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Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original

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(Voici, chers amis, les journaux qui vous feront classer les rôles de mes débuts—et peut-être reproduire quelques feuilletons—cela allonge la sauce.)

Nous songeâmes à déménager pour nous mettre dans nos meubles. Oui, en vérité, dans nos meubles. On trouve un petit appartement rue Sainte-Anne, au coin de la rue Clos-Georgeot; un entresol qui donnait sur ce petit bout de rue, juste en face du maréchal ferrant. Charmant voisinage! qui charmait mon sommeil et me rendait le service de me faire lever deux ou trois heures plus tôt.

Notre beau mobilier se composait d'un meuble en crin noir pour le salon, oui, salon, où ma petite mère couchait. Alcôve fermée, donc c'était un salon; une petite table au milieu. Ma chambre à coucher, une commode,—que j'ai encore, en vérité: c'est un souvenir—salle à manger, vous comprenez, les chaises, une table dans ma chambre. Il y donnait un cabinet avec un canapé, une table; j'appelais le petit trou mon boudoir. Nous étions au fond de la cour et, pour comble d'agrément, il y avait au-dessous des écuries, des voitures de remises tenues par Mme Arsène. Chère femme, elle m'a servie longtemps. Jamais je ne passe dans cette rue Sainte-Anne sans jeter un coup d'œil sur mes quatre fenêtres cintrées; elles sont toujours là. Dieu veuille qu'on ne les jette pas à bas.

Dans cette maison, Mme Germont, couturière de Joséphine, occupait le premier étage. J'allais souvent chez elle. Je m'amusais beaucoup avec ces demoiselles ouvrières; car, chose affreuse, scandaleuse, je le dis à ma honte, le soir, dans la rue, nous courions et jouions aux quatre coins. C'était joli de voir cette débutante (qui, à tort sans doute, faisait courir tout Paris) jouer dans la rue comme une mauvaise gamine; aussi ai-je été gourmandée vertement par ma mère et par Mlle Raucourt, quand la mèche a été découverte. Il a fallu se tenir en artiste et s'ennuyer.

Lucien Bonaparte, que je voyais toujours chez sa sœur, Mme Bacciochi, où je me rendais presque chaque matin, m'envoya un beau nécessaire en vermeil et 100 louis en or. C'était à me rendre folle; je dansais autour de mon nécessaire. Quant à l'argent, je n'en savais que faire: c'était pour maman.

Mais, hélas! ce bon Lucien partit pour l'Italie; il venait de se marier; lui, veuf, épousait une veuve. Ce mariage, je crois, fut cause de son départ. Un protecteur très chaud de moins pour moi. Privée aussi de ses bons conseils pour la tragédie, qu'il aimait avec passion. Je crois que, malgré son amour pour sa nouvelle épouse, il avait un peu de goût pour moi, il parla même avec toute la délicatesse possible de ses projets à Mlle Raucourt. On voulait me mettre dans une maison à moi, me donnant tous les maîtres possibles; on en parla même à ma mère, ma pauvre mère si fière et si distinguée; c'était mon avenir assuré. On me mena même, sous un prétexte, voir cette maison; on finit par me dire qu'elle serait à moi, mais que je devais l'habiter seule. Ah! bien oui! Que me fait votre maison, sans les miens? Mais j'y mourrais! Je n'en veux pas, je refuse et de très grand cœur. Mais, comme tout ceci avait lieu assez avant le départ, qu'on était loin de prévoir, le départ arriva. Oh! les hommes, ils vous aiment et vous trompent! Peut-être aussi était-ce en tout bien tout honneur qu'il voulait me rendre heureuse. C'est possible, cela se voit; c'est rare, mais enfin cela se voit, et j'en vais donner la preuve.

LE PRINCE SAPIEHA

Au milieu de tout ce bruit, de tous ces beaux succès, il fallait se tenir sur ses gardes. Vous comprenez que bien des tentatives furent faites, bien des déclarations; comment en aurait-il été autrement? Au théâtre, on a toujours des adorateurs; belles ou laides, on en est assailli. Ma mère recevait et éconduisait, c'était son devoir, toutes ces propositions. Il nous arriva une sœur de ma mère, marraine de ma sœur Oribelle, femme très bonne, très coquette et assez légère, inconséquente, et pas le moins du monde sévère. Je l'aimais beaucoup, c'est tout simple; à elle, je disais ce que je n'aurais pas osé dire à ma mère. Puis, elle me flattait. Décidément, on aime la flatterie. Quand je jouais, ma mère me faisait mille observations; elle avait bien raison, ma mère! Ma tante me trouvait toujours superbe; elle avait bien tort, ma tante! mais elle me faisait plaisir. Puis elle me racontait tout ce qu'elle entendait dire. Hélas! elle mentait sans doute; elle me faisait mal, mais elle me faisait plaisir! Ma mère, au contraire, me disait: «J'entendais dire que tu devrais prendre garde à ta démarche; que tes sorties étaient mauvaises, quelquefois trop de précipitation dans ton débit; que cela te rendait parfois la mâchoire lourde.» Elle avait raison, ma mère, mais cela ne me faisait pas plaisir. La flatterie perfide vous perd et on l'aime; on s'éloigne toujours du bien pour se rapprocher du mal. Ce qui devait me rapprocher de ma mère m'en éloignait; ce qui devait m'éloigner de ma tante m'en approchait; par ses éloges exagérés, elle attirait ma confiance. Oh! comment, si jeune, comprendre et faire la part du bien et du mal?

Je vivais bien simplement; j'allais à mon théâtre à pied par cet affreux passage Saint-Guillaume. On m'avait donné pourtant le luxe d'une femme de chambre; luxe indispensable. Je n'aurais jamais consenti à voir ma mère dans les coulisses me tenir mon verre d'eau; elle ne l'aurait pas voulu non plus. Elle ne venait jamais dans les coulisses; elle avait sa loge et s'y tenait toute la soirée. Je trouve si humiliant et si déplacé de voir une mère aux côtés de sa fille: cela donne matière à des interprétations fort sales; c'est ma façon de voir à moi. J'avais bien des petites tracasseries à éprouver de la part de mes antagonistes, bien de vilaines lettres anonymes, moyen si bas et que l'on emploie trop. Quand je jouais bien, des gens enrhumés; mais tout ceci était si peu de chose, je m'en préoccupais si peu! Cela m'animait, au contraire. L'opposition m'a toujours été favorable; c'était un stimulant qui me montait. Un jour, pourtant, on me fit une chose infâme. Je jouais Phèdre, le soir. A midi, je reçus un petit mauvais journal qui disait qu'à Abbeville, pendant une représentation, des décombres étaient tombés du côté du théâtre et avaient atteint le chef d'orchestre; ce chef, c'était mon père. Jugez de mon effroi, de mon désespoir. Comment faire, mon Dieu? Point de chemin de fer, pas de télégraphe électrique. Je ne voulais pas jouer; j'allais partir, j'étais morte. A quatre heures, je reçois une lettre de mon père. La vie me revient: quel coup affreux on m'avait porté! J'écris bien vite que je jouerai. Mais la secousse avait été si violente, si déchirante, que j'arrivai épuisée au théâtre, et qu'au quatrième acte je tombai en scène, à côté de cette bonne Mme Guen qui jouait Œnone. Elle, si chétive, ne put me relever; on vint m'enlever. Le public, si excellent pour moi, demanda de mes nouvelles, et Florence vint annoncer qu'il m'était impossible de continuer. Pas un murmure. Le bruit se répandit bientôt dans la salle de la cause de mon évanouissement. On chercha les auteurs d'une telle infamie, on les connut. Je pouvais poursuivre cette affaire, faire du scandale; je ne l'ai jamais aimé. La rivalité vous rend quelquefois bien cruelle. Tant pis pour celle qui peut avoir l'instinct du mal; elle en sera punie. Quelques jours après, je n'y pensais plus; seulement, je dis à l'oreille de la personne: «Vous êtes bien méchante; mais c'est égal, allez toujours; vous finirez par m'amuser beaucoup.» (Ce fait est vrai. C'était la bonne Duchesnois qui avait fait mettre cet article.)

Les visites ne me manquaient pas, les étrangers surtout. En général, ils aiment les artistes, leur société. Il y avait un vieux marquis de Veuil qui était sans cesse en observation et qui se faisait le cicérone de tout étranger de marque, qui arrivait. Il menait vie joyeuse, le cher marquis; il avait voiture. Comment suffisait-il à cette existence? On ne sait. Mais enfin il était reçu partout. On est si indifférent à Paris, si facile. Vous venez en voiture, vous avez un ruban quelconque à votre boutonnière, vous êtes un homme comme il faut; allons, c'est convenu: on vous reçoit. Il venait me rendre visite à ma loge, accompagné presque toujours d'un beau monsieur couvert de crachats, étranger toujours. Le vieux marquis les présentait tous au cercle du comte de Livry, cercle où l'on jouait. Sans doute que le vieux marquis avait le titre et les émoluments d'introducteur. Il me demanda la permission de me rendre ses devoirs chez moi (il était très bien élevé, le vieux marquis).

—Venez, marquis, je vous recevrai.

Il vit mon modeste réduit; il fut fort surpris.

—Eh bien! oui, monsieur, c'est comme cela; je me trouve très bien.

—Ah! miséricorde! quel tapage! Mais on ne s'entend pas.

—Calmez-vous. C'est mon voisin, le maréchal, qui, malheureusement pour vos oreilles si délicates, a beaucoup de pratiques aujourd'hui! C'est bien fâcheux, j'en suis désolée, mais, moi, j'y suis faite.

—Mais vous ne pouvez pas rester ici.

—J'y reste, à moins que vous n'ayez un palais à m'offrir. Jusque-là, je ne me sépare pas de mon maréchal ferrant: je l'aime!

—Chère demoiselle, il faut être jeune comme vous pour supporter un pareil vacarme.

—Je le supporte et j'en ris.

—Je venais vous prier de recevoir le prince Sapieha, homme distingué, qui adore les artistes et qui cherche leur société. Il va toutes les fois à vos représentations, et il sera très heureux d'être admis auprès de vous.

—Pourquoi pas, si ma mère le permet? Nous recevons beaucoup de monde, mon voisin le maréchal peut vous le dire; je puis donc recevoir le prince Sapieha.

Ma tante poussait beaucoup à cette réception; elle aimait peut-être les Polonais!

Le prince me fut présenté. C'était effectivement un homme tout à fait distingué, grand, mince, une physionomie fine et charmante, élégant sans affectation, très simple, ce qui dénote toujours le grand seigneur. Il resta peu, ne m'accabla pas de compliments, ce qui est encore très distingué d'un homme d'esprit, obtint la permission d'être reçu le lendemain. Il revint et demanda l'autorisation de me faire accepter comme hommage au jeune talent un superbe cachemire rouge, un voile d'Angleterre et un petit bijou de col avec une chaîne et un petit médaillon. Ma mère lui dit:

—Monsieur, si c'est à l'artiste que vous offrez ces cadeaux, elle les recevra comme artiste.

Le prince Sapieha, vraiment grand seigneur, s'était pris pour moi, non pas d'amour, certes, mais bien d'un véritable attachement. Il me voyait comme une enfant qui s'amuse de tout. Le prince Lucien, avant son départ, m'envoya un nécessaire en vermeil magnifique. Il y avait au fond de la théière en vermeil 100 louis en or.

—Tiens, maman, voici des pièces d'or; prend-les bien vite. Ah! qu'il est bon, M. Lucien, de penser à sa petite protégée. Je vais aller le remercier.

Le lendemain, à midi, je fus reçue; il me dit:

—Chère enfant, c'est trop peu de chose. Je voulais faire plus, vous rendre indépendante et heureuse.

—Mais je suis très heureuse, moi!

—Oui, pour le moment. Pensez que tout cela est fragile. Vous êtes jeune, songez à l'avenir. Le public est capricieux; tâchez de vous rendre indépendante, afin de vous retirer, si vous éprouvez un revers.

Il m'avait pris le bras et me faisait parcourir son jardin, me faisant la morale. Il avait bien raison. Il me mena à ma voiture, qu'il avait fait avancer à la grille, qui donnait rue de l'Université. Il y avait, il y a encore là, au même endroit, une pompe. Je n'y passe jamais sans donner, un coup d'œil sur cette grande grille et sans donner un souvenir de reconnaissance au prince Lucien. Il partit le lendemain. Je lui promis de lui écrire tout ce qui m'arriverait. Je le fis pendant quelque temps, puis plus du tout. J'étais ingrate. Je me le suis reproché, mais trop tard, comme cela arrive. Le passé, on l'oublie trop vite; on ne peut plus y revenir, il est trop tard. Hélas! ce mot: trop tard! est affreux!

J'avais très envie d'une paire de bracelets en cheveux de je ne sais qui et dont les fermoirs étaient composés de deux grosses roses. J'avais vu ces bracelets chez un petit bijoutier borgne; ils coûtaient une somme fabuleuse: 200 francs. Il n'y fallait pas songer. Sur les 100 louis du prince Lucien, ma mère fut me les acheter et les mit, sans me prévenir, dans mon nécessaire, que je visitais au moins dix fois par jour. Je vous laisse à penser quelle fut ma joie. Ces deux petits bracelets, les ai-je gardés longtemps! Ils me coûtaient un argent fou en coton; je les changeais tous les jours, ce qui divertissait beaucoup le prince Sapieha.

—Vous ne pouvez pas rester dans ce petit logement; cherchez-en un, il le faut. Ne vous occupez pas du reste.

Ma tante se mit en course, et, rue Saint-Honoré, no 334, en face de l'hôtel de M. Lebrun, troisième Consul, on me fit venir pour voir un appartement au premier étage avec un grand balcon. Oh! pourvu qu'on ne jette pas en bas cette belle maison, et mon cher balcon, mon premier luxe! Appartement de 2,400 francs avec écuries et remises!

—Ah! ma tante, que c'est beau! Mais pas de meubles, pas de chevaux.

—Sois tranquille, je suis chargée de tout.

—Par qui?

—Par le prince Sapieha.

—Oui, par le prince Sapieha. C'est très bien, mais je ne l'aime pas; je ne veux donc rien accepter.

—Il le sait, mais cela lui est égal; il veut que tu sois bien comme tu le mérites.

—Il ne veut pas autre chose? A la bonne heure! Après toutes mes conditions bien assises, je laissai faire tout ce que le généreux grand seigneur commandait. Il paraîtra très singulier peut-être de rencontrer tant de magnificence désintéressée. Cela existe et a existé pour moi, et sans doute pour bien d'autres. N'avons-nous pas vu des personnages qui, dans leur testament, ont fait des legs à des artistes? Le prince Sapieha a fait de son vivant des largesses, ce qui est encore plus grand, et plus noblement généreux! Il rendait heureux de suite. Il vaut mieux se faire bénir de son vivant qu'après sa mort. C'est moins égoïste: ce qu'il donnait, il ne l'avait plus, tandis que ne donner qu'après sa mort, c'est de la générosité avare.

On me consultait sur mes goûts. Il ne me fallait que peu; en sortant de mon petit réduit, tout me paraissait du luxe. Je fis ma chambre à coucher en quinze seize lilas et mousseline brodée. Quant au boudoir qui donnait dans ma chambre, je ne voulus rien y mettre, le réservant pour ma femme de chambre; j'étais trop poltronne pour ne pas l'avoir près de moi. Le salon en soie carmélite et garnie de velours noir. Salle à manger tout en blanc. Dans ce temps, le luxe était très modeste. Le moyen âge n'existait pas, les meubles de Boule étaient inconnus. On avait tort; c'est vraiment beau. Il y a maintenant une recherche si élégante dans l'ameublement. Puis les élastiques sont si doux, les divans si commodes, au lieu de nos meubles si durs. On mettait tout à l'antique; c'était beau sans doute, mais c'était triste et sévère. On ne pouvait pas, au milieu de ce genre grec, se mettre à la Pompadour; on aurait eu l'air grotesque. On se mettait en tunique, coiffure à la Titus; c'était très joli et bien affreux de se faire couper ses beaux cheveux! On était moitié homme. Ces tuniques en mousseline de l'Inde étaient bien séduisantes; les épaules nues, les bras, on était vraiment bien. Mais les femmes maigres, c'était triste pour elles!

Il fallait être un peu formée en statue pour porter avec avantage ce costume. Les statues montrent leurs épaules, leur poitrine, leurs bras; j'ai été bien étonnée quand j'ai vu des tragédiennes couvertes jusqu'au col comme les hommes. Je me suis dit: «Peut-être que tout est changé. Ces statues aujourd'hui sont plus modestes; elles veulent être habillées en vestales! Au fait, c'est plus honnête; les mœurs l'exigent; on est devenu si pudique. Puis, la maigreur s'en trouve bien, ce qui n'empêche pas de trouver Vénus et Diane bien belles. On va les voiler, espérons-le; les mœurs le veulent.

(Chers Valmore, excusez tous deux toutes mes bêtises.)

Revenons aux choses humaines. Me voici donc dans mon appartement. Rien n'y manque, et je n'ai point la tête tournée de tout cet éclat. Je marche sur des tapis magnifiques. Je me vois reflétée dans des glaces superbes, je ne me regarde pas plus! Mon bon prince est heureux du bien qu'il me fait. Chaque jour, ce sont de petites surprises. Des porcelaines partout, jusque sur une petite table de ma chambre; table antique toujours, pied de biche doré, marbre blanc. Ma nourrice, pendant que j'étais au spectacle, venait visiter ma chambre, l'épousseter: elle était très propre, ma nourrice, et très maladroite. Toute la table renversée, et toutes les belles porcelaines brisées. Elle craignait mon retour, pauvre Marianne, ou plutôt celui de ma mère. Que faire? Je riais, moi.

—Ne te tourmente pas, va; j'aime mieux cela que si j'étais malade. Laisse dire maman; ne réponds pas surtout. Va bien vite te coucher; demain, il n'y paraîtra plus. Bah! nous en aurons d'autres. Seulement, il ne faudra pas être si propre.

Nous étions à peu près en famille; ma mère, ma tante, toujours très indulgente. Mon frère Charles, qui était premier violon au théâtre de Feydeau, ne logeait pas avec nous, mais venait tous les jours dîner avec sa famille. Mon bon père était toujours à Amiens, et faisait de fréquents voyages à Paris. Nous avions voiture; ma tante avait amené un petit garçon, fils de sa bonne, pauvre fille qui était morte à Amiens, d'une manière bien affreuse. Je me rappelle cet affreux événement. Ma tante venait de prendre un bain de pieds dans un vase en faïence. Elle s'était remise au lit; elle sonna Jane pour prendre le vase. Ma tante logeait au deuxième étage, les fenêtres à balcon. Cette Jane, pour ne pas descendre apparemment, trouva plus commode de vider le vase par la fenêtre. Malheureuse! L'eau du bain était savonneuse: il lui échappa, elle voulut le retenir et tomba sur le pavé, la tête brisée. Ah! l'affreux spectacle! Ma tante, qui fut au désespoir de perdre ainsi cette femme, qu'elle avait à son service depuis douze ans, garda son fils orphelin. C'est le même petit Joseph que je fis habiller en jockey, qu'on nommerait tigre aujourd'hui, et qui montait derrière la voiture pendant le jour. Joseph était très heureux, mais, le soir, il avait une peur effroyable, et nous étions obligés de le prendre avec nous dans la voiture, ce qui m'amusait infiniment. Pauvre petit! nous l'aimions, et ne voulions pas le rendre malheureux et sans doute malade par la peur. «On va me tirer les jambes? Prenez-moi. Je vais tomber!» Tout se passait gaiement. Des succès, des déclarations! J'étais sûre, en rentrant, d'en trouver bon nombre, et souvent de bien bizarres.

Une fois, on me donna rendez-vous aux Catacombes. Fi! l'horreur! «On ne pouvait, disait-on, me voir que là; on devait agir avec mystère, tant les ménagements qu'on avait à garder étaient grands, mais je ne devais rien, rien craindre. Ma position serait compromise en agissant avec moins de prudence. Je sais ce que vous inspirez à un illustre personnage, et il serait dangereux pour moi, si l'on s'apercevait de la passion que vous m'inspirez. Soyez donc confiante; venez, et, si je suis assez heureux pour ne pas vous déplaire, je vous jure que la visite dans un lieu, qui d'abord peut vous paraître lugubre, ne se renouvellera plus. Mon désir ardent est de vous consacrer ma vie et de mettre ma fortune à vos pieds. Si vous consentez, ce soir, à minuit, mettez-vous à votre fenêtre.»

Ah bien! oui, je m'y mettrai à ma fenêtre, mais pour me moquer de vous. Vous pouvez m'attendre, aimable amant, au milieu de votre charmant séjour d'ossements, et y déposer vos soupirs et votre fortune. Allons donc, Clémentine (ma femme de chambre), c'est un fou ou un assassin. Elle est jolie, sa déclaration! Ah! s'il fait pareilles offres de sa fortune, il la gardera longtemps. C'est un juif que cet amoureux-là, et un juif gascon encore!

Ce drôle d'amant m'a poursuivie par trois ou quatre lettres; puis, je n'en ai plus entendu parler. J'ai eu tort de ne pas porter ces lettres au préfet de police! Aujourd'hui, on n'y manquerait pas. Cet imbécile, qui craint de perdre sa position et qui met, dit-il, sa fortune à mes pieds! Renonce à ta position, homme passionné, et démasque-toi au beau soleil; alors on consentira peut-être à te regarder. Quelle plate plaisanterie!

Un autre, c'était un fils de famille qui, si je voulais bien consentir à le recevoir, se déguiserait en femme. C'était plus gai, à la bonne heure! Mais je n'admettais pas les travestissements.

Un autre s'annonçait sous le nom de M. Papillotes. Ceci me parut plaisant. Ma femme de chambre l'avait vu. C'était un homme de quarante-cinq ans environ, très bien, de bonnes manières, mais très original. Il s'était faufilé au théâtre, et, quand je jouais, il causait avec ces messieurs et ces dames. Avec moi, il avait l'air du bon papa... Un jour, il m'entendit tousser:

—Permettez-moi de vous envoyer des sirops des îles; ils sont excellents pour la poitrine.

—Merci, monsieur, j'accepte.

Le lendemain, effectivement, je reçus des caisses de sirops, des caisses de liqueurs des îles, des pains de sucre. Ah çà! ce brave homme est un épicier en gros. Il vint me voir, ce brave homme! Ah! il n'y avait pas de danger à le recevoir. Quel singulier personnage!

—Ah! que vous avez un mauvais coiffeur! Il vous met très mal vos papillotes. Permettez que je vous les mette.

Ah! mon Dieu! c'est peut-être un perruquier. Je riais avec Clémentine à en tomber malade.

—Voyons, donnez du papier à monsieur, puisqu'il veut bien me coiffer.

—Non, non, votre papier n'est pas bon; j'ai le mien dans ma poche.

—Plus de doute, Clémentine, c'est un insolent perruquier.

—Vous avez aussi votre fer à papillotes?

—Non, mademoiselle; il ne faut jamais passer mon papier au feu. Laissez seulement deux heures mes papillotes, et vos cheveux friseront à merveille; vous verrez que vous serez contente.

Je lui laisse ma tête; il me met je ne sais combien de papillotes, puis il me dit:

—Vous me permettez de vous rendre visite dans quelques jours?

—Certainement.

—Clémentine, vous ne laisserez plus entrer cet homme, entendez-vous? Revenez vite m'ôter tout ce papier et me nettoyer la tête. Cette bête d'homme m'a tiré les cheveux et m'a fait un mal horrible. Allons, vite, ôtez-moi tout ce sale papier.

—Ah bien! il est drôle, son papier! Regardez donc, mademoiselle?

Des billets de banque! Ah! pour le coup, c'est un banquier. Il y en avait au moins une vingtaine de 500 francs chacun. (Ma bonne amie Valmore, c'est vrai, je vous le jure.)

Ah! celui-là n'a pas besoin des Catacombes, mais Papillotes est un très joli nom; j'espère qu'il le conservera.

Je suis restée sur M. Papillotes, m'en ayant posé une vingtaine à 500 francs. Malgré la coiffure dorée de ce monsieur, il m'ennuyait, et fort souvent je lui refusais ma porte. C'était mal, car ce cher homme était amoureux de sa profession de coiffeur dont il s'acquittait si bien, ne demandant que très humblement à me baiser la main. Il était d'une courtoisie bien rare, et, en fin de compte, je devais y mettre un terme: toutes les papillotes ne pouvaient me dédommager de la somnolence que sa présence me causait. L'élégant prince Sapieha était spirituel, très amusant. Je le voyais rarement; il avait une passion effrénée pour le jeu: cette passion l'occupait exclusivement. D'ailleurs, il ne m'aimait point d'amour: je l'intéressais, voilà tout. C'était vraiment un ami pour moi. Les conversations d'amitié languissent.

—Comment allez-vous, ma chère enfant?

—Bien; et vous, mon prince?

—Moi, je suis très fatigué, chère. J'ai passé la nuit à jouer; je suis brisé, ce matin. Ah! vous avez joué Aménaïde, hier. Avez-vous eu beaucoup de monde?

—Beaucoup; puis, le Premier Consul y était.

—Diable! Il aime donc bien la tragédie, le Premier Consul? Il y vient presque chaque fois.

—C'est vrai, mais c'est que Talma joue toujours avec moi, et le Premier Consul aime beaucoup Talma. Pour moi, je sens que je suis plus animée, quand je le vois dans sa loge; c'est qu'il s'y connaît, lui! Il doit se voir quelquefois dans ces grands héros; je suis sûre qu'il cause avec eux. Il est si grand aussi, notre Premier Consul; la grandeur lui va si bien; et comme il est beau! Je voudrais le voir, lui parler. On dit qu'il a une voix et une parole si douces. Et quelle jolie petite main! on la voit à merveille: il la pose sur le devant de sa loge. Bien certainement il y a là une intention coquette. Pourquoi pas? Les grands hommes ont bien la leur.

—Ma chère, vous êtes folle de votre Premier Consul.

—Non, je n'en suis pas folle. Je l'aime et l'admire comme tout le monde. Voyez, quand il entre dans sa loge, les femmes se lèvent, l'applaudissent; elles ne sont pas folles de lui, pourtant. C'est de l'enthousiasme, du délire; la police n'y est pour rien. Allez, c'est de l'élan vrai.

Je crois que le cher prince n'était pas de mon opinion. Ah! s'il m'avait dit un mot contre le Consul, je l'aurais très poliment mis à la porte. Ce nom de Napoléon, je l'ai toujours aimé; c'était mon culte, et je n'en ai jamais changé. Je n'ai jamais eu la sottise d'avoir une opinion, moi, femme et artiste. Mais je me suis permis d'adorer le nom, et mes affections sont toujours restées fidèles. Je ne m'en suis jamais cachée; je l'ai dit à qui à voulu m'entendre. N'importe, cela soulageait mon pauvre cœur.

BONAPARTE.—LIAISON AVEC LE PREMIER CONSUL.—TALLEYRAND.—TALMA.

Ma première entrevue avec le Premier Consul. Je venais de jouer Iphigénie en Aulide (Clytemnestre). Le Consul assistait à la représentation. En rentrant chez moi, je trouvai le premier valet de chambre du Consul, Constant, qui venait me prier, de la part du Consul, de permettre que l'on vînt me prendre le lendemain, à huit heures du soir, pour me rendre à Saint-Cloud; que le Consul voulait me complimenter lui-même sur mes succès!

Je fut saisie d'une manière affreuse, moi qui, quelques jours avant, manifestais au prince le désir ambitieux de parler au Consul. On m'offre cette occasion, et je me trouve pétrifiée. Étais-je contente? En vérité, non, et dans ce moment j'étais fort peu désireuse de grandeurs! Que vais-je faire? Que répondre à ce Constant, qui était là avec sa figure réjouie et qui paraissait fort étonné de l'immobilité de la mienne? Singulière chose que le cœur humain! Moi, qui ne pensais jamais au prince Sapieha, j'y pense alors; lui, si excellent, si grand seigneur, qui m'offre tout ce que je peux désirer, qui est très amusant, qui a d'excellentes manières, qui ne demande qu'à baiser le bout de mes doigts, qui me laisse parfaitement libre, et dans ma tranquille innocence, chose bien convenue entre nous et bien respectée. Que pouvais-je désirer, mon Dieu! Rien! Eh bien, si, j'avais besoin d'être ingrate, et allais l'être en effet. Je l'avoue, la curiosité l'emporta, l'amour-propre peut-être; que sais-je, moi? Je réponds à Constant: «Dites au Premier Consul, monsieur, que j'aurai l'honneur de me rendre demain à Saint-Cloud. Vous pourrez venir me prendre à huit heures, mais pas chez moi, au théâtre. Au théâtre. Pourquoi? Je n'en sais rien. Pour me compromettre tout de suite, sans doute. Sotte vanité qui venait honteusement s'emparer d'une pauvre jeune fille.

J'étais triste après avoir congédié Constant. Je passai une nuit toute d'agitation; j'étais mécontente de moi. Mais que vais-je lui dire, moi, au Consul? Que me veut-il? D'ailleurs, il pouvait bien venir chez moi. Décidément, cette entrevue me trouble et je suis bien tentée de n'y pas aller, à son Saint-Cloud! Malgré toutes ces réflexions, je calculais comment il faudrait m'habiller. En blanc ou en rose? Une belle toilette ou un joli négligé? Bah! je verrai cela demain. Je vais dormir, à la fin. Mon Dieu, pourquoi le Consul a-t-il la fantaisie de me voir? Il est maître, on ne peut le refuser! C'est juste, ce n'est pas ma faute, je ne pouvais pas refuser. Ainsi, dormons.

A huit heures, je sonnai ma femme de chambre:

—Eh bien! Clémentine, je n'ai pas fermé l'œil. J'avais envie de vous sonner pour causer. Voyons, parlez. Que vais-je mettre pour aller là?

—Ah! mademoiselle, que vous êtes de mauvaise humeur! Il y en a tant d'autres qui voudraient être à votre place!

—Tu crois cela, toi? C'est joli!

—Oui, oui, mademoiselle, si la Volnais, la Bourgoin,[39] voire même Mlle Mars pouvaient être appelées à votre place, elles seraient ravies. Songez donc ce que c'est que le Premier Consul. Si vous ne le comprenez pas, c'est que vous êtes tout à fait une enfant.

Cette Clémentine était une servante-maîtresse, très fine et très rusée. Elle piquait mon amour-propre par vanité, elle allait au but. Pauvre humanité!

La journée me parut d'une longueur démesurée. Je ne pouvais rester en place; j'allais au bois de Boulogne; je revenais chez mon parfumeur, chez ma marchande de modes; au théâtre, je rencontrai mon bon Talma.

—Qu'as-tu donc? tu as l'air d'une folle. Je te dis bonjour, tu ne me réponds pas; tu me pousses pour passer. Es-tu malade? ou en veux-tu au régisseur?

—C'est vous, Talma, qui êtes fou de me dire ce que vous dites. Je n'ai rien.

Fleury me prit par les mains, le vilain moqueur.

—Voyons, regardez-moi. Vous êtes rouge comme une cerise, aujourd'hui, vous ordinairement pâle comme le lis de la vallée. Êtes-vous en colère? Voyez donc, Contât. Ne lui trouvez-vous pas l'air étrange, un air de conquête? Hé! hé! il y a quelque chose.

Ah! mon Dieu! saurait-on déjà? Qu'est-ce qu'ils me veulent donc, tous ces gens-là?

—J'ai mal à la tête! Est-ce que je ne puis avoir mal à la tête? Vous avez bien la goutte, vous, monsieur Fleury, qui vous moquez de moi. Eh bien, est-ce que vous êtes de bonne humeur, quand vous avez la goutte?

—Oh! qu'elle est méchante! Ne lui parlons plus; elle est en train de nous maltraiter tous, même son bien-aimé Talma. Embrassons-la pour la punir et sauvons-nous.

Charmant et aimable Fleury! Il était toujours marquis, même dans ses pantoufles et dans sa robe de chambre!

Je rentrai vite chez moi. Il me semblait que j'avais un écriteau sur le dos où l'on avait écrit mon rendez-vous. Enfin, six heures. «Allons, Clémentine, habillez-moi: un négligé blanc en mousseline, rien sur la tête; un voile de dentelle, un cachemire, voilà tout.» Je vais aller au théâtre pour passer les deux heures mortelles. «Venez avec moi, vous m'avertirez quand Constant sera là.» Je m'installe dans une loge pour être là bien seule. Volnais vint m'y trouver. Que le bon Dieu la bénisse! Quel ennui! On jouait Misanthropie et repentir, je ne l'oublierai jamais.

—Verrez-vous tout le spectacle, George?

—Non, et vous?

—Non plus; j'ai affaire à neuf heures.

—Bon, elle aussi.

—Où allez-vous donc dans une toilette si riche? Y a-t-il un bal quelque part?

—Non, je vais en soirée. Vous avez une parure bien éclatante. (J'avoue que je préférais la mienne: elle était plus simple.)

Pauvre Volnais. Elle allait chez notre brave gouverneur, le général Junot. Cette parure faisait présager un mauvais goût de l'adorateur. Cette liaison a duré assez de temps. Elle lui a flanqué sur le dos des enfants qu'il n'a jamais faits, mais que Michelot a pris le soin de fabriquer. (Ceci pour toi, mon cher Valmore.)

Clémentine vint:

—On vous attend.

— Ah! Clémentine, que je voudrais revenir chez moi!

Je trouvai Constant au bas de l'escalier de l'entrée des artistes. Nous allâmes prendre la voiture conduite par le fameux César, qui heureusement aimait un peu trop à se rafraîchir, ce qui, le jour de la machine infernale, rue Nicaise, sauva l'empereur et l'impératrice qui se rendaient à l'Opéra, et notre César, étant un peu trop désaltéré, mena ses chevaux avec une telle rapidité que le coup affreux fut manqué.

Nous voilà partis. Ce qui se passa en moi pendant la route, il m'est impossible de le décrire. Mon cœur battait à me briser la poitrine. Je ne causais pas, allez. De temps à autre, je disais à Constant:

—Je meurs de peur. Vous feriez bien de me reconduire chez moi et de dire au Premier Consul que je me suis trouvée indisposée. Faites cela et je vous promets de revenir une autre fois.

—Ah! bien oui, je serais bien reçu!

—Mais quand je vous dis, monsieur, que j'ai une peur tellement forte que je ne pourrai dire un mot, que je serai glacée, et que votre Premier Consul me jugera pour la plus grande bête qu'on ait jamais vue. Savez-vous que j'en serai fort humiliée?

Ce Constant riait de tout son cœur, ce qui me parut assez impertinent.

—Rassurez-vous. Vous verrez combien le Consul est bon, vous serez bien vite remise de votre frayeur. Soyez donc tranquille, il vous attend avec une vive impatience, etc. Ah! nous voilà arrivés! Allons, mademoiselle, rassurez-vous, oui, et tremblez toujours.

Nous traversons l'Orangerie, puis nous arrivons devant la fenêtre de la chambre à coucher donnant sur la terrasse, où Roustan nous attendait. Il soulève le rideau, ferme la fenêtre sur moi, passe dans une autre pièce. Constant me dit: «Je vais prévenir le Premier Consul.»

Me voilà seule dans cette grande chambre; un immense lit au fond et en face des croisées, de grands rideaux soie verte, un grand divan agrandi, estrade en face de la cheminée. De grands candélabres chargés de bougies allumées, un grand lustre. Eh! mon Dieu! c'est éclairé comme un jour de bal. Est-ce effrayant? Rien ne peut échapper aux regards, une tache de rousseur serait vue. Tout est grand ici; pas le moindre petit coin mystérieux où l'on puisse se dérober: tout est découvert. C'est trop beau pour moi! Mettons-nous dans cette bergère. Là, entre le lit et la cheminée, je serai un peu cachée; on ne m'apercevra pas de suite. Ah! cela me rassure un peu; puis, mon voile bien baissé, je serai plus hardie.

J'entends un petit mouvement. Ah! comme le cœur me bat! C'est lui. Le Consul entre par la porte qui était à côté de la cheminée, porte donnant dans la bibliothèque.

(Tous ces détails vous paraîtront bien futiles, ma chère Marceline; je pense pourtant qu'il faut les donner.)

Le Consul était en bas de soie, culotte satinée blanc, uniforme vert, parements et collet rouges, son chapeau sous le bras. Je me levai. Il vint à moi, me regarda avec ce sourire enchanteur qui n'appartenait qu'à lui, me prit par la main et me fit asseoir sur cet énorme divan, leva mon voile qu'il jeta à terre sans plus de façon. Mon beau voile! C'est aimable; s'il marche dessus, il va me le déchirer. C'est fort désagréable.

—Comme votre main tremble! Vous avez donc peur de moi? Je vous parais effrayant? Moi, je vous ai trouvée bien belle, hier, madame, et j'ai voulu vous complimenter. Je suis plus aimable et plus poli que vous, comme vous voyez.

—Comment cela, monsieur.

—Comment! je vous ai fait remettre 3,000 francs après vous avoir entendu dans Émilie, pour vous témoigner le plaisir que vous m'avez fait. J'espérais que vous me demanderiez la permission de vous présenter pour me remercier. Mais la belle et fière Émilie n'est point venue.

Je balbutiais, je ne savais que dire.

—Mais je ne savais pas, je n'osais prendre cette liberté.

—Mauvaise excuse! Vous aviez donc peur de moi?

—Oui.

—Et maintenant?

—Encore plus.

Le Consul se mit à rire de tout son cœur.

—Dites-moi votre nom?

—Joséphine-Marguerite.

—Joséphine me plaît, j'aime ce nom; mais je voudrais vous appeler Georgina. Hein! voulez-vous? je le veux.

(Le nom m'est resté dans toute la famille de l'empereur.)

—Vous ne parlez pas, ma chère Georgina. Pourquoi?

—Parce que toutes ces lumières me fatiguent. Faites-les éteindre, je vous prie; il me semble qu'alors je serai plus à l'aise pour vous entendre et vous répondre.

—Ordonnez, chère Georgina.

Il sonna Roustan:

—Éteins le lustre.

—Est-ce assez?

—Non, encore la moitié de ces énormes candélabres.

—Fort bien. Éteins.

—A présent, y voit-on trop?

—Pas trop, mais assez.

(Chère madame Valmore, tous ces détails vous sembleront bien enfantins; mais ils sont vrais, très mal racontés par moi; mais, par vous, ils seront charmants. Il faut tant de goût, tant de délicatesse! Vous possédez tout cela, vous!)

Le Consul, fatigué quelquefois de ses glorieuses et graves préoccupations, semblait goûter quelque plaisir à se trouver avec une jeune fille, qui lui parlait tout simplement. C'était, je le pense, nouveau pour lui.

—Voyons, Georgina, racontez-moi tout ce que vous avez fait. Soyez bonne et franche, dites-moi tout!

Il était si bon, si simple, que ma crainte disparaissait.

—Je vais vous ennuyer. Puis, comment dire tout cela, je n'ai pas d'esprit? Je vais très mal raconter.

—Dites toujours.

Je fis le récit de ma très petite existence, comment je vins à Paris, toutes mes misères.

—Chère petite, vous n'étiez pas riche; mais, à présent, comment êtes-vous? Qui vous a donné le beau cachemire, le voile, etc.?

Il savait tout. Je lui racontai toute la vérité sur le prince Sapieha.

—C'est bien, vous ne mentez pas. Vous viendrez me voir, vous serez discrète; promettez-le-moi.

Il était bien tendre, bien délicat; il ne blessait pas ma pudeur par trop d'empressement, il était heureux de trouver une résistance timide. Mon Dieu! je ne dis pas qu'il était amoureux, mais bien certainement je lui plaisais. Je ne pouvais en douter. Aurait-il accepté tous mes caprices d'enfant? Aurait-il passé une nuit à vouloir me convaincre? Il était très agité pourtant, très désireux de me plaire; il céda à ma prière, qui lui demandait toujours grâce.

—Pas aujourd'hui. Attendez. Je reviendrai, je vous le promets.

Il cédait, cet homme devant lequel tout pliait. Est-ce peut-être ce qui le charmait? Nous allâmes ainsi jusqu'à cinq heures du matin. Depuis huit heures, c'était assez.

—Je voudrais m'en aller.

—Vous devez être fatiguée, chère Georgina. A demain. Vous viendrez?

—Oui, avec bonheur. Vous êtes trop bon, trop gracieux pour que l'on ne vous aime pas, et je vous aime de tout mon cœur.

Il me mit mon châle, mon voile. J'étais loin de m'attendre à ce qui allait arriver à ces pauvres effets. En me disant adieu, il vint m'embrasser au front. Je fus bien sotte; je me mis à rire et lui dis:

—Ah! c'est bien: vous venez d'embrasser le voile du prince Sapieha.

Il prit le voile, le déchira en mille petits morceaux; le cachemire fut jeté sous ses pieds. Puis, j'avais au col une petite chaîne, qui portait un médaillon des plus modestes, de la cornaline; au petit doigt, une petite bague plus modeste encore, en cristal, où Mme Ponty avait mis des cheveux blancs de Mlle Raucourt. La petite bague fut arrachée de mon doigt, le Consul la brisa sous son pied. Ah! il n'était plus doux alors. Je fus interdite et me disais: «Quand tu me reverras, il fera beau.» Je tremblais. Il revint tout gentiment près de moi.

—Chère Georgina, vous ne devez rien avoir que de moi. Vous ne me bouderez pas, ce serait mal, et j'aurais mauvaise opinion de vos sentiments, s'il en était autrement.

On ne pouvait pas en vouloir longtemps à cet homme; il y avait tant de douceur dans sa voix, tant de grâce, qu'on était forcé de dire: «Au fait, il a bien fait.» (Sur ma tête, tout cela est vrai.)

—Vous avez bien raison. Non, je ne suis pas fâchée; mais je vais avoir froid, moi.

Il sonna Constant.

—Apporte un cachemire blanc et un grand voile d'Angleterre.

Il me conduisit jusqu'à l'Orangerie.

—A demain, Georgina; à demain!

Voilà littéralement ma première entrevue avec cet homme immense.

Constant ne me dit rien; il faisait bien. Je n'étais pas disposée à faire conversation avec lui. Il tombait de sommeil et ne fit qu'un somme durant la route. Je ne dormais pas, moi. Je trouvais le Consul très séduisant, mais assez violent. C'est une existence toute d'esclavage que je vais me donner; pas la moindre liberté à espérer, et j'aime beaucoup mon indépendance! Retournerai-je demain, comme je l'ai promis? Je suis dans une incertitude. Il me plaît; je le trouve si bon, si doux avec moi. Puis, sais-je bien si ce n'est pas un caprice? Il serait fort triste et fort humiliant d'être quittée. La nuit porte conseil; attendons. En arrivant chez moi, Constant me dit:

—A ce soir, huit heures, madame; je viendrai vous prendre.

—Non, je ne suis pas décidée; venez à trois heures, je verrai. Dites au Consul que je me trouve un peu fatiguée, que je ferai mon possible pour ne pas manquer à la promesse que je lui ai faite.

Talma vint me voir. Je disais tout à mon bon Talma.

—Comment, tu hésites? Mais tu es donc folle? Vois quelle position pour toi. Tu ne connais pas, enfant que tu es, le Premier Consul. Honnête homme d'abord. J'ignore quelle sera la durée de son goût pour toi, mais je suis certain qu'il sera toujours excellent. On n'abandonne pas une jeune fille honnête qui, malgré toutes les séductions qui l'entourent, n'a pas failli;—tu me l'as dit et je le crois.

—Vous avez raison de me croire, bon Talma. Pourquoi vous mentirais-je?

(Chère bonne, vous voyez combien il est délicat de dire: pas encore failli. Enfin il faut bien que l'on sache que c'était mon premier pas, cause de la continuité de cette illustre liaison. Je suis bête aujourd'hui à manger du foin. Tout cela me paraît d'un plat désespérant. Heureusement que l'esprit, la poésie et le cœur sont chez vous pour faire de ces riens des choses charmantes. Mais je n'ai pas le sol, et l'imagination travaille pour savoir où en trouver: voilà mon sort.)

—Mais, voyez-vous, Talma, c'est justement parce que c'est mon premier pas que je suis très effrayée. De là, voyez-vous, dépend ma destinée. Je raisonne, allez; je ne suis pas si enfant que vous le croyez. Le Consul est bon, oui, je vous l'accorde, j'en suis certaine. Mais c'est le Premier Consul, et moi une cabotine! Lui ne pense qu'à la gloire; croyez-vous, vous, que la gloire aille avec l'amour? Non, moi, je veux que l'on soit amoureux de moi. Je serai bien heureuse, n'est-ce pas? si je l'aime enfin le Consul, de n'être près de lui que par ses ordres, quand cela lui plaira! Voyons, Talma, c'est l'esclavage. Ai-je raison?

—Eh bien, alors, marie-toi.

—Joli conseil que vous me donnez là. Je crains l'esclavage et vous voulez que je me marie?

—Tiens, veux-tu que je te dise? Tu iras ce soir à Saint-Cloud, c'est ta destinée; suis-la donc. Si tu n'y vas pas, tu feras quelques sottises, qui te seront bien plus funestes.

—Tenez, c'est vrai. J'irai, car je sens que je l'aime. Dînez avec moi, Talma, si vous n'avez rien de mieux à faire. Nous parlerons de lui, vous qui l'avez connu beaucoup; car vous le voyiez beaucoup chez sa femme, cette gracieuse et charmante Joséphine.

—Oui, je l'ai beaucoup vu. Je te conterai cela une autre fois. Je ne puis dîner avec toi, ma chère amie, à mon grand regret, mais ma femme m'attend.

Mariez-vous donc; c'est plus honnête, c'est vrai, mais quelquefois bien gênant! On se marie par amour; je le pense, du moins. Quand on n'est plus amoureux, il faut se souvenir qu'on l'a été? Vous vous en souvenez, Talma. C'est encore quelque chose. On doit des égards à sa femme; cela n'est pas chaud, mais cela est honnête.

—Où donc as-tu appris tout cela?

—En voyant des gens mariés. Allons, cher Talma, partez; il est tard; mes compliments à Madame. A demain, nous jouons Cinna. La représentation tient-elle toujours?

—Jusqu'à présent.

—Tant pis, mais il faut faire son devoir.

A huit heures, Constant entrait dans la cour; il était venu à trois heures prendre les ordres. Me voilà encore en tête à tête avec ce bon et joyeux serviteur. La conversation pendant la route fut très laconique, de mon côté du moins. Constant avait beau dire: «Le Consul est enchanté de vous, il vous trouve charmante, il vous attend encore avec plus d'impatience. »Je restais fort silencieuse en me disant: «Le Consul cause donc avec son valet de chambre? Au fait, pourquoi pas? Je cause bien avec Clémentine. La familiarité du Consul avec son valet de chambre est une distraction, voilà tout! Puis il lui est dévoué.» Hélas! il ne l'a pas été, le misérable. Le Consul m'attendait.

—Bonjour, Georgina! Sommes-nous de bonne humeur?

—Oui, toujours pour vous.

C'était vrai, il était vraiment séduisant, son sourire céleste, ses manières si douces; il vous attirait, vous fascinait.

—Eh bien, Georgina, vous m'avez dit la vérité. Cette petite bague, que j'ai brisée sous mon talon, venait bien de Mlle Raucourt; les autres objets, de votre beau prince Sapieha. Vous lui avez déjà fait dire sans doute de cesser ses visites et ses prodigalités.

—Non, je vous avouerai franchement que je n'y ai pas songé.

—C'est bien, ne vous en préoccupez pas; il le comprendra, vous ne le verrez plus.

Je me dis en moi-même: «Pauvre prince, te voilà bien récompensé.» Il n'avait pas d'amour pour moi; son cœur ne sera pas froissé, mais il aura le droit de me croire bien ingrate. Et pourtant ce n'est pas ma faute et je ne puis blâmer le Consul: il a raison. Tout homme délicat agirait ainsi. Hélas! sera-ce mon bonheur? Espérons; suivons aveuglément cette route, quelle qu'elle puisse être.

Le Consul fut plus tendre que la veille, plus pressant. Mon trouble était palpitant; je n'ose dire ma pudeur, puisque j'étais venue de ma propre volonté. Il m'accablait de tendresses, mais avec une telle délicatesse, avec un empressement rempli de trouble, craignant toujours les émotions pudiques d'une jeune fille, qu'il ne voulait pas contraindre, mais qu'il voulait amener à lui par un sentiment tendre et doux, sans violence. Mon cœur éprouvait un sentiment inconnu, il battait avec force; j'étais entraînée malgré moi. Je l'aimais, cet homme si grand, qui m'entourait de tant de ménagements, qui ne brusquait pas ses désirs, qui attendait la volonté d'une enfant, qui se pliait à ses caprices.

—Voyons, Georgina, laisse-toi aimer tout entière; je veux que tu aies une entière confiance. C'est vrai, tu me connais à peine. Il ne faut qu'une minute pour aimer; on sent tout de suite le mouvement électrique qui vous frappe en même temps. Dis-moi: m'aimes-tu un peu?

—Certainement, je vous aime, non seulement un peu; j'ai peur de vous aimer beaucoup et d'être alors fort malheureuse. Vous avez de trop grandes choses en vous pour que votre cœur ressente une tendresse bien vive pour ce qui n'est pas la gloire. Les pauvres femmes sont prises et bien vite oubliées; pour vous, c'est un joujou qui vous amuse un peu plus, un peu moins et, quoique vous soyez le Premier Consul, je ne veux pas être un joujou.

—Mais, si vous êtes mon joujou préféré, vous ne vous en plaindrez pas, j'espère. Pas de méfiance, Georgina; vous me fâcheriez.

—Eh bien, je reviendrai demain.

—Vous voyez comme je suis faible de consentir à vous laisser partir sans m'avoir donné une preuve d'abandon, qui ne nous laisse plus étrangers l'un à l'autre. Partez donc, Georgina. A demain.

—Ah! j'oubliais: je joue Cinna.

—Tant mieux: j'assisterai à la représentation. Soyez bien belle. Après Cinna, la voiture vous attendra.

—Mais je serai fatiguée.

—Allons, Georgina, cette fois, je veux vous voir après Cinna, et vous céderez à mon désir, ou je ne vous verrai jamais.

—Je viendrai.

J'avais de grosses larmes dans les yeux.

—Tu pleures; tu vois bien que tu m'aimes un peu, folle.

Il essuya mes grosses larmes, m'embrassa et me dit:

—A demain, ma chère Georgina.

On joua effectivement Cinna; rien n'avait été changé. A sept heures un quart, j'entrais en scène, et le Consul n'était pas arrivé. C'est pour me punir qu'il n'est pas là. Eh bien, s'il ne vient pas, je n'irai pas demain à Saint-Cloud. Je ne suis pas une esclave, je m'appartiens bien. Je suis à moi, à moi seule, Dieu merci. Ah! que j'ai bien fait de résister! C'était un caprice, rien de plus.

Mon cher Consul, vous voyez que j'ai ma volonté aussi et que, quoique très petite fille, je sais ne pas courber la tête devant la puissance. Tant mieux; je suis libre et je respire plus librement.

Et je sentais que j'étouffais en débitant mon monologue. Débiter, c'est le mot. J'étais détestable, absurde, et la fière Émilie était fort humiliée. Il est inouï, tout ce qui peut se passer dans la tête d'une artiste, tout en jouant, tout en étant le personnage, en apparence du moins. Car d'autres pensées viennent vous assaillir, font de vous une machine; on fait sa charge, et l'on trompe parfois le public.

A la fin de mon monologue, j'entends une rumeur dans la salle et des applaudissements frénétiques: c'était le Consul. Ah! combien je respirais avec bonheur. On crie: «Recommencez!» ce qui arrivait toujours, quand le Premier Consul était en retard. Je recommençai, mais cette fois le cœur rempli de joie et d'ivresse, mais tout entière à mon personnage. Le bon public devait dire: «A la bonne heure! Il paraît que la présence de notre grand homme l'inspire plus que cette salle comble.» Le Consul aimait beaucoup la tragédie de Cinna.

La représentation de cet ouvrage était si magnifiquement jouée par Talma et Monvel; Monvel, si simple dans Auguste, si noble! On parle de diction! Ah! c'est lui qui connaissait le secret d'émotionner sa diction. Comme il parlait Corneille, cet homme! Sans organe, presque sans voix, on l'entendait de partout. Aussi, quel silence admirateur quand il était en scène! Qu'il était tragique, simple, et, dans son monologue du IVe acte, je crois, quand Évandre venait de lui découvrir la trahison de Cinna, et que dans le monologue il récapitulait toutes ses actions et qu'il finissait par dire:

Rentre en toi-même, Octave, et souffre des ingrats,
Après l'avoir été!

Après l'avoir été était dit avec un sentiment indéfinissable. Il y avait dans ces deux mots tous ses remords: c'était d'un effet tragique. Et encore dans ce même monologue, quand il se relève et qu'enfin il veut se venger de cet ingrat, il avait un retour sur lui-même en disant:

Eh quoi, toujours du sang et toujours des supplices!

Du sang était dit avec étouffement et une expression de dégoût sur les lèvres; il se laissait tomber dans un fauteuil et il disait d'une manière si fatiguée, si épuisée:

Ma cruauté se lasse!

(Cher Valmore, je n'ai pas Cinna sous la main. Vous l'aurez dans votre mémoire d'artiste et vous arrangerez cela en homme de goût qui se connaît en belles choses. Je crois qu'il est heureux d'intercaler ces détails artistiques entre ma troisième visite à Saint-Cloud.)

Et la scène qui ouvre le Ve acte entre Auguste et Cinna. Il entrait le premier; très agité, Cinna le suivait. Les fauteuils étaient posés à l'avance. Monvel prenait son fauteuil d'une main tremblante.

Prends un siège, Cinna.

Et, sur l'hésitation de Cinna, il recommençait:

Prends...

Quel effet prodigieux! Ah! j'étais là, palpitante, tout oreilles, comme tout le public, du reste. Et les vers qui suivaient le fameux Prends:

Sur toute chose,
Observe exactement la loi que je t'impose.

Dès le commencement de cette scène, son débit était bref, serré, et pourtant impétueux. Quand il rappelait à Cinna les faveurs dont il l'avait comblé et lui disait:

Cinna, tu t'en souviens, et veux m'assassiner.

Cinna, qui veut alors se relever, était retenu par Monvel:

Tu tiens mal ta parole. Sieds-toi.

Rendre l'effet est impossible. Et quand il lui citait tous les conjurés, qu'il les comptait sur ses doigts, ces doigts magiques dont la flamme sortait de chaque phalange; compter sur ses doigts sans exciter le rire, faire frémir tout le monde au contraire, c'est pousser l'art au delà de toute imagination; et, après avoir démontré à Cinna toutes ses bassesses, toutes ses ingratitudes, quand il finissait cet éloquent dialogue en lui disant:

Parle, parle, il est temps.

Je ne pense pas qu'il soit possible à aucun comédien d'atteindre une perfection semblable, aussi vraie, aussi intelligente, et tout cela sans un cri, sans une exagération! Ah! Monvel sublime, ta réputation est bien au-dessous de ton immense talent. L'injustice dominera donc toujours?

Talma, dans ce personnage pusillanime, incertain, brave cependant, mais faible, qui marchait sous l'influence de sa passion pour Émilie, et qui agissait contre les sentiments de son cœur. Que sa première entrée était belle, à Talma! Tout ce beau et interminable récit était fait d'une voix basse; quand il en arrivait à ces vers:

Le frère tout dégouttant du meurtre de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire,

quelle physionomie! Toutes ses fibres tremblaient! Il avançait la main droite qui vraiment portait une tête, et, de l'autre main, qu'il avançait presque au-dessus de cette tête ensanglantée, demandait son salaire. Ceci était d'un effet si épouvantablement vrai, que j'ai vu bien souvent des femmes se retourner de frayeur. C'est, je crois, du talent, mais ceux qui ne l'ont pas vu n'y croiront pas; ils ont raison: ils ne l'ont pas vu et ne le verront pas. Les vieilles traditions sont aujourd'hui tournées en ridicule (à l'impossible nul n'est tenu). Comment parler des couleurs à un aveugle?

Les tragédies n'étaient pas entourées de beaux décors; c'était même très sale, très négligé. On avait grand tort. La faute n'en était certes pas à Talma, qui sentait et connaissait toute l'antiquité mieux que personne. Que de fois je l'ai vu dans de saintes colères contre ce mauvais goût, cette mesquinerie! «Mais vous nous ferez donner des bonnets d'âne, misérables que vous êtes!» Pauvre Talma, qui voulait, tant il aimait l'antiquité, rétablir les chœurs dans Œdipe. La musique élève l'âme, elle poétise; mais parler de cela à ces bonnets de coton, c'est peine perdue.

—Vois-tu, me disait-il, ils sont encroûtés dans leurs vieilles habitudes. Ils croient que j'apporte le bonnet rouge, quand je parle d'innovations si nécessaires à notre art. Si l'on négligeait la mise en scène d'une manière si mesquine, on ne négligeait pas la distribution des ouvrages. Dalmas, acteur brillant et à grands applaudissements causés par une chaleur intrépide, qui étonnait et entraînait le public étourdi par tant de volubilité, qui se demandait après: «Mais pourquoi ai-je tant applaudi? Je ne sais pas, c'est fait, et je n'ai pas applaudi Talma, quand il a dit d'une manière si simple et si touchante:

C'est Oreste, ma sœur...

j'ai eu des larmes aux yeux pourtant, et je n'ai pas applaudi. Est-ce que j'aimerais mieux le tambour que le rossignol? Décidément, je suis une vraie brute.» Dalmas n'était point sans talent, mais, je le répète avec regret: c'était un talent étourdissant. Mais enfin il tenait son emploi de jeune premier rôle et ne dédaignait pas de jouer Maxime, rôle peu à effet, effacé presque complètement par Auguste et Cinna; mais il le jouait. Les premiers confidents, quoique premiers et, il faut bien l'avouer, bien médiocres en ce temps, n'auraient pas osé se faire remplacer. Les ouvrages, de ce côté, étaient montés le mieux possible.

Ce soir-là, et la présence du Consul y était pour beaucoup, l'effet de la représentation était magnifique. Je ne parle pas de moi, mon Dieu! Au milieu de ces merveilleux et immenses talents, de ces géants, je me tenais de mon mieux pour ne pas faire ombre au tableau. J'eus donc la flatteuse récompense de mes efforts. Mais il m'arriva, au Ve acte, un applaudissement auquel j'étais loin de m'attendre, au vers:

Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres.

Applaudi, ce vers, à trois reprises. Je devins pourpre. Mon Dieu! que veut dire cela? On présume donc quelque chose? On ne peut rien savoir. Le Premier Consul vient souvent et on croit peut-être... Ce serait affreux! Les secrets de la cour seraient donc comme les secrets de la comédie? Que va me dire le Consul? Il sera furieux; il m'accusera peut-être d'indiscrétion, et pourtant je ne me suis confiée qu'à Talma. Il est trop prudent et trop peureux pour en avoir ouvert la bouche, même à sa femme. Talma me suivit dans ma loge tout ébouriffé.

— Eh bien! tu vois? Tu as entendu ces applaudissements?

—Oui; j'en suis confuse et inquiète. Pourvu que le Consul ne m'accuse pas d'indiscrétion! Après tout, peu m'importe; le public a peut-être voulu me faire un gracieux compliment. Allez-vous-en, Talma; on m'attend.

Je montai en voiture et me voilà pour la troisième fois sur la route de Saint-Cloud. Le Consul m'attendait.

—La représentation a été bien belle, me dit-il. Talma a été vraiment sublime. Monvel est un acteur bien profond; malheureusement, la nature l'a desservi. On ne peut avoir une grande réputation avec une voix aussi défectueuse, un physique si grêle. Le théâtre, c'est l'idéalité; on n'y veut pas voir des héros mal faits. Monvel combat ses défectuosités par la science, mais le charme est absent. C'est un acteur à étudier. Vous avez été belle aussi, Georgina.

—J'ai fait de mon mieux pour mériter votre suffrage, qui est le plus flatteur pour moi.

—Eh! mais, vous devenez flatteuse.

—Je cherche à me faire grande dame.

—Vous essayez à devenir méchante. Soyez ce que vous êtes; je vous préfère Georgina que comtesse.

—Il m'accablait de bontés.

—Mettez-vous là près de moi. Vous êtes un peu fatiguée. Voyons, débarrassez-vous de ce schall, de ce chapeau, que l'on vous voie.

Il défaisait petit à petit toute ma toilette. Il se faisait femme de chambre avec tant de gaieté, tant de grâce et de décence qu'il fallait bien céder, en dépit qu'on eût. Eh! comment n'être pas fascinée et entraînée vers cet homme? Il se faisait petit et enfant pour me plaire. Ce n'était plus le Consul; c'était un homme amoureux peut-être, mais dont l'amour n'avait ni violence, ni brusquerie. Il vous enlaçait avec douceur, ses paroles étaient tendres et pudiques. Impossible de ne pas éprouver près de lui ce qu'il éprouvait lui-même!

Je me séparai du Consul à sept heures du matin; mais honteuse du désordre charmant que cette nuit avait causé, j'en témoignai tout mon embarras.

—Permettez-moi d'arranger cela.

—Oui, ma bonne Georgina; je vais même t'aider dans ton service.

Et il eut la bonté d'avoir l'air de ranger avec moi cette couche, témoin de tant d'oublis et de tant de tendresses.

(Ouf! en vérité, bonne madame Valmore, il faut une plume comme la vôtre pour faire passer ces détails historiques et très vrais pourtant. J'ai fait ce que j'ai pu, mais je suis impuissante.)

Le Consul me dit: «A demain, Georgina.» Il me disait: «A demain!» pour sans doute calmer mes inquiétudes; c'était encore une délicatesse de son cœur. Non, jamais ceux qui liront ces détails ne voudront y croire; ils sont réels. Pour bien connaître le grand homme, il fallait le voir dans l'intimité; là, dépouillé de ses immenses pensées, il se plaisait dans les petits détails de la vie simple et humaine; il se reposait de la fatigue, de lui-même.

—Non, pas à demain, si vous le permettez; mais après-demain.

—Oui, ma chère Georgina, comme tu le veux; à après-demain. Aime-moi un peu et dis-moi que tu reviendras avec bonheur.

—Je vous aime de toute mon âme; j'ai peur de trop vous aimer. Vous n'êtes pas fait pour moi, je le sais, et je souffrirai; cela est écrit, vous verrez.

—Va, tu prophétises mal; je serai toujours bon pour toi. Mais nous n'en sommes pas là. Embrasse-moi et sois heureuse.

Me voici entrée dans une existence vivante, douce pour l'instant, mais qui me causera bien des angoisses! Je serai sans cesse dans le doute, peut-être jalouse. Soyez donc jalouse d'un homme, que l'on ne peut voir que quand il consent. Oui, on envie l'honneur—on appelle cela l'honneur—d'être remarquée par le Consul! C'est beau! C'est grand! Mais, au fond, c'est triste. Il vaudrait mieux être aimée de son égal: on peut s'entendre, se disputer à l'aise, et l'on n'a pas devant soi une impériale porte, qui vous défend d'entrer sans l'ordre du maître. Oui, c'est triste, c'est navrant; c'est l'esclavage avec des chaînes dorées.

Sortie à la troisième et définitive entrevue. Rendez-vous le surlendemain. C'est l'esclavage doré.

Me voici dans une ère nouvelle. Reçois mes adieux, jeune fille sans soucis, sans autre passion que celle de la gloire théâtrale: tu rentres femme dans le domicile qui, la veille encore, n'entendait que des éclats de rire enfantins. Tu reviens avec un cœur aimant; prépare-toi donc à tous les tourments de ce sentiment, qu'on appelle amour, et qui, presque toujours, est le tombeau de vos illusions, de tous vos rêves! Je rentrai triste chez moi; je sentais que j'aimais le Consul. Il envoya Constant s'informer de mes nouvelles et me rappeler ma promesse pour le lendemain. Je ne sortis pas de la journée; ma porte fut fermée pour tout le monde, excepté pour mon fidèle Talma, qui ne manqua pas de venir tout courant.

—Eh bien, t'a-t-il parlé de ces affreux applaudissements à ce vers:

Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres?

—Il ne m'en a pas dit un mot; mais il vous a trouvé sublime, mon cher Talma. Comme il parle bien, le Consul, sur la tragédie! Que de bons conseils il donne! Il trouve que vous êtes tragique de la tête aux pieds. Moi, je ne m'y connais pas comme lui, mais ce que je puis dire, c'est que, pendant votre récit du premier acte, j'ai des frissons qui parcourent tous mes membres, et que, si le public n'était pas tout entier sous vos accents et qu'il pût détourner ses yeux, il me verrait pâlir et lirait sur mon visage l'impression profonde que vous me produisez.

—C'est un grand éloge que vous me faites là.

—Mon Talma, c'est ce que j'éprouve en vous écoutant. Je ne suis plus sur un théâtre, je vous assure; vous me transportez à Rome.

—Tu dois être heureuse, d'après ce que tu viens de me raconter. On n'a pas pour une femme, pour laquelle on n'éprouve qu'une fantaisie, tous ces soins tendres et délicats, cette patience qu'il a eue. Il te gâte: tu n'en trouveras pas comme lui.

—Je ne le sais que trop; Talma, c'est que je l'aime, voyez-vous, et c'est fort inquiétant.

—Quand le vois-tu?

—Demain. Il désirait me voir aujourd'hui, mais, sur ma prière...

—Que de femmes voudraient être à votre place! Soyez discrète, je vous en prie; qu'il n'y ait pas le moindre reproche à vous faire. Le Consul aime la décence dans tout. On le saura, on le sait peut-être déjà, et je le crois, mais que ce ne soit pas par vous.

Talma avait la vue très basse; je le voyais me regarder.

—Qu'est-ce que tu as à tes oreilles?

—Ah! j'oubliais. Ce sont deux boutons de diamants, que le Consul a mis à mes oreilles il y a déjà deux jours, le lendemain de ma première entrevue. «Tenez, ma chère Georgina, je vous ai tout brisé; il est juste que je remplace tout le dégât que j'ai fait.»

—Mais ils sont superbes, ces boutons.

—Certainement, ils sont magnifiques, mais la manière dont il donne est plus belle encore. Un autre aurait eu le mauvais goût de me les envoyer; mais, lui, c'est autre chose. Comment voulez-vous qu'on ne l'aime pas! Décidément, Talma, j'en suis folle.

—Tu fais bien; je trouve même que c'est très raisonnable. Viens ce soir au théâtre.

—Je n'en ai pas envie.

—Pourquoi?

—C'est que je suis bien pâle.

—Tu n'as jamais de couleurs, coquette. Tu sais bien que la pâleur te va bien. Tu es comme toujours. Viens; nous parlerons de lui. Ah! c'est que je l'aime aussi, moi, vois-tu!

J'allai donc aux Français. Talma n'y était pas encore. Je descendis au théâtre. Nous avions là une petite toilette établie; on y portait son rouge, son blanc, épingles, verre d'eau. Plusieurs sièges de repos étaient à l'entour et là les femmes se passaient toutes en revue et ne s'épargnaient guère. Quand l'une quittait sa place pour entrer en scène, une autre la remplaçait vite. Mars jouait ce jour-là dans le Philosophe sans le savoir. C'était bien la figure la plus ravissante que l'on pût voir; elle avait l'air d'avoir quinze ans sous sa petite robe blanche et son tablier vert. Elle était admirable dans Victorine d'un bout à l'autre, d'une ingénuité et d'un dramatique qui feraient pâlir tous les drames actuels. Ses succès étaient à la hauteur de son talent. Aussi ses charmantes camarades étaient à la piste et lui cherchaient un défaut; ne pouvant la critiquer sur son talent, elles osaient déjà parler de son âge.

—Ah çà! disait Bourgoin, elle ne laissera pas son petit tablier vert? Je ne pourrai jamais parvenir avec elle. Vous verrez qu'elle jouera les petites filles jusqu'à soixante ans. Moi, je serai aux Incurables.

Mlle Contat, la spirituelle et grande dame Contat, qui ne dédaignait pas de jouer la tante et qui faisait de ce petit rôle un rôle complet, étourdissant de comique, écoutait Bourgoin. Elle avait l'esprit très méchant, cette bonne Mlle Contat. Elle n'aimait pas très tendrement Mlle Mars, mais elle était trop parfaite comédienne pour ne pas lui rendre justice.

—Vous feriez bien, ma petite, de passer dans la salle pour bien étudier et prendre une leçon qui pourrait vous être utile peut-être. Tâchez d'imiter Mars; d'imiter, dis-je, car jamais vous ne pourrez la remplacer. Vous vous mettrez à sa place: voilà ce que vous pourrez avec désavantage. Ses manières décentes et distinguées sont à elle; on ne peut les lui enlever. Appréciez ses rôles: cela vous est permis; mais, ma petite, les jouer! Ah! renoncez à cette folie. Ni vous ni d'autres ne remplacerez jamais Mars dans les ingénuités.

Mlle Contat entrait en scène après ce petit dialogue.

—Tiens, cette grosse, est-elle malhonnête! Toutes ces vieilles-là se soutiennent. Quand j'aurai ton âge, vieille malhonnête, j'aurai autant de talent que toi, va. Si sa Mars voulait jouer son emploi, elle ne la trouverait, pas si étonnante, cette vieille cabotine! Elle est joliment rouée, celle-là; on lui a tant répété qu'elle avait de grandes manières qu'elle se croit Mme de Pompadour. Je m'en vais, car j'aurais une scène:

Achille, noble fils de vingt rois. Viens avec ta mère!

(Tout ceci, bonne, est bête et sans doute de mauvais goût; mais j'ai entendu tout cela. Faites-en ce que vous voudrez. D'ailleurs, c'est le 2 janvier; je suis de très mauvaise humeur.)

—Tout le monde riait.

—Pourquoi ne lui as-tu pas répondu? disait la mère Thénard[40]. Tu as caponné. Il fallait lui dire son fait.

—Oui, mais on m'aurait mise à l'amende.

—D'accord, mais tu te serais soulagée.

—On m'aurait fait payer cent francs; merci, c'est trop cher. Va, je la rattraperai sans amende. Eh! tiens, cette George, qui est nouvelle ici, elle ne dit rien. Vous avez donc peur de cette grosse, vous, George?

—Moi? point du tout. Mais j'aime et j'admire Mlle Mars; je n'avais donc pas à vous donner raison. Je me suis tue; c'est ce que j'avais de mieux à faire. Puis, je n'aime pas les discussions.

—Allons, en voilà une qui devient déjà politique. Cette pauvre Bourgoin avait tort de m'appeler politique. J'entendais fort imparfaitement ce qui se passait autour de moi; j'étais bien loin de ce petit foyer, où se passaient toutes ces petites tracasseries de coulisses, toutes ces petites envies féminines. J'attendais Talma. Mars, en sortant de scène, vint s'asseoir juste en face de moi.

—Bonsoir, George. Comment vous va?...

—Bien, merci. Et vous?

—Moi, comme cela. Je suis peu en train; je voudrais avoir fini. Ah! mon Dieu! George, les rayons éclatants que jettent vos oreilles me font mal aux yeux.

—Mes oreilles vous font mal? Vous vous moquez!

—Non pas vos oreilles, mais vos boutons de diamants.

—Ah!

Je portai la main à mon oreille; j'avais oublié de les ôter.

Je me troublais; je sentais que les suppositions, les bavardages allaient bon train.

—Otez-les donc, que je les voie de plus près.

—Je ne puis les ôter; vous les voyez assez. Ce n'est pas très curieux, des boutons en diamants.

—Mais c'est qu'ils sont énormes; mais c'est la rançon d'un roi que vous portez à vos oreilles.

—Ni roi, ni rançon. On m'a apporté les diamants, ils m'ont plu, on m'a accordé du temps pour les payer. Voilà tout. Vous en auriez fait autant. Vous aimez les belles choses, quand vous pouvez les avoir. D'ailleurs, tout le monde les aime; les femmes surtout.

—Oui, oui, ma chère George; mais il vous faudra bien du temps pour payer ces énormes boutons.

—Ne vous en inquiétez pas. Je vous jure que je ne vous chargerai pas de payer cette dette, que vous acquitteriez peut-être avec plaisir. Vous êtes si bonne camarade.

(Bonne Valmore, cette petite scène s'est passée comme je la raconte; je donne, un petit coup de patte à Mars, mais nous lui faisons la part assez belle pour ne pas garder le silence sur cette anecdote.)

Mars a tout deviné. Que faire? Après tout, il faut s'attendre à tous ces bruits; je n'y puis rien: arrive que pourra. Cette position craintive serait intolérable.

—Ah! enfin, Talma, vous voilà. Venez donc. Éloignons-nous vite de tous ces bavardages envieux.

—Qu'as-tu donc? me dit Talma, en me prenant le bras.

—Ce que j'ai! J'ai que votre ingénuité Mars a découvert sous mon chapeau les boutons que j'avais, par oubli, laissés à mes oreilles, et que, pendant une demi-heure, elle m'a placée sur la sellette pour tâcher de savoir d'où pouvait venir ce magnifique cadeau.

—Eh bien! que veux-tu? Tu dois comprendre que le secret est impossible.

—Vous voyez bien, Talma, que j'avais raison de redouter ce bonheur. Car c'est un bonheur de penser que l'on est aimée de cet homme, mais c'est un bonheur qui sera sans cesse troublé. Je ne me fais pas d'illusions, mon bon Talma; c'est une existence tortueuse et perdue. Étant séparée du Consul, rien ne me plaira, personne. C'est le Premier Consul, mais qui, près de moi, n'est plus qu'un homme charmant par sa grâce, par les mille petits riens, qui cherche à vous faire oublier sa puissance pour vous rendre tout à fait heureuse. Comment n'être pas fière et triste en songeant que tout finit? Je rentre chez moi. Ma voiture est là; venez me reconduire. Vous prendrez une tasse de thé, et la voiture vous ramènera chez vous.

—Volontiers.

Ce cher Talma; il était vraiment excellent, puis il pensait bien que je ne laisserais jamais échapper l'occasion de parler de lui.

—Savez-vous que les femmes sont assez méchantes? Vous n'avez pas, vous autres, toutes ces misérables petites envies. Un bijou nouveau les met toutes sur pied. Elles vous dévorent des yeux. Elles scrutent jusqu'au fond de votre cœur pour tâcher de deviner ce qui s'y passe. C'est vraiment un travail, auquel je ne pense pas pouvoir jamais m'assujettir. Et qu'est-ce que cela me fait, à moi, qu'elles aient de belles choses? Tant mieux pour les envieuses. Non, mon cher Talma, je ne pense pas que ce vice me vienne.

—Tu parleras peut-être autrement plus tard, quand tu ne seras plus jeune.

—Non. Quand je ne serai plus jeune, j'aimerai la jeunesse, j'aimerai à reposer mes yeux sur de belles personnes. Elles passeront comme moi, ces jeunes filles, si fraîches, si roses; elles se résigneront comme moi à devenir vieilles et même laides. Elles entendront des gens qui leur diront: «Ah! vous avez été bien belles.» Vous avez été est affreux. On devrait rayer ce compliment malhonnête. A l'heure où nous sommes, j'entends souvent ce compliment, et, comme la beauté est assez rare, je réponds: «Vous êtes heureuse, vous, ma chère; vous n'avez jamais eu cela à regretter. C'est une consolation.»

Le lendemain, je vis le Consul qui me reçut avec même empressement, avec même bonté. Il se plaisait à me faire raconter tout ce qu'on me disait, tous les petits cancans de coulisses.

—Voyons, Georgina, dis-moi tout.

—Eh bien, hier, j'ai été très tourmentée par Mlle Mars. J'avais vos boutons à mes oreilles, et la curiosité, les questions n'ont point manqué. Je crains qu'on ne se doute d'où ils viennent et je vous assure pourtant que je suis bien discrète.

—Que veux-tu? Laisse-les dire, laisse-les supposer; je ne t'en ferai pas de reproches! Sois toujours bonne, chère Georgina; c'est la plus belle qualité que puisse avoir une femme.

On a fait à l'empereur une réputation de brusquerie. Calomnie jointe à tant d'autres, à tant de mensonges, qui faisaient hausser les épaules; aussi, en lisant ces souvenirs, que de gens diront: «Bah! tout ceci n'est pas croyable, elle brode.» Croyez ou ne croyez pas, chers lecteurs; à vous permis. J'écris la vérité, la plus vraie. Je ne l'embellis point et n'invente point. Je raconte ce que l'empereur était, pour moi du moins, doux, gai et même enfant. Les heures près de lui passaient sans les compter, le jour venait nous étonner. Je m'éloignais et désirais revenir. Mon retour ne tardait guère. Les jours me paraissaient longs et mortels. Tout le monde savait ce que je désirais tant cacher. Je recevais des gens qui venaient se recommander à moi.

—Je ne puis faire ce que vous désirez; je ne connais aucun ministre, moi, je n'ai aucune influence.

—Si vous vouliez voir le ministre de l'intérieur, vous obtiendriez ce que je sollicite. Je serais reconnaissant.

—Comment l'entendez-vous?

—En vous offrant ce que vous pourriez désirer.

—Je ne veux rien. Tenez, cette proposition me déplaît, elle me décide à voir le ministre. Je tâcherai d'obtenir ce que vous demandez, et vous verrez si je vends les services que je serais heureuse de rendre. Nous autres artistes, nous n'avons pas, grâce à Dieu, l'âme vénale.

Je fus reçue du ministre qui me promit d'examiner la demande que je lui présentais.

—Tenez, voici une carte qui vous permettra de vous présenter sans demande d'audience.

Je sortis ravie d'une si gracieuse réception. Me reçoit-on si bien pour moi ou sur les bruits qui courent? N'importe. Profitons-en pour faire un peu de bien, s'il est possible. Quand on a été pauvre, il ne faut pas l'oublier et ne pas repousser ceux que l'on peut soulager. Il y a tant de gens qui font des fortunes fabuleuses et qui oublient leur origine, parce qu'ils ont un luxe risible, oui, vraiment risible; malgré leurs livrées, on reconnaît vite leur transformation. Vous avez beau vous pavaner dans vos équipages, qui veulent rivaliser avec ceux de la cour, on vous reconnaît toujours. Vous êtes déguisés, voilà tout. Vous êtes sottement orgueilleux; l'argent vous trouble, pauvres gens; mais l'argent ne vous donnera pas la distinction après laquelle vous courez. N'ayez donc pas cette stupide prétention. Vous êtes des hommes intelligents, des hommes d'argent; restez des hommes d'argent. Conservez-le bien; s'il venait à vous manquer, vous connaîtriez votre vrai mérite.

Si les bruits prenaient de jour en jour plus de consistance, c'était, il faut bien le dire, un peu la faute du Consul. On savait bien que le spectacle préféré du Consul, c'était la tragédie; ce genre sévère lui plaisait infiniment. Il n'aurait pas fait mettre de côté les chefs-d'œuvre, que l'on dédaigne peut-être un peu trop maintenant. Hélas! on a raison; qui les jouerait? Mais il y venait sans doute trop souvent, ce qui donnait prise à tous ces bruits. Les grands hommes ont des faiblesses aussi, et l'on ne veut pas qu'ils en aient. On en veut et l'on en voudra toujours à ceux qui gouvernent. Le monde est et sera toujours fait ainsi. C'est absolument comme les comédiens, qui sont sans cesse les ennemis de leur directeur. Le pouvoir est chose difficile et rude à mener. Un jour, le Consul me dit:

—Georgina, si tu le veux bien, Constant ira te chercher à neuf heures du matin; puis nous irons ensemble au Butard, un rendez-vous de chasse à peu de distance de Saint-Cloud.

—C'est de bien bonne heure!

—Paresseuse! Tu te lèveras un peu plus tôt; cela te fera du bien. Puis, enfin, je veux te voir au beau soleil.

—Oui, au commencement d'octobre, le soleil se montre peu.

—Il se montrera ce jour-là.

—C'est bien, je viendrai, puisque vous me promettez le soleil.

Pendant les quinze premiers jours, il a satisfait à ma scrupuleuse délicatesse, et j'ose dire à ma pudeur, en réparant le désordre des nuits, en ayant l'air de refaire le lit. Il faisait ma toilette, me chaussait, et même, comme j'avais des jarretières à boucles, ce qui l'impatientait, il me fit faire des jarretières fermées que l'on passe par le pied.

(Je vous donne crûment ces détails, parce que vous m'avez dit de tout mettre sur le papier, bien bonne madame Valmore. J'obéis. Comment pourrez-vous vous en tirer? Vous seule êtes capable de faire passer des détails aussi épineux. Par exemple, pouvez-vous dire que le sommeil de l'empereur était aussi calme que celui d'un enfant; sa respiration douce; que son réveil était charmant et avait le sourire sur les lèvres; qu'il reposait sa noble et belle tête sur mon sein et dormait presque toujours ainsi, et que, toute jeune que j'étais, je faisais des réflexions presque philosophiques, en voyant ainsi cet homme, qui commandait au monde, s'abandonner tout entier dans les bras d'une jeune fille? Oh! il savait bien que je me serais fait tuer pour lui.

Tous ces détails pour vous, mon cher Valmore; je serais confuse si votre cher fils les lisait. L'amour de l'empereur était doux. Jamais de dévergondage dans les moments les plus intimes. Jamais de paroles obscènes. Des mots charmants «M'aimes-tu, ma Georgina? Es-tu heureuse d'être dans mes bras? Moi, je vais dormir aussi.» Tout cela est vrai, mais comment le dire? Vous avez le secret de faire comprendre délicatement; moi, je ne suis qu'une brute, plus, fortement encore quand je suis dominée par l'absence d'argent, ce qui m'arrive bien souvent, et surtout en ce moment où je rage contre ceux qui en ont et qui le gardent.)

On vint donc à neuf heures du matin me chercher. Il faisait beau, mais froid. Je passai une douillette—à cette époque, c'étaient les douillettes—en soie blanche et ouatée, des souliers en satin noir: les bottines étaient inconnues; on avait tort; c'est joli et très commode; puis je jette sur ma tête un voile d'Angleterre. Étais-je assez étourdie de m'en aller, au mois d'octobre, la tête nue?

—Mais, mademoiselle, me dit Clémentine, mettez donc un chapeau. En voici un qui vous va si bien.

—Vous trouvez? Moi, je trouve que j'ai l'air d'une marquise endimanchée. Je n'en veux pas. D'ailleurs, le Consul veut me voir au soleil. Eh bien! il me verra; je ne lui déguiserai rien de mon visage.

Nous voilà arrivés à Saint-Cloud; on fait arrêter la voiture derrière le mur qui donne sur Sèvres. Constant descend et revient plus d'un quart d'heure après me dire:

—Je me suis trompé; le Consul est furieux contre moi et m'a dit: «Imbécile, j'attends depuis une heure.» Le Consul avait un fusil, qui laissait croire qu'il chassait. «Allez m'attendre au Butard. Je rentre me changer et j'arriverai aussitôt que vous. Seulement, je ne ferai pas la route avec elle, grosse bête que tu es.» (Ceci m'a été raconté mot pour mot par Constant.)

J'arrive donc effectivement la première. J'entre dans un pavillon situé au milieu du jardin ou plutôt du petit bois. Je trouve un bon feu d'abord, puis un déjeuner servi. Le Consul arrive dix minutes après, à cheval et suivi de quatre aides de camp: le général Caulaincourt, Junot, Bessières et Lauriston, qui m'a bien souvent parlé de cette matinée.

(C'est à vous, mon bon Valmore, de savoir si Lauriston y était à cette époque.) Lauriston m'aurait donc menti? Mais je ne le pense pas. Pour Junot et Caulaincourt, c'est certain; Bessières aussi. Mais je n'en suis pas aussi sûre.

Le Consul entra seul et me dit:

—Eh bien! comprends-tu la lourde bêtise de Constant qui se trompe sur l'endroit que je lui ai indiqué et qui me fait attendre une heure le fusil au bras! Ce crétin est cause que je n'ai pas fait la route avec toi.

—Oh! ne le grondez pas, je vous en prie; il est si confus et malheureux, ce pauvre Constant! Pardonnez-lui. Chauffez-vous. Vous devez être fatigué?

—Pas du tout. Nous sommes venus au grand galop.

—Prenez quelque chose.

Il sonne Constant qui entre la tête baissée et le visage très rouge.

—Du café. Et toi, Georgina? prends donc quelque chose?

—Un peu de café aussi, je vous prie.

—Voilà tout?

—Oui, voilà tout.

—Enfin, je te vois au grand jour. Il ne t'est pas défavorable.

—Vous êtes trop bon de le trouver, mais je me trouve horriblement laide.

—Allons, allons, ne fais pas de la fausse modestie. Tu sais bien le contraire. Ah! ma chère, c'est qu'il y a beaucoup de femmes qui vous trompent aux grandes lumières! Puis, vous autres, au théâtre, avec votre rouge, on est presque masquée. Mais, quand on se lève à neuf heures et que l'on fait trois lieues de campagne c'est une épreuve, et tu l'as soutenue victorieusement. Tu es comme je désirais te voir.

—Vous me voyez alors avec des yeux indulgents. J'en suis reconnaissante et vous en remercie encore.

—Viens faire une petite promenade dans le bois.

Il me prit sous son bras et nous passâmes devant les quatre aides de camp rangés sur une même ligne, chapeau bas, dans la cour. Le Consul m'enleva mon voile, ce qui me fit baisser la tête, tant j'étais rouge et confuse. Peut-être une autre aurait-elle été fière. C'est possible, et il y avait de quoi être orgueilleuse; moi, soit modestie, soit absence d'intelligence ou de hardiesse, j'étais tremblante et honteuse. Tout ceci est arrivé comme je le raconte. Je me promenais bras dessus, bras dessous, avec le premier homme du monde. Oui, l'amour-propre devait être satisfait; il l'était. Que de fois, au milieu de mes tribulations et de mes chagrins, je me suis rappelé cette promenade! C'est égal, on ne peut m'enlever cela; j'ai été plus de deux heures, bras dessus, bras dessous, avec le maître du monde. Je n'ai pas de fortune, je suis pauvre, mais riche de mes souvenirs: pas de spéculation qui vous les ravisse, pas de pouvoir qui vous les enlève. Ils sont là devant moi aussi frais, aussi jeunes, aussi palpitants que si c'était d'hier. Au milieu de tant d'angoisses, je me trouve heureuse d'avoir conservé mes jeunes impressions. On vieillit moins vite. L'argent, si je l'ai tant foulé sous mes pieds comme on veut bien le dire, c'est que je l'ai toujours méprisé, et que je le méprise encore plus, depuis qu'on en fait tant de cas. Oui, monsieur l'argent, je vous méprise. Pensez-en ce que vous voudrez, peu m'importe. Je dis mon sentiment, à vous, argent. Je ne vous ai aucune obligation. Je suis libre et droite devant vous! N'attendez pas que je m'incline jamais devant vos lingots.

Cher Consul! Qu'il était charmant et gai pendant cette promenade! Il me faisait courir. Il faisait froid. Les chemins étaient encombrés de feuilles mortes et de branches sèches, qui me gênaient et s'attachaient à mes pieds. Le Consul prenait soin de les écarter et de me faire un passage plus libre. Lui se donnait cette peine.

—Mais, je vous en prie, ne vous baissez pas ainsi: je ne le veux pas, ou je rentre.

—Moi, je ne veux pas que tu te blesses les pieds. Laisse-moi donc faire. (Ceci historique.)

Ces détails sont vrais. Voudrait-on y croire? Il y a si peu d'hommes capables de ces attentions délicates! Oh! oui, je n'en ai jamais trouvé de semblable. Et puis, d'un autre, cela paraîtrait simple et naturel. Mais de lui! Ah! c'est bien autre chose.

—Je désire rentrer. Je suis lasse et j'ai, malgré nos courses, un peu froid.

Nous rentrâmes donc.

—Il faut que tu prennes un peu de thé pour te réchauffer avant de partir.

Nous restâmes encore une heure ensemble, puis on fit avancer la voiture. Le Consul vint m'y conduire et me fit monter.

—A bientôt, Georgina, aux Tuileries. Je quitte demain Saint-Cloud.

Il monta à cheval, nous dépassa vite, et vint à la portière pour me dire encore: «A bientôt!»

(Ce jour-là, on arrêta un individu placé pour attaquer l'empereur. Il n'y a que mon cher Valmore qui puisse se renseigner là-dessus.)

Constant me quitta à Saint-Cloud. Je rentrai à six heures chez moi. Ma vie, au milieu de toute cette grandeur, n'était pas ce que j'avais rêvé. Oui, certainement, je suis heureuse quand je suis près du Consul, mais mon illusion peut-elle aller jusqu'au point de me flatter que cela durera? C'est une incertitude de tous les instants. Je vis sous une volonté qui me brisera, quand la satiété viendra, et je n'aurai pas le droit de me plaindre. Vivons donc de cette vie frivole, puisque j'ai consenti à me la faire. Je suis jetée dans les hasards du bonheur ou du malheur. Marchons, et tâchons de ne pas trop nous égarer. Voilà tout ce que je puis espérer de moi. Je suis artiste, indépendante; je pourrais, s'il me plaisait de renoncer à voir le Consul, lui dire: «Je ne veux pas venir.» J'ai donc aussi ma volonté bien à moi, et il n'aurait pas le droit de me contraindre! Je suis libre! Cette pensée me rend joyeuse, et je vois tout sous un autre aspect. Maintenant, je me sens heureuse; si je continue, c'est que je le veux bien, parce que je l'aime.

Je voyais peu de monde, je faisais peu de visites. Quand je sortais, j'avais toujours derrière ma voiture un affreux cabriolet qui, je le pense bien, s'arrêtait peu à me suivre, mais enfin me suivait. Je m'amusais à le faire passablement courir. Il faisait de drôles de pauses.

M. de Talleyrand, que je voyais beaucoup, et qui m'aimait assez,—comme aiment ces grands personnages spirituels séchés dans les grandeurs, s'amusant de tout sans s'intéresser à rien, qui vous prennent et vous quittent sans songer à vous; auxquels, à votre insu, vous servez de jouet,—M. de Talleyrand donc me tourmentait, pour que je consentisse à recevoir deux fois par semaine.

—Qui donc, lui dis-je? Votre société, mon prince, votre société, en hommes? Quel honneur! Pour que l'on dise: «Allez-vous chez la George, ce soir? Il y a très bonne compagnie en hommes.» Non, mon cher prince, je suis très reconnaissante de l'honneur que vous voulez me faire, mais moi, permettez-moi de vous le dire, je trouve cet honneur humiliant. Je suis artiste, je veux vivre dans mon monde à moi. Vous riez, prince? Oui, mon monde. Je trouve et j'ai toujours trouvé cette prétention aux réceptions fort ridicule. Puisqu'il est écrit que les dames de la haute société ne peuvent venir chez les comédiennes,—et, en cela, je les approuve: chacun chez soi,—que les femmes artistes se respectent donc assez pour rester éloignées! Qu'elles vivent au milieu des artistes, des gens de lettres qui ne les dédaignent pas, eux, qui les recherchent au contraire. Savez-vous, mon prince, que cette société des arts est bien plus vivante, bien plus instructive,—je ne dis pas cela pour vous qui êtes un prodige de savoir et d'esprit!—vous comprenez très bien que ce monde-là nous va, à nous. Les éloges de Gérard, qui a beaucoup d'esprit aussi, lui; de Talma, qui a bien son génie aussi; de notre grand peintre David; Contat, la merveilleuse comédienne; Mars, Fleury, Monvel; leurs éloges nous sont plus précieux que les compliments courtois des grands seigneurs. En parlant de tous les artistes, vous voyez, je m'anime, je ne suis pas trop bête. Au milieu de votre société, je ne trouverais pas un mot. Vous voyez bien que j'ai raison de vous refuser. Vous m'approuvez, je le vois et vous en sais gré. Puis, voyons, une société composée d'hommes, ce n'est pas amusant; et, si l'on admettait dans votre cercle tout masculin quelques femmes artistes, que dirait-on? Je vous le laisse à penser. En vérité, cela pourrait vous compromettre! Enfin! vous riez de bon cœur, vous ne me gardez pas de rancune. Je viendrai vous voir quand vous me le permettrez; ce sera toujours un honneur et un plaisir pour moi. Si vous daignez m'honorer de votre visite, j'en serai fière alors.

—Oui, j'irai. Je suis content de vous avoir entendue parler ainsi; cela vous fait honneur. Oui, ma belle Georgina, j'irai vous voir; comptez-y.

—Venez avec le bon Giamboni; c'est votre intime. Il vient me voir souvent, et tous les soirs il est dans nos coulisses. (Tout cela est vrai.)

Le lendemain, je contai tout à l'empereur, qui m'approuva.

—Ce diable de Talleyrand, de quoi se mêle-t-il? Il veut que tout le monde boite comme lui; il aime à déranger toutes les existences simples et calmes. Il est tripotier, ma chère Georgina. Vous avez eu raison et je vous aurais grondée si vous aviez consenti à tenir cercle.

—Oui, n'est-ce pas? j'ai bien fait. J'aurais été là pour servir des rafraîchissements. Je ne suis pas assez complaisante pour servir des tasses de thé. D'ailleurs, jamais je ne consentirai à la moindre chose sans vous le dire, puisque vous êtes assez bon et assez indulgent pour me permettre de tout vous dire. Ce qui peut m'arriver est bien insignifiant; mais quelquefois tous ces riens peuvent vous distraire, et je suis trop heureuse quand je vous vois rire. Vous riez si bien que vous me faites oublier que c'est vous. C'est charmant de se mettre au niveau d'une personne naturelle. C'est une transformation qui, pendant quelques instants, doit vous rendre la vie plus légère.

(Ma chère amie, je tiens à ces petits mots, à cette conversation qui a eu lieu entre le Consul et moi.)

Quand les grands hommes veulent bien être aimables, il faut bien l'avouer, ils le sont plus que les autres, ils gâtent pour l'avenir. C'est de l'égoïsme, je suis tentée de le croire. C'est vous forcer aux regrets: la comparaison laissera toujours un souvenir qui arrivera jusqu'à moi. Et l'amour-propre, quel que soit l'homme, de quelque condition qu'il soit, le domine par-dessus tout.

Le Consul était la bonté même pour moi. Il daignait me parler souvent sur la manière dont j'avais joué; les critiques étaient toujours parfaites.

—Georgina, je ne vous trouve pas assez amoureuse dans Aménaïde. Je sais très bien que Voltaire a fait ce personnage un peu trop virago; mais enfin elle est passionnée, amoureuse jusqu'à la folie, et je vous trouve un peu froide.

—Eh bien! je vous assure que je fais tout mon possible. Mais, que voulez-vous? je ne me sens pas à l'aise comme dans mes rôles de mère.

—Oui, vous semblez sentir la maternité plus profondément. Eh bien, ma chère Georgina, il faut devenir mère...

—Si cela se pouvait, que je serais heureuse! Comme il serait gentil, mon petit! Comme il aurait de belles robes, de beaux petits bonnets! Oh! tenez, je ne veux pas penser à cela; je deviendrais folle de joie.

Hélas! j'avais tort de me livrer à une pensée qui ne me préoccupait pas seule, car je me rappelle avoir été envoyée par celui qui désirait voir ce vœu accompli chez une femme qui habitait le faubourg Saint-Antoine et qui indiquait les moyens de devenir mère. Moyens infructueux pour moi, hélas! Quelle existence m'était promise, si je n'avais pas été frappée de stérilité!

Un soir, le Consul me fit venir à Saint-Cloud de très bonne heure. Il faisait assez froid, car il y avait du feu dans la bibliothèque où il me reçut. Ce feu, je dois me le rappeler. Le Consul se mit à jouer avec moi comme un vrai enfant. Nous nous mîmes par terre sur le tapis. Puis il se mit à monter la petite échelle que l'on a dans les bibliothèques. Il voulait prendre Phèdre et me faire lire sa déclaration, ce qui m'ennuyait horriblement; si bien que, toutes les fois qu'il arrivait pour prendre le livre, je faisais rouler l'échelle au milieu du cabinet. Il riait, descendait et me donnait de petits soufflets sur les joues, correction faite bien tendrement.

Je ne sais, chers amis, si je vous ai raconté ces niais détails, mais qui ne deviennent pas moins charmants de la part de cet homme immense.

—Décidément, tu ne veux pas me répéter Phèdre?

—Non, je ne suis pas disposée. Causons, je vous en prie; j'aime mieux cela.

—Soit, mauvaise tête.

Nous nous remettons par terre sur le tapis.

—Eh bien, ma chère Georgina, je vais te quitter. Je pars à quatre heure du matin.

—Comment, vous partez?

—Oui, pour quelques jours. Tu vois quelle confiance j'ai en toi, tête folle; personne ne le sait. Eh bien, tu ne me parais pas affligée de mon départ.

En vérité, je sentais qu'il avait raison. J'aurais tout donné pour répandre une larme, mais je n'ai jamais été larmoyante. Puis, il faut être franche, je n'avais pas envie de pleurer. Ah! je ne puis effacer de ma mémoire ni de mon cœur le mouvement du Consul, qui mit la main sur mon cœur et la retira comme pour me l'arracher.

—Ah! il n'y a rien pour moi dans ce cœur!

J'étais à la torture. Je tournais la tête du côté du feu, je ne répondais pas un mot, mes yeux bêtement fixés sur ce feu étincelant, sur ces chenets brillants comme le soleil; enfin, les yeux fixés, fatigués sans doute de cet éclat, se mouillèrent et répandirent quelques larmes secourables. Le Consul les vit et son ravissement égalait ma confusion. Il se mit à les boire et à les baiser avec bonheur. Je le laissai dans l'erreur C'était mal, très mal, je m'accuse; mais il était si joyeux que j'aurais été cruelle en le désabusant. Je l'aimais, d'ailleurs; je ne le trompais donc pas!

(Arrangez cela, chère; mais ce que j'écris est tellement exact qu'il me semble que c'est arrivé hier, 27 mai 1857.)

Le Consul, toujours très bon et prévoyant, me dit: «Je ne veux pas que ma Georgina manque d'argent pendant mon absence.» Et il me fourra des billets de banque plein mon estomac.

(Ainsi, Valmore, cherchez la date: il partait pour le camp de Boulogne. Ceci est bien essentiel de voir les dates pour prouver la vérité de ce récit. Je vous l'ai déjà dit: Jamais l'empereur ne m'avait fait remettre d'argent par personne. C'était lui toujours.)

Nous nous quittâmes à trois heures du matin. Je fus très émue, quand il me dit:

—Adieu, Georgina. Sois sage, et à bientôt.

Que c'est étrange! Je n'avais point pleuré devant lui, et, une fois en voiture, je fondis en larmes. Constant, le bon et ingrat Constant, avait beau me dire:

—Ne pleurez pas, ce n'est qu'une absence de quelques jours. Je dirai au Consul combien vous êtes peu raisonnable, et que vous n'avez fait que pleurer durant toute la route.

—Oui, dites-le-lui, Constant; qu'il sache tout mon attachement, et combien je l'aime. Mais le reverrai-je?

page manuscrite

L'écriture de Mlle George.
Agrandissement

(Mlle George a fait un récit un peu différent de la scène quelle vient de narrer.

Voici cette seconde version.)

Avant de quitter Saint-Cloud, j'oubliais une entrevue que je vais vous raconter, telle qu'elle s'est passée. On vint me chercher à huit heures du soir; j'arrive à Saint-Cloud, et, le soir, je passai dans la pièce attenant à la chambre à coucher. C'était la première fois que je voyais cette pièce, qui était la bibliothèque. Le Consul vint aussitôt.

—Je t'ai fait venir plus tôt, chère Georgina; j'ai voulu te voir avant mon départ.

—Ah! mon Dieu! vous partez?

—Oui, à onze heures du matin, pour Boulogne. Personne ne le sait encore.

Nous nous étions assis tout simplement par terre, sur le tapis.

—Oh bien! tu n'es pas triste?

—Mais si, je suis triste.

—Non, tu n'éprouves aucune peine de me voir m'éloigner.

Il mit la main sur mon cœur et fit comme s'il me l'arrachait en me disant d'un ton moitié colère et moitié tendre:

Il n'y a rien pour moi dans ce cœur!

Ses propres paroles. J'étais au supplice, et j'aurais donné tout au monde pour pleurer; mais, aussi, je n'en avais pas envie. Nous étions sur le tapis, près du feu, car il y avait du feu. Mes yeux étaient fixés sur le feu et les chenets brillants, restant là fixée comme une momie. Soit l'éclat du feu ou des chenets, ou de ma sensibilité, si vous l'aimez mieux, deux grosses énormes larmes tombèrent sur ma poitrine, et le Consul, avec une tendresse que je ne peux exprimer, baisa les larmes et les but. (Hélas! comment dire cela? Et pourtant, c'est vrai!)

Je fus tellement touchée au cœur de cette preuve d'amour que je me mis à sangloter de véritables larmes. Que vous dire? Il était délirant de bonheur et de joie. Je lui aurais demandé les Tuileries dans ce moment-là qu'il me les aurait données. Il riait, il jouait avec moi, et il me faisait courir après lui. Pour éviter de se laisser attraper, il montait sur l'échelle qui sert à prendre les livres, et moi, comme l'échelle était sur roulettes et très légère, je promenais l'échelle dans toute la longueur du cabinet. Lui riait et criait: «Tu vas te faire mal. Finis, ou je me fâche...»

(Oh! chère amie, vous pouvez tirer parti de cela; ce sera si joli, raconté par vous, mon bon Valmore.)

Vous saurez la date: l'empereur partait pour visiter le camp de Boulogne.

Ce soir-là, le Consul me fourra dans la gorge un gros paquet de billets de banque.

—Eh, mon Dieu! pourquoi me donnez-vous tout cela?

—Je ne veux pas que ma Georgina manque d'argent pendant mon absence. (Ses propres paroles!)

Il y avait quarante mille francs.

Jamais l'empereur ne m'a fait remettre d'argent par personne. C'était toujours lui qui me le donnait.

Il fut plus tendre, ce soir-là, que je ne l'avais encore vu.

J'oubliais de vous dire que, ce soir-là, il renvoya M. de Talleyrand qui venait travailler avec lui. Le lendemain, je fus chez Talleyrand où j'allais souvent; l'empereur le savait.

—Ah! venez, ma belle, que je vous gronde. Eh bien! on m'a renvoyé hier pour vous.

—Je ne sais ce que vous voulez dire. Comment, on vous a refusé l'entrée de ma loge à Feydeau où j'étais? Vous m'étonnez beaucoup.

—Vous êtes un diplomate trop jeune, vous ne savez pas encore mentir; cela viendra.—Au fait, vous avez raison, je ne suis nullement offensé d'avoir été renvoyé; j'en aurais fait tout autant. Je me suis hâté de revenir à Paris pour faire ma partie. Mais voilà deux fois que je suis congédié pour le même objet. Soyez fière, cela ne m'était jamais arrivé.

Je puis vous attester que ceci est encore vrai. Du reste, ce Talleyrand était toujours charmant; il était si spirituel!

J'étais libre pour quelques jours, pour toujours peut-être. L'absence de quelques jours suffira pour que le Consul ne pense plus à moi; il désirera un autre jouet. Je suis si peu de chose. Pourtant, il a été bien tendre. Cette soirée comptera dans ma vie. Je me suis sentie ingrate, froide. Je ne mérite pas ce qu'il est pour moi. Moi! un rien, qui dans ce moment n'ai pas compris toute la grandeur de ce sentiment, qui faisait tomber cette gloire devant quelques larmes d'une sotte enfant. Je m'en veux; je me méprise.

Tu sentiras ce que vaut cet homme quand il rie te verra plus; tu auras mérité son oubli. Pendant cette absence, je croyais que je respirerais plus à l'aise, que je m'amuserais à courir partout; mais, point. J'étais plus isolée, plus ennuyée. Il fallait jouer: c'était encore la meilleure distraction; mais, vis-à vis de cette salle comble, je voyais un désert. Cette loge où le Consul assistait si souvent à nos représentations tragiques, cette loge vide était si triste. Mon bon Talma lui-même n'avait plus la même émotion. Le soir, il me semblait entendre la voiture qui devait me mener à Saint-Cloud. Tout est donc caprice dans cette vie où l'on ne veut pas ce que l'on possède, et l'on désire ce que l'on n'a plus! Si le Consul ne veut plus me recevoir à son retour, je partirai. Ah! oui! Certainement je ne resterai pas dans cet affreux Paris, si je ne dois plus le revoir. Je ne sais où j'irai, mais je partirai parfaitement heureuse... Je ne pouvais l'être malgré ma jeunesse, mon étourderie, si vous voulez; je sentais bien que ma position très enviée était peu stable. D'un moment à l'autre, le bel édifice devait crouler. Pouvais-je me flatter au point de penser que cette trop brillante position n'aurait pas une fin? Il fallait vivre d'une vie trop incertaine. Ne pensons pas. Ne cherchons pas à voir et marchons.

Je n'avais que mon Talma, qui écoutait toutes mes angoisses avec une patience d'ange. Je devais l'ennuyer.

—Tu as un avenir magnifique, comme artiste, qui te rendra toujours indépendante. Ne rêve donc pas l'impossible. Amuse-toi. J'espère bien que cette déception, si elle arrive, ne te portera pas à te faire carmélite comme la belle La Vallière. Tu serais trop drôle sous le voile et tu ne ferais pas ton année de noviciat, bien certainement.

—Tiens, tu as raison; je ferais triste figure et l'on ne viendrait pas arracher la pauvre comédienne de ce saint asile. On m'y laisserait très bien. Soyons donc franchement comédienne, et pas de fausse dévotion; on est ridicule. Adorons Dieu; je l'adore et fais ma petite prière tous les soirs. Prière à moi: je n'ai jamais voulu en apprendre d'écrites. Je préfère apprendre Racine; ça fait plus d'effet.

—Viens ce soir; tu trouveras David, Gérard, etc.

—C'est bien. Compte sur moi, cher ami.

Je voyais peu de monde chez moi, je refusais presque toutes les visites par crainte. C'était une existence presque toujours contrainte; ma position me commandait une grande réserve. Aussi je ne vivais pas; je m'ennuyais horriblement. Mon bon Talma était souvent près de moi; toujours peureux horriblement, mon bon Talma.

—Prends garde, chère amie. Les femmes t'en veulent; elles sont méchantes. Ne perds pas l'attachement du Consul par ta faute. Point de coups de tête. Évite les affreux cancans.

—Oui, cher Talma. J'ai tout ce que je peux désirer, excepté le bonheur intime. Car, enfin, je suis comme une machine; je ne m'appartiens pas et j'attends qu'on ait envie de me voir. Je ne suis rien dans l'existence de ce grand homme, et je suis, quoi que vous disiez, très isolée. Malgré vos conseils amis, je regrette ma liberté de jeune fille allant, venant, sans conditions, ma volonté à moi: je reçois qui me veut, qui me plaît. Quelle ravissante existence! Rien ne peut se comparer à l'indépendance. J'aime mieux la clef des champs qu'une belle cage dorée. Malheur à qui veut sortir de la sphère où Dieu l'a placé. Je ne suis qu'une sotte. L'amour-propree me pousse; puis, après, je me suis laissée aller à aimer un homme que je ne devais qu'admirer!... Je raisonne ainsi quand je suis loin du Consul. Près de lui, je suis la plus heureuse du monde.

Le Consul, au bout de —— jours, revint.

(Cher Valmore, si vous n'avez pas toutes les dates, j'ai prié un ami à moi, Saint-Ange, de me les procurer. C'est un vieil ami d'Harel qui va même me faire une biographie, qui sera très bien.)

Je revis donc le Consul le lendemain de son arrivée aux Tuileries, dans un appartement que je vois toujours: les petites fenêtres au-dessus des grands appartements. Salon, chambre à coucher dans laquelle il y avait une espèce de petit boudoir. Mes chères petites fenêtres, que je vous regarde souvent! Je les aimais tant que j'allais toujours prendre mes bains aux bains Vigier, parce que, de ma baignoire, je voyais mes chères petites fenêtres. J'étais d'un sentimental!

—Voyez, Clémentine, regardez bien ces petites fenêtres avec leurs persiennes. C'est là mon appartement, c'est là que l'on m'aime et que j'aime. Je suis amoureuse de mon bon et beau Consul. Je tremble toujours que cela finisse. Je suis trop peu de chose, je le sens bien; c'est ce qui me désespère! Tenez, je suis assez ridicule pour désirer être une grande dame.

Pour gagner le joli petit appartement, il fallait monter horriblement, passer par des couloirs assez noirs.

—Ah! Constant, que c'est haut! Je n'en puis plus.

—Chut! pas de bruit.

—Pourquoi, chut? A Saint-Cloud, vous ne disiez pas: «Chut!» C'est ennuyeux, vos: chut! Il y a ici du monde partout.

Nous voilà arrivés. J'entrai par un tout petit cabinet qui donnait dans la chambre à coucher. Le Consul n'était pas encore monté. Je me débarrassais de mon cachemire. J'avais l'habitude de mettre deux paires de souliers, parce qu'à Saint-Cloud, je traversais l'Orangerie. J'allais ôter ces premiers souliers quand je m'aperçus que j'en avais perdu un dans ces affreux escaliers.

—Ah! mon Dieu! Constant, j'ai perdu un soulier. Voyez, courez! Mon nom est dans toutes mes chaussures. Que va dire le Consul? Courez vite.

Pendant qu'il court après ce malheureux soulier, le Consul arrive, bon et tendre comme toujours; mais, moi, j'étais toute troublée.

—Qu'avez-vous, Georgina? Voyons, mon enfant, dites-le-moi?

—Je n'ose pas vous dire ce qui m'arrive, mais c'est désolant. J'ai perdu mon soulier dans un de ces vilains escaliers.

—C'est un fort petit malheur!

—Oui, mais ce n'est pas tout: mon nom est écrit dans toutes mes chaussures. Voyez combien c'est désolant; j'en suis toute tremblante.

—Eh bien, chère Georgina, on lira votre nom, et celui qui trouvera le joli soulier blanc le gardera, le coquin! comme ayant appartenu à une belle personne. Ne te tourmente donc pas, et sois tout heureuse de me revoir.

—Je suis très heureuse de vous retrouver pour moi ce que vous avez toujours été. Mais, je vous en prie, sonnez Constant qui court après cet affreux soulier.

Constant entra avec le soulier.

—Ah! à présent, me voilà tout heureuse et tout à la joie de vous revoir.

Les questions ne manquèrent pas. Il était vraiment enfant, l'empereur! Je lui dis la vérité.

—Je me suis beaucoup ennuyée; je m'ennuie souvent. Allez, je voudrais toujours être avec vous. Je suis bien ridicule, n'est-il pas vrai? Je sais bien que c'est impossible. Je sais très bien aussi que je ne puis occuper votre pensée. Je suis une petite distraction, voilà tout! C'est triste pourtant, mais cela doit être ainsi.

Le Consul était trop bon pour ne pas me dire le contraire. C'était bonté, pas autre chose, mais cette bienveillante bonté devait me satisfaire.

Je me retirai presque au jour. L'empereur ne s'en préoccupait pas, mais c'était fort embarrassant et très désagréable. Constant, bête comme un pot, faisait attendre la voiture au guichet du côté de l'eau. Je dis à l'empereur que cela m'ennuyait et, dès lors, la voiture attendait au bas du perron.

Je voyais l'empereur presque toujours deux fois par semaine, quelquefois trois.

Un jour où ma toilette était un peu plus coquette,—j'ai oublié de vous dire, je crois, que l'empereur me déshabillait lui-même et me rhabillait lui-même; il mettait tout en ordre comme une bonne femme de chambre,—il me déchaussait, et, comme mes jarretières étaient à boucles, cela l'impatientait, et il me dit de me faire faire de suite des jarretières rondes passant par le pied. Depuis cette époque, trop éloignée pour mes charmes, je n'en porte pas d'autres. Ces détails sont insignifiants pour les Mémoires, mais je veux tout vous dire.

J'avais une jolie couronne de roses blanches. L'empereur qui, ce soir là, était d'une gaîté charmante, se coiffa avec ma couronne, et, en se regardant dans la glace, me dit:

—Hein! Georgina, comme je suis joli avec ta couronne! J'ai l'air d'une mouche dans du lait! (Ce sont ses enfantines paroles.)

Puis, il se mit à chanter et me força à chanter avec lui le duo de la Fausse Magie.

Vous souvient-il de cette fête où l'on voulut nous voir danser?

Voilà ce qu'était l'empereur avec moi. Comme je questionnais toujours Constant pour savoir si le Consul était toujours le même pour moi, il me répondait:

—Dame! J'ignore si le Consul est très fidèle, mais ce que je sais bien, c'est que, lorsqu'il me donne l'ordre de vous venir chercher, ce jour-là il est très léger, et je l'enlève de terre en lui passant sa culotte. Puis, voulez-vous que je vous dise? je crois que le respect et les révérences des grandes dames le fatiguent et le font bâiller; au lieu qu'avec vous, il est toujours gai et joyeux, et quitte de très bonne heure les salons pour venir vous rejoindre! (C'est vrai, tout cela!)

Que Constant est bête de me dire tout cela! Il me fait joie et me laisse, par ses sottes paroles, l'inquiétude au cœur! Il y en a d'autres. Il me préfère. Pourquoi? Parce que je suis sans conséquence, et qu'il est enfant avec une enfant. Je lui fais diversion; c'est beaucoup, mais ce n'est pas assez; cela ne peut être durable! Ah! toujours mon idée fixe: quand ce sera fini, je partirai.

Au lieu de dire: «Enfant, chère bonne, vous trouverez autre chose!» Et pourtant c'était bien enfant!

J'arrive. Constant me dit:

—Le Consul est monté; il vous attend.

J'entre. Personne. Je cherche dans toutes les chambres. J'appelle. Rien! personne! Je sonne:

—Constant, le Consul est redescendu?

—Non, madame; cherchez bien.

Il me fait signe et me montre la porte du boudoir, où je n'avais pas eu l'idée d'entrer. Le Consul était là, caché sous les coussins, et riant comme un écolier. Il m'avait demandé mon portrait, et je le lui apportais. C'est une miniature qu'il ne trouva pas très bien, et il avait raison.

—Eh bien, rendez-le-moi; je m'en ferai faire un autre.

—Non, je le garde; fais-en toujours faire.

—Oui, mais à une condition.

—Ah! des conditions, mademoiselle Georgina! Voyons les conditions.

—Écoutez donc: ce n'est pas amusant de poser, et pour moi surtout qui n'ai pas de patience; aussi je vous fais un grand sacrifice. Eh bien, je veux en échange votre portrait. Voyez-vous, cela, je le veux. Non, je désire, si cela est mieux.

—Si tu es bien sage et bien gentille, je te le donnerai.

Et il ne me fit pas la proposition de me donner une pièce d'or à son effigie, comme on a bien voulu le dire. J'ai eu et j'ai bien son portrait, une adorable miniature, bien donnée par lui à moi.

—Comme je n'ai pas encore votre portrait, je veux aujourd'hui même autre chose. Ne me refusez pas, car aujourd'hui j'ai très mauvaise tête et je me fâcherais.

Il riait à en pleurer.

—Je refuse; je veux voir une grosse colère. Allons, va donc; je refuse.

—Nous allons voir. Sonnez Constant.

—Sonne toi-même; je te le permets.

—Constant, des ciseaux.

—Allons, apporte des ciseaux à madame. Ah! que veux-tu donc faire de ces ciseaux? Que veux-tu donc me couper? Vraiment, tu me fais peur!

Comme il riait, le cher Consul!

—Je veux vous couper une mèche de ces beaux cheveux, si doux et si fins.

—Non, non, ma chère; j'en ai trop peu. Et je lui courais après, tenant mes ciseaux.

—Je n'en veux que quatre: je vous promets de n'en point couper plus. Si vous n'avez pas confiance en moi, je vais m'en aller.

—Ah! la vilaine petite entêtée! Allons, voyons, coupe! Que cela ne se voie pas!

Je coupai quatre ou cinq cheveux.

—Voyez si j'ai tenu parole; j'en ai vraiment trop peu.

—Voyons, câline, coupe encore, mais peu.

—Oui, soyez tranquille.

Et j'en coupai une bonne petite mèche.

—Ah! la vilaine menteuse! c'est énorme!

—Non, voyez bien, pardonnez-moi, cela ne se voit pas du tout. Je veux encore quelque chose.

—Ah çà! auras-tu bientôt fini?

—Tout de suite! Eh bien, je veux que, quand vous viendrez dans votre petite loge,—vous savez bien, votre petite loge où j'aime tant à vous voir,—je veux que vous me montriez mon portrait. Je ne sais comment vous ferez, mais vous me rendrez bien, bien heureuse.

(Chère amie, il n'y a que vous au monde pour tirer parti de tous ces détails qui deviendront charmants, entre vos mains.)

Vous voyez le caractère de l'empereur; vous voyez comme il se livrait tout entier aux caprices d'une gamine. Les grands hommes ont leur côté faible; il leur est doux quelquefois de descendre et de se faire petits pour connaître la vie intime et simple dans les détails, heureux sans doute de s'oublier quelquefois.

Il vint le lendemain entendre les Horaces, et, dans un moment où j'étais placée du côté de sa loge, il leva sa jolie petite main, qui me fit un signe. Avait-il le portrait? je l'ignore. L'intention était déjà assez aimable, et je devais m'en contenter.

Malgré les bruits qui couraient sur mon intimité avec le Consul, les adorateurs (je ne trouve pas d'autre mot, mais c'est mauvais), les adorateurs ne manquaient pas de se présenter. Décidément, je ne voulais pas vivre tout à fait comme une recluse. Je recevais dans ma loge, après mes représentations, des Français, des étrangers de haute distinction. Pourquoi ne pas, de temps en temps, les recevoir chez moi?

On m'annonça un jour le secrétaire du prince de Wurtemberg (historique). Je reçus ce monsieur, qui m'apporta, de la part du prince, une bague magnifique en diamants, qu'il me pria d'accepter, en témoignage du plaisir qu'il avait éprouvé à la représentation des Horaces. C'était un simple hommage qu'il espérait que j'accepterais; et, en outre, une énorme bourse en velours rouge brodée en or, de ces bourses de la forme de celles où l'on fait les quêtes. Cette bourse, d'une dimension colossale, était remplie de louis.

—Monsieur, dites au prince que j'accepte avec plaisir et orgueil la bague qu'il daigne m'offrir. Quant à la bourse, je la refuse. Il peut faire un meilleur usage de cet argent; il soulagera beaucoup d'infortunes. Mais les artistes français n'ont pas l'habitude de recevoir des offrandes d'argent.

Ce monsieur fut très confus.

—Mademoiselle, le prince vous fera ses excuses, si vous voulez bien le recevoir. Il ne voulait point vous blesser en vous offrant cette bourse, et il vous aurait priée—je n'en fais aucun doute—de distribuer vous-même cet argent.

—Remerciez le prince, monsieur, et veuillez lui dire que je fais mes petites aumônes, très modestes, avec ma petite bourse. Oui, M. le prince peut venir et j'aurai grand plaisir à le recevoir et le remercier. (Ceci m'est arrivé.)

Le prince vint le lendemain, et, jugez de ma surprise: c'était le soi-disant secrétaire!

—Eh! mon Dieu! prince, pourquoi ce déguisement, je vous prie?

—Pardon, mademoiselle, mais je n'osais pas.

—Ah! oui, à cause de cette belle bourse. Vous ne me connaissez pas, prince, mais l'or est un mauvais passe-partout pour arriver à moi. Je n'aime pas l'argent.

Le prince était grand, très mince, fort timide, ce qui lui donnait l'air assez gauche. C'était le père, je crois (vous pouvez le savoir, Valmore), de l'impératrice de Russie, femme de Paul Ier.

Ce cher prince venait me voir dans ma loge, où il trouvait belle et bonne compagnie. Ces réunions étaient ravissantes. Après la représentation de la tragédie, Talma, auquel on rendait les mêmes visites, descendait toujours dans ma loge, accompagné de son cortège d'artistes et de grands seigneurs. Il est arrivé souvent que Mongila, le premier garçon du théâtre, vint nous avertir que le spectacle était fini. Pas possible!

En voyant le Premier Consul, il me dit:

—Eh bien, Georgina, vous avez reçu le prince de Wurtemberg?

—Oui, et je vais vous conter ce qui m'est arrivé.

—En huit jours, il peut arriver beaucoup de choses.

—Vous devenez trop rare, écoutez donc! Je m'ennuie. J'ai reçu le prince et j'en recevrai bien d'autres. D'ailleurs, vous savez, toutes les visites que nous recevons dans nos loges, nous pouvons bien les recevoir aux grandes lumières.

—Vous avez, chère Georgina, des dispositions aux grandeurs.

—Vous m'en avez donné le goût; on se forme à une si belle école. Mais vous savez bien que, tant que j'aurai le bonheur de vous inspirer un peu d'intérêt, je ne ferai rien qui puisse refroidir votre bienveillance.

—Mais après?

—Je ne sais pas ce qui peut arriver.

—Vous êtes une sotte.

—Voici donc ce que je voulais vous dire: voici la bague d'abord.

Je lui racontai l'histoire de la bourse.

—Fi! dit le Consul. C'est de mauvais goût! Vous avez reçu cette bague un peu légèrement. Je vous engage pour vous à ne plus recevoir de présents en hommage soi-disant de votre talent; cela n'est pas convenable.

—Pourtant, il y avait des artistes qui ont reçu des présents, à l'étranger: cela se voit tous les jours. Ce n'est pas leur faute, si les Français ne témoignent leur admiration que par de belles phrases: c'est meilleur marché.

—Georgina, vous ne me plaisez pas, ce soir. Je n'aime pas ce langage. Je crois que je ferai bien de vous marier.

(Je ne me rappelle pas si je vous ai parlé de cette proposition qui m'a été faite; je la répète peut-être encore. Qu'importe!)

—Me marier! moi! Et à qui donc? mon Dieu!

-Soyez tranquille, je vous donnerai à un général. Vous quitterez le théâtre, bien entendu, et vous vivrez honorablement.

—Cette proposition, que vous me faites, est sérieuse?

—Très sérieuse.

Je fus blessée jusqu'au fond du cœur. Ah! Constant, vous avez eu la bêtise de me dire la vérité. Allons, une grande dame a passé par là. Ma résolution fut bien vite arrêtée.

—Je vous demande mille fois pardon de vous désobéir, mais je ne veux pas me marier, je ne puis plus me marier. Quand vous avez eu le caprice de m'appeler près de vous...

—Le caprice? dit-il.

—Eh! mon Dieu! oui, le caprice!... j'étais artiste, je resterai artiste. Moi, prendre un mari de convention? Ah! s'il s'en trouve un assez complaisant pour jouer ce rôle, convenez qu'on ne peut aimer ni estimer un pareil homme!

—Tu as raison, Georgina; tu es une brave fille.

Je parlai ainsi à l'empereur sans gêne, sans fausseté, vingt fois. Voulant lui tenir un langage du monde que l'on apprend comme un rôle, l'empereur m'arrêtait en riant, en me disant:

—Laisse tes sottes phrases, parle-moi comme tu le sens; ne fais pas d'esprit avec moi. Dis-moi tout ce qui te vient naturellement.

Il ne se fâchait jamais de mes boutades, de mes bêtises, si vous voulez. C'est, je crois, ce qui a fait que, malgré des absences, je l'ai toujours et jusqu'au dernier moment trouvé bon et excellent pour moi! Aussi, c'est un culte, une adoration que rien n'a pu changer, et je m'en fais gloire! Tous ces souvenirs m'ont consolée de bien des déceptions et de bien des misères, de bien des abandons! Pauvre empereur! Combien il a dû souffrir, cet illustre martyr! On n'a pas le droit de se plaindre!

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