Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original
(Chère amie, placez-moi ces lignes sur mon empereur; j'y tiens.)
L'empereur ne fut pas huit jours sans me revoir. Je le retrouvai gai et bon toujours. Il m'arriva une singulière aventure que je vais vous raconter.
On m'annonce le capitaine Hill, Anglais, Américain?
—Que ce monsieur vous dise ce qu'il veut, Clémentine. Vous savez que je ne reçois plus les personnes qui ne me sont point présentées et que je ne connais point. Eh bien, allez donc! Que veut-il?
—Il dit qu'il ne peut dire qu'à vous seule ce dont il est chargé.
—Eh bien, qu'il m'écrive!
—Ce monsieur prétend qu'il ne peut pas écrire cela; il ne peut parler ni écrire.
—Eh bien, dites-lui qu'il aille se promener et que je ne veux pas le recevoir, et ne revenez pas: cela me fatigue.
Malgré mon ordre, Clémentine, qui ne se laissait pas intimider, rentre.
—Ah çà! encore, insolente! Laissez-moi!
—Mais, mademoiselle, ce monsieur est très amusant, et votre curiosité sera assez piquée quand vous saurez. Ce qu'il a à vous dire est un secret qu'il ne peut confier qu'à vous seule.
—Un secret! Ceci est singulier! Eh bien, demain, à deux heures, je le recevrai. Qu'est-ce que c'est que cet homme? Il vient demander un secours? C'est un pauvre honteux?
—Oh! que non! C'est un très bel homme, très bien mis, très élégant.
—Eh bien, c'est peut-être un voleur. Il me fait peur, le bel homme! Clémentine, vous resterez là dans le boudoir, et le valet de chambre restera en sentinelle à la porte de ma chambre. C'est vous qui serez cause de quelque malheur peut-être, sotte que vous êtes. Venir exciter ma curiosité! Il n'est pas encore reçu, votre bel homme!
A deux heures, le lendemain, on m'annonce le capitaine Hill.
—Allons! le sort en est jeté! Qu'il entre, et restez là.
C'était effectivement un homme très bien, d'excellentes manières.
—Que me voulez-vous, monsieur?
—Madame, je suis chargé d'une mission assez délicate et qui m'embarrasse étrangement. Madame, pardonnez-moi d'abord la proposition que je vais vous faire. J'ai à vous parler sérieusement, mais mes paroles ne peuvent être entendues qu'en plein air.
—Comment! monsieur, en plein air! Effectivement, cette proposition singulière ne peut être acceptée et je ne l'accepte pas. Excusez-moi, monsieur, si je vous quitte, mais je ne puis vous entendre plus longtemps.
—Mais, madame, soyez sans méfiance, je vous prie.
—Ah çà! monsieur, vous voulez donc m'enlever?
—Mais, madame, point le moins du monde. Faites-vous suivre par votre voiture, par vos gens, au bois de Boulogne. Veuillez accepter une place dans ma voiture et, une fois en plein air, vous saurez tout et vous apprendrez le but de ma mission, qui peut-être ne sera pas sans intérêt pour vous.
—Tout ceci est peut-être vrai, mais je refuse.
J'avais une peur affreuse.
—Réfléchissez, madame; ce que j'ai à vous offrir ne se présente pas deux fois dans la vie. Réfléchissez et peut-être serez-vous plus confiante.
J'avais la tête à l'envers.
—Eh bien, Clémentine, qu'en dites-vous? N'est-ce pas effrayant?
—Ma foi, non, mademoiselle! Cet homme est bien. Quel mal voulez-vous qu'il vous fasse? A votre place, moi, j'irais.
—Eh bien, allez-y. Vous y gagnerez quelque chose sans doute; pour moi, je n'irai pas. Quel est cet homme?
Et les suppositions marchaient. Mon imagination courait de même. Il revint le lendemain... Je refusai... Le surlendemain... Il me fatigue, cet homme! Je veux savoir ce qu'il est.
—Qu'il vienne demain à deux heures! J'irai.
Le lendemain, me voilà en voiture à côté de ce personnage mystérieux, beau, jeune, en vérité, qui aurait mieux fait de parler pour lui. Je suis bien inconséquente de m'exposer ainsi. Je regardais à la portière à chaque instant pour m'assurer que j'étais suivie par ma voiture et mes domestiques.
Arrivés au bois de Boulogne:
—Enfin, monsieur, nous voici en plein air, j'espère. Expliquez-vous vite, car, je vous l'avoue, j'ai hâte de vous quitter.
Il me fit donc dans cette entrevue des demi-confidences: que j'avais inspiré une passion violente à un très haut et puissant seigneur anglais, qu'il avait fait faire mon portrait (quelque croûte sans doute!) qu'il était amoureux fou et qu'il voulait à tout prix me faire quitter la France.
Je me mis à rire.
—Ne riez, madame! C'est tout à fait sérieux. (Si je le veux bien, sans doute!)
Il me donna des détails sur la maison que j'occuperais, sur l'existence brillante que je mènerais, mais détails toujours mystérieux.
—Oui, monsieur, tout cela est vraiment magnifique. Mais de qui me parlez-vous enfin? En supposant que, pour la première fois de ma vie, les richesses me tentent au point de tout quitter et de m'exiler dans un pays que je n'aime point et que je n'aimerai jamais, au moins je veux savoir le nom de ce brillant et fastueux amant. Vous avouerez, mon cher monsieur, que tout cela ressemble trop à un conte des Mille et une nuits; qu'il est bizarre que vous, jeune et beau cavalier, vous vous chargiez d'une pareille ambassade. C'est à n'y rien comprendre.
Il ne voulut pas m'en dire plus.
—Alors, lui dis-je, bonjour, monsieur! Je remonte dans ma voiture.
Ce que je fis en riant de tout mon cœur de cette comique aventure. C'est un original, il a voulu s'amuser. Voilà tout! Je n'y pensais plus et n'en parlais même plus.
Mais cet homme était toujours devant moi, planté aux promenades, aux théâtres.
—Ah! mon cher monsieur, votre persévérance à me suivre commence étrangement à me fatiguer. Je suis bien tentée de dire au Consul votre inconcevable obstination. Mais à quoi bon? C'est un original, laissons-le de côté.
Il ne se tint pas pour battu; il revint, puis encore. Je ne voulus plus le recevoir. Il m'attendit au bas de l'escalier, et, au moment de monter en voiture, il me suppliait de l'entendre un instant. Il fallut être polie. Je ne pouvais pas mortifier cet homme devant mon domestique.
—Madame, en grâce, accordez-moi une seconde entrevue au Bois?
—Ah! mon cher monsieur, pour cette fois, allez vous promener tout seul. Cette plaisanterie se prolonge trop, elle me fatigue au dernier point. Veuillez donc ne pas insister. Vous me fâcheriez. Enfin, écrivez cela à qui vous envoie et donnez-moi la paix! Mille compliments et surtout au revoir.
—Vous m'ordonnez de me retirer, madame. J'obéis; mais, avant de vous quitter, je ne dois pas vous laisser ignorer qu'ayant reçu l'autorisation de tout vous dire, je devais espérer que vous m'accorderiez une seconde entrevue!
—Ah! vous avez reçu l'autorisation de me faire connaître votre mystérieuse mission?
L'affreuse curiosité était là qui me poussait. Puis, ceci partait d'un pays qui m'inspirait peu de confiance. Je me décidai de suite: je n'avais plus aucune crainte pour moi, je voulais tout savoir.
—Allons, monsieur, venez, mais à l'instant. Votre voiture est là, j'y monte, et que la mienne me suive.
Cet homme ne me disait pas un mot tant que nous étions dans Paris; mais, au milieu des arbres, il prenait la parole. Il commence par jeter des parures en diamants, mais de magnifiques diamants, savez-vous: collier, bracelets, boucles d'oreilles, tout cela tenu par de petites chaînes de Venise. Les boucles d'oreilles surtout étaient royales: de grosses pierres suspendues à de gros boutons. C'était éblouissant.
—Ah! monsieur, tout cela est très beau! Après?
—Madame, tout ceci est à vous. On vous prie de les accepter. Voici, en outre, le portrait du prince.
—Ce monsieur est très bien. Les diamants qui entourent son portrait ne sont pas moins beaux. C'est superbe! Mais je n'ai pas l'honneur de connaître ce visage-là. Son nom, je vous prie?
—Madame, c'est le prince de Galles.
—Ah! monsieur, c'est le prince de Galles! C'est très bien! Reprenez tous ces objets. Je vous quitte, monsieur, et je vous salue.
Je remonte dans ma voiture.
—Mais vous refusez donc, madame?
—Je refuse, monsieur, avec joie.
Je devais voir le Consul le soir même, et je me hâtai de lui tout raconter.
—J'étais effrayée, je vous jure, du nom du personnage! Je vous dis tout cela et ne m'accusez pas de pure curiosité. Non, je voyais des choses plus graves.
—Chère Georgina, on voulait peut-être faire revivre une seconde Judith.
—Vous ne serez jamais un Holopherne.
—Rassure-toi, va, je savais tout. Tu ne le reverras plus.
Effectivement, je n'entendis plus parler de lui.
(Chère bonne, toute cette aventure est vraie, très piquante et toute vraie. Toute l'histoire du capitaine Hill est vraie.)
Je ne rencontrai plus cet homme. Ma vie théâtrale me soutenait contre les ennuis. Je jouais souvent. Je vais savoir de Verteuil les ouvrages tragiques nouveaux de cette époque.
(Vous devez vous en souvenir, vous, cher Valmore.)
Tous ces ouvrages avaient peu de succès. Il y en eut un en 1806, je crois, qui fit courir tout Paris: les Templiers, de Raynouard. Je n'oublierai pas cette première représentation, qui fut bien funeste à mon cœur.
Ne pouvant se procurer de loge, ni pour or, ni pour argent, je fis placer ma bonne petite mère dans les coulisses. Elle se trouva mal; on s'empressa autour d'elle et on lui vola son cachemire! Ceci était peu de chose, hélas! mais, à dater de ce jour, ma mère fut constamment malade. Pauvre mère, elle était frappée à mort.
Nos rôles, à Lafont et à moi, étaient de vrais compères; celui de Lafont surtout. Le mien était semé de quelques beaux vers, qui produisaient un immense effet. Talma, dans Marigny, était admirable et touchant au possible. Saint-Prix, dans le grand maître, était beau. Le brillant Dalmas faisait trépigner dans son récit du connétable, récit très beau, si vous vous le rappelez, mon cher Valmore. Chaque représentation remplissait la salle jusqu'aux combles; succès productif et long! Notre salle était si mal construite que je crois qu'on ne pouvait guère atteindre que le chiffre de quatre mille francs.
Mon rôle devait exciter peu d'envie, et pourtant cette pauvre Duchesnois était furieuse.
—On vous a donné le rôle pour votre physique.
—Vous croyez, ma chère? Vous vous faites tort. Je trouve le vôtre très original.
Je viens d'écrire à Fonta, de la Comédie-Française, pour lui demander le nombre des ouvrages tragiques qui se sont joués depuis mon début jusqu'au jour de mon départ pour la Russie, et depuis mon retour en 1813, jusqu'au jour où un arrêté de M. de Duras m'a renvoyée. Je pense que tout cela est fort utile.
J'avais été plus de quinze jour sans revoir le Consul. Je ne lui fis rien dire. J'attendais, et cette fois sans impatience et presque résolue à refuser ma visite, si l'on venait me la demander; ce qui ne tarda pas à arriver.
Constant vint me prier, de la part du Consul, de venir le soir aux Tuileries.
—Impossible, mon cher! Depuis quinze jours, je me suis bien portée; aujourd'hui, je suis indisposée et pour rien au monde je ne voudrais sortir.
Constant insista.
—Le Consul se fâchera.
—J'en suis désolée, mais je ne veux pas sortir.
Étais-je donc une esclave? Non, en vérité; j'avais aussi mes caprices.
Le lendemain, j'étais aux Français, dans ma petite loge d'avant-scène, donnant sur le théâtre, juste en face de celle du Consul, qui, ce jour-là, était aux Français. On y jouait les Femmes savantes et je ne sais plus quelle petite pièce. Je ne regardai pas une fois cette loge, je m'en serais bien gardée. J'étais trop blessée pour cela. On frappa à ma loge; je vis le beau et bon Murat.
—Qui me procure l'honneur de votre visite?
—Rien, ma chère Georgina; le plaisir de causer un instant avec vous, voilà tout. Vous êtes bien dans cette petite loge; elle est charmante; on est tout à fait chez soi. Puis, juste en face du Consul.
—J'ai toujours eu cette loge; je n'aime pas à me montrer. Ici, à peine si je suis aperçue, et je vois tout le monde; puis, on peut causer à son aise.
—Jetez donc les yeux sur la loge du Consul; il vous regarde beaucoup, tout en ayant l'air d'écouter les Femmes savantes.
—Ah! mais j'en suis très flattée, je vous assure; mais, dans le fait, cela m'est assez indifférent.
—Il y a donc de la brouille?
—Ah! vous vous moquez! On n'a pas le droit de se brouiller avec le Consul, mais on a celui de rester chez soi; c'est ce que fais.
—Allons, mauvaise tête, vous avez refusé hier, n'est-ce pas? Vous consentirez demain.
—Pas plus qu'hier! Tenez, soyez bon, ne me parlez plus de cela. Voyez comme je suis rouge. Eh bien, c'est que je suis en colère. Il fait ici une chaleur! J'étouffe.
—Voulez-vous, ma chère Georgina, venir faire une petite promenade?
—Ah! très volontiers! Je serai charmée de sortir.
—Donnez-moi une place dans votre voiture, Georgina. Où se tient-elle?
—Là, dans la rue Montpensier.
—J'y vais.
Nous voilà installés. Il était excellent, le prince Murat, et certes il ne faisait pas l'aimable.
—Allons au bois de Boulogne.
—Allons.
J'étais enchantée d'avoir quitté ma loge avant le départ du Consul. Petit amour-propre satisfait, et cœur blessé. Ah! les pauvres femmes!
—Voyons, général, que me voulez-vous? Vous voyez bien que c'est fini. Le Consul est resté quinze jours sans me voir.
—Eh bien, qu'est-ce que cela prouve? Vous croyez donc, ma chère, que c'est un homme comme un autre, folle que vous êtes?
—Vous dites folle? dites donc sotte! Vous dites que ce n'est pas un homme comme les autres? Vous avez raison, c'est un beau grand homme au-dessus de tout. Mais, pour les femmes, c'est un homme comme les autres.
—Vous vous valez toutes. Malgré toute votre charmante colère, il faut ne pas être entêtée; il faut y aller demain: il le désire. Je vous le dis pour vous. Vous ferez mal de tenir rigueur; soyez heureuse qu'il désire vous voir. Ah! ma chère, d'autres femmes le conduiraient avec plus d'habileté. Si vous écoutez votre tête, elle vous fera faire bien des folies, et plus tard vous vous en repentirez.
—Vous me parlez comme un sage. C'est beau! Vous m'édifiez vraiment et vous me faite rire, vous, le beau et brillant Murat! Merci, mille fois, de vos sévères conseils! Je tâcherai d'en profiter, si je puis. Mais alors je deviendrai fausse. Est-ce cela? Ai-je bien compris? Je ferai ce que vous me conseillez. Je reverrai le Consul, mais avec un masque. Si je ne me déguise pas, je suis tout fait disgraciée.
—Soit! mettez le masque, mais qu'il soit d'une couleur bien tendre.
—Changeante, voulez-vous dire? Tenez, général, vous êtes tous des monstres.
Le lendemain, je fus aux Tuileries, mais sans joie. Je ne sais pas pourquoi, mais il me semblait qu'un malheur m'attendait. Le Consul fut le même, toujours bon, toujours aimant; moi, je faisais une contenance qui n'était que de la manière: je ne souriais pas, j'étais froide et sérieuse. Le Consul se mit à rire.
—Ah! voilà que vous vous faites un visage. Quittez-le vite, il vous va fort mal; ne me gâtez pas Georgina. Cette bouderie est sans charme. Revenez vite à votre nature. Soyez comme vous étiez hier dans votre loge: une enfant gâtée et mal élevée, qui ne veut pas qu'on la contrarie.
—Et vous, monsieur, ne soyez pas si longtemps éloigné de moi, ce qui me déplaît et m'ennuie horriblement.
—On ne fait pas tout ce que l'on veut, ma chère Georgina; mais, quoiqu'il arrive, soyez assurée que j'aurai toujours un tendre attachement pour vous et que je ne vous perdrai pas de vue.
—Mais c'est fort triste ce que vous me dites là; je ne vous verrai donc plus?
—Si, ma chère, toujours; je vous le promets. Soyez sans crainte. En voilà assez; plus de question aujourd'hui. Soyez bonne et naturelle et comptez sur moi.
(Tout ceci, mes amis, se passait comme je l'écris, peu de temps avant son couronnement Je ne suis pas en train; tout mon pauvre esprit est à la torture pour de l'argent. Vous comprenez.)
Je rentrai triste chez moi; malgré toutes les tendresses du Consul, je sentais qu'il allait se passer quelque chose de triste pour moi. C'est alors que je répétais: «Je partirai.»
Je revis le Consul peu de jours après; en entrant, il me prit les mains avec une bonté inouïe, me fit asseoir.
—Ma chère Georgina, il faut que je te dise une chose qui va t'affliger; mais, pendant quelque temps, je cesserai de te voir. Eh bien, tu ne dis rien?
—Non, je m'y attendais. J'aurais été insensée de croire que moi, qui ne suis rien au monde, j'aurais pu occuper une place, je ne dis pas dans votre cœur, mais dans votre pensée. J'ai été une simple distraction, voilà tout!
—Tu es une enfant et tu es charmante en me disant cela; tu me prouves ton attachement, et je t'aime de m'aimer: on nous aime si peu, nous! Mais je te reverrai, je te le promets.
—Merci de vos bienveillantes paroles, mais je ne profiterai pas de vos bontés; je partirai.
—Je ne crois pas cela. Tu ne feras pas cette faute: tu perdrais ton avenir.
—Mon avenir, je n'en ai plus. D'ailleurs, peu m'importe! je partirai.
Le Consul fut plus excellent qu'il ne l'avait jamais été; je fus profondément touchée de tout ce qu'il daigna me faire entendre de paroles douces et consolantes. Il était si bon. Il me retint fort tard.
—Allons, ma bonne Georgina, au revoir.
—Ah! non pas au revoir, adieu!
Tout disparut devant moi! Il me semblait que tout était mort, que rien ne s'animerait plus. Ah! c'est quand on se sépare que l'on sent tout le bonheur que l'on perd. J'étais une autre femme bien affaissée par la douleur.
—Eh bien, Clémentine, vous ne serez plus de nuit à m'attendre. Il paraît que je ne verrai plus le Consul.
—C'est possible, pour quelque temps, m'a-t-il dit.
—Il faut le croire, mademoiselle. Un homme comme lui ne se gêne pas, et, si c'était rompu tout à fait, il vous l'aurait dit.
Nous passons le reste de la nuit à faire mille conjectures. Il était presque six heures quand je revins des Tuileries.
A dix heures, je fis chercher mon Talma, et il arriva, tout essoufflé.
—Eh! bon Dieu! qu'est-il arrivé, ma chère amie, pour me faire chercher si matin?
—Il arrive que je ne verrai plus le Consul.
—Comment donc cela? Ce n'est pas possible!
—Oh! d'abord tout est possible, bon ami. Quand on s'est jetée dans une position trop élevée, l'avenir n'existe pas. Pourtant, le Consul a été d'une tendresse et d'une bonté angéliques. Il m'a dit: «Ma chère Georgina, pendant quelque temps je ne vous verrai plus, il va se passer un grand événement qui prendra tous mes instants. Mais je vous reverrai, je vous le promets.» (Ce sont ses propres paroles, chère madame Valmore.)
—Eh bien, ma chère, il faut le croire. Mais le grand événement! Voilà, j'y suis? Tu ne sais donc pas? On parle du couronnement du Consul qui sera proclamé empereur; on dit même que le pape viendra le sacrer à Notre-Dame. Ce sont les bruits qui courent; mais il n'y a rien d'officiel là-dessus.
—Eh bien! cher ami, quand cela serait, ce n'est pas parce que je verrais le Consul que le pape ne viendrait pas et que je ferais manquer le couronnement.
—Non, mais il a besoin lui-même de faire cesser les bavardages.
—Dites, mon cher, que sa fantaisie est passée; ou bien veut-il faire ses dévotions avec humilité et ne pas en être distrait par la sensation? A la bonne heure! Voyez: ce qui arrive devait arriver, je vous l'ai dit cent fois. Je n'ai pas à me plaindre. Je suis la seule fautive! A la grâce de Dieu! Je souffre, c'est bien fait! Oui, cher ami, je souffre! Mon cœur n'est pas un capital placé à gros intérêts. Je l'ai donné loyalement, sans calcul. Je n'ai pas songé un instant à la fortune, il le sait bien, lui; je n'ai jamais rien désiré. J'étais heureuse du bonheur de le voir. Croyez bien, cher ami, que je dois souffrir beaucoup.
—Tu te montes la tête; tu vas, tu vas, et tu n'as pas le sens commun. Pouvais-tu t'imaginer qu'un homme comme lui se transformerait en amoureux des Fables de Florian? Quand on a le bonheur de fixer les regards d'un homme aussi immense, il faut, ma chère, se faire grande et laisser de côté toutes ces idées d'amourettes enfantines.
—Vous avez raison. Je ne dirai plus rien, et je ne me plaindrai pas d'un mal qui doit céder devant les grandeurs. Je redeviendrai Georgina comme devant et reprendrai ma gaieté et ma chère indifférence. Déjeunons, Talma. Puis, si vous voulez être bien gentil, nous irons nous promener à la campagne.
—Mais il fait un froid de loup, ma chère!
—Bah! le froid fait du bien, il calme; la glace est bonne quand on a la fièvre. Puis vous irez prévenir chez vous que vous dînerez avec moi. D'abord, je ne vous laisse pas aller; je veux passer toute la journée avec vous. Nous irons ce soir entendre notre naïf Brunet; vous savez, grand tragique, comme il vous fait rire, rire à faire événement.
—Mais tu disposes de moi: j'avais affaire, j'avais des visites à rendre.
—Bah! vous ferez tout cela demain. Demain, j'aurai pris mon parti et vous rendrai votre liberté. C'est dit?
—Allons, fais de moi ce que tu voudras, folle; je suis ton esclave jusqu'à ce soir.
Le bruit du couronnement s'accréditait de jour en jour et devint enfin officiel. Un mois après, il eut lieu. (Décembre, la date, le jour, l'année.)
J'étais d'une tristesse accablante. Pourquoi? Je devais être joyeuse de voir le grand Napoléon élevé au rang qui lui appartenait et qu'il avait conquis. Mais l'égoïsme est toujours là. Il me semblait qu'une fois sur le trône, jamais l'empereur ne reverrait la pauvre Georgina. Je ne désirais pas voir cette cérémonie. J'avais des places pour Notre-Dame; rien ne m'aurait décidée à y aller. D'ailleurs, je n'ai jamais eu la moindre curiosité pour les fêtes publiques. Mais ma famille voulait voir. Je fis louer des croisées dans une maison qui faisait face au Pont-Neuf; pour trois cents francs, nous en fûmes quittes. Mais il fallait aller à pied. J'eus bien de la peine à m'y décider; de la rue Saint-Honoré, la course était bonne, et au mois de décembre! Nous fîmes nos toilettes à la lumière, et, quand nous partîmes, à peine s'il faisait jour. Les rues étaient encombrées, sablées; on ne pouvait marcher qu'au pas, tant il y avait de monde. Au bout de deux heures, nous étions en possession de nos chères fenêtres. Mon valet de chambre avait été à l'avance commander un bon feu et le déjeuner. Nous étions à l'abri du froid et de la faim. L'argent est bon quelquefois. Nous avions quatre fenêtres, deux sur la place et deux sur le quai. Le salon était bien: très bonnes bergères, très bons fauteuils, c'est-à-dire bons, très durs; les meubles de cette époque étaient atroces. Au moindre mouvement, on se jetait aux fenêtres.
—Viens, ma sœur, viens voir le cortège.
—C'est bien! J'aurai le temps. Vous ouvrez les fenêtres à chaque instant. Je suis gelée; laissez-moi au feu. Il faudra peut-être jouer demain; je n'ai pas envie de m'enrhumer!
Puis j'étais d'un ennui assommant!
—Je dors! Vous m'éveillerez quand vous verrez les chevaux.
—Ah! ah! le cortège.
Cette fois, c'était bien lui.
(Si Valmore voulait se charger de faire la description de ce magnifique cortège, ce serait fait de main de maître, et, moi, je n'y entends rien du tout, et cette description est bien essentielle: elle fera diversion aux petits détails insignifiants.)
Les voitures à glaces, toute la famille, les sœurs de l'empereur, cette belle et suave Hortense. (Je ne me rappelle pas si elle y était, Valmore, mais elle devait y être.) La voiture du pape Pie VII, le portecroix monté sur sa mule et que les mauvais petits gamins tourmentaient; les pièces de monnaie que l'on jetait dans la foule. (A toi, Valmore, tous ces détails.)
Enfin, la voiture de l'empereur, chargée d'or; tous les pages, sur les marchepieds, derrière, par tout, étaient admirables à voir. Nous étions au premier étage, et rien ne nous échappait; nos regards plongeaient dans les voitures. L'empereur, calme, souriant; mais l'impératrice Joséphine était merveilleuse, toujours un goût parfait dans sa toilette; mais elle toujours noble, toujours le regard bienveillant, qui vous attirait vers elle. Elle était sous ces habits la plus simple et la plus ravissante. Le diadème était porté sans qu'il pût lui paraître lourd. Elle saluait son peuple avec tant de bonté et d'encouragement que toutes les sympathies lui appartenaient. Elle était imposante pourtant, mais son sourire vous attirait à elle, et l'on serait arrivé sous son regard, sans crainte, persuadé qu'elle ne vous repousserait pas. Ah! c'est qu'elle était bien bonne, cette adorable femme! Les grandeurs ne l'avaient pas changée: c'était une femme d'esprit et de cœur. Quel malheur pour la France, pour l'empereur, que ce divorce!
Le brillant cortège fini, je rentrai chez moi, le cœur triste, en me disant: «Allons, tout est fini!» Je n'entendis point parler de l'empereur et ne cherchai pas à le voir. J'avais l'habitude de lui écrire un petit billet, quand je ne le voyais pas; mais je trouvai que je devais me tenir à l'écart, ce que je fis. Les fêtes, les illuminations et les feux d'artifice ne manquèrent pas. Je n'avais certes pas envie de courir pour voir le spectacle. Mars vint avec Armand, Thénard, Bourgoin, et me forcèrent à venir avec eux aux Tuileries. J'aurais eu mauvaise grâce à ne pas leur céder; puis, ma sœur brûlait d'envie de courir, et, comme la fille de Mars était la petite amie de ma sœur, il fallut bien se résigner. Nous voilà aux Tuileries. Au milieu d'une foule compacte qui s'étouffait, l'empereur, l'impératrice et toute la cour étaient sur le balcon, venant saluer cette foule remplie d'enthousiasme. Il y eut un moment vraiment dangereux. Les femmes criant: «J'étouffe!» mes deux pauvres petites criant plus fort que tout le monde.
—Ah! ma fille! criait Mars tout épouvantée.
—Ah! ma sœur! Sauvez ma sœur, Armand.
Et nous voilà hissant nos deux enfants sur les épaules de ce pauvre Armand.
—Mes amis, sortons d'ici, s'il est possible, ou nous serons foulés sous les pieds.
Nous vîmes alors Lafont, Talma et Fleury qui vinrent à nous; heureusement, mon Dieu! Ils nous firent un passage et, grâce à eux, nous gagnâmes la rue.
—Voilà une jolie soirée! Nous sommes presque déshabillées et toutes déchirées. Mon cachemire est joli, en vérité! Il ne tient plus. Je le garderai en souvenir de la distraction que nous nous sommes donnée.
Bourgoin était furieuse.
—Tenez, ma fille, mon beau voile d'Angleterre a le même sort que votre cachemire.
—Que le bon Dieu te bénisse, Armand! Tu en es la cause. Pourquoi es-tu venu me chercher?
Nous finîmes par rire tous de ce désordre de toilette. Cette bonne Thénard nous dit:
—La soirée ne peut finir ainsi. Venez tous à la maison: nous danserons, nous souperons; puis, mes enfants, chacun chez soi.
—Soit, dit Fleury; allons danser.
J'étais plus rieuse et plus en train qu'eux tous: c'était la peine. Nous dansâmes comme des perdus, nous valsâmes. J'avais pris Lafont.
—Ah! ma chère, ne va pas si vite. Eh! mon Dieu! la tête me tourne! Arrête donc!
—Eh bien, ami, tournons plus vite.
—Je te dis, ma bonne, que je n'en puis plus; je vais me laisser tomber.
Effectivement, il se fit tomber exprès.
—A présent, ma bonne, tu me laisseras en repos.
On se moquait de lui, on le mit en pénitence.
—Très bien! mes amis. Allez, je me trouve à merveille dans ce petit coin où vous me placez. Seulement, donnez-moi de quoi me rafraîchir.
—Thénard, un grand verre d'eau. Lafont a soif.
—Ne vous dérangez pas, mes amis; je vais me servir moi-même. Je sais où est la fontaine.
Il passa dans la salle à manger, et là il se servit lui-même de très bon vin.
—Ah! voyez-vous, le Gascon, comme il se joue de vous! Vite, à table! Il ferait tout disparaître pour se venger.
(Tous ces détails sont très enfantins; mais, comme ils sont vrais, vous en ferez ce que vous voudrez.)
Nous nous retirâmes à six heures du matin. Bourgoin dormait dans tous les coins.
—Ah! ma fille, je n'en puis plus; je n'aurai jamais le courage de rentrer chez moi.
—Je vous reconduirai, soyez tranquille.
—Et moi, George, dit Mars, il faut me reconduire aussi.
—Mais où voulez-vous que je vous mette tous? C'est impossible!
—Nous monterons sur le siège, derrière, avec le domestique.
—Et cette chère Mezerai, je la garde ici. On lui fera un lit sur le canapé.
—Venez donc et arrangez-vous comme vous pourrez.
Mars, Bourgoin et moi dans la voiture, les deux enfants avec nous, et sauve qui peut! Armand sur le siège, Talma aussi; Fleury et Lafont derrière.
—Bourgoin, ma fille, chasse Talma rue de Seine. C'est une jolie promenade qu'on nous fait faire; les pauvres chevaux en ont leur charge.
Armand, Mars, rue de Richelieu; le beau Lafont, rue de Villedo; Fleury, rue Traversière.
—Bonjour, mes chers camarades. Nous serons tous bien frais aujourd'hui. Mais nous nous serons bien amusés et bien fatigués. Courage à vous autres de la Comédie; je ne désespère pas que le public de ce soir vous siffle. Vous dormirez debout.
(Votre esprit si gai et si enfant trouvera quelques drôleries dans cet affreux et bête récit! Que voulez-vous, chère bonne? C'était bête comme je vous le raconte et deviendra spirituel et amusant sous votre plume.)
Dix jours après le couronnement, l'empereur fit demander Cinna. Son apparition avec l'impératrice fit éclater un enthousiasme que rien ne peut décrire. Toutes les dames debout, agitant leurs mouchoirs; les cris de: «Vive l'empereur! Vive l'impératrice!» étaient à vous fendre le crâne. C'était juste et beau, hommage d'enthousiasme bien mérité. Chose étrange je restai froide et insensible comme une statue de marbre; il s'élevait une barrière infranchissable à mes yeux entre un empereur et moi. Le passé si charmant devait s'effacer de ma mémoire. Le pouvait-il de mon cœur? Il fallait l'essayer; le combat était bien douloureux. Soyons artiste simplement, oublions.
MADEMOISELLE GEORGE
DANS LE ROLE D'ÉMILIE DE «CINNA»
D'APRÈS LE TABLEAU DE LAGRENÉE
(Foyer des artistes de la Comédie Française.)
Agrandissement
J'entrai en scène avec la volonté de n'être qu'Émilie, et rien de plus. Je ne tournai pas une seule fois mes yeux du côté de cette loge qui naguère me causait tant de joie. Je jouai de mon mieux, encouragée par Talma qui me répétait sans cesse:
—Ne te laisse pas aller, au moins. Vois cette salle comble et composée de toutes les illustrations. Ma chère amie, songe à ton avenir; ne laisse pas prise à la critique. Par orgueil même, à cause de la présence de l'empereur, tu dois te surpasser.
Cher ami, c'était bien vrai, ce qu'il me disait; aussi, mon imagination un peu vive se monta, et véritablement j'oubliai tout et tâchai de me mettre à la hauteur de mon personnage. Mon Talma était heureux de mon succès. Dans mes scènes avec lui, il me disait tout bas:
—C'est cela! Tu vas bien, continue; parle, ne force pas ta voix.
Pourtant, il y avait de quoi me troubler; l'empereur m'applaudissait beaucoup et la bonne et bienveillante Joséphine approuvait par des signes de sa gracieuse tête les applaudissements que l'on me donnait. Au Ve acte, au fameux vers:
Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres,
je dis ce vers tout bas; je sentais combien l'application serait inconvenante. Le public le sentit aussi, ce fin et délicat, public parisien. Il se fit un grand silence; je respirai librement et relevai la tête. L'empereur et l'impératrice nous firent complimenter. Ce soir, par exemple, nos loges étaient remplies de tous les ambassadeurs, de quelques ministres: c'était l'usage. Ces messieurs aimaient à se trouver au milieu des artistes et sans incognito, aux grandes lumières, traversant fièrement les corridors qui conduisaient à nos loges. Ils aimaient à assister à ce petit désordre tout naturel après les représentations; nous voir en peignoirs, dépouillées de nos dorures; la femme de chambre qui leur disait:
—Pardon, messieurs, laissez-moi arriver jusqu'à madame. Il faut que je la décoiffe.
—Vous permettez, messieurs, qu'elle me délivre de ces ornements qui me fatiguent la tête?
—Comment donc! Nous ne voulons pas vous gêner.
Et ce Talleyrand, exprès, au coin de la cheminée:
—Vous ne la gênez pas. Elle est femme et coquette, notre belle Georgina; elle veut se faire voir dans toute sa simplicité. Voyez comme ce peignoir de mousseline doublé de rose lui va bien et laisse voir ses bras. Convenez, messieurs, que ce costume vaut bien celui d'Émilie.
—Monseigneur, je vous prie de vous taire. Vous êtes sardonique toujours dans vos compliments moqueurs. Ah! que vous êtes méchant! Vous verrez que je ne vous laisserai plus entrer dans ma loge.
—Vous en seriez bien fâchée. Mes compliments ne vous blessent pas tant que vous voulez le dire. N'est-ce pas, Talma, que j'ai raison et qu'elle est coquette?
Ce cercle élégant, ces grands seigneurs, les poètes, les peintres, qui tenaient dignement leur place et auxquels on rendait les hommages, flattaient la vanité, quelque envie qu'on eût de n'en être pas atteint. Ce sont des jouissances qui allègent bien des ennuis.
Au milieu de tout cela, je n'entendais pas parler de l'empereur, depuis le sacre. Je faisais mille projets, je commençais un peu moins à m'isoler, je recevais plus de monde; je cherchais non les plaisirs, mais la distraction, du bruit qui m'empêchât de penser. C'était tout ce que je pouvais souhaiter.
Enfin, après plus de cinq semaines, Constant arriva:
—Quel hasard vous mène ici après une si longue absence? Que voulez-vous?
—L'empereur vous prie de venir ce soir.
—Ah! il se souvient de moi? Dites à l'empereur que je me rendrai à ses ordres. Quelle heure?
—Huit heures.
—Je serai prête.
Ah! cette fois, j'étais impatiente, je ne tenais pas en place. J'ai mon pauvre cœur froissé, mon Dieu!
J'avais fait une toilette éblouissante. L'empereur me reçut avec la même bonté.
—Que vous êtes belle, Georgina! Quelle parure!
—Peut-on être trop bien, sire, quand on a l'honneur d'être admise près de Votre Majesté?
—Ah! ma chère, quelle tenue et quel langage bien maniérés! Allons, Georgina, les manières guindées vous vont mal. Soyez ce que vous étiez, une excellente personne franche et simple.
—Sire, en cinq semaines, on change; vous m'avez donné le temps de réfléchir et de me déshabituer! Non, je ne suis plus la même, je le sens. Je serai toujours honorée quand Votre Majesté daignera me recevoir, voilà tout. Je suis découragée, il faut que je change d'air.
Que vous dirai-je? Il fut très indulgent, il fut parfait, se donnant la peine de me désabuser sur mes craintes. Je recevais ses bonnes paroles, mais je n'y croyais pas. Je rentrai avec des pensées très mauvaises, presque paralysée. Dois-je croire? Dois-je douter? Oui, je l'ai retrouvé comme par le passé, mais je ne sais pourquoi l'empereur a chassé mon Premier Consul; tout est plus grand, plus imposant: le bonheur ne doit plus être là. Cherchons-le ailleurs, si le bonheur existe. Je voyais plus rarement l'empereur. On commençait à parler bien bas d'une belle personne (mariée pourtant!) attachée à l'impératrice; on disait plus bas encore que l'empereur lui rendait des soins. Chère Joséphine, il valait encore mieux la simple actrice; elle restait éloignée, elle ne blessait pas. (Vous verrez, bonne, si vous voulez mettre cela: c'était Mme Duchâtel.)
Ne me trouvant bien nulle part; je voulus quitter mon appartement de la rue Saint-Honoré. Je l'avais pris en dégoût.
(Bonne chère amie, j'ai si peu la tête à ce que je fais, que je ne sais plus si je vous ai raconté la petite anecdote de Demidoff; j'étais encore rue Saint-Honoré.)
Demidoff avait la prétention, à cause de son immense fortune, de se faire appeler comte (il ne l'était point). Il avait des mines de fer en Sibérie. Du reste, c'était un homme charmant et spirituel. Il venait donc, lui aussi, nous visiter dans nos loges; on avait de la considération pour lui, pour ses mines. Il m'envoya par son secrétaire un mauvais petit diadème, avec de méchants petits brillants par-ci par-là.
—M. le comte vous prie, mademoiselle, d'accepter ce petit souvenir, comme hommage à l'artiste.
Il n'y avait rien à dire.
—Remerciez le comte, monsieur, en lui disant que, comme artiste, je suis flattée et reconnaissante de cette marque de son suffrage.
—Il vous demande, mademoiselle, la permission de vous présenter son respect.
Je reçois le comte dans ma loge. Pourquoi refuserais-je de le recevoir chez moi?
—Il peut venir, monsieur.
Il ne se fit pas attendre, le riche avare. Il vint le lendemain.
—Je suis très sensible à votre aimable souvenir, monsieur le comte.
—Je l'offre à l'artiste, et bien plus encore à la femme.
—Ah! monsieur le comte, vous gâtez votre présent. Comme artiste, je le recevrais; comme femme, permettez-moi de le refuser.
Je lui remis son petit écrin. Il fut assez décontenancé.
—Mais, enfin, je ne puis donc espérer un peu de retour aux sentiments que vous m'inspirez?
—Vous vous y prenez singulièrement. Vous faites donc toujours le commerce, monsieur le comte? C'est peu politique! Non, monsieur le comte, je n'ai pas le moindre désir de répondre à vos nobles sentiments. Emportez votre cadeau. Voyez, examinez; il n'y manque rien que le bon goût.
Il disparut avec sa boîte. Quelques jours après, le tout petit et modeste diadème ornait le front de ma jolie camarade B...
(Voilà, chère; il n'y a que vous qui puissiez tirer parti de ces riens.)
Je déménageais donc pour prendre un très bel appartement, rue Louis-le-Grand, au premier. C'est de là que je partis pour la Russie. Je ne puis, toutes les fois que je passe dans cette rue, m'empêcher de lever la tête sur le grand balcon. Je vois encore les trois persiennes que je fis poser au salon. Que de souvenirs, que de regrets de n'avoir pas compris la vie telle qu'elle est, positive et argenteuse! Les idées d'alors n'étaient pas toutes à l'argent, on ne se torturait pas l'esprit par les spéculations. Ne regrettons pas d'avoir passé la vie plus douce, de n'avoir éprouvé que l'ambition d'une artiste et des sentiments de femme qui, s'ils ne vous enrichissent pas, ne vous avilissent pas et vous rendent heureuse. Ces souvenirs vous conservent les émotions toujours jeunes, ce qui vaut mieux que l'or.
Je voyais souvent le prince de Metternich, ambassadeur d'Autriche près de la cour de France. Ce fameux diplomate était fort gai, très sans façon, très simple, très spirituel et moqueur; il aimait à rire, le grand diplomate.
—J'ai une loge pour le Palais-Royal. Soyez bonne; venez-y; nous rirons.
—Je ne ris pas tant que cela à toutes ces niaiseries. J'aime la naïveté de Brunet, de temps en temps; mais vous, vous y passeriez toutes vos soirées. Décidément, vous adorez les queues-rouges. Quand vous venez à nos tragédies, qui doivent vous ennuyer à périr, convenez que c'est bien plutôt pour causer dans nos loges. Homme sérieux, j'ai de vous une singulière opinion. Cher prince, je pense que, tôt ou tard, vous nous ferez grand mal.
—Chère belle, ah! vous faites de la politique et vous voulez lire dans l'avenir. Qui peut savoir ce qui nous est réservé? Pour le moment, je suis dans les meilleures dispositions; si elles changent, vous le saurez, grande diplomate; ce ne sera pas ma faute, mais celle des événements.
—Oui, vous serez entraîné tout entier aux intérêts de votre pays, sans oublier les vôtres. Cher prince, vous connaissez trop les caprices du sort pour vous sacrifier entièrement, n'est-ce pas?
—Tenez, parlons de Brunet; c'est plus gai.
Ce cher Metternich parlait ainsi, et à Dresde l'empereur a eu le tort de ne pas l'acheter: il nous a fait tout le mal que j'avais prédit.
(Dites là-dessus tout ce que vous voudrez, chère bonne.)
Il venait m'offrir de faire des promenades avec lui.
—Je suis sensible à votre attention, mais vous me faites monter dans un cabriolet détestable, que vous conduisez vous-même, ce qui me cause des frayeurs atroces. Ces promenades-là sont très ennuyeuses et je n'en veux plus. Je préfère causer, c'est plus amusant. Quand vous tenez les guides de votre mauvais cheval, on ne dit pas un mot. C'est trop allemand. Je m'amuse bien plus au Raincy, chez Ouvrard voilà de jolies parties. Nous allons là avec Talma, Fleury, Armand. C'est un séjour magnifique.
—Ah! vous voyez le grand financier?
—Financier, comme vous voudrez, mais qui reçoit son monde en grand seigneur. Dernièrement, nous y avons passé trois jours, Mlles Devienne et Mars, et nos trois compagnons Talma, Fleury et Armand. Le temps passa vite. Ah! par exemple, le paysage très joli, de ces charmantes voitures découvertes, mais traînées par deux pauvres chevaux qui ressemblent aux chevaux de M. Demasine. Il est étrange, cet homme! Ce sont des contrastes inouïs. Ce château magnifique que Junot a habité longtemps, où tout le luxe est déployé. Il y là une salle de bains délicieuse: c'est un immense bassin, tout en marbre, où l'eau tombe de partout, comme les bains des Pyrénées; on peut s'y baigner en compagnie de vingt ou trente personnes. Les ornements qui sont charmants, des peintures délicieuses, ottomanes, tapis, rien y manque. C'est un Lucullus que ce charmant et distingué financier. Dans cette superbe propriété, il y a çà et là des habitations ravissantes. Nous logeons, nous, à la Chaumière, au dehors; mais le dedans d'une élégance et d'un confortable parfait; puis, à côté de cela, deux chevaux étiques; voilà!
—Vous allez souvent à cette belle campagne?
—Le plus souvent possible.
Puis ce M. Ouvrard est un homme charmant; les manières les plus distinguées, fin, parlant peu, il s'était fait lui-même, cet homme intelligent. Son origine était peu relevée; on dit qu'il était fils d'un épicier. Il ne le criait pas trop. Je lui disais: «Allez, cher monsieur Ouvrard, vous faites grandement les choses, mais vous êtes un homme sans cœur, depuis que vous avez quitté votre tablier bleu; vous portiez alors votre cœur, mais derrière le dos, et vous ne l'avez jamais remis à la bonne place...» Il riait de bonne foi et ne se blessait point de cette plaisanterie. Mais, cher prince, la vérité, c'est qu'il n'avait point de cœur, mais beaucoup d'orgueil. Pour lui, il était très simple, mais rempli d'élégance, très recherché et très coquet, sans en avoir l'air. Toujours chaussé à merveille, il avait raison: son pied était très petit. Toujours en culottes courtes, des bas de soie, habit boutonné, gilet et cravate blanche; du linge d'une finesse! Très joli homme; les yeux petits, par exemple, mais une très jolie bouche, des dents superbes et un sourire charmant. Oh! il a fait de grandes passions et il en fera encore. Cette belle Mme Tallien a été très longtemps enchaînée; elle a eu de lui une progéniture immense, et il la trompait, cette belle personne. Ce cher Ouvrard est un Lovelace. Il voltigeait beaucoup, il pouvait être constant, mais fidèle, jamais!
(Je vous donne tous ces détails. Ouvrard est un homme gui a marqué beaucoup; on peut donc en parler.)
—Mais, ma chère mademoiselle George, il me semble, à la manière dont vous en parlez, que vous êtes dans la route des trompées?
—Non, je vous l'assure; pas pour le moment du moins. D'ailleurs, parlez-en à Mars; elle vous tiendra le même langage: elle vous dira qu'il est très séduisant et qu'il faut se tenir sur ses gardes. A Paris, il avait un hôtel rue du Mont-Blanc. Alors il nous contait qu'il avait une salle à manger où la table, par un ressort, montait toute servie et disparaissait pour remonter ensuite chargée du nouveau service, afin d'éviter les domestiques. Vous voyez comme il comprend la vie. Nous n'avons pas vu cette demeure féerique, il l'avait vendue, mais nous allions dîner chez lui dans son hôtel, boulevard de la Madeleine, hôtel immense dont il n'habitait que l'entresol; le comte de Rémusat avait tout le reste de l'hôtel, le jardin.
L'entresol d'Ouvrard était à peine meublé; sa femme, que l'on ne voyait jamais, habitait un autre corps de logis. Quelle singulière existence! On était là, comme au Raincy, servi d'une manière financière. Ses enfants venaient, après le dîner, jouer avec ma sœur et la fille de Mlle Mars. Il avait son frère, aimable et bon garçon. Notre ami Florence venait avec nous et ranimait un peu ces dîners, quelquefois assez monotones. Il nous parlait beaucoup de la belle martyre Marie-Antoinette. Il nous citait mille faits de sa bonté, entre autres: un matin—heure à laquelle la reine se faisait coiffer et permettait à Florence, régisseur de la Comédie-Française, de venir prendre ses ordres—on vint dire à la reine que toute une famille en pleurs venait se jeter à ses pieds pour demander la grâce d'un père et d'un mari. La reine se leva aussitôt, et tout en déshabillé du matin, à moitié coiffée, elle fut au-devant de cette famille éplorée et, sans perdre un instant, chez le roi avec toute cette famille, se fait ouvrir, entre, et, jetant cette famille aux pieds du roi, elle s'y jette elle-même pour demander grâce. Elle l'obtint et revint les yeux encore mouillés de larmes et heureuse comme une reine... Noble femme si calomniée, noble cœur de mère, si broyé, et femme si courageuse dans ce qu'il y a de plus sacré, dans son cœur de mère. On dit que dans sa prison, dans cette infâme captivité si longue, elle faisait toujours une réussite pour savoir si on aurait l'atrocité de l'exécuter. Toujours cette hideuse réussite disait oui; on devient superstitieux dans le malheur. Que de souffrances cette adorable femme a éprouvées!
Nous fûmes très émus de ce récit. C'était bien beau et bien sublime de voir cette grande reine venir dans un pareil désordre de toilette. Quel abandon de soi-même pour faire une belle action!
—Florence, assez sur ce sujet; nous ne voulons plus pleurer. Qu'avez-vous donc fait pour le succès de Misanthrope? Vous avez par ce succès gagné vos éperons d'homme habile. Voyons, racontez cela.
—Eh bien, la première représentation avait produit de l'effet sans contredit, mais on doutait des recettes. Il faudrait inventer quelque chose. La deuxième représentation a été assez pâle et nous comptions sur des recettes immenses. A la troisième, Florence avait donné des loges à des dames d'une demi-vertu, celles qui, quoique jolies, manquaient de parures; il leur fit des envois de robes, de chapeaux et de bouquets énormes sous la condition de fondre en larmes, et à quelques-unes l'ordre de se trouver mal. Ce qui fut dit fut fait. On fut obligé d'interrompre plusieurs fois la pièce; on transportait ces malheureuses au foyer, on faisait appeler des médecins, etc. Le manège dura trois ou quatre représentations et le succès fut énorme. Succès qui a un peu coûté à la société, mais dont le résultat fut fabuleux.
—Florence, vous êtes un grand homme. A la santé de Florence!
—Et Lekain, notre admirable Lekain, Florence?
—Ah! oui, admirable! Pas comme Talma!
—Allons donc, mon cher ami! A côté de Talma, votre Lekain eût été rococo, une ganache!
Alors Florence enlevait sa perruque, la foulait aux pieds, et se posait devant nous tous pour imiter Lekain, qui effectivement était un grand artiste. Il paraît que, dans tout ce qui était amour, il se montrait sublime; personne ne parlait comme lui à une femme: Tancrède, Orosmane, Vendôme de Duguesclin (est-ce Vendôme, Valmore? je ne me le rappelle pas!), il était merveilleux. Il était laid, mais la passion l'embellissait tellement que toutes les femmes en étaient folles. Fleury était très partisan de Lekain.
—Fort bien, messieurs; il était amoureux, il versait de belles larmes dans Orosmane; fort bien, mais l'amour, c'est commun. C'est comme nous, c'est vulgaire; mais la fatalité posée sur le front de Talma, mais ces remords, mais cette mélancolie profonde, mais le délire qui nous fait trembler tous! Toutes ces émotions palpitantes, croyez-vous qu'elles ne soient pas plus grandes que vos fades amourettes? Qui est-ce qui n'est pas amoureux? La couronne de lauriers à Talma, la couronne de myrte et de roses à Lekain.
Après les fureurs de Florence, vraie parodie des fureurs d'Oreste, on riait, et, moi, j'emmenais mon Florence dans ma voiture pour le tourmenter encore. Je l'aimais, ce Florence. Il avait de l'esprit, et avait tant vu qu'il avait toujours quelque chose à vous raconter sur ses amours avec la fameuse Sophie Arnould; anecdotes qu'on écoute en riant et que l'on se garde bien de raconter, mon pauvre Florence. Je fais ce que je peux pour me distraire; eh bien, je m'ennuie horriblement; même le théâtre n'a plus pour moi le même attrait. Au résumé, c'est une vie monotone. Nous jouons toujours la même chose; point d'ouvrages nouveaux, excepté les Templiers, qui font beaucoup d'argent, mais qui m'amusent fort peu. Cette Reine est un fort mauvais rôle qui ne m'a pas donné la moindre émotion. Que faisons-nous?
—Tenez, mon vieux Florence, je brûle du désir de quitter Paris; j'y étouffe.
—Quitter le Théâtre-Français? Y pensez-vous? Vous seriez perdue et votre pension et votre gloire. On ne l'acquiert qu'au Théâtre-Français. Allons, cette pensée est de la démence. Vous quitteriez tout et bien autre chose que le Théâtre-Français.
—C'est pour cela justement que je veux partir et que je partirai.
—Comment! est-ce que vous n'êtes plus heureuse ailleurs?
—Ne me questionnez pas! Je suis fatiguée du vide que j'éprouve, voilà tout.
—Belle comme vous êtes, entourée par tout ce qu'il y a de distingué dans Paris, toutes les distractions vous sont offertes.
—Mon cher Florence, il y a certaine et haute affection qu'on ne peut remplacer. Mettre à la place peut-être; mais ce ne serait point de mon goût et me paraîtrait indigne. L'air étranger, l'éloignement, voilà ce qu'il me faut et ce que je veux. D'ailleurs, nous n'en sommes pas là; parlons d'autre chose. J'ai dîné chez Mlle Contat, il y a deux jours, avec Mme Gay. C'est une aimable et spirituelle femme; mais, bon Dieu! qu'elle doit être fatiguée! Elle parle bien, mais elle parle sans discontinuer. Mlle Contat est très aimable chez elle; malgré tout, il y a toujours de cette charmante impertinence, dont elle s'est fait une agréable habitude. M. de Paroy est un gentilhomme, qui s'est placé, par attachement sans doute, dans une singulière position. On le prendrait volontiers, malgré ses excellentes manières aristocratique, plutôt pour l'intendant de la maison que pour le futur époux de cette grande artiste. Moi, fort ignorante de cette vie intime, j'étais mal à l'aise, quand Mlle Contat lui disait: «Sonnez, je vous prie, mon cher, pour que l'on serve le café,» et mille autres petits détails insignifiants pour les autres, sans doute habitués à la maison, mais fort étrangers pour moi. Mlle Contat a beaucoup d'esprit, mais avouez, Florence, que c'est manquer de tact. On ne peut pas avoir tout. Mais quel vilain pavillon elle habite là! Une vilaine salle à manger, pas de salon, une chambre à coucher où elle reçoit. C'est affreux! Pourquoi loge-t-elle là, Florence?
Ce pavillon touche à l'Odéon. C'est triste à mourir, mais elle a ce pavillon du gouvernement. Il y a plusieurs artistes qui sont logés pour rien, et toute grande dame qu'est Mlle Contat, elle a accepté ce pavillon.
—Mlle Contat n'est pas riche; elle a pourtant voiture, mon cher?
—Oui; c'est pour ne pas la quitter qu'elle se loge pour rien.
—Elle n'est pas riche. Talma non plus. Mars n'a rien. Vous voyez, votre Paris, pour les artistes, c'est la misère. Vite! de l'air! Dites donc, Florence, j'ai ramené dans ma voiture M. de Maupoux, fils de Mlle Contat. C'est un bon jeune homme, et bien attaché à Mars; il devrait l'épouser.
—Mais son nom, ma chère?
—Son nom! allez vous promener. Son nom, dites-vous? Celui de Mars le vaut. Encore de ces préjugés qui tuent. Voyez en Angleterre, ce sont de grands seigneurs aussi, ils épousent des actrices, et les acteurs comme Garrick sont enterrés dans le caveau des rois. Talma, on ne voudra peut-être pas t'enterrer, toi, l'honneur et la gloire de notre théâtre! Ah! atroces préjugés qui flétrissent ce qu'il y a de beau et de grand. Tenez, Florence, voulez-vous venir en Angleterre? Je vous emmène.
(Ma bonne amie, ne rayez pas ce qui touche à ces préjugés; il faut un peu nous relever, nous autres artistes. Vous sentirez cela mieux que personne et Valmore aussi.)
—Ah! c'est vous, Talma; vous me voyez rouge contre mon ordinaire! Je parlais des préjugés qui n'atteignent que nous. On veut nous flétrir et pourtant, valons-nous moins que les autres? Sommes-nous de mauvais parents? Non, certes, il est rare de trouver parmi notre secte de mauvais cœurs! Ce qui nous blesse, nous autres femmes, bien plus encore que vous autres, c'est d'entendre dire: «Ah! bien, c'est une comédienne dont M. le comte un tel est amoureux; cela ne durera pas! «Vraiment, Talma, cette opinion a dû empêcher bien des pauvres créatures d'entrer dans la bonne voie. A quoi bon, puisque l'on ne leur en sait pas gré? Et les danseuses, c'est bien autre chose! On dit: les dames du Théâtre-Français et les demoiselles de l'Opéra. Nous devons être flattées de cette distinction. Étiez-vous à l'enterrement de Charmeroy, cette charmante danseuse, dit-on?—car, moi, je ne la connaissais pas; je n'avais pas encore débuté, je ne suis pas bien ferrée sur cette époque, je peux me tromper,—morte de la poitrine? On n'a pas voulu la recevoir à l'église des Filles-Saint-Thomas (où est maintenant la Bourse). Vestris, qui était son camarade et son ami particulier, était dans une telle rage que, lui, commença par tout renverser, et il fut suivi de la foule immense qui accompagnait les restes mortels de cette pauvre femme. On prenait son cercueil, on le replaçait. N'est-ce pas un spectacle honteux? Refuser les prières à n'importe qui, n'est-ce pas offenser l'Être suprême? L'Angleterre est donc mieux pour nous, Talma. Partons pour l'Angleterre. Si vous mourez, on vous placera peut-être à côté de Garrick. C'est égal, mon ami, vous êtes bien certain d'une chose qui ne peut vous manquer; c'est que vous n'aurez pas de successeur et que, si l'on dit: «Le roi est mort! Vive le roi!» on ne pourra pas dire: «Talma est mort! Vive Talma!» Talma est mort. La tragédie est morte. C'est glorieux, cela, Talma!
—Tu as la tête montée, Georgina. Te voilà dans une exaltation!
—Cela ne vous fait donc rien, à vous? Tenez, vous n'êtes terrible qu'au théâtre; vous n'avez pas le moindre caractère.
—Mais, ma bobonne—c'est le nom que vous donnait Talma—que veux-tu que je fasse à cela? Ah! mon Dieu! rien!
—Ah! Florence, est-ce que Lekain était calme comme Talma? Il leur faut donc la rampe pour être hommes?
—Non, ma chère, mais ils usent leurs nerfs par les émotions tragiques et aiment le repos domestique.
—Alors, vous n'êtes que des bourgeois déguisés!
—Bobonne, tu es de mauvaise humeur.
—Non, je suis triste et mécontente de tout. Je ne tiens pas sur mon fauteuil. Vous savez, Talma, j'ai besoin de chevaux de poste.
—Florence, vous l'entendez. Elle fera un coup de sa tête, une folie; elle n'a pas la moindre raison! Au moins, ne viens pas me mettre dans la confidence: je te dénoncerais! Tu n'as pas le sens commun!
—C'est possible! Moi, je n'ai pas besoin de la rampe pour avoir de la force et de la volonté.
—Dis donc de l'amour-propre, enfant. Tu es blessée là au cœur, et tu penses à une vengeance de femme. Tu es trop jeune pour savoir que l'on ne peut se venger dans ta position! Pleure, rage, casse tes porcelaines chinoises si tu veux; nous, nous le voulons bien; nous t'aimons comme cela. Mais ailleurs la barrière est posée.
—C'est vrai, mais c'est atroce! Après tout, cher ami, je n'ai pas à me venger. De quoi? de mes entrevues un peu plus rares? Eh! mon Dieu! je devais m'y attendre; mais le cœur est-il prévoyant, surtout à mon âge? Hélas! on croit que tout est durable; on est bien niais, d'accord. Mais on est heureux quelques instants du moins; les premières amours décident de toute notre existence. Si vos jeunes impressions éprouvent des déceptions, toute votre vie n'est plus que méfiance du bonheur. Frappée, on a bien du froid au cœur. On le mérite. Pourquoi est-on assez folle pour aimer ce qu'on ne devrait qu'admirer?
—Ah! Georgina, que tu nous ennuies!
—Je crois bien! Je m'ennuie moi-même. J'ai l'air d'avoir la prétention de philosopher. Ah! que je suis bête, mes chers amis! Je me donne toutes les peines du monde pour être ridicule et faire de l'esprit que je n'ai pas. Laissons aller le temps et parlons cabotinage; c'est plus gai. Cela me va. Florence, vous savez que Mlle Contat préfère Caumont à Grandmesnil dans les financiers.
—Pourquoi cela?
—Caumont a plus de rondeur, plus de franchise; puis Grandmesnil a un organe glapissant qui attaque les nerfs de Contat.
—Pourtant, il est bien parfait dans l'Avare, les Femmes savantes, etc.
—Oui, mais elle le trouve trop savant et il analyse trop. Il veut en savoir plus que l'ignorant Molière, dit-elle, c'est énervant! Beaucoup d'esprit, beaucoup trop. Ce bon Caumont me va mieux.
DEUXIÈME PARTIE
FEUILLES DÉTACHÉES
A Monsieur et Madame Desbordes-Valmore.
Bons et chers amis, voici un amas de billets que je confie à votre amitié et plus encore à votre indulgence.
Je compte sur l'amicale patience de Valmore pour déchiffrer toutes ces niaiseries, que le cœur et l'esprit de Mme D... Valmore peut rendre spirituelles. Hélas! c'est mon espérance, et l'espérance donne la vie.
Le journal que vous trouverez et le détail de ma naissance est assez joli.
Vous me trouverez bien hardie de vous envoyer toutes ces balivernes maintenant.
Je n'ai ni style, ni orthographe (ce que c'est que l'éducation!).
Je vous aime tous les trois et vous embrasse.
Le 11 avril.
Madame Dugazon me prit tellement en affection qu'elle voulait à toute fin m'emmener avec elle; mais mon père ne voulut pas, bien entendu, se séparer de son idole. Molé vint après elle: même proposition, même refus. Monvel me fit jouer le Muet, de l'abbé de l'Épée. Il fit tout pour me faire quitter Amiens. C'était une monomanie d'emmener cette pauvre Mimi. On ne peut fuir sa destinée; il a fallu y céder. Toutes ces tentatives me touchaient peu, tout cela ne m'allait pas. Je voulais jouer les grands rôles d'opéra. Je ne sortais pas de là. Mon ambition allait très haut. Je voulais une belle robe pailletée, comme j'en voyais aux premières chanteuses. Je voulais les grands rôles, parce que j'aimais les coups de théâtre. Ah! que j'aurais voulu jouer Laure dans Barbe-Bleue pour avoir le bonheur d'être traînée par les cheveux en désordre! Quand ma petite mère me voyait, elle me disait:
—Eh! mon Dieu, d'où viens-tu, faite ainsi?
—Je viens de jouer Barbe-Bleue.
J'adorais Paul et Virginie parce que là j'avais des scènes dramatiques. On me jetait à gauche, à droite, puis enfin la foudre (composée de deux ou trois pétards) venait abîmer la petite barque dans laquelle j'étais en chemise et tout échevelée, et Paul me rapportait mourante et toute mouillée. La vie m'était rendue. Je me jetais dans les bras de ma mère, sans oublier mon sauveur. La toile tombait au milieu du ravissement général.
Voici une petite anecdote peu intéressante. Vous trouverez peut-être à la placer.
Nous devions jouer à Saint-Cloud Andromaque.
—Comment partez-vous, Talma? Venez-vous avec moi? Je vous emmène.
—Ma chère amie, ta voiture est trop petite pour emmener notre monde. Viens donc dans la mienne?
—Dans votre vilain berlingot, avec vos deux vieux chevaux blancs, vos pères nobles, comme vous les appelez? Joli équipage pour jouer un prince et une princesse.
—Mes chevaux sont très bons; nous irons vite, sois tranquille.
—Va donc pour les pères nobles! Mais n'allez pas flâner, Talma. Je veux dîner à Saint-Cloud, et, si vous n'êtes pas à ma porte avant deux heures, vous ne me trouverez plus.
Il fut exact, mon cher Talma. Nous allons dîner chez Legriel, puis nous préparer pour la représentation. Il faisait une chaleur accablante. Nous étions prêts avant huit heures et l'on ne commença qu'à neuf heures.
Pendant le premier acte, je voyais des chauves souris qui voltigeaient dans les coulisses.
—Bourgoin, avez-vous vu les vilaines bêtes sur la scène?
—Non.
—Ah! Dieu merci! J'en ai une frayeur mortelle, et je me sauverais malgré mon respect pour nos augustes spectateurs.
Me voilà donc en scène, toujours un peu préoccupée de l'apparition de ces demoiselles. Dans ma scène avec Oreste, une énorme bête me passa sous le nez. Adieu, Hermione! Adieu, respect! Je pousse un cri et me sauve. Le Consul riait et toute la salle. Talma me ramène.
—Voyons, tu es folle.
—Je ne suis pas folle, j'ai peur.
Je prends pourtant mon courage à deux mains, je salue le Consul et sa gracieuse femme, leur faisant voir combien je m'excusais. Je joue, ou plutôt je ne joue pas, tant mes yeux étaient attachés sur le point où cette bête s'était montrée. Mais elle change sa direction et va juste tourmenter notre belle Joséphine qui s'était amusée de ma peur. Elle renvoyait cette bête avec son éventail. Toutes les dames d'honneur en faisaient autant. Mais plus de tragédie possible. Le Consul fit suspendre pendant quelques minutes. Les laquais se mirent à la poursuite de cette horrible bête, qui finit par disparaître. Le calme rentra avec sa sortie et nous fîmes tous nos efforts pour faire oublier cette mésaventure, causée par moi d'abord. Nous eûmes un grand succès et M. de Rémusat vint nous complimenter de la part du Consul et de Joséphine.
SUR LE GOUT DE L'EMPEREUR POUR LA TRAGÉDIE
Le bulletin dont on demandait à grands cris la lecture, au milieu de n'importe quelle scène. Le commissaire de police arrivait sur le théâtre, son écharpe en ceinture, en portant deux bougies; on lisait au milieu d'une émotion, d'un élan patriotique et d'un enthousiasme que l'on ne peut croire quand on n'en a pas été témoin. Et quand l'empereur, après une de ses grandes victoires, venait assister à une représentation de Corneille, enfants, jeunes gens, vieillards, des tonnerres d'applaudissements! Et lui, toujours si simple, saluant avec le sourire si charmant, se posait dans son fauteuil, écoutant avec une attention si réfléchie le chef-d'œuvre qu'il avait demandé. Cinna était son ouvrage favori.
MON DÉPART POUR SAINT-PÉTERSBOURG
Pourquoi vais-je partir? Pourquoi ai-je quitté Paris, le Théâtre-Français? Le sais-je, grand Dieu! Non, je ne sais pas. Ce départ, ce caprice est venu par la rencontre du comte Tolstoï, ambassadeur de Russie. Depuis quelque temps, je ne voyais pas l'empereur,—par ma faute, sans doute! Ah! oui! bien certainement, par ma faute. J'étais ennuyée, j'avais des dettes, je ne voulais rien demander, je me donnais toutes les raisons; mais, la plus vraie, c'est que je voulais de l'air, de l'air étranger. Ah! qu'une jeune artiste est folle! Être désintéressée, quelle stupidité! On ne change pas sa nature: telle était la mienne. L'argent! à quoi bon? J'aimais bien mieux un succès. Bêtise! Enfin, l'ambassadeur, qui venait souvent me rendre visite, me parlait beaucoup de la Russie, de l'empereur Alexandre. Un de ses aides de camp, le comte Beckendorff, m'engagea de son côté à partir. Je disais oui, le lendemain non. Ce fut à un bal masqué que l'affaire fut conclue. Le comte Tolstoï ne me quitta que quand je lui donnai ma parole de signer le lendemain. Cette même nuit, je rencontrai le jeune Tchernicheff. On venait de me mettre au courant de ses petites intrigues. Je m'amusai donc à l'intriguer quelques instants. A cette époque, il était assez naïf. Il me dit: «Ne me parle pas. J'ai au bras une femme qui m'adore et qui est très jalouse.
—Ah! bon Dieu! jalouse déjà, et tu es ici depuis deux jours! Je ne te croirai que si tu me dis le nom de cette femme; Italienne, sans doute?
—Non, pas Italienne: c'est Mlle George.
Un éclat de rire déconcerta mon présomptueux Busse. Je ne me doutais guère, à cette époque, que cet ingénu ferait tant de mal à la France en soustrayant les plans de la campagne. Infamie!
Je signai le lendemain. J'avais une amie qui me vendit un passeport cent louis. Une amie ne pouvait pas faire moins. Je préparai tout dans le plus grand secret, Florence et mon pauvre et cher Talma étaient seuls dans la confidence. J'avais le cœur bien gros; je laissais mon père que j'adorais, ma jeune sœur, frère, et maman malade. La jeunesse est vraiment égoïste. Je laissais tout ce que j'aimais, et pourquoi? Ma mère malade, que je ne devais plus revoir; si j'avais pu le penser, je serais restée, sans hésiter: on ne veut jamais croire à la séparation éternelle. Puis on ne me disait pas le danger de ma mère. Moi, je pensais les faire venir tous près de moi. Le premier chagrin m'attendait: Ma mère morte à quarante-trois ans! A cette nouvelle, toute ma jeunesse a disparu! J'ai éprouvé plus que du chagrin; j'ai eu des remords.
J'anticipe, je me laisse aller sans ordre. C'est ma vie, c'est mon caractère, c'est ma nature.
Tout était prêt, j'allais partir; j'emmenais avec moi qui j'aimais. Je venais de créer Mandane dans Artaxerxès, du bon Delrieu. Je jouai trois fois et partis le 7 mai 1808. J'embrassai ma mère sans lui dire adieu, et à midi j'étais en fiacre pour rejoindre au premier relai la calèche qui m'attendait. Je ne me reposai pas une minute jusqu'à Strasbourg, espérant arriver assez à temps pour passer le Rhin. Malheureusement, il était trop tard. Force à nous de coucher à Strasbourg. J'étais dans toutes les transes à l'ouverture des portes, que nous attendions avec impatience. Nous traversâmes le pont... nous étions sur la terre étrangère. Un peu plus tard, j'étais ramenée à Paris. Le télégraphe avait joué!
Arrivée à Vienne, je fus de suite appelée chez la princesse Bagration, femme jeune, jolie, spirituelle, et remplie de cette grâce charmante qui vous met tout de suite à l'aise. Je trouvai là toute la haute aristocratie de Vienne: le prince de Ligne, la distinction et les grands airs de sa haute naissance, mais sans orgueil; Cobentzel; il est assez connu.
J'étais avec la princesse quand j'entendis une voix de femme qui criait: «Où est-elle? Je veux la voir.»
—Ah! bon Dieu! dis-je à la princesse, qui est-ce donc?
Je croyais toujours qu'on allait me retourner à Paris. Je me cachai derrière un écran; elle se mit à rire.
—Soyez tranquille, ma chère, c'est Mme de Staël.
Elle était fort enthousiaste, Mme de Staël, fort bruyante. Je passai donc près d'elle et fus accablée de compliments que je ne répéterai certainement pas, mais très flatteurs, dits par une femme si séduisante et si spirituelle. On se trouvait plus que flattée des éloges qu'elle vous jetait avec exagération sans doute, mais enfin vous les receviez et au fond vous en étiez aise.
Je restai à Vienne huit jours, au milieu de ce grand monde, ce grand laisser aller qui donne tant de charme aux véritables bonnes manières, quand enfin l'ambassadeur de France me fit dire qu'il était temps de me remettre en route!
VIENNE
Promenade.—Prater magnifique.—Description à faire de la ville: petites rues étroites, maisons élevées.—Saint Joseph. Stadt superbe.—Entrée par les Gasses.—Belles maisons, rues étroites.—Ville noire.—Faire quelques recherches là-dessus.
Les véritables grands seigneurs ont un type, qu'il est impossible d'imiter. Il y a chez eux un ton si parfait, si laisser aller, de la grâce sans manière; on ne s'y trompe pas. Voyez entrer dans un salon des hommes, des femmes. A la manière dont ils entrent, dont ils vous abordent, vous êtes fixé: là, la vraie noblesse; là, les parvenus. Et pourtant la même mise, la même recherche. Eh bien, non: tout cela est placé, et porté d'une façon qui indique l'habitude du luxe. (Vous auriez à dire des choses charmantes.)
Je quittai Vienne avec regret; la princesse Bagration était si séduisante, sa conversation si spirituelle! Je craignais de ne plus rencontrer une telle personne. Je partis cette fois avec un domestique allemand qui parlait français. Dieu! avant d'arriver à Vienne, que de scènes amusantes et impatientantes. Ne sachant pas l'allemand, ne pouvoir vivre que par signes; obligée, quand vous vouliez un œuf, d'imiter la poule! du lait, imiter la vache; faire les gestes de la femme qui bat le beurre. De la viande? Mon oncle se chargeait d'imiter le bœuf, le mouton. Je riais à en être malade! Et, pour payer, nous leur tendions la main remplie de ducats; ils y puisaient tant qu'ils voulaient! Et ils voulaient beaucoup! Voyager en poste est une dérision. J'avais beau dire au postillon: «Cours vite, je suis pressée.» Je leur faisais signe que j'avais faim, ou que j'étais indisposée. Rien! le petit trot, ni plus, ni moins. Ah! les entêtés, je les aurais battus. Des auberges à cette époque détestables. Mon pauvre Paris, combien je le regrettais, et combien je maudissais l'ambassadeur! Et pourtant nous voyagions dans un pays magnifique. (A parler de l'Allemagne, quelques jolies descriptions sur ce beau pays.)
Nous arrivâmes en Pologne, à Vilna. On sut mon arrivée; le gouverneur me rendit visite et me pria à dîner pour le lendemain. Il y eut soirée, une réunion nombreuse, des femmes ravissantes: les Polonaises sont si gracieuses! Je voulus bien dire quelques vers. La politesse me fit un grand succès. On voulut me remercier de ma complaisance et voilà tout; on m'entoura de mille soins, d'empressement; on me fit des éloges inouïs. Je pris tout cela comme je le devais. Toute fatiguée, j'avais accepté cette invitation et l'on me remerciait. Malgré l'enthousiasme poli, j'étais fort heureuse de rentrer à mon hôtel, d'y prendre quelques heures de repos et de me remettre en route. J'avais hâte d'arriver à Saint-Pétersbourg. (Parlez là de Vilna.)
SAINT-PÉTERSBOURG
Soirée chez la grande-duchesse Catherine, sœur de l'empereur Alexandre et mariée au duc d'Oldenbourg.
Fête chez le comte Strogonoff, vieillard charmant, adorant les artistes, et manifestant son enthousiasme par des éclats de rire. Amélie, sœur de l'impératrice, assistant à cette fête et me couronnant elle-même. Le lendemain, reçu du comte Strogonoff un fil de perles fines attachées pour la couronne offerte à Melpomène-George.
Le prince de Wurtemberg, frère de l'impératrice mère, se présentant comme son valet de chambre, et me priant d'accepter une bague en diamants magnifique et une bourse comme les bourses de quête en velours rouge et or, remplie de louis.
PARTIE DE SAINT-PÉTERSBOURG 28 JANVIER 1813.—FINLANDE.—VIBORG.
Après tous ces désastres, pour rien au monde je ne serais restée loin de mon cher pays. Malgré les offres les plus brillantes, rien ne put me retenir. Je perdais ma pension; pour moi, cette considération était trop peu de chose pour me retenir un jour de plus. J'ai eu tort! J'avais tant souffert pendant le temps de guerre! Je dois le dire pourtant au milieu de ce désastre qui devait réjouir les Russes, on me traitait avec une indulgence vraiment inouïe. Les Français étaient obligés d'illuminer, quand l'armée russe remportait des victoires de climat. Moi, qui demeurais sur la promenade la plus fréquentée, je fermais tout pour rendre mes croisées aussi noires et aussi tristes que mon pauvre cœur. On en fit le rapport à l'empereur qui eut la générosité, loin de m'en faire un crime, de répondre: «C'est d'une bonne française. Laissez-la faire. Je ne lui ferai pas visiter la Sibérie pour cela!» Nous partîmes donc, je dis nous. Je voulais passer par la Suède, m'arrêter à Stockholm. Je fus suivie par une partie de la troupe: Duparcy, Varenne, Vedel, Mainvielle, sa femme, etc. Quel voyage! Deux maigres pauvres bêtes qui ont toutes les peines à vous traîner. Vous passez deux ou trois heures dans cette confortable position. Pour vous remettre, vous arrivez: rien à boire ni à manger. Là, il faut reprendre un petit traîneau à roues seulement, devant marcher sur terre. Je pars, toujours avec ma sœur et un petit postillon de huit à dix ans. Nous partons avant tout le monde, comme toujours. Nous étions intrépides. Mais, à quelques portées de fusil, au milieu de rochers de granit, ce qui est vraiment admirable, des rochers de chaque côté, rochers immenses, d'une hauteur énorme (A toi, cher Valmore, la description.) nous voyons déboucher quelques jolis loups manifestant l'aimable intention de venir nous saluer. Ah! cette fois, la frayeur nous gagne. Nous disons au postillon: «Retourne.» Bah! il va toujours son chemin. Ma sœur s'attache à la ceinture de cette petite brute entêtée; elle saute en bas, se bat avec le petit bonhomme...
Voyager, quand la glace existait encore, dans de petits traîneaux très bas où l'on avait peine à tenir deux. Quelquefois nous faisions deux lieues sur les glaçons. Nous apercevions l'eau qui courait dessous les glaçons, tant ils étaient minces. Moi, j'étais toujours avec ma sœur. Nous bravions les dangers (et ils étaient grands, je vous prie de le croire, chers lecteurs) par des éclats de rire qui indignaient notre suite. Nous partions du fou rire en nous regardant. Nous étions si drôlement costumés, de grosses bottes de laine, des bonnets de vison, des robes ouatées de telle manière que nous avions l'air d'être ficelées comme de gros saucissons de Bayonne et, pour notre commodité, nous ne nous séparions jamais d'un énorme sac dans lequel j'avais fourré toutes mes pierreries et mon argent. J'avais attaché cet énorme sac au bras de ma sœur. Elle ne pouvait jamais s'en séparer, et, comme elle était et est beaucoup plus petite que moi, elle était vraiment grotesque. En la regardant, j'avais des rires à mourir, et elle, furieuse, voulait jeter son sac sur la route si je continuais Ah! le bon temps de joie, de jeunesse, de sans soucis! Que vous êtes regrettable et que vous passez vite! Et dire que c'est fini et que cela ne peut pas revenir.
Tout cela est mal fait, mal arrangé. Car, en fin de compte, nous ne vivons pas dix ans de cette belle existence qu'on appelle jeunesse. C'est trop triste! Et que de femmes seront de mon avis! Si elles ne le disent pas, c'est qu'elles ne sont pas franches. Quelle est la femme, même la plus sage, qui ne regrette pas les hommages qu'on lui rendait, même sans espoir? Passons.
A chaque relais, changement d'équipage. Vous arrivez là; il pleut: vite et vite, on vous amène un équipage, une atroce charrette; on met là-dessus deux ou trois matelas. Vous vous étendez à la belle étoile, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige, n'importe. Ma sœur tombe sur la route, dans la boue, avec son gros sac, ses grosses bottes, et moi ne pouvant lui donner de secours, tant ma gaieté l'emportait sur le danger. Heureusement, notre caravane arrivait au grand galop, munie de fusils, pour faire face aux dangers des loups.
ROCHER DE CHINCKEBER
Trois maisons. On nous met dans une grande pièce carrée, méli-mélo... Ah! quelle horreur! jamais je ne resterai là. Dans cette affreuse chambre, je découvre un cabinet: j'obtiens en payant beaucoup d'argent, passeport indispensable, de me placer dans le cabinet avec mon père et ma sœur. On me fait mon lit sur une grande planche et me voilà installée avec tous mes petits ustensiles de toilette qui ne me quittaient jamais. Je fis emploi de tous mes parfums, je vous assure. Mon père couchait par terre. Nous avions découvert une petite cabane où l'on nous faisait nos repas. Nous avions pris quelques provisions en Finlande. Deux jours après, une dame qui occupait dans cette pièce un cabinet à peu près semblable au mien, mais beaucoup plus confortable, éclairé par une fenêtre, une belle chaise en paille et un lit, partait pour Saint-Pétersbourg. L'argent m'ouvre la porte de ce palais enchanté et nous voilà enfin installés.
Nos camarades couchaient tous par terre. Dans cette affreuse chambre, parmi nous, il y avait une femme très cocasse, petite, plus jeune que son mari. Duparcy, qui était toujours comique avec son sang-froid, s'amusait de tout cela. Cette petite Mme Bonacine était très avare et très défiante. Duparcy lui faisait croire que nous n'étions pas en sûreté; aussi passait-elle toutes les nuits à compter son argent, ce qui divertissait tout le monde. Duparcy lui disait: «Ma chère Bonacine, avez-vous votre compte? Voyez, calculez bien: je me méfie tant de ces demi-sauvages!»
Je me couchais fort tard, selon mon habitude. J'avais des cartes et faisais force réussites. Le temps ne nous permettait pas de traverser le golfe. Demain! toujours attendre. Les vivres diminuaient. J'avais grande envie de me remettre en route, de passer par la Laponie, de voir Tornéa. La capitale était chose curieuse. J'étais tout à fait décidée, quand je vis entrer le comte de Lowers qui venait de passer le golfe pour se rendre à Pétersbourg. Il vint me consoler d'abord en me donnant, en nous apportant des vivres: la disette était grande. Duparcy, qui faisait très bien la cuisine, eut l'affreuse pensée d'accommoder un chien en gibelotte. On trouva le mets excellent, mais nous n'en prîmes pas notre part. Je serais plutôt restée sur le rocher. On m'aurait enterrée comme on aurait pu, pas aussi poétiquement que Chateaubriand, au milieu de l'Océan, mais dans un modeste coin; un peu de terre et une croix en bois. Notre excellent comte de Lowers, qui se trouvait mon directeur, vint donc m'apporter l'espérance que le lendemain, sans doute, nous pourrions partir.
Le lendemain, pourtant, le temps ne nous parut pas assez favorable. Quelques-uns voulurent tenter de passer. Vedel, par exemple, Charles, Mlle X... Ils s'embarquèrent et nous étions fort inquiets, quand, à la nuit tombante, nous vîmes revenir nos malheureux compagnons, abîmés de fatigue, de frayeur. Charles pour se donner du courage, et pour en donner aux autres, disait-il, avait un peu usé d'eau-de-vie. Il était tombé à l'eau entre deux glaçons, d'où on avait eu toutes les peines du monde à le tirer. Au milieu de cette terreur, de ce danger qu'ils venaient de courir, nous ne pûmes nous empêcher de rire aux éclats en les voyant affublés d'une manière grotesque. Charles surtout, apporté par deux mariniers, mouillé, trempé, enflé, avait l'air d'être empaillé. En fin de compte, c'était pourtant assez triste, et je commençais à me tourmenter. Au point du jour, nous nous levions pour regarder si le temps nous permettrait enfin de quitter cet horrible séjour. Ce jour tant désiré arriva. Dès le point du jour, on vint nous prévenir que les barques étaient prêtes. On me choisit la plus belle et la plus grande, par courtoisie. En entrant dans cette demeure si périlleuse, mon père nous embrassa toutes deux. «Maintenant, mes enfants, Dieu nous garde!»
C'était vraiment beau à voir. Au milieu d'un danger éminent, nous étions si contents d'avoir quitté notre rocher que nous chantions tous à de très fréquents intervalles. On était obligé d'employer des crochets pour repousser les glaçons qui encombraient le passage, puis encore, puis toujours. Les hommes, qui nous conduisaient, faisaient triste figure, je vous prie de le croire. La pluie qui tombait sur nous, car nous étions à découvert, ajoutait au malaise général. Enfin, nous touchons la terre! Et tous, nous nous mîmes à remercier Dieu! Nous connaissions le danger que nous venions de courir en regardant en arrière! Comment! nous venions de passer là, ce golfe couvert de glaçons! Nous avions pu franchir cet espace, passer au travers, et nous n'avions pas été brisés! Ah! merci, mon Dieu! grâces vous soient rendues!
Bah! vingt minutes après, nous n'y pensions plus. Nous traversâmes une jolie petite ville. Une auberge bien propre, des petits lits blancs en bazin qui nous ravissaient. Vite à la toilette dans ces charmantes chambres. Puis, après, soupons!
(Il faut chercher le nom de cette première ville.)
Maintenant où se loger? François court, nous fait attendre, dans notre équipage, à chaque porte où l'on présume que l'on pourra trouver gîte. J'étais honteuse, je l'avoue. Nous arrêtons devant une maison où logeait Mme de Staël qui, de sa fenêtre, voyant toutes ces charrettes, a la politesse de me reconnaître. (Me reconnaître! avec ce costume!) Elle fait vite descendre M. de Rocca, qui me supplie de monter. Je m'y décide, et Mme de Staël, tout aimable, me fit attendre et courir toute sa maison pour me trouver un gîte. Les autres attendaient dans la rue et excitaient la curiosité de tous les passants. On trouve enfin. Mon père et ma sœur me font dire que c'est assez bien. Assez! Tous ces appartements sont affreux. Mme de Staël me fit conduire dans sa voiture, accompagnée de M. de Rocca et de sa charmante fille Albertine.
A Chiwekle, sur le joli rocher, deux voyageurs allemands attendaient comme nous et firent le passage en notre compagnie, dans cette première petite ville de Suède qui me parut un Paris (et dont il faut chercher le nom).
Ils nous furent très utiles pour nous faire donner ce dont nous avions besoin. Nous les invitâmes à souper. Un de ces braves Allemands se mit à chanter à pleine gorge:
Qu'on est heureux de trouver en voyage,
Un bon souper et surtout un bon lit!
L'à-propos était vrai et bienvenu. Mais il chanta d'une manière si comique que nous ne pûmes contenir notre hilarité. C'était peu poli, j'en conviens! Ce pauvre chanteur fut un peu déconcerté! Ce qui ne l'empêcha pas, pendant les deux jours de repos que nous prîmes dans cette ville, de nous aider à nous mettre en route!
Nous voilà en Suède! Plus impossible de se faire comprendre... Les vivres, où en trouver? Nous avions notre domestique allemand que j'avais emmené.
François, notre domestique, parlait un peu le suédois. Il allait à la recherche, découvrait de temps en temps des châteaux. Les seigneurs s'empressèrent de venir me rendre visite, mais pas un mot de français!
Quand François n'était pas là, nous ne pouvions plus rien. Ces seigneurs nous apportaient des œufs, des coqs de bruyère, du vin, du pain. Ah! du pain, c'était un régal dans ce pays.
Ils ont du pain fait avec la sciure de bois. Les pains, faits en couronne, sont ordinairement passés dans des espèces de perches qui sont pendues au plafond! (Comme ça doit être tendre!) Et, pour lumière, de la résine au bout d'une torche qu'ils accrochent au mur. Quelle gaieté! Tout cela, à cette époque, était bien misérable, et triste et bien aride.
(Il faut chercher les noms des villes que nous allons traverser avant d'arriver à Stockholm.)
A mesure que nous approchions, les ressources arrivaient. On trouvait au moins le nécessaire, nous voyagions toutes les nuits à la belle étoile, tant nous avions hâte de nous délivrer de cette torture incessante. Nous descendîmes dans la dernière ville qui précédait Stockholm. Nous cherchâmes à nous faire moins laides; il ne faut pas le dissimuler, nous étions affreuses avec nos bonnets garnis de cygne, et qui étaient remplis de boue. Ah! nous faisions de jolies Parisiennes. De cette ville à Stockholm nous rencontrions enfin du monde: des paysans allant, venant, leurs charrettes remplies de provisions qu'ils portaient au marché. C'était la vie qui recommençait. Nous voilà dans la capitale! Quelle tenue, mon Dieu! Sur nos charrettes découvertes, nous avions bien l'air d'une compagnie de veaux venant de Pontoise! Tout le monde nous regardait: «Eh! comment! voilà cette demoiselle George et sa troupe si attendues!» On ne songeait pas à dételer nos maigres bêtes. Dans ce temps, on ne songeait pas au dételage triomphateur, ou, pour mieux dire, nous ne nous arrangions pas pour cela. Les ovations coûtent trop cher!
Un appartement au premier dans une rue choisie. Les maisons sont presque toutes noires: on emploie le granit. Une chambre à coucher, une espèce de salon-chambre pour ma sœur et une pour Mlle Ursule(?) qui avait fait le voyage avec la famille Varennes et qui s'était attachée à nous et nous servait par amitié. Femme d'esprit et d'un caractère charmant. Pauvre femme!
François, mon valet de chambre, qui faisait très bien la cuisine, nous sert de cuisinier, de valet de chambre. On nous fournit ce qu'il faut pour le service de la table, on nous procure un domestique, et nous voici installés. Le soir même, le prince Bernadotte m'envoie son premier aide de camp, M. Camps, qui vient de la part du prince mettre une voiture à mes ordres, me disant: «Ne vous gênez pas. Tout est loué pour les huit représentations qui sont annoncées, même le parterre. On n'ouvrira pas les bureaux.»
Je fis venir les artistes qui m'avaient accompagnée. Je leur donnai la moitié des recettes et l'autre moitié pour moi, me réservant une représentation entière à mon bénéfice. Tout fut conclu à la satisfaction de tous; on distribua les rôles, etc.
C'était un événement, pour les habitants (charmants et très hospitaliers), que des représentations françaises. Avec la tragédie, on commençait par une comédie, ce qui faisait un spectacle complet. Je fus recherchée, comme artiste, par toutes les premières familles. Je n'en tirai aucune vanité: la curiosité existait; voilà tout. Je refusai beaucoup de ces invitations. Je n'ai jamais eu en goût toutes ces réunions brillantes, où vous avez l'air de venir en exhibition.
Sans doute, il est flatteur d'être admise dans la haute société, quand elle a le bon goût de vous recevoir pour vous-même, sans vous solliciter de payer votre bienvenue par la récitation d'une scène, et puis deux, et puis trois. Merci! alors, j'ai bien payé votre aimable accueil.
Les ministres vinrent me rendre visite. Je remis toutes leurs invitations après mes premières représentations. Je gagnais du temps; c'est ce que je voulais. Je rendis immédiatement toutes mes visites. Je rencontrais des familles charmantes. Partout des accueils remplis de grâce; mais avec quel bonheur je rentrais au milieu des miens! Plus de gêne, plus de toilette, que j'ai toujours détestée. La gaieté se rétablissait. Des visiteurs, les trois quarts du temps, assistaient à mon dîner: le comte Ostoya, le comte de Spar, M. Camps.
Quant à Mme de Staël, elle ne me quittait point; elle m'aimait trop.
Le surlendemain de mon arrivée, je fus rendre ma visite au prince Bernadotte et lui témoigner ma respectueuse reconnaissance pour la protection dont il voulait bien m'honorer; puis il était Français. Aussi notre entrevue fut longue. Que de souvenirs français! Que de questions ne me fit-il pas! Il était vraiment heureux de se rappeler la patrie. Il me dit que la reine voulait me voir et que je devais venir le lendemain, à midi: «J'obéirai, prince.»—Camps, Français aussi, m'attendait pour me reconduire; puis Fliger, Français aussi et colonel.
—On a beau avoir un grand rang à l'étranger, mon cher monsieur Camps, ce n'est pas la France, avouez-le. Avec le prince, de quoi avons-nous parlé? De la France. Avec vous, de quoi parlons-nous? De la France. Vous voyez bien que, sous votre uniforme suédois, votre cœur est français! Vous devez être mal à l'aise!
Le précepteur du prince Oscar, M. Le Moine, est Français aussi. Nous formions tous les soirs cette réunion; car je ne pouvais me soustraire aux invitations. Ces messieurs m'attendaient pour prendre le thé et restaient là à bavarder jusqu'à deux heures du matin.
Je fus engagée par la reine à venir souvent chez elle, tant elle désirait que je dise des vers, pour lesquels elle me donnerait la réplique. C'était beaucoup d'honneur, sans doute; mais j'étais loin de sentir ce qu'il y avait de flatteur dans ce désir royal, qui devenait, à bien prendre, un ordre. Mais que faire? obéir. J'avais un caractère très indépendant, et, me forcer à faire quelque chose, c'était me donner la fantaisie de m'y soustraire. J'ai eu ce tort trop souvent, et ce travers de mon caractère m'a fait faire bien des sottises. A quoi bon revenir sur ce passé? C'était fait: j'avais été une enfant trop gâtée. Bah! j'ai eu aussi des moments de bonheur, qui n'auraient pas existé, si j'avais pensé à l'argent. Je rentrais, comme il arrivait toujours après ces visites cérémonieuses, avec une joie bien vive, au milieu de ma société intime.
Je débutai, huit jours après mon arrivée, par Mérope. La salle comble, le roi et la reine, le prince Bernadotte, le prince Oscar, les plus belles toilettes, la salle belle, les loges découvertes, ce qui faisait un effet merveilleux pour les parures. La toile levée, on relève le lustre, ce qui donne un aspect assez triste, mais le théâtre énormément éclairé. A chaque acte, on baisse le rideau et le lustre. Je ne parlerai pas du succès; il était égal à l'empressement du public. Je fus très heureuse et très fière. On ne rappelle pas à chaque acte, ni après une scène, mais bien après la tragédie, ce qui est plus rationnel. Ce sont les Italiens qui ont amené ces ovations bien ridicules et qui sont souvent bien injurieuses pour les artistes qui sont en scène, et qui, sans respect pour leur présence, entendent les gens du lustre rappeler avant la fin d'un acte. Ils coupent l'action; peu importe, ils ont fait leur devoir. Petites vanités humaines! Ceci ne vous rendra pas plus grands, mais vous rentrez en comptant combien de fois vous avez été rappelé, et vous vous faites illusion, au point de vouloir oublier comment toutes ces ovations se sont faites! Votre bourse le sait!
(Chère Marceline, vous ferez de cela, comme de toute autre chose, ce que vous voudrez.)
Je ne sortais pas des invitations. Je dînais trop en ville. J'en étais si fatiguée qu'un jour, chez le premier ministre, où était le jeune prince Oscar et où il y avait au moins quarante personnes, je me dis: «Ah! je vais, après le repas, être assommée de sollicitations, pour me faire ma digestion, en disant une demi-douzaine de scènes tragiques.» Point. Je me sens très indisposée. Je suis obligée de me retirer Des offres de fleurs d'oranger, de tilleul. Ah! bien oui! D'abord, je mourais de faim. On fut contraint de faire atteler, et de me reconduire. Ouf! me voici quitte de cette affreuse corvée. J'arrive chez moi où l'on était à table. Mon père me fit mille remontrances.
—Quoi! tu veux donc que tous les soirs de repos que je me donne, j'aille encore subir pour délassement d'aller me tuer de fatigue et d'ennui? Non pas, vraiment. Vite, remettez sur la table tout ce que vous avez laissé et rions de bon cœur. Cher père, laisse-moi ma joie; elle passera assez tôt. Voici une bonne soirée de libre que je me suis faite. Je vais me débarrasser de cet attelage de toilette, et attendre nos bonnes visites sans façon, sans gêne, quel bonheur!
Mme de Staël, de son côté, me fatiguait. Deux fois déjà, chez elle, dîner, soirée. A la troisième, je me promis bien d'être malade. Je lui écrivis pour la prévenir de ne pas compter sur moi. J'étais donc fort tranquille avec mon monde. Mon valet de chambre annonce Mme de Staël.—Que le bon Dieu la bénisse! C'est une passion trop incommode qu'elle a pour moi.
—Faites-la passer dans l'autre pièce.
J'envoyai ma sœur qui me faisait grise mine de la commission que je lui donnais.
—Qu'est-ce que je vais lui dire, moi, à cette dame?
—Dis-lui que je dors.
—Mais vous riez tous.
—Dis-lui que j'ai la fièvre et que je rêve. Elle en croira ce qu'elle voudra.
C'est une inquisition que son enthousiasme. J'en étais fâchée pour le prince Oscar, qui était vraiment d'une bonté charmante et qui manquait rarement les soirées de Mme de Staël. C'est qu'Albertine était charmante aussi. Mme de Staël, spirituelle, adroite, voyait dans ces visites du prince un but auquel elle aurait voulu atteindre, dit-on; je dis: «dit-on,» mais on la fit partir.
Je fus à midi précis rendue chez la reine qui me reçut de suite avec une bonté extrême. Elle était en déshabillé du matin, grand peignoir de mousseline blanche à la Croissy, garni de dentelles, la tête nue et coiffée tout à fait négligée. Je n'avais pas encore joué. Elle me parla de tous mes rôles. Elle aimait beaucoup la tragédie. Elle me fit mille questions sur Paris, sur l'empereur, sur la cour, sur mon séjour à Saint-Pétersbourg. Elle parla énormément et avec beaucoup de curiosité. Je répondis très brièvement, avec discrétion; car, pour une reine, elle me faisait des questions assez indiscrètes. Je m'en tirai de mon mieux. Elle devait se dire: «Dieu! qu'elle est bête!» j'aimais mieux cela; ou bien: «Elle est bien timide!» Elle me dit:
—Ma chère, le roi veut vous voir, mais il veut vous recevoir en grande toilette! Attendez un peu.
—Madame, je suis trop honorée d'attendre près de Votre Majesté.
Et pourtant il y avait plus d'une grande heure que j'étais auprès d'elle. On annonça le roi: il était en grand uniforme, en vérité, l'épée au côté. C'était un homme de moyenne taille, maigre, souffrant, marchant à peine. Il était soutenu par deux officiers, ce qui ne l'empêchait pas de s'appuyer sur sa canne. Il vint à moi, me dit les choses les plus gracieuses du monde. Il était moins grand parleur que la reine; la langue française lui était moins familière. Je restai à peu près vingt minutes. Je pris congé de ces nobles personnages.
J'allais assez souvent le matin chez la reine, et elle me donnait effectivement des répliques. Elle affectionnait Mérope. Elle ne disait vraiment point mal. Avant mon départ, je lui fis ma visite d'adieux. Elle prit à son col une toute petite montre émaillée, très laide, en me priant de la porter comme un souvenir. «C'est bien modeste, me dit-elle, mais que peut-on vous offrir, à vous, ma chère, qui avez de si belles pierreries?» Ce fut une gasconnade royale, à laquelle je souris très gracieusement, en me promettant bien de garder soigneusement le souvenir, mais en ne portant jamais cette affreuse petite montre.
La veille de mon départ, je soupai chez M. Camps, avec le prince Bernadotte, qui m'attacha au bras deux beaux bracelets en perles fines, et deux très beaux solitaires en diamants qui formaient le fermoir. Je trouvai en rentrant M. Le Moine qui m'apportait de la part du prince une bague en diamants et une épingle idem pour ma sœur. Le prince m'envoya une belle et bonne voiture de voyage, de quatre places. J'emmenais avec moi une bonne qui s'était attachée à moi et un nommé Jules qui était de la troupe. Je l'emmenais avec un fils qu'il avait, enfant de huit à dix ans. Pour revenir en France, le voyage était coûteux, et ce pauvre garçon n'était pas riche. Après huit représentations, je voulais partir. Attendre encore était impossible; la guerre m'effrayait.
Je me séparai des autres artistes, dont quelques-uns restèrent à Stockholm, et d'autres partirent après nous, retournant dans leur chère patrie.
Je partis donc dans cette excellente voiture et deux chariots: un pour mes bagages; un pour Jules, son fils et mon valet de chambre.
(Cher Valmore, quelques recherches sur Stockholm. Savoir, s'il se peut, ce qu'on doit visiter. Il y a la statue de Gustave Wasa sur une place, mais je ne sais pas si c'est sur la place du Palais. Je crois que oui!)
VILLES TRAVERSÉES VENANT DE SAINT-PÉTERSBOURG
Viborg.
Friederickshan.
Helsingfors.
Abo, alors capitale de la Finlande.
Embarquement de l'île d'Aland.
Rocher où je me trouvais.
Débarquement en Suède, à Grisfelhamm.
Ministre des affaires étrangères.
Le comte d'Engelstrom.
Quittant la Suède. Villes:
Nyköping.
Norrköping.
Leukoping.
Ionköping.
Ystad: embarquement.
Débarquement en Poméranie.
1813.—Hambourg. Le général Davout, prince d'Eckmühl. (George écrit:
d'Equemule.)
RETOUR A PARIS (1815)
En passant par la place Vendôme, je vis une foule immense. Que vis-je, mon Dieu! Une corde au col de l'empereur et ces misérables tirant cette corde pour faire tomber ce grand homme. Mais leurs forces réunies ne purent l'abattre; il resta sur sa colonne, les regardant en souriant de pitié. Il devait dire ce qu'il a dit depuis: «Ah! ce sont là les hommes!»
Mais, moi, quand je vis cet affreux spectacle, je devins pâle et froide. J'allais me jeter hors de ma voiture, folle que j'étais; m'opposer, moi, faible femme, à cet acte de férocité, quand une amie qui était avec moi me prit et me coucha dans le fond de la voiture, en me reconduisant chez moi, rue de Rivoli. Il était temps: je me sentais mourir!
Lucien, la reine Hortense, le prince Eugène, Mme Bacciochi, la mère de l'empereur, le drapeau blanc que je vis hisser sans savoir ce que je voyais!
Ma visite chez le duc de Vicence, Caulaincourt, la nuit où l'empereur perdit l'empire. Ce fut M. de Talleyrand le plus entouré. Le duc de Vicence me reconduisant chez moi à pied, passant sur la place du Carrousel, jonchée de Cosaques, d'Autrichiens, de Prussiens.—Caulaincourt me disant: «Hein! ma chère Georgina, quelle jolie promenade pour des Français!»
Monsieur Lemercier, je vous vois encore un jour d'une représentation de Pinto, à la Porte-Saint-Martin, montant chez moi, tout haletant de ce que vous veniez d'entendre. Bocage répétait Pinto, créé d'une manière si remarquable par Talma, par le grand artiste.
M. Lemercier fit une observation à M. Bocage dans je ne sais quelle scène, en lui disant:
—Tenez, Talma faisait ainsi, et il obtenait un grand succès par ce moyen.
—Mon cher, papa Talma faisait comme il l'entendait.
Sur papa Talma, Lemercier se mit dans une indignation bien naturelle. Il aurait du lever les épaules et rire au nez de M. Bocage.
Oui, Talma faisait comme il l'entendait, et il entendait tout avec génie; Nicomède, par exemple, que M. Bocage a joué comme Bocage l'entendait; il doit s'en souvenir.
Bocage prétendait qu'il fallait être bête pour jouer la tragédie. Quelque temps après ce joli mot, M. Bocage jouait Nicomède à l'Odéon. Une personne, qui assistait à cette fameuse représentation et qui connaissait le mot de M. Bocage, s'écria, après la tragédie:
—Je ne savais pas tant d'esprit à Bocage. C'est l'homme le plus spirituel de notre siècle!
(Chère Caroline, ne sachant pas où j'en suis dans tout le griffonnage que vous avez, je passe outre, et je vais commencer le romantisme.)
Après une tournée en province, tournée d'un an avec une troupe à moi, où l'on jouait tragédies et comédies, je revins à Paris en 1829. M. Harel obtint le privilège de l'Odéon. Les antécédents de ce cher Harel ne sonnaient pas bien aux oreilles du gouvernement de Charles X. Harel, ancien préfet, destitué naturellement pour ses opinions bien connues, Harel, exilé cinq ans avec Boulay de la Meurthe, le général Exelmans; Harel ayant fondé le journal le Nain jaune, le Miroir!
Tout cela était dangereux et rien ne devait faire présumer qu'il obtiendrait la direction d'un théâtre royal. M. de la Bouillerie, qui l'aimait et le connaissait particulièrement, en parla à Charles X, qui ne fit qu'une seule question:
—Est-il honnête homme?
—Oui, sire. La preuve: cinq ans d'exil pour être resté attaché à l'empereur. Et, en lui accordant ce privilège, il se conduira avec loyauté.
—Je n'en veux pas davantage. Je le lui accorde et trouve très bien et le loue de sa fidélité et de son dévouement. Je voudrais avoir autour de ma personne beaucoup de sujets comme lui. Ils sont rares, mon cher monsieur de la Bouillerie, n'est-ce pas?
Mlle Contât, cette grande dame de la cour, cette magnifique insolence, ces grandes manières, ce ton leste, cette prétention sans façons, ce laisser-aller sans minauderies, cette comédie si spirituelle, ce sourire enchanteur, cette gaieté franche du grand monde de Louis XV. Mlle Contat!
A Mme Valmore.
Me voilà à toutes mes impressions. Laissez-moi vous les dire et ne m'accusez pas. Il n'y a point de particularité; mes impressions, mes sensations, voilà tout.
A cette époque, par exemple, nos confidents étaient détestables; ils écoutaient fort mal tous les secrets de leurs princes et princesses. Ah! les malheureux, qu'ils faisaient souffrir leur roi et son peuple!
J'ai entendu raconter par Mme de Staël: «Je me trouvais placée à table à côté d'un beau parleur qui, entre Mme Récamier et moi, se croyait obligé de faire de l'esprit, et après mûre réflexion, accoucha de la plus lourde inpertinence que j'aie entendue: «Je suis sûr de me trouver placé «entre la beauté et le génie.—Oui, lui dis-je, sans avoir ni «l'un ni l'autre.»
Joséphine aimait beaucoup les fleurs. Mlle Raucourt en était très amateur. Elles faisaient des échanges. Vous devez vous rappeler, cher Valmore, que Mlle Raucourt avait fait faire à La Chapelle une serre, qui renfermait les plantes les plus rares. A un voyage que fit Joséphine, elle s'arrêta à La Chapelle; elle vint visiter la serre et emporta des plantes. Ce petit détail est pour bien établir l'intimité de Joséphine avec Mlle Raucourt, et la familiarité qui faisait qu'elle l'appelait Fanny.
Voici le livre dont je vous ai parlé, mon cher Valmore, et qui parle de l'amour de Joséphine pour les fleurs et pour le jasmin surtout, qui lui rappelait son beau pays.
En parlant de La Fontaine, quelqu'un dit: «Il a le génie de la simplicité.»
Non: La Fontaine avait la simplicité du génie.
De l'écriture de Mlle George: «mettre ce mot sur le compte de M. Taylérant» (Talleyrand).
Jules Janin.
La spirituelle indifférence de Janin. Son enthousiasme factice. Il aimait à détruire ce qu'il avait fait. La contradiction de lui-même l'amusait.
Sur l'art du comédien.
Des leçons de déclamation! Ceci m'a toujours paru dérisoire!
Comment un maître peut-il penser changer la nature d'un élève? On peut guider, mais donnera-t-on de l'âme à qui n'en a pas, et du cœur? Non! Donnera-t-on de la noblesse? Non. Vous donnerez de la raideur, vous apprendrez à marcher peut-être? Mais donnera-t-on la démarche du désordre? Non! De la passion? Apprendra à faire des gestes, par exemple, quelle dérision! De la physionomie? Mais les gestes, les physionomies, tout cela dérive de ce que vous éprouvez, des sentiments qui se passent en vous. Comment apprendre cela? Est-ce que, dans le monde, on apprend les gestes? Vous commencez une conversation, le sujet vous intéresse, vous vous animez à mesure, vous gesticulez juste, votre physionomie reflète ce que vous éprouvez. A côté, vous avez une personne qui ne s'impressionne de rien, qui écoute froidement. Dites-lui donc d'avoir de la physionomie: elle sera grotesque, voilà tout. Non, la leçon est ridicule! Des conseils, des exemples à l'appui de ce que vous indiquez et pour développer une nature. On peut apprendre à dire, mais à jouer, non! Donnez une leçon de théâtre, alors. Et voulez-vous en donner de sérieuses? Il faut vous y consacrer; y donner tous vos soins, toute votre patience; ne pas donner des répliques d'un vers, d'une phrase: dites des scènes entières. Vous jugerez l'intelligence de l'élève, vous verrez comment il écoute, vous jugerez l'impression de sa physionomie, comment il entrera dans l'action de son personnage; mais si l'action est guidée par l'intérêt, si vous comptez les minutes de votre pendule, vous faites un métier. Quant à l'art, il n'existe pas.—On devrait vraiment accorder un prix à celui qui présenterait un élève artiste. On me dira que mon idée est bouffonne. Je ne le pense point. On récompense le talent partout, dans tous les arts; pourquoi donc l'art dramatique n'occuperait-il pas sa place? En le perfectionnant, pourquoi ne recevrait-il pas un prix, comme le parfumeur qui aura perfectionné un savon? C'est que le théâtre n'est plus un art sérieux; c'est que l'on admet très facilement des femmes qui ne veulent qu'un piédestal. C'est que l'on permet à des directeurs, même subventionnés, de recevoir souvent, sans appointements ou avec des appointements si faibles, de jolies femmes qui sont bien forcées de s'occuper d'autre chose! Adieu donc tout avenir artistique, adieu l'art. Le plaisir, les parures avant tout. Pauvres artistes! Pauvre théâtre! A quoi bon étudier, au fait, pour que l'on dise que vous avez du talent? Bah! vous savez bien que l'on vous en trouvera quand même. La critique existe-t-elle pour vous, mesdemoiselles? Vous avez toutes beaucoup de talent. Jamais on n'a vu tant de grâces, tant de distinction. Vous lisez votre feuilleton; vous êtes convaincues, excepté celui qui l'a écrit, homme d'esprit et de goût qui sait bien, lui, qu'il vous trompe, mais qui ne tient pas à vous affliger; et puis, ceci a si peu d'importance!
La critique pour le véritable talent, à la bonne heure! mais, pour ces petites drôlesses, des éloges sans restrictions. Cela n'ira pas plus loin que cela ne doit aller. On me lira. Aujourd'hui, les jolies femmes... Lundi, les artistes.
Oh! la spéculation, tu franchiras donc toutes les classes de la société!
Argent, toujours... L'argent tuera tout.
LONDRES
Deuxième voyage avec la troupe de Londres. Directeur, Pelissier.
Obtenu du duc de Devonshire la permission de deux représentations tragiques sur le grand théâtre de l'Opéra. Chose qu'on n'avait jamais obtenue. Sémiramis, Mérope. Le duc si charmant pour les artistes.
Me recevant à sa campagne que je voulais visiter, lui absent. Tous les gens sur pied pour nous recevoir. Déjeuner splendide. Me donnant les clefs de ses loges pour tous les spectacles.
Invitée à une soirée charmante chez lui, où je récitai des vers devant les plus grands personnages du royaume. Le duc vint lui-même m'attacher au bras un bracelet, qui n'avait de valeur que par la manière dont il était offert. Dans ce temps, le Pactole ne coulait pas si grandement pour les artistes, ou nous mentions moins.
PLAN DES MÉMOIRES
Mon enfance. Beaucoup de détails qui sont écrits. Mon père, directeur du théâtre. Acteurs de Paris en représentation, tels que Molé, Monvel. Mlle Raucourt chargée de faire une élève tragique, priant mon père de me laisser venir à Paris pour les études tragiques pour le Théâtre-Français; le gouvernement faisait 1,200 francs de pension.
Mes visites avant mes débuts sous l'égide de Mlle Raucourt, visites chez les ministres, la famille de Napoléon, etc.
Mes débuts. La Comédie-Française. Visites chez la Dumesnil, Clairon.
Mes impressions sur Talma, Monvel; Mmes Contat, Mars, Devienne, les dernières soirées de Larive.
Le Consulat. Talleyrand. Lucien. La mère du Premier Consul. Sa sœur Bacciochi. Joséphine. La reine Hortense. Le prince Eugène.
Mes relations avec le Premier Consul. L'empire. Beaucoup de détails très délicats sur cette liaison.
Mon départ pour la Russie: le séjour à Vienne. Société: princesse Bagration, Mme de Staël, le prince de Ligne, Cobentzel. Passage par Wilna.
Mon arrivée à Saint-Pétersbourg. Mon début. La reine mère, l'empereur Alexandre, son frère Constantin, le vieux comte Strogonoff, la jeune impératrice, et tant d'autres personnages.
Cinq ans de séjour et mon départ après la triste guerre.
Mon voyage à Stockholm, la reine, le vieux roi, prince Bernadotte. Mes représentations. Encore Mme de Staël.
Départ pour la France. Traverser les armées pour arriver à Hambourg. Le général Vandamme.
Le télégraphe annonçant mon arrivée à Dresde.
Vingt-quatre heures à Brunswick. Le roi de Westphalie. Lui remettant des notes de la part de Bernadotte.
Mon arrivée à Dresde. Le soir même, vu l'empereur qui avait fait venir la Comédie-Française, et qui donna l'ordre d'appeler Talma, Saint-Prix pour la tragédie.
Ma rentrée au Théâtre-Français. Réintégrée dans tous mes droits.
Le général Lauriston.
Départ de l'empereur pour l'île d'Elbe.
Le retour des Bourbons. Le duc de Berry me faisant venir aux Tuileries pour une dénonciation. Le duc est spirituel, m'appelant: belle bonapartiste!
—Oui, prince, c'est mon drapeau. Il le sera toujours!
Entrevue avec Louis XVIII, à cause du Théâtre-Français.
Deux voyages à Londres. Un, seule; l'autre, avec Talma. Soirée chez l'ambassadeur de France: Osmond. Le roi George présent.
Pour un congé dépassé d'un mois, le duc de Duras en profite pour m'exclure du Théâtre-Français. J'en suis ravie; mes sentiments de bonapartiste me valurent ce bienfait.
Je fus voyager en province. A mon retour, le comité du Théâtre-Français vint me demander de rentrer. J'en avais peu le désir. Me retrouver au milieu des tracasseries, Duchesnois menaçant de quitter, tout cela me décida à demander une audience à Louis XVIII pour obtenir ma liberté et passer à l'Odéon. Le ministre de la maison du roi, le général Lauriston, me fit obtenir une représentation à l'Opéra. Talma, Lafont ne pouvant y paraître, l'on donne l'ordre. Je jouai Britannicus.
Le deuxième acte du Mariage de Figaro joué par Firmin, Gonthier, Jemmy, Vertpré, Bourgoin et moi. Nous sommes très mauvaises.
Bénéfice de trente-deux mille francs.
Je recommençai mes voyages en province avec une petite troupe.
A l'Odéon, une cabale; je suis restée.
Il y a à parler de l'Odéon. Direction de M. Harel. Sous Charles X. Là, une troupe composée de Lockroy, Ligier, Bernard, Duparcy, Vizentini.
Mmes Moreau, Noblet, Delatre.
Le romantisme. Première Christine, de Frédéric Soulié; la Maréchale d'Ancre, de Vigny; Christine, de Dumas.
Tragédie: Norma, Fête de Néron. Révolution 1830.
Porte-Saint-Martin.
Victor Hugo.
Alexandre Dumas.
Bien des choses à dire. En voilà assez pour savoir si cela convient, oui ou non!
Combien il est regrettable que ce beau programme n'ait pas été exécuté jusqu'au bout! Comme ces notes de George sur les débuts du romantisme eussent été intéressantes! Qu'il eût été curieux d'avoir ses souvenirs et ses appréciations sur Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas; sur Marie Dorval et Frédérick Lemaître! Mais là s'arrête malheureusement ce qu'elle nous a laissé!
(Note de l'éditeur.)
TROISIÈME PARTIE
CORRESPONDANCE DE MLLE GEORGE
AUTOGRAPHES DIVERS
Lettre de Mlle Raucourt au sujet des débuts de Mlle George.
La Chapelle Saint-Mesmin, ce 4...
(Le coin de la lettre est déchiré.)
Je suis très reconnaissante, mon jeune ami, de la lettre aimable que vous m'écrivez et des détails qu'elle contient. Bien certainement, une des premières choses que je ferai, en arrivant à Paris, sera de profiter de l'accès que vous m'avez ménagé auprès de vos honorables protecteurs. Incapable de rechercher la faveur pour moi, je la solliciterai avec chaleur pour celle dont je veux fixer le sort. Elle est dans ce moment un peu indisposée, ce qui me contrarie fort, parce que cela retarde son travail. Je n'ai reçu que par vous des nouvelles de Paris; mais je compte toujours y être dans huit ou dix jours au plus tard. Mme George et sa fille partiront avant moi. Il y a quelque marauderie sous jeu pour Mlle Duchesnois. Il n'est pas naturel qu'elle ait cessé ses débuts pour ne pas les reprendre. La perfide Florance, qui a fait si ingénieusement tomber Mlle George ici, travaille sourdement à la faire tomber réellement à Paris; j'ai lieu de le croire, du moins, d'après ce que vous me mandez.
Allons, courage. Des dispositions, des moyens physiques, des amis puissants, et nous l'emporterons. Je dis nous, car vous m'avez montré un si véritable intérêt que je me plais à croire que nous ferons cause commune.
Tout le monde de la petite chapelle est fort sensible à votre souvenir, et vous dit mille choses aimables. Mes amis de Paris partent aujourd'hui. Nous avons souvent parlé de vous et de la joyeuse soirée.
Cette pauvre Mme Suzy est dangereusement malade.
Adieu, mon jeune ami. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Raucourt.
A monsieur Lafond, artiste du Théâtre Français de la République, rue Villedo, à Paris.
A monsieur Lemercier de l'Académie Française.
B... que j'ai vu, mon cher monsieur Lemercier, et qui doit vous avoir rendu compte et de nos intentions et de sa dernière visite à Picard, vous doit avoir mis au fait de tout ce qui s'est passé.
Je suis convaincue que votre opinion sera la mienne, et que vous ne verrez pas de bonne foi chez votre collègue, à la conduite duquel je ne comprends pas grand'chose.
Pourquoi vouloir m'engager pour trois ans? Pourquoi ne vouloir pas m'attacher à l'Odéon comme sociétaire? Pourquoi ne pas recevoir ma sœur? Enfin pourquoi ne pas se hâter d'en finir afin de rompre la glace avec le premier théâtre, à l'égard duquel je suis en pourparler.
J'apprends avec bien de le peine que Victor ne fait plus partie du deuxième théâtre. On se prive d'un jeune homme qu'on ne remplacera plus, et qui promettait pour l'avenir.
Cela me rend craintive, et me fait redouter une dissolution prochaine.
Je n'en suis pas moins sensible, mon cher monsieur Lemercier, à l'intérêt dont vous m'avez donné des preuves en cette circonstance.
Je sais que des officieux sans titres, sans mission, sans aucune approbation de ma part, se sont follement interposés entre Picard et moi. J'ai laissé sans réponse les lettres qui me furent écrites; je n'ai répondu qu'à vous seul, parce que j'ai dû distinguer en vous l'homme estimable et l'ami essentiel. Cependant, les journaux ont parlé, et ce ne peut être que M. Picard qui a dicté, et qui aura sans doute pensé que je brûlais de me fixer sous sa puissance, en quoi il a eu le plus grand tort, car, sans vous, j'aurais attendu les démarches.
Voilà donc, mon cher monsieur Lemercier, les choses dans le même état qu'auparavant; et je présume qu'elles y resteront longtemps, si M. Picard attend de nouvelles démarches de ma part.
Heureusement, je n'ai besoin ni de l'un ni de l'autre théâtre; si l'un ou l'autre ont besoin de moi (ce que je ne prétends pas), je désire ne pas être dans la situation de ne pouvoir accepter. Mais vous comprenez bien que je dois poursuivre les projets, que je vous ai confiés.
Recevez, cher monsieur Lemercier, avec l'expression de ma reconnaissance, les vœux que je forme pour tout ce qui pourra vous être agréable, et croyez au prix que j'attache à une amitié, que je m'efforcerai de mériter dans toutes les occasions de ma vie.
George Weymer.
Caen, le 6 janvier 1820.
MINISTERE
de la
MAISON DU ROI. Paris, le 14 septembre 1821.
Je m'empresse de vous prévenir, monsieur, que le roi, par ordonnance de ce jour, a bien voulu autoriser la demoiselle George Weymer à jouer sur le second Théâtre-Français. Vous voudrez donc, en conséquence, lui donner connaissance de cette décision, ainsi qu'aux comédiens sociétaires de ce théâtre, pour que les conditions de l'engagement contracté entre eux et la demoiselle George puissent être mises à exécution.
J'ai l'honneur d'être très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le ministre secrétaire d'État
du département de la maison du roi,
Signé: Mis de Lauriston.
Monsieur Gentil, directeur du second théâtre.
Mon cher ami, je suis désolée de ne vous avoir pas vu ce matin. Ce que vous êtes venu me proposer peut se faire, mais le chiffre est un peu trop économique. Si vous pouvez venir demain matin, je vous attendrai. Il n'y a pas de temps à perdre, si l'on veut jouer dimanche. Si vous étiez libre ce soir, je ne sortirai pas. Voyez ce qui vous convient le mieux de ce soir ou demain matin.
George.
Mes amitiés à madame, je vous prie.
Monsieur Porcher, 10, rue de Lancry.
Ma chère mademoiselle Tilly, je devais venir moi-même vous remercier de toutes vos gracieuses bontés. Mais, depuis trois jours, j'ai été un peu indisposée. Lundi, je me propose de vous voir. S'il n'était pas indiscret de vous demander une petite loge pour moi le soir, vous m'obligeriez. Pourtant, je ne voudrais pas gêner vos dispositions, je sais ce que coûte une première représentation.
A vous de tout cœur.
George W.
Mes remerciements et mes amitiés à M. Tilly.
Ma chère mademoiselle Tilly,
Vous devez, vous et M. Tilly, penser que je suis peu polie, n'ayant pas encore été vous remercier tous deux de votre extrême obligeance; mais quand vous saurez que depuis vendredi je suis malade, vous ne m'accuserez plus. Maintenant je viens vous prier de ne prendre aucun engagement pour la Tour de Nesle, si l'on venait réclamer votre complaisance. J'aurai à causer avec vous à ce sujet. S'il vous est possible, ne donnez pas votre parole avant que je n'aie le plaisir de vous voir, ce qui sera sous peu de jours.
Agréez, vous et M. Tilly, l'assurance de mes sentiments les plus dévoués.
George.
Le 30 avril 1906, M. Noël Charavay a vendu une lettre autographe de George à Harel (le Havre, 20 septembre 1839, une page et demie in-4o).
Dans cette curieuse lettre, elle lui rend compte des résultats de sa tournée. Elle termine ainsi:
«Adieu, ami de ma vie. Je t'aime bien de tout mon cœur, de toute mon âme. A toi jusqu'à mon dernier soupir!
A Théophile Gautier.
Dimanche (avril 1845).
Monsieur,
Vous m'avez toujours montré un intérêt que je n'avais jamais osé solliciter. Permettez-moi de vous dire que cela m'a donné un peu d'orgueil, puis de la confiance, et je vous en témoigne aujourd'hui en vous demandant tout votre appui pour les Pharaons et pour Nephtys[41].
Le succès commence à être grand; vous le rendrez immense en le publiant et en le protégeant. Quant à moi, je serai bien heureuse et bien reconnaissante de la bienveillance avec laquelle vous accueillerez mes efforts.
Agréez, monsieur, l'expression de tous mes sentiments distingués.
George.
(Collection de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.)
Mon cher ami.
Mlle Mélingue joue aujourd'hui Mérope. Voulez-vous, si vous rendez compte de cette représentation, rappeler dans deux mots le succès qu'a obtenu tant de fois Mlle George dans ce rôle? Rien n'empêchera que la justice rendue à Mlle Mélingue ne se concilie avec le souvenir utile que vous voudrez bien donner à Mlle George. Elle voyage en ce moment, et peut-être pour longtemps. Un bravo de reconnaissance à l'occasion de la représentation de Mérope n'aura rien que de très naturel et sera très favorable au but industriel des pérégrinations de Mlle George.
Deux mots seulement, je vous répète. Multa paucis.
Vous savez toute ma vieille amitié.
Harel.
26 juillet 1845.
Monsieur Janin, 20, rue de Vaugirard.
A Théophile Gautier.
28 août.
Monsieur,
Vous êtes toujours rempli pour moi d'une bonté bien aimable et bien utile.
Votre feuilleton de lundi dernier, qu'on m'a fait lire hier, est une nouvelle et très obligeante preuve de l'intérêt que vous me témoignez depuis longtemps, et auquel je suis bien sensible.
Agréez, monsieur, je vous prie, l'expression de la vive reconnaissance et des sentiments dévoués de votre très humble servante.
George.
(Collection de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.)
A Théophile Gautier, rue Navarin, no 2.
23.
Monsieur,
Je serais bien charmée que vous veuilliez donner quelques heures de votre temps à la représentation de ce soir.
Permettez-moi de compter sur votre présence, et agréez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments distingués.
George W.
(Collection de feu le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.)
Lettre d'un amateur à Jules Janin sur les représentations de Mlle George en province.
Monsieur,
Celle qui fut autrefois l'une des gloires de la scène française, la plus belle et l'une des plus brillantes femmes de ce siècle, Mlle George enfin, en est venue au point, après une carrière si longue, si bien remplie, et déjà beaucoup trop prolongée, de traîner sa pénible existence jusque dans les plus tristes bourgades, et de monter sur des tréteaux, où les plus obscurs acteurs de Paris rougiraient de paraître.
Nous étions à Saumur il y a quelque temps. Elle était aussi dans cette ville en représentations, escortée de pauvres diables qu'elle avait réunis autour d'elle. On donnait Mérope et l'affiche annonçait que, s'il n'y avait pas plus de monde que la dernière fois, on rendrait l'argent. Ceci piqua notre curiosité, nous allâmes au théâtre; et nous comptâmes dans la salle une quarantaine de personnes. On joua. Mlle George trouvait apparemment la recette suffisante.
Nous fûmes alors témoins du plus lamentable spectacle qui se soit déroulé devant nous. L'actrice parut, presque belle encore; mais dans une salle une fois moins grande que celle du Palais-Royal, où l'illusion est impossible, les rides, les cheveux blancs, la taille monstrueuse, le râlement, la démarche vacillante, la voix brisée, les hoquets de la pauvre artiste frappèrent tellement de stupeur les spectateurs qu'un sentiment unanime de pitié et de dégoût s'empara d'eux au point de leur faire fuir ce qu'ils avaient sous les yeux et que la pièce s'acheva dans la solitude.—A chacune des représentations données en cette ville, la chose se renouvelle à peu près.
De cette ville, l'infortunée comédienne s'en alla à Chinon et à Azay, villes de quatre mille et deux mille âmes, où elle joua devant des paysans qui gardaient leur chapeau devant elle!
Nous bornons ici ce tableau.
Ne serait-il pas possible, monsieur, d'arracher de cette position sans exemple cette nouvelle Hécube de l'art dramatique, qu'une ruine complète oblige à cette vie errante, soit en obtenant pour elle des secours de quelque façon que ce puisse être, soit en organisant une représentation de retraite dans la salle de l'Opéra, et dans laquelle tous les artistes de Paris les plus célèbres se feraient un bonheur de paraître et dont le produit servirait à lui assurer une rente viagère d'au moins 2,000 francs, si la recette était de 20.000 francs, les prix étant doublés?
En soumettant cette proposition à l'un de ses camarades, et il y en a tant qui sont animés du zèle le plus ardent, de l'âme la plus charitable, nul doute que l'on ne vînt promptement à bout de cette combinaison. Mlle George donnerait bien vite son adhésion, et le scandale auquel nous avons assisté, et qui se prolonge et se prolongera encore trop longtemps, ne se renouvellerait plus partout où elle va.
Vous pardonnerez, monsieur, la liberté que nous avons prise en nous adressant à vous pour cet objet; mais nous avons pensé que vous, qui êtes à la tête de la littérature dramatique, il vous serait plus facile qu'à un autre de réaliser ce projet.
Que si Mlle George n'était pas dans la misère et jouait encore la tragédie pour son plaisir, il vous resterait encore une tâche à remplir, en lui écrivant dans le but de dessiller ses yeux et de lui faire comprendre qu'elle se fait le plus grand tort, en immolant le nom qu'elle avait rendu si célèbre.
Mais, hélas! cette supposition n'est pas vraisemblable; et nous croyons que la nécessité seule oblige une femme plus que sexagénaire à monter sur les plus vils tréteaux de la France.
Réalisez notre projet, Monsieur, et vous aurez fait une belle œuvre.
Agréez l'assurance de la considération la plus distinguée de votre très humble serviteur.
Signé: A. Moreau.
Le 20 mai 1847.
L'Association dramatique, M. Henri, de l'Opéra-Comique, ou toute autre personne qui s'occupe de ces choses pourraient se mettre à la tête de cette combinaison.
Monsieur,
M. Harel m'a dit tout l'obligeant empressement que vous avez mis à m'accorder une de vos pièces et plusieurs de vos artistes pour la représentation que je donnerai samedi à l'Odéon.
Je vous prie de recevoir l'expression de ma vive reconnaissance. C'est un service réel que vous me rendez, ce qui a d'autant plus de prix à mes yeux que je n'ai pas d'autre titre que l'amitié, que vous conservez à M. Harel, qui vous a depuis longtemps voué toute la sienne.
Agréez, je vous prie, monsieur, tout mon dévouement:
George.
27 mai.
Lettre de Mlle George à Théophile Gautier au sujet de sa représentation de retraite en 1849.
Mon cher monsieur Théophile,
Vous êtes introuvable; il faut donc prendre le parti de vous écrire, et vous prier de me rendre l'immense service de me consacrer votre feuilleton de lundi.
Ma représentation de retraite passe dimanche 27 courant. Iphigénie en Aulide; le Moineau de Lesbie; Mme Viardot, Levassor dans un vaudeville, danses, etc. Voulez-vous que ma salle soit comble? Vous le pouvez, si vous le voulez bien. Le public ira où vous lui direz d'aller. Dernière représentation de Mlle Rachel avant son congé, qui malheureusement durera trois grands mois. Réunion pour une fois seulement de ces deux phénomènes. Ma retraite qui n'est pas sans agrément. Mme Viardot! Seulement, dites de moi tout le bien que vous ne pensez pas peut-être. Faites-moi rougir par vos éloges! Mais amenez-moi un public énorme. Quant à Rachel, dites tout le bien qu'elle mérite, et que vous en pensez. Donnez rendez-vous à toute l'élite de la société dans cette salle élégante. Si vous trouvez place pour parler de quelques-unes de mes créations, vous me ferez plaisir.
Vous voyez, monsieur, si je compte sur la sympathie que vous m'avez si souvent témoignée pour oser vous ennuyer si longuement de mon long griffonnage.
Permettez-moi d'espérer que lundi votre feuilleton ne me fera pas faute. Vous comprenez de quelle importance est pour moi cette représentation.
Recevez l'assurance de mes sentiments distingués et de ma profonde reconnaissance.
George W.
Vendredi.
Monsieur Théophile Gautier, rue Rougemont. Très pressé.
Lettre de Mlle George à Jules Janin sur sa représentation de retraite en 1849, et sur Mlle Rachel.
Je suis malade aujourd'hui; demain, je serai chez vous, à vos pieds, sous vos pieds.
A présent, je vais vous dire combien la grande tragédienne a été atrocement insolente; elle n'a pas voulu reparaître avec moi! Elle n'a pas voulu jouer le Moineau et pourtant elle avait envoyé chez moi son claqueur auquel nous avons donnée les billets du service, quatre loges et des stalles qu'elle m'a demandées et que je me suis empressée de lui remettre, etc. Et le vieux garçon de salle trouve à redire. Je vais vous en conter. Voilà le moment d'écrire sur le bénéfice; ce serait assez drôle. Ah! mademoiselle Rachel, vous avez été bien aimable! Encore quelques jours et je devenais maigre comme elle! C'était là sa prétention.
Mes respects à Mme Janin.
G.
2 avril 1856.
Mon cher monsieur Théophile,
Comme je ne sais pas précisément l'heure à laquelle je puis vous rencontrer (et je ne suis pas très matinale), je viens vous demander de vouloir bien m'indiquer le plus prochainement possible votre jour et votre heure. C'est un service que j'ai à vous demander, et comme vous vous êtes toujours empressé de m'être utile et bienveillant, je compte cette fois encore sur votre intérêt pour me recevoir ces jours-ci. J'attends, mon cher monsieur Gautier, votre réponse prompte et bonne comme toujours.
Recevez, mon cher monsieur, avec l'assurance de mes sentiments distingués, ceux de ma vive reconnaissance.
George W.
Mes compliments empressés à Madame, je vous prie.
(Collection de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.)
Mademoiselle George, 44, rue Basse du Rempart.
Évreux, lundi 6.
Cher bon chéri, je te donne de mes nouvelles. Je sais que cela te fait plaisir. Je crois, ami adoré, que nos petites affaires iront bien. Je joue ce soir Mérope, demain Sémiramis, et sans doute mercredi à Louviers, qui n'est qu'à six lieues d'ici; jeudi peut-être ici: cela dépendra des recettes. On dit que Bernay, Elbeuf sont meilleurs. Nous suivons bien ton itinéraire. Ton indisposition n'aura pas de suites, ami. A la maison, tu ne dois pas manquer des soins qui te conviennent. Un peu de patience et tout ira bien. Je te quitte, mon homme adoré; on vient répéter Sémiramis. Au revoir bientôt, mon chéri que j'aime de toute la force de mon âme. A toi toujours, à toi pour ma vie. A demain.
Signé: George.
Embrasse bien ma sœur pour moi.
(Lettre à Harel.)
Sur une enveloppe de lettre, on lit ces mots écrits par George:
Dernière lettre de mon (mot illisible, peut-être: vieil) aimé.
Un mot, ma chérie: mon cœur bat toujours pour toi.
Nous voilà donc, hélas! séparés pour quelque temps. Ton image sera toujours devant moi.
Bebelle me prodigue ses soins.
Notre cher Tom est près de toi; il te sert au mieux dans ton exploitation. Ta sœur me donnera toujours de tes bonnes nouvelles; toi-même, tu te rappelleras à ma tendresse éternelle: tes lettres me feront beaucoup de bien.
Embrasse bien mon fils pour moi.
A vous, à vous tous, à jamais.
Signé: Harel.
Paris, 1er juin 1846.
Madame George, 1re actrice tragique des théâtres de Paris, aux Andelys.
(Recommandée.)
La lettre contenait le quatrain suivant:
De mon visage, en ce portrait,
Avec justesse a-t-on saisi l'ensemble?
Moi, je n'en puis juger; mais enfin, s'il te plaît,
Vite, dis-moi qu'il me ressemble.
Harel.
UNE LETTRE DE M. VICTORIEN SARDOU
Marly-le-Roi, dimanche.
Cher ami,
J'ai vu Mlle George à l'Odéon, en 1842 ou 43, dans Rodogune et Lucrèce Borgia. Rodogune ne m'a laissé que le souvenir d'une figure vraiment royale. La tragédie m'ennuyait. Mais Lucrèce Borgia fut un enchantement pour mon romantisme naissant! Mlle George frisait alors la soixantaine. Elle était obèse jusqu'au ridicule. Après avoir rampé aux pieds de Gennaro, elle ne se relevait qu'avec son aide. Je me rappelle ses mains d'enfant attachées à des bras gros comme des cuisses, et, sur ses épaules massives, le cou et la tête d'une Junon trop mûre, cruellement empâtés par la graisse! Et, néanmoins, elle était si tragique par habitude, la démarche, le geste, le débit un peu emphatique et la belle sonorité de la voix, que cette soirée-là est toujours présente à ma mémoire. Je vois encore Lucrèce masquée, tout en blanc,—ce qui n'était pas pour l'amincir, arpenter la scène avec Monrose fils, qui jouait Gubetta.—Je la vois s'effondrer sous les invectives des amis de Gennaro. Les décors étaient odieux; le premier entre autres: un vieux rideau de fond usé, pelé, raclé, sans trace visible de dessin ni de couleur, et qui représentait le même soir les brouillards de la Tamise dans l'Anglais ou le fou raisonnable, et, dans Lucrèce, le grand canal à Venise. Les costumes étaient ridicules, la mise en scène enfantine. Les moines du dernier acte, avec leurs barbes postiches, mal attachées, faisaient la joie du parterre. George triomphait de tout cela, tant elle était pour le public l'incarnation même de l'héroïne de Victor Hugo, absolument fausse d'ailleurs!
Vers 1860, un soir, aux Folies-Dramatiques, j'allais m'installer dans une baignoire, en compagnie de Déjazet, quand, derrière nous, la porte de communication de la scène à la salle s'ouvrit devant une grosse dame qui, d'une voix éraillée, s'écria: «Tiens, Deujazet!» (Sic.)
C'était Mlle George.
Tandis que les deux grandes actrices échangeaient quelques propos plaisants, je regardais avec stupeur la duchesse de Ferrare. Elle avait tiré de son manchon une tabatière et y puisait à pleines mains d'énormes prises de tabac, dont elle se bourrait le nez avec rage...
Souvenir de Napoléon!
Je ne l'ai vue de près que cette fois-là.
Mille amitiés.
V. Sardou.
Monsieur Chéramy, 11 bis, rue Arsène-Houssaye, Paris.
APPENDICE
APPENDICE
NOTE DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE SUR LES ÉTATS DE SERVICE DE MLLE GEORGE
Le 8 frimaire an XI (29 novembre 1802), George Weymer débute à la Comédie-Française par Clytemnestre d'Iphigénie en Aulide; elle joue successivement: le 17 frimaire, Aménaïde (Tancrède); le 25 frimaire, Idamé (Orphelin de la Chine); le 30 frimaire, Émilie (Cinna); le 14 nivôse, Didon; les 3, 4, 25 pluviôse Sémiramis et Phèdre.
Sociétaire à ¼ de part en mars 1804, dans les jeunes princesses, grandes princesses, reines et mères.
Le 11 mai 1808, on devait donner la 5me représentation de l'Artaxercès de Delrieu, dans lequel mademoiselle George jouait le rôle de Mandane. Le matin, à onze heures, le semainier reçut une lettre de mademoiselle George l'informant qu'une affaire de la plus grande importance l'obligeait à quitter Paris pour quelques jours. Le théâtre fit relâche.
Le 13 mai, un arrêté du surintendant des spectacles condamne mademoiselle George à une amende de 3,000 francs, somme à laquelle était estimée la représentation qu'elle avait fait perdre.
Le 30 mai, la portion de part de mademoiselle George est mise provisoirement sous séquestre.
Le 17 juin, en vertu d'un nouvel arrêté, le nom de mademoiselle George est rayé du tableau des sociétaires du Théâtre-Français.
Mademoiselle George, qui était allée à Saint-Pétersbourg, y resta six années, et reparut à la Comédie-Française le 29 septembre 1813, dans son rôle de début, dans Clytemnestre. Elle rentrait à ⅝ de part et promesse de la part entière qu'elle obtint l'année suivante. Un arrêté du 25 octobre 1813 lui attribua en second l'emploi des premiers rôles, tenu en chef par mademoiselle Duchesnois; elle devait doubler immédiatement mademoiselle Raucourt dans les rôles de reine, qui n'avaient pas été joués par mademoiselle Duchesnois, et jouer les autres alternativement avec mademoiselle Duchesnois.
En 1816, mademoiselle George, qui avait, sous prétexte de maladie, prolongé de cinquante jours un congé de deux mois, se vit refuser le partage pour cette période: froissée, elle donna sa démission qui ne fut pas acceptée. En 1817, elle refuse successivement de jouer les rôles qui lui avaient été donnés dans le Germanicus d'A.-V. Arnault, et dans la Mort d'Abel de Legouvé.
Considérant que mademoiselle George Weymer a presque entièrement, et sans excuse valable, quitté le théâtre, abandonné son emploi, refusé d'apprendre et de jouer des rôles nouveaux, le duc de Duras arrête, le 6 mai 1817, qu'«à dater du 8 du présent mois, la demoiselle George Weymer cessera de faire partie de la société du Théâtre-Français».
Le 17 décembre 1853, mademoiselle George reparaît au Théâtre-Français dans une représentation à son bénéfice; elle y joue Cléopâtre, de Rodogune.
Journal des Débats
Du 10 frimaire an 11 (1er décembre 1802).
THÉATRE-FRANÇAIS DE LA RÉPUBLIQUE
Article de Geoffroy pour le début de Mlle George Weimer, élève de Mlle Raucourt.
On n'avait pas pris de mesures assez justes pour contenir la foule extraordinaire que devait attirer un début si fameux: toute la garde était occupée aux bureaux où les billets se distribuent, tandis que la porte d'entrée, presque sans défenseurs, soutenait le plus terrible siège; là se livraient des assauts dont il ne tiendrait qu'à moi de faire une description tragique, car j'étais spectateur, et même acteur très involontaire. Le hasard m'avait jeté dans la mêlée avant que je pusse prévoir le danger.
Quæque ipse miserrima vidi, et quorum pars magna fui, les assaillants étaient animés par le désir de voir une actrice nouvelle, et par l'enthousiasme qu'inspire une beauté célèbre. C'est dans ces occasions que la curiosité n'est plus qu'une passion insensée et brutale; c'est alors que le goût des spectacles et des arts ressemble à la férocité et à la barbarie. Les femmes étouffées poussaient des cris perçants, tandis que les hommes, dans un silence farouche, oubliant la politesse et la galanterie, ne songeaient qu'à s'ouvrir un passage aux dépens de tout ce qui les environnait.
Les conseillers d'État du roi Priam s'écriaient en voyant passer Hélène: «Une si belle princesse mérite bien qu'on se batte pour elle; mais, quelque merveilleuse que soit la beauté, la paix est encore préférable.» Et moi, j'ai dit en voyant Mlle George: «Faut-il être surpris qu'on s'étouffe pour une aussi superbe femme? Mais fût-elle, s'il est possible, plus belle encore, il eût mieux valu ne pas s'étouffer, même pour ses propres intérêts, car les spectateurs sont plus sévères à l'égard d'une débutante, quand sa vue leur coûte si cher.»
Précédée sur la scène d'une réputation extraordinaire de beauté, Mlle George n'a point paru au dessous de sa renommée; sa figure réunit aux grâces françaises la régularité et la noblesse des formes grecques; sa taille est celle de la sœur d'Apollon lorsqu'elle s'avance sur les bords de l'Eurotas, environnée de ses nymphes, et que sa tête s'élève au-dessus d'elles. Toute sa personne est faite pour offrir un modèle au pinceau de Guérin. Lorsqu'elle a fait entendre les premiers vers de son rôle, l'oreille ne lui a pas été aussi favorable que les yeux; le trouble inséparable d'un pareil moment avait altéré son organe naturellement flexible, étendu et sonore; il faut attribuer à la même cause quelques défauts qu'on a pu remarquer dans le jeu et dans la diction, mais qui tous peuvent être aisément corrigés. Une fille de seize ans, qui paraît pour la première fois devant une assemblée si nombreuse et si imposante, ne doit pas avoir le libre usage de ses facultés; il suffit que, dans cette première apparition, elle ait montré les dispositions les plus heureuses et le germe d'une grande actrice. Il faut attendre et ne pas étouffer par une sévérité meurtrière un beau talent prêt à se développer. Ses défauts mêmes ont une noble origine; ils tiennent à une impétuosité et à une ardeur qu'elle ne sait pas encore bien régler et qui précipite son débit et ses mouvements; car, dans ce beau corps, il y a une âme impatiente de s'épancher; ce n'est pas une statue de marbre de Paros; c'est la Galatée de Pygmalion, pleine de chaleur et de vie, et, en quelque sorte, oppressée par la foule des sentiments nouveaux qui s'élèvent dans son sein.
On a reconnu dans l'élève la manière de l'institutrice. Cela ne pouvait être autrement; ce sont même presque toujours les défauts que les disciples imitent, mais, quand ils ont du talent, ils ont bientôt une manière. Quand Mlle George ne serait qu'une fidèle copie de Mlle Raucourt, notre théâtre ne serait pas malheureux, et les spectateurs n'auraient point à se plaindre de revoir Mlle Raucourt à dix-huit ans. La débutante paraît destinée à l'emploi des reines. Son extrême beauté sera peut-être du superflu pour cet emploi, mais sa taille, sa dignité et sa grâce, l'éclat et la fermeté de son organe sont de première nécessité.
Journal des Débats
du 28 janvier 1804 (17 pluviôse an XII).
Feuilleton sur Phèdre où les plus vifs éloges sont prodigués au talent de Mlle George.
Journal des Débats
du 28 mai 1804 (8 prairial an XII).
Feuilleton sur la rentrée de Mlle George dans Didon.
Journal des Débats
du 7 juin 1804 (18 prairial an XII).
Feuilleton sur une récente reprise de Sémiramis de Voltaire. «... Ouvrage usé et rebattu... tragédie du dimanche, pièce du peuple, poème à fracas et à spectacle, qui est comme le précurseur des mélodrames du boulevard...
«C'est Mlle George que l'on vient voir, c'est la belle reine de Babylone qui attire les curieux; elle a été également intéressante, et dans les moments où il faut étaler la fierté et la majesté de la souveraine d'un vaste empire, et dans les scènes pathétiques où il faut exprimer la douleur et le désespoir d'une mère, qui ne retrouve dans son fils qu'un vengeur et un assassin.»
Journal des Débats
du 16 octobre 1804 (24 vendémiaire an XIII).
Paris, 15 octobre.
Feuilleton sur Iphigénie... «Jamais Mlle George n'a aussi bien joué le rôle de Clytemnestre; jamais elle n'a paru plus pathétique, plus vive, plus impétueuse... Mlle Fleur y est toujours justement applaudie dans sa première scène du second acte.
Journal de l'Empire. Journal des Débats
du 18 septembre 1805 (1er jour complémentaire de l'an XIII).
Feuilleton sur un incident survenu à la dernière représentation des Templiers, où Mlle George fit défaut Lettre de la tragédienne s'expliquant sur l'impossibilité où elle avait été de jouer, et qu'elle avait signifiée en temps utile.
Mémoires de Mme de Rémusat.
(Calmann-Lévy, éditeur, tome Ier, page 202.)
On sait que M. de Rémusat protégeait Mlle Duschesnois, sans doute en tout bien tout honneur. Mme de Rémusat, dans ses Mémoires, est peu bienveillante pour Mlle George. Il est intéressant de lire les lignes qu'elle lui consacre, et une appréciation de son petit-fils, Paul de Rémusat, qui nous donne l'opinion de toute la famille de Rémusat.
«Deux actrices remarquables (Mlles Duchesnois et George) avaient débuté en même temps à peu près dans la tragédie, l'une fort laide, mais distinguée par un talent qui conquit bien des suffrages; l'autre médiocre, mais d'une extrême beauté[42]. Le public de Paris s'échauffa pour l'une ou l'autre, mais, en général, le succès du talent l'emporta sur celui de la beauté. Bonaparte au contraire, fut séduit par la dernière, et Mme Bonaparte apprit assez vite par le secret espionnage de ses valets que Mlle George avait été, durant quelques soirées, introduite secrètement dans un petit appartement écarté du château. Cette découverte lui inspira une vive inquiétude; elle m'en fit part avec une émotion extrême, et commença à répandre beaucoup de larmes qui me parurent plus abondantes que cette occasion passagère ne le méritait.
Page 208.
Un soir, Mme Bonaparte, plus pressée que de coutume par sa jalouse inquiétude, m'avait gardée près d'elle et m'entretenait vivement de ses chagrins. Il était une heure du matin; nous étions seules dans le salon. Le plus profond silence régnait aux Tuileries. Tout à coup, elle se lève: «Je ne peux plus y tenir, me dit-elle; Mlle George est sûrement là-haut, je veux les surprendre.» Passablement troublée par cette résolution subite, je fis ce que je pus pour l'en détourner, et je ne pus en venir à bout. «Suivez-moi, me dit-elle; nous monterons ensemble. «Alors, je lui représentai qu'un pareil espionnage, étant même sans convenance de sa part, serait intolérable de la mienne, et qu'en cas de la découverte qu'elle prétendait faire, je serais sûrement de trop à la scène qui s'ensuivrait. Elle ne voulut entendre à rien, et me pressa si vivement que, malgré ma répugnance, je cédai à sa volonté, me disant d'ailleurs intérieurement que notre course n'aboutirait à rien, et que, sans doute, leurs précautions étaient prises au premier étage contre toute surprise.
Nous voilà donc marchant silencieusement l'une et l'autre: Mme Bonaparte la première, animée à l'excès; moi derrière, montant lentement un escalier dérobé qui conduisait chez Bonaparte, et très honteuse du rôle qu'on me faisait jouer. Au milieu de notre course, un léger bruit se fit entendre. Mme Bonaparte se retourna: «C'est peut-être, me dit-elle, Rostan, le mameluck de Bonaparte, qui garde la porte. Ce malheureux est capable de nous égorger toutes les deux.» A cette parole, je fus saisie d'un effroi qui, tout ridicule qu'il était sans doute, ne me permit pas d'en entendre davantage; et, sans songer que je laissais Mme Bonaparte dans une cruelle obscurité, je descendis avec la bougie que je tenais à la main, et je revins aussi vite que je pus dans le salon. Elle me suivit peu de minutes après, étonnée de ma fuite subite. Quand elle revit mon visage effaré, elle se mit à rire et moi aussi, et nous renonçâmes à notre entreprise. Je la quittai en lui disant que je croyais que l'étrange peur qu'elle m'avait faite lui avait été utile, et que je me savais bon gré d'y avoir cédé.
STENDHAL (œuvres posthumes).
Napoléon. Paris, éditions de la Revue Blanche, 1898.
Page 27.
(Napoléon) voulut avoir, et il eut, dit-on, par son valet de chambre Constant, presque toutes les femmes de la cour.
L'une d'elles, nouvellement mariée, le second jour qu'elle parut aux Tuileries, disait à ses voisines:
—Mon Dieu, je ne sais pas ce que l'empereur me veut; j'ai reçu l'invitation de me trouver à huit heures dans les petits appartements!
Le lendemain, les dames lui demandèrent si elle avait vu l'empereur. Elle rougit extrêmement.
L'empereur, assis à une petite table, l'épée au côté, signait les décrets. La dame entrait, il la priait de se mettre au lit, sans se déranger.
Bientôt il la reconduisait lui-même avec un bougeoir, et se remettait à lire ses décrets, à les corriger, à les signer.
L'essentiel de l'entrevue ne durait pas trois minutes. Souvent, son mamelouck se trouvait derrière un paravent.
Il eut seize entrevues de ce genre avec Mlle George, et à l'une d'elles lui donna une poignée de billets de banque. Il s'en trouva quatre-vingt-seize[43].
Quelquefois même il priait la dame d'ôter sa chemise, et, sans se déranger, la renvoyait.
Il eût été plus aimable que Louis XIV, s'il eût voulu se donner la moindre apparence d'une maîtresse, et lui jeter deux préfectures, vingt brevets de capitaine et dix places d'auditeur à distribuer. Qu'est-ce que cela lui faisait? Ne savait-il pas que, sur les présentations de ses ministres, il nommait quelquefois les protégés de leurs maîtresses? Un politique devait-il nommer faiblesse ce qui lui eût donné toutes les femmes?
Il n'y aurait pas eu tant de mouchoirs blancs à l'entrée des Bourbons.
Par cette conduite, l'empereur désespéra les femmes de Paris. Les renvoyer au bout de trois minutes pour signer ses décrets, souvent même ne pas quitter son épée, leur parut atroce... C'était leur faire mâcher le mépris.
Mémoires du général-major russe baron de Löwenstern
(1776-1858). Paris, Albert Fontemoing, éditeur, 1903.
... La princesse Gallyzin, née Wsevoloschky, était une des femmes que je voyais le plus souvent. J'allais par habitude plus que par goût la voir tous les matins, et souvent, pour ménager ses chevaux, je la ramenais chez elle. C'était une belle femme, très extravagante; un esprit tourné vers une originalité ridicule. Elle avait entièrement secoué le joug de l'opinion. Huit jours après son mariage, elle s'était séparée de son mari, et on prétend, comme fille. Elle n'a jamais eu d'amants et méprisait trop notre sexe pour tolérer que nous lui fussions de quelque chose. Mais, sans s'en apercevoir, elle avait pris la tournure des hommes, leur costume, sans exclure pour cela le jupon. Elle s'engouait pour les femmes, comme nous le faisons, et elle abusait de leur confiance et de leur abandon avec moins de scrupule que nous n'aurions pu le faire.
Mme Ouvaroff.—Sa première passion a été pour Mme Ouvaroff, jeune et belle femme, mais d'une dépravation rare; ce qui a fini par la mettre dans la tombe, à la fleur de l'âge. La princesse Gallyzin la courtisait avec toutes les attentions dont les hommes sont capables. Elle en était amoureuse, éprise. Les attentions, les sacrifices qu'elle lui porta furent délicats et recherchés. La mort lui enleva cette amie, ou, pour mieux dire cette amante. La princesse fut inconsolable.
Mlle George.—Heureusement, la belle Mlle George, la célèbre actrice française, arriva pour la distraire. Elle en devint éperdument amoureuse, la poursuivit, la présenta, la prôna et la protégea.
Le hasard me fit être témoin d'une scène qui me donna la mesure de la violence de la passion de cette femme.
La princesse Metchersky était la sœur de l'élégant et plus tard célèbre Tchernitcheff, qui me présenta à sa sœur et à l'occasion de la fête de son mari qu'on célébra par un bal et un feu d'artifice, à sa campagne de Kamenoï Ostroff.
Mlle George était invitée. La princesse Gallyzin l'avait introduite. La nuit étant très noire et la société s'étant réunie dans les jardins, le feu d'artifice commença. Les moments de grande clarté produite par les fusées ou d'autres artifices me firent apercevoir deux femmes couchées dans un bosquet qui se firent des caresses si tendres que je fus un moment tenté de croire que c'était un couple amoureux. Ma curiosité une fois piquée, je ne quittai plus des yeux ce bosquet et je profitai des moments où un artifice l'éclaira encore et je vis, enfin je vis Mlle George représenter Iphigénie, et la princesse Achille.
Dès ce moment, le secret de la princesse fut dévoilé pour moi et son aversion pour les hommes ne m'étonna plus. Je fus discret, et voilà ce qui me valut son amitié.
Elle donna des fêtes charmantes. Mlle George, Durand, la comtesse Tiesenhausen (depuis Mme Hitroff), le comte Ruschkine jouèrent des comédies françaises et des scènes de Voltaire et de Racine.
Mlle George, sœur cadette de la célèbre actrice, dansa, et sa danse fut accompagnée par une célèbre harpiste, Mme Dumonteil, et par la voix divine de Mme Mainvielle Fodor. Il est impossible d'imaginer quelque chose de mieux arrangé.
(Tome Ier, p. 171 et suiv.)
ALEXANDRE DUMAS
THÉATRE
Christine ou Stockholm. Fontainebleau et Rome. Trilogie dramatique en cinq actes, en vers, représentée à l'Odéon le 30 mars 1830.
(Post-scriptum d'Al. Dumas.)
... Mlle George, si belle dans la tragédie antique, n'avait point encore donné de gage au drame moderne; mais elle avait beaucoup joué Corneille, et, si la certitude de la trouver à la fois tragique et naturelle manquait, du moins l'espérance était là.—Et tout ce que l'on espérait a été réalisé. L'auteur n'a donc qu'un regret, plus encore pour elle que pour lui: c'est que le public n'ait pas eu la patience d'écouter l'épilogue, sans lequel la pièce ne lui paraît pas complète et qui renfermait une scène où Mlle George aurait, il en est sûr, plus que compensé, par l'admirable talent qu'elle y déployait, l'ennui que ce même public semble avoir plutôt craint qu'éprouvé. Aujourd'hui donc, le drame moderne a, dans nos deux premières actrices, George et Mars, deux soutiens qui le feront triompher, et ce qui prouve à la foi leur talent et sa puissance, c'est ce qu'en leur laissant à toutes deux leur type primitif et original, il a rendu Mlle George comédienne, et Mlle Mars tragédienne: chacune d'elles a passé par la route que l'autre avait battue.
Alexandre Dumas, qui avait été l'amant de George, parle souvent d'elle dans ses Mémoires. Elle lui avait narré les événements les plus curieux de sa vie, et, à son tour Dumas les raconte avec cet entrain, cette verve, cette bonne humeur qui n'appartenaient qu'à lui. Nous n'avons pas hésité à faire de larges emprunts aux Mémoires de l'auteur de Monte-Christo. Ces extraits complètent avec esprit les Mémoires de George, et permettent de se faire une idée exacte et complète de sa physionomie.
Il serait à désirer qu'on lût davantage les Mémoires de Dumas, qui s'arrêtent malheureusement trop tôt et qui sont aussi curieux que le plus amusant de ses romans.
(Note de l'éditeur.)
Mes mémoires, Troisième série. 1 vol. in-12. Calmann-Lévy éditeur, 1898-1899.
Un mot sur la façon dont Mlle George était entrée au théâtre, et dont elle s'y est maintenue. Aimée de Bonaparte, et restée en faveur près de Napoléon, Mlle George, qui demanda la faveur d'accompagner Napoléon à Sainte-Hélène, est presque un personnage historique.
Vers la fin de 1800 et le commencement de 1801, Mlle Raucourt, qui jouait les premiers rôles de tragédie au Théâtre-Français, Mlle Raucourt donnait des représentations en province. C'était l'époque où le gouvernement, quoiqu'il eût beaucoup à faire, n'avait pas honte de s'occuper d'art, dans ses moments perdus. Mlle Raucourt avait reçu en conséquence, l'ordre du gouvernement, si elle rencontrait dans sa tournée quelque élève qu'elle ne juge point indigne de ses leçons, de la ramener avec elle à Paris. Cette élève serait considérée comme élève du gouvernement, et recevrait douze cents francs de pension.
Mlle Raucourt s'arrêta à Amiens.
Là, elle trouva une belle jeune fille de quinze ans, qui en paraissait dix-huit: on eût dit la Vénus de Milo descendue de sa base.
Mlle Raucourt, presque aussi grecque que la Lesbienne Sapho, aimait fort les statues vivantes. En voyant marcher cette jeune fille, en voyant le pas de la déesse se révéler en elle, comme dit Virgile, l'actrice s'informa et apprit qu'elle s'appelait George Weymer, qu'elle était fille d'un musicien allemand, nommé George Weymer, directeur du théâtre, et de Mlle Verteuil, qui jouait les soubrettes.
La jeune fille était destinée à la tragédie.
Mlle Raucourt la fit jouer, avec elle, Élise dans Didon et Aricie dans Phèdre. L'épreuve réussit, et, le soir même de la représentation de Phèdre, Mlle Raucourt demanda la jeune tragédienne à ses parents.
La perspective d'être élève du gouvernement et surtout élève de Mlle Raucourt, avait, à part quelques petits inconvénients dont, à la rigueur, la jeune fille pouvait se garantir, trop d'attraits aux yeux des parents pour qu'ils refusassent.
La demande fut accordée et Mlle George partit, suivie de sa mère.
Les leçons durèrent dix-huit mois.
Pendant ces dix-huit mois, la jeune élève habita un pauvre hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs que, par antiphrase probablement, on appelait l'hôtel du Pérou.
Quant à Mlle Raucourt, elle habitait, au bout de l'allée des Veuves, une magnifique maison qui avait appartenu à Mme Tallien, et qui, sans doute aussi par antiphrase, s'appelait la Chaumière.
Nous avons dit «une magnifique maison»; nous aurions dû dire «une petite maison», car c'était une véritable petite maison dans le style Louis XV, que cet hôtel de Mlle Raucourt.
Vers la fin du dix-huitième siècle, siècle étrange où l'on appelait tout haut les choses par leur nom, Sapho-Raucourt jouissait d'une réputation, dont elle ne cherchait pas le moins du monde à atténuer l'originalité.
Le sentiment que Mlle Raucourt portait aux hommes était plus que de l'indifférence, c'était de la haine. Celui qui écrit ces lignes a sous les yeux un manifeste signé de l'illustre artiste, qui est un véritable cri de guerre poussé par Mlle Raucourt contre le sexe masculin, et dans lequel, nouvelle reine des Amazones, elle appelle toutes les belles guerrières enrôlées sous ses ordres à une rupture ouverte avec les hommes.
Rien n'est plus curieux pour la forme, et surtout pour le fond, que ce manifeste.[44]
Et cependant, chose singulière, malgré ce dédain pour nous, Mlle Raucourt, dans toutes les circonstances où le costume de son sexe ne lui était pas indispensable, avait adopté celui du nôtre.
Aussi, bien souvent, le matin, Mlle Raucourt donnait ses leçons à sa belle élève en pantalon à pieds, et avec une robe de chambre, comme eût fait M. Mole ou M. Fleury,—ayant près d'elle une jolie femme qui l'appelait «mon ami», et un charmant enfant qui l'appelait «papa».
Nous n'avons pas connu Mlle Raucourt, morte en 1814, et dont l'enterrement fit un prodigieux scandale; mais nous avons connu la mère, qui est morte en 1832 ou 1833; mais nous connaissons encore l'enfant, qui est aujourd'hui un homme de cinquante-cinq ans.
Nous connaissons un autre artiste dont toute la carrière a été entravée par Mlle Raucourt, à propos d'une jalousie qu'il eut le malheur d'inspirer à la terrible Lesbienne. Mlle Raucourt se présenta au comité du Théâtre-Français, exposa ses droits de possession et d'antériorité sur la personne que voulait lui enlever l'impudent comédien, et, l'antériorité et la possession étant reconnues, l'impudent comédien, qui vit encore et qui est un des plus honnêtes cœurs de la terre, fut chassé du théâtre, les sociétaires craignant que, comme Achille, Mlle Raucourt, à cause de cette nouvelle Briséis, ne se retirât sous sa tente.
Revenons à la jeune fille, que sa mère ne quittait pas d'un seul instant dans les visites qu'elle rendait à son professeur, et qui, trois fois par semaine, faisait, pour prendre ses leçons, cette longue traite de la rue Croix-des-Petits-Champs à l'allée des Veuves.
Les débuts furent fixés à la fin de novembre. Ils devaient avoir lieu dans Clytemnestre, dans Émilie, dans Aménaïde, dans Idamé, dans Didon et dans Sémiramis.
C'était une grande affaire, et pour l'artiste et pour le public, qu'un début au Théâtre-Français, en 1802; c'était une bien grande affaire encore d'être reçu sociétaire, car, si l'on était reçu sociétaire,—homme, on devenait le collègue de Monvel, de Saint-Prix, de Baptiste aîné, de Talma, de Lafont, de Saint-Phal, de Mole, de Fleury, d'Armand, de Michot, de Grandménil, de Dugazon, de Dazincourt, de Baptiste cadet, de La Rochelle;—femme, on devenait la camarade de Mlle Raucourt, de Mlle Contât, de Mlle Devienne, de Mme Talma, de Mlle Fleury, de Mlle Duchesnois, de Mlle Mézeray, de Mlle Mars.
Talma était une des familiers de la petite cour bourgeoise du Premier Consul. Il avait parlé de la débutante, Mlle George; il avait dit sa beauté, les espérances qu'elle donnait. Lucien s'en était monté la tête, et, en véritable saint Jean précurseur, il était arrivé à voir par un trou de serrure quelconque, peut-être même par une porte toute grande ouverte, celle qui faisait l'objet des conversations du moment, et il était venu dire à la Malmaison, avec un enthousiasme un peu suspect, que la débutante était, sous le rapport physique du moins, bien au-dessus des éloges qu'on faisait d'elle.
Le grand jour arriva. C'était le lundi 8 frimaire an XI (29 novembre 1802). On avait fait queue au théâtre de la République depuis onze heures du matin.
Dumas reproduit alors l'article de Geoffroy sur les débuts de Mlle George.
Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit.
Et il continue ainsi:
Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit.
Pardon! il faut encore que je m'interrompe, ou plutôt que j'interrompe Geoffroy.
Le lecteur sait que c'était d'habitude à ce vers que l'on attendait les débutantes.
Pourquoi cela? demandera le lecteur.
Ah! c'est vrai, on ne sait ces choses-là que quand on est obligé de les savoir.
Je vais vous le dire.
Parce que ce vers est tout simple et indigne de la tragédie.
Vous ne vous doutiez pas de cela, n'est-ce pas, monsieur, n'est-ce pas, madame, qui me faites l'honneur de causer avec moi? Mais votre serviteur le sait, lui qui est obligé de tout lire, même Geoffroy.
Écoutez bien, car nous ne sommes pas au bout. Ce vers étant, par sa simplicité, indigne de la tragédie, on attendait pour voir comment l'actrice, corrigeant le poète, parviendrait à relever ce vers.
Mlle George ne voulut pas avoir plus de génie que Racine; elle dit simplement, et avec l'intonation la plus naturelle possible, ce vers écrit avec la simplicité de la passion; on murmura. Elle reprit avec le même accent; on murmura encore.
Heureusement Raucourt, malgré une entorse qu'elle s'était donnée, assistait à la représentation; elle s'était fait porter au théâtre, et, d'une des petites loges du manteau d'Arlequin, elle encouragea son élève.
—Ferme, Georgine, s'écria-t-elle, ferme.
Et Georgine,—il vous semble singulier, n'est-ce pas, qu'il y eut un temps où l'on appelait Mlle George Georgine?—et Georgine, avec le même accent simple et naturel, répéta le vers pour la troisième fois.
A partir de ce moment, le succès fut enlevé, comme on dit en termes de théâtre.
Mlle George joua trois fois de suite le rôle de Clytemnestre. C'était un énorme succès.
Puis elle passa au rôle d'Aménaïde, cette fille atteinte de vapeurs hystériques, comme disait encore Geoffroy, et le succès alla toujours croissant.
Enfin, du rôle d'Aménaïde elle passa au rôle d'Idamé, de l'Orphelin de la Chine.
Si les hommes attendaient les débutantes au rôle de Clytemnestre pour savoir comment elles disaient ce fameux vers, indigne de Racine:
Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit.
les femmes attendaient avec non moins d'impatience les débutantes au rôle d'Idamé pour savoir comment elles se coifferaient.
Mlle George se coiffa tout simplement à la chinoise, c'est-à-dire en relevant ses cheveux et en les nouant avec un ruban doré.
Elle était admirable ainsi, à ce que m'a dit, non pas Lucien, mais le roi Jérôme, son frère, grand appréciateur de toute beauté, fût-elle coiffée à la chinoise, et qui, comme Raucourt, a conservé l'habitude d'appeler George Georgine.
Mémoires, 4e série, p. 10 et suivantes.
Les comédiens français apprirent à Pétersbourg l'entrée de l'empereur à Moscou.
Ils ne pouvaient rester dans une capitale ennemie; ils obtinrent congé et partirent pour Stockholm, où, après un voyage de trois semaines, ils arrivèrent en traîneau.
Là, c'était encore un Français qui régnait ou plutôt qui soutenait la couronne au-dessus de la tête du vieux duc de Sudermanie, lequel faisait son intérim de roi.
Bernadotte reçut les fugitifs comme les eût reçus son compatriote Henri IV.
Une halte dramatique de trois mois eut lieu dans cette Suède, notre ancienne alliée, qui devait, sous un roi français, devenir notre ennemie.
Puis on partit pour Stralsund où l'on demeura quinze jours. La veille du départ, M. de Camps, officier de Bernadotte, vint trouver Mlle George.
Hermione allait être utilisée comme courrier d'ambassade.
M. de Camps apportait une lettre de Bernadotte; elle était adressée à Jérôme-Napoléon, roi de Westphalie.
Cette lettre était de la plus haute importance; on ne savait où la cacher.
Les femmes ne sont jamais embarrassées pour cacher une lettre. Hermione cacha la lettre de Bernadotte dans la gaine de son buse.
La gaine de leur busc, c'est le fourreau de sabre des femmes.
M. de Camps se retira médiocrement rassuré: on tirait si facilement le sabre du fourreau à cette époque-là.
L'ambassadrice partit dans une voiture donnée par le prince royal.
Elle portait sur ses genoux une cassette qui renfermait pour trois cent mille francs de diamants.
On ne secoue pas trois couronnes sans qu'il en tombe quelque chose.
Diamants dans la cassette, lettre dans le buse arrivèrent sans accident jusqu'à deux journées de Cassel, capitale du nouveau royaume de Westphalie.
On voyageait nuit et jour.
La lettre était si pressée, les diamants avaient si grand'peur!
Tout à coup, au milieu de la nuit, on entendit un grand bruit de chevaux, et l'on vit une forêt de lances.
Un gigantesque hourra retentit: on était tombé au milieu d'une nuée de cosaques.
Bien des mains s'étendaient déjà vers la portière, quand un jeune officier russe apparut.
Jamais Hippolyte ne s'était montré plus beau aux yeux de Phèdre.
George se nomma.
Vous vous rappelez l'histoire de l'Arioste, cette gravure qui représente les bandits à genoux.
La génuflexion, cette fois, était bien autrement naturelle devant une jeune comédienne que devant un poète de quarante ans.
La horde ennemie devint une escorte amie, qui n'abandonna la belle voyageuse que pour la céder aux avant-postes français.
Une fois confiés aux avant-postes, George, la lettre et les diamants étaient sauvés.
On arriva à Cassel.
Le roi Jérôme était à Brunswick.
On partit pour Brunswick.
C'était un roi fort galant que le roi Jérôme, fort beau, fort jeune: il avait vingt-huit ans à peine; il se montra on ne peut plus empressé de recevoir la lettre du prince royal de Suède.
Je ne sais plus bien s'il la reçut ou s'il la prit.
Ce que je sais, c'est que l'ambassadrice resta un jour et une nuit à Brunswick.
Il ne fallait pas moins de vingt-quatre heures, on en conviendra, pour se remettre d'un pareil voyage.
Tome V, page 306.
Mes répétitions de Christine m'avaient ouvert la porte de Mlle George, comme mes répétitions d'Henri III m'avaient ouvert la maison de Mlle Mars.
C'était une maison d'une composition bien originale que celle qu'habitait ma bonne et chère George, rue Madame, no 12, autant qu'il m'en souvient.
D'abord, dans les mansardes, Jules Janin, second locataire.
Au premier et au rez-de-chaussée, George, sa sœur et ses deux neveux.
La tante George était alors une admirable créature âgée de quarante et un ans, à peu près. Nous avons déjà donné son portrait, écrit ou plutôt dessiné par la plume savante de Théophile Gautier. Elle avait surtout la main, le bras, les épaules, le cou, les yeux d'une richesse et d'une magnificence inouïes; mais, comme la belle fée Mélusine, elle sentait, dans sa démarche, une certaine gêne, à laquelle ajoutaient encore—je ne sais pourquoi, car George avait le pied digne de la main—[45] des robes d'une longueur démesurée.
A part les choses de théâtre pour lesquelles elle était toujours prête, George était d'une paresse incroyable. Grande, majestueuse, connaissant sa beauté qui avait eu pour admirateurs deux empereurs et trois ou quatre rois, George aimait à rester couchée sur un grand canapé, l'hiver, dans des robes de velours, dans des vitchouras de fourrures, dans des cachemires de l'Inde, et l'été, dans des peignoirs de batiste ou de mousseline. Ainsi étendue dans une pose toujours nonchalante et gracieuse, George recevait la visite des étrangers, tantôt avec la majesté d'une matrone romaine, tantôt avec le sourire d'une courtisane grecque, tandis que des plis de sa robe, des ouvertures de ses châles, des entre-bâillements de ses peignoirs, sortaient, pareilles à des cous de serpent, les têtes de deux ou trois lévriers de la plus belle race.
George était d'une propreté proverbiale. Elle faisait une première toilette avant d'entrer au bain, afin de ne point salir l'eau dans laquelle elle allait rester une heure. Là, elle recevait ses familiers, rattachant de temps en temps, avec des épingles d'or, ses cheveux qui se dénouaient, et qui lui donnaient, en se dénouant, l'occasion de sortir de l'eau des bras splendides, et le haut, parfois même le bas d'une gorge qu'on eût dite taillée dans le marbre de Paros.
Et, chose étrange! ces mouvements qui, chez une autre femme, eussent été provocants et lascifs, étaient simples et naturels chez George, et pareils à ceux d'une Grecque du temps d'Homère et de Phidias. Belle comme une statue, elle ne semblait pas plus qu'une statue étonnée de sa nudité, et elle eût, j'en suis sûr, été bien surprise qu'un amant jaloux lui eût défendu de se faire voir ainsi dans sa baignoire, soulevant, comme une nymphe de la mer, l'eau avec ses épaules et ses seins blancs.
George avait rendu tout le monde propre autour d'elle, excepté Harel.
A cette époque, George avait encore des diamants magnifiques, et, entre autres, deux boutons qui lui avaient été donnés par Napoléon et qui valaient chacun à peu près douze mille francs.
Elle les avait fait monter en boucles d'oreilles, et portait ces boucles d'oreilles-là, de préférence à toutes autres.
Ces boutons étaient si gros que bien souvent George, en rentrant le soir, après avoir joué, les ôtait, se plaignant de ce qu'ils lui allongeaient les oreilles.
Un soir, nous rentrâmes, et nous nous mîmes à souper. Le souper fini, on mangea des amandes. George en mangea beaucoup, et, tout en mangeant, se plaignit de la lourdeur de ces boutons, les tira de ses oreilles et les posa sur la nappe.
Cinq minutes après, le domestique vint avec la brosse, nettoya la table, poussa les boutons dans une corbeille avec les coques des amandes, et, amandes et boutons, jeta le tout par la fenêtre de la rue.
George se coucha sans songer aux boutons et s'endormit tranquillement; ce qu'elle n'eût pas fait, toute philosophe qu'elle était, si elle eût su que son domestique avait jeté par la fenêtre vingt-quatre mille francs de diamants.
Le lendemain, George cadette entra dans la chambre de sa sœur et la réveilla.
— Eh bien, lui dit-elle, tu peux te vanter d'avoir une chance, toi! Regarde ce que je viens de trouver.
—Qu'est-ce cela?
—Un de tes boutons.
—Et où l'as-tu trouvé?
—Dans la rue.
—Dans la rue?
—C'est comme je te le dis, ma chère. Dans la rue, à la porte. Tu l'as perdu en rentrant du théâtre.
—Mais non. Je les avais en soupant.
—Tu en es sûre?
—A telles enseignes que, comme ils me gênaient, je les ai ôtés, et mis près de moi. Qu'en ai-je donc fait après? où les ai-je serrés?
—Ah! mon Dieu! s'écria George cadette, je me rappelle: nous mangions des amandes; le domestique a nettoyé la table avec la brosse...
—Ah! mes pauvres boutons! s'écria George à son tour. Descends vite, Bébelle, descends!
Bébelle était déjà au pied de l'escalier; cinq minutes après, elle rentrait avec le second bouton: elle l'avait retrouvé dans le ruisseau.
—Ma chère amie, dit-elle à sa sœur, nous sommes trop heureuses! Fais dire une messe, ou sans cela il nous arrivera quelque grand malheur.
Lucrèce Borgia (février 1833).
Dans une note à la suite de la pièce, Victor Hugo à écrit:
«... Quant aux deux grands acteurs, dont la lutte commence aux premières scènes du drame et ne s'achève qu'à la dernière, l'auteur n'a rien à leur dire qui ne leur soit dit chaque soir d'une manière bien autrement éclatante et sonore par les acclamations dont la foule les salue. M. Frederick a réalisé avec génie le Gennaro que l'auteur avait rêvé. M. Frederick est élégant et familier, il est plein de grandeur et plein de grâce, il est redoutable et doux; il est enfant et il est homme, il charme et il épouvante; il est modeste, sévère, terrible. Mlle George réunit également au degré le plus rare les qualités diverses et quelquefois même opposées que son rôle exige. Elle prend superbement et en reine toutes les attitudes du personnage qu'elle représente. Mère au premier acte, femme au second, grande comédienne dans cette scène de ménage avec le duc de Ferrare où elle est si bien secondée par M. Lockroy, grande tragédienne pendant l'insulte, grande tragédienne pendant la vengeance, grande tragédienne pendant le châtiment, elle passe comme elle veut, et sans effort, du pathétique tendre au pathétique terrible. Elle fait applaudir, et elle fait pleurer. Elle est sublime comme Hécube, et touchante comme Desdémona.»
Marie Tudor (novembre 1833).
Dans une note à la suite de la pièce, Victor Hugo écrit:
«Quant à Mlle George, il n'en faudrait dire qu'un mot: sublime. Le public a retrouvé dans Marie la grande comédienne et la grande tragédienne de Lucrèce. Depuis le sourire charmant par lequel elle ouvre le second acte, jusqu'au cri déchirant par lequel elle clôt la pièce, il n'y a pas une des nuances de son talent qu'elle ne mette admirablement en lumière dans tout le cours de son rôle. Elle crée dans la création même du poète quelque chose qui étonne et qui ravit l'auteur lui-même. Elle caresse, elle effraye, elle attendrit, et c'est un miracle de son talent que la même femme qui vient de vous faire tant frémir vous fasse tant pleurer.»
Le Monde Dramatique Tome IV. Théâtre de la Porte-Saint-Martin: Jeanne de Naples, drame en quatre actes, précédé d'un prologue, par M. Paul Foucher (16 juin 1837).
Mlle George a été sublime d'amour, de jalousie et de grandeur. Mélingue, Alexandre, Roger et Surville ont joué avec zèle et talent.
Les Belles Femmes de Paris, par des hommes de lettres et des hommes du monde. (Paris, 1839.)
Mlle GEORGE
Il y a bien longtemps que Mlle George est belle, et l'on pourrait dire d'elle ce que le paysan disait d'Aristide: «Je te bannis parce que cela m'ennuie de t'entendre appeler juste.»
Nous ne ferons pas comme ce brave manant grec, quoiqu'il soit évidemment plus difficile d'être toujours beau que d'être toujours juste. Cependant, Mlle George semble avoir résolu cet important problème; les années glissent sur sa face de marbre sans altérer en rien la pureté de son profil de Melpomène grecque.
Sa conservation est bien autrement miraculeuse que celle de Mlle Mars, qui n'est du reste aucunement conservée, et ne peut plus faire illusion dans les rôles de jeune première qu'à des fournisseurs de la République et à des généraux de l'Empire.
Malgré le nombre exagéré des lustres qu'elle porte, Mlle George est réellement belle et très belle.
Elle ressemble à s'y méprendre à une médaille de Syracuse ou à une Isis des bas-reliefs éginétiques.
L'arc de ses sourcils, tracé avec une pureté et une finesse incomparables, s'étend sur deux yeux noirs pleins de flammes et d'éclairs tragiques; le nez mince et droit, coupé d'une narine oblique et passionnément dilatée, s'unit avec son front par une ligne d'une simplicité magnifique; la bouche est puissante, arquée à ses coins, superbement dédaigneuse, comme celle de la Némésis vengeresse qui attend l'heure de démuseler son lion aux ongles d'airain. Cette bouche a pourtant de charmants sourires, épanouie avec une grâce toute impériale, et l'on ne dirait pas, quand elle veut exprimer les passions tendres, qu'elle vient de lancer l'imprécation antique ou l'anathème moderne.
Le menton, plein de force et de résolution, se relève fermement, et termine par un contour majestueux ce profil qui est plutôt d'une déesse que d'une femme.
Comme toutes les belles femmes du cycle païen, Mlle George a le front plein, large, renflé aux tempes, mais peu élevé, assez semblable à celui de la Vénus de Milo, un front volontaire, voluptueux et puissant, qui convient également à la Clytemnestre et à la Messaline.
Une singularité remarquable du col de Mlle George, c'est qu'au lieu de s'arrondir intérieurement du côté de la nuque, il forme un contour renflé et soutenu qui lie les épaules au fond de la tête sans aucune sinuosité, diagnostic de tempérament athlétique développé au plus haut point chez l'Hercule Farnèse.
L'attache des bras a quelque chose de formidable pour la vigueur des muscles et la violence du contour. Un de leurs bracelets ferait une ceinture pour une femme de taille moyenne. Mais ils sont très blancs, très purs, terminés par un poignet d'une délicatesse enfantine et des mains mignonnes, frappées de fossettes; de vraies mains royales, faites pour porter le sceptre et pétrir le manche du poignard d'Eschyle et d'Euripide.
Mlle George semble appartenir à une race prodigieuse et disparue; elle vous étonne autant qu'elle vous charme. L'on dirait une femme de Titan, une Cybèle, mère des dieux et des hommes, avec sa couronne de tours crénelées: sa construction a quelque chose de cyclopéen et de pélasgique. On sent, en la voyant, qu'elle reste debout, comme une colonne de granit, pour servir de témoin à une génération anéantie, et qu'elle est le dernier représentant du type épique et surhumain.
C'est une admirable statue à poser sur le tombeau de la tragédie, ensevelie à tout jamais.
Théophile Gautier.
Cet article est reproduit dans le volume des Portraits contemporains, de Théophile Gautier, un vol. in-12. Charpentier, éditeur, 1874.
THÉOPHILE GAUTIER
L'art dramatique en France depuis vingt-cinq ans.
Leipzig, Édition Hetzel (1858-1859).
PORTE-SAINT-MARTIN—Mlle George dans Sémiramis.
27 novembre 1837.
Mlle George faisait seule exception à ce laisser-aller général. Son costume, d'une grande magnificence et d'un beau caractère antique, rehaussait merveilleusement sa prestance royale.
Un diadème sidéral, à pointes aiguës, étincelant de pierreries, d'un style asiatique et babylonien, tenant le milieu entre l'auréole de la déesse et la couronne de la reine, pressait sous un cercle d'or ses cheveux noirs tout étoilés de diamants, comme les cheveux de la Nuit. Un grand manteau impérial, vert prasin et semé de palmes d'or, tombait de ses blanches épaules, en plis abondants et riches, sur des tuniques blanches, brodées et drapées dans le grand goût. Mlle George, ainsi arrangée, remplissait admirablement l'idée que l'on se fait de Sémiramis, la reine colossale d'un monde démesuré; Sémiramis, dont la main puissante soutenait en l'air les jardins suspendus, l'une des sept merveilles de l'univers antique, et qui, du haut de son trône, commandait à un cercle de demi-dieux et à des nations de rois.
PORTE-SAINT-MARTIN.—Lucrèce Borgia.
4 décembre.
Mlle George a joué Lucrèce en artiste consommée: elle a dit la scène conjugale du second acte avec toute la finesse d'intention de Mlle Mars. Le charmant sourire, la voix veloutée, argentine, le regard moelleux et provocant, rien n'y manquait; l'on aurait dit que Mlle George n'avait fait autre chose toute sa vie que de jouer Célimène et Sylvia. Mais, à la moindre résistance d'Alphonse d'Este, on entendait rugir des tonnerres étouffés sous les langoureuses roulades, et l'on voyait la blanche main abandonnée frissonner et se crisper comme pour saisir le manche d'un poignard. Il est impossible de mieux rendre cette admirable situation.
Le fameux hein? du dernier acte a été poussé avec un râlement guttural tout à fait léonin, à faire trembler les plus intrépides.
1er janvier 1838.
A défaut de pièces nouvelles, la reprise récente de Lucrèce Borgia a obtenu un succès qui n'est point encore près de se ralentir. Quelle fermeté de lignes! quel caractère et quel port de style! comme l'action est simple et sinistre à la fois! C'est une œuvre, à notre avis, d'une perfection classique: jamais la prose théâtrale n'a atteint cette vigueur et ce relief. Marie Tudor, que l'on vient aussi de reprendre, n'a pas moins réussi. Jamais Mlle George n'a été plus familièrement terrible et plus royalement belle; la grande scène de la fin, d'une anxiété si suffocante, a produit le même effet qu'aux premières représentations.
PORTE-SAINT-MARTIN—Le Manoir de Montlouvier, drame de M. Rosier. Mlle George.
18 février 1839.
Voici un franc succès. Avec Mlle George, la fortune de la Porte-Saint-Martin est revenue. Sa rentrée a été triomphale. Nous en sommes charmé: car Mlle George est la dernière tragédienne, la dernière fille de la Melpomène antique qui soit encore debout dans la force et dans la beauté, comme un marbre impérissable sur les ruines de l'art classique. La pièce de M. Rosier, très adroitement arrangée, coupée avec beaucoup d'art, menée vivement, est de beaucoup supérieure à celles que l'on joue habituellement au boulevard.
La donnée de cette pièce est dramatique et a fourni à Mlle George et à Mlle Théodorine de fréquentes occasions de faire voir les belles qualités qu'elles possèdent.
Après la chute du rideau, on a rappelé Mlle George. Elle était fort belle, et fort richement costumée, avec le grand goût et la fourrure royale qui lui sont ordinaires.
14 février 1843.
On a repris à l'Odéon Lucrèce Borgia. Ce drame gigantesque, peut-être plus près d'Eschyle que de Shakespeare, a produit son effet accoutumé. Mlle George s'y est montrée sublime comme à son ordinaire.
20 juin 1843.
... Nous avons dit que la Chambre ardente (drame de MM. Mélesville et Bayard), oubliée depuis dix ans, ne méritait pas d'être ressuscitée. Nous devons ajouter, pour être juste, que les spectateurs de la Gaîté se sont montrés d'un avis contraire. Ils ont bruyamment applaudi la pièce, et surtout Mlle George, qui, dans le rôle de la Brinvilliers, a déployé toutes les ressources de son admirable talent. Au quatrième acte, son jeu pathétique a électrisé la salle entière, et, au cinquième, il est tombé des loges une telle averse de bouquets que le bûcher de la Brinvilliers n'était plus qu'un monceau de fleurs...
ODÉON.—Jane Grey, d'Alexandre Soumet.
9 avril 1844.
Le rôle de Marie Tudor revenait de droit à Mlle George, qui en avait déjà fait une si admirable création dans l'un des plus beaux drames de Victor Hugo. Dire qu'elle s'est souvenue d'elle-même, c'est dire qu'elle a été tour à tour imposante et terrible, passionnée et pathétique, et qu'elle a soulevé par toute la salle des bravos enthousiastes.
Italiens.—Représentation de retraite de Mlle George.
21 mai 1849.
Jamais carrière dramatique ne fut mieux remplie que celle de Mlle George: douée d'une beauté qui semble appartenir à une race disparue et avoir transporté la durée du marbre dans une chose ordinairement si fragile et si fugitive, que sa comparaison naturelle est une fleur, Mlle George a rendu des services égaux aux deux écoles; personne n'a mieux joué le drame; les classiques et les romantiques la réclament exclusivement. «Quelle Clytemnestre!» s'écrient les uns.—Quelle Lucrèce Borgia!» s'écrient les autres. Racine et Hugo l'avouent pour prêtresse et lui confient leurs plus grands rôles.
Par la pureté sculpturale de ses lignes, par cette majesté naturelle qui l'a sacrée reine de théâtre à l'âge des ingénues, par cet imposant aspect dont la Melpomène de Vellétri donne l'idée, elle était la réalisation la plus complète du rêve de la Muse tragique, comme par sa voix sonore et profonde, son air impérieux, son geste naturel et fier, son regard plein de noires menaces ou de séductions enivrantes, par quelque chose de violent et de hardi, de familièrement hautain et de simplement terrible, elle eût paru à Shakespeare l'héroïne formée exprès pour ses vastes drames.