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Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original

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Title: Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original

Author: Mademoiselle George

Commentator: Paul Arthur Cheramy

Release date: January 9, 2010 [eBook #30906]
Most recently updated: January 6, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the
Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES INÉDITS DE MADEMOISELLE GEORGE, PUBLIÉS D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL ***

Note de transcription:
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris dans cette version électronique. La Table des Matières simplifiée au début de cette version a été ajoutée, ainsi que la légende sous l'illustration de l'écriture de Mlle George.

MÉMOIRES INÉDITS

DE

MADEMOISELLE GEORGE

PUBLIÉS

D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL

par

P.-A. CHERAMY


Avec portraits et fac-similé

Deuxième édition
printer logo

PARIS

LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE—6e

1908
Tous droits réservés

MADEMOISELLE GEORGE

MADEMOISELLE GEORGE
D'APRÈS LE TABLEAU DE GÉRARD

(Collection de Mme la comtesse Ed. de Pourtalès.)
Agrandissement

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Published 17 June 1908.
Privilege of copyright in the United States reserved under the Act
approved March 3d 1905 by Plon-Nourrit et Cie.

A LA COMÉDIE FRANÇAISE,
où j'ai passé de si belles soirées,

Je dédie ce livre.

P.-A. CHERAMY.

Septembre 1906.

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE DE L'ÉDITEUR
INTRODUCTION
MÉMOIRES INÉDITS
FEUILLES DÉTACHÉES
CORRESPONDANCE
APPENDICE

PRÉFACE DE L'ÉDITEUR

Il est toujours très ennuyeux de parler de soi. Je suis pourtant obligé de le faire au début de cette préface.

Quelques personnes s'étonneront sans doute de voir les mémoires d'une comédienne publiés par les soins d'un homme qui, pendant de longues années, a été investi d'une fonction grave: avoué près le tribunal civil de la Seine, et même, en 1893, président de la Compagnie des avoués. Deux mots d'explication sont nécessaires pour dissiper cette surprise, et pallier cette apparente contradiction.

Dès mon enfance, j'étais reçu chez Alexandre Dumas père, dont le fils a été plus tard un de mes plus intimes amis. Par l'auteur de Monte-Cristo, il me fut donné d'entendre ou de connaître les plus grands comédiens et comédiennes de cette époque: Frédérick Lemaître, Rachel, Geffroy, Mélingue, Laferrière, Rouvière, Augustine et Madeleine Brohan, d'autres encore. C'est de ce moment que date mon goût pour le théâtre.

Un peu plus tard, l'amour de la peinture s'éveillait en moi. J'avais pour ami un jeune peintre, élève d'Henri Lehmann. Nous allions ensemble passer au Louvre tous mes jours de congé.

Enfin, la musique, qui est devenue une des passions de ma vie, m'appelait à elle. Je n'étais pas encore un wagnérien; Richard Wagner était inconnu en France. Je me souviens des stations interminables que je m'imposais à l'Opéra de la rue Le Peletier, pour avoir une bonne place d'amphithéâtre et entendre une des œuvres de Meyerbeer, qui suffisaient alors à mon admiration.

C'est avec ces goûts artistiques et un insatiable besoin de lecture que je suis arrivé au Palais. Le hasard—un heureux hasard—a fait de moi un avoué en 1865. Que je fusse un peu différent de mes rigides confrères, j'essaierais vainement de le nier. Mais je savais le droit, j'aimais la lutte, j'avais le sens et l'instinct des affaires, un certain don d'observation, une grande mémoire, une facilité de travail que j'ai conservée jusque dans la vieillesse. Je crois même que, loin de me nuire, mes facultés d'artiste et de psychologue m'ont beaucoup servi. Quoi qu'il en soit, le succès, pendant quarante ans de suite, a surpassé mes espérances et mes très faibles mérites.

Aujourd'hui, l'heure de la retraite a sonné. Je reviens à mes études et à mes goûts d'autrefois; pour mieux dire, jamais ils n'avaient été abandonnés. J'ai pour ma vieillesse une dernière ambition; non pas certes la prétention orgueilleuse de devenir un écrivain. On n'acquiert pas, après soixante ans, un talent de style. Je voudrais seulement dire à mes contemporains, le plus simplement du monde, un peu de ce que je sais, de ce que j'ai vu, et de ce que je pense sur certains sujets. J'y prendrai plaisir, et je m'efforcerai de ne pas ennuyer trop ceux qui voudront bien me lire et m'écouter.

Après ce long préambule, je reviens à Mlle George.

Lorsque j'achetai ses manuscrits, des amis, des artistes, me firent promettre de les publier. Je n'ai pas eu jusqu'ici le loisir et la possibilité de le faire. Je viens tenir ma promesse. Je commence par ces amusants mémoires les quelques publications que je voudrais laisser après moi, si la Nature, qui me fut clémente, me laisse quelque temps encore la force et la santé.

Disons d'abord ce que sont ces mémoires, quelle est leur origine et leur histoire.

C'est le 31 janvier 1903 que j'achetai le manuscrit en vente publique. Cette vente, dont on trouvera le catalogue à la fin de ce volume, était bien curieuse. A côté des mémoires de l'artiste, on y voyait figurer toute sorte d'oripeaux tragiques: la couronne de Rodogune, celle de Mérope, celle de Marguerite de Bourgogne, celle de Sémiramis, celle de Marie Tudor, que M. Paul Meurice a rachetée, et qu'il a offerte à la Comédie-Française. Il y avait aussi la bibliothèque, ou plutôt ce qui restait de la bibliothèque de la tragédienne. Les éditions originales des drames de Victor Hugo et d'Alexandre Dumas: Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Christine, la Tour de Nesle, avaient dû être données ou vendues de son vivant. Mais on retrouvait le manuscrit de Vautrin, celui de la Tour de Nesle, qui fut acheté par M. Henry Houssaye, et les tragédies très curieuses d'Alexandre Soumet, Clytemnestre, Norma, Une Fête sous Néron, et son beau poème religieux, la Divine Épopée, avec des dédicaces admiratrices.

Au premier abord, il n'était pas très facile de se retrouver dans les feuilles volantes, un peu décousues, qui constituaient le manuscrit original des mémoires. Après les avoir lus, relus, compulsés, classés, voici comment j'ai pu en établir la genèse.

Ils ont été écrits en 1857. Mlle George avait alors soixante-dix ans. Elle entreprit ce travail pour gagner un peu d'argent. A cette époque, elle en avait terriblement besoin. Elle imagina la combinaison suivante: n'ayant, comme elle le dit et le montre elle-même, ni style ni beaucoup d'orthographe, elle notait, sur des feuillets de papier, les événements les plus intéressants de sa vie. Elle confiait ces feuillets à l'un de ses amis, au mari de Marceline Desbordes-Valmore, en le priant de les rédiger à nouveau, de les mettre «en bon français», comme nous disions au collège. Puis, sur la prose un peu incolore de son mari, Mme Desbordes-Valmore devait répandre quelques-unes des grâces et un peu de la poésie de son style.

La première rédaction de Mlle George existe encore. Nous possédons aussi le travail de Valmore. Il est bien terne et bien ennuyeux, dans la monotonie de sa quasi-élégance conventionnelle. Mlle George l'avait senti. En marge de ce devoir de bon élève de rhétorique, elle a consigné ses réflexions: un peu long; à développer; il faudrait parler de ceci, de cela, etc. Bref, elle eut la bonne idée de faire elle-même ce que Valmore n'avait pas su réaliser. Elle récrivit ses mémoires, et fit un travail d'ensemble qui, malheureusement, s'arrête à 1808, c'est-à-dire à son départ pour la Russie. C'est cette autobiographie curieuse, vivante, colorée et attachante, au milieu de ses redites et de ses incorrections, que nous publions aujourd'hui, et qui forme la partie principale de ce volume.

A partir de 1808, Mlle George ne nous a laissé que des fragments isolés, rédigés à la hâte, sans beaucoup de suite et de méthode, où l'on trouve encore quelques détails intéressants, notamment des anecdotes sur Mme de Staël, sur le séjour de George en Suède, sur l'intervention de Charles X au sujet du privilège de l'Odéon. Ces fragments forment la seconde partie de cette publication.

Dans une troisième partie, nous donnons une lettre de Mlle Raucourt et quelques lettres de Mlle George, que nous avons pu retrouver.

Dans un appendice, nous avons réuni un état des services de l'artiste à la Comédie-Française, l'article de Geoffroy sur ses débuts, un curieux fragment des Mémoires du général russe de Lœwenstern, relatif au séjour en Russie; les appréciations de Victor Hugo, d'Alexandre Dumas, de Théophile Gautier, de Jules Janin; des fragments empruntés à Stendhal, à Mme de Rémusat, aux confessions d'Arsène Houssaye, et une lettre très curieuse et inédite de M. Victorien Sardou.

Pour fixer quelques dates essentielles et présenter la carrière de Mlle George dans son ensemble, de sa naissance à sa mort, nous avons rédigé une notice biographique, qui formera une sorte d'introduction aux mémoires de l'artiste.

Nous donnons un fac-similé de son écriture, un peu lourde, comme sa personne, et la reproduction de deux portraits:

L'un, par Lagrenée, la représente dans le rôle de Clytemnestre. Ce portrait, longtemps accroché dans la chambre à coucher de Mlle Mars, fut offert par nous, à la Comédie-Française, en 1905. Il figure au foyer des artistes.

Le second est dû au baron Gérard. C'est une ouvre très séduisante, qui fait partie de la collection de Mme la comtesse Edmond de Pourtalès. Une gracieuse amabilité, dont nous sommes très reconnaissant, a bien voulu nous autoriser à reproduire ce portrait, tout à fait caractéristique qui restera, pour l'avenir, l'image un peu embellie et définitive de Mlle George.

P.-A. Cheramy.

Riva (Tyrol), août 1906.

INTRODUCTION

Eugène de Mirecourt, dont les Contemporains suscitèrent jadis tant de scandale, a consacré à Mlle George un petit volume sympathique et documenté[1]. Il avait certainement lu le travail de Valmore, dont il reproduit des passages entiers. Dans leur Galerie historique de la Comédie-Française[2], MM. de Manne et Ménétrier ont écrit sur la tragédienne une biographie moins bienveillante. Avec ces documents, avec les Mémoires d'Alexandre Dumas, les articles du temps, avec le Monde dramatique, avec l'Histoire de l'art dramatique de Théophile Gautier, ses Portraits romantiques, l'ouvrage sur les Belles Femmes de Paris, il est facile de reconstituer la vie de la femme et de l'artiste et de tracer d'elle un portrait fidèle et ressemblant.

Mlle Marguerite-Joséphine Weymer, dite George, est née le 23 février 1787, au théâtre de Bayeux, pendant une représentation de Tartufe et de la Belle Fermière. Son père, George Weymer, Allemand d'origine, avait formé une petite troupe nomade qui allait de ville en ville, jouant la comédie, le vaudeville, et même la tragédie. Il était imprésario et chef d'orchestre. Sa femme tenait l'emploi des soubrettes. Elle s'appelait Verteuil, de son nom de famille, et son neveu a été longtemps secrétaire de la Comédie-Française. Le père et la mère de Mlle George étaient des artistes modestes, consciencieux, honnêtes, pleins de dévouement et de cœur, et leur fille a conservé pour eux une reconnaissance, une tendresse qui les honorent tous les trois.

A cinq ans, Georgette Weymer parut dans les Deux chasseurs et la Laitière, au théâtre d'Amiens, dont son père était devenu directeur. Elle joua bientôt à côté de la célèbre Dugazon, et, enfin, Mlle Raucourt, de passage à Amiens, fut émerveillée de la beauté et des dispositions exceptionnelles de la jeune Weymer. Elle décida son père à la lui confier, et l'emmena à Paris pour lui donner des leçons et la préparer à débuter à la Comédie-Française.

Mlle George obtint son ordre de début le 23 novembre 1802. Elle avait seize ans, et débuta dans le rôle de Clytemnestre.

Le choix de ce rôle pour les débuts d'une si jeune fille serait inexplicable, si on ne se rappelait la beauté précoce et sculpturale de la débutante. De plus, Mlle Dumesnil et Mlle Raucourt avaient reconnu que sa vocation la destinait à l'emploi des grands rôles de mère tragiques.

Toute cette première partie de la carrière de Mlle George, ses visites à Mlles Clairon et Dumesnil, ses débuts, les appréciations du public, celles de Geoffroy dont sa beauté et son talent avaient désarmé l'habituelle sévérité, la rivalité avec Mlle Duchesnois, la bonne camaraderie de Talma, le tableau de la Comédie-Française sous le Consulat, les relations avec la prince Sapieha, les amours de George avec Bonaparte, tout cela est raconté dans les mémoires avec un entrain, une verve, une fraîcheur de souvenirs, que nous ne voulons pas déflorer.

Bien que leur auteur n'élève aucune prétention à juger cette merveilleuse époque du Consulat, la simplicité même de ses récits laisse deviner le charme de ces belles années de 1802 à 1804, les plus belles peut-être que la France ait connues. On était enfin débarrassé des sectaires de la Révolution. Victorieuse à l'extérieur, la France se relevait de ses ruines; elle se réorganisait, se reprenait à vivre et à espérer. Une politique intelligente et pratique, qui ne s'était pas formée à l'école des sophismes de Rousseau, rétablissait à l'intérieur la sécurité, la confiance et le crédit. C'était un magnifique réveil de toutes les forces sociales, que la Terreur avait comprimées et neutralisées dans la boue et dans le sang. Comme on comprend l'admiration qu'inspirait le Premier Consul!—«Celui-là, c'est mon héros!»—s'écriait Sophie Arnould, sexagénaire, dans sa retraite du Paraclet.

L'enthousiasme éprouvé par George pour l'être incomparable, immense, c'est son mot, qu'était Bonaparte, répond à un sentiment universel, qui se traduisait par des applaudissements frénétiques, lorsque le Premier Consul entrait dans sa loge au Théâtre-Français.

D'autre part, ces mémoires sont un document d'une valeur inappréciable, qui éclaire, d'une façon inattendue, un côté intime et mal connu du caractère de Napoléon. On a souvent posé cette question: «Quelle fut au juste l'attitude de l'empereur, sa manière d'agir avec les femmes?» Les réponses étaient contradictoires, et, il faut bien l'avouer, plutôt défavorables. Sans doute, avec Joséphine et Marie-Louise, il fut d'une tendresse qui alla jusqu'à l'aveuglement. Mais c'étaient deux impératrices. Pour lui, elles étaient au-dessus de leur sexe et de l'humanité. Bien d'autres femmes ont passé dans sa vie; car, si absorbé qu'il fût par ses préoccupations politiques et militaires, par ses travaux, il était ardent et sensuel. Comment s'est-il conduit à l'égard de ces autres femmes! Stendhal nous apporte des révélations terribles.—«Il leur faisait mâcher le mépris,» dit-il, en parlant de celles qui étaient appelées à partager, pour un soir, la couche du nouveau César. Pauvres victimes! elles s'imaginaient marcher à un triomphe; elles ne se doutaient pas des humiliations qui les attendaient.

M. Frédéric Masson lui-même, dont les nobles sentiments bonapartistes sont bien connus, n'a pu, dans sa loyauté d'historien, s'empêcher d'écrire: «Lorsque la femme est à sa portée, parfois sa fantaisie est passée; plus souvent, sa pensée est absorbée par les affaires; il travaille, et tout ce qui le distrait de son travail lui est une fatigue et un ennui. On gratte à la porte pour le prévenir:

«Qu'elle attende!» On gratte de nouveau: «Qu'elle se déshabille!» On gratte encore: «Qu'elle s'en aille!» Et il reprend son travail.»

Il arrivera parfois qu'après avoir dit à la dame d'ôter sa chemise, et l'avoir laissée se morfondre, il la renverra sans autre cérémonie. Le plus souvent, Roustan, son Mameluck, assiste, derrière un paravent, aux ébats très expéditifs de son maître.

Stendhal donne encore un vilain détail. La dame de service (c'est bien là le mot exact) est déshabillée; elle est étendue sur ce lit, qui ne présage pas beaucoup d'abandon et de volupté. La rage au cœur, les larmes dans les yeux, elle attend que le maître veuille bien venir à elle. Il se décide enfin; d'un air soucieux et distrait. Il s'approche de la victime, qui s'efforce de sourire, et il n'a pas même eu l'attention élémentaire d'ôter son ceinturon, auquel son épée reste accrochée! Et Stendhal ajoute «L'essentiel ne durait pas trois minutes.»

«Fi! le monstre! l'horrible tyran!» se sont écriées, après ces dures nuits d'épreuve, et Mme Branchu, la Vestale de l'Opéra, et Mlles Duchesnois, Thérèse Bourgoin, Leverd, du Théâtre-Français, et les dames de la cour, qu'avait paru distinguer un instant le caprice impérial.

Il faut l'avouer: ce sont là des mœurs quelque peu sauvages. Nous voilà loin de la vieille galanterie française. Où se sont enfuies les grâces du dix-huitième siècle? On comprend les haines féminines qui, sourdement amassées, ont éclaté avec furie en 1815! Les femmes en voulaient à mort à l'empereur, non pour la conscription, comme on l'a dit, mais pour les insultants dédains dont il les avait cravachées pendant son règne.

Maintenant, une question se pose. Napoléon fut-il toujours ainsi? Cette dureté envers les femmes tenait-elle, au fond même de sa nature? Je ne le pense pas. Ces brusqueries, ces violences étaient, à mon sens, le résultat inconscient d'une tension d'esprit formidable, d'un labeur surhumain.

A cet égard, les mémoires de George nous apportent une lumière décisive, qui réjouira le cœur des amis du grand empereur. Après les avoir lus, il n'est plus permis de douter qu'à son heure, Bonaparte ait été un amant tendre, prévenant, plein d'une ardeur juvénile, énamouré comme un officier de vingt ans. C'est sous cet aspect sympathique, entièrement nouveau, que George va nous le révéler. Lui, l'homme immense, il a vraiment aimé sa belle tragédienne, il s'est laissé charmer par sa nature franche et loyale. Il s'amusait de son babillage sans prétention; il trouvait près d'elle un délassement d'esprit, une détente, dont ses nerfs et son cerveau en ébullition avaient besoin. Il se plaisait à folâtrer avec George comme un grand enfant, à taquiner cette superbe créature, qu'au début de leur liaison il sentait tout à lui. Il se moquait, en riant, de ses vilains pieds, lui qui mettait un prix considérable à la finesse des attaches chez les femmes. Heureusement, George avait des mains admirables, des mains de reine et d'enfant. Elles ont obtenu grâce pour les pieds, qui étaient lourds et vulgaires. Il est vrai qu'ils avaient un poids peu ordinaire à supporter.

Dira-t-on que, pour relever le prix de sa conquête, George s'est plu à en exagérer le charme? qu'elle nous a montré un Bonaparte de fantaisie, adouci, embelli par la complaisance orgueilleuse de ses souvenirs? Je n'en crois rien. La tendresse de Napoléon pour elle, et, par suite, la sensibilité dont il était capable me paraissent un point absolument démontré. La liaison va de 1802 à 1808. Il ne s'agit pas là d'un simple caprice, qui s'envole après la possession, ni d'une attirance purement sensuelle, où le sentiment n'a point de part. Ce fut une affection véritable. Elle a duré jusqu'à la mort de Napoléon. A Sainte-Hélène, il parlait encore de celle qu'il appelait autrefois: sa belle Georgina, ou sa bonne Georgina.

En 1808, à la date où les mémoires s'arrêtent, l'existence triomphante de Mlle George s'assombrit brusquement. Les tracasseries de Mlle Duchesnois, sa rivale, protégée par M. de Rémusat, deviennent intolérables. L'empereur a changé: il n'est plus l'amant des premières années du Consulat. Ce Bonaparte inconnu, qui apparaît plein de séduction dans les mémoires, s'est un peu transformé avec les grandeurs et les soucis de la toute-puissance. Il n'est pas détaché d'elle; mais George s'imagine n'être plus pour lui qu'une habitude. Elle se sait entourée de rivales, elle est humiliée à la pensée de ne plus offrir à son impérial amant qu'une distraction intermittente et un banal instrument de plaisir.

Elle écoute alors les offres de l'ambassadeur de Russie, le comte Tolstoï. Elle est entraînée par les instances du comte de Beckendorf, son amant. Il lui a promis de l'épouser; mais il veut auparavant l'offrir à son maître, Alexandre Ier. Bref, cédant à un coup de tête que, vingt-quatre heures plus tard, elle regrettera, elle part brusquement pour Pétersbourg, le soir de la quatrième représentation de l'Artaxerxès de Delrieu, où elle devait jouer le rôle de Mandane (7 mai 1808). On l'attend vainement pour la représentation. Grand scandale à la Comédie. Ordre d'arrestation est donné contre la fugitive; mais elle avait déjà passé la frontière.

A Pétersbourg, son succès fut immense. Elle charma l'empereur Alexandre, l'impératrice mère, le grand-duc Constantin. Elle avait débuté au théâtre impérial par le rôle de Sémiramis. Après la représentation, l'empereur vint dans sa loge la féliciter.—«Madame, lui dit-il, vous portez la couronne mieux que notre grande Catherine.—Sire, c'est qu'elle est moins lourde que celle de toutes les Russies.»—L'empereur lui envoya une splendide couronne, faite sur le modèle de celle autrefois portée par l'impératrice Catherine II.

Un autre soir, après Mérope, l'empereur, en s'essuyant les yeux, lui dit: «Voilà les premières larmes que j'aie versées depuis que je vais au théâtre.»

Toutefois, si elle fut la maîtresse d'Alexandre Ier, ce ne fut qu'un caprice passager. Un certain parti avait espéré que George remplacerait auprès du tsar Mme Nariskine. Cette combinaison échoua, mais Alexandre et toute sa cour ne cessèrent de combler la tragédienne d'attentions et de cadeaux.

Si l'on en croit les mémoires du général russe Lœwenstern, elle étendit même ses conquêtes parmi les grandes dames de la cour de Russie. Ce n'est là sans doute qu'une vilaine calomnie. Pourtant, il n'est pas impossible qu'à l'école de Fanny Raucourt, de celle que les pamphlets galants du dix-huitième siècle appelaient la présidente de la secte anandryne, George eût appris certains raffinements, et fait provision de savantes recettes de libertinage.

Au milieu de ces ravissements et de ces fêtes, la campagne de 1812 a commencé. On regarde à Pétersbourg la bataille de la Moskova comme une victoire. Ordre d'illuminer leurs fenêtres est donné aux habitants. Malgré cet ordre, les fenêtres de George restent closes, sans illuminations.—«Elle a raison, dit l'empereur. Je ne veux pas qu'on l'inquiète; elle se conduit comme une bonne Française!»

Le séjour de la Russie devenait pour elle impossible. Elle a gardé jusqu'à sa mort le culte passionné de Napoléon. Elle ne pouvait rester à Pétersbourg pour entendre le récit de l'épouvantable retraite de la Grande Armée. Quelques notes nous racontent son départ pour la Suède, son arrivée à Stockholm. Le prince royal Bernadotte la reçut comme une reine et comme une amie. Elle rejoint l'armée française à Dresde. Napoléon la fait jouer avec Talma et la troupe de la Comédie-Française, mandée d'urgence. Chaque jour, elle était reçue par l'empereur, qui dissertait avec elle et avec Talma sur le Théâtre-Français, sur Corneille et sur Racine, à la veille de la bataille de Leipzig.

Par décret impérial, George est réintégrée dans tous ses droits de sociétaire. Napoléon ordonna même qu'on lui payât ses années d'absence. C'était un peu excessif, et, comme le remarque M. Frédéric Masson, jamais les sociétaires ne lui pardonnèrent cette faveur, qui sentait trop la favoritisme et l'arbitraire.

«Aux Cent-Jours, nous raconte l'éminent historien, elle fit dire à l'empereur qu'elle avait à lui remettre des papiers qui compromettaient singulièrement le duc d'Otrante. Napoléon envoya chez elle un serviteur affidé, et, au retour: «Elle ne t'a pas dit, demanda-t-il, qu'elle était mal dans ses affaires?—Non, sire; elle ne m'a parlé que de son désir de remettre elle-même ces papiers à Votre Majesté.—Je sais ce que c'est, reprit l'empereur. Caulaincourt m'en a parlé; il m'a dit aussi qu'elle était gênée. Tu lui donneras vingt mille francs de ma cassette.»

Alexandre Dumas affirme que Mlle George avait sollicité l'honneur d'accompagner l'empereur à Sainte-Hélène. Nous ne savons si le fait est vrai, mais il honorerait grandement l'amante du Premier Consul. Au milieu de tant de trahisons et de défections, ce serait une belle chose que ce témoignage de reconnaissance de la part d'une comédienne.

Après la chute de l'empereur, devant les hostilités royalistes de ses camarades, George se sentit cruellement dépaysée à la Comédie-Française. Elle en fut exilée par le duc de Duras, surintendant des théâtres, pour s'être bravement montrée avec un bouquet de violettes au corsage. Le gouvernement punissait ainsi cette innocente manifestation bonapartiste.

Mlle George va jouer en province. Au bout de cinq ans, Louis XVIII, qui était un homme d'esprit, la rappelle à la Comédie, et lui accorde un bénéfice à l'Opéra. Elle joua Britannicus. La recette fut énorme. Après ce triomphe, il semblait qu'elle dût reprendre sa place de sociétaire. Mais elle retrouva chez Mlle Duchesnois et ses partisans les intrigues et les mauvais procédés d'autrefois. Elle préféra jouer à l'Odéon Sémiramis, Mérope[3], Clytemnestre, l'Orphelin de la Chine, les Macchabées, de Guiraud[4]. Elle parut ensuite dans Saül[5], Cléopâtre et Jeanne d'Arc[6] de Soumet. Mais bientôt une nouvelle carrière triomphale allait s'ouvrir devant elle.

Elle fut l'interprète admirable des premiers drames romantiques. Elle créa Christine, de Frédéric Soulié[7]; puis la Christine de Dumas; Une Fête sous Néron, de Soumet[8]; la Maréchale d'Ancre, d'Alfred de Vigny[9]; Jeanne la Folle, de Fontan[10].

Ce n'étaient là que les préludes de succès plus retentissants. Sous la direction de Harel, à la Porte-Saint-Martin, la grande tragédienne, devenue avec Frédérick Lemaître l'incarnation la plus haute du drame romantique, sera successivement la Marguerite de Bourgogne de la Tour de Nesle (29 mars 1832), Lucrèce Borgia (12 février 1833), Marie Tudor (17 novembre 1833) et la marquise de Brinvilliers. Dans l'appendice, on lira les belles pages que Victor Hugo lui a consacrées.

Malgré ce répertoire incomparable, le public abandonna peu à peu la Porte-Saint-Martin. Les fusillades de la rue Transnonain et du Cloître-Saint-Merry absorbaient toutes les préocupations. Harel finit par succomber. L'interdiction du Vautrin de Balzac, au lendemain de la première représentation, amena la fermeture du théâtre.

Après une grande tournée en Italie, en Autriche, en Russie, Mlle George donna aux Italiens quelques représentations de Britannicus et de Lucrèce Borgia (janvier 1843). Elles eurent un très grand succès.

A l'Odéon, sous la direction Lireux, George joua Marie Tudor, avec Mme Marie Dorval, pour laquelle elle avait une grande amitié[11], puis la Chambre ardente, à la Gaîté, et la Tour de Nesle avec Frédérick Lemaître, à la Porte-Saint-Martin[12].

On sait que Frédérick Lemaître, le plus grand comédien peut-être qui ait existé, avait un caractère détestable. Il se grisait volontiers, jouait admirablement, même lorsqu'il était ivre; mais il était encore plus insupportable sous l'influence de quelques bouteilles de Champagne ou de bourgogne. Un soir qu'il devait jouer avec George, il déclara qu'il ne paraîtrait pas en scène si on ne lui remettait une certaine somme sur ses appointements. Toutes les protestations du directeur, les supplications, les larmes de George restèrent inutiles. L'heure de commencer le spectacle était arrivée. Dans ce temps-là, il n'y avait jamais beaucoup d'argent dans la caisse d'un directeur. Pour ne pas faire manquer la représentation, Marguerite de Bourgogne se dévoua. Elle envoya ses bijoux au Mont-de-Piété, et remit à Frédérick la somme prêtée. Jamais Buridan ne fut plus magnifique: il se surpassa; mais il est probable que la pauvre George ne parvint pas à retirer ses diamants, si généreusement engagés.

Le moment approchait où Mlle George allait être forcée de prendre sa retraite. Un embonpoint, qu'elle n'avait pu ou su enrayer, rendait sa démarche pénible et alourdie; elle était devenue énorme. La voix, si émouvante autrefois, s'était éraillée. Le geste avait perdu peu à peu sa noblesse et sa majesté. Après une courte apparition au Théâtre-Historique[13] et quelques tentatives malheureuses en province, George dut renoncer au théâtre.

C'est le 27 mai 1849 qu'elle donna sa représentation d'adieux. Mlle Rachel avait accepté d'y jouer à côté de George. Soirée mémorable qui allait mettre en présence Clytemnestre et la créatrice de Lucrèce Borgia, et Mlle Rachel, qui avait conquis, dès son apparition, la première place au Théâtre-Français!

Rachel, que nous avons vue jouer deux fois, dans Cinna et à la première représentation de Diane, d'Augier, nous a laissé de si grands souvenirs, elle a été si admirablement louée par Eugène Delacroix, un de nos maîtres chers et préférés; Rachel, enfin, nous apparaît comme une si lumineuse et sculpturale figure, qu'il nous en coûte d'admettre les récits malveillants auxquels cette rencontre des deux tragédiennes a donné lieu. Jusqu'ici, nous avons à peu près suivi la brochure de Mirecourt. Nous allons lui emprunter, en faisant toutes réserves, le récit textuel de cette bataille fameuse.

«Cette bataille, dit-il, eut lieu aux Italiens.

«Rachel jouait le rôle d'Eriphyle, dans Iphigénie en Aulide, et George remplissait le rôle de Clytemnestre. Mlle Félix fut littéralement écrasée. Pâle, frémissante, elle suivait dans les coulisses, une brochure à la main, les tirades de Clytemnestre, et s'arrachait les cheveux de désespoir, en disant: «Mon Dieu! je n'arriverai jamais là! Quelle vigueur!»

«Au moment où Mlle George était en scène, un sifflet furieux partit d'une région de l'orchestre où se trouvait le jeune Félix.—«Ceci n'est pas pour moi, sans doute?» dit Clytemnestre à la salle, avec majesté.

«Tous les spectateurs se levèrent par un élan d'énergique protestation. Deux cents bouquets parurent aux pieds de l'illustre tragédienne, et, cinq minutes durant, les bravos l'empêchèrent de continuer son rôle. Quand Rachel reparut, après cette ovation provoquée par l'imprudence de ses partisans, on vit son œil briller de colère.

«Elle osa dire vers la cantonade, et en laissant échapper un geste de dédain:

«—Mais, ôtez donc ces fleurs; on ne peut plus marcher.»

«Des coups de sifflet, mieux nourris que le précédent, accueillirent cette insolente boutade. Personne ne protesta.

«—La cause est jugée, dit Victor Hugo. Nous venons de voir la statuette à côté de la statue. Quelle réduction!»

Mlle Félix, en vertu des promesses de l'affiche, devait jouer le Moineau de Lesbie, à la fin de cette soirée. Furieuse de l'humiliation qu'elle venait de subir, elle monta dans sa loge, prit ses habits de ville et disparut. On supplia le public de vouloir bien entendre, au lieu de la pièce annoncée, un grand air de Mme Viardot.

—«Certainement, cria-t-on dans la salle; nous acceptons le rossignol à la place du moineau.»

N'oublions pas que—pour des raisons peut-être faciles à deviner—Mirecourt était un ennemi acharné de Rachel. Il doit y avoir dans son récit pas mal de fantaisie et d'exagération. Théophile Gautier, dans son feuilleton, ne relate aucun des incidents dont parle Mirecourt. Pourtant, dans un article de Profils et Grimaces que nous reproduisons dans l'appendice, Auguste Vacquerie, qui n'aimait pas Rachel, est aussi affirmatif que le pamphlétaire. Enfin, une lettre, qu'on retrouvera plus loin dans la correspondance de George, constate le refus par Rachel de jouer le Moineau de Lesbie, et une violente acrimonie de la part d'Hermione à l'égard de son illustre devancière.

Après cette représentation, Mlle George fut nommée inspectrice au Conservatoire.

Le 17 décembre 1853, elle eut, à la Comédie-Française, sa véritable représentation de retraite. Elle joua Rodogune; elle sut encore s'y montrer admirable. Toute une génération, qui n'avait pas eu l'occasion de l'applaudir, fut profondément émue par la noblesse de sa diction et de son geste «et l'aspect sculptural et vraiment grandiose encore de toute sa personne[14].» Elle a plus que la beauté de la vieillesse, écrivait M. Édouard Thierry; elle a la vieillesse de la beauté.»

Après cette représentation, qui avait été pour elle un triomphe, elle ne devait plus reparaître devant le public.

Ses dernières années furent pénibles. Très généreuse pour tous ceux qui l'entouraient, elle n'avait rien gardé de sa fortune d'autrefois. Je crois que le gouvernement du second empire lui faisait une pension[15].

Elle parlait de Napoléon avec une respectueuse et communicative émotion. «Mais, dit excellemment M. Frédéric Masson, ce n'était point l'amant qu'elle évoquait, c'était l'empereur. Et cette fille (le mot ne semble-t-il pas un peu dur?) non pas par pudeur de vieille femme,—car elle parlait volontiers et crûment de ses autres amants,—mais par une sorte de crainte respectueuse, semblait ne plus se rappeler qu'il l'eût trouvée belle et qu'il le lui eût dit; ne voyait plus l'homme qu'il avait été pour elle, mais voyait l'homme qu'il avait été pour la France, pareille à ces nymphes qui, honorées un instant des caresses d'un dieu, n'avaient point regardé son visage, éblouies qu'elles étaient par la lumière aveuglante de sa gloire.»

M. Ludovic Halévy nous a raconté qu'un jour, aux Tuileries, se trouvant au ministère de la maison de l'empereur, il reçut la visite de George qui venait en solliciteuse. C'était l'heure de la garde montante. Les tambours battaient aux champs. L'empereur Napoléon III parut au perron des Tuileries pour recevoir la garde, qui allait prendre le service. George s'était mise à la fenêtre, attirée par ce spectacle. Elle se retourna tout émue, avec des larmes dans les yeux. «Ah! dit-elle, j'ai vu cela bien souvent,—autrefois!—sous l'autre!»

«Lorsque je mourrai, avait dit George, je veux être enterrée dans le manteau de Rodogune.»

Elle mourut à Passy, 3, rue du Ranelagh, le 11 janvier 1867. Elle avait quatre-vingts ans. L'empereur prit à sa charge les frais de son inhumation, qui eut lieu au cimetière du Père-Lachaise.

Essayons maintenant de porter un jugement impartial sur le talent et le caractère de la femme et de l'artiste.

Tous les contemporains sont d'accord pour célébrer sa merveilleuse beauté. Avant ses débuts, lorsqu'elle paraissait au balcon de la Comédie-Française, le public applaudissait son entrée. Elle devait se lever pour remercier cette foule d'admirateurs anonymes. Comme le remarque le critique Geoffroy, on songe involontairement à l'enthousiasme des vieillards de Troie, lorsque Hélène passait devant eux avec le prestige radieux de son irrésistible séduction.

Dans les Belles Femmes de Paris, Théophile Gautier a consacré à George une de ses plus admirables pages. Il la compare à une Isis des bas-reliefs éginétiques. Il parle de sa bouche superbement dédaigneuse, comme celle de Némésis vengeresse, qui attend l'heure de démuseler son lion aux ongles d'airain. Après avoir dit qu'un de ses bracelets d'épaule ferait une ceinture pour une femme de taille moyenne, il ajoute que ses bras sont très blancs, très purs, terminés par un poignet d'une délicatesse enfantine, et par des mains mignonnes frappées de fossettes, de vraies petites mains royales, faites pour porter le sceptre et pétrir le manche du poignard d'Eschyle et d'Euripide.

Ce merveilleux portrait en dit plus peut-être que les peintures mêmes inspirées par la tragédienne. Le portrait par Lagrenée, dont nous ne saurions fixer la date avec précision, nous montre une Clytemnestre ou une Émilie déjà très robuste, très imposante. Le peintre n'a pas oublié le dessin des bras et la finesse des mains. Il est entendu qu'il ne faut pas parler des pieds, pour ne pas contrarier Napoléon.

Dans le portrait qu'il a fait d'elle[16], Gérard a dissimulé l'embonpoint de son modèle; il l'a aminci, affiné quelque peu. Le portrait n'est qu'un buste, mais la tête a le rayonnement, la majesté douce et le sourire d'une déesse antique.

Dans ses Mémoires, Alexandre Dumas, qui fut un peu l'amant de George, nous raconte qu'elle ne dédaignait pas de se montrer sans voiles, en prenant son bain, fière d'offrir aux regards de ses admirateurs les formes pures de sa nudité marmoréenne.

Tout passe, hélas! et le temps inflexible ne respecte guère les chefs-d'œuvre de l'art ou de la beauté humaine. Une obésité déplorable vint envahir ce corps de femme, que la perfection de ses lignes aurait dû protéger. Dans les dernières années de sa vie, la déesse apparaissait comme une sorte de mastodonte. La figure seule avait conservé quelque majesté.

Que fut maintenant le talent de l'artiste? Rien ne reste malheureusement du comédien ou de la comédienne. Quelques souvenirs de contemporains, et rien de plus. George fut-elle, comme le disent M. de Manne et Ménétrier, une artiste médiocre, sans grande originalité, plus faite pour jouer le drame que la tragédie? Fut-elle, au contraire, l'artiste inspirée, émouvante, sublime, qu'ont célébrée Victor Hugo et Alexandre Dumas? Elle interprétait leurs œuvres; ils ont pu, inconsciemment, forcer un peu la note de l'admiration.

J'estime que la vérité doit se trouver entre ces deux appréciations.

A seize ans, George faisait pleurer la vieille Dumesnil, en lui récitant des tirades de Clytemnestre. Son professeur, Mlle Raucourt, qui était elle-même une grande tragédienne et une femme d'esprit, jugeait que le talent de son élève l'appelait à jouer les mères tragiques. En effet, George avait au plus haut point le sentiment familial, plus que le sens de l'amour. Elle a dû être une Clytemnestre, une Mérope, une Idamé magnifiques, si, à son talent tragique on ajoute la beauté de toute sa personne, la vigueur et la puissance de son geste et de sa voix. Lorsqu'elle a abordé le drame romantique, lorsqu'elle y a porté cette fermeté de diction que peut seule donner l'étude de la tragédie, elle a dû être vraiment splendide dans Marguerite de Bourgogne, dans Lucrèce Borgia, dans Marie Tudor. Mais elle n'a jamais dû avoir l'acuité tragique, ni ce que j'appellerai la distinction antique, la ligne plastique, sculpturale de Rachel, ni la grâce souveraine et l'intelligence artistique sans rivale de Sarah Bernhardt.

Définir le talent de George, c'est dire en même temps son caractère. Elle n'a jamais eu d'enfant; mais la maternité était sa vocation. Elle était foncièrement bonne, généreuse, incapable de méchanceté ni de rancune. Pas une ligne amère, pas un mot cruel dans ses mémoires. Il me semble les lui voir débiter avec un sourire aimable et maternel. Victor Hugo a dit, en parlant de la reine Anne: Elle était fière d'être grasse[17]. Je crois que le mot pourrait être appliqué à George. La lettre de Sardou, qu'on trouvera plus loin, constate que, dans ses dernières années de théâtre, elle avait gardé un grand air et une grande noblesse. Retirée de la scène, elle se négligea, s'alourdit de plus en plus. Elle devint la grosse maman, dont parle Sardou à la fin de sa lettre.

Malgré les récits peut-être un peu embellis de ses relations avec Bonaparte, et malgré sa longue liaison avec Harel, son directeur et son amant, je ne crois pas que George ait été très amoureuse et très sensuelle. On cite parmi ses admirateurs Talleyrand, Murat, le prince de Wurtemberg, Lucien Bonaparte, le roi Jérôme, l'empereur Alexandre Ier, Coster de Saint-Victor, le comte Beckendorf, Jules Janin, Alexandre Dumas, d'autres encore. Mais ce ne furent que des caprices passagers. La liaison durable, c'est celle avec Harel, peut-être parce que, ni d'un côté ni de l'autre, on ne s'était promis une absolue fidélité. Quoi qu'il en soit, je serais disposé à penser que, pour cette nature opulente et paresseuse, l'amour était plutôt une fatigue. George devait aimer mieux se montrer, faire admirer ses charmes, se complaire en d'agréables préludes, plutôt que se donner d'un élan fougueux et passionné. Elle n'avait rien du tempérament de son amie, Marie Dorval, cette enragée d'amour, dont je publierai un jour la correspondance. Celle-là, c'est

Vénus tout entière à sa proie attachée!

C'est l'amoureuse par excellence, c'est la Phèdre du dix-neuvième siècle.

Tout autre était la calme, sereine et plantureuse Marie Tudor. D'une intelligence plutôt moyenne, bonne jusqu'à l'aveuglement, généreuse, répandant autour d'elle tout ce qu'elle gagnait, supportant gaiement la pauvreté, c'était, j'imagine, par laisser-aller, par douceur d'âme, par curiosité d'art antique, plutôt que par passion, qu'elle devait s'abandonner aux caresses d'un amant.

Ses mémoires, pleins de tendresse filiale, de reconnaissance pour l'Empereur et les Bonaparte, d'indulgence pour tous, nous la font aimer. Cette femme, que sa beauté souveraine, ses conquêtes impériales auraient pu rendre vaniteuse et hautaine, n'a jamais su haïr, ni faire du mal à qui que ce fût. C'est un éloge que n'ont pas toujours su mériter les grands artistes. Il y a parfois un peu de férocité chez les dieux, surtout dans l'âme des déesses.

Et maintenant, laissons parler Mlle George.

MÉMOIRES INÉDITS

DE

MADEMOISELLE GEORGE[18]


PREMIÈRE PARTIE

MANUSCRIT ORIGINAL


SA NAISSANCE.—SA FAMILLE

Le Journal de Bayeux indique et donne les détails de ma naissance assez originale. Sortie de Bayeux à l'âge de dix mois en compagnie d'une belle et fraîche nourrice normande, nommée Marianne; mon père et ma mère vinrent à Amiens, mon père comme chef d'orchestre, ma mère pour y jouer l'emploi des soubrettes, et mon frère Charles qui, à cinq ans, raclait du violon! Toute petite, on me trouvait, dit-on, assez bien; ma nourrice, fière de son nourrisson, cédait facilement aux instances des premières grandes dames de la ville, qui voulaient avoir tous les jours la petite Mimi, et la comblaient de petits bonnets, etc., la nourrice n'était pas oubliée, ce qui la rendait très docile, et ne se trouvait nullement fatiguée d'avoir tout le jour sur les bras son gros enfant! Arrivée à l'âge de cinq ans, on découvrit en moi quelques dispositions; j'avais déjà une jolie voix, j'étais musicienne par instinct. Comment ne l'aurais-je pas été? mon père Allemand et grand musicien, mon frère ne s'occupant que de son violon; j'étais toujours à chanter et à taper une mauvaise épinette qui me préparait au piano. On faisait peu d'argent au théâtre, mon pauvre père était désolé; il lui vint l'idée de m'apprendre à chanter le rôle de Perrette dans la Petite Victoire, opéra en un acte. Il fut si heureux de voir que sa Mimi s'en tirerait avec succès qu'il mit cet opéra à l'étude; les répétitions prouvèrent que je m'en tirerais bien, et me voilà partie et lancée au théâtre!

Heureux début qui versa dans la caisse une ample moisson, qui vint ranimer le courage de ces pauvres comédiens, car ma tout enfantine apparition fit un effet si merveilleux que l'on donna quarante représentations de suite avec salle comble! Définitivement, j'étais un grand personnage; il était, au fait, assez curieux de voir cette laitière de cinq ans, si petite que, pour le pot au lait que je devais porter sur la tête, ma mère fut obligée de me donner une tasse, et j'avais, ce qui rendait la chose complètement bouffonne, un Guillot et un Colas grands comme don Quichotte. J'ai toujours conservé mon costume, tant tous les souvenirs de l'enfance me sont chers. Hélas! pourquoi sont-ils si doux et si tristes à la fois?

Mon frère, à l'âge de dix ans, tenait sa partie à l'orchestre comme second violon. Ah! nous étions tous au travail. Mon père ne négligeait point notre éducation: pour moi, maître de piano; pour mon frère et moi, maître de langues, de dessin, d'histoire et de danse, s'il vous plaît. Rien ne fut épargné pour suffire à toutes les dépenses. Mon père faisait un peu de commerce; on l'aimait, on l'estimait, et on lui facilitait tous les moyens pour élever avec honneur sa petite famille. Pauvre père! Combien de fois a-t-il passé des nuits à copier de la musique! Il arrivait ainsi à apporter un peu d'aisance dans sa maison, et ma chère toute petite mère, qui était si glorieuse de ses enfants, nous tenait avec un soin et une propreté exemplaires. J'étais très exacte pour mes leçons. Comme directeurs, nous avions notre appartement, je veux dire nos chambres, au théâtre; et, tout en prenant mes leçons, j'entendais l'orchestre, et malgré les réprimandes de mon maître, je courais me dilater dans une loge. Ma bonne Marianne venait, furieuse, m'enlever mon bonheur en me menaçant de le dire à maman, que je craignais plus que mon père. On avait beau me dire que l'on ne voulait pas me mettre au théâtre, que c'était un métier atroce, que l'on m'avait fait jouer pour m'amuser, qu'il n'y fallait plus songer: peine inutile! j'adorais le théâtre, voilà. On vit bien que c'était ma vocation, on céda! On me fit donc jouer dans les opéras, dans la comédie, dans les vaudevilles. Il venait souvent des artistes en représentation à Amiens: Mme Dugazon, du théâtre de l'Opéra-Comique (Feydeau alors) elle joua Nina ou la Folle par amour, ce rôle qui lui fit une si grande réputation et si méritée; c'était bien ce qu'il y avait de plus touchant au monde. Elle avait à lutter contre son physique, à cause de son embonpoint; sa figure était charmante et remplie d'expression, ses yeux ravissants. Elle était sœur de notre Dugazon[19], du Théâtre-Français.

Elle joua Camille ou le Souterrain; moi, son fils Adolphe, en petit habit de gros de Naples blanc, écharpe rose, mes grands cheveux tombant en tire-bouchons sur mes épaules. J'étais très gentille; je séduisis Mme Dugazon, qui était la plus excellente et la plus spirituelle femme qu'on pût voir, bonne, simple, ne parlant jamais de son immense talent: les grands et véritables artistes sont vraiment toujours modestes, et remarquez qu'ils ne vous entretiennent jamais de leurs succès.

Une fois, mon père me dit—j'avais peut-être dix ans: «Ma fille, ma bonne Mimi (pauvre père, mon bon Allemand, va! mais nous avons eu le malheur d'avoir un père Allemand pure race; sans cela, qui sait? nous aurions peut-être des hôtels), reste à la cassette une heure seulement; ta mère joue dans la première pièce. Prends le manchon de ta mère, tu aurais froid! Vois bien tout ce qui se passe.—Oui, papa!»—Me voilà installée à la cassette; pourquoi?» pas pour recevoir d'argent. Un temps affreux avant le spectacle, une neige horrible, et, en province où les équipages sont plus que rares, on ne vient guère au théâtre! Pourtant, il arrive quelques personnes, et deux ou trois misérables suppléments. Je m'ennuyais, j'avais faim. Je mets les 15 sols de supplément dans mon manchon et j'envoie une nommée Fanchonnette, qui tenait un poste à côté de moi, chercher six chaussons tout chauds; je régale tout le monde! Mais, le public absent, mon père arrive quand les chaussons viennent d'être dévorés, oh! ciel! et me dit: «Ma bonne Mimi, on ne jouera pas; il faut rendre l'argent.» Rendre l'argent! plutôt les chaussons que nous avions encore dans la gorge! «Ah! mon Dieu! cela sera bien mal; tu te feras du tort. Ne fais pas cela, crois ta Mimi.» Pendant ce petit dialogue, où je tremblais de tous mes membres, oh! bonheur! le temps se calme, et il arrive, il arrive du monde, et l'on joue. Voyez comme l'innocence fut protégée! La leçon fut bonne; pourtant j'avouai ma faute à mon père en lui disant: «Mais j'avais ma petite poquette, papa, et je t'aurais remboursé. C'est une faute, c'est une gourmandise.»

J'avais beaucoup d'amour-propre pour ma petite mère. J'aimais à la voir bien mise; je n'avais guère à souhaiter de ce côté, elle était très soigneuse, très recherchée, et même assez coquette, ma petite mère! Très gentille du reste, pas jolie, mais des cheveux qui touchaient presque à terre, des bras et des mains charmants, une poitrine et des épaules d'une blancheur éblouissante. On pouvait dire: «C'est une charmante petite femme!» Une petite femme très fière; on voyait bien qu'elle était née pour un sort plus brillant, ma pauvre maman. Elle était tombée à un homme excellent, et qui souvent riait avec ma mère de ses grands airs: «Madame la comtesse veut-elle permettre à un roturier de lui offrir le simple bouquet de roses?» Donc, pour voir ma mère très bien mise dans un rôle (je ne me rappelle plus dans quoi) où il fallait fleurs et rubans, je fis emplette de fleurs et rubans: «Je vous payerai cela sur mes petites économies! Ne dites rien à maman. C'est une surprise que je lui fais!—Maman, tiens, comme c'est joli. C'est sur mes économies que je te fais ce présent!» Maman eut l'air de le croire en se disant: «Je payerai sur les économies de ma fille!» La pièce passée, je dis: «Bah! on attendra,» et, à mesure, je puisais dans mon boursicaut pour acheter macarons et chaussons; quand je passais devant les marchands: «Eh! Mimi! quand viendrez-vous donc?—Demain, madame.» Et demain n'arrivait jamais. Je n'osais plus sortir. Un jour, mon père me dit: «Tu as pris tes leçons?—Oui, papa.—Eh bien! ma fille, porte-moi vite cette lettre à la poste.» Il fallait passer devant les marchands; je faisais des détours incroyables. Je finis par tout avouer à mon père en lui disant: «N'en parle pas à maman. Voici ma belle chaîne en cuivre. Vends-la et paye pour moi. C'est par amour-propre pour ta femme que j'ai fait cela; tu me le pardonneras.» Mon bon père, est-ce que je n'étais pas son idole? Aussi, je l'ai rendu le plus heureux possible! N'est-ce pas, mon bon papa? Tu es là-haut; dis, tu n'as jamais eu un reproche à faire à ta Mimi!

Ceci n'est point gaminerie. Je vous ai déjà dit que mon père nous donnait tous les maîtres possibles. C'est donc notre faute si nous n'en avons pas profité. J'étais très forte sur le piano, mais j'étais si craintive que, quand mon père me disait: «Mets-toi là, joue-nous quelque chose,» je me coupais le bout des doigts pour les faire saigner. Ce n'était pas méchanceté, c'était vraiment la peur qui était plus forte que moi; et pourtant il est arrivé souvent que, dans les entr'actes, mon père me faisait exécuter des sonates, mon frère m'accompagnant sur le violon.

On m'entourait, on m'embrassait. «Tu as été bien gentille, Mimi.» Ma mère, qui jouait dans Paul et Virginie, disait: «Elle est mieux dans les grandes actions, elle me fait pleurer en scène; dans les chose gaies, elle est triste et ennuyeuse!» Va pour le pathétique; puis, ces jours-là, on me régalait de bonnes petites tartes. Ah! que tous ces détails étaient amusants! Heureux temps! Charmante joie de l'enfance: combien je vous ai regrettée! Nous n'étions pas riches, mais nous étions si heureux! Toute la famille s'occupait; pouvait-on s'ennuyer jamais? Mon père, ma mère avaient l'estime de tout le monde. Nous étions admis dans les premières sociétés. Pas une fête, pas un bal sans les enfants de Mme George. C'était si divertissant! Songera une autre existence eût attristé nos cours. Mais je dis: «Hélas!» Oui, hélas! Mlle Raucourt[20], ma vie d'enfance que je croyais éternelle va finir; ici va commencer une existence brillante, ambitieuse, tourmentée! Artiste de Paris, au premier théâtre du monde! C'est beau et souvent bien triste! Adieu, mon Amiens; adieu, mes promenades sur l'eau, mes danses joyeuses avec mes petites diablesses de camarades. Je reviendrai.—Vous me reverrez, sans doute, élégante; j'arriverai au théâtre en équipage; vous vous presserez tous pour revoir votre petite Mimi.—Eh bien, croyez-le, mes chères amies, la petite Mimi n'oubliera jamais et aimera toujours sa robe d'indienne et ses beaux bas bleus avec les coins d'un bel orange.

Mlle Raucourt était belle, mais très imposante; elle me causait une peur effroyable. Je fuyais quand je l'apercevais. Elle me remarqua sans doute, car elle dit à mon père: «Faites donc approcher votre belle petite sauvage!» Alors je n'ai pu l'éviter, me voilà face à face.

Mlle Raucourt était toute gracieuse, quand elle le voulait bien. Elle prit son air aimable et me demanda si j'aimais la tragédie: «Moi, madame, non; je la déteste.—Ah! ma chère, c'est peu encourageant pour ce que j'ai à vous demander.—Quoi, madame?—Il faut, mon enfant, me jouer Aricie, dans Phèdre!—Je le veux bien, madame, si maman le permet.» Aricie, le petit matelot, ou Biaise et Babet, pour moi, je n'y voyais pas grande différence. Je jouais donc Aricie; le costume grec se mariait assez à ma figure, à ma taille. Mlle Raucourt me trouva quelques intentions tragiques, en vérité. Comment les avais-je? je l'ignore. Ce premier essai fut trop bien pour mon repos, car elle me fit encore jouer Élise, dans Didon. Mon physique lui parut assez tragique pour porter peut-être un jour la couronne. Enfin, Mlle Raucourt était chargée par le ministre de chercher une jeune fille dont elle se chargerait comme élève pour la remplacer, s'il était possible.—Le ministre ferait une pension de douze cents francs jusqu'au jour de ses débuts.

Croyant avoir trouvé en moi cette élève, elle pria mon père de passer chez elle, lui dit ses projets sur moi; tout fut conclu. Ma mère, comme de raison, m'accompagnerait, ma bonne nourrice et ma petite sœur. J'étais enrôlée. Que d'adieux à tous mes bons Amiénois, que de larmes! Comme j'étais un personnage, on me fit faire mes adieux par une représentation extraordinaire: Adèle ou la Chaumière. On se porta en foule au théâtre, et je vous demande si la pauvre petite Mimi a été fêtée. A cette époque, il n'était guère d'usage de redemander, ni de jeter des bouquets; j'eus tous les honneurs, fleurs, redemandage et quantité de boîtes de bonbons. Ce qui me toucha infiniment, les dames m'envoyèrent des petits bijoux très gentils. Tout fini, on s'occupa des préparatifs de départ; ma bonne petite maman renonçait, pour le bonheur futur de sa fille, à son état; mon père se séparait de nous pour la première fois, parti bien douloureux à prendre. Enfin, trois jours après, nous voilà embarqués pour Paris dans un grand berlingot, que par amour-propre on appelle berline! Nous voilà, père, mère, nourrice et sœur. Deux grands jours en route pour faire trente lieues. Nous descendîmes dans un petit hôtel fort modeste, comme vous pensez bien, rue de Thionville, hôtel Thionville, aujourd'hui rue Dauphine.

Arrivée à Paris.—Le Théâtre-Français sous le Consulat.—Les études avec Mlle Raucourt,
Mlle Duchesnois, Mlle Clairon, Mlle Dumesnil.—Les débuts.

Le lendemain, notre premier soin fut de nous rendre chez Mlle Raucourt, qui alors habitait aux Champs-Elysées, au bout de l'allée des Veuves, la Chaumière, qui primitivement avait appartenu à la célèbre et belle Mme Tallien; maison couverte de chaume, mais délicieusement coquette et d'une élégance des plus recherchées au dedans. Mlle Raucourt nous fit une réception toute maternelle; il y avait près d'elle Mme de Ponty qu'elle ne quittait jamais, petite femme charmante; sa mère, nous l'avons su depuis, était une dame d'atours de Marie-Antoinette. A la Révolution, Mme de Ponty fut mise en prison en même temps que Mmes Raucourt, Contât, etc.[21] C'est dans cette triste demeure qu'une liaison d'amitié s'établit entre Mmes de Ponty et Raucourt, liaison qui n'a fini qu'à la mort de Mlle Raucourt.

On me donna Émilie, de Cinna, à apprendre. Nous voilà tous trois revenant à pied, bien entendu, très enchantés, mes parents surtout. Moi, je n'étais pas si émerveillée que cela. Je songeais toujours à Amiens, à mes opéras! Me voici à étudier cette grande figure, Emilie! Ah! mon Dieu, maman, qu'est-ce que toutes ces grandes tartines-là! Mais je n'y comprends rien, mais je ne pourrai jamais dire cela, moi.

Ne pouvant rester à l'hôtel, quelque modeste qu'il fût, nous cherchâmes un appartement, pardon; je voulais dire une chambre: nous en trouvâmes une. Hôtel du Pérou (le titre était séduisant), rue Croix-des-Petits-Champs. Une grande chambre, ma foi, donnant sur de belles gouttières; un petit cabinet pour ma bonne nourrice et ma petite bebelle! Mais mon bon père fut obligé de nous quitter, et alors que j'ai maudit mon heureuse destinée! Mon père éloigné de nous, il me semblait que nous étions abandonnés, seuls, au milieu de tout le monde inconnu et sans doute bien indifférent.

Adieu, mon bon papa: ne nous laisse pas trop longtemps sans toi; tu sais bien que cela ne peut pas être. Ah! la famille! Comment former d'autres souhaits que celui d'être toujours réunis! Pour moi, le sentiment de famille a toujours prévalu; des caprices, des passions, si vous voulez. Dans les étourdissements de la vie, on dit: «Oui, je sacrifie tout, je quitterai tout!» Mensonges! On quitte tout, on oublie tout; jamais sa famille.

Le lendemain de ce triste départ, nous prenons, ma mère et moi, le chemin de la Chaumière; trajet très long pour ma mère, petite comme notre charmante Anaïs. J'allais prendre ma première leçon: la route était longue de la rue Croix-des-Petits-Champs à l'allée des Veuves; elle me parut trop courte, tant ma frayeur était grande. Mlle Raucourt me fit lire Émilie; elle me le lut ensuite... C'était bien certainement une grande artiste très savante; mais, pour une jeune fille, la voix un peu rauque et très peu harmonieuse ne me séduisit point. Je croyais qu'il fallait, si je voulais parvenir, prendre cette voix, et j'y trouvais une impossibilité qui me désolait. «Attendons, dis-je à ma mère; je verrai peut-être plus clair.» On nous donne nos entrés au Théâtre-Français. Ah! je suis heureuse: je vais voir comment les autres ont une voix! Nous voilà toutes deux au balcon; on jouait Andromaque: Larrive[22], Saint-Phal[23], Mlle Fleury[24], Mlle Vanhove[25], depuis Mme Talma. Toute navrée et tout ignorante que j'étais, j'oserai dire que je fus peu frappée de Larrive, dans le beau rôle d'Oreste. Le public, toujours oublieux et ingrat, traita mal ce talent naguère si entouré d'hommages. Larrive, élève de la fameuse Clairon[26], finit mal cette carrière parcourue avec tant d'éclat; il n'eut pas l'esprit de se retirer à temps. C'était chose triste de voir le spectacle! Larrive sifflé sans pitié. Point de souvenirs à invoquer... «Le public ne veut plus de vous; allez-vous-en, vous qui m'avez fait passer des soirées si émouvantes; je ne veux plus vous entendre, je ne me souviens plus. Allez-vous-en, le cœur brisé, l'amour-propre humilié. Ceci ne nous regarde plus. Allez-vous-en!...» Ah! le vilain métier!

Mlle Fleury, dans Hermione. Physique ingrat, pas de moyens, mauvaise tenue, quelque chose de pauvre dans toute sa personne; mais une voix agréable, beaucoup de cœur et de chaleur, disant admirablement bien. Avec toutes ces qualités, elle avait plus à lutter qu'une autre: la première apparition lui était défavorable; mais, à mesure qu'elle parlait, on ne pouvait rester froid; elle entraînait; elle ne larmoyait pas, elle pleurait bien. Hermione ne s'harmonisait pas avec ces qualités; il y a dans ce rôle trop d'effets hardis pour un talent suave plutôt qu'impétueux. Elle pouvait être victime, mais ne pas en faire.

Mlle Vanhove, dans Andromaque: physique distingué, sentimentale, voix très touchante, mais peut-être un peu monotone; du talent sans doute, du charme, mais jamais de grands effets dans la tragédie surtout, le drame convenant mieux à son talent mélancolique.

Saint-Phal, chaleureux, très, trop chaleureux; diction saccadée qui, toute jeune que j'étais, me parut, pardonnez-moi le mot, un peu rococo.

Voilà, pour la tragédie, ce que je vis pour la première fois! L'épreuve nouvelle ensuite! Ah! mademoiselle Mars, comme je vous sentis tout de suite! Quelle ingénuité! Que je fus émue! Qu'elle me parut ravissante! Des yeux si expressifs, si veloutés; les sourires envahissants; cette vraie ingénuité qui ne baissait pas les yeux, qui ne faisait pas la modeste: elle ne comprenait pas! Cette salle tout entière attachée sur elle, ces rires qu'elle excitait par cette naïveté honnête et séduisante! Ah! ma chère Mars, jamais on n'atteindra cette perfection, vous en avez emporté le secret dans la tombe: elle restera bien scellée. Vous avez eu vos détracteurs, admirable actrice, mais en quittant cette terre, vous avez dû dire: «Cherchez, vous ne trouverez pas.»

Je me laisse aller à mes souvenirs; revenons à mon ignorance.

Michot[27] dans le paysan de l'Épreuve, quel naturel! C'était un acteur bien remarquable, la nature prise sur le fait, une bonhomie, un entrain! On adorait le talent. Comme il jouait Onus, des Deux frères, Kœpp dans la Jeunesse d'Henri V, et le vieux domestique dans le Philosophe sans le savoir, rôle qui paraît un accessoire, et qui, avec lui, devenait important! Puis cet homme faisait pleurer et rire en même temps. Eh bien! à peine a-t-il laissé un souvenir. Que cette carrière est bizarre!

Dugazon, dans le comique. Ah! celui-là était un véritable comique. Impossible de ne pas rire franchement. Il était bien amusant.

Fleury[28], qui jouait Lucidor, rôle assez compère des autres personnages; mais avec lui on croyait que c'était un bon rôle. Cette pièce était assez bien montée, je pense; aussi, quel succès avait le petit acte! c'était un feu roulant. J'étais, en sortant de cette soirée, folle de la comédie. La tragédie! ah! j'en voulais peu, je vous proteste.

La seconde fois, je vis l'Orphelin de la Chine. Ce fut la dernière représentation de Larrive qui, cette fois, fut affreusement traité, bafoué même. Il perdait la mémoire, le pauvre! Il ne savait plus ce qu'il faisait. Ce spectacle faisait mal. Mlle Raucourt, dans le rôle d'Idamé: c'est de la maternité au plus haut degré. Et Mlle Raucourt était plus elle-même dans les rôles savants, elle avait le costume exact. C'était bienfait; elle ressemblait trop à Jameti; on ne distinguait vraiment pas le sexe.

Je vis enfin le beau Lafont, l'acteur en grande vogue, dont les débuts avaient été si brillants que Talma[29] en conçut quelques inquiétudes. Orosmane, c'était plutôt un joli homme: des traits très délicats, le nez un peu en l'air, de petits yeux noirs, mais très brillants et fins, de l'élégance dans toute sa personne, bel organe, parlant bien amour, des larmes, de l'enthousiasme, une chaleur très entraînante, jeu très éclatant, mais point de profondeur, peu de composition; c'était un feu d'artifice qui éblouissait, qui produisait des applaudissements très chaleureux. Lafont plaisait beaucoup aux femmes; son genre de talent séduisait avec juste raison. Il était vraiment ravissant dans Tancrède, le Cid, Orosmane. L'amour, il l'exprimait au mieux; il avait ces qualités et son succès dans le genre chevaleresque était bien légitime et mérité. La sensible Mlle Volnais[30] venait aussi de terminer ses débuts, qui avaient eu quelque retentissement dans les Palmire, les Zaïre, etc. C'était une jolie personne, des yeux noirs magnifiques, un peu courte de sa personne, une tournure un peu empâtée; mais sa tête était théâtrale. Son organe n'était pas ce qu'elle avait de mieux: il était lourd et sourd. Elle pleurait beaucoup: à cette époque, toutes nos premières étaient par trop sensibles. C'était le désespoir de Talma; il avait bien raison.

Enfin voici Talma. A cette époque, il était un peu à l'index; le brillant Lafont lui causait des tourments. Le Premier Consul, qui aimait beaucoup Talma,—il savait aimer,—lui dit: «Je ne suis pas fâché, mon cher, des petits ennuis que vous cause le beau Lafont. C'est un stimulant dont vous aviez besoin. Vous dormiez, il va vous réveiller.» C'est Talma qui m'a raconté cette anecdote.

Talma dans Iphigénie en Tauride. Je ne sais pas s'il dormait, mais, ce jour-là, son réveil fut terrible. Voilà de la belle tragédie. Que d'émotions! quelle figure, mon Dieu! quelle fatalité sur cette tête! quel talent qui vient vous remuer dans les entrailles! que de terreurs! que de véritables larmes mélancoliques et déchirantes! Toute cette figure se décompose, toutes les fibres tremblent. Il pâlit, et c'est une pâleur livide et suante. Où va-t-il chercher ses effets terribles? C'est du génie, et c'est vrai. On voit Oreste, on s'identifie avec lui, on éprouve tout ce qu'il éprouve. Ah! ce n'est pas de la diction. Est-ce que la passion peut avoir de la diction? est-ce que les hallucinations d'Oreste peuvent avoir de la diction? Non. Talma, c'est le sublime. C'est toutes les passions poétiques et humaines incarnées dans cet homme.

Ah! Talma, si tu pouvais sortir de ton linceul, on viendrait des quatre coins du monde pour t'entendre même de l'Amérique où l'on n'aime pas, dit-on, la tragédie. Pauvre tragédie, où es-tu? qu'es-tu devenue?

Il parlait la tragédie, lui: il ne causait pas, ce qui est différent. Ce n'était pas du Marivaux: c'était bien Corneille, Racine. Je sortis malade après cette ineffable soirée. Saisie, haletante, je repris avec ardeur mes études, tout en me disant: «Impossible! Comment peut-on faire pour arriver là? Essayons, sans espoir. Courage, pauvre petite fille! Toute la famille attend. Si tu réussis, tu les rendras heureux. Courage donc. Oui, j'en aurai, je travaillerai!»

Je vois enfin Mlle Contat, cette grande dame de la cour, cette magnifique insolence, ces grandes manières, ce ton leste, cette aisance sans façon, le laisser-aller sans minauderies, cette comédie si spirituelle, le sourire enchanteur, cette gaieté franche du grand monde. Mlle Contat! Me voici à toutes mes jeunes et premières impressions! Laissez-moi vous les dire, chers acteurs, et ne m'accusez pas: il n'y a point de parti arrêté. Mes impressions, mes sensations, voilà tout. Toute jeune fille que j'étais, je ne trouvais pas tout magnifique, ne le pensez pas: seulement, je suis bien convaincue que ce qui était beau le serait aujourd'hui, devant ce public que l'on accuse; que ce qui est mauvais le serait aujourd'hui. Il y avait des acteurs bien ridicules.

Molé[31], dans le Vieux Célibataire, Mlle Contat, c'était du merveilleux. Fleury, si fin et de si bonne compagnie dans les impertinences, ses goguenarderies, son rire si moqueur; puis Dugazon, Dazincourt[32] et Mlle Devienne[33], femme de chambre véritablement; cette chatte si maligne, si familière avec sa maîtresse, mais toujours parfumée et mesurée. La mise d'alors était très charmante et très simple et coquette pour les soubrettes: toujours de jolis bonnets, jamais en cheveux, des manches longues, à coude, la poitrine couverte, de mouchoirs garnis et qui laissaient deviner tout, mais qu'on ne voyait pas, ce qui ne manquait pas de charme; de charmants tabliers garnis, toujours des gants. Tout cet ensemble était fort élégant, je vous assure.


Je poursuivais mes études avec rage; on commençait à s'occuper de moi: quand j'arrivais à ma modeste place du balcon, il se faisait un léger mouvement dans la salle, qui déjà me troublait: «C'est l'élève de Mlle Raucourt; elle lui donne des leçons pour la remplacer.—Vraiment! mais elle est trop jeune!» Puis toutes les lorgnettes se braquaient sur moi! J'étais rouge comme une cerise, je n'osais plus bouger. Plus tard, on m'applaudissait; quand j'étais placée, tout le parterre se soulevait. A cette époque, on s'occupait beaucoup du théâtre, et surtout du Théâtre-Français, que l'empereur aimait tant et où il venait souvent. Ensuite, c'était un événement que le début d'une élève de Mlle Raucourt.

En entendant les applaudissements, je croyais qu'on se moquait de moi; j'avais honte, et, les larmes aux yeux: «Mais, maman, j'ai donc quelque chose de ridicule?—Eh! non. Mais salue donc!» Ah! véritablement, j'étais au supplice.

Je devais naturellement assister aux représentations de Mlle Raucourt, et, après la tragédie, me rendre dans sa loge; c'était de rigueur à cette époque. On avait beaucoup de respect et de déférence pour les grands talents. Ce n'était ni le respect ni la déférence qui devaient me guider; plus que cela: la reconnaissance m'imposait un devoir que je remplissais avec joie et bonheur! Il y avait toujours nombreuse société dans cette loge; il fallait être présentée à chaque personne. J'étais très timide: «Allons, mon enfant, montrez-vous donc. Otez ce vilain chapeau, qu'on vous voie!» J'avais fait une grande maladie avant mes débuts, qui avait causé la perte de mes cheveux; on fut obligé de me raser la tête! Mlle Raucourt avait l'affreuse fantaisie de me montrer dans cet état; elle s'amusait de ma honte, elle me trouvait superbe comme cela... J'étais affreuse. Ah! que je la maudissais de son admiration pour ma tête rasée!

Cette bonne Mlle Raucourt était assez paresseuse pour les leçons, et je l'ai bien compris depuis. A Paris, me consacrer une heure tranquille était chose difficile. Dix fois, vingt fois, on venait l'interrompre: Mgr le prince d'Hénin, Mme de Talleyrand, Mme Tallien; et puis, et puis, cela n'en finissait pas! «Prince, vous allez entendre mon élève. Mon enfant, mets-toi là; répète bien.» L'enfant était de fort mauvaise humeur et tremblait comme la feuille, mais il fallait obéir.

Nous étions pauvres, très pauvres. Mon père faisait d'assez tristes affaires à Amiens. Mon frère était venu nous retrouver à Paris pour prendre des leçons de Kreutzer.

Il avait pour écoliers les enfants de l'ambassadeur de Hollande. Pauvre frère, il nous donnait à peu près ce qu'il gagnait! Mon père ne pouvait guère nous envoyer d'argent; il nous expédiait des caisses de légumes, des vêtements. Ma nourrice allait laver notre linge à la rivière. Ah! temps charmant et cruel! Les études allaient lentement. Mlle Raucourt, occupée toute par son théâtre, par des visites sans nombre, par des distractions, était peu disposée à s'ennuyer avec son élève. Elle avait à deux heures d'Orléans une habitation ravissante: La Chapelle, qu'elle venait d'acquérir. Elle en était folle; elle y faisait des voyages trop fréquents pour mes études. Mme de Ponty, qui demeurait avec elle, était une personne excellente qui me portait un intérêt sérieux, grondait, se fâchait contre la paresse de mon professeur: «Mais, Fanny, à quoi songez-vous donc? Cette pauvre petite ne débutera jamais, au train dont vous y allez. Il faut en finir. Je n'aime pas la campagne, mais, par amitié pour Mme George et pour la petite, je me décide à partir pour La Chapelle: je les emmènerai. Là, au moins, nous vous tiendrons et n'accepterons plus vos mauvais prétextes.» Cette chère petite femme se sacrifiait pour nous.

C'était une personne très distinguée que Mme de Ponty, fille d'une première dame d'atours de la reine Marie-Antoinette. La Révolution la ruina complètement. Elle fut enfermée et fit la connaissance de Mlle Raucourt en prison, où Mlle Contat, Mlle Vanhove étaient aussi. De là cette liaison intime entre Mlle Raucourt et Mme de Ponty, petite femme, petite-maîtresse, spirituelle, gracieuse, qui prit un grand ascendant sur Mlle Raucourt, qui la gâtait comme un enfant.

Elle avait un caractère très arrêté, Mme de Ponty. Cette petite femme si frêle, elle aimait bien, quand elle aimait; elle défendait ses amis quand on les attaquait. Elle avait un noble et courageux caractère; c'était une loyale femme, à laquelle on pouvait se fier. Ses goûts étaient peu d'accord avec l'existence qu'elle avait acceptée; elle avait tout perdu: la nécessité entraîne... Comment satisfaire à ses habitudes de grande dame sans la main amie que Mlle Raucourt lui avait tendue? Tout cela est triste et navrant. Passons.

Enfin, nous partons pour Orléans. Mlle Raucourt est toute la journée dans son parc avec les fleurs; elle greffe à ravir, mais trop longtemps. Les leçons vont venir? Point. On recommence à gronder; elle se décide avec chagrin, mais elle vient. Quelques bonnes leçons de suite: Émilie, de Cinna; Amenaïde de Tancrède; Idamé, de l'Orphelin de la Chine; Phèdre, Didon.

Au bout de quinze jours, Lafont, le beau Lafont, vint à Orléans pour y donner des représentations avec Mlle Raucourt. Lafont, comme vous le pensez bien, venait tous les jours chez Mlle Raucourt dîner, passer les soirées qu'ils avaient de libres; il était fort aimable, très gai, et apporta une grande distraction dans la société. Le beau Lafont me fit la cour; il faisait le sentimental. Il y avait un bois charmant; il s'arrangeait de manière à m'éloigner un peu de la société. Je me laissais conduire, je l'avoue franchement. Nous nous arrêtâmes un jour devant une belle grosse pierre formant une espèce de rocher. Là, le bon Lafont me fit une déclaration honnête, me jurant qu'il ferait tout pour m'obtenir en mariage: «Je vous fais le serment, me dit-il, comme s'il parlait à Zaïre, devant le rocher que nous appellerons le rocher d'Ariane.—Vous me faites peur, monsieur Lafont, puisque c'est sur un rocher qu'Ariane mourut de chagrin d'avoir été abandonnée par Thésée.—Ma chère petite amie, ceci est bien différent. Thésée était un libertin, et Lafont est un honnête homme.» C'était bouffon; j'en ai bien ri avec lui. Nous restâmes un peu trop de temps, à ce qu'il paraît: la société avait regagné la maison, on sonnait le dîner, et nous nous mîmes à courir. On était à table, jugez. J'étais très sotte, très rouge. Ma mère me fit une mine affreuse. Mlle Raucourt fit froide figure à Lafont et lui reprocha de m'avoir attardée: «Mon cher camarade, cela n'arrivera plus, je l'espère.» Triste dîner. Il y avait des mets excellents, mais je ne mangeais point, tant j'avais frayeur de me retrouver seule avec maman, qui était très sévère. Cette bonne petite Mme de Ponty riait, faisait tout pour ramener un peu de chaleur dans la conversation. On joua le soir aux petits jeux, il vint des visites; on oublia cette mésaventure pour se livrer aux rires les plus joyeux du monde. On pria ma petite mère de me pardonner mon étourderie. Le bon accord fut rétabli. Lafont poursuivait son idée de mariage, mais mon charmant Gascon ne voulait point brusquer; il attendrait mes débuts. Garçon prudent, mon gendre! «Il voulait me donner le temps, disait-il, de la réflexion.» Il fit bien, mon Orosmane du Midi; je réfléchis et me convainquis que le mariage n'était point de mon goût. Je me sentais déjà d'un caractère indépendant. Pauvre Lafont, avec ses habitudes bourgeoises, qu'aurait-il fait de moi, bon Dieu! et qu'aurais-je fait de lui? Le chevalier de la Triste Figure, je crois.

On recevait des visites de Paris, on passait le temps à faire des parties d'eau, on visitait les belles propriétés si renommées des bords du Loiret, la Source, la Fontaine, séjours vraiment admirables.

Nous assistions aux représentations d'Orléans—Lafont et Raucourt.—Les jours où l'on ne jouait pas, on faisait dans la cour d'honneur du château des parties aux quatre coins. Mlle Raucourt se mettait à ces folies; elle était là sans façon, et tout aussi rieuse et enfant que moi; elle se prêtait à cela avec une bonhomie et un entrain charmants. Elle avait tant d'esprit, cette femme; elle était si amusante, quand elle contrefaisait son monde. Parfois, elle avait des fantaisies qui me m'allaient guère. Par exemple, elle aimait la chasse avec passion. Elle prenait un fusil, son chien, sa carnassière, et la voilà partie en petite jupe blanche, qui venait juste aux genoux. C'était la Diane antique, et avec des jambes aussi belles que les siennes, et des pieds longs et fins, ravissants: la voilà chassant dans son parc, en plein soleil sur le nez. Elle me dit: «Viens avec moi; tu verras comme tu t'amuseras!» Moi, qui n'ai jamais eu les goûts guerriers (j'avais mis masculins, mais je crois que c'était trop direct), je tremblais de tous mes membres! «Non, je vous prie, ne m'emmenez pas; j'aurais une peur affreuse, je le sens bien. Moi, je n'aime pas la chasse!—Poltronne!—Madame, laissez-moi avec maman et Mme de Ponty; j'étudierai; j'aime mieux cela.—Allons donc! il ne faut pas être si pusillanime. Si tu es si craintive, comment feras-tu pour débuter devant une salle comble?—Madame, cette salle ne sera pas composée de lapins, et je n'aurai pas peur des fusils.»

Tout ceci est vrai, mais bien enfantin; mais vous m'avez dit de mettre toutes mes bêtises, et je n'en chômerai pas, hélas!

Je la suis donc, cette implacable Diane. A chaque coup de feu, je tombais par terre, avec les pauvres petits lapins. Ne me disait-elle pas, cette belle chasseresse, quand elle croyait avoir bien ajusté, de courir après, et de lui rapporter cette pauvre petite bête? «Ah! pour ceci, madame, non! Je me révolte, je ne puis vous obéir; je ne reviendrai pas, d'abord. Vous attendrez longtemps votre lapin; on me trouverait morte!» Elle riait aux éclats. Elle était vraiment bonne, Mlle Raucourt. Tous ces souvenirs ne peuvent intéresser personne, je le sais bien, mais j'ai de la joie au cœur en les retraçant. Qu'on est heureuse, mon Dieu, à quatorze ans! Tout vous paraît vrai, vous voyez tout en beau; vous croyez à l'amitié, au dévouement, à l'amour! Je croyais à l'amour de mon beau Lafont, qui me paraissait le beau idéal! Quand il me parlait, quand dans nos jeux du soir ma main rencontrait la sienne, mon sang se refoulait vers mon cœur, je ne respirais plus! Plus tard, on voit que tout est faux, tout est calcul: l'amitié, c'est bien rare; le dévouement, plus rare encore; oh! oui, bien plus rare. L'amour, oui, il vous fait illusion, il vous fait vivre; il vous torture, vous brise le cœur bien souvent, mais il vous anime! C'est quelque chose! on ne vit pas dans le calme plat; mais je pense que ce qu'il y a de vraiment vrai, c'est l'amour maternel. Cher Lafont, plus de promenades, plus de causeries; des regards, de gros soupirs, puis l'espoir qui fait vivre.

Pour utiliser les soirées, Mlle Raucourt avait imaginé de me faire répéter en costume. Elle avait quelques méchants manteaux au fond d'une vieille caisse, un diadème en paillon. Me voilà déguisée en Hermione, Cornélie, tout ce qu'il vous plaira. Je me trouvais superbe, avec toutes ces pampilles. On invita toutes les notabilités d'Orléans, les gens d'esprit du canton, les poètes des environs. Je n'ai pas besoin de vous dire toute la bienveillance dont je fus entourée. Par courtoisie pour le professeur, par indulgence pour moi, on me prodiguait des éloges. «Comment! elle n'a pas quatorze ans! et elle va jouer Clytemnestre! Mais c'est prodigieux!»

On flattait mon maître, en prédisant de grands succès à son élève. Cette prédiction réveillait enfin Mlle Raucourt. Elle sentit qu'il fallait sérieusement s'occuper de moi; son amour-propre était en jeu, aussi les auditions ne manquaient pas. J'avais, quand je devais répéter, des peurs horribles: je ne dormais ni ne mangeais, la bouche sèche, tous les agréments qui résultent de la peur. «Bah! me disait-on, tu mens, quand tu nous parles de tes frayeurs: les commençants ne craignent rien; à peine ils comprennent ce qu'on leur démontre; ce sont de petits perroquets.»—Merci! Il faut donc être stupide pour oser! Eh bien, moi, madame, maman vous le dira, à cinq ans, je tremblais comme une feuille, au point que maman était obligée de rester près de moi dans la coulisse, en m'humectant les lèvres d'eau sucrée. Ah! par exemple, quand une fois j'étais devant le public, c'était une tout autre petite fille; les applaudissements m'enivraient, et alors je ne pensais plus qu'à mon personnage. Du reste, j'ai toujours été très poltronne: que de fois, avant d'entrer en scène, me sentant paralysée de la peur, ai-je demandé à Dieu de m'envoyer un accident qui m'empêchât d'entrer. Un accident? en vérité, je souhaitais la mort! Que le public serait indulgent s'il pouvait se douter de ce qui se passe dans le cœur et dans la tête d'un artiste au moment du combat! Oui, c'est un assaut: il faut du courage et généralement on croit que c'est un métier très amusant. Quelle profonde erreur! Métier émotionnant, qui vous brise et vous attaque les nerfs, qui se porte sur vos entrailles. Comment en serait-il autrement? L'existence du comédien est tout autre que celle du monde; notre hygiène, toute particulière. Des habitudes, nous ne pouvons pas en avoir. Vous jouez, il faut dîner à trois heures, choisir vos aliments! Souper, alors; ce que vous ne faites pas quand vous êtes au repos. Voulez-vous déjeuner à onze heures? vous avez une répétition. Déjeunez alors à dix heures. Comme l'estomac s'accommode de tous ces changements! Voulez-vous profiter d'un beau soleil, vous promener comme tout le monde? Non, il faut dîner, être à sa loge à cinq heures; au lieu du soleil, être abîmé par la chaleur des lampes. Êtes-vous de belle humeur? Avez-vous de la gaîté au cœur? Voulez-vous rire? Les trois coups se font entendre. Prenez vite votre visage de Lucrèce Borgia ou Cléopâtre, ce qui n'est pas plus divertissant l'un que l'autre. Et les artistes du genre gai! Ils ont des chagrins aussi, eux. Je crois qu'il est encore plus pénible de faire rire quand on a le cœur brisé, que de faire pleurer quand on a envie de rire. Cher public, n'enviez donc pas quelquefois notre sort: c'est l'esclavage.

Revenons à Orléans, pour en partir. Lafont, partit après les représentations; et Mlle Raucourt, à son grand regret, fut obligée de quitter sa Chapelle adorée. Nous voici tous à Paris: nous, rue des Colonnes; Mlle Raucourt, rue Taitbout, dans la même maison où demeurait Mme Dugazon, nom qui est resté pour cet emploi. Les débuts arrivaient. Mlle Duchesnois[34], élève de Legouvé, protégée par Mme de Montesson, par le général de Valence qui travaillait à faire passer Mlle Duchesnois la première; mais Mlle Raucourt avait promesse du ministre de l'intérieur de me faire passer avant les autres aspirantes. Je travaillais tous les jours; nous touchions au terme de nos petites misères! On s'intéressait beaucoup à nous: on fit entrer ma petite sœur à l'école de danse de l'Opéra, dirigée par M. Lebel, sous la surveillance de M. Gardel. Mon frère Charles était admis à l'orchestre du théâtre Feydeau, comme second violon, par la protection du bon Kreutzer, son maître! Tout s'agitait, tout se remuait. Mlle Raucourt sentait elle-même qu'il ne fallait pas s'endormir. Elle était reçue très souvent chez Mme Bonaparte (épouse du Premier Consul.) Nous prîmes la route de Saint-Cloud, et Mlle Raucourt fut admise à l'instant. Je vis donc cette belle et gracieuse Joséphine, qui vint à nous avec le sourire qui de suite vous attachait à elle. Ses yeux si doux et si attirants! Elle était si bonne! Elle vous mettait à l'aise, mais avec sa distinction, avec cette élégante simplicité qui n'appartenaient qu'à elle. Il y avait dans toute sa personne une suavité qui vous magnétisait. Impossible de ne pas se courber devant cette influence mystérieuse, ce charme si doux. On l'aimait avant de l'entendre; l'on sentait qu'elle portait bonheur.

Elle pria Mlle Raucourt de me faire dire quelques vers. Je répétai une scène d'Idamé, qui fit pleurer Mme Bonaparte; une scène de maternité ne pouvait pas manquer son effet sur le cœur de Joséphine, elle, si bonne mère. Elle veut m'embrasser, ayant encore ses belles et grosses larmes dans les yeux. «Mon enfant, votre talent sera la maternité. Vous m'avez remué le cœur.» Nous sortîmes enchantées. Mme Bonaparte dit à Mlle Raucourt: «Au revoir, chère Raucourt. A bientôt, j'espère. Ramenez-moi cette petite vilaine, qui m'a fait pleurer.»

(Tout cela est historique. Vous pouvez vous étendre sur les bouts de l'aile; moi, je suis une grosse bête qui ne sais pas tirer parti de cela.)

Mlle Raucourt profita de son enchantement pour faire un petit voyage à la Chapelle. Visiter ses arbres, ses greffes était plus important que de veiller à tout ce qu'on pouvait faire en son absence. Décidément, je ne débuterai jamais!

Effectivement, ce que l'on devait craindre arriva. On obtint l'ordre de début de Mlle Duchesnois. «Tant mieux, dis-je à Mme de Ponty. C'est bien fait. On croit que Mlle Raucourt n'y tient pas, puisqu'elle s'en va au moment où sa présence nous est utile!» Mais quel vacarme au retour de Mlle Raucourt! «Vous voyez, Fanny, ce qui arrive, grâce à votre négligence et à votre amour pour vos arbres. Voici un passe-droit qu'on vous fait. C'est une infamie, une trahison, une insulte personnelle qu'on vous jette au visage. Vous n'avez que ce que vous méritez.» Mlle Raucourt était piquée dans son amour-propre, elle, si impérieuse! Ses amis et ses amies accouraient: «Ne souffrez pas cette injustice, Fanny; c'est une impertinence, en vérité.» On eût dit que Paris était bouleversé. Au bout du compte, cela m'était égal de débuter la seconde. Je riais sous cape de tous ces bavardages, et, au fond (c'était méchant, si vous voulez), mais je n'étais pas trop fâchée de voir que Mlle Raucourt était un tant soit peu vexée. Pourquoi aussi va-t-elle à la Chapelle? A la fin, toutes ces allées et venues, tout ce tapage, ce charivari continuel me fatiguaient au dernier point; et, au bout de ces journées si orageuses, je me trouvais heureuse de retourner avec ma petite mère, rue des Colonnes, et de rentrer dans ma pauvre chambre, où je jouais avec ma petite sœur.

Mlle Raucourt me fit dire, le lendemain, de faire ma toilette; qu'elle viendrait me prendre à midi, pour aller à Saint-Cloud. Ma toilette! Une robe de mousseline blanche, faite à la Vierge; mes cheveux frisés à la Titus; bras nus; des gants longs, couleur grise; une petite ceinture bleue: voilà ma plus belle parure! Cette excellente et ravissante Mme Bonaparte écouta avec une indulgente patience tout ce que lui raconta Mlle Raucourt sur sa déception: «Eh bien, ma chère Fanny (elle l'appelait aussi de ce petit nom), ne vous émotionnez pas si fort, mon Dieu! Vous vous faites mal, vous vous rendez malade, ma chère. Voyons, discutons un peu et soyez calme. En quoi les débuts de Mlle Duchesnois peuvent-ils nuire à cette charmante enfant? Cette demoiselle a vingt-huit ans, dit-on elle est faite, doit être ce qu'elle sera; quelle comparaison peut-on établir entre une femme de vingt-huit ans et une enfant de quatorze ans? Aucune. Soyez donc raisonnable! Et vous, chère petite, qu'en pensez-vous? N'est-ce pas que vous n'êtes pas aussi affligée que votre professeur?» Elle m'embrassa avec tant de bonté que je me mis à pleurer comme une bête! Aussi, qu'elle était bonne! «Ah! voilà qu'elle pleure. Allons, puisque c'est un si gros chagrin, puisque vous tenez absolument qu'elle débute la première, je vais faire prier le Premier Consul de se rendre chez moi; il décidera.»

Voilà la peur qui me galope au point que j'ose dire: «Oh! non, madame; par grâce, ne le faites pas venir. J'aime bien rester avec vous toute seule; vous êtes si bonne, vous, que je n'ai pas peur. D'ailleurs, voyez-vous, madame, je gâterais mes affaires; je serais comme une idiote devant lui. Puis, au fait, ça m'est égal de débuter après cette demoiselle. Cela me fera travailler avec plus d'ardeur. Consentez-vous, madame? dis-je à Mlle Raucourt. N'est-ce pas, il ne faut plus se tourmenter? ni madame non plus, qui est si bonne.» Joséphine se mit à rire, mais de tout cœur, me prit dans ses bras, et dit: «Vous voyez bien, Fanny; elle est plus raisonnable que nous. Il faut faire ce qu'elle dit, cela lui portera bonheur (c'est vous, madame, qui me porterez bonheur); puis nous serons tous là pour applaudir notre petite protégée.»

(Historique. Pas un mot de plus, pas un mot de moins.)

Me voilà en voiture, en face de Mlle Raucourt qui faisait grise mine. «Petite sotte, tu m'as fait là une belle équipée; le consul aurait donné l'ordre. La bonne Joséphine n'a pas insisté, quand elle t'a vue si bête; j'ai cédé. Allons, maintenant, plus de reproches; prends ton courage à deux mains.» Voici les courses, les visites qui se succèdent. «Viens, nous allons chez Mlle Clairon. Elle m'a mise au théâtre et, quoiqu'elle ait été depuis fort mal pour moi, je ne puis me dispenser de te mener chez elle. Je lui dois cette déférence.» (On était très polie, dans ce temps-là!)

Mlle Clairon nous reçut, mais très froidement. Petite femme, aux allures glaciales et bien près de l'impertinence. Dédaigneuse, Mlle Raucourt lui baisa la main qu'elle tendit à peine, le regard assez important, mais pas la moindre bonté. C'était tout orgueil, cette femme! Posée dans un grand fauteuil à la Voltaire, n'essayant pas même de se soulever, nous saluant de la tête, elle faisait froid, cette femme! J'aurais voulu être loin.

—Ma chère madame Clairon, permettez-moi de vous présenter mon élève.

—Ah! ah! vous faites une élève! Pour quel emploi?

—Mais d'abord les grandes princesses, puis les reines...

—Ah! vous n'y allez pas de main morte. Ah! vous faites une élève, je souhaite que vous ayez plus à vous louer d'elle que je n'ai eu à me louer de vous.

Cette apostrophe déplut à Mlle Raucourt.

—Mais, madame, veuillez rappeler vos souvenirs: si j'ai cessé de vous rendre mes devoirs, vous l'avez bien voulu.

—Ah! bah! les élèves sont toujours ingrats; excepté le bon Larrive pourtant, qui n'a pas cessé de me rendre ses hommages.

Mlle Raucourt lui dit malicieusement:

—Vous le traitiez si bien, qu'il eût été doublement ingrat d'en perdre la mémoire.

La Clairon devint presque rouge; je dis presque, car elle était d'une pâleur effrayante.

—Allons, c'est bien! Petite, dites-moi quelque chose.

Il me prit un étranglement à la gorge. Jamais je ne dirai rien devant cette figure qui me regarde sans la moindre expression bienveillante. Mlle Raucourt vit bien le peu de désir que j'avais de contenter cette froide figure et elle-même avait hâte de se retirer:

—Elle est très enrhumée, chère mademoiselle Clairon, et, aujourd'hui, vous ne pourriez la juger que défavorablement.

—Comme vous voudrez.

—Si vous le permettez, une autre fois, je vous la ferai entendre.

La grande Mlle Clairon ne répondit pas. Nous sortîmes.

—Elle est gentille, celle-là! qu'en dis-tu?

—Je dis que, chez elle, il vous tombe des glaçons sur les épaules. Je ne l'aime pas du tout, celle-là.

—Allons chez la bonne Dumesnil[35].

Celle-ci, à la bonne heure! Nous entrons dans une petite chambre au rez-de-chaussée, dans la cour d'un ancien couvent, rue des Filles-Saint-Thomas. Il y avait là des habitations appartenant au gouvernement, où des artistes obtenaient de loger pour rien. Cette grande artiste avait cette misérable faveur. Une vieille bonne nous annonça. La Dumesnil était couchée (depuis quelques années, elle ne se levait plus), entourée de poules. Je la vois encore—tant elle m'a frappée—assise dans son lit, un manteau de nuit en soie bleue, un petit bonnet monté, surmonté d'un nœud en ruban bleu.

—Ah! chère Fanny, que je suis bien heureuse de te voir. Viens donc embrasser ta vieille Dumesnil. Qu'est-ce que c'est que cette belle petite que tu m'amènes? Approche, ma fille, et embrasse aussi la vieille Dumesnil!

Je la dévore des yeux, avec une curiosité incroyable. Elle avait une physionomie si expressive, l'œil et le regard de l'aigle.

J'étais stupéfaite:

—Eh! Fanny, dis-moi, c'est une élève à toi que tu m'amènes?

—Oui, bonne Dumesnil.

—Et quand débute-t-elle?

—Bientôt, ma chère.

—Ah! c'est très bien. Et dans quel rôle?

—Clytemnestre.

Elle se retourna vers moi comme si elle regardait Éryphyle. Elle était magnifique.

—Oh! oh! à son âge, c'est hardi. Sais-tu, Fanny?

—Non, ma chère amie; cette petite diablesse a des entrailles maternelles!

—Tant mieux; c'est le sentiment qui prend les hommes comme les femmes. Je vais te dire la première scène. Tu veux bien, Fanny?

—Si je le veux! Te moques-tu de moi? Ce que je désire, bonne Dumesnil, c'est qu'elle puisse se rappeler ce qu'elle va entendre.

J'entends sortir de ce petit corps amaigri une voix tonnante, un parler serré, une vérité presque familière, mais digne cependant. Au vers

Et de ne voir en lui que le dernier des hommes,

on voyait Achille tout petit. Son regard sur Éryphyle faisait disparaître cette femme. On la voyait s'abaisser jusqu'à terre sous le regard pénétrant. Et le vers

Et ce n'est pas Chalchas que vous cherchez,

chaque monosyllabe avait une valeur. J'étais saisie, clouée à ma place; je disais tout bas: «Ah! l'immense femme! quelle vérité! Mais ce ne sont pas des vers qu'elle dit, cette femme! Non! C'est une mère outragée, humiliée dans son enfant. C'est une femme qui se vengera un jour bien certainement.

—Fanny, comment la Clairon vous a-t-elle reçues?

—Tu me le demandes? Mais fort mal!

Elle se mit à rire:

—Ah çà! mais elle trône donc toujours, la chère Clairon? Toujours sèche et savante, n'est-ce pas? C'est bien quelquefois; mais tu sais bien, toi, qu'avec ce ton pédant et ampoulé, on ne remue pas les masses, qu'on ne s'enfonce pas dans le cœur de son public. Elle a du cœur, dis-tu, cette petite?

—Je te l'ai dit, surtout dans la maternité.

—Bravo! bravo! C'est le sentiment le plus sympathique. Répète-moi, mon enfant, la scène d'Idamé, quand on a voulu lui enlever son enfant.

J'ai répété tout de suite, sans peur, mais avec l'émotion qu'elle m'avait donnée.

—Bien, bien, petite! Tiens! voilà mes yeux qui se mouillent. Tu as raison, Fanny, cette petite a les cordes maternelles.

—Mais, madame Dumesnil, j'aimerais bien aussi l'amour.

—Par Dieu, je crois bien, elle a raison! A ton âge, eh! moi aussi, j'aimais l'amour.

—D'ailleurs, madame, pour l'amour maternel, il faut bien connaître l'autre un peu.

—Quel rôle amoureux aimes-tu?

—Mais Aménaïde.

—Oui, oui, c'est de l'amour, mais tout simplement de l'amour. C'est Hermione qu'il faut étudier. C'est de l'amour mêlé de jalousie. Voilà le bel amour! Eh bien! c'est un rôle presque impossible; n'est-ce pas, Raucourt? Hermione amoureuse, du cœur d'abord, et qui devient féroce par l'amour-propre blessé. Cette femme emploie tous les moyens, l'ironie étouffée par les larmes, qu'elle ne veut pas laisser couler. Ce n'est pas de l'ironie froide et emportée comme celle de Roxane. Non, ce sont des larmes qu'elle retient, qui lui tombent dans la gorge. On se trompe bien quand on veut y mettre de l'amertume sèche! Cette bonne Clairon le savait, mais elle n'avait pas d'entrailles. Puis de la déclamation pour produire de grands effets. Vois-tu, petite, il faut savoir faire des sacrifices, déblayer, et vous arrivez à des effets inattendus. N'écoute pas les auteurs, surtout; ils ne veulent rien perdre, ceux-là.

—Mais Hermione, madame, est donc bien difficile?

—Demande à ton professeur ce que renferme cette grande figure. Colère, amour, coquetterie, froideur dédaigneuse devant cette belle et touchante Andromaque, cette douleur antique—que l'on pleurniche et qu'on ne représente pas!—L'incertitude, l'amour-propre outragé, les insultes qu'elle jette au visage de cette figure fataliste qu'on nomme Oreste! Pour jouer ce rôle, en vérité, il faudrait deux femmes... Vous avez la beauté, petite, ce qu'il faut pour Hermione,—cherchez et trouvez toutes les qualités. Si vous pouvez à vous seule les réunir, vous serez plus grande que nous. Si je vis encore, Fanny, viens avec elle me rendre compte de ses débuts. Elle m'intéresse pour elle et pour toi. Bonjour, mes enfants; je suis fatiguée. Le maudit théâtre, quand j'en parle, vient encore me remuer; il me soulève malgré moi de mon lit de repos, où je veux finir tranquillement avec ma vieille bonne et mes poules. Embrassez-moi toutes deux et bonne chance!

Je me retirai avec peu d'envie d'Hermione. La conversation de Dumesnil sur ce personnage ne pouvait sortir de ma pensée. Je me suis trouvée paralysée devant le rôle. Je l'ai joué souvent avec Talma, et m'y suis toujours trouvée très insuffisante, malgré les applaudissements d'un public trop indulgent. La Dumesnil m'apparaissait comme un fantôme, me disant à l'oreille: «Hein! petite, je te l'avais bien dit.»

En sortant de chez Mlle Dumesnil, Mlle Raucourt, qui aimait à me tourmenter par mille questions parfois très embarrassantes pour mon inexpérience et ma parfaite ignorance de toutes choses, cherchait à savoir s'il y avait en moi l'intelligence et quelques pensées.

—Que penses-tu de ces deux femmes?

—Moi, madame? Je n'ose dire ce que je pense; vous vous moqueriez de moi.

—Non, pas du tout! Parle avec confiance avec moi. C'est pour ton bien que je t'interroge; va un peu de toi-même.

—Eh bien! puisque vous le voulez! Cette demoiselle Clairon ne me va pas le moins du monde. Elle m'a paru tenir beaucoup à son orgueil; elle n'a, je crois, que de la sécheresse au cœur. Ce regard insolent ne m'en a pas imposé, à moi, petite fille. Elle avait, sans doute, beaucoup de talent, mais peut-être trop profond, trop calculé. N'est-il pas vrai, madame, qu'il devait être trop profond? Alors, pas d'entraînement, pas de spontanéité, point de naturel. Je suis bien hardie d'émettre ainsi mon opinion, moi qui ne sais rien. Mais, enfin, pourquoi la Dumesnil m'a-t-elle laissé tant d'émotion au cœur? Ah! c'est qu'elle était vraie, celle-là, naturelle! Elle jouait Cléopâtre et Mérope! C'est bien différent! Mérope, tout son cœur à son fils. Cléopâtre, atroce, le tuant de sa main royale. Quel talent souple elle avait donc, cette immense actrice! Vous m'avez raconté que Voltaire, en entendant répéter sa Mérope, criait dans son enthousiasme: «Je n'ai pas fait si beau que cela. Elle me fait fondre en larmes, cette enchanteresse sublime! Ma Dumesnil, c'est toi qui as fait Mérope. Où donc trouves-tu dans tes entrailles ces effets qui magnétisent tous ceux qui t'écoutent? Ah! que tu es belle, que tu es touchante!» Puis, dans Cléopâtre, dans cette mère si froidement cruelle, quelle anecdote différente! Vous m'avez raconté qu'au cinquième acte, au moment où Antiochus doute du doute le plus poignant pour ce cœur si tendre, de laquelle de ces femmes qu'il aime a pu verser le poison, un des comparses, pénétré de cette situation si dramatique et ayant suivi tous les mouvements de Cléopâtre, fit signe à Antiochus: «C'est elle, c'est celle-là!» en lui donnant un grand coup dans le dos, tant il était indigné. Aussi, m'avez-vous dit, la salle manqua crouler sous les applaudissements, et la Dumesnil resta impassible. Elle n'eut pas l'air de s'apercevoir de ce qui se passait, ni d'avoir senti le coup de poing que le soldat lui avait donné. Le génie ne peut pas aller plus loin.

Mlle Raucourt m'écoutait toujours sérieusement.

—Je vois, chère enfant, que tu feras quelque chose. Tu es bien gamine, tu aimes bien à faire des espiègleries, mais tu penses et tu observes. C'est bien!

Je croyais travailler sans relâche. Le moment de mes débuts s'approchait. Il n'en fut pas ainsi. Les visites incessantes, les ministres, puis toute la famille du Premier Consul: Lucien, qui, comme le Premier Consul, n'aimait que la tragédie; Mme Bacchiochi, femme éminente, ayant beaucoup de rapports avec l'empereur, chétive, maladive. Nous déjeunions souvent chez elle avec la mère de l'empereur et Lucien. Puis, après, on me faisait répéter: Lucien se mettait en scène, me donnait des répliques, ou, pour mieux dire, jouait les scènes entières. La mère de l'empereur s'amusait infiniment de ces répétitions. Elle avait l'aspect sévère; elle était très noble et très belle, bonne et indulgente. J'étais très protégée par toute cette grande famille. Mme Bacchiochi m'avait prise en affection et me faisait venir chez elle presque chaque matin, et, quoique très souffrante, elle me faisait répéter. J'étais seule avec elle; elle avait des vomissements qui la faisaient souffrir, et, bien souvent, pendant que nous répétions, elle était interrompue. «Passez-moi vite la cuvette; cela ne sera rien.» Puis, effectivement nous recommencions de plus belle. Quelle courageuse et charmante femme!

La reine Hortense, qui aimait Mlle Raucourt, nous recevait souvent aussi, à cette époque. Elle habitait un hôtel, rue de la Victoire. Eugène Beauharnais, qui était bien ce qu'il y avait de plus charmant, se trouvait presque toujours chez sa sœur. Elle était bien belle, la reine Hortense: les plus beaux yeux du monde et d'une douceur angélique, des cheveux ravissants, une taille de nymphe, une carnation magnifique, le teint frais et calme, blanche comme le cygne. (Chère Valmore, vous comprenez bien qu'il n'y a que vous qui puissiez faire son portrait, avec les expressions poétiques qui n'appartiennent qu'à vous.) Elle avait l'exquise bonté de laisser répéter. Un jour où je m'étais vraiment fatiguée, la sueur me tombant sur le front: «Pauvre enfant; je ne veux pas qu'elle s'en aille dans cet état, elle tomberait malade. Enveloppons-la de ce châle.» Elle me mit, malgré moi et malgré Mlle Raucourt, un grand cachemire qu'elle avait sur ses belles épaules.

—Je vous le renverrai aujourd'hui même.

—Point du tout; elle le gardera en souvenir de moi.

Oui, je l'ai gardé, belle et bonne reine Hortense. Je l'ai toujours conservé; c'est ma relique à moi. Je serais morte de faim, plutôt que de m'en séparer.

Tous ces souvenirs me sont bien chers, bien précieux, et j'ai la douce consolation de n'avoir jamais varié dans mes affections. Je suis pauvre; que m'importe? Je me trouve riche par le cœur, et par mon dévouement pour cette immense famille, qui m'a tendu la main dans ma jeunesse. J'aurai l'honneur de mourir avec mes premiers sentiments. Je n'aurai peut-être pas de quoi me faire enterrer. C'est très possible; ça s'est vu. Je n'étais pas faite pour avoir du bien au soleil. J'aurai quelques pelletées de terre et quelques fleurs de mes amis. Que faut-il de plus?

Au milieu de tout ce train, de ces allées, ces venues, le monde tout nouveau pour moi, ces exhibitions que l'on faisait de ma personne, dans mon intérêt, pour me faire des prosélytes, tout cela me fatiguait par des émotions fréquentes. A chaque soirée, le cœur me battait à me fendre la poitrine. J'étais trop heureuse de rentrer près de ma petite mère.

—Es-tu contente?

—En vérité, non! Tout cela m'ennuie. J'aimais mieux jouer ma Petite Laitière, Paul et Virginie. On m'aimait à Amiens. Est-ce que je sais, moi, ce que je deviendrai? Ces grands manteaux sous lesquels j'étoufferai peut-être! Puis il faut tant de choses pour la tragédie! Puis cette Mlle Duchesnois qui débute avant moi! Puis Mlle Raucourt qui me fait courir sans cesse avec elle, dans sa voiture. Il est vrai, cela ne me fatigue pas les jambes; mais les leçons sont bien rares! Tiens, petite mère, je regrette Amiens, notre chambre, mon piano, mes opéras. Je regrette même jusqu'aux petits soins de ménage que l'on me faisait faire, quand je mettais le couvert, que ma nourrice me grondait: «Dépêche-toi donc, Mimi; M. George va rentrer, et tu ne seras pas prête!» Ah! que c'était gentil! Et mon loto donc! quand tu me permettais d'y jouer avec vous. Comme j'étais rouge quand je perdais! Et M. Baudry! te rappelles-tu comme il était furieux quand il appelait les numéros? A peine dans ses doigts je les nommais! «Cette petite fille est insupportable! Défendez-lui donc, madame George, d'être aussi malhonnête. Vous l'élevez très mal!—Vous croyez me faire gronder, mais vous voyez bien que cela amuse maman. Me gronder, elle, ou papa? Ils sont trop bons pour cela, ils m'aiment trop!» Eh bien, oui, je pleure de penser que je ne reverrai plus tout cela! Tiens, encore demain, nous allons passer la soirée chez M. Rœderer, au Jardin des Plantes; comme c'est amusant!

(Chère amie Valmore, il faut rechercher ce qu'était Rœderer, et quelle place il occupait à cette époque.)

—Pourquoi Mlle Raucourt est-elle venue à Amiens? Quelle rage mon père a-t-il eue de me voir attifée d'un diadème? Il n'avait pas voulu me donner à Molé, à Mme Dugazon, et il me donne à la tragédie. Comme c'est gai!

—Voyons, Mimi, finis! C'est pour ton bonheur que nous avons fait le voyage, que je me suis séparée de ton père, que j'ai renoncé à mon état. Tu as bon cœur, tu nous aimes; ne l'oublie pas. Sois raisonnable, embrasse ta petite mère.

Les débuts de Mlle Duchesnois avançaient, on préparait les miens. Le prince d'Hénin, qui aimait et voyait souvent Mlle Raucourt, venait de me faire cadeau d'une très belle peau de tigre pour mon rôle de Didon. A cette époque, on jouait Didon, habillée en chasseresse, comme la Diane antique, l'arc, le carquois; c'était réellement très beau. Je commençais à trouver les détails des parures assez amusants.—Essayer tous ces beaux habits me faisait un peu oublier la petite laitière et le loto.

Ah! par exemple, le costume chinois d'Idamé me flattait peu. Tous mes cheveux relevés au-dessus de la tête, un grand oiseau de paradis (très rare) que m'avait donné la mère de l'empereur, perché sur le haut de ma coiffure et dont les plumes magnifiques retombaient sur les épaules; cette robe qui avait l'air d'un grand sac: quelle horreur! Tout le monde disait que cela m'allait bien, et que j'étais superbe avec le front découvert. Je n'étais point de cet avis. Je me trouvais très laide. Je me disputais avec Dublin, qui était le dessinateur du Théâtre-Français, homme d'esprit et de talent même, mais très entêté pour l'exactitude de ses costumes.

—Comment! vous me mettrez dans cette espèce de sac; vous me cacherez les bras, le col, la poitrine, et vous croyez que j'oserai paraître comme cela! On se moquerait de moi.

—Et moi, dit ce bon Vanhove, qui jouait Yamti, que pensez-vous, mon enfant, de ce qu'il veut faire de moi? Il me coud, entendez-vous? Pas une pauvre petite place pour y placer ma tabatière, et monsieur sait que j'aime à prendre mon tabac; mais il aime à me contrarier. Vous êtes un révolutionnaire, monsieur Dublin.

Et il se retourna vers Lafont:

—Figure-toi, mon ami, lui dit-il tout bas,—mais j'écoutais bien,—que mon pantalon est cousu; si bien, mon ami, qu'un besoin pressant enfin peut arriver. Obligé de le satisfaire. Où? Dans mon pantalon. J'ai donc raison de vous dire, monsieur Dublin, que vous n'êtes qu'un Robespierre.

Vous concevez tous les éclats de rire. On était gai, dans ce temps, sans pédantisme; on était en bonne camaraderie, chacun connaissait sa valeur; il régnait une égalité charmante. Talma, Monvel[36] tutoyaient Dublin qui les tutoyait aussi; même un nommé Marchand, renommé pour son nez qui n'en finissait plus, et pour sa taille la plus petite et la plus menue du monde; toute sa grêle personne disparaissait sous ce nez gigantesque. Le pauvre diable ne faisait que des annonces, mais il y mettait une importance tout à fait comique. C'est lui qui était chargé d'apporter les chaises dans la scène de Trissotin des Femmes savantes, et, d'après la tradition, de se laisser choir en apportant une chaise. Il priait Talma, Michaud, tous ceux qui se trouvaient là, de venir le voir. Quand son effet avait été grand, on venait le féliciter.

—Vraiment, Talma, tu ne me flattes pas? tu as été content? Dis-donc cela au Comité. C'est que vraiment, tu le vois, on est injuste, on m'arrête dans ma carrière.

Talma est naïf, bon enfant même, s'amusant de toutes ces plaisanteries. Ce Talma, dont le regard faisait trembler et frémir tout un auditoire, dans la vie privée, doux, simple et calme. On ne se préoccupait pas d'argent. On ne songeait qu'aux succès. On était bien artiste.

Parmi ces artistes simples et sans fierté, il y en avait pourtant, dont la fierté était souvent impertinente. Monvel racontait qu'un jour, en pleine assemblée, la très impériale Clairon, qui regardait ses camarades comme des vassaux, dit:

—Vous devez savoir, messieurs, que, quand je joue deux ou trois fois, je vous nourris pour tout un mois.

—Chère mademoiselle Clairon, lui répondit Molé, en faisant un saut de marquis, c'est donc pourquoi je suis si maigre!

Mlle Contat avait sa part d'arrogance; elle était très spirituelle et très charmante, quand elle voulait l'être. C'est une fantaisie qu'elle avait rarement. On ne l'approchait que si elle le permettait. Quel grand talent! quelle grande dame! Une tête ravissante, les plus beaux yeux noirs qu'on puisse imaginer; le regard si fin; une bouche riante, moqueuse, le talent était large et franc; les grandes manières de la cour, la tête haute. Elle jouait en s'amusant. Il ne fallait pas la voir dans le sentiment, impossible de jeter la moindre mélancolie sur cette physionomie. La mère coupable, la femme jalouse, ah! ce n'était plus Mlle Contat. Son organe alors devenait glapissant; des larmes prises dans la tête; c'était à faire souffrir. Aussi elle s'en dédommageait, quand elle reparaissait pour se rire de tout le monde. Dans la Comédie des femmes, où elle était étourdissante de comique avec ce Fleury, qui ne lui cédait en rien pour le persiflage, dans une scène avec lui où elle veut prendre le ton sentimental, il lui dit: «Laissons là le tragique: vous avez tant de grâce à jouer le comique!» On applaudissait à dix reprises sans claqueurs. Ils étaient peu en faveur: on les mettait fort souvent à la porte. Faisait-on mal?

Le théâtre, à cette époque, était tout autre; il y avait bien aussi à subir de petites menées, mais cela se passait sans trop de scandale. Les jalousies théâtrales existaient, existeront toujours, mais l'émulation avait quelque chose de plus noble; on désirait faire mieux que son prédécesseur, on travaillait sérieusement. Le public alors était très enthousiaste et très sévère; on était donc sans cesse sur ses gardes. On savait qu'une négligence serait punie; on faisait donc de vrais artistes. C'était de l'art et non du métier. C'est beau d'être vraiment artiste, de ne pas songer à l'avenir. L'avenir, s'en préoccuper est chose si triste, si parcimonieuse! Les idées mercantiles ne vont pas aux arts; il nous faut de l'exaltation, du montant. Sans cette fièvre permanente, comment aurait-on le courage de paraître devant un public qui vient vous guetter, qui vous attend, qui vous magnétise, et qu'il faut magnétiser pour vous mettre en communication avec lui? Quand vous avez obtenu pendant votre représentation un succès d'enthousiasme, vous rentrez dans votre loge toute haletante, toute fiévreuse, entourée d'hommages. Pensez-vous à compter avec vous-même? Peu vous importe, en vérité! Vous payez—quand vous le pouvez—votre cuisinière ou votre cuisinier, sans vous inquiéter s'il vous trompe de quelques carottes. Soyez donc artistes, si vous entrez dans ces détails! Le fameux comédien Baron disait: «Les artistes devraient être élevés sur les genoux des reines.» Il avait bien raison: là, on ne compte pas!

Enfin, nous voici aux débuts de Mlle Duchesnois. Elle débuta à Versailles. C'était l'usage. On ne faisait pas du Théâtre-Français une école d'enseignement mutuel, une exhibition grotesque de personnages, femmes ou hommes, qui se disaient en s'éveillant: «Je veux jouer la tragédie: ce genre m'amuse. Je vais débuter au Théâtre-Français; si je ne réussis pas, eh bien, j'irai à Quimper-Corentin.»

(Valmore, je ne sais dans quel rôle; je crois que c'était Didon.) Son succès fut médiocre. On en vint instruire Mlle Raucourt qui fut très heureuse, elle et ses nombreux amis. On fut très alarmé dans le camp ennemi de cet insuccès. On s'agita. M. Legouvé, professeur de Mlle Duchesnois, fut très naturellement fort inquiet. Mme Legouvé, femme d'esprit et d'intelligence, ne négligea rien, employa tous les moyens pour obtenir une revanche éclatante. Mme de Montesson, le général de Valence, tous furent sous les armes! Toutes les forces réunies pour ne pas manquer cette seconde épreuve! C'était de toute justice. Cette chère Mlle Duchesnois était comme moi: elle avait besoin d'un succès. Née d'une famille très pauvre, que serait-elle devenue? Elle était bonne, elle désirait comme moi les rendre heureux! Les femmes ne manquaient pas à cette représentation! Les femmes sont si bonnes, si indulgentes! Quand elles entendent dire:

—Quel dommage que la débutante ait un physique si malheureux! Mais non, elle est bien, cette femme; sa taille est bien prise.

—Oui, mais elle est bien maigre, bien noire.

—Vous trouvez? Vous êtes difficile. Moi, je la trouve une assez belle personne. Pour son talent, il est très heureux qu'elle ne soit pas belle; elle s'occupera avec plus d'ardeur de son art. Les flatteurs, les adorateurs ne viendront pas la distraire de ses études; elle fera une grande artiste. Nous viendrons l'entendre souvent; nous aurons du plaisir à la voir.

—Je le crois facilement, ma chère, répond le mari; vous gagnerez toujours à la comparaison. Ah! les femmes raffoleront de Duchesnois.

Quoi qu'il en soit, Mlle Duchesnois eut de très bons débuts; elle avait de très belles qualités: une voix harmonieuse, une grande chaleur, une belle prononciation.

On lui reprochait de trop chanter le vers, de le psalmodier; c'était l'opinion de Talma surtout, lui qui parlait si bien la tragédie! Quant à moi, il ne m'appartient pas de juger Mlle Duchesnois. La rivalité, je dirai même la lutte, qu'on voulut établir entre nous, m'impose silence, et je dois garder ma jeune opinion pour moi seule[37].

Ses débuts terminés, on attendait avec curiosité ceux de l'élève de Raucourt. Ce sera très piquant de voir cette élève de quatorze ans en présence de la Duchesnois. Quel attrait pour un public de voir aux prises les deux débutantes! Ce sera amusant. Qui l'emportera? L'attention se divisait; on s'agitait, on assiégeait le bureau de location. Le théâtre est une grande affaire: on accourait de toutes parts pour retenir des places avec la même ardeur que l'on s'agite aujourd'hui à la porte de Mirés pour obtenir des actions. Me voici; j'arrive avec enfantillage dans cette arène. Je suis annoncée: Clytemnestre d'Iphigénie en Aulide, mon début.

(Voici, mon amie Valmore, les journaux; vous y verrez la date.)

Mlle Raucourt me présenta à l'Assemblée générale: toute la Comédie-Française me fit un accueil maternel. Je le devais à l'amitié et aux égards que l'on avait pour Mlle Raucourt (les égards et les bonnes façons étaient d'usage); on me traita comme l'enfant de la maison. Le lendemain, répétition, Mlle Raucourt présente. Je reçus tous les encouragements si nécessaires à ce moment vraiment suprême. Mlle Raucourt était plus agitée que moi. J'ignorais le danger; je riais et m'amusais de tout, à tel point que, la veille de mon début, revenant de la rue Taitbout, rue des Colonnes, je gaminais, en frappant et sonnant à toutes les portes. Je n'avais plus que quelques heures de cette existence de joie et d'indifférence, pour m'enfoncer tout entière dans la vie agitée. A midi, la foule encombrait déjà toutes les issues du théâtre. (C'est vrai, chère madame Valmore; je ne mens pas.) A quatre heures et demie, pour entrer par la porte des artistes, on fut obligé de faire venir la garde pour faire faire passage, et cette pauvre Mlle Raucourt venait de se fouler le pied. Mais cette femme courageuse ne voulut pas me quitter. Elle se fit porter dans ma loge; son médecin vint la panser. Elle était bien touchante; je pleurais beaucoup.

—Allons, mon enfant, calme-toi. Ce n'est rien, je ne souffre pas.

On la porta dans une petite loge d'avant-scène qui donnait sur le théâtre! Mon entrée fut accueillie avec faveur. J'eus le bonheur d'obtenir un grand succès dans ma première scène. Ma peur était légère; et pourtant, cette salle comble, le Premier Consul dans sa loge, cette bonne et ravissante Joséphine, toute la famille assistait à ce début. Le parterre, composé des gens les plus distingués et des artistes. Nous avions les amis de Mlle Raucourt, bien entendu: le fils de Mme Dugazon, Danty, le fils d'Audinot, le Directeur de l'Ambigu-Comique, tous amis dévoués; Castéja, ancien préfet; le duc de Fitz-James, le prince d'Hénin, tout cela au parterre! Quant à moi, mon frère au parterre et ma sœur à l'orchestre, essayant tous les vieux gants de ma mère pour faire le plus de bruit possible en applaudissant.

Après ma première scène, la peur se déclara plus forte, mais l'action vint à mon secours. Mlle Vanhove jouait Iphigénie; Mlle Fleury, Eryphile; Saint-Prix[38], Agamemnon; Talma, Achille. Mon cher Talma, il fut sifflé dans Achille, les partisans du beau Lafont étaient courroucés de n'avoir par leur Lafont. Comme Talma a pris sa revanche dans ce même rôle qui devint pour lui un de ses plus beaux! Cette agitation du public contre Talma vint me troubler. A chaque instant, Mlle Raucourt m'envoyait un message: «Cela va bien, tiens-toi ferme. Il y a de la cabale. N'aie pas peur; oui, n'aie pas peur, mais tremble toujours.»

Arrivée au IVe acte, à la grande tirade:

Vous ne démentez pas une race funeste...

je fus interrompue plusieurs fois par de vifs applaudissements. Cela allait trop bien, sans doute. Les mécontents s'acharnèrent à moi dans les vers:

Avant qu'un nœud fatal l'unit à votre frère

On murmurait, la malveillance fut assez cruelle. Mlle Raucourt me criait de sa loge: «Recommence.» Je recommençai, même murmure. On en venait aux mains, on applaudissait. Le Premier Consul lui-même désavouait cette cabale en applaudissant. «Recommence.» Et, moi, je recommençai avec plus d'ardeur. Saint-Prix me disait: «C'est bien, mon enfant. Ils veulent vous intimider; ne cédez pas.» La troisième fois fut enlevée à la pointe de l'épée, et mon succès fut d'autant plus grand qu'il fut une protestation à une malveillance trop visible. On me rappelle avec rage. Mlle Raucourt ne put reparaître! On vint remercier pour elle en annonçant l'accident qui la privait de se rendre à l'honneur qu'on lui faisait. Ce fut une rude soirée pour le professeur, pour la débutante; et pour les amis, donc! Ils vinrent dans la loge tout suants, quelques habits déchirés, car on en était venu aux mains. Mon pauvre frère Charles avait les siennes tout en sang. Et le bon Kreutzer aussi était au parterre; il était abîmé, mais il était si artiste, si chaleureux! Tout le monde s'embrassait.

—Quelle belle soirée, Raucourt!

—Oui, oui, elle a été chaude. Cette petite diablesse n'a pas perdu la tête, et il y avait de quoi.

Monvel me dit:

—Bien, petite. Est-ce que vous saviez le vers:

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire?

Mlle Contat n'avait pas manqué, pour sa chère Fanny, d'assister à ce début. Elle fut de suite après la représentation dans la loge de Mlle Raucourt. Elle m'embrassa à plusieurs reprises, chose peu commune chez elle; aussi, Mlle Raucourt me dit: «Tu dois être bien fière.»

Le Premier Consul et Joséphine envoyèrent complimenter Mlle Raucourt et savoir des nouvelles de sa foulure. Toute la famille du Premier Consul en fit autant. Ah! cette soirée peut-elle jamais être oubliée? Non, jamais. Ces souvenirs-là ne s'effacent pas. Cette foule de gens du monde, des artistes qui se pressaient dans les couloirs de cette loge qui ne pouvait les contenir tous à la fois, c'était trop beau, trop imposant. Cette bonne Mme Dugazon, la Saint-Aubin, les artistes du Grand-Opéra, tous s'étaient donné rendez-vous pour soutenir l'élève de Raucourt: il y avait parmi les grands artistes d'alors tant de fraternité!

On soupa chez Mme Dugazon; il a fallu en entendre, des avis! On me prenait à part:

—Tu as été très bien, mon enfant; mais, à ton second début, évite de copier ton professeur.

Un autre:

—Fais toujours comme te dira Mme Raucourt. Prends garde à ta démarche, ne lève pas trop les bras. Laisse-toi aller à ton inspiration, cela vaut mieux; livre-toi à ta nature, ne joue pas trop en dehors.

Un autre me disait:

—N'aie pas peur, il vaut mieux dépasser le but que de ne pas l'atteindre.

Voilà trop d'avis pour que mon expérience puisse choisir le bon. Mais, en vérité, j'étais étourdie. C'était un véritable casse-tête chinois.

Je revins rompue. Mon père et ma mère décidèrent que dorénavant nous reviendrions prendre tranquillement notre modeste repas. Je rejouai Clytemnestre. Je ne puis parler de la foule qui se portait à mes débuts. On saura seulement qu'ils ont duré plus d'un an avec salle comble. Mon second début fut plus brillant, et sans accident; puis Aménaïde, dans Tancrède, rôle que j'aimais beaucoup et qui fut très heureux pour moi. Que dirais-je de mes jeunes succès? Mais lisez, chers lecteurs, si vous le voulez bien, les feuilletons de cette époque! Idamé, de l'Orphelin de la Chine, me fit honneur. On m'y trouva des entrailles maternelles; et, de fait, j'aimais ces rôles de mère, je m'y trouvais plus à l'aise; puis Didon, Emilie, de Cinna, puis enfin Phèdre. Ah! celui-là, je le trouvais si affreusement difficile que je tremblais comme la feuille. Mlle Raucourt tint à me le faire jouer pourtant. Elle me l'avait fait travailler plus que tout autre, puis je lui disais:

—Il me semble que, pour cette femme qui ne mange pas, je me porte trop bien.

—Imbécile! Est-ce que je suis maigre, moi? Faut-il donc être comme la gueuse du Père La Chaise pour bien jouer Phèdre? Elle ne mange pas, mais depuis trois jours.

—Ah! oui, au fait, cela me rassure.

Je jouai avec plus de confiance.

Joséphine avait envoyé à Mlle Duchesnois et à moi nos costumes de Phèdre: ils étaient très beaux, bordés en or fin. Celui de Duchesnois était plus brillant: manteau rouge tout parsemé d'étoiles, voile, etc. Moi, plus simple, manteau bleu Marie-Louise, simple broderie. Le Premier Consul nous fit remettre 3,000 francs à moi et même somme à Mlle Duchesnois.

Après ma première représentation de Phèdre, nous étions bien heureux dans notre petite famille! Avec quel appétit je mangeais mes bonnes lentilles en salade! Mais mon beau manteau m'avait déchiré tout le bras. Ma nourrice me frotta avec l'huile de nos si excellentes lentilles.

—Bah! ce n'est rien, va, ma bonne. Qu'est-ce que c'est que d'avoir des égratignures au bras, quand on a eu une si belle soirée? Le Premier Consul y était encore avec sa bonne Joséphine; elle a voulu jouir de son magnifique costume; il m'allait bien, n'est-ce pas, bon père?

Que de bonheurs à la fois! Le lendemain, Mlle Raucourt, qui mettait des sommes fabuleuses à la loterie, venait de gagner un terne et me fit cadeau de deux petites robes (de soie, allez-vous croire?); non pas, s'il vous plaît, mais de toile, c'était bien assez beau pour la pauvre débutante. Pauvre, mais joyeuse, ravie, étourdie de mes succès; cette foule qui m'entourait, tout était éblouissant pour moi. Quand j'allais au spectacle, on m'applaudissait comme si j'étais un roi; que d'illusions, pour une pauvre petite cabotine de province!

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