorsqu'il sera porté au comité; sur cela, on n'est pas d'accord. Mon opinion n'est pas que les changements altèrent les principes du bill....»
Le 15 mars 1832.
»A la contrariété près, il ne faut voir dans le retard du comte Orloff qu'une douzaine de jours de plus de délai, car les ratifications arriveront, j'en suis sûr, et sans l'affaire d'Ancône, elles seraient déjà ici. Mais on a tant dit à La Haye que cela changerait les résolutions du cabinet de Pétersbourg et qu'il fallait attendre, avant de venir à Londres, l'effet que cela aurait produit et qui ferait peut-être changer les instructions qu'avait le comte Orloff, qu'il a consenti à rester. Mais nous serons si raides ici qu'il faudra bien qu'il arrive. Je donne à tout cela quinze jours. Sans la prise flibustière d'Ancône, tout aurait été fini le 10, comme je l'avais dit. S'il n'y a pas de nouvel incident, tout le sera le 30.—Voilà mon opinion fixe.—Je ne me soucie pas que vous parliez du mauvais effet d'Ancône, parce que cela ferait tort au ministère, et qu'il faut l'aider par tout moyen....»
M. CASIMIR PÉRIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 14 mars 1832.
»Prince,
»Cette lettre vous sera remise par mon fils qui va rejoindre son poste. Il vous annoncera que le général Sébastiani, dont la santé est meilleure, a repris ce matin son portefeuille. Je crois lui laisser les affaires étrangères dans un moment où la France a pris une attitude convenable sous tous les rapports vis-à-vis des puissances, et où nous avons plus que jamais l'espérance d'arriver à la paix, au désarmement, à ce résultat qui a été le but de tous nos vœux et de tous nos efforts. Nous comptons toujours pour y parvenir, prince, sur votre bonne et puissante coopération. Je vous avouerai que l'ardent désir de réussir à assurer cette paix, si nécessaire au pays, peut seul me faire résister à la pénible tâche dont je me trouve chargé. La session qui va finir a été bien fatigante pour moi. Nous avons trouvé dans la Chambre un esprit et une tendance qui sont la conséquence naturelle et prévue par nous d'un déplacement tel que celui qui est résulté de la dernière loi électorale. Nous avons, en grande partie, affaire à des hommes dont la tête ne pense point, dont les mains ne sont propres qu'à détruire, nullement à édifier. C'est avec cela qu'on peut faire facilement des révolutions sans les consolider. Nous avons donc trouvé sur notre route parlementaire bien des obstacles. Nous avons été, en dernier lieu, contrariés par des économies embarrassantes pour nous, sans profit aucun pour la France. Je dois le dire, cependant, la vérité, que nous n'avons pas hésité à faire entendre souvent tout haut, n'a pas été totalement perdue. On commence à revenir dans le pays à des idées d'ordre et de gouvernement. Sans qu'on nous accuse de nous avancer trop, nous pouvons affirmer qu'à aucune époque, notre position intérieure n'a été plus solide et plus forte contre les attaques qu'elle ne l'est aujourd'hui.
»Je ne m'étendrai pas, prince, sur nos rapports avec les puissances; mes deux derniers discours vous auront tout dit sur notre système de politique intérieure. Avec l'échange des ratifications que nous attendons impatiemment, nous n'avons plus rien à cœur que de voir promptement terminer les affaires d'Italie. Je pense qu'on y arrivera avec l'aide des représentations des puissances auprès de la cour de Rome.
»J'ai eu ce matin à ce sujet une réunion des ministres des cinq cours. Deux partis y ont été discutés: le premier, de continuer l'occupation simultanée des troupes autrichiennes et françaises, en sollicitant la prompte solution des différends du Saint-Siège avec les légations;—le second, de faire remplacer les troupes actuellement occupantes par des Suisses venant du royaume de Naples. Cependant, comme cette dernière mesure entraînerait de longs délais, nous désirons bien que les affaires soient terminées avant le temps nécessaire pour sa mise à exécution. Tout ceci n'a été cependant qu'une simple conversation entre les ministres des cinq cours et moi....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
Londres, le 17 mars 1832.
»Aujourd'hui, malgré tous les moyens dilatoires employés par le roi des Pays-Bas, je dois croire que les ratifications du comte Orloff arriveront ici en même temps que lui, et qu'il sera ici au plus tard dans quinze jours. Les ministres hollandais ont reçu leur courrier et un mémoire, mais je crois qu'ils auront de la difficulté à nous faire une communication parce que le roi trouve qu'il n'est pas de sa dignité de nous faire une communication nouvelle avant que nous lui ayons fait une réponse à la note jointe au projet de traité qu'il nous a fait remettre il y a un mois. Mais comme je suis décidé, ainsi que l'Angleterre, à ne rien écouter avant que les ratifications soient arrivées[351], ils sont fort embarrassés de trouver un moyen pour entrer en matière avec nous. C'est cette résolution-là qui forcera les ratifications d'arriver.—Mais il faut qu'à Paris on finisse les affaires d'Ancône, qui servent de prétexte à tout ce que l'on aime à dire contre le gouvernement français à La Haye. Les malveillants attribuent toujours le système de délai de la Hollande à l'espoir que le ministère anglais ou le ministère français sera forcé de quitter les affaires....»
Le 22 mars 1832.
»L'effet produit par cette affaire d'Ancône augmente chaque jour. Tout le monde est effrayé et on a dans la bouche: «Voilà les formes révolutionnaires qui reviennent.»—Le dernier courrier envoyé par le comte Orloff a été motivé par les affaires d'Italie. Le pape a envoyé partout la proclamation du capitaine Gallois[352]; elle anime tout le monde, amis et ennemis. Si nous étions dans cette situation au moment où se décidera l'affaire de la réforme, je ne sais pas ce qui arriverait. Je vous avoue qu'il me paraîtrait bien dur, après dix-huit mois de difficultés vaincues d'échouer au port, par une fantaisie d'expédition dénuée de sens commun. Qu'est-ce que deux ou trois mille hommes, à Ancône quand les Autrichiens en ont soixante-mille dans le Milanais? C'est vraiment de la démence....»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A M. CASIMIR PÉRIER.
«Londres, le 22 mars 1832.
»La confiance, je dirai l'amitié que vous me témoignez, monsieur me font un devoir d'attirer votre attention sur l'extrême importance des circonstances actuelles; l'entreprise d'Ancône les a fort compliquées; il en est résulté un grand effarement chez nos amis, et une vive satisfaction chez les ennemis de notre gouvernement, qui y cherchent des arguments pour attaquer jusqu'à la loyauté de notre cabinet, ce qui n'avait pas été fait depuis que vous êtes à la tête du ministère. Votre grande droiture a donné à notre ministère une force qu'il ne faut pas perdre; vous en auriez moins pour combattre les folies intérieures, si vous cessiez d'être regardé par l'Europe comme le conservateur du bon droit et du bon ordre.
»Terminons donc, je vous en supplie, l'affaire d'Ancône, et faites-en porter la peine à quelques subalternes qui se sont trop souvenus des temps révolutionnaires. L'opinion de tous les partis se prononce ici sur cette question d'une façon embarrassante; le cabinet anglais ne sait comment l'expliquer, ni comment la justifier. Vous verrez, par ma dépêche de ce jour, en termes adoucis, de quelle manière le roi d'Angleterre m'en a parlé ce matin. Si cette fâcheuse affaire n'était pas terminée avant la question de la réforme, et si la réforme tournait mal pour le ministère de lord Grey, je ne sais vraiment où nous en serions. En vérité, trois mille hommes à Ancône sont trop peu de chose pour que la France puisse y trouver une satisfaction d'amour-propre; et cependant, notre séjour sur ce point menace d'embraser tout le midi et augmente les difficultés et prolonge les délais dans les affaires du nord.
»Vous verrez, monsieur, dans cette lettre que j'écris à regret, combien je suis préoccupé des intérêts de notre gouvernement, et de votre gloire en particulier.
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 27 mars 1832.
»Le comte Orloff arrive décidément demain à Londres. Il n'a rien obtenu à La Haye; le roi s'est refusé à tout. Nous aurons d'ici à peu de jours les ratifications de Prusse et d'Autriche, c'est sûr. La déclaration que le comte Orloff a donnée en partant s'exprime très fortement sur ce que l'empereur Nicolas a voulu être utile au roi. Il y dit que le roi s'étant refusé à ses conseils, il ne pouvait compter sur aucun appui de sa part.—Les choses marchent comme je l'ai voulu: nous triompherons, mais il ne faut pas que les Belges aillent faire des folies. Quel est le ministre qu'on veut envoyer de chez nous à Bruxelles? On ne saurait trop choisir un homme prudent. La séance d'hier sur la réforme a été bonne pour le ministère; le bill passera à la seconde lecture qui aura lieu jeudi le 5 avril; viendra ensuite le comité où se feront quelques propositions d'amendements....»
Le 28 mars 1832.
»Le comte Orloff est arrivé cette nuit, comme je vous l'annonçais hier. Il est venu chez moi ce matin. J'ai laissé, à cette première visite toute la réserve d'une visite de politesse. Il m'a parlé de son voyage en Hollande; il m'a dit du bien de M. de Mareuil (je l'ai cité dans ma dépêche) et tenait, à ce qu'il m'a paru, à dire qu'il avait catégoriquement demandé par oui ou par non au roi, s'il adoptait les vingt-quatre articles. Le roi lui ayant dit que non, il a remis une déclaration dont M. de Fagel a la copie, et il est parti pour Londres. C'est là tout ce que l'on sait aujourd'hui[353]....»
Le 30 mars 1832.
»On avait promis d'envoyer des troupes françaises en Italie, si les Autrichiens entraient dans les États du pape.—Voilà ce qu'on vous a dit; eh bien, cela n'a pas le sens commun. A qui a-t-on promis? Est-ce au pape?—Il n'a rien demandé à la France.—Est-ce à l'Autriche?—C'est ridicule à penser.—C'est donc à M. Mauguin ou à M. Lamarque: voilà un bel engagement! Peut-on comparer la position de l'Autriche, vis-à-vis de Rome, à la position de la France? Quand il y a des mouvements populaires dans les légations, l'Autriche, qui est voisine, est menacée; la France l'est-elle?—Je vous le répète: lord Holland, sir Francis Burdett[354], lord Grey, trouvent que cette expédition ne peut pas se défendre, et ils le disent tous très amicalement, mais c'est leur opinion. Une affaire pour laquelle il faut toujours donner des explications est très certainement une très mauvaise affaire. Je la défends de mon mieux, mais parce qu'il est de mon devoir de défendre ce que fait le gouvernement; mais il ne sortira de là que des embarras, parce que cela change la position anti-propagandiste que nous avons voulu prendre. Et en vérité, dans un temps où il y a une Vendée en mouvement, un Midi qui s'y met dans beaucoup d'endroits, c'est une folie de faire intervenir les questions et les démêlés avec Rome, qui agit dans la Vendée et dans plusieurs villes du Midi. Finissons l'affaire d'Ancône, et tout ira bien pour le reste. Je m'en charge. Ce matin encore, le comte Orloff, me disait: «C'est une chose que nous ne pouvons pas comprendre d'une manière plausible, que cette expédition; du reste cela ne me regarde pas. Je vous parle de cela parce que n'étant qu'un voyageur bénévole, je puis parler de tout....»
Le 4 avril 1832.
»La Russie se fait bien attendre. L'ordre d'échanger les ratifications n'est pas encore arrivé; probablement on l'aura demain; mais cela plaît aux Russes, qui veulent croire qu'on les attend; ce qui n'est pas tout à fait vrai, quoique au fond cela convînt assez. Cela se borne là, car on peut compter la chose comme faite....»
Dans l'intervalle de nos négociations, le choléra qui était depuis plusieurs mois à Londres, éclata à Paris et le président du conseil, M. Casimir Périer, en avait été atteint[355], ce qui donna lieu à la lettre suivante du général Sébastiani:
LE GÉNÉRAL SÉBASTIANI AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 12 avril 1832.
»Mon prince,
»Je puis vous parler aujourd'hui, en toute certitude et toute confiance de l'état de M. le président du conseil. Non seulement il est hors de danger, mais on ne met plus en doute qu'il ne puisse assez prochainement reprendre ses travaux. J'étais, quant à moi, très décidé à quitter les affaires, si sa santé eût exigé qu'il rentrât dans la vie privée. Fort heureusement pour la France et pour l'Europe, nous le conserverons à la tête du ministère, et tous les intérêts de premier ordre qui se rattachent d'une manière si étroite au système que nous avons adopté trouveront ainsi, dans la continuation assurée de ce système, les garanties dont ils ont besoin.
»Au reste, mon prince, comme vous le pouvez croire, les adversaires du gouvernement n'ont pas manqué d'exploiter les incertitudes auxquelles devait d'abord donner lieu le malaise grave de M. le président du conseil, pour chercher à préparer les esprits à de nouvelles combinaisons ministérielles. Mais leur impuissance à cet égard était chose trop notoire pour qu'ils pussent faire impression, et bientôt, avertis eux-mêmes de leur peu d'influence par le caractère soutenu de l'anxiété publique, ils ont jugé devoir changer leurs batteries et exprimer le vœu que M. Périer restât aux affaires, pour le voir succomber plus tard, ont-ils dit, sous les efforts de son propre système.
»Tout cela, mon prince, n'est que ridicule, et n'a rien d'alarmant. Le ministère continuera à marcher d'un pas ferme dans les mêmes voies, et si la convalescence de M. le président du conseil lui commande d'user, pendant quelque temps encore, de grands ménagements, les circonstances n'exigent plus heureusement de lui qu'il se prodigue en efforts et en travaux comme il a dû le faire depuis plus d'une année. La session touche à sa fin. Demain ou après-demain, la Chambre des députés sera close de fait: ils ont hâte de terminer et de retourner dans leurs foyers. Vous aurez pu en juger par la rapidité avec laquelle ils ont voté les derniers projets de loi.
»Le gouvernement du roi va donc se trouver moins entravé, plus libre dans sa marche: il n'aura plus à perdre, en discussions si souvent oiseuses, quelquefois même si inopportunes, un temps que les intérêts positifs du pays réclament presque tout entier. La cause de la paix ne pourra qu'y gagner et il ne dépendra pas de nous, mon prince, que toutes les puissances ne mettent à profit cet intervalle pour resserrer et fortifier des liens dont la durée leur importe à toutes au même titre.
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 16 avril 1832.
»Les ratifications autrichienne et prussienne sont ici; le pouvoir de les échanger y est aussi, mais on exprime de Berlin un grand désir que l'on attende, si on le peut, la réponse au courrier russe. Tout cela a pour objet de placer la responsabilité sur MM. de Bülow et de Wessenberg, qu'on n'aime pas à Berlin et à Vienne, parce qu'ils ont signé le traité du 15 novembre. Je les presse, mais toutefois en les ménageant, parce que le fait est qu'à l'époque de la signature du traité ils ont été fort bien, très courageux et très décidés, croyant qu'ils faisaient ce qui était utile à leurs gouvernements. Tout sera décidé demain au soir. Attendra-t-on trois ou quatre jours de plus, ou finira-t-on demain? Je n'ai pas encore d'opinion sur cela....»
Le 16 au soir.
»Je vous ai écrit ce matin, à moitié endormi. La séance de la Chambre des lords n'a fini qu'à sept heures du matin, et j'ai voulu, avant de me coucher, faire annoncer le succès du ministère anglais par le télégraphe. Voilà une affaire bien finie, la majorité a été de neuf voix. Ainsi j'avais exactement annoncé au gouvernement quel serait le résultat de cette grande et importante affaire. Le comité pour régler les détails du bill de réforme, ne se réunira qu'après Pâques, car tout le monde est fatigué et veut aller à la campagne. Rien de nouveau de la Russie. On attend parce qu'on ne peut faire autrement, mais tout le monde est dans une forte impatience. Je tiendrai bon jusqu'à la fin. Je ne veux penser à mon âge que quand les ratifications seront venues; mais alors, j'y penserai un peu et je le dirai sérieusement. Je me suis plu à finir ma carrière par une grande chose et par une grande marque de dévouement: la grande chose, c'est la paix et notre union avec l'Angleterre: le dévouement, c'est d'avoir donné deux années de temps, de fatigue de tête, de changement de vie, à l'établissement au dehors de notre dynastie à qui il faut à tout prix donner des bases solides; et c'est en Angleterre qu'elle les trouvera; et je vous assure bien que ce n'est pas à Ancône, dont les embarras se feront sentir, quoi que l'on en dise. On a trop cru faire quelque chose d'agréable à l'opposition; tout cela a été mal compris: il ne faut pas chercher à lui plaire, parce qu'on ne lui plaira jamais. Il faut la contenir, et on le peut. Je raisonne là tout à mon aise, parce que je ne suis et ne voudrais être pour rien dans le pouvoir....»
Le 17 avril au soir 1832.
»La réponse au courrier du 14 mars envoyé par le comte Orloff lorsqu'il était à La Haye, est arrivée à l'ambassade russe, et, comme elle n'est pas définitive, demain nous passerons outre et nous engagerons les plénipotentiaires d'Autriche et de Prusse à faire leur échange de ratifications avec le plénipotentiaire belge. Ainsi, demain 18, à quatre heures, cela sera fini; il ne restera plus que la Russie qui viendra certainement à la fin du mois. Attendre plus longtemps aurait été une marque de déférence pour la Russie qui aurait été trop forte. Des égards, je les comprends; mais de la déférence qui aurait l'air d'une reconnaissance de supériorité, nous ne pouvons, nous ne voulons l'admettre. Ainsi demain, tout tranquillement, nous laisserons la Russie de côté, et nous aurons les deux autres ratifications échangées. Il ne faut être raide que quand il le faut; mais, quand il le faut, il faut être inébranlable....»
Le 23 avril 1832.
»Je ne comprends rien à ce qu'on m'écrit de notre ministère des affaires étrangères de Paris sur les ratifications de Prusse et d'Autriche. Le fait est que les ministres autrichien et prussien n'étaient autorisés à faire leur échange qu'avec le consentement des Russes, et ce consentement ils ne l'ont pas eu,—ou bien en même temps que les Russes, c'est-à-dire plus tard qu'ils ne l'ont fait, puisque les ratifications russes ne sont pas encore arrivées. Je me figure que c'est pour m'ôter le petit mérite de cette affaire que l'on se donne la peine de dire que M. de Bülow avait reçu l'ordre positif d'échanger sur-le-champ. Au reste, cela me fait peu de chose; ici on sait bien ce qui en est....»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 20 avril 1832.
»Je vous remercie beaucoup, mon cher prince, d'avoir chargé madame de Vaudémont de me communiquer la lettre que vous lui écriviez le 17, ce qu'elle a fait hier avec un aimable empressement pour moi, et à six heures le roi a reçu, par dépêche télégraphique, la confirmation de l'importante et si bonne nouvelle de l'échange des ratifications de l'Autriche et de la Prusse, faite le 18, comme vous l'annonciez la veille[356]. J'ai besoin de vous en exprimer tout de suite ma satisfaction et de vous en faire tous mes compliments, car c'est bien à vos peines, à votre habileté et à votre fermeté, surtout dans cette dernière circonstance, que nous devons cet heureux résultat qui nous assure l'immense et incalculable avantage de la paix, à laquelle je croyais depuis longtemps. Mais le retard prolongé des ratifications de l'Autriche et de la Prusse donnait une arme puissante à tous nos ennemis pour en faire douter, et semer l'inquiétude à cet égard, ce qui était un grand mal. Grâce à vous, c'est enfin fini; et sans attendre la ratification de la Russie, ce qui est une grande et belle victoire pour vous, et je suis bien convaincue que personne autre que vous n'aurait pu la remporter.
»Cette bonne nouvelle est arrivée bien à propos pour dédommager et consoler un peu notre bon roi de toutes ses peines et de ses soucis. Ce malheureux choléra nous attaque ici d'une manière bien vive et bien cruelle et nous plonge dans la tristesse; c'est une affreuse calamité. M. Périer l'a eu bien fortement; il est en convalescence, mais il paraît que les convalescences de cette maladie sont bien longues. M. d'Argout aussi a été attaqué bien vivement. Vous jugez dans quelle anxiété cela met le roi...»
Le samedi, 21 avril.
»Je reprends cette lettre que je n'ai pu finir hier.—Toutes les difficultés étrangères tendent à s'aplanir, car la roi a reçu hier soir la nouvelle que le pape consent à ce que nos troupes restent à Ancône le temps que les troupes autrichiennes resteront dans ses États; et le matin il avait reçu celle du rappel du cardinal Albani[357]. Je suis contente de vous donner ces bonnes nouvelles qui, j'espère, vous réconcilieront un peu avec notre expédition d'Ancône, et que, si vous ne croyez pas qu'elle ait fait du bien (manière de voir que quelques personnes de votre connaissance et de la mienne ont), vous conviendrez au moins qu'elle n'a pas fait de mal, et c'est beaucoup.
»Le Courrier anglais a fait un bon article, que je lisais ce matin, sur le droit de Louis-Philippe au trône, au sujet de la détestable phrase[358] de sir Robert Peel, dans la discussion de lundi sur les captures brésiliennes. Mais je voudrais qu'on eût bien établi que dom Miguel avait accepté la régence et que, par conséquent, il n'avait qu'en dépôt la couronne de dona Maria, qu'il s'est appropriée; tandis que Louis-Philippe n'avait pris aucun engagement, qu'il ne voulait absolument pas de la royauté et qu'il ne s'est déterminé à l'accepter que quand il a eu la conviction qu'il n'y avait que ce moyen de sauver notre chère France de l'anarchie et des plus grands malheurs. Ce n'est qu'alors qu'il s'est rendu au vœu unanime; car il l'était à cette époque, dont vous avez été témoin comme moi...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 24 avril 1832.
»... La lettre que j'ai reçue de Mademoiselle est toute pleine d'Ancône. Je suis charmé que cette affaire prenne une tournure régulière; c'est la forme révolutionnaire qu'avait eue cette entreprise qui avait blessé tous nos amis. Les Autrichiens étaient appelés; nous ne l'étions pas; voilà l'énorme différence.
»Quand l'empereur Napoléon est entré en Espagne, détestable entreprise d'où date le décroissement de sa puissance, il s'était fait appeler par le roi d'Espagne et il avait mis du soin à ce que cela fut observé. Nous sortons d'une révolution, et en pareille position, quand on veut s'établir, il faut montrer à tous les gouvernements, naturellement inquiets, que l'on n'est pas révolutionnaire. C'est à cela que je me suis attaché ici, et voilà pourquoi j'ai réussi...»
LE COMTE DE FLAHAUT AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Paris, le 24 avril 1832.
»... Nos affaires intérieures et extérieures iraient bien sans la fâcheuse complication produite par la maladie de M. Périer, celle de d'Argout, et l'état de Sébastiani, quoique ce dernier se soit fort remis depuis quelque temps. M. Périer n'a plus de choléra, mais une guérison de la façon de Broussais[359] [359] équivaut à une maladie mortelle. En attendant, les intrigues ministérielles vont leur train, et il existe toujours des faux frères.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 1er mai 1832[360].
»Comment voulez-vous que je parle de ratifications russes avant qu'on les sache à Paris? Ce n'est que par Paris que je les sais et ce n'est que d'hier au soir qu'elles sont arrivées ici, tandis qu'à Paris, vous les connaissez depuis trois jours.
»Lord Palmerston ne revient de la campagne que jeudi 3; d'ici là, nous ne saurons rien que mal. Le 3, nous aurons une conférence, et j'écrirai ce jour-là au département et à vous.»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 29 avril 1832.
»Voilà la ratification de la Russie arrivée, c'est un beau triomphe, mon cher prince, et qui nous assure la première chose de toutes: la paix.—Notre roi avait besoin de cette grande et bonne nouvelle pour le consoler et le dédommager des nouveaux embarras que lui cause la maladie de M. Périer, qui l'afflige beaucoup. Malheureusement sa convalescence n'est réellement pas établie, et il est dans un état qui laisse la plus grande incertitude sur le résultat qu'il aura. Mais, qu'il se prolonge ou non, le roi tient à suivre le même système de gouvernement, qui, je sais, est le vôtre aussi. C'est pour cela que, même sans en rien dire à notre cher roi, à qui je ne veux pas, surtout dans ce moment, donner un nouveau tourment de plus, je viens vous consulter sur une nouvelle difficulté que l'état de santé de notre pauvre général Sébastiani, dont je ne suis pas tout à fait contente, me fait craindre.
»S'il était dans le cas de ne pouvoir rentrer aux affaires étrangères, quel serait votre avis sur le choix bien important de la personne qui pourrait le remplacer? Je vous le demande en toute confiance, et vous pouvez me répondre de même, étant bien certain que cela restera entre vous et moi. Mais je tiens beaucoup à savoir votre avis sur cet objet que je regarde comme bien essentiel et sur lequel vous avez tant de lumières, avant que la chance arrive. Je remettrai cette petite lettre-ci à madame de Vaudémont, pour vous la faire passer d'une manière sûre, mais elle ignore entièrement son objet; et vous jugez combien je mets de prix à ce que cela soit tout à fait secret de vous à moi, et que personne ne puisse se douter de la demande que je vous fais, d'autant que ce n'est qu'une prévoyance pour l'avenir, et qu'une indiscrétion risquerait de troubler et de gâter le présent....»
Cette lettre de Madame Adélaïde, quoi qu'elle contînt sur l'ignorance du roi, avait été probablement dictée par lui, pour me sonder sur les vues personnelles que je pouvais avoir dans la question qui en faisait le sujet. D'autres personnes m'avaient écrit de Paris, pour savoir si je ne voudrais pas entrer au ministère, soit à la place de M. Périer, soit à celle du général Sébastiani, si ces deux ministres se retiraient. On m'adressa même plusieurs envoyés, chargés de me faire des ouvertures de divers côtés, sur le même sujet. C'est ce qui me détermina à écrire la lettre suivante au baron Louis qui avait été employé comme intermédiaire près de moi, en le priant de faire de ma lettre l'usage qu'il jugerait utile.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU BARON LOUIS.
«Londres, le 3 mai 1832.
»Il y avait bien longtemps que je n'avais vu de votre écriture, mon cher Louis. Votre lettre m'a fait plaisir; elle est de confiance, et me replace par là, dans la situation où j'ai toujours voulu être avec vous.
»Voici mon opinion: il faut se dévouer pour ce qu'on sait faire et ne jamais entreprendre ce que l'on n'est pas sûr de faire mieux que les autres. C'est pour cela que je vous désirais aux finances; et personne ne pouvait y être mieux que vous: c'est pour cela aussi que je suis venu à Londres, croyant que j'étais plus propre qu'aucun autre à maintenir la paix. Nous avons eu raison tous deux, car nos finances vont bien, et la paix est assurée. J'en reste là pour ma vie politique. Il y a cinquante ans que je sers la France, car c'est toujours elle qu'on a dû servir. Vous avez pensé et agi de même. A toutes les époques il y a eu du bien à faire ou du mal à empêcher; voilà pourquoi, quand on aime son pays, on peut, et dans mon opinion, on doit le servir sous tous les gouvernements qu'il adopte.
»A présent, je dois vous dire que je resterai ici jusqu'à ce que je me sois bien assuré que le but de mon voyage a été atteint, ou qu'il est au moment de l'être. Je demanderai ensuite un congé de quatre mois pour aller aux eaux, et pour mes propres affaires dont, depuis deux ans je ne sais rien, car, depuis que je suis à Londres, je ne pense pas une minute à autre chose qu'à ce qui conduit au résultat dont on avait tant de besoin, car sans la paix, personne ne peut dire où nous aurions été entraînés.
»Ainsi, ne pensez pas à moi pour aucune place ministérielle; je refuserais, c'est positif. Vous me parlez d'un ministre des affaires étrangères; il n'y en a que deux que l'on puisse prendre: M. de Rigny ou M. de Sainte-Aulaire. Tout autre, dans les circonstances actuelles, serait un mauvais choix, et rejetterait le dehors dans son système de méfiance dont M. Périer et moi, l'avons tiré. M. de Bassano, serait un choix funeste, et d'anciens serviteurs de l'empereur, tels que vous et moi, doivent en être pénétrés plus que personne: car enfin, il a perdu son maître. On le tient avec raison pour incapable et hostile. Adieu. Écrivez moi le parti que l'on est disposé à prendre.
»Mille amitiés.... TALLEYRAND.»»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 5 mai 1832.
»A trois heures du matin, les ratifications avec la Russie ont été échangées; et cela a été une très longue et très difficile affaire, parce que la ratification n'a pas été pure et simple[361]. Il a fallu la fortifier, et je crois que nous y sommes parvenus. Je n'ai été occupé que de cela pendant trente-six heures. Aujourd'hui les choses sont bien arrangées. Le comte Orloff est parti cette nuit.—J'écris officiellement et particulièrement pour demander un congé de quatre mois, avec liberté d'en faire usage à l'époque que je croirai la plus convenable. J'ai essentiellement besoin de repos; depuis vingt mois, je ne vis que pour arriver où je suis parvenu hier. Il faut que je pense à mes jambes, à mes yeux, et que j'aille regarder mes affaires. Je demande M. Durant de Mareuil pour me remplacer ici, sans que cela fasse tort à son avancement, le désignant comme seul qui soit propre à une chose difficile....»
«Londres, le 8 mai 1832.
»La première schédule du bill de réforme est celle qui désigne un certain nombre de bourgs qui perdront leur privilège; la seconde schédule est celle qui désigne un certain nombre de grandes villes qui acquerront le privilège électoral.
»Lord Lyndhurst[362] a proposé que la seconde schédule fût discutée la première. Cette motion, attaquée par le chancelier lord Holland et lord Grey et défendue par lord Harrowby et quelques autres de ce côté, a été adoptée par cent cinquante et une voix contre cent seize, c'est-à-dire à une majorité de trente-cinq voix contre le ministère.
»Lord Ellenborough[363] a fait, en forme de proposition, des objections au bill dans le sens plus que libéral; c'était dans la vue de dépopulariser le ministère. Il a agi comme notre Gazette de France avec son vote universel. Dans la peur d'être libéral, tous ces gens-là, de tous les pays, se font radicaux. N'est-il pas singulier que lord Ellenborough prenne ses formes politiques chez M. Genoude[364]? Quel singulier temps! Lord Grey et le chancelier sont partis ce matin pour Windsor avec la demande de faire soixante pairs ou l'offre de leur démission. Ils ne reviendront que dans la nuit. Voilà où en sont les choses...»
«Londres, le 9 mai 1832, dix heures du matin.
»Le roi a accepté la démission des ministres. Il n'a encore appelé personne pour former un nouveau gouvernement[365].
»Il faut, chez nous, montrer une grande tranquillité, suivre la même marche, garder les mêmes ministres; attendre le retour de la santé de M. Périer et se féliciter de ce qu'on a fait un arrangement en Italie et de ce que toutes les ratifications sont échangées...»
Le 10 mai 1832.
»... Ici, rien n'est encore décidé; on est dans les pourparlers et probablement la journée se passera comme cela. De grâce, faites que chez nous on ne montre que de la curiosité sur le changement du ministère anglais. Il faut être tranquille et c'est l'avantage de la tranquillité que de paraître, aux yeux des autres, sans inquiétude parce qu'on est inébranlable.
«L'affaire de madame la duchesse de Berry prouve que c'est bien peu de chose que le parti carliste[366]. Il n'y a de parti dangereux que celui de la république, et celui-là a raison de croire que tous les mouvements, de quelque côté qu'ils viennent, lui sont bons. Notre gouvernement, au contraire, doit désirer la stabilité partout; c'est la manière de se bien établir. J'aurais bien des choses à dire sur cela, mais c'est trop pour une lettre...»
Le 12 mai 1832.
»Rien n'est fait complètement. Ce qu'il y a de sûr, c'est que le duc de Wellington et lord Lyndhurst sont nommés et ont accepté.
»Si dans une pareille circonstance on cherche chez nous de la force dans les révolutionnaires, on rendra tout difficile et aucune difficulté ne peut être levée avec des hommes pris dans le mouvement. L'Europe s'arrangera de nous tranquilles et s'en arrangera parfaitement. De nous, propagandistes, elle ne s'en arrangera jamais. Il faut sortir de cette idée-là; il n'y a rien à faire si on verse de ce côté...»
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, ce 12 mai 1832.
»En effet, mon cher prince, et je jouis de vous le dire, vous avez bien heureusement atteint le but principal de la grande mission que je vous avais confiée. Aussi ce succès, qui a paru tant de fois s'éloigner de nous, est une réponse accablante à toutes les diatribes de nos journalistes, dont il a démenti les absurdes prédictions. Il ne fallait rien moins que votre persévérance, votre habileté et votre dévouement pour résoudre ainsi une des questions les plus difficiles et les plus épineuses que la diplomatie européenne ait jamais eu à trancher, et il est bien juste, à présent, que vous vous donniez un peu de relâche par le congé que vous me demandez. Je vous l'accorde avec d'autant plus de plaisir que cela me procurera celui de vous revoir, de causer avec vous et de vous parler de mon ancienne et constante amitié pour vous.
»Mes ministres concourent entièrement dans le désir que vous me témoignez que M. de Mareuil soit chargé de l'intérim pendant votre absence qui ne sera que momentanée et, dont, comme vous me le demandez, vous jugerez la convenance quant à l'époque. M. de Mareuil ira vous rejoindre quand nous aurons pu le remplacer convenablement à La Haye, poste dont vous sentez sûrement l'importance, et d'où nous ne recevons que de mauvaises nouvelles ou de mauvais symptômes.
»L'espoir d'allumer la guerre se conserve dans ce cabinet, et ils croient que tant que le roi de Hollande pourra prolonger son refus, il restera des chances de collision entre les puissances. Aussi, je crois que les chances de guerre ne seront tout à fait détruites que quand le roi de Hollande aura signé son traité avec le roi des Belges, et surtout quand la citadelle d'Anvers sera évacuée et le traité du 15 novembre complètement exécuté, ce que nous pourrons bien encore avoir quelque peine à obtenir; d'autant plus que la dissolution du ministère de lord Grey va probablement ranimer l'espérance du roi de Hollande, qui devrait pourtant savoir que l'Angleterre ne changera pas son système de politique extérieure et que l'accord des cinq puissances ne sera point troublé.
»Cependant, mon cher prince, il me semble que vous ne devez pas songer à quitter Londres jusqu'à ce que les choses aient repris leur assiette, et c'est un nouveau sacrifice que je n'hésite pas à vous demander. Dès que le ministère sera réorganisé, la conférence aura à s'occuper de la réponse du roi de Hollande qui sera encore un refus si j'en juge par ce qu'il vient de répondre au sujet de M. de Thorn[367]. Je suis persuadé que cette arrestation et ces réponses altières ont pour cause l'espoir d'entraîner les Belges dans des hostilités et de parvenir ainsi à engager une guerre. J'espère que nous déconcerterons ces funestes projets; mais jusqu'à ce qu'ils soient déjoués, nous aurons grand besoin de vous à Londres et, je le répète, l'affaire ne sera finie que quand le roi de Hollande aura signé un traité avec le roi des Belges et évacué la citadelle d'Anvers. Tâchons que cela ait lieu le plus tôt possible.
»En attendant, mon cher prince, je vous renouvelle...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 16 mai 1832.
»Le ministère Grey reste; les détails de l'arrangement se font à l'heure où je vous écris. La crise se simplifie. Certainement, nous venons de passer les trois jours les plus singuliers que l'histoire d'aucun pays puisse fournir. Chacun reprend sa place ce soir. Je désire fort que tout ce qui s'est passé soit bien compris à Paris, et bien compris, cela ne fait pas tort au caractère du duc de Wellington, comme homme.—J'ai reçu mon congé et Durant partira pour Londres quand je lui écrirai; il est officiellement nommé. Lord Granville retourne à Paris. Je ne profiterai de mon congé que quand les choses seront bien établies ici, et auront repris la marche accoutumée.
»Le dîner du roi hier a été singulier; nous n'avions ni ministres, ni grands officiers.—Les démissions subsistaient encore jusqu'à dix heures du soir...»
LE GÉNÉRAL SÉBASTIANI AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, 16 mai 1832.
»Mon prince,
»J'ai à vous annoncer une triste nouvelle. M. Périer a terminé ce matin son honorable et laborieuse carrière.
»Vous partagerez avec moi, mon prince, avec tous ceux qui avaient apprécié le dévouement éclairé de ce généreux citoyen, la douleur profonde que nous cause sa perte prématurée—perte qui nous est d'autant plus sensible aujourd'hui, qu'une crise dont on espérait une heureuse issue, nous a fait conserver jusqu'aux derniers jours, l'espoir de le voir rendu aux affaires et au pays.
»Dans ces premiers moments, donnés tous aux regrets d'une si noble existence si tristement tranchée, rien n'a pu encore être arrêté, dont il soit important, mon prince, que vous soyez informé.
»Lorsque les rangs de ceux auxquels on aimait à rattacher son estime et ses affections, s'éclaircissent, c'est un besoin que de se rapprocher encore de ceux qui vous restent. Que la douloureuse nouvelle qui fait le sujet de ma lettre me soit une occasion de vous renouveler, mon prince, les expressions de mon attachement et de ma confiance dans le vôtre.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Le 23 mai 1832.
»La séance d'hier à la Chambre des pairs s'est passée comme je l'avais prévu. Beaucoup de pairs de l'opposition se sont retirés, beaucoup n'ont pas voté, ce qui a donné au ministère une majorité de cinquante-cinq voix, dans la question assez importante qui a été décidée[368]. Les autres articles auront le même sort, très probablement, et la question sera terminée à ce que je crois, mercredi 30.
»La mort de M. Périer a fait ici une peine qui s'exprime de toutes les manières et dans toutes les classes. On a remarqué avec étonnement que M. le duc d'Orléans n'ait pas porté un des cordons du dais. Ici, cela a été dans plusieurs occasions, pour des hommes importants, le prince de Galles, le duc d'York[369]. Chaque pays, il est vrai, a ses habitudes, mais nous n'avons pas d'habitudes, et nos précédents sont en Angleterre. Du reste, c'est une chose peu importante et c'était plutôt une observation de la société, dont une partie aime à blâmer.—Mandez-moi quand Sébastiani va aux eaux. Je voudrais, et cela me paraît naturel, arriver avant son départ.»
Londres, le 24 mai 1832.
»Les tories sont en petit nombre à la Chambre des pairs; le bill passe fort tranquillement: la discussion d'hier n'a pas été aussi aigre que celle des jours précédents. Cela n'atténue pas la haine qui est fort vive dans les partis, mais cela en ajourne l'action. Le roi a fait dire qu'il voulait que le bill fût adopté, et il le sera. Ceux qui sont opposés s'absentent.
»M. de Rémusat[370] est arrivé ici avec sa femme: il m'apporte des lettres de Paris... Rien de nouveau sur la Hollande; les ministres hollandais ici n'ont point de réponse à la dernière communication qu'ils ont été chargés par la conférence de transmettre à La Haye.—Je n'ai ni affection ni le contraire pour les Belges; je les ai incontestablement plus servis que personne, mais je ne veux pas qu'ils fassent des folies qui nous conduiraient peut-être à une guerre générale, et ils ont assez peu de tête pour ne pas comprendre cela...»
Le 25 mai 1832.
»Depuis la mort de M. Périer, le ton des dépêches de notre département des affaires étrangères ne me convient pas; il y a un changement sensible. Je ne m'en apercevrai pas, mais cela m'engage à ne pas retarder mon départ. Je redoute le voyage de Compiègne[371]. Il va rendre les Belges plus difficiles et rien ne peut s'arranger qu'avec quelques facilités de leur part. On se croit bien habile quand on sait faire quelques difficultés! Belle science! Tout le monde sait faire cela. Mais ne résister que jusqu'où il faut, savoir s'arrêter, c'est ce que très peu de gens savent. Le roi de Hollande ne demande qu'à faire naître des motifs de délai, et le moyen n'est pas de le forcer, d'abord parce que cela n'est pas aisé, mais de plus, parce que cela n'est ni juste, ni profitable. Je persisterai dans ce sens-là tant que je serai chargé des affaires de France. Pendant mon absence, j'espère qu'on fera de même, mais je n'en suis pas sûr. Du reste, Durant, si on le laisse faire, est plus propre que personne à suivre ma ligne.
»Nous sommes dans un singulier temps et singulier partout. Que de choses j'ai eu sous les yeux, depuis quinze jours! il y a pour parler un an.—Les Anglais envoient une flotte pour regarder le Tage: je suppose qu'on fera de même chez nous. Quand il y a des menaces de troubles quelque part, il faut protéger les hommes de son pays qui peuvent être exposés...»
Londres, le 27 mai 1832.
»Dans huit jours la troisième lecture du bill de réforme sera faite et le bill aura passé précisément comme il aura été proposé. Ainsi l'humeur des tories les privera de quelques améliorations qui auraient eu lieu dans la discussion.—Chaque jour j'ai une conversation avec madame de Rémusat, qui, au nom de tous les amis de M. Périer, me presse d'accepter la présidence du conseil à Paris. Je suis très flatté de leur opinion, mais je suis décidé à ne rien accepter. Je réponds cela doucement et tranquillement, comme l'on fait quand on est invariable...»
Le 28 mai.
»Nous avons eu ce matin une grande réunion à la cour pour fêter le jour de naissance du roi: la cour était fort brillante; les deux partis s'y trouvaient, et avec les formes de la meilleure compagnie. Je ne sais rien de Hollande, le roi veut inquiéter les Belges et espère par ce moyen que quelques hostilités ou du moins quelques pas faits sur son territoire, motiveront de sa part, sans qu'on puisse le lui reprocher quelque mouvement hostile...»
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Saint-Cloud, ce dimanche soir, 27 mai 1832.
»Mon prince,
»Je n'avais pas besoin de tout ce que vous me dites sur la réserve et la discrétion que vous comptez mettre à vous absenter du poste important où vous avez rendu de si grands services à la France et à moi, pour être bien sûr que vous ne vous en éloignerez que quand votre absence ne présentera plus de chances fâcheuses. Je désire vivement que ce moment ne soit pas trop retardé, mais j'avoue que je ne crois pas qu'il soit arrivé. Le général Sébastiani vous aura informé de l'entrevue qui va avoir lieu à Compiègne entre le roi Léopold et moi. Vous en connaissez les causes et vous pouvez en pressentir les objets. Une fois les ratifications des grandes puissances échangées, nous avons cru que l'entrevue ne devait pas être retardée davantage, et que cela était même important pour accélérer celle du roi de Hollande. Je ne mène aucune de mes filles à Compiègne et vous concevez que, plus cette entrevue peut influer sur la destinée de ma fille aînée, plus j'ai dû éviter de les y conduire. J'y vais donc seulement avec la reine, ma sœur et mon second fils.
»J'avais écrit bien longuement au roi Léopold, et malheureusement sans succès, pour le presser d'accéder à la proposition de la conférence en déclarant qu'il était prêt à entrer en négociation avec le roi de Hollande; il a fait, ou du moins ses ministres lui ont fait faire tout le contraire; il prend sur lui bien maladroitement les chances de refus que le roi de Hollande paraissait décidé à lui épargner[372]. J'espère cependant que cela n'est pas irrévocable et qu'avec l'aide du général Sébastiani qui vient à Compiègne, nous parviendrons à le retirer de la fausse route où il s'est engagé. Mais il n'en est que plus pressant, mon cher prince, que la conférence agisse envers le roi de Hollande, de manière à faire cesser sa résistance dans le plus court délai. Il faut surtout lui faire évacuer la citadelle d'Anvers, car c'est là le nœud de l'affaire. C'est à l'Angleterre à frapper le coup décisif et c'est, dans tous les sens, ce qui nous convient le mieux à nous mêmes et ce qui me paraît le plus conforme à l'intérêt général de l'Europe.
»Tout absorbé, comme de raison, dans l'énorme affaire du bill de réforme, le gouvernement anglais ne peut guère s'occuper avant qu'il soit passé, des intérêts continentaux; mais, une fois cette affaire terminée, il n'y a pas un moment à perdre pour adresser au roi de Hollande le langage catégorique qui peut seul le déterminer à en finir. Croyez bien qu'il est pénétré autant que nous que la paix de l'Europe ne sera entièrement assurée que quand le général Chassé sera sorti de la citadelle d'Anvers et qu'il aura traité avec Léopold. C'est donc sur ce point que vous devez diriger toutes vos batteries diplomatiques; et ce n'est qu'après avoir obtenu ce dernier succès, sans doute le plus difficile de tous, que vous aurez terminé la grande tâche que vous avez entreprise avec tant de dévouement et que vous avez conduite avec tant de talent et d'habileté.
»Je n'en dirai pas davantage, mon cher prince, et je me bornerai à vous renouveler de tout mon cœur l'assurance de ma sincère amitié pour vous.
»LOUIS-PHILIPPE.
»P.-S.—J'ai signé, comme vous le désiriez, des lettres de créance pour M. de Mareuil, qui se rendra auprès de vous aussitôt que le marquis de Dalmatie[373] sera arrivé à La Haye.»
LE GÉNÉRAL SÉBASTIANI AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 28 mai 1832.
»Mon prince,
»Je pars dans quelques heures pour Compiègne, où je compte arriver dans la soirée. Nous y recevrons demain le roi Léopold, et nous traiterons avec lui de l'affaire qui l'y amène. Cette rencontre, dont vous aurez sans doute apprécié la valeur, me sera une occasion précieuse d'agir plus directement et sans intermédiaires sur les dispositions du chef du gouvernement belge et de le convaincre que le salut de son pays, auquel notre souverain consent à unir par un lien nouveau les destinées du nôtre, est attaché à sa confiance comme à son adhésion les plus entières aux projets de notre cabinet et à ceux de nos alliés. Ce sera continuer à Compiègne l'œuvre que vous avez si habilement conduite à Londres et vous serez exactement informé de tous les résultats qui pourront vous intéresser.
»Après les affaires de l'État, il faut encore, mon prince, que je vous dise quelques mots des nôtres. Mon médecin m'a ordonné les eaux de Bourbonne et mon projet est de m'y rendre vers le 2 juillet prochain. Parmi les motifs qui ont déterminé mes arrangements et qui m'ont décidé à retarder jusqu'à cette époque un voyage que je crois nécessaire à ma santé, vous voudrez bien compter, mon prince, mon désir de vous attendre à Paris et de m'y rencontrer avec vous. Après une absence, que les événements ont faite si longue en si peu de temps, vous devez vous douter de tout le prix que j'attache à quelques heures d'entretien avec vous, et aussi de la joie que j'aurai à vous renouveler de vive voix les expressions d'un attachement dont je vous prie, d'agréer ici...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 2 juin 1832.
»Je me donne de la peine pour que Durant trouve notre affaire avec les Hollandais en disposition de rapprochement, et je crois que véritablement, l'intérêt hollandais forcera le roi de traiter. Tous les appuis sur lesquels il comptait lui manquent. Je resterai jusqu'après l'arrivée de Durant que j'établirai. On est ici fort en gracieusetés pour moi; on me fait donner ma parole d'honneur de revenir. Je promets, mais je dépends de l'état de la France: c'est là ce qui me décidera. J'ai fait ce qu'un autre ne pouvait pas faire, c'est d'avoir conservé les cinq puissances ensemble; elles y sont; ainsi, si je le veux, ma mission est remplie, et on la croyait plus que difficile. Le roi fera, j'espère, quelque acte qui prouve bien à toute l'Europe qu'il reste dans le système de M. Périer pour le dedans, et dans le mien pour le dehors...»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Saint-Cloud, le 2 juin 1832.
»J'ai été si en l'air, depuis huit jours, mon cher prince, que, malgré le désir que j'en avais, il m'a été impossible de vous écrire. De retour depuis hier au soir de notre course à Compiègne, je viens avec empressement vous donner des nouvelles de ce petit voyage qui a été très satisfaisant sous tous les rapports. Notre cher roi a été accueilli sur toute sa route, comme il le mérite, avec les témoignages de la plus vive affection; et sa présence, ses discours, comme toujours ont produit à Compiègne le meilleur effet, ce qui me fait sincèrement regretter qu'il ne puisse voyager davantage; car, rien ne peut remplacer le bien que font ses paroles.—Nous sommes parfaitement contents du roi Léopold; il est impossible d'être mieux sur tous les points, qu'il ne l'est maintenant; il a été parfait et excellent. Aussi la grande affaire du mariage vient de se décider et je tiens à être la première à vous l'annoncer; seulement, l'époque où il se fera n'est pas encore décidée, mais ce sera, au plus tard, dans le mois d'août. Ce mariage, si convenable, sous les rapports politiques, est aussi, tant par le caractère du roi Léopold, son amitié pour nous et la proximité des deux pays, celui qui, d'après les goûts de notre chère Louise, peut lui offrir le plus de chances de bonheur. Mais la pauvre bonne petite est bien affectée de la perspective de se séparer de son père, de sa mère et de nous tous; cela ne peut être autrement. Ce qu'il faut, à présent, pour assurer la sécurité et le bonheur de cette union, c'est que vous obteniez l'évacuation d'Anvers par les Hollandais; cela est de la plus grande importance, non seulement pour la Belgique, qui est toujours inquiète tant qu'ils sont là, mais, pour nous aussi, car en France comme en Belgique, la généralité ne croira véritablement à la paix que lorsque le roi de Hollande sera mis à la raison et soumis au traité du 15 novembre. Il vous reste encore cette grande et bonne œuvre à faire conclure, et il est bien essentiel pour le repos général que cela soit prompt.
»Nous avons heureusement de très bonnes nouvelles des chouans et de la Vendée; grâce aux mesures prises par le gouvernement, et à la bonne disposition des masses et de toutes les gardes nationales de ces pays, le projet du soulèvement général y est entièrement déjoué et démontré impossible. Il y a certainement des malheurs partiels à déplorer; et ceux qui excitent ainsi à fomenter une guerre civile sont bien criminels; mais, en résultat, je ne doute pas que cela ne soit un mal pour un bien. Ce qui paraît incroyable, mais malheureusement ce qui est, c'est que l'on ignore encore d'une manière positive où est madame la duchesse de Berry, si elle est en France ou en Espagne[374]. Cette incertitude est très fâcheuse, non pas pour ce qu'elle peut faire, mais pour l'inquiétude et l'agitation où cela laisse.
»Nous avons de très bonnes nouvelles de Chartres. Il fait très bien dans son voyage, et je crois qu'il est très utile dans ce moment dans le Midi. Il ne reviendra qu'à la fin de ce mois ou au commencement de l'autre. Et vous, mon cher prince, quels sont vos projets? Il me tarde de recevoir une lettre de vous, et que vous me mandiez aussi ce que vous pensez sur ce qui se passe en Angleterre. J'en reste là aujourd'hui, désirant que cette lettre puisse partir le plus tôt possible. Recevez, de nouveau, mon cher prince...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 7 juin 1832.
»L'estafette est arrivée et je n'ai point de lettres de vous aujourd'hui, où toute la ville est remplie de nouvelles déplorables de Paris. Je suis horriblement inquiet[375]...»
LE ROI LÉOPOLD AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Bruxelles, le 5 juin 1832.
»Mon très cher prince,
»J'ai reçu votre aimable lettre par M. de Bacourt peu de temps avant mon départ pour Compiègne, et je voulais attendre mon retour pour causer avec vous. Vous connaissez les liens d'amitié qui m'unissent depuis longtemps à la famille royale; vous pouvez donc facilement vous faire une idée de mon bonheur de passer plusieurs jours avec elle. Le roi, la reine et Madame Adélaïde vous sont également et sincèrement attachés, et nous avons beaucoup causé de vous.
»Le mariage avec la princesse Louise a donc été finalement arrêté, à la satisfaction de tous les partis. Cet événement paraît faire du plaisir en France, et les masses, qu'on ne peut guère influencer, m'ont donné de grandes marques de bienveillance. Les affaires de la Vendée inspiraient quelque inquiétude; cependant, je pense que cela pourrait donner de la force au gouvernement. Veuillez, dans votre sagesse, donner quelques conseils pour qu'on agisse avec vigueur; l'extrême indulgence que le roi avait accordée jusqu'à présent à ce parti lui en donne doublement le droit.
»Malgré une absence d'une semaine, et la distance considérable à laquelle je me trouvais, il n'y a pas eu le plus petit scandale en Belgique: je pense que j'ai droit de faire sonner cela bien haut. Mais il est temps qu'on finisse; l'armée et les chauds patriotes désirent vivement la guerre, et le cas pourrait arriver où il me serait impossible de les retenir.
»L'Angleterre est déterminée à en finir; rien de plus facile. Qu'on stationne une flottille dans la Manche, et qu'on fasse connaître aux Hollandais qu'après un certain jour ils perdront l'arriéré de la dette, et que l'on déduira journellement une partie du capital de la dette; je crois que ces deux mesures exerceraient une grande influence sans offrir de danger. La dernière réponse de la Hollande rend l'exécution du traité urgente.
»Pour moi, on peut être sûr que je ferai ce qui me sera possible pour le maintien de la paix, et j'ai sur ce point fidèlement exécuté ma tâche; mais qu'on se mette bien en tête, qu'on ne me renversera plus sans que je me défende à outrance et sans que j'en fasse tomber bien d'autres. J'ai pris là-dessus mes résolutions avec le plus grand sang-froid.
»Pour la tranquillité de la France, il est de la plus haute importance que la question belge soit entièrement terminée. Louis-Philippe m'a dit lui-même, et avec raison, que la confiance ne renaîtra en France que quand on aura vu cette conclusion.
»Les témoignages que vous donnez à M. Van de Weyer, m'ont fait beaucoup de plaisir; il les mérite et il a été bien injustement traité ici.
»Veuillez me rappeler au souvenir de Madame de Dino, si toutefois elle ne m'a pas entièrement oublié, et soyez persuadé des sentiments d'estime et d'une sincère amitié que je vous porterai toujours.
»LÉOPOLD.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 8 juin 1832.
»Je commence ma lettre avant d'avoir des nouvelles de Paris. Je ne sais rien depuis le 6, neuf heures du matin; jugez de mon tourment. J'espère que cela finira à l'avantage du pouvoir, et que le pouvoir saura en profiter pour rétablir par des moyens forts et constitutionnels l'ordre si gravement troublé. C'est dans l'ordre constitutionnellement établi qu'il faut chercher la popularité; c'est là où elle est bonne. Les caresses à la canaille l'enhardissent et ne produisent pas d'autre effet.
»On dit que le roi s'est montré avec beaucoup de tranquillité et de fermeté le 5 au soir et toute la nuit du 6 qu'il a passée à cheval: on l'approuve beaucoup ici...»
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, ce vendredi 7 juin 1832.
»Mon cher prince,
»Je sais que le général Sébastiani vous a instruit en détail des événements dont Paris vient d'être le théâtre.—Vous partagerez ma douleur que le sang français ait coulé; mais vous partagerez aussi la juste satisfaction que j'éprouve de pouvoir me glorifier de n'avoir pas plus provoqué cette lutte que de n'avoir rien omis de ce qui pouvait la terminer heureusement et honorablement pour la France et pour moi. Ceux qui avaient tant répété au dedans et au dehors que le trône de Juillet tomberait, devant l'union des carlistes et des républicains, comme les murailles de Jéricho devant les trompettes de Gédéon, doivent maintenant reconnaître qu'une nationalité franche et complète, un respect religieux pour la foi jurée et pour les institutions, les lois et les libertés de son pays, sont de meilleurs boulevards pour le trône que le pouvoir absolu, avec sa tourbe de courtisans et tous ses satellites.
»Mais après avoir remporté cette grande victoire, il faut la consolider en profitant de la force qu'elle nous donne pour faire cesser au dehors toutes les incertitudes et toutes les tergiversations qui pourraient encore compromettre notre sûreté extérieure et troubler la paix générale.
»Je vous ai félicité bien sincèrement, mon cher prince, du grand succès que vous avez obtenu en faisant ratifier le traité du 15 novembre par les cinq grandes puissances réunies; mais il est autant de leur dignité que d'une nécessité absolue pour la France et pour l'Angleterre que l'exécution du traité ratifié suive immédiatement l'échange déjà effectué des cinq ratifications. Je vous avoue que le soixante-troisième protocole me paraît, sur ce point, d'une pâleur et d'une faiblesse qui m'ont étonné[376]. Mais, quoi qu'il en soit, à présent que cette marque d'égard a été encore donnée au roi de Hollande, la manière dont elle a été accueillie par lui est une raison de plus pour adopter un autre langage et lui fixer un terme précis pour remettre la citadelle d'Anvers au roi des Belges. Je crois que le gouvernement anglais est disposé, comme nous, à faire cette déclaration catégorique au roi de Hollande, et qu'il n'ignore pas plus que nous que ce n'est qu'en contraignant Sa Majesté néerlandaise à évacuer cette citadelle qu'on l'amènera à reconnaître l'indépendance de la Belgique et à signer le traité avec le roi Léopold.
»Je suis persuadé que les trois puissances, la Prusse, l'Autriche et même la Russie, s'attendent à ce que la France et l'Angleterre se réunissent pour faire cette déclaration au roi de Hollande et qu'elles ne chercheront pas à y mettre obstacle, parce qu'elles n'ignorent pas plus que nous que cette déclaration est le seul moyen de faire cesser la résistance du roi de Hollande, et de lui arracher la triste espérance qu'il conserve toujours de devenir le perturbateur de la paix de l'Europe. Je crois d'ailleurs qu'il est facile défaire comprendre à ceux qui désirent que nous n'attaquions pas le roi de Hollande, que le seul moyen de l'empêcher est de ne lui laisser aucun doute qu'il sera attaqué, s'il n'évacue pas la citadelle d'Anvers au jour fixé par nous. De notre côté, vous pouvez bien assurer le gouvernement anglais et la conférence que nous désirons vivement être dispensés d'envoyer nos troupes assiéger cette citadelle, mais que nous sommes décidés à le faire s'il ne nous reste pas d'autre moyen de le contraindre à effectuer cette évacuation au jour nommé, et je le croirais très bien fixé au 1er de juillet prochain.
»Si, comme je n'en doute guère, le gouvernement anglais s'accorde avec le mien pour adopter cette marche, alors je crois qu'il serait convenable que vous lissiez, de concert avec lord Palmerston, une déclaration aux plénipotentiaires hollandais, que vous ne recevrez plus aucune communication de leur part, jusqu'à ce que leur souverain ait donné un gage de sa disposition à accéder aux vues des cinq puissances en évacuant la citadelle d'Anvers, et que, si cette évacuation n'est pas effectuée le 1er juillet, les ports de la Hollande seront bloqués par nos escadres combinées.
»Je crois savoir que ce mode conviendra à l'Angleterre, et quant à nous, nous le préférons infiniment à celui beaucoup plus dispendieux de faire rentrer nos troupes en Belgique, ce qui d'ailleurs nous exposerait à des complications que nous cherchons de toutes manières à éviter, mais dont nous sommes pourtant décidés à courir la chance, si on persistait dans le système de la tergiversation que nous ne devons ni ne pouvons tolérer plus longtemps.
»Vous voyez, mon cher prince, que selon l'expression vulgaire, j'ai voulu vous vider mon sac parce que je sais bien que vous n'en ferez qu'un bon usage, et que j'aime toujours à m'ouvrir à vous, en toute confiance, selon la vieille habitude que je désire conserver toujours avec vous. J'en étais d'autant plus pressé que la circonstance est grave après la crise dont nous venons de triompher, et qu'il est bien désirable que vous profitiez du peu de temps que vous serez encore à Londres pour donner à cette affaire la direction que vous avez plus de moyens que tout autre de lui imprimer.
»Je n'ai plus le temps de vous parler de mon entrevue à Compiègne avec le roi Léopold. Je vous dirai seulement que nous y avons arrêté son mariage avec ma fille aînée, et que, d'ailleurs, je l'ai trouvé dans de si bonnes dispositions que j'ai facilement obtenu de lui tout ce que je vous avais annoncé que je lui demanderais. Il m'a promis en outre, de renvoyer M. Van de Weyer à Londres immédiatement.
»Bonsoir, mon cher prince, vous connaissez toute mon amitié pour vous.»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Tuileries, vendredi 8 juin 1832.
»Je m'empresse, mon cher prince, aussitôt que j'en ai l'instant, de venir vous donner de nos nouvelles, étant bien sûre que vous en désirez vivement, après les événements aussi importants que ceux qui viennent de se passer. Il y a eu une soirée, une nuit et une journée bien pénibles et bien douloureuses par le sang qui a été versé. Cela était préparé de longue main par les deux factions qui n'en font qu'une maintenant, les carlistes et les républicains, et sans nul doute, cette conspiration se lie avec celle du Midi et de la Vendée. Notre cher bien-aimé roi, comme toujours, a décidé et enlevé la victoire par sa présence ici, sa détermination, son courage et son énergie. Aussitôt qu'il sut à Saint-Cloud, le mardi soir, ce qui se passait à Paris, il commanda ses chevaux et nous montâmes en voiture avec lui, la reine, Nemours, le maréchal Gérard et moi, et sur toute la route, toutes les personnes qui s'y trouvaient, toutes les charrettes, toutes les voitures publiques retentissaient de cris de: «Vive le roi!» de même en arrivant à Paris. Et rien ne peut vous donner une idée de l'enthousiasme de la troupe et de la garde nationale qui se trouvaient sur la place du Carrousel. Lorsqu'il alla les passer en revue, en les quittant, il leur dit: A demain, mes chers camarades, je compte sur vous. Ce mot fut répété avec transport: Oui, oui, à demain, demain! Et en effet ils ont tous été admirables, et notre cher roi a été les animer de nouveau, en se montrant dans tout Paris et allant bien contre l'avis du maréchal Lobau qui voulait l'en empêcher, dans les lieux où les balles sifflaient encore; grâce au ciel, elles l'ont respecté. Le maréchal Gérard, qui était avec lui m'a dit qu'il n'avait jamais vu un enthousiasme comparable à celui de toute la population qui se portait en foule sur ses pas, et qui criait: Vive le roi, à bas les carlistes, à bas les républicains! Ils disaient aussi : Mettez Paris en état de siège; et beaucoup se rapprochaient le plus possible du roi, en lui disant: Surtout pas de grâce aux carlistes! Jamais notre cher roi n'a reçu plus de témoignages d'affection, de dévouement, que dans ce moment. Sur-le-champ, toutes les gardes nationales de la banlieue sont arrivées, et elles ont fait des merveilles; ils se sont battus comme des lions. Hier, toutes celles du département de Seine-et-Oise sont arrivées et celle du Havre, en apprenant les événements, voulait marcher. Ah! notre cher Louis-Philippe est bien fort et bien identifié avec notre bonne et chère nation. Ceci est une bonne réponse pour tous ceux qui doutaient qu'il pût se maintenir et qu'il eût la force de lutter contre les factions. J'espère que maintenant les puissances de l'Europe seront rassurées à cet égard et persuadées que Louis-Philippe sait être fort et énergique quand cela est nécessaire au salut de son pays.
»Cette coupable et indigne conspiration a fait verser le sang; nous en gémissons; mais les résultats sont immenses. Je crois que c'est un bon moment pour obtenir de la conférence, d'en finir avec le roi de Hollande et de le mettre à la raison, de faire exécuter le traité signé par les cinq puissances. En vérité, l'on ne peut plus donner ni un motif ni une excuse pour prolonger davantage cet état d'incertitude si nuisible et si contraire aux intérêts de la France et de la Belgique. Votre zèle et votre habileté doivent emporter celte décision et j'espère que vous nous apporterez cette bonne nouvelle, mon cher prince.
»Notre cher roi veut vous écrire et compte le faire, aussitôt qu'il en trouvera l'instant, parce qu'il est bien pressé de l'évacuation de la citadelle d'Anvers; et qu'à cet égard, la conférence ne tarde plus à prendre les moyens de le faire faire au roi de Hollande, par force, si l'on ne peut l'obtenir de bonne volonté.
»Nous avons de très bonnes nouvelles de Chartres; il est très content de son voyage. Nous savons par dépêche télégraphique qu'il est arrivé à Marseille le 7 juin à trois heures, au milieu d'un concours immense de peuple, et des acclamations les plus vives. Toutes nos santés sont bonnes; je désire que vous puissiez m'en dire autant de la vôtre. Voilà donc le bill de réforme passé.
»Recevez, mon cher prince...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.
«Londres, le 10 juin 1832.
»A présent, tout le monde est convaincu ici que c'est le peuple à Paris, qui a attaqué; aussi, tout le monde approuve la conduite du gouvernement. Il faut qu'il tire de cette circonstance, assez de force pour que jamais pareille crise ne puisse arriver. Le roi doit se souvenir que dans toutes les crises où le pouvoir a eu le dessus, les élections ont été bonnes; et que dans toutes celles où il a eu le dessous, les élections ont été mauvaises.—Il faut de plus renvoyer tous les réfugiés sans exception; ils ne sont bons à rien à Paris. Il faut les diviser dans les départements, par petites portions; les réfugiés du Midi dans les villes du Nord, et les réfugiés du Nord dans celles du Midi. La Loire fait la démarcation. Espagnols et Portugais, en Normandie et en Picardie; Piémontais en Flandre; Polonais à Alger; ils s'y battront ou coloniseront...»
Le 11 juin 1832.
»Si l'on a distribué de l'argent et beaucoup d'argent aux émeutiers de Paris, il me paraît impossible que l'on ne découvre pas d'où cet argent-là est sorti. La discrétion n'est pas commune chez des gens qui reçoivent cinq, dix, vingt francs.—Je suis, relativement à la Hollande, disposé à presser une décision, mais je ne pense pas qu'il faille rien précipiter. Avant tout, dans notre position, plus que jamais, il ne faut pas nous séparer d'action d'avec les quatre puissances. C'est là la force du roi et de sa dynastie. Il ne faut pas perdre un moment cette idée de vue. Je suppose et je crois que l'Angleterre irait aujourd'hui avec nous; mais bientôt tous les cabinets feraient des efforts pour la séparer. Est-on sûr qu'elle résiste? qu'elle résiste longtemps? S'il y avait un changement de ministère ici, qu'arriverait-il? Il ne faut pas croire qu'ici il n'y ait pas un parti puissant contre nous. Tout cela donne à penser. Une décision prompte peut nous mener bien loin. Nous faisons encore une démarche; celle-là faite, tous les moyens de conciliation sont épuisés[377]; et alors il faudra se faire dire par les puissances qui n'agissent pas, que nous sommes libres et que nous pouvons agir. Voilà, ma manière de voir. Croyez bien qu'au dehors, les troubles, même les troubles les mieux réprimés, font croire qu'il peut y avoir d'autres troubles plus tard, dans un autre moment, et cela ne donne pas une confiance entière. Ainsi, ne nous séparons pas des quatre puissances, ou, que ce soit de leur avis...»
Le 12 juin 1832.
»J'attends Durant, je lui remettrai dans les mains une position que je crois être excellente: l'union des cinq grandes puissances établie, et cette union formée sur le maintien des principes et de la propriété. Cela seul peut arrêter les efforts que l'esprit du temps fait pour détruire la civilisation actuelle et arriver à une civilisation chimérique. Dites-moi quand le roi m'attend. Je ne quitterai que quand je ne serai plus essentiel ici; cela est sûr, mais je voudrais savoir quand on m'attend. Comme je ne veux être rien en France, j'aime autant n'arriver que quand les choses seront complètement rentrées dans l'ordre, et quand toutes les places et situations seront fixées. Je ne suis bon qu'ici; il faut faire ce à quoi on est appelé; aussi j'y reviendrai quoi qu'on en dise. Je partirai d'ici au plus tard le 21, et je serai le 24 à Paris...»
Londres, 15 juin 1832.
»J'attends donc Durant dimanche 17. Je lui donnerai pour les présentations le 18 et 19. Cela fait, et quelques directions données, je m'acheminerai doucement vers Paris. J'arrange les choses de manière qu'après avoir épuisé tous les égards, l'Angleterre et nous soyons les maîtres d'agir comme cela nous conviendra et sans qu'il en résulte de froid, avec les autres puissances. J'ai pris sur moi le délai, jusqu'au 30 juin, parce que je regarde, comme affaire principale, l'union des trois puissances, et que je suis sûr qu'après avoir consenti à ce retard qu'elles désiraient, elles trouveront toute simple une action maritime combinée de la France et de l'Angleterre. Le cabinet français voulait aller plus vite, mais je crois qu'il cédait un peu à la précipitation belge, qui pousse notre ministère par M. Lehon. Le général Goblet qui est à Londres, et M. Van de Weyer qui est à Bruxelles, pensent de même. Ainsi je persiste, et, en vérité, quinze jours de retard ne sont pas grand chose, quand on est sûr d'avoir par cette complaisance, l'assentiment des grandes puissances qui sont engagées vis-à-vis de nous. Et puis, c'est fait, et je suis sûr que c'est bien fait. Je vous écris dans un intervalle de la conférence de ce matin où nous allons décider du sort de M. Thorn[378]. Nous engageons la Confédération germanique à ordonner qu'il soit mis en liberté, et de passer outre malgré les obstacles qu'y met le roi de Hollande. Il ne restera à Durant que de suivre ma ligne: union avec l'Angleterre, accord entre les cinq puissances, armement de concert avec l'Angleterre, pour forcer le roi de Hollande à rendre à la Belgique son territoire, et surtout pour le forcer à évacuer Anvers. Il me semble que c'est avoir mis et laissé les affaires de France de ce côté, en bonne position.»
Je partis en effet, de Londres le 20 juin, et quelques heures avant mon départ, je reçus le billet suivant de lord Palmerston:
LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Foreign Office, 19 juin 1832.
»Mon cher prince,
»Je viens de recevoir les trois notes[379] que j'ai signées et que j'expédierai tout de suite.
»Adieu encore une fois, donnez de bons conseils où vous allez, soignez bien votre santé, remettez-vous vite des longues fatigues de nos conférences, et revenez ici bientôt, mais surtout revenez.
»Tout à vous. «»PALMERSTON.»»
J'arrivai à Paris le 22 juin.
FIN DE LA DIXIÈME PARTIE
APPENDICE
Nous avons consacré, comme nous l'avions déjà fait dans le volume précédent, un appendice à un certain nombre de lettres particulières ou confidentielles qui nous ont paru offrir un intérêt particulier.—Toutes ces lettres, extraites des papiers de M. de Talleyrand, ont été copiées sur les originaux autographes qui existent dans les papiers du prince.