Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 3)
The Project Gutenberg eBook of Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 3)
Title: Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 3)
Author: François Guizot
Release date: March 21, 2005 [eBook #15433]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
Credits: Produced by Paul Murray, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Paul Murray, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE MON TEMPS (III)
PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS. RUE VIVIENNE, 2 BIS.
MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE MON TEMPS
PAR
M. GUIZOT
TOME TROISIÈME
1860
CHAPITRE XV
MON MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE. (1832-1837.)
Caractère et but du cabinet du 11 octobre 1832.—Difficultés de sa situation.—Avantages de sa composition.—D'où vient la popularité du ministère de l'instruction publique.—Son importance pour les familles;—pour l'État.—Des divers moyens de gouvernement des esprits selon les temps.—Caractère laïque de l'état actuel de l'intelligence et de la science.—Du système et de l'état des établissements d'instruction publique en Angleterre.—Mes conversations à Londres à ce sujet.—Unité nécessaire du système d'instruction publique en France.—Des essais d'organisation de l'instruction publique depuis 1789.—L'Assemblée constituante et M. de Talleyrand.—L'Assemblée législative et M. de Condorcet.—La Convention nationale et M. Daunou.—Le Consulat et la loi du 1er mai 1802.—L'Empire et l'Université.—L'instruction publique et la Charte.—Vicissitudes de l'organisation du ministère de l'instruction publique.—Comment je le fis organiser en y entrant.—Débuts du cabinet.—Préparation du discours de la Couronne.—Ouverture de la session de 1832.—Tentative d'assassinat sur le Roi.—État des affaires au dedans et au dehors.—Je tombe malade.
Je n'ai nul dessein de toucher aux questions et aux querelles du temps présent; j'ai bien assez de celles qu'éveillent les souvenirs du passé; j'évite les comparaisons et les allusions, bien loin de les chercher.
Cependant, à l'époque où j'arrive, je rencontre un fait auquel je ne puis me dispenser d'assigner son caractère et son sens véritables. C'est au cabinet du 11 octobre 1832 qu'on rapporte en général le premier essai prémédité de ce qu'on a appelé depuis le gouvernement parlementaire. Ce fut effectivement en vue du parlement, ou pour mieux dire des chambres et dans leur sein, que ce cabinet fut choisi pour assurer à la monarchie nouvelle leur intime et actif concours. Je tiens à dire avec précision ce qu'était, à nos yeux, la mission dont nous acceptions ainsi le fardeau.
Les hommes de sens souriront un jour au souvenir du bruit qui se fait depuis quelque temps autour de ces mots: «gouvernement parlementaire,» et des mots qu'on met en contraste avec ceux-là. On repousse le gouvernement parlementaire, mais on admet le régime représentatif. On ne veut pas de la monarchie constitutionnelle telle que nous l'avons vue de 1814 à 1848; mais à côté d'un trône on garde une constitution. On distingue, on explique, on disserte pour bien séparer du gouvernement parlementaire le régime national et libéral, mais très-différent, qu'on entend lui donner pour successeur. J'admets ce travail; je livre le gouvernement parlementaire aux anatomistes politiques qui le tiennent pour mort et en font l'autopsie; mais je demande ce que sera son successeur. Que signifieront cette constitution et cette représentation nationale qui restent en scène? La nation influera-t-elle efficacement sur ses affaires? Aura-t-elle pour ses droits, pour ses biens, pour son repos comme pour son honneur, pour tous les intérêts, moraux et matériels qui sont la vie des peuples, de réelles et puissantes garanties? On lui retire le gouvernement parlementaire, soit; lui donnera-t-on, sous d'autres formes, un gouvernement libre? Ou bien, lui dira-t-on nettement et en face qu'elle doit s'en passer, et que les formes qu'on lui en conserve ne sont que de vaines apparences, indigne mensonge et puérile illusion?
Qu'il y ait des formes et des degrés divers de gouvernement libre, que la répartition des droits et des forces politiques entre le pouvoir et la liberté ne doive pas être toujours et partout la même, cela est évident; ce sont là des questions de temps, de lieu, de moeurs, d'âge national, de géographie et d'histoire. Que, sur ces questions, notre régime parlementaire se soit plus d'une fois trompé, qu'il ait trop donné ou trop refusé, tantôt au pouvoir, tantôt à la liberté, peut être à tous les deux, je ne conteste pas. Mais si c'est là tout ce qu'on veut dire quand on l'attaque, ce n'est pas la peine de faire tant de bruit; les fautes de ce régime reconnues, reste toujours la vraie, la grande question: la France aura-t-elle ou n'aura-t-elle pas un gouvernement libre? C'est un acte d'hypocrisie que de prétendre se retrancher derrière les erreurs du régime parlementaire pour ne pas répondre à cette question suprême, ou pour la résoudre négativement sans oser le dire. On parle sans cesse de 1789: oublie-t-on que c'était précisément un gouvernement libre, ses principes et ses garanties, que la France voulait en 1789? Croit-on qu'elle se fût alors contentée d'un nouveau code civil et d'hommes nouveaux, sur le trône ou autour du trône, pour prix de la révolution où elle se lançait?
Quand nous entrâmes dans le cabinet du 11 octobre 1832, c'était là, pour nous, une question résolue. Nous ne nous inquiétions guère alors du gouvernement parlementaire; nous n'en imaginions même pas le nom; mais nous voulions sérieusement un gouvernement libre, c'est-à-dire des garanties efficaces de la sécurité des droits et des intérêts individuels comme de la bonne gestion des affaires publiques. C'est là la liberté politique, et c'était bien la liberté politique que nous entendions pratiquer pour notre compte et fonder pour notre pays.
Dans ce principe et ce but commun résidait l'unité du nouveau cabinet. Il était loin de réunir toutes les conditions et d'offrir tous les caractères qu'on a coutume de regarder comme essentiels à un cabinet parlementaire. Nous n'entrions pas tous ensemble et en même temps au pouvoir; nous ne sortions pas tous des mêmes rangs politiques; nous n'avions pas tous professé les mêmes maximes et suivi le même drapeau. Des huit ministres du 11 octobre 1832, quatre avaient appartenu au cabinet précédent, quatre seulement étaient nouveaux. Quelques-uns avaient soutenu et servi, d'autres avaient combattu la Restauration. Qui aurait regardé de près à nos idées et à nos tendances générales, à nos habitudes d'esprit et de vie, aurait trouvé entre nous des différences graves; mais soit par principe, soit par goût, soit par bon sens et prudence, nous regardions tous le gouvernement libre comme le gouvernement nécessaire; nous voulions tous que la monarchie et la Charte fussent l'une et l'autre une vérité.
Aux yeux des spectateurs les plus intelligents et les plus bienveillants, l'entreprise était difficile et hasardeuse. Grâce aux rudes combats de M. Casimir Périer et à la grande lutte des 5 et 6 juin, le gouvernement de Juillet était debout, mais c'était là tout son succès; les mêmes ennemis l'entouraient, les mêmes périls le menaçaient. Les conspirations et les insurrections étaient toujours flagrantes ou imminentes; les sociétés secrètes se montraient de plus en plus passionnées et audacieuses; la presse périodique, en majorité violemment hostile, agressive, destructive, dominait l'opposition parlementaire entraînée ou intimidée. Cette vanité de la victoire, ce bouillonnement continu de la tempête quand on se croyait dans le port, frappaient les meilleurs esprits de surprise et d'inquiétude, et leur faisaient concevoir, sur le succès d'une politique à la fois de résistance et de liberté, de tristes doutes: «Vous voilà dans les plus grandes aventures, vous et le pays, m'écrivait de Turin M. de Barante, le 17 octobre; je suis content, mais inquiet. Ces horribles et stupides clameurs ont-elles une grande influence dans la Chambre? Avez-vous persuasion que vous trouverez une majorité? Probablement; sans cela vous n'auriez pas risqué vous, vos amis et le sort commun.»
Huit jours plus tard, le 25 octobre, M. Rossi m'exprimait de Genève des appréhensions analogues: «La partie est, comme vous le dites, engagée à fond. Elle l'est partout. Mais c'est vous qui avez la grosse affaire sur les bras. Nul, vous le savez, ne fait plus que moi des voeux sincères pour votre succès. Vous l'obtiendrez si vous pouvez vous déployer tout entier pour l'affermissement, le progrès et la gloire de la France. Le pourrez-vous? Serez-vous compris? Ne serez-vous pas entravé? Voilà mes craintes, tout en me flattant qu'elles sont chimériques.» Au moment de la formation du cabinet, les mêmes inquiétudes préoccupaient quelques-uns de ses membres les plus considérables; le duc de Broglie, qui fit de mon entrée la condition de la sienne, avait douté peu auparavant que lui-même fût en mesure de prendre part au pouvoir; il m'écrivait le 25 juin: «Le développement qu'ont pris depuis six semaines les affaires de la Vendée me paraît rendre mon entrée au ministère tout à fait impossible. C'est bien assez de l'inimitié qui s'attache au nom de doctrinaire; il ne faut pas dans ce moment y joindre l'inconvénient de passer pour carliste aux yeux des sots; il ne faut pas donner, contre un ministère qui se forme, les armes que donnerait ma conduite politique dans la Chambre des pairs pendant le cours de la session dernière. C'est un malheur dont je ne pourrais me racheter qu'en devenant persécuteur, ce qui ne me convient nullement. J'ignore où vous en êtes, ce que vous croyez possible ou désirable. Je pense que, si vous pouvez entrer avec Thiers et Dupin, la chose sera bonne; mais si vous ne le pouvez pas, il vaut mieux ne pas s'user et se compromettre en pure perte. Ce n'est pas à vous, qui me connaissez, que j'ai besoin de dire que tout ce que je puis vous appartient, en dedans comme en dehors du ministère, et que je mettrai très-volontiers ma tête là où vous mettrez la vôtre; mais, je le répète, il me paraîtrait absurde de braver l'orage que mon nom seul soulèverait. Le cri de carlisme est véritablement le seul qui, en ce moment, ait du retentissement en France; et quelque extravagant qu'il soit de le pousser contre moi, il y a la moitié de la bonne portion de la Chambre des députés et les trois quarts de notre meilleur public qui ne se feraient pas faute d'y croire.»
Même le cabinet une fois formé, ses membres n'étaient pas tous bien confiants dans sa composition et ses chances; l'amiral de Rigny écrivait à M. Dupin: «J'étais peu porté, vous le savez, pour une pareille combinaison, malgré ma haute estime pour les personnes. On ne m'accusera pas au moins d'être resté par goût, car je déclare, et je crois encore avoir le droit d'être cru, que je me suis fait violence. Certes, la partie est périlleuse, je ne me le dissimule pas; elle l'eût été avec votre appui, quoique, suivant moi, à un moindre degré; que sera-t-elle privée de ce secours?»
M. Thiers aussi restait un peu inquiet de l'alliance des doctrinaires, et quoique convaincu de la nécessité de leur concours, il prenait quelque soin pour rester et paraître, non pas séparé d'eux, mais différent et distinct.
Une circonstance atténuait les difficultés de cette situation, et devait aider le pouvoir nouveau à les surmonter. Indépendamment de la pensée commune qui unissait tous ses membres dans la politique générale, le cabinet du 11 octobre 1832 avait cet avantage que chacun d'eux était bien approprié au poste spécial qu'il occupait. L'armée avait besoin d'être non-seulement réorganisée, mais relevée de l'échec qu'elle avait subi en 1830; le maréchal Soult était plus capable que personne de lui rendre ce double service: «le plus grand organisateur de troupes», disait de lui l'empereur Napoléon; vieux soldat, glorieux capitaine, Gascon sérieux, habile à se servir, pour les affaires publiques comme pour les siennes propres, de son nom et de sa gloire, et doué de cette autorité à la fois rude et prudente qui sait se déployer en se ménageant. Le respect des traités, l'indépendance et la dignité dans la paix, la confiance de l'Europe dans la probité du nouveau gouvernement de la France, les rapports intimes avec l'Angleterre, ces bases nécessaires de notre politique extérieure étaient garanties par le caractère comme par la situation du duc de Broglie qui trouvait, dans ses relations personnelles avec lord Granville, alors ambassadeur d'Angleterre à Paris, de précieuses facilités et de loyaux moyens de succès. En acceptant le ministère de l'intérieur presque exclusivement réduit aux attributions de sûreté générale, M. Thiers s'était comme personnellement chargé de mettre fin à l'état d'insurrection qu'entretenait dans les départements de l'Ouest la présence de madame la duchesse de Berry; hardi témoignage de son dévouement à la cause qu'il servait et au cabinet où il entrait. L'amiral de Rigny, qui s'était fait honneur dans le commandement de notre escadre du Levant et à Navarin, avait le rare mérite d'être exempt de préjuges dans les questions relatives au régime de nos colonies, et disposé à entreprendre les grandes réformes que commandaient, dans ce régime, le droit humain et la bonne administration. M. Barthe avait été, sous la Restauration, trop engagé dans les rangs et dans les actes de l'opposition la plus ardente pour que son dévouement au service de la monarchie de 1830 ne soulevât pas contre lui ceux de ses anciens amis qui restaient hostiles à toute monarchie; mais sa situation et sa disposition convenaient au gros du parti libéral qui adoptait franchement le gouvernement nouveau; il ne pouvait être soupçonné de complaisance pour le parti légitimiste, et il se montrait résolu dans la défense du pouvoir contre ses divers ennemis. Le roi Louis-Philippe, qu'il avait bien servi dans les embarras du ministère Laffitte, lui portait confiance: «Bien peu d'avocats, me disait-il un jour, comprennent les conditions du gouvernement; Barthe y est arrivé; ce n'est pas un transfuge, c'est un converti; il a vu la lumière.» M. Humann ne trouvait pas tout à fait auprès du roi la même faveur; c'était un ministre des finances exigeant, ombrageux, susceptible, et qui craignait qu'on ne le crût facile envers la couronne; mais sa capacité reconnue, sa grande fortune personnelle, fruit de sa capacité, la gravité de ses moeurs qui n'ôtait rien à sa finesse, son esprit d'ordre et de règle dans l'administration de la fortune publique, lui donnaient au sein des Chambres, pour les affaires de son département, une autorité que, dans les grandes occasions et avec une intelligence élevée, il savait mettre au service de la bonne politique générale. C'était, parmi les ministres du 11 octobre 1832, l'un de ceux dont le mérite spécial était bien reconnu du public et contribuait au crédit du cabinet.
J'ai occupé quatre ans le ministère de l'instruction publique. J'ai touché, pendant ce temps, à presque toutes les questions qui en dépendent ou qui s'y rattachent. J'ai à coeur de retracer ce que j'y ai fait, ce que j'y ai commencé sans pouvoir l'achever, ce que je me proposais d'y faire. J'ai été engagé, durant la même époque, dans toutes les luttes de la politique intérieure ou extérieure, dans toutes les vicissitudes de la composition et de la destinée du cabinet. Je placerai hors de ce tumulte des affaires et des passions du jour les questions relatives à l'instruction publique. Non que ces questions n'aient aussi leurs passions et leur bruit; mais ce sont des passions qui s'allument à un autre foyer, et un bruit qui se passe dans une autre sphère. Il y a des combats et des orages dans la région des idées; mais alors même qu'elle cesse d'être sereine, elle ne cesse pas d'être haute; et quand on y est monté, il ne faut pas avoir à tout moment à en descendre pour rentrer dans l'arène des intérêts temporels: quand j'aurai dit ce que fut, de 1832 à 1837, mon travail au service des intelligences et des âmes dans les générations futures, je reprendrai ma part, à la même époque, dans les luttes politiques de mes contemporains.
Il y a un fait trop peu remarqué. Parmi nous et de nos jours, le ministère de l'instruction publique est de tous les départements ministériels le plus populaire, celui auquel le public porte le plus de bienveillance et d'espérance. Bon symptôme dans un temps où les hommes ne sont, dit-on, préoccupés que de leurs intérêts matériels et actuels. Le ministère de l'instruction publique n'a rien à faire avec les intérêts matériels et actuels de la génération qui possède en passant le monde; c'est aux générations futures, à leur intelligence et à leur sort qu'il est consacré. Notre temps et notre pays ne sont donc pas aussi indifférents qu'on les en accuse à l'ordre moral et à l'avenir.
Les sentiments et les devoirs de famille ont aujourd'hui un grand empire. Je dis les sentiments et les devoirs, non l'esprit de famille tel qu'il existait dans notre ancienne société. Les liens politiques et légaux de la famille se sont affaiblis; les liens naturels et moraux sont devenus très-forts; jamais les parents n'ont vécu si affectueusement et si intimement avec leurs enfants; jamais ils n'ont été si préoccupés de leur éducation et de leur avenir. Bien que très-mêlée d'erreur et de mal, la forte secousse que Rousseau et son école ont imprimée en ce sens aux âmes et aux moeurs n'a pas été vaine, et il en reste de salutaires traces. L'égoïsme, la corruption et la frivolité mondaines ne sont certes pas rares; les bases mêmes de la famille ont été naguère et sont encore en butte à de folles et perverses attaques; pourtant, à considérer notre société en général et dans ces millions d'existences qui ne font point de bruit mais qui sont la France, les affections et les vertus domestiques y dominent, et font plus que jamais, de l'éducation des enfants, l'objet de la vive et constante sollicitude des parents.
Une idée se joint à ces sentiments et leur prête un nouvel empire, l'idée que le mérite personnel est aujourd'hui la première force comme la première condition du succès dans la vie, et que rien n'en dispense. Nous assistons depuis trois quarts de siècle au spectacle de l'insuffisance et de la fragilité de toutes les supériorités que donne le sort, de la naissance, de la richesse, de la tradition, du rang; nous avons vu en même temps, à tous les étages et dans toutes les carrières de la société, une foule d'hommes s'élever et prendre en haut leur place par la seule puissance de l'esprit, du caractère, du savoir, du travail. A côté des tristes et mauvaises impressions que suscite dans les âmes ce trouble violent et continu des situations et des existences, il en sort une grande leçon morale, la conviction que l'homme vaut surtout par lui-même, et que de sa valeur personnelle dépend essentiellement sa destinée. En dépit de tout ce qu'il y a dans nos moeurs de mollesse et d'impertinence, c'est là aujourd'hui, dans la société française, un sentiment général et profond, qui agit puissamment au sein des familles et donne aux parents, pour l'éducation de leurs enfants, plus de bon sens et de prévoyance qu'ils n'en auraient sans ces rudes avertissements de l'expérience contemporaine. Bon sens et prévoyance plus nécessaires encore dans les classes déjà bien traitées du sort que dans les autres: un grand géologue, M. Élie de Beaumont nous a fait assister aux révolutions de notre globe; c'est de sa fermentation intérieure que proviennent les inégalités de sa surface; les volcans ont fait les montagnes. Que les classes qui occupent les hauteurs sociales ne se fassent point d'illusion; un fait analogue se passe sous leurs pieds; la société humaine fermente jusque dans ses dernières profondeurs, et travaille à faire sortir de son sein des hauteurs nouvelles. Ce vaste et obscur bouillonnement, cet ardent et général mouvement d'ascension, c'est le caractère essentiel des sociétés démocratiques, c'est la démocratie elle-même. Que deviendraient, en présence de ce fait, les classes déjà investies des avantages sociaux, les anciens, les riches, les grands et les heureux de toute sorte, si aux bienfaits du sort ils ne joignaient les mérites de l'homme; si par l'étude, le travail, les lumières, les fortes habitudes de l'esprit et de la vie, ils ne se mettaient en état de suffire dans toutes les carrières à l'immense concurrence qui leur est faite, et qu'on ne peut régler qu'à condition de la bien soutenir?
C'est à cet état de notre société, au juste instinct de ses besoins, au sentiment de sollicitude ambitieuse ou prévoyante qui règne dans les familles, que le ministère de l'instruction publique doit sa popularité. Tous les parents s'intéressent vivement à l'abondance et à la salubrité de la source où leurs enfants iront puiser.
A côté de ce puissant intérêt domestique un grand intérêt public vient se placer. Nécessaire aux familles, le ministère de l'instruction publique ne l'est pas moins à l'État.
Le grand problème des sociétés modernes, c'est le gouvernement des esprits. On a beaucoup dit dans le siècle dernier, et on répète encore souvent que les esprits ne doivent point être gouvernés, qu'il faut les laisser à leur libre développement, et que la société n'a ni besoin ni droit d'y intervenir. L'expérience a protesté contre cette solution orgueilleuse et insouciante; elle a fait voir ce qu'était le déchaînement des esprits, et rudement démontré que, dans l'ordre intellectuel aussi, il faut des guides et des freins. Les hommes qui avaient soutenu, ici comme ailleurs, le principe du complet laisser-aller, se sont eux-mêmes hâtés d'y renoncer dès qu'ils ont eu à porter le fardeau du pouvoir: jamais les esprits n'ont été plus violemment pourchassés, jamais ils n'ont été moins libres de s'instruire et de se développer à leur gré, jamais plus de systèmes n'ont été inventés, ni plus d'efforts tentés pour les dominer que sous l'empire des partis qui avaient réclamé l'abolition de toute autorité dans l'ordre intellectuel.
Mais si, pour le progrès comme pour le bon ordre dans la société, un certain gouvernement des esprits est toujours nécessaire, les conditions et les moyens de ce gouvernement ne sont pas toujours ni partout les mêmes; de notre temps, ils ont grandement changé.
L'Église avait seule jadis le gouvernement des esprits. Elle possédait à la fois l'autorité morale et la suprématie intellectuelle. Elle était chargée de nourrir les intelligences comme de régler les âmes, et la science était son domaine presque aussi exclusivement que la foi.
Cela n'est plus: l'intelligence et la science se sont répandues et sécularisées; les laïques sont entrés en foule dans le champ des sciences morales et l'ont cultivé avec éclat; ils se sont presque entièrement approprié celui des sciences mathématiques et physiques. L'Église n'a point manqué d'ecclésiastiques savants; mais le monde savant, docteurs et public, est devenu plus laïque qu'ecclésiastique. La science a cessé de vivre habituellement sous le même toit que la foi; elle a couru le monde. Elle est de plus devenue une puissance pratique, féconde en applications quotidiennes à l'usage de toutes les classes de la société.
En devenant plus laïques, l'intelligence et la science ont prétendu à plus de liberté. C'était la conséquence naturelle de leur puissance, de leur popularité et de leur orgueil qui grandissaient à la fois. Et le public les a soutenues dans leur prétention, car tantôt il a vu que sa propre liberté était intimement liée à la leur, tantôt il a jugé que la liberté était, pour les maîtres de la pensée et de la science, la juste récompense des forces nouvelles qu'ils mettaient à la disposition de la société et des services qu'ils lui rendaient.
Qu'on s'en félicite ou qu'on les déplore, qu'on s'accorde ou qu'on diffère sur leurs conséquences, qu'on s'aveugle ou qu'on s'alarme sur leurs dangers, ce sont là des faits certains et irrévocables. L'intelligence et la science ne redeviendront pas essentiellement ecclésiastiques; l'intelligence et la science laïques ne se passeront pas d'une large mesure de liberté.
Mais précisément parce qu'elles sont maintenant plus laïques, plus puissantes et plus libres que jadis, l'intelligence et la science ne sauraient rester en dehors du gouvernement de la société. Qui dit gouvernement ne dit pas nécessairement autorité positive et directe: «l'influence n'est pas le gouvernement,» disait Washington, et dans l'ordre politique il avait raison; l'influence n'y saurait suffire; il y faut l'action directe et promptement efficace. Il en est autrement dans l'ordre intellectuel; quand il s'agit des esprits, c'est surtout par l'influence que le gouvernement doit s'exercer. Deux faits, à mon sens, sont ici nécessaires: l'un, que les forces vouées aux travaux intellectuels, les supériorités lettrées et savantes soient attirées vers le gouvernement, librement groupées autour de lui et amenées à vivre avec lui en rapport naturel et habituel; l'autre, que le gouvernement ne reste pas étranger au développement moral des générations successives, et qu'à mesure qu'elles paraissent sur la scène il puisse établir des liens intimes entre elles et l'État au sein duquel Dieu les fait naître. De grands établissements scientifiques et de grands établissements d'instruction publique soutenus par les grands pouvoirs publics, c'est la part légitime et nécessaire du gouvernement civil dans l'ordre intellectuel.
Par quels moyens pouvons-nous aujourd'hui, en France, assurer au gouvernement cette part, et satisfaire à ce besoin vital de notre société? La France possédait autrefois, et en grand nombre, des établissements spéciaux et subsistant par eux-mêmes, des universités, des corporations enseignantes ou savantes qui, sans dépendre de l'État, lui étaient cependant unies par des liens plus ou moins étroits, plus ou moins apparents, tantôt avaient besoin de son appui, tantôt ne pouvaient se soustraire à son intervention, et donnaient ainsi au pouvoir civil une influence réelle, bien qu'indirecte et limitée, sur la vie intellectuelle et l'éducation de la société. L'Université de Paris, la Sorbonne, les Bénédictins, les Oratoriens, les Lazaristes, les Jésuites et tant d'autres corporations, tant d'autres écoles diverses dispersées dans les provinces, n'étaient certes pas des branches de l'administration publique, et lui causaient souvent de graves embarras. Avant de disparaître dans la tempête révolutionnaire, plusieurs de ces établissements étaient tombés dans des abus ou dans une insignifiance qui avaient détruit leur crédit moral et fait oublier leurs services. Mais pendant des siècles, ils avaient secondé le développement intellectuel de la société française et prêté à son gouvernement un utile concours. Presque tous anciens et propriétaires, attachés à leurs traditions, fondés dans un dessein religieux, ils avaient des instincts d'ordre et d'autorité en même temps que d'indépendance. C'était, dans l'ensemble, un mode d'action de l'État sur la vie intellectuelle et l'éducation de la nation; mode confus et incohérent, qui avait ses difficultés et ses vices, mais qui ne manquait ni de dignité, ni d'efficacité.
En 1848, pendant mon séjour en Angleterre, on y débattait la question de savoir s'il ne conviendrait pas d'instituer un ministère de l'instruction publique, et de placer ainsi, sous l'autorité directe du pouvoir civil et central, ce grand intérêt de la société. Des hommes considérables, les uns engagés dans la politique et membres du parlement, les autres appartenant à l'Église anglicane, d'autres, esprits libres et purs philosophes, me demandèrent ce que j'en pensais. Nous nous en entretînmes à plusieurs reprises; je leur exposai notre système d'instruction publique en France; ils connaissaient bien celui de l'Allemagne. Après un sérieux examen de la question, ils arrivèrent, pour le compte de leur pays, à une conclusion que je tiens à reproduire ici telle qu'elle se manifesta, car en même temps qu'elle peint avec vérité la nature des établissements d'instruction publique en Angleterre, elle jette, à cet égard, sur l'état comparé des deux pays, une vive lumière.
«Nous n'avons point, disaient-ils, comme la France et la Prusse, un système général et unique d'instruction publique; mais nous avons, en abondance, des établissements d'instruction publique de tous les genres et de tous les degrés: des écoles élémentaires pour l'éducation du peuple, des colléges pour les études classiques et littéraires, des universités pour l'enseignement supérieur de toutes les sciences.»
«Ces établissements sont distincts et isolés; ils subsistent chacun à part et pour son propre compte, avec leurs ressources et leur administration particulières. Ils sont divers; ils ont été et ils restent organisés selon la pensée et le voeu des personnes qui les ont fondés, ou de celles qui les dirigent, ou de la portion du public qui leur confie ses enfants. Ils sont indépendants, sinon complètement, du moins à un haut degré, du gouvernement central qui les surveille et y intervient quelquefois, mais ne les dirige point. Enfin ils sont placés, non pas tous, mais la plupart, sous des influences religieuses; le plus grand nombre sous l'influence de l'Église anglicane, d'autres sous celles des communions ou sectes dissidentes.
«Il y a certainement, dans l'organisation et l'administration intérieure de ces établissements, beaucoup d'imperfections à signaler, d'abus à réformer, de lacunes à combler, d'améliorations à introduire. Nous désirons ces réformes; nous approuvons que le pouvoir central de l'État, soit le parlement, soit la couronne, intervienne pour suppléer à l'insuffisance des établissements actuels, pour en redresser les abus, pour leur fournir des moyens de développement, pour stimuler entre eux le zèle et l'émulation. Mais nous regardons comme essentiel que le gouvernement central borne là son action, et qu'il n'institue pas un ministère spécial de l'instruction publique, chargé soit de fonder, en dehors et à côté des établissements actuels, un système général d'écoles diverses, soit de mettre la main sur les établissements actuels pour les réunir dans un grand ensemble et les placer sous une seule et même autorité. Une pareille tentative serait une véritable révolution en matière d'instruction publique. Nous préférons le maintien de ce qui existe.
«D'abord parce que cela existe, et que nous tenons essentiellement au maintien des droits acquis et des faits établis, dans l'instruction publique comme ailleurs. Il n'est pas aisé de créer des êtres qui vivent réellement, et qui durent. Nos écoles élémentaires, soit celles de l'Église, soit celles des dissidents, nos colléges classiques d'Éton, de Harrow, de Westminster, de Rugby, nos universités d'Oxford et de Cambridge sont des êtres vivants, éprouvés. On peut organiser sur le papier des établissements d'instruction plus complets et plus systématiques. Ces établissements s'élèveraient-ils au-dessus du papier? grandiraient-ils? fructifieraient-ils? dureraient-ils? Il est permis d'en douter: nous avons plus de confiance dans les faits consacrés par le temps que dans les essais de la pensée humaine.
«La variété et l'isolement de nos établissements actuels sont d'ailleurs des gages de liberté. Or, nous tenons beaucoup à la liberté, à la liberté réelle et pratique, en matière d'instruction publique comme en toute autre. C'est la liberté qui a fondé la plupart de nos écoles actuelles, grandes et petites. Elles doivent leur existence aux intentions libres, aux dons volontaires de personnes qui ont voulu satisfaire un certain sentiment, réaliser une certaine idée. Les mêmes idées, les mêmes sentiments qui animaient les fondateurs, tiennent encore probablement une grande place dans notre société. Le monde ne change pas autant, ni aussi vite que se le figurent des esprits superficiels, et la liberté s'accommode mal de l'uniformité scientifique. Nous voulons que les établissements divers, fondés jadis par le voeu libre de personnes bienfaisantes, continuent d'offrir au libre choix des parents, pour l'éducation de leurs enfants, des satisfactions variées; et nous croyons cela essentiel à la prospérité de l'instruction publique, qui ne peut se passer de la confiance des familles, autant qu'à la stabilité de l'ordre social.
«Nous attachons de plus un prix immense aux influences et aux habitudes religieuses qui prévalent aujourd'hui dans la plupart de nos établissements d'instruction publique: influences et habitudes qui disparaîtraient, qui seraient du moins fort affaiblies si ces établissements formaient un vaste ensemble soumis à l'action directe et partout présente du gouvernement de l'État. Nous ne voudrions nullement confier à l'Église le gouvernement général de l'instruction publique; mais nous ne voulons pas non plus remettre l'instruction publique tout entière aux mains d'un pouvoir central laïque qui, peut-être en le voulant, et quand même il ne le voudrait pas, y ferait bientôt perdre aux pouvoirs religieux l'influence qu'ils y doivent exercer.
«On invoque un principe: l'instruction civile et l'instruction religieuse doivent, dit-on, être complétement séparées; en laissant au clergé seul l'instruction religieuse, et en lui assurant les moyens comme la liberté de la donner, il faut placer sous la seule autorité laïque l'instruction civile tout entière. Nous tenons ce principe pour faux et funeste, du moins dans le sens et l'étendue qu'on voudrait lui donner. En matière de hautes sciences et pour les hommes, ou pour les jeunes gens qui touchent à l'âge d'homme, l'instruction civile et l'instruction religieuse peuvent être complétement séparées; la nature de ces études le comporte, et la liberté de l'esprit humain l'exige. Mais l'enseignement supérieur n'est que l'un des degrés de tout système général d'instruction publique. De quoi s'agit-il dans la plupart des établissements, dans les écoles élémentaires, dans les écoles classiques, et pour le plus grand nombre des enfants qui y vivent et des années qu'ils y passent? Il s'agit essentiellement d'éducation, de discipline morale. Bonne en elle-même et par les richesses qu'elle ajoute aux facultés naturelles de l'homme, c'est surtout par son intime rapport avec le développement moral que l'instruction intellectuelle est excellente. Or, on peut diviser l'enseignement; on ne divise pas l'éducation. On peut limiter à certaines heures les leçons qui s'adressent à l'intelligence seule; on ne mesure pas, on ne cantonne pas ainsi les influences qui s'exercent sur toute l'âme, notamment les influences religieuses. Pour atteindre leur but, pour produire leur effet, il faut que ces influences soient partout présentes et habituellement senties. L'instruction purement civile peut former l'esprit et le caractère; elle ne nourrit et ne règle point l'âme. Dieu et les parents ont seuls ce pouvoir. Il n'y a de véritable éducation morale que par la famille et par la religion. Et là où n'est pas la famille, c'est-à-dire dans les écoles publiques, l'influence de la religion est d'autant plus nécessaire. C'est l'honneur et le bonheur de notre pays que, dans nos établissements d'instruction publique, cette influence soit en général puissante. Nous ne voyons pas qu'elle ait nui chez nous à l'activité ni au libre développement de l'esprit humain, et en même temps il est évident qu'elle a grandement servi l'ordre public et la moralité individuelle.
«Nous regarderions donc comme un grand mal et nous repousserions toute organisation de l'instruction publique qui altérerait gravement l'état actuel de nos divers établissements et les influences qui y prévalent. Nous applaudirons à toutes les réformes, à tous les développements qui pourront y être introduits; mais nous ne voulons ni les refondre dans un seul et même moule, ni en concentrer le gouvernement dans une seule et même main.»
Je comprends que les Anglais arrivent à cette conclusion, et je les en approuve. En France, nous n'avons pas même à nous poser la question qui les y conduit. Chez nous, tous les anciens et divers établissements d'instruction publique ont disparu, les maîtres et les biens, les corporations et les dotations. Nous n'avons, dans la grande société, plus de petites sociétés particulières, subsistant par elles-mêmes et vouées aux divers degrés de l'éducation. Ce qui s'est relevé ou ce qui essaye de naître, en ce genre, est évidemment hors d'état de suffire aux besoins publics. En matière d'instruction publique, comme dans toute notre organisation sociale, un système général, fondé et soutenu par l'État, est pour nous une nécessité; c'est la condition que nous ont faite et notre histoire et le génie national. Nous voulons l'unité; l'État seul peut la donner; nous avons tout détruit; il faut créer.
C'est un curieux spectacle que celui de l'homme aux prises avec le travail de la création, et l'ambitieuse grandeur de sa pensée se déployant sans souci des étroites limites de son pouvoir. De 1789 à 1800, trois célèbres assemblées, vrais souverains de leur temps, l'Assemblée constituante, l'Assemblée législative et la Convention nationale, se promirent de donner à la France un grand système d'instruction publique. Trois hommes d'un esprit éminent et très-divers, M. de Talleyrand, M. de Condorcet et M. Daunou furent successivement chargés de faire un rapport et de présenter un projet sur cette importante question dont les gens d'esprit engagés dans les luttes révolutionnaires se plaisaient à se préoccuper, comme pour prendre, dans cette sphère de la spéculation et de l'espérance philosophique, quelque repos des violences du temps. Les rapports de ces trois hommes, brillants représentants de la société, de la politique et de la science de leur époque, sont des oeuvres remarquables et par leur caractère commun et par leurs traits divers et distinctifs. Dans tous les trois une pensée commune éclate: l'homme règne seul en ce monde, et la révolution de 1789 est l'avénement de son règne; il s'y lance confiant dans sa toute-puissance, disposant en maître de la société humaine, dans l'avenir comme dans le présent, et assuré de la façonner à son gré. Dans le travail auquel M. de Talleyrand a donné son nom, c'est l'orgueil de l'esprit qui domine, avec une ardeur bienveillante, sans colère encore comme sans mécompte. L'instruction publique y est appelée un pouvoir qui embrasse tout, depuis les jeux de l'enfance jusqu'aux fêtes les plus imposantes de la nation;—tout nécessite une création en ce genre;—son caractère essentiel doit être l'universalité, et quant aux choses, et quant aux personnes;—l'État règle les études théologiques comme les autres; «la morale évangélique est le plus beau présent que la Divinité ait fait aux hommes; c'est un hommage que la nation française s'honore de lui rendre.» L'Institut, successeur de toutes les académies, est présenté comme l'école suprême, le sommet de l'instruction publique; il sera à la fois corps savant, corps enseignant, et corps administrant les établissements scientifiques et littéraires. Entre le rapport de M. de Talleyrand à l'Assemblée constituante et celui de M. de Condorcet à l'Assemblée législative, la filiation est visible; on a roulé sur la même pente; mais l'espace parcouru est déjà immense; l'ambition philosophique a cédé la place à la passion révolutionnaire; une pensée politique spéciale, exclusive, domine le nouveau travail; l'égalité en est le principe et le but souverain: «L'ordre de la nature, dit Condorcet, n'établit dans la société d'autre inégalité que celle de l'instruction et de la richesse;—établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l'égalité établie par la loi, tel doit être le premier but d'une instruction nationale;—à tous les degrés, dans tous les établissements publics d'instruction, l'enseignement sera totalement gratuit;—la gratuité de l'instruction doit être considérée surtout dans son rapport avec l'égalité sociale.» Tout le rapport et le plan de Condorcet sont dédiés à ce tyrannique dessein de l'égalité qui pénètre jusque dans le sein de la grande société nationale des sciences et des arts, destinée à être le couronnement de l'édifice; nul membre ne pourra être de deux classes à la fois, «ce qui nuit à l'égalité.» La liberté tient plus de place que l'égalité dans le travail de M. Daunou pour la Convention nationale; il reproche à ses prédécesseurs de n'en avoir pas assez reconnu et garanti les droits; dans le plan de M. de Talleyrand, il trouve «trop de respect pour les anciennes formes, trop de liens et d'entraves; Condorcet, dit-il, instituait en quelque sorte une Église académique.» M. Daunou ne veut point d'organisation publique de l'enseignement scientifique et littéraire; l'État, selon lui, ne doit s'occuper que de l'instruction primaire et de l'instruction professionnelle; hors de là, «liberté de l'éducation, liberté des établissements particuliers d'instruction, liberté des méthodes instructives.» Mais à côté de ce large laisser-aller en fait d'instruction publique, M. Daunou aussi a son idée fixe et sa manie; la passion de la république est, pour lui, ce qu'était, pour M. de Condorcet, la passion de l'égalité: «Il n'y a de génie, dit-il, que dans une âme républicaine;—un système d'instruction publique ne peut se placer qu'à côté d'une constitution républicaine;» sous l'empire d'une telle constitution, «le plus vaste moyen d'instruction publique, dit-il, est dans l'établissement des fêtes nationales;» et il consacre tout un titre de son projet de loi à l'énumération et au règlement de ces fêtes annuelles instituées au nombre de sept, fêtes de la République, de la Jeunesse, des Époux, de la Reconnaissance, de l'Agriculture, de la Liberté et des Vieillards.
Au milieu de la tourmente révolutionnaire, tous ces projets, tous ces rêves, tour à tour généreux, dangereux ou puérils, demeurèrent sans résultats. On décréta l'instruction primaire universelle et gratuite; mais il n'y eut ni écoles, ni instituteurs. On essaya sous le nom d'écoles centrales un système d'instruction secondaire qui, malgré des apparences ingénieuses et libérales, ne répondait ni aux traditions del'enseignement, ni aux lois naturelles du développement intellectuel de l'homme, ni aux conditions morales de l'éducation. En matière d'instruction supérieure et spéciale, quelques grandes et célèbres écoles s'élevèrent. L'Institut fut fondé. Les sciences mathématiques et physiques prodiguèrent à la société leurs services et leur gloire; mais aucun grand et efficace ensemble d'instruction publique ne vint remplacer les établissements détruits. On s'était et on avait beaucoup promis; on ne fit rien. Des chimères planaient sur des ruines.
Le gouvernement consulaire fut plus sérieux et plus efficace. La loi du 1er mai 1802, vaine quant à l'instruction primaire, incomplète et hypothétique quant à l'instruction supérieure, rétablit, sous le nom et au sein des lycées, une véritable instruction secondaire dans laquelle se retrouvaient de bons principes d'enseignement et des garanties d'influence sociale et de durée. Pourtant l'oeuvre manquait d'originalité et de grandeur: l'instruction publique était considérée comme un simple service administratif, et placée à ce titre, personnes et choses, parmi les nombreuses et très-diverses attributions du ministre de l'intérieur. Ni le rang qui lui appartenait, ni le mode de gouvernement qui lui convenait n'étaient compris; elle tombait sous l'empire de ce mécanisme bureaucratique qui règle et dirige bien les affaires d'ordre matériel, mais dont les affaires d'ordre moral ne sauraient s'accommoder.
L'empereur Napoléon ne s'y trompa point: averti par ces instincts grands et précis qui lui révélaient la vraie nature des choses et les conditions essentielles du pouvoir, il reconnut, dès qu'il y pensa lui-même et à lui seul, que l'instruction publique ne pouvait être ni livrée à la seule industrie privée, ni gouvernée par une administration ordinaire, comme les domaines, les finances ou les routes de l'État. Il comprit que, pour donner aux hommes chargés de l'enseignement la considération, la dignité, la confiance en eux-mêmes et l'esprit de dévouement, pour que ces existences si modestes et si faibles se sentissent satisfaites et fières dans leur obscure condition, il fallait qu'elles fussent groupées et comme liées entre elles, de manière à former un corps qui leur prêtât sa force et sa grandeur. Le souvenir des corporations religieuses et enseignantes revint à l'esprit de Napoléon; mais en les admirant, comme il admirait volontiers ce qui avait duré avec éclat, il reconnut leurs vices qui seraient plus graves de nos jours. Les corporations religieuses étaient trop étrangères et au gouvernement de l'État et à la société elle-même; par le célibat, par l'absence de toute propriété individuelle et bien d'autres causes encore, elles vivaient en dehors des intérêts, des habitudes et presque des sentiments généraux. Le gouvernement n'exerçait sur elles qu'une influence indirecte, rare et contestée. Napoléon comprit que, de nos jours, le corps enseignant devait être laïque, menant la vie sociale, partageant les intérêts de famille et de propriété personnelle, étroitement uni, sauf sa mission spéciale, à l'ordre civil et à la masse des citoyens; Il fallait aussi que ce corps tînt de près au gouvernement de l'État, qu'il reçût de lui ses pouvoirs et les exerçât sous son contrôle général. Napoléon créa l'Université, adaptant, avec un discernement et une liberté d'esprit admirables, l'idée-mère des anciennes corporations enseignantes au nouvel état de la société.
Les meilleures oeuvres n'échappent pas à la contagion des vices de leur auteur. L'Université était fondée sur le principe que l'éducation appartient à l'État. L'État, c'était l'Empereur. L'Empereur voulait et avait le pouvoir absolu. L'Université fut, en naissant, un régime de pouvoir absolu. En dehors de l'institution, ni les droits de la famille, ni ceux de l'Église, ni ceux de l'industrie privée n'étaient reconnus et respectés. Dans le sein même de l'institution, il n'y avait, pour la situation, la dignité et la juste indépendance des personnes, point de réelles garanties. Si, en France, l'Empereur était l'État, dans l'Université le grand-maître était l'empereur. Je me sers d'expressions trop absolues; en fait, le gouvernement de l'Université s'est toujours appliqué à ménager les droits divers; mais quelles que soient la prudence ou l'inconséquence des hommes, les principes portent leurs fruits; selon les principes de la constitution universitaire, il n'y avait, en matière d'instruction publique, point de liberté pour les citoyens, point de responsabilité du pouvoir envers le pays.
Aussi quand la Charte eut institué en France le gouvernement libre, quand la liberté des citoyens et la responsabilité du pouvoir furent devenues le droit commun et pratique du pays, l'embarras de l'Université, et du gouvernement à son sujet, fut extrême; ses maximes, ses règles, ses traditions n'étaient plus en rapport avec les institutions générales; au nom de la religion, des familles, de la liberté, de la publicité, on élevait; autour d'elle et contre elle, des réclamations qu'elle ne savait comment repousser sans se mettre en lutte avec le système constitutionnel, ni comment admettre sans se démentir et se mutiler elle-même. Le pouvoir qui la gouvernait, qu'il s'appelât grand-maître, conseil royal ou président, n'était ni un ministre, ni assez petit et assez dépendant pour n'être que le subordonné d'un ministre. Nul ministre ne voulait répondre de lui; et il ne pouvait porter lui-même, auprès des chambres et du public, le poids de la responsabilité. Pendant six ans, de 1815 à 1821, des hommes supérieurs, M. Royer-Collard, M. Cuvier, M. Silvestre de Sacy, M. Lainé, usèrent leur talent et leur influence dans cette situation anormale; ils gagnèrent du temps; ils sauvèrent la vie à l'Université, mais sans résoudre la question de son existence constitutionnelle. C'était une pièce qui ne trouvait, dans la nouvelle machine de gouvernement, ni sa place, ni son jeu.
Le sort a des combinaisons qui semblent se moquer de la prévoyance humaine: ce fut sous un ministère regardé, non sans motif, comme hostile à l'Université, et au moment où elle en redoutait le plus les coups, qu'elle sortit de sa situation embarrassée et monta à son rang dans l'État; M. de Villèle avait fait l'abbé Frayssinous grand-maître; l'instruction publique était sous la direction d'un évêque; pour satisfaire le clergé et pour l'attirer en même temps sous son influence, il fallait à M. de Villèle quelque chose de plus; il associa l'Église au gouvernement de l'État; il fit l'évêque d'Hermopolis ministre des affaires ecclésiastiques, mais en lui donnant au même moment le titre et les fonctions, non plus seulement de grand-maître de l'Université, mais de ministre de l'instruction publique. L'instruction publique fut ainsi officiellement classée parmi les grandes affaires publiques; l'Université entra, à la suite de l'Église, dans les cadres et dans les conditions du régime constitutionnel.
Moins de quatre ans après, elle fit un nouveau pas. Partout redoutée et vivement combattue, la prépondérance ecclésiastique était particulièrement suspecte en matière d'instruction publique; le mouvement libéral qui, en 1827, renversa M. de Villèle et amena le cabinet Martignac aux affaires, eut là aussi son effet; l'ordonnance royale du 4 janvier 1828, en nommant les nouveaux ministres, déclara «qu'à l'avenir l'instruction publique ne ferait plus partie du ministère des affaires ecclésiastiques;» et le 10 février suivant, elle devint, dans les conseils de l'État, un département spécial et indépendant qui fut confié à M. de Vatimesnil.
Cette intelligente et prudente organisation ne fut alors qu'éphémère; avec M. de Polignac, les passions de parti reprirent leur pouvoir; l'Université rentra sous la main de l'Église; il n'y eut plus qu'un ministre des affaires ecclésiastiques et de l'instruction publique. La Révolution de 1830 laissa d'abord subsister cet état de choses; seulement, par une mauvaise concession à la vanité de l'esprit laïque et comme pour marquer sa victoire, elle changea les mots et déplaça les rangs; l'Université prit le pas sur l'Église; il y eut un ministre de l'instruction publique et des cultes. Ce fut sous ce titre et avec ces attributions que le duc de Broglie, M. Mérilhou, M. Barthe, le comte de Montalivet et M. Girod de l'Ain occupèrent ce département jusqu'au moment où le cabinet du 11 octobre 1832 se forma.
En prenant le ministère de l'instruction publique, je fus le premier à demander qu'on en détachât les cultes. Protestant, il ne me convenait pas, et il ne convenait pas que j'en fusse chargé. J'ose croire que l'Église catholique n'aurait pas eu à se plaindre de moi; je l'aurais peut-être mieux comprise et plus efficacement défendue que beaucoup de ses fidèles; mais il y a des apparences qu'il ne faut jamais accepter. L'administration des cultes passa dans les attributions du ministre de la justice. Ce fut, à mon sens, une faute de n'en pas former un département séparé; c'est un honneur dû à l'importance et à la dignité des intérêts religieux. Précisément de nos jours et après tant de victoires, le pouvoir laïque ne saurait trop ménager la fierté susceptible du clergé et de ses chefs. C'est d'ailleurs une combinaison malhabile de placer les rapports de l'Église avec l'État dans les mains de ses rivaux ou de ses surveillants officiels. On ne témoigne pas la méfiance sans l'inspirer, et le meilleur moyen de bien vivre avec l'Église, c'est d'accepter franchement sa grandeur et de lui faire largement sa place et sa part.
Réduites à l'instruction publique, les attributions du département que j'allais occuper étaient, sous ce rapport, très-incomplètes; il avait eu l'Université pour berceau et n'en était pas sorti; le grand-maître de l'Université avait pris le titre de ministre de l'instruction publique en général, mais sans le devenir effectivement. Je réclamai pour ce ministère ses possessions et ses limites naturelles. D'une part, tous les grands établissements d'instruction fondés en dehors de l'Université, le Collège de France, le Muséum d'histoire naturelle, l'École des chartes, les Écoles spéciales de langues orientales et d'archéologie; d'autre part, les établissements consacrés, non à l'enseignement, mais à la gloire et au progrès des sciences et des lettres, l'Institut, les diverses sociétés savantes, les bibliothèques, les encouragements scientifiques et littéraires furent placés sous la main du ministre de l'instruction publique. Quelques lacunes restent encore dans les attributions qui sont en quelque sorte le droit de ce département; il n'a pas entre autres, dans la direction et l'encouragement des beaux-arts, la part d'influence qui devrait lui appartenir; les arts ont, avec les lettres, des liens naturels et nécessaires; ce n'est que par ce commerce intime et habituel qu'ils sont assurés de conserver leur propre et grand caractère qui est le culte du beau, et sa manifestation aux yeux des hommes. Si Léonard de Vinci et Michel-Ange n'avaient pas été des lettrés, passant leur vie dans le monde lettré de leur temps, ni leur influence, ni même leur génie ne se seraient déployés avec un si pur et si puissant éclat. Placés hors de la sphère des lettres et dans le domaine de l'administration ordinaire, les arts courent grand risque de tomber sous le joug, ou de la seule utilité matérielle, ou des petites fantaisies du public. Le département de l'instruction publique a encore, sous ce rapport, et dans l'intérêt des arts eux-mêmes, une importante conquête à faire. A tout prendre cependant, ce département reçut, au moment où j'y entrai, son extension légitime et son organisation rationnelle; de 1824 à 1830, il n'avait guère été qu'un expédient; en 1832, il devint, dans l'ensemble de nos institutions, un rouage complet et régulier, capable de rendre à la société et au pouvoir, dans l'ordre intellectuel et moral, les services dont, aujourd'hui moins que jamais, ils ne sauraient se passer.
Le cabinet ainsi constitué et les attributions de tous les ministres réglées, chacun de nous se mit à l'oeuvre pour accomplir sa mission particulière dans la politique commune dont nous poursuivions le succès. Le duc de Broglie entra en négociation intime avec le cabinet de Londres pour résoudre enfin, par l'action concertée des deux puissances sur Anvers, la question belge que la résistance du roi de Hollande aux instances de l'Europe tenait encore en suspens. Le maréchal Soult et l'amiral de Rigny se hâtèrent d'organiser l'un l'armée, l'autre la flotte qui devaient être chargées de cette délicate opération. M. Thiers porta, sur les moyens de mettre fin aux troubles des départements de l'Ouest, tout l'effort de sa fertile et habile activité. Nous entreprîmes, M. Humann, M. Barthe, M. d'Argout et moi, la prompte préparation des divers projets de loi dont il avait été convenu que nous occuperions les Chambres dans leur prochaine session. Elle devait s'ouvrir le 19 novembre. Le discours d'ouverture du Roi était, pour la couronne et pour le cabinet, d'une grande importance; la politique de résistance et de liberté, d'indépendance et de paix, tentée dès le lendemain de la Révolution et énergiquement pratiquée par M. Casimir Périer, y devait être hautement adoptée au nom des diverses nuances d'opinion qui venaient de s'unir autour du trône pour former le Gouvernement. Je fus chargé d'en préparer la rédaction.
C'est une tâche qui m'est presque toujours échue dans les divers cabinets dont j'ai fait partie. Tâche difficile en elle-même, car peu de choses le sont davantage que de résumer, dans quelques phrases à la fois générales et précises, et significatives sans être compromettantes, la situation et la politique d'un gouvernement, à un moment donné et au milieu même de l'action. Ce qui est plus difficile encore, c'est de faire parler en même temps, parla bouche royale, le Roi et ses conseillers, de façon à satisfaire à la dignité comme à la vraie pensée des uns et des autres, en écartant les dissidences qui peuvent exister entre eux, pour ne laisser paraître que l'action harmonique du pouvoir qu'ils exercent ensemble. Malgré ces embarras, et précisément à cause de ces embarras, cette épreuve que le régime constitutionnel impose périodiquement au prince et à ses ministres est bonne et salutaire; elle leur rappelle, à jour fixe et solennel, leur situation mutuelle et la nécessité où ils sont de se montrer unis et de parler comme d'agir en commun. Il y a, dans cette manifestation publique du Gouvernement tout entier devant le pays, un hommage au rang qu'y tient la royauté et une garantie pour l'influence du pays auprès de la royauté. C'est beaucoup d'être obligé de paraître tel qu'il est à souhaiter qu'on soit en effet. La publicité inévitable détermine souvent la bonne conduite et prévient bien plus de fautes qu'elle n'en révèle.
Ni pour le roi Louis-Philippe, ni pour ses conseillers, cette obligation n'avait, en novembre 1832, rien d'embarrassant; ils étaient parfaitement d'accord et sur les maximes générales de la politique, et sur la conduite à suivre dans les questions particulières qu'ils avaient à résoudre. Ni de la part du Roi, ni de celle des ministres, aucune prétention exorbitante, aucune susceptibilité jalouse ne gênaient entre eux les rapports. Le cabinet se réunissait tantôt chez son président, le maréchal Soult, tantôt aux Tuileries autour du Roi, selon la nature et l'état des affaires dont il avait à s'occuper; et dans l'une comme dans l'autre de ces réunions, la liberté de la discussion était entière sans grand'peine, car elle n'avait point de profonds dissentiments à surmonter. La rédaction du discours de la couronne n'offrait donc, quant au fond même de la politique, point de difficulté grave; restait seulement l'obligation, toujours difficile, de se mettre d'accord, et entre ministres et avec le Roi, sur la mesure, les convenances et les nuances du langage qu'à propos des diverses questions à l'ordre du jour, le Roi devait tenir, au nom de la France devant l'Europe, au nom du gouvernement devant la France. Avant, d'arriver devant le cabinet tout entier, c'était entre le Roi et moi que cette difficulté se rencontrait, et ici ma tâche ne laissait pas d'être laborieuse. Non-seulement le roi Louis-Philippe prenait fort au sérieux ses devoirs de Roi et les affaires du pays; il avait de plus l'esprit singulièrement abondant, soudain, vif, mobile, et chaque idée, chaque impression exerçait sur lui, au moment où elle lui arrivait, un grand empire. Clairvoyant et judicieux dans le but qu'il se proposait d'atteindre en parlant, il ne pressentait pas toujours avec justesse l'effet de ses paroles sur le public auquel elles s'adressaient, et ne se préoccupait guère que de satisfaire sa propre et actuelle pensée à laquelle il attachait souvent plus d'importance qu'elle n'en avait réellement. Je lui remis mon projet de discours dans les premiers jours de novembre, et pendant quinze jours, nous eûmes, sur chaque paragraphe, presque sur chaque mot, des discussions sans cesse déroutées et renouvelées par quelque nouvelle intention ou quelque nouveau doute qui venait se jeter à la traverse des résolutions adoptées la veille. Je recevais chaque jour, et souvent plusieurs fois dans la journée, de petits billets du Roi qui me transmettaient les résultats de cet incessant travail de son esprit, et m'obligeaient à remanier incessamment le mien. Par respect monarchique, et aussi dans la conviction qu'en définitive le résultat en serait bon, j'acceptais de bonne grâce cette longue controverse, souvent assez insignifiante quoique assez vive. Mon espérance ne fut pas trompée; en relisant au bout de vingt-sept ans, et comme dans une ancienne histoire, ce discours d'ouverture de la session de 1832, je le trouve digne du gouvernement sensé d'un peuple libre; et si je ne m'abuse, tout juge impartial en recevrait encore aujourd'hui la même impression.
Quand nous en fûmes à peu près tombés d'accord, le Roi et moi, le cabinet, que j'avais tenu au courant de nos petits débats, adopta sur-le-champ mon projet de discours, avec de légères modifications.
Je tiens à dire qu'en y insérant, à propos de la politique de résistance, cette phrase en l'honneur de M. Casimir Périer: «C'est là le système que vous avez affermi par votre concours, et qu'a soutenu avec tant de constance le ministre habile et courageux dont nous déplorons la perte,» je ne rencontrai, de la part du Roi, aucune objection.
Les événements servirent bien le discours. Quand le jour de l'ouverture des Chambres arriva, le 19 novembre, la politique extérieure et intérieure du cabinet avait déjà réussi. L'entente et l'action commune de la France et de l'Angleterre pour mettre fin à la question belge étaient conclues; les flottes française et anglaise bloquaient ensemble les côtes de Hollande; l'armée française entrait en Belgique; les ducs d'Orléans et de Nemours venaient de partir pour aller prendre place dans ses rangs. Madame la duchesse de Berry avait été découverte à Nantes et aussitôt transférée à Blaye. Un incident, fort inattendu alors, vint ajouter à l'effet déjà grand de ces succès du pouvoir: au moment même où le Roi entrait dans la salle du Palais-Bourbon et commençait à prononcer son discours, l'assemblée apprit qu'un coup de pistolet venait d'être tiré sur lui, comme il passait sur le pont des Tuileries; l'émotion fut aussi vive et aussi générale que soudaine: émotion d'indignation encore plus que d'alarme; le public n'était pas encore blasé sur l'assassinat.
J'assistais, avec mes collègues, à la séance royale. Ce fut de ma part un effort; j'étais atteint, depuis trois semaines, d'une bronchite que la préparation du discours de la couronne et toutes les allées et venues, les conversations et les discussions auxquelles elle donnait lieu avaient fort aggravée. Je me mis au lit en rentrant de la séance, amèrement triste de me sentir hors d'état de prendre part aux débats qui allaient s'ouvrir.
CHAPITRE XVI
INSTRUCTION PRIMAIRE.
Je suis malade pendant six semaines.—Prise d'Anvers.—Arrestation de S. A. R. madame la duchesse de Berry.—De la politique du cabinet dans cette circonstance.—Je reprends les affaires.—Présentation à la Chambre des députés du projet de loi sur l'instruction primaire.—Ma vie domestique.—Des projets et des progrès en fait d'instruction primaire de 1789 à 1832.—Questions essentielles.—L'instruction primaire doit-elle être obligatoire?—Doit-elle être gratuite?—De la liberté dans l'instruction primaire.—Des objets et des limites de l'instruction primaire.—De l'éducation et du recrutement des instituteurs primaires.—De la surveillance des écoles primaires.—Concours nécessaire de l'État et de l'Église.—Que l'instruction primaire doit être essentiellement religieuse.—Mesures administratives pour assurer l'exécution et l'efficacité de la loi.—Mesures morales.—Promulgation de la loi du 28 juin 1833,—Ma circulaire à tous les instituteurs primaires.—Visite générale des écoles primaires.—Établissement des inspecteurs des écoles primaires.—Mes rapports avec les corporations religieuses vouées à l'instruction primaire.—Le frère Anaclet.—L'abbé J. M. de la Mennais.—L'abbé F. de la Mennais.—Mon rapport au Roi en avril 1834 sur l'exécution de la loi du 28 juin 1833.—De l'état actuel de l'instruction primaire.
Je fus malade et condamné à l'inaction pendant plus de six semaines. Mon mal fut assez grave pour qu'on doutât un moment de ma guérison. Le bruit courut que j'étais parti pour Nice et que le séjour dans le midi me serait longtemps nécessaire. Pendant que j'étais confiné dans mon lit, et que non-seulement toute action, mais toute conversation m'était interdite, les événements se développaient, les débats se succédaient. Les deux Chambres discutèrent et votèrent leurs adresses en réponse au discours du trône. L'action concertée de la France et de l'Angleterre pour consommer enfin la séparation de la Belgique et de la Hollande atteignit son but; Anvers fut pris. Quand, le 24 décembre au soir, le Roi en reçut les félicitations, j'étais encore hors d'état de sortir; ma femme alla seule porter les miennes aux Tuileries: «J'ai été hier au château, écrivait-elle le lendemain à sa soeur; le Roi et la reine faisaient plaisir à voir, si patriotes et si paternels, si heureux de la gloire de nos armes, si contents de voir leurs enfants à l'abri du danger, si simples en parlant de leur bonne conduite:—Mes fils ont fait leur devoir, m'a dit la reine; je suis charmée que l'on sache qu'on peut compter sur eux en toute occasion.» Quelques jours après, le cabinet eut à défendre, à la Chambre des députés, sa résolution de ne point traduire madame la duchesse de Berry devant les tribunaux: le débat fut grave; le duc de Broglie et M. Thiers en portèrent seuls le poids; j'étais étranger aux luttes comme aux fêtes.
Il ne m'est resté pourtant, de cette retraite forcée, point de mauvais souvenirs: j'étais entouré des soins les plus tendres; mes collègues dans le cabinet ne négligeaient rien pour atténuer mon déplaisir de ne pouvoir prendre ma part de leur fardeau et pour éloigner de moi toute préoccupation irritante. Le duc de Broglie, quoique le moins démonstratif des hommes, est plein de délicatesse et de scrupule dans ses affections. M. Thiers, avec qui je n'avais point de lien intime, voulut aussi que j'eusse confiance dans son fidèle intérêt; il écrivit à ma femme: «J'ai voulu plusieurs fois, Madame, aller voir M. Guizot; mais j'en ai été empêché par M. de Broglie qui me l'a défendu tout à fait. Il craint que la vue d'un collègue ne l'agite et ne le fasse trop parler. Je me suis donc abstenu, malgré le désir que j'aurais de voir un collègue que j'aime, et dont, plus que personne, je sens le besoin auprès de nous. Obligez-moi de lui exprimer la part que je prends à son état et les voeux que je forme pour son rétablissement prochain. On nous dit que nous jouirons bientôt de sa présence; je le désire ardemment, car nous avons de lui un besoin indispensable. Dites-moi, je vous prie, quand je pourrai le voir.» J'étais touché de ces manifestations amicales. Il n'est pas dans ma nature de m'irriter, même des maux auxquels je ne me résigne pas; je n'aggravais pas mon impuissance par mon agitation; mais je la subissais avec un profond chagrin; au fond de mon lit et dans mon silence, je passais mon temps à réfléchir sur les événements qui s'accomplissaient, sur les batailles qui se livraient sans moi; je discutais en moi-même ce que j'aurais fait ou dit, je sentais ce que j'aurais senti si j'y avais assisté. C'est le puissant attrait de la vie politique qu'elle emploie l'homme à des desseins infiniment plus grands que lui-même, et mêle un sentiment désintéressé aux joies et aux peines personnelles qu'il éprouve en les poursuivant. Je me soulageais dans ma tristesse et je l'oubliais presque en occupant ma pensée solitaire des intérêts publics pour lesquels je ne pouvais rien en ce moment.
La question de la conduite déjà tenue, ou encore à tenir envers madame la duchesse de Berry me préoccupait surtout fortement. En novembre 1831, pendant le ministère de M. Casimir Périer, j'avais pris part à la discussion de la loi du 10 avril 1832 qui avait interdit aux membres de la branche aînée de la maison de Bourbon, comme aux membres de la famille Bonaparte, le territoire de la France. Nous avions cru faire beaucoup, à cette époque, au nom de la politique comme de la convenance morale, en bornant la loi à cette prohibition, sans y insérer aucune sanction pénale. Et il y avait eu, dans cet acte, quelque mérite, car il avait fallu, de la part du gouvernement et de ses amis, un grand effort pour faire écarter de cette loi l'article 91 du Code pénal, c'est-à-dire les poursuites judiciaires et la peine de mort pour les princes des maisons qui avaient régné sur la France, si, en rentrant sur le sol français, ils y suscitaient la guerre civile. Placés, en novembre 1832, en face de l'occurrence ainsi prévue, nous nous aperçûmes à l'instant qu'on n'avait pas assez fait, en 1831, pour garantir la bonne politique: les poursuites judiciaires et l'article 91 du Code pénal n'étaient pas écrits, il est vrai, dans la loi du 10 avril 1832; mais la question de leur application restait ouverte; la loi ne la résolvait pas et ne donnait pas au gouvernement le droit de la résoudre lui-même. Nous nous hâtâmes de déclarer dans le Moniteur, par une ordonnance du Roi, «qu'un projet de loi serait présenté aux Chambres pour statuer relativement à madame la duchesse de Berry.» C'était, disait-on, le seul moyen de couper court à l'action des tribunaux déjà commencée par la Cour royale de Poitiers, et à l'application du Code pénal que la loi du 10 avril n'avait pas plus interdite que prescrite. Mais ce moyen était d'un difficile et périlleux emploi. C'est un principe constitutionnel qu'en pareille matière les Chambres n'agissent que d'avance et par des mesures générales, jamais après coup et en prononçant sur les personnes; les souvenirs des temps révolutionnaires et de leurs proscriptions législatives accroissaient beaucoup dans les esprits l'autorité de ce principe; il était aisé de prévoir que la Chambre des députés n'aurait nulle envie de statuer elle-même et directement sur madame la duchesse de Berry, et que l'opposition aurait beau jeu à exploiter ses scrupules ou, son humeur. Nous le sentîmes si bien que nous ne donnâmes, à l'ordonnance qui avait annoncé un projet de loi, aucune suite: au lieu de porter aux Chambres la question tout entière, le gouvernement prit le parti de la résoudre lui-même, d'interdire envers madame la duchesse de Berry toute poursuite judiciaire, toute application pénale, et de n'avoir ainsi à débattre, devant les Chambres, qu'un fait accompli et sa propre responsabilité en l'accomplissant. C'était, sans nul doute, dans l'embarras de sa situation, la conduite que lui prescrivaient, et la seule que lui permissent les convenances morales et la politique, l'équité et le bon sens. Mais l'embarras eût été bien moindre et probablement la résolution du cabinet bien plus complète si la loi du 10 avril 1832, en interdisant aux princes des familles royales déchues le sol de la France, avait expressément déclaré d'avance que, s'ils violaient cette interdiction, ils ne seraient, de leur personne, l'objet d'aucune poursuite judiciaire, et qu'ils resteraient à la disposition du gouvernement qui les renverrait du territoire ou les retiendrait prisonniers, selon qu'il le jugerait opportun et sous sa responsabilité. Contre cette législation exceptionnelle et toute politique, on réclamait l'égalité devant la loi: il y a des cas où l'égalité devant la loi est un mensonge qui choque également la justice et la politique, la morale et la raison. Ce sont des esprits bien superficiels ceux qui disent que, dans la monarchie, l'inviolabilité du monarque est une fiction; c'est au contraire la simple reconnaissance d'une vérité morale que l'instinct des hommes a pressentie, et qui est toujours ressortie plus éclatante des orages où elle avait momentanément succombé. Quand une personne a été le symbole permanent du pouvoir social suprême, rien ne peut faire qu'elle redevienne un simple sujet, et la fiction est du côté de ceux qui prétendent la faire rentrer dans le droit commun. On peut n'avoir pas de rois; on ne juge pas les rois; et l'histoire est là pour nous apprendre que la prétention de les juger n'a jamais produit que des iniquités funestes, car la conscience publique n'a jamais vu, dans les arrêts de cette prétendue justice, que les coups de la haine ou de la peur. Sans être inviolables comme le Roi lui-même, les membres des familles royales restent toujours, moralement et politiquement, très-difficiles et très-nuisibles à juger, surtout quand le trône qu'ils entouraient est tombé dans une tempête, et qu'ils ont l'air de poursuivre leur droit en essayant de le relever. Il y a, entre leur élévation comme princes et leur détresse comme déchus et accusés, un contraste qui inspire pour eux plus d'intérêt que leurs entreprises n'excitent de colère ou d'alarme; acquittés, ils deviennent presque des vainqueurs; condamnés, ils sont des victimes de leur cause et de leur courage. Gouvernement et Chambres, nous agissions en 1832 et en 1836 sous l'empire de cette juste appréciation morale quand, après l'arrestation de madame la duchesse de Berry à Nantes et celle du prince Louis-Napoléon à Strasbourg, nous prenions le parti de ne point les livrer aux tribunaux; mais la loi du 10 avril 1832, par son timide silence, rendit notre résolution plus difficile et plus incomplète. Quand on a raison, on a plus raison qu'on ne croit et qu'on n'ose. Il y a de la force comme de la dignité à proclamer hautement dans son principe et à accepter pleinement dans ses conséquences la politique qu'on se décide à pratiquer. Si nous avions trouvé la nôtre autorisée d'avance dans la loi, nous aurions probablement reconduit sur-le-champ madame la duchesse de Berry hors de France, et nous aurions ainsi épargné à la monarchie de 1830 de pesants embarras et de tristes spectacles sans lui faire courir un danger de plus.
C'était là, dès le premier moment, l'avis et le désir du roi Louis-Philippe; il avait vu avec déplaisir la loi du 10 avril 1832, ne la jugeant nécessaire ni pour la sûreté de la France, ni pour la sienne propre, et la trouvant fâcheuse dès qu'elle n'était pas indispensable; ses ministres ne l'avaient point proposée; malgré les atténuations qu'elle avait subies à travers les débats des deux Chambres, il avait tardé longtemps à la sanctionner, détestant sincèrement la moindre apparence et jusqu'aux simples mots de proscription et de confiscation. Quand le jour vint d'en faire l'application, le Roi eût souhaité qu'on se bornât à la stricte observation du texte légal; la loi interdisait à Charles X et à ses descendants le territoire de la France; elle était satisfaite si madame la duchesse de Berry était immédiatement reconduite hors de France: «Personne, au fond, ne veut la faire juger, me dit-il un jour; on ne sait pas quels embarras on encourt en la retenant; les princes sont aussi incommodes en prison qu'en liberté; on conspire pour les délivrer comme pour les suivre, et leur captivité entretient chez leurs partisans plus de passions que n'en soulèverait leur présence.» Mais dans l'état des esprits en 1832, après les conspirations et les insurrections de Paris et de la Vendée, aucun cabinet n'eût pu mettre sur-le-champ madame la duchesse de Berry en liberté à la frontière, et tout en laissant entrevoir sa pensée, le Roi ne nous le demanda point. La méfiance est le fléau des révolutions; elle hébète les peuples, même quand elle ne leur fait plus commettre des crimes. Pas plus que mes collègues, je ne jugeai possible, en 1833, de ne pas retenir madame la duchesse de Berry: des esprits grossiers ou légers ont pu croire que les incidents de sa captivité avaient tourné au profit de la monarchie de 1830; je suis convaincu qu'on aurait bien mieux servi cette monarchie en agissant avec une hardiesse généreuse, et que tous, pays, Chambres et cabinet, nous aurions fait acte de sage comme de grande politique en nous associant au désir impuissant, mais clairvoyant, du Roi.
Dans les premiers jours de janvier, je me sentis en état de rentrer dans la vie active, et je la repris en présentant à la Chambre des députés le projet de loi que, depuis la formation du cabinet, j'étais occupé de préparer sur l'instruction primaire. J'étais encore si faible que je ne pus lire moi-même à la tribune ni l'exposé des motifs, ni le projet même. M. Renouard, l'un de mes amis particuliers dans la Chambre, et sur qui je comptais avec raison pour me seconder dans cette discussion, s'en acquitta pour moi. J'abordais avec plaisir et confiance cette grande question tant de fois soulevée, jamais résolue, et à laquelle je me croyais en mesure d'apporter une solution vraiment efficace. Je ne savais pas quelles épreuves m'attendaient avant que je fusse appelé à débattre le projet de loi que je présentais.
Je n'ai nul penchant à entretenir le public de ma vie privée; plus les sentiments intimes sont profonds et doux, moins ils aiment à se montrer, car il leur est impossible de se montrer tels qu'ils sont. Les rois livrent aux regards des curieux les diamants de leur couronne; on n'étale pas les trésors dont ceux-là seuls qui les possèdent connaissent le prix. Mais quand arrive le jour fatal où ces trésors nous sont ravis, ce serait leur manquer de respect et de foi que de ne pas laisser voir ce qu'ils étaient pour nous et quel vide ils nous laissent. J'ai beaucoup aimé la vie politique; je m'y suis adonné avec ardeur; j'ai fait, sans compter, les sacrifices et les efforts qu'elle m'a demandés; mais elle a toujours été loin, bien loin de me suffire. Non que je me plaigne de ses épreuves: beaucoup d'hommes publics ont parlé avec amertume des mécomptes qu'ils avaient éprouvés, des revers qu'ils avaient subis, des rigueurs du sort et de l'ingratitude des hommes. Je n'ai rien de semblable à dire, car je n'ai pas connu de tels sentiments: quelque violemment que j'aie été atteint, je n'ai pas trouvé les hommes plus aveugles ou plus ingrats, ni ma destinée politique plus rude que je ne m'y attendais; elle avait eu ses grandes joies, elle a eu ses grandes tristesses; c'est la loi de l'humanité. C'est dans les plus heureux jours et au milieu des meilleurs succès de ma carrière que j'ai toujours trouvé la vie politique insuffisante; le monde politique est froid et sec; les affaires des sociétés humaines sont grandes et s'emparent puissamment de la pensée; mais elles ne remplissent point l'âme; elle a des ambitions autres, et plus variées, et plus exigeantes que celle des plus ambitieux politiques; elle veut un bonheur plus intime, et plus doux que tous les travaux et tous les triomphes de l'activité et de la grandeur sociale n'en peuvent donner. Ce que je sais aujourd'hui, au terme de ma course, je l'ai senti quand elle commençait et tant qu'elle a duré; même au milieu des grandes affaires, les affections tendres sont le fond de la vie, et la plus glorieuse n'a que des joies superficielles et incomplètes si elle est étrangère au bonheur de la famille et de l'intimité.
Je le possédais bien complet en 1832, quand je pris place dans le cabinet du 11 octobre. Je me permets, non sans quelque hésitation, mais sans scrupule, le douloureux plaisir d'en citer ici un témoignage qui en dit plus que je ne pourrais et n'en voudrais dire moi-même. Le 22 octobre, ma femme écrivait à sa soeur: «Je sais que les affaires sont difficiles, orageuses, périlleuses peut-être, et pourtant je jouis beaucoup d'y voir mon mari rentré. Avant notre mariage, il me demanda un jour si je ne serais jamais effrayée des vicissitudes de sa destinée; je vois encore ses yeux briller sur moi en m'entendant lui répondre qu'il pouvait être tranquille, que je jouirais passionnément de ses succès et n'aurais pas un soupir pour ses revers. Ce que je lui ai dit est toujours vrai; ce que je lui ai promis, je le tiendrai; je m'inquiète, je me désole des obstacles, des ennuis, des luttes, des dangers qu'il trouvera sur son chemin; mais, somme toute, j'ai bonne confiance et je suis contente, car il l'est. Ma vie d'ailleurs n'est pas brisée, comme pendant son ministère de l'intérieur; je le vois bien moins que je ne voudrais, mais enfin je le vois; ma chambre est près de son cabinet; il se porte bien, quoiqu'il travaille beaucoup; de plus son ministère lui est agréable; il se retrouve avec plaisir au milieu des compagnons et des travaux de sa jeunesse; l'instruction publique le repose de la politique générale. C'est un grand avantage. Et puis, ma chère amie, que Dieu me laisse à lui et lui à moi; je serai toujours, même au milieu de toutes les craintes et de toutes les épreuves, la plus heureuse des créatures.»
Moins de trois mois après cette lettre, le 11 janvier 1833, ma femme me donna un fils, son plus vif désir au milieu de son bonheur, et l'objet, à peine entrevu, de son jeune orgueil maternel. Elle semblait se rétablir parfaitement; onze jours après ses couches, elle se leva, pleine de confiance, et tous autour d'elle confiants comme elle. M. Royer-Collard vint me voir; elle voulut le voir, et causa gaiement avec lui. Il me dit en sortant: «Elle est très-bien; veillez-y pourtant; l'âme est plus forte que le corps; c'est une de ces natures héroïques qui ne se doutent pas du mal tant qu'elles n'en sont pas vaincues.» Trois jours après, la fièvre la reprit; elle se remit au lit; six semaines après, le 11 mars, je l'avais perdue.
Il en est du malheur intime comme du bonheur; on ne peut ni en parler, ni s'en taire absolument. Je me hâtai de reprendre mes travaux; je rentrai au conseil et aux Chambres dès que je le pus avec convenance et efficacité. Chaque jour, quand j'en avais fini avec mes affaires et mes devoirs, je restais seul avec mes enfants, ma mère, et souvent avec la duchesse de Broglie dont la sympathique amitié me fut, dans cette épreuve, très-douce et secourable. M. Royer-Collard venait aussi me voir quelquefois, et je prenais plaisir à sa conversation, sans lui parler de moi et sans qu'il m'en parlât. Vers la fin du mois de juillet suivant, pendant qu'il était dans sa terre de Châteauvieux, je lui écrivis, sans doute dans un accès d'amère tristesse et avec plus d'effusion que je n'avais jamais fait; il me répondit: «Votre lettre, mon cher ami, ne m'a pas seulement ému; elle m'a fait descendre avec vous dans cet abîme où vous êtes tombé. Je ne le croyais pas si profond; l'empire que vous avez sur vous, et qui semblait régler votre âme comme vos paroles, sans me tromper tout-à-fait, ne m'avait pas laissé pénétrer assez avant. Je comprends votre état, autant qu'il est possible, n'ayant pas vu d'assez près quel a été votre bonheur. Je trouve en moi de quoi compatir à vos sentiments et à votre douleur. J'ai la confiance que, loin de la tourner en désespoir, le temps, sans la guérir, sans la dénaturer, vous la rendra supportable. Vous avez devant vous une longue vie, l'éducation de vos enfants, une carrière à peine ouverte que vous êtes sûr d'honorer par des services rendus à la cause de l'humanité. Ce sont de puissantes distractions; vous les recevrez peu à peu, et vous les laisserez agir. Quoique mon état diffère beaucoup du vôtre, comme la fin du jour diffère du plein midi, il s'en rapproche en ce que je vis, comme vous et depuis bien plus longtemps, dans une parfaite solitude, assez préoccupé du passé, fort peu de l'avenir, ne comptant guère avec le présent, et repassant silencieusement ma vie écoulée dans laquelle je trouve bien des enseignements dont je ne profiterai pas.»
Cette lettre à la fois sympathique et fortifiante me fut bonne, et aujourd'hui encore, je ne la relis pas sans émotion. Elle est du 6 août 1833.
Ce fut pour moi, à cette douloureuse époque, une circonstance propice que le projet de loi sur l'instruction primaire se trouvât à l'ordre du jour, et m'imposât des efforts assidus. En entrant au ministère de l'instruction publique, j'avais cette oeuvre-là particulièrement à coeur. Parce que j'ai combattu les théories démocratiques et résisté aux passions populaires, on a dit souvent que je n'aimais pas le peuple, que je n'avais point de sympathie pour ses misères, ses instincts, ses besoins, ses désirs. Il y a, dans la vie publique comme dans la vie privée, des amours de plus d'une sorte; si ce qu'on appelle aimer le peuple, c'est partager toutes ses impressions, se préoccuper de ses goûts plus que de ses intérêts, être en toute occasion enclin et prêt à penser, à sentir et à agir comme lui, j'en conviens, ce n'est pas là ma disposition; j'aime le peuple avec un dévouement profond, mais libre et un peu inquiet; je veux le servir, mais pas plus m'asservir à lui que me servir de lui pour d'autres intérêts que les siens; je le respecte en l'aimant, et parce que je le respecte, je ne me permets ni de le tromper, ni de l'aider à se tromper lui-même. On lui donne la souveraineté; on lui promet le complet bonheur; on lui dit qu'il a droit à tous les pouvoirs de la société et à toutes les jouissances de la vie. Je n'ai jamais répété ces vulgaires flatteries; j'ai cru que le peuple avait droit et besoin de devenir capable et digne d'être libre, c'est-à-dire d'exercer, sur ses destinées privées et publiques, la part d'influence que les lois de Dieu accordent à l'homme dans la vie et, la société humaines. C'est pourquoi, tout en ressentant pour les détresses matérielles du peuple une profonde sympathie, j'ai été surtout touché et préoccupé de ses détresses morales, tenant pour certain que, plus il se guérirait de celles-ci, plus il lutterait efficacement contre celles-là, et que, pour améliorer la condition des hommes, c'est d'abord leur âme qu'il faut épurer, affermir et éclairer.
C'est à l'instinct de cette vérité qu'est due l'importance qu'on attache partout aujourd'hui à l'instruction populaire. D'autres instincts, moins purs et moins sains, se mêlent à celui-là, l'orgueil, une confiance présomptueuse dans le mérite et la puissance de l'intelligence seule, une ambition sans mesure, la passion d'une prétendue égalité. Mais en dépit de ce mélange dans les sentiments qui la recommandent, en dépit de ses difficultés intrinsèques et des inquiétudes qu'elle inspire encore, l'instruction populaire n'en est pas moins, de nos jours, fondée en droit comme en fait, une justice envers le peuple et une nécessité pour la société. Pendant sa mission en Allemagne, l'un des hommes qui ont le mieux étudié cette grande question, M. Eugène Rendu demandait à un savant et respectable prélat, le cardinal de Diepenbrock, prince-évêque de Breslau, «si, dans sa pensée, la diffusion de l'enseignement au sein des masses devait créer un péril pour la société.—Jamais, répondit le cardinal, si l'idée religieuse assigne à l'instruction son but et préside à sa marche. D'ailleurs il ne s'agit plus de discuter la question; elle est posée; sous peine de mort, la société doit la résoudre. Quand le wagon est sur les rails, que reste-t-il à faire? à le diriger.»
Il y avait en 1832 autre chose encore à faire, parmi nous, que de diriger le wagon; il fallait le mettre vraiment en mouvement, en mouvement effectif et durable. Quand on regarde de près à ce qui s'est passé de 1789 à 1832 en fait d'instruction primaire, on est frappé à la fois de la puissance de cette idée et de la vanité des essais tentés pour la réaliser. Elle préoccupe tous les hommes qui gouvernent ou aspirent à gouverner la France. Quand elle s'éclipse un moment, c'est devant d'autres préoccupations plus pressantes, et elle ne tarde pas à reparaître. Elle pénètre jusqu'au sein des partis et des pouvoirs qui semblent la redouter; de 1792 à 1795, la Convention nationale rend sept décrets pour déclarer qu'il y aura partout des écoles primaires et pour prescrire ce qu'elles seront; paroles stériles, et pourtant sincères. L'Empire parle et s'occupe peu de l'instruction primaire; c'est l'instruction secondaire qui est l'objet favori de sa sollicitude et de ses habiles soins. Pourtant un homme se rencontre dans les conseils de l'Empire où il ne tient qu'un rang modeste, mais d'un esprit et d'un renom assez élevés pour attirer l'attention publique sur ses travaux et ses idées, quel qu'en soit l'objet; M. Cuvier voyage en Hollande, en Allemagne, en Italie, et rend compte, à son retour, des établissements d'instruction publique qu'il a visités, notamment des écoles primaires hollandaises dont la bonne et efficace organisation l'a frappé; un vif intérêt se réveille pour ces institutions; on y pense, on en parle, on compare, on regrette. L'Empire tombe; la Restauration arrive; les grandes luttes politiques recommencent; mais au milieu de leur bruit, le gouvernement de l'instruction publique est dans les mains d'hommes qui veulent sérieusement le bien du peuple sans lui faire la cour; M. Royer-Collard y préside; M. Cuvier y exerce une grande influence; ils s'appliquent à multiplier, à améliorer, à surveiller efficacement les écoles primaires; sur leur provocation, le Roi rend des ordonnances qui réclament et règlent le concours des autorités et des sympathies locales; le Conseil de l'instruction publique entretient une correspondance assidue pour en assurer l'exécution. De nouvelles méthodes s'annoncent en Europe avec quelque fracas, l'enseignement mutuel, l'enseignement simultané, le docteur Bell, M. Lancaster; elles inspirent aux uns de l'enthousiasme, aux autres de l'inquiétude; sans prendre parti, sans rien épouser comme sans rien proscrire, le Conseil de l'instruction publique accueille, encourage, surveille. Le pouvoir politique change de mains; il passe dans celles d'un parti qui se méfie de cet élan libéral; mais en même temps qu'ils ménagent les méfiances et font de funestes concessions aux exigences de leurs adhérents, les chefs intelligents de ce parti ne veulent pas qu'on les tienne pour ennemis de l'instruction populaire; ils sentent qu'il y a là une force qui ne se laissera pas étouffer, et ils essayent de la diriger à leur profit en lui donnant satisfaction. De 1821 à 1826, huit ordonnances du Roi, contre-signées par M. Corbière, ministre de l'intérieur, autorisent, dans quatorze départements, des congrégations religieuses sincèrement vouées à l'instruction primaire, et qui instituent un certain nombre de nouvelles écoles; les Frères de l'instruction chrétienne fondés en Bretagne par l'abbé J.-M. de la Mennais, les Frères de la doctrine chrétienne de Strasbourg, de Nancy, de Valence, les Frères de Saint-Joseph dans le département de la Somme, les Frères de l'instruction chrétienne du Saint-Esprit dans cinq départements de l'Ouest, datent de cette époque et l'honorent. En 1827, une nouvelle secousse politique reporte vers d'autre rangs le gouvernement de la France; le ministère Martignac remplace le ministère Villèle; un des premiers soins du nouveau ministre de l'instruction publique, M. de Vatimesnil, est non-seulement de donner aux écoles primaires de nouveaux encouragements, mais de rappeler dans leur administration l'esprit libéral des ordonnances provoquées en 1816 et 1820 par M. Cuvier. La crise fatale de la Restauration approche; son mauvais génie prévaut dans sa politique générale; appelé en novembre 1829, comme ministre de l'instruction publique, dans le cabinet du prince de Polignac, M. Guernon de Ranville y propose cependant, pour l'extension des écoles primaires et le meilleur sort des instituteurs, des mesures excellentes; il rencontre des doutes, des objections, une résistance timide, mais répétée; il persiste, et sur sa demande le roi Charles X signe une ordonnance remarquable non-seulement par ses prescriptions pratiques, mais par les idées et les sentiments dont l'expression officielle les accompagne. On ne peut pas dire que, de 1814 à 1830, l'instruction primaire ne se soit pas ressentie des atteintes de la politique; mais elle n'a point péri dans ce dangereux contact; soit équité, soit prudence, les pouvoirs même qui s'inquiétaient de ses prétentions ont cru devoir la traiter avec bienveillance et seconder ses progrès.
Le gouvernement de 1830 lui devait être et lui fut, dès son origine, hautement favorable. M. Barthe, sous le ministère de M. Laffitte, et M. de Montalivet, sous celui de M. Casimir Périer, s'empressèrent de présenter, l'un à la Chambre des pairs, l'autre à la Chambre des députés, des projets de loi destinés à multiplier rapidement les écoles primaires, à leur donner des garanties d'avenir, et à introduire dans ce premier degré de l'enseignement, la liberté promise par la Charte. Il y avait rivalité entre le gouvernement et les Chambres pour entreprendre cette oeuvre; au même moment où ces projets de loi étaient présentés, deux propositions spontanées naissaient dans la Chambre des députés, conçues dans des principes un peu différents, mais inspirées par le même esprit et tendant au même dessein. M. Daunou fit, sur l'un des projets de loi, un rapport remarquable par un sentiment profondément libéral, un langage habilement modéré et une antipathie visible, quoique discrètement contenue, pour l'Université impériale. Mais aucun de ces projets n'alla jusqu'à une discussion publique: le mouvement était imprimé, les obstacles écartés, le public impatient de voir enfin l'instruction primaire fondée; quand le cabinet du 11 octobre 1832 se forma, l'oeuvre était de toutes parts réclamée et solennellement promise, mais à peine commencée.
J'avais autour de moi, dans le Conseil royal de l'instruction publique, toutes les lumières et tout l'appui que je pouvais souhaiter pour l'accomplir. Investis dans les lettres, dans les sciences, dans le monde, de cette autorité librement acceptée que donnent le talent supérieur et la longue expérience, les membres de ce conseil étaient de plus mes confrères et mes amis. Nous vivions dans une grande et naturelle intimité. Quelle que fût la diversité de nos études et de nos travaux, nous avions tous, quant à l'instruction populaire, les mêmes idées et les mêmes désirs. M. Villemain et M. Cousin, M. Poisson et M. Thénard, M. Guéneau de Mussy et M. Rendu portaient, au projet de loi que nous préparions ensemble, presque autant d'intérêt que moi. M. Cousin, pendant son voyage en Allemagne en 1831 et dans le beau rapport publié à son retour, en avait posé et étudié avec soin toutes les questions. Je doute qu'elles aient jamais été plus sérieusement débattues qu'elles ne le furent dans notre conseil intérieur, avant la présentation du projet de loi.
La première, et celle qui, non pas pour moi, mais pour de bons esprits, demeure encore indécise, fut la question de savoir s'il fallait faire, de l'instruction primaire pour tous les enfants, une obligation absolue, imposée par la loi à tous les parents, et sanctionnée par certaines peines en cas de négligence, ainsi que cela se pratique en Prusse et dans la plupart des États de l'Allemagne. Je n'ai rien à dire des pays où cette règle est depuis longtemps établie et acceptée par le sentiment national; elle y a certainement produit de bons résultats; mais je remarque qu'elle n'existe guère que chez des peuples jusqu'ici peu exigeants en fait de liberté, et qu'elle a pris naissance chez ceux où, par suite de la Réforme du XVIe siècle, le pouvoir civil est, dans les matières religieuses ou qui touchent de près aux intérêts religieux, le pouvoir suprême. La fière susceptibilité des peuples libres et la forte indépendance mutuelle du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel s'accommoderaient mal de cette action coercitive de l'État dans l'intérieur de la famille; et là où les traditions ne la sanctionnent pas, les lois échoueraient à l'introduire, car ou bien elles n'iraient pas au delà d'un commandement vain, ou bien elles auraient recours, pour se faire obéir, à des prescriptions et à des recherches inquisitoriales odieuses à tenter et presque impossibles à exécuter, surtout dans un grand pays. La Convention nationale le tenta; c'est-à-dire le décréta en 1793, et parmi toutes ses tyrannies, celle-là du moins demeura sans effet. L'instruction populaire est de nos jours en Angleterre, de la part des pouvoirs nationaux et municipaux comme des simples citoyens, l'objet d'un zélé et persévérant effort; personne pourtant ne propose de la commander aux parents absolument et par la loi. Elle prospère aux États-Unis d'Amérique; les gouvernements locaux et les associations particulières font de grands sacrifices pour multiplier et perfectionner les écoles; on ne songe pas à pénétrer dans l'intérieur des familles pour y recruter forcément des écoliers. C'est le caractère et l'honneur des peuples libres d'être à la fois confiants et patients, de compter sur l'empire de la raison éclairée, de l'intérêt bien entendu, et de savoir en attendre les effets. Je fais peu de cas des règles qui portent l'empreinte du couvent ou de la caserne; j'écartai décidément la contrainte de mon projet de loi sur l'instruction primaire, et nul de mes collaborateurs n'insista pour l'y introduire, pas même ceux qui en ressentaient quelque regret.
Après la question de l'instruction primaire obligatoire venait celle de l'instruction primaire libre. Sur celle-ci, il ne pouvait y avoir de doute; la Charte avait promis la liberté de l'enseignement, et ce n'était pas en fait d'instruction primaire que cette promesse pouvait donner lieu à des interprétations diverses et à de longues contestations. Personne ne songeait à vouloir que l'instruction primaire fût complétement livrée à l'industrie particulière évidemment incapable d'y suffire et peu tentée de l'entreprendre. L'oeuvre est immense et sans brillantes perspectives; l'action de l'État y est indispensable. La libre concurrence entre l'État et les particuliers, les écoles privées ouvertes à côté des écoles publiques et aux mêmes conditions, c'était là tout ce que demandaient les libéraux les plus exigeants, et ce que ne contestaient pas les plus prudents amis du pouvoir.
Une troisième question élevait plus de débats: dans les écoles publiques, l'instruction primaire serait-elle absolument gratuite et réellement donnée par l'État à tous les enfants du pays? C'était le rêve de généreux esprits. Dans la Constitution de 1791, l'Assemblée constituante avait décrété «qu'il serait créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes.» La Convention nationale, en maintenant ce principe, avait fixé à 1,200 livres le minimum du traitement des instituteurs. L'expérience avait démontré la vanité de ces promesses aussi peu fondées en droit qu'impossibles à réaliser. L'État doit offrir l'instruction primaire à toutes les familles et la donner à celles qui ne peuvent pas la payer; et en cela il fait plus pour la vie morale des peuples qu'il ne peut faire pour leur condition matérielle. C'est là sur ce point le vrai principe, et ce fut celui qu'adopta mon projet de loi.
Ces questions générales et en quelque sorte préliminaires ainsi résolues, restaient les questions spéciales dont la solution devait devenir le texte et le commandement de la loi. Quels doivent être les objets et les limites de l'instruction primaire? Comment se formeront et se recruteront les instituteurs publics? Quelles autorités seront chargées de la surveillance des écoles primaires? Quels seront les moyens et les garanties pour l'exécution efficace de la loi?
Parmi les sentiments qui peuvent animer un peuple, il en est un dont il faudrait déplorer l'absence s'il n'existait pas, mais qu'il faut se garder de flatter ou d'exciter là où il existe, c'est l'ambition. J'honore les générations ambitieuses; il y a beaucoup à en attendre, pourvu qu'elles ne puissent pas tenter aisément tout ce qu'elles désirent. Et comme de toutes les ambitions, la plus ardente de nos jours, sinon la plus apparente, surtout dans les classes populaires, c'est l'ambition de l'esprit, dont elles espèrent à la fois des plaisirs d'amour-propre et des moyens de fortune, c'est surtout de celle-là qu'il faut, tout en la traitant avec bienveillance, surveiller et diriger avec soin le développement. Je ne connais rien de plus nuisible aujourd'hui pour la société, et pour le peuple lui-même, que le mauvais petit savoir populaire, et les idées vagues, incohérentes et fausses, actives pourtant et puissantes, dont il remplit les têtes.
Pour lutter contre ce péril, je distinguai dans le projet de loi deux degrés d'instruction primaire: l'une élémentaire et partout nécessaire, dans les campagnes les plus retirées et pour les plus humbles conditions sociales; l'autre supérieure et destinée aux populations laborieuses qui, dans les villes, ont à traiter avec les besoins et les goûts d'une civilisation plus compliquée, plus riche et plus exigeante. Je renfermai strictement l'instruction élémentaire dans les connaissances les plus simples et d'un usage vraiment universel. Je donnai à l'instruction primaire supérieure plus de variété et d'étendue; et tout en en déterminant d'avance les principaux objets, le projet de loi ajoutait «qu'elle pourrait, selon les besoins et les ressources des localités, recevoir les développements qui seraient jugés convenables.» J'assurais ainsi les progrès les plus étendus de l'instruction primaire là où ils seraient naturels et utiles, sans les porter là où leur inutilité est peut-être leur moindre défaut. La Chambre des députés demanda que la perspective d'une extension variable et indéfinie fût ouverte à l'instruction primaire élémentaire, aussi bien qu'à l'instruction primaire supérieure. Je ne crus pas devoir lutter obstinément contre cet amendement qui rencontra une approbation presque générale; mais il indiquait peu d'intelligence du but que se proposait le projet de loi en distinguant les deux degrés d'instruction primaire. Précisément parce qu'elle est partout nécessaire, l'instruction primaire élémentaire doit être fort simple, et partout à peu près la même. C'était faire assez pour la variété des situations et pour l'esprit d'ambition dans l'éducation populaire que de leur ouvrir les écoles primaires supérieures. La tendance à étendre, par fantaisie d'esprit plutôt que par besoin réel, l'instruction primaire universelle ne mérite pas d'encouragement légal; les lois ont pour objet de pourvoir à ce qui est nécessaire, non d'aller au-devant de ce qui peut devenir possible, et leur mission est de régler les forces sociales, non de les exciter indistinctement.
L'éducation des instituteurs eux-mêmes est évidemment l'un des plus importants objets d'une loi sur l'instruction populaire. J'adoptai sans hésiter, pour y pourvoir, le système des écoles normales primaires dont les premiers essais avaient commencé en France en 1810, et qui comptait déjà en 1833 quarante-sept établissements de ce genre créés par le libre bon vouloir des départements ou des villes et les encouragements du gouvernement. J'en fis une institution générale et obligatoire. Dans l'état actuel et avec le caractère essentiellement laïque de notre société, c'est là le seul moyen d'avoir toujours, pour l'instruction primaire, un nombre suffisant de maîtres, et d'avoir des maîtres formés pour leur mission. C'est de plus une carrière intellectuelle ouverte à ces classes de la population qui n'ont guère devant elles, à leur entrée dans la vie, que des professions de travail matériel; c'est enfin une influence morale placée au milieu de ce peuple sur qui le pouvoir n'agit plus guère aujourd'hui que par les percepteurs, les commissaires de police et les gendarmes. A coup sûr, l'éducation des instituteurs dans les écoles normales où ils se forment, et leur influence, quand ils sont formés, peuvent être mauvaises; il n'y a point de bonne institution qui, mal dirigée, ne puisse tourner à mal, et qui, même bien dirigée, n'ait ses inconvénients et ses périls; mais ce n'est là que la condition générale de toutes les oeuvres humaines, et on n'en accomplirait aucune si l'on ne se résignait et à leur imperfection, et à la nécessité de veiller toujours pour empêcher que l'ivraie ne s'empare du champ et n'y étouffe le bon grain.
En faisant des écoles normales primaires une institution publique et légale, j'étais loin de vouloir détruire ou seulement affaiblir les autres pépinières d'instituteurs que forment les associations religieuses vouées à l'éducation populaire; je souhaitais, au contraire, que celles-là aussi se développassent largement, et qu'une salutaire concurrence s'établît entre elles et les écoles normales laïques. J'aurais même désiré faire un pas de plus et donner, aux associations religieuses vouées à l'instruction primaire, une marque publique de confiance et de respect. Dans la plupart des ordonnances royales rendues de 1821 à 1826 pour autoriser des associations de ce genre, notamment pour la congrégation de l'instruction chrétienne fondée par l'abbé de la Mennais dans les départements de Bretagne, pour la congrégation de même nom à Valence, pour les Frères de Saint-Joseph dans le département de la Somme, il était prescrit que «le brevet de capacité exigé de tout instituteur primaire serait délivré à chaque frère de ces diverses congrégations sur le vu de la lettre particulière d'obédience qui lui aurait été remise par le supérieur général de celle à laquelle il appartenait.» Il n'y avait, selon moi, dans cette dispense d'un nouvel examen accordée aux membres des associations religieuses que l'État avait formellement reconnues et autorisées pour l'éducation populaire, rien que de parfaitement juste et convenable, et je l'aurais volontiers écrite dans mon projet de loi; mais elle eût été certainement repoussée par le public de ce temps et par les Chambres; le débat qui s'y éleva, quand nous en vînmes à examiner quelles autorités devaient être chargées de la surveillance des écoles primaires, révéla clairement l'esprit qui y prévalait.
L'État et l'Église sont, en fait d'instruction populaire, les seules puissances efficaces. Ceci n'est pas une conjecture fondée sur des considérations morales; c'est un fait historiquement démontré. Les seuls pays et les seuls temps où l'instruction populaire ait vraiment prospéré ont été ceux où soit l'Église, soit l'État, soit mieux encore l'un et l'autre ensemble s'en sont fait une affaire et un devoir. La Hollande, l'Allemagne, catholique ou protestante, et les États-Unis d'Amérique sont là pour l'attester: il faut, à une telle oeuvre, l'ascendant d'une autorité générale et permanente, comme celle de l'État et de ses lois, ou d'une autorité morale partout présente et permanente aussi, comme celle de l'Église et de sa milice.
En même temps que l'action de l'État et de l'Église est indispensable pour que l'instruction populaire se répande et s'établisse solidement, il faut aussi, pour que cette instruction soit vraiment bonne et socialement utile, qu'elle soit profondément religieuse. Et je n'entends pas seulement par là que l'enseignement religieux y doit tenir sa place et que les pratiques de la religion y doivent être observées; un peuple n'est pas élevé religieusement à de si petites et si mécaniques conditions; il faut que l'éducation populaire soit donnée et reçue au sein d'une atmosphère religieuse, que les impressions et les habitudes religieuses y pénètrent de toutes parts. La religion n'est pas une étude ou un exercice auquel on assigne son lieu et son heure; c'est une foi, une loi qui doit se faire sentir constamment et partout, et qui n'exerce qu'à ce prix, sur l'âme et la vie, toute sa salutaire action. C'est dire que, dans les écoles primaires, l'influence religieuse doit être habituellement présente; si le prêtre se méfie ou s'isole de l'instituteur, si l'instituteur se regarde comme le rival indépendant, non comme l'auxiliaire fidèle du prêtre, la valeur morale de l'école est perdue, et elle est près de devenir un danger.
Quand je proposai mon projet de loi, et avant même que l'expérience eût porté dans mon esprit sa grande lumière, j'étais déjà profondément convaincu de ces vérités, et elles avaient présidé à mon travail, quoique, par instinct des préjugés publics, je ne les eusse présentées et appliquées qu'avec ménagement. C'était sur l'action prépondérante et unie de l'État et de l'Église que je comptais pour fonder l'instruction primaire. Or le fait dominant que je rencontrai, dans la Chambre des députés comme dans le pays, fut précisément un sentiment de méfiance et presque d'hostilité contre l'Église et contre l'État; ce qu'on redoutait surtout dans les écoles, c'était l'influence des prêtres et du pouvoir central; ce qu'on avait à coeur de protéger d'avance et par la loi, c'était l'action des autorités municipales et l'indépendance des instituteurs envers le clergé. L'opposition soutenait ouvertement ce système, et le parti conservateur, trop souvent dominé, au fond du coeur et presque à son insu, par les idées mêmes qu'il redoute, ne le repoussait que mollement. J'avais proposé que le curé ou le pasteur fût de droit membre du comité chargé, dans chaque commune, de surveiller l'école, et qu'il appartînt au ministre de l'instruction publique d'instituer définitivement les instituteurs. À la Chambre des députés, ces deux dispositions furent rejetées dans un premier débat, et il fallut le vote de la Chambre des pairs et mon insistance lors d'un second débat pour les faire rétablir dans la loi. On semblait s'inquiéter du mauvais esprit qui pouvait envahir les instituteurs; on parlait beaucoup de la nécessité qu'ils fussent efficacement dirigés; et on s'appliquait à énerver dans leurs écoles, on voulait à peine y laisser entrer l'Église et l'État, c'est-à-dire les seules autorités capables d'étouffer les mauvais germes que le siècle y semait à pleines mains.
Malgré ces luttes et ces faiblesses, je n'eus, à vrai dire, dans cette circonstance, nul droit de me plaindre ni du public, ni des Chambres; la loi sur l'instruction primaire fut accueillie, discutée et votée avec faveur, et sans altération capitale. Restait la grande épreuve devant laquelle toutes les lois sur cette matière avaient jusque-là succombé; quelle en serait l'exécution?
Elle exigeait des mesures de deux sortes: des mesures administratives et des mesures morales. Il fallait que les prescriptions de la loi pour la création, l'entretien, la surveillance des écoles et le sort des instituteurs, devinssent des faits réels et durables. Il fallait que les instituteurs eux-mêmes fussent appelés à l'intelligence et animés de l'esprit de cette loi dont ils devaient être les derniers et véritables exécuteurs.
Quant aux mesures administratives, la loi avait pourvu d'avance aux plus essentielles: loin de se borner à prescrire, dans toutes les communes du royaume, l'établissement des écoles primaires, élémentaires ou supérieures, elle avait décrété qu'un logement convenable et un traitement fixe seraient partout fournis aux instituteurs, et qu'en cas d'insuffisance des revenus ordinaires des communes, il y serait pourvu au moyen de deux impositions spéciales obligatoires, votées, l'une par les conseils municipaux, l'autre par les conseils généraux de département, et qui, à défaut de ces votes, seraient établies par ordonnance royale. Si ces impositions locales étaient elles-mêmes insuffisantes, le ministre de l'instruction publique devrait combler le déficit par une subvention prélevée sur le crédit porté annuellement pour l'instruction primaire au budget de l'État. L'existence permanente des écoles et les moyens de satisfaire à leurs besoins matériels étaient ainsi assurés, indépendamment même de l'intelligence ou du zèle des populations appelées à en recueillir le bienfait, et le pouvoir central ne restait jamais désarmé devant leur mauvais vouloir ou leur apathie.
Une assez grave difficulté se rencontrait pour l'exécution efficace et régulière de ces dispositions: elles exigeaient le concours de l'administration générale de l'État, représentée dans les localités par les préfets et leurs subordonnés, et de l'administration spéciale de l'instruction publique, représentée par les recteurs et les fonctionnaires de l'Université. Personne n'ignore combien il est malaisé de faire ainsi marcher ensemble et vers un but commun deux séries d'agents publics chargés de fonctions diverses et placés sous les ordres de chefs différents. Après m'en être entendu avec M. Thiers, alors ministre de l'intérieur, j'adressai aux préfets et aux recteurs des instructions détaillées qui indiquaient aux deux administrations leurs attributions spéciales dans l'exécution de la loi nouvelle et les conditions de leur harmonie. Je fis un pas de plus: sur ma demande, il fut décidé, en conseil du cabinet, que l'instruction primaire serait annuellement, dans chaque département, l'objet d'un budget particulier qui prendrait place dans le budget général du département, et qui, annuellement aussi, en serait détaché pour être transmis au ministre de l'instruction publique et soumis à son examen, comme le budget général de chaque département est soumis à l'examen du ministre de l'intérieur. J'atteignais ainsi un double but: d'une part je plaçais, dans toutes les localités, l'instruction primaire, ses besoins, ses ressources et ses dépenses, à part et en relief, ce qui en faisait une véritable institution locale et permanente, investie de droits et objet de soins particuliers; d'autre part, tout en assurant à l'instruction primaire le concours de l'administration générale, je la rattachais fortement aux attributions du ministère de l'instruction publique, comme le premier degré de ce grand ensemble d'études et d'écoles que le génie de l'empereur Napoléon avait voulu fonder sous le nom d'Université de France, et dont j'avais à coeur de maintenir la grandeur et l'harmonie, en l'adaptant à un régime de liberté et aux principes généraux du gouvernement de l'État.
Je n'aurais pu réussir dans ce dessein un peu compliqué si je n'avais trouvé dans M. Thiers cette largeur d'esprit et ce goût du bien public qui font taire les ombrageuses rivalités d'attributions et les mesquines jalousies personnelles; il se prêta de bonne grâce aux petites altérations que je demandais dans les habitudes du ministère de l'intérieur, et rendit facile cette action commune de nos deux départements dont la loi sur l'instruction primaire avait besoin pour son prompt et complet succès.
Huit jours après la formation du cabinet, dès que j'avais commencé à m'occuper de cette loi, et pour la préparer dans l'esprit de ses agents futurs en même temps que dans le conseil du Roi, j'avais fait créer, sous le titre de Manuel général de l'instruction primaire, un recueil périodique destiné à faire promptement arriver, sous les yeux des instituteurs, des administrateurs et des inspecteurs des écoles, les faits, les documents et les idées qui pouvaient les intéresser ou les éclairer[1]. La loi une fois rendue, je fis composer et publier cinq manuels élémentaires propres à diriger les instituteurs dans le modeste enseignement dont elle déterminait les objets et les limites. J'avais hâte de pourvoir aux besoins intellectuels de ces écoles et de ces maîtres dont les besoins matériels étaient, sinon pleinement satisfaits, du moins mis à l'abri du dénûment et de l'oubli.
[Note 1: Pièces historiques, n° I.]
Les meilleures lois, les meilleures instructions, les meilleurs livres sont peu de chose tant que les hommes chargés de les mettre en oeuvre n'ont pas l'esprit plein et le coeur touché de leur mission, et n'y apportent pas eux-mêmes une certaine mesure de passion et de foi. Je n'ai nul dédain du travail législatif et du mécanisme administratif; pour être insuffisants, ils n'en sont pas moins nécessaires; ce sont les plans et les échafaudages de l'édifice; mais les ouvriers, des ouvriers intelligents et dévoués y importent bien plus encore, et ce sont surtout les hommes qu'il faut former et animer au service des idées quand on veut qu'elles deviennent des faits réels et vivants. Je tentai de pénétrer jusqu'à l'âme des instituteurs populaires, et d'y susciter quelques notions claires et un respect affectueux pour la tâche à laquelle ils étaient appelés. Trois semaines après que la loi sur l'instruction primaire eut été publiée, je l'envoyai directement à 39,300 maîtres d'école, en l'accompagnant d'une lettre où je m'appliquais non-seulement à leur en faire bien comprendre l'intention et les dispositions, mais encore à élever leurs sentiments au niveau moral de leur humble situation sociale, sans leur donner le prétexte ni la tentation d'en sortir[2]. Je leur demandai de m'accuser personnellement réception de cette lettre, désirant avoir quelque indice de l'impression qu'ils en avaient reçue. 13,850 réponses me parvinrent, et beaucoup me donnèrent lieu de penser que je n'avais pas toujours frappé en vain à la porte de ces modestes demeures où des milliers d'enfants obscurs devaient venir recevoir d'un homme ignoré les premières, et pour la plupart d'entre eux les seules leçons de la vie. Cette expérience et d'autres encore m'ont appris que, lorsqu'on veut agir un peu puissamment sur les hommes, il ne faut pas craindre de leur montrer un but et de leur parler un langage au-dessus de leur situation et de leurs habitudes, ni se décourager si beaucoup d'entre eux ne répondent pas à ces provocations inaccoutumées; elles atteignent bien plus d'âmes qu'on ne pense, et il faut savoir croire à la vertu des germes, même quand on ne voit pas les fruits.
[Note 2: Pièces historiques, n° II.]
Quand l'idée me vint de cette circulaire aux instituteurs, j'en parlai à M. de Rémusat et je le priai d'en essayer, pour moi, la rédaction. C'est de lui, en effet, que je la reçus à peu près telle qu'elle fut envoyée à sa destination et bientôt publiée. Je prends plaisir à le rappeler aujourd'hui: les amitiés rares, même quand elles ont paru en souffrir, survivent aux incertitudes de l'esprit et aux troubles de la vie.
Un autre moyen, inattendu et d'une assez difficile exécution, me parut nécessaire et efficace pour entrer en rapport avec les instituteurs dispersés sur toute la face de la France, pour les connaître réellement et agir sur eux autrement que par des paroles vagues et au hasard. Un mois après la promulgation de la loi nouvelle, j'ordonnai une inspection générale de toutes les écoles primaires du royaume, publiques ou privées. Je ne voulais pas seulement constater les faits extérieurs et matériels qui sont communément l'objet des recherches statistiques en fait d'instruction primaire, tels que le nombre des écoles, celui des élèves, leur classification, leur âge, les dépenses de ce service; je donnai surtout pour mission aux inspecteurs d'étudier le régime intérieur des écoles, l'aptitude, le zèle, la conduite des instituteurs, leurs relations avec les élèves, les familles, les autorités locales, civiles et religieuses, l'état moral en un mot de l'instruction primaire et ses résultats. Les faits de ce genre ne peuvent être recueillis de loin, par voie de correspondance et de tableaux; des visites spéciales, des conversations personnelles, la vue immédiate des choses et des hommes sont indispensables pour les observer et les apprécier. Quatre cent quatre-vingt-dix personnes, la plupart fonctionnaires de tout ordre dans l'Université, se livrèrent pendant quatre mois à ce rude travail. Trente-trois mille quatre-cent-cinquante-six écoles furent effectivement visitées et moralement décrites dans les rapports qui me furent adressés par les inspecteurs. L'un d'entre eux, dont j'avais depuis longtemps éprouvé la rare capacité et l'infatigable zèle, M. Lorain, aujourd'hui recteur honoraire, tira de tous ces rapports un Tableau de l'instruction primaire en France, en 1833, encore plus remarquable par les vues morales et pratiques qui y sont développées que par le nombre et la variété des faits qu'il contient. Cette laborieuse mesure n'eut pas seulement pour effet de me donner une connaissance plus complète et plus précise de l'état et des besoins de l'instruction primaire; elle fut, pour le public, jusque dans les coins les plus reculés du pays, un témoignage vivant de l'active sollicitude du gouvernement pour l'éducation populaire, et elle remua fortement les instituteurs eux-mêmes en leur donnant le sentiment de l'intérêt qu'on leur portait et de la vigilance avec laquelle on les observait.
Deux ans plus tard, sur ma proposition, une ordonnance du Roi transforma cette visite accidentelle et unique des écoles primaires en une institution permanente. Dans chaque département, un inspecteur fut chargé de visiter régulièrement ces écoles et d'en faire bien connaître au ministre, aux recteurs, aux préfets, aux conseils généraux et municipaux, l'état et les besoins[3]. Depuis cette époque, et à travers des débats répétés soit dans les Chambres, soit dans les conseils locaux et électifs, l'utilité de cette institution est devenue si évidente que, sur la demande de la plupart de ces conseils, un inspecteur a été établi dans chaque arrondissement, et que l'inspection périodique des écoles primaires a pris place dans l'administration de l'instruction publique comme l'une des plus efficaces garanties de leurs mérites et de leurs progrès.
[Note 3: Pièces historiques, n° III.]
C'est quelquefois l'erreur du pouvoir, quand il entreprend une oeuvre importante, de vouloir l'accomplir seul, et de se méfier de la liberté, comme d'une rivale, ou même une ennemie. J'étais loin de ressentir cette méfiance; j'avais au contraire la conviction que le concours du zèle libre, surtout du zèle religieux, était indispensable et pour la propagation efficace de l'instruction populaire, et pour sa bonne direction. Il y a, dans le monde laïque, des élans généreux, des accès d'ardeur morale qui font faire aux grandes bonnes oeuvres publiques de rapides et puissants progrès; mais l'esprit de foi et de charité chrétienne porte seul, dans de tels travaux, ce complet désintéressement, ce goût et cette habitude du sacrifice, cette persévérance modeste qui en assurent et en épurent le succès. Aussi pris-je grand soin de défendre les associations religieuses vouées à l'instruction primaire contre les préventions et le mauvais vouloir dont elles étaient souvent l'objet. Non-seulement je les protégeai dans leur liberté, mais je leur vins en aide dans leurs besoins, les considérant comme les plus honorables concurrents et les plus sûrs auxiliaires que, dans ses efforts pour l'éducation populaire, le pouvoir civil pût rencontrer. Et je leur dois la justice de dire que, malgré la susceptibilité ombrageuse que ressentaient naturellement ces congrégations pieuses envers un gouvernement nouveau et un ministre protestant, elles prirent bientôt confiance dans la sérieuse sincérité de la bienveillance que je leur témoignais, et vécurent avec moi dans les meilleurs rapports. Au moment même où la loi du 28 juin 1833 était discutée dans les Chambres, pour en marquer nettement l'esprit, et donner à la principale de ces associations, aux Frères de la doctrine chrétienne, un témoignage public d'estime, je fis demander au frère Anaclet, leur supérieur général, si les statuts de sa congrégation lui permettaient de recevoir la croix d'honneur. Il me répondit par cette lettre que je prends plaisir à publier:
«Monsieur le ministre, La démarche si honorable pour notre Institut que M. Delebecque fit hier soir auprès de moi, de la part de Votre Excellence, m'a pénétré de la plus vive reconnaissance, et convaincu de plus en plus de la bienveillance toute paternelle dont le gouvernement daigne nous honorer.
Notre saint instituteur n'a rien mis dans nos règles qui nous interdise formellement d'accepter l'offre que vous avez eu la bonté de nous faire, sans aucun mérite de notre part; parce qu'il n'a pu prévoir que ses humbles disciples pourraient avoir un jour à refuser des offres aussi flatteuses. Mais, en consultant l'esprit de ses règles, qui tendent toutes à nous inspirer l'éloignement du monde et le renoncement à ses honneurs et à ses distinctions, nous croyons devoir vous remercier humblement, Monsieur le ministre, de l'offre si honorable que vous avez daigné nous faire, et vous prier d'agréer nos excuses et nos actions de grâces en même temps que notre refus. Nous ne conserverons pas moins, tant que nous vivrons, le souvenir et la reconnaissance de vos inappréciables bontés, et nous publierons hautement, comme nous le faisons tous les jours, les marques de bienveillance et de protection que nous recevons, à chaque instant, du gouvernement du Roi, et en particulier de M. le ministre de l'instruction publique et de Messieurs les membres du Conseil royal.»
Une autre association religieuse, la Congrégation de l'instruction chrétienne, fondée en Bretagne par l'abbé J. M. de la Mennais, attira particulièrement mon attention et mon appui. Le nom du fondateur, son esprit à la fois simple et cultivé, son entier dévouement à son oeuvre, son habileté pratique, son indépendance envers son propre parti, sa franchise dans ses rapports avec le pouvoir civil, tout en lui m'inspirait un confiant attrait, et il y répondit au point de provoquer lui-même (rare abandon dans un ecclésiastique) l'inspection du gouvernement dans ses écoles. Il m'écrivait le 3 mai 1834: «Lorsque j'eus l'honneur de vous voir dans le mois d'octobre de l'année dernière, vous eûtes la bonté de me dire qu'un inspecteur général de l'Université visiterait de votre part, en 1834, mon établissement de Ploërmel. J'ai le plus grand désir de voir s'accomplir cette bienveillante promesse; mais je voudrais savoir à quelle époque M. l'inspecteur pourra venir, car autrement il est presque certain qu'il ne me trouverait pas ici, à cause des continuels voyages que je suis obligé de faire dans cette saison. Cependant il m'importe beaucoup de m'entretenir avec M. l'inspecteur; j'aurais à lui dire une foule de choses qui sont d'un grand intérêt pour le progrès de l'instruction primaire en Bretagne.» Et deux ans plus tard, le 15 octobre 1836, il me rendait compte avec détail de l'état de son Institut, des obstacles qu'il rencontrait, de l'insuffisance de ses ressources, des besoins auxquels il me demandait de pourvoir; et il finissait en disant: «M. le ministre de la marine à chargé M. le préfet du Morbihan de m'exprimer son désir d'avoir quelques-uns de mes frères pour l'instruction des esclaves affranchis de la Martinique et de la Guadeloupe: je n'ai pas dit non, par ce serait une si belle et si sainte oeuvre! mais je n'ai pas encore dit oui, car la triste objection revient toujours; où prendre assez de sujets pour suffire à tant de besoins, et pourquoi les jeter si loin quand on en a si peu?….. Ah! si j'étais aidé comme je voudrais l'être[4].»
[Note 4: Pièces historiques, n° IV.]
Chaque fois que je voyais cet honnête et ferme Breton, devenu un pieux ecclésiastique et un ardent instructeur du peuple, et si absolument enfermé dans son état et dans son oeuvre, ma pensée se reportait tristement vers son frère, ce grand esprit égaré dans ses passions, tombé parmi les malfaiteurs intellectuels de son temps, lui qui semblait né pour être l'un de ses guides les plus sévères. Je n'ai point connu, je n'ai jamais vu l'abbé Félicité de la Mennais; je ne le connais que par ses écrits, par ce qu'ont dit de lui ses amis, et par cette image bilieuse, haineuse, malheureuse, qu'a tracée de lui Ary Scheffer, le peintre des âmes. J'admire autant que personne cet esprit élevé et hardi qui avait besoin de s'élancer jusqu'au dernier terme de son idée, quelle qu'elle fût, ce talent grave et passionné, brillant et pur, amer et mélancolique, âpre avec élégance et quelquefois tendre avec tristesse. J'ai la confiance qu'il y avait dans cette âme, où l'orgueil blessé à mort semblait seul régner, beaucoup de nobles penchants, de bons désirs et de douloureux combats. A quoi ont abouti tous ces dons? Ce sera l'un des griefs les plus sérieux contre notre époque que ce qu'elle a fait de cette nature supérieure, et de quelques autres de même rang que je ne veux pas nommer, et qui, sous nos yeux, se sont également perverties et perdues. Sans doute, ces anges déchus ont eu eux-mêmes leur part dans leur chute; mais ils ont subi tant de pernicieuses tentations, ils ont assisté à des spectacles si troublants et si corrupteurs, ils ont vécu au milieu d'un tel dérèglement de la pensée, de l'ambition et de la destinée humaines; ils ont obtenu, par leurs égarements mêmes et en flattant les passions et les erreurs de leur temps, de si faciles et si brillants succès, qu'il n'y a pas à s'étonner beaucoup que les mauvais germes se soient développés et aient fini par dominer en eux. Pour moi, en contemplant ces quelques hommes rares, mes illustres et funestes contemporains, je ressens plus de tristesse que de colère, et je demande grâce pour eux, au moment même où je ne puis m'empêcher de prononcer dans mon âme, sur leurs oeuvres et leur influence, une sévère condamnation.
Je reviens à l'instruction primaire. Le 15 avril 1834, moins d'un an après la promulgation de la loi du 28 juin 1833, je rendis compte au Roi des commencements de son exécution, dans un rapport détaillé où j'en recueillis les actes, les documents et les résultats. Je résume ici, en quelques paroles et en quelques chiffres, ceux de ces résultats qui peuvent s'exprimer sous cette forme. Dans le cours de cette année, le nombre des écoles primaires de garçons avait été porté de 31,420 à 33,695, et celui des élèves présents dans ces écoles de 1,200,715 à 1,654,828. Dans 1,272 communes, des maisons d'école avaient été construites, ou achetées ou complètement réparées. Enfin 15 nouvelles écoles normales primaires avaient été instituées. Treize ans plus tard, à la fin de 1847, grâce aux efforts soutenus de mes successeurs dans le département de l'instruction publique, le nombre des écoles primaires de garçons s'était élevé de 33,695 à 43,514; celui des élèves de 1,654,828 à 2,176,079, et celui des maisons d'école appartenant aux communes de 10,316 à 23,761. Soixante-seize écoles normales primaires fournissaient des maîtres à tous les départements. Je passe sous silence tout ce qui avait été commencé ou déjà accompli pour les écoles de filles, les salles d'asile, les ouvroirs et les divers établissements directement ou indirectement affectés à l'éducation populaire. Tels étaient, au bout de quinze ans, les résultats de la loi du 28 juin 1833, et du mouvement qu'elle avait, non pas créé, mais fait aboutir à une véritable et efficace institution.
L'année 1848 mit cette loi, comme toutes nos lois, et les écoles comme la France, à une terrible épreuve. Dès que la tempête fut un peu apaisée, une forte réaction s'éleva contre l'instruction primaire, comme contre la liberté, le mouvement et le progrès. Les instituteurs primaires furent en masse accusés d'être des fauteurs ou des instruments de révolution. Le mal était réel, quoique moins général qu'on ne l'a cru et dit. Je demandai un jour, à un respectable et judicieux évêque qui connaissait très-bien l'histoire des écoles dans l'un de nos grands départements, combien d'instituteurs, à son avis, s'y étaient livrés à l'esprit révolutionnaire: «Tout au plus un cinquième,» me répondit-il. C'était beaucoup, beaucoup trop, et le symptôme d'un mal bien digne de remède. Comment ce mal n'eût-il pas atteint les écoles quand il régnait partout? J'ai dit quels germes de faiblesse morale et politique étaient restés, malgré mes efforts, dans la loi et dans toute l'organisation de l'instruction primaire; on y avait redouté et affaibli les autorités naturelles et efficaces, l'Église et l'État. Et quand la révolution éclata, l'État lui-même, les pouvoirs publics du jour provoquèrent les instituteurs primaires à devenir les associés de tous les rêves, les complices de tous les désordres révolutionnaires. Nous nous en prenons aux institutions et aux lois du mal que nous nous faisons nous-mêmes; nous les en accusons pour nous en acquitter; comme ferait un homme qui maudirait sa maison et n'en voudrait plus, après y avoir lui-même mis le feu. L'instruction primaire n'est point une panacée qui guérisse toutes les maladies morales du peuple, ni qui suffise à sa santé intellectuelle; c'est une puissance salutaire ou nuisible selon qu'elle est bien ou mal dirigée et contenue dans ses limites ou poussée hors de sa mission. Quand une grande force nouvelle, matérielle ou morale, vapeur ou esprit, est entrée dans le monde, on ne l'en chasse plus; il faut apprendre à s'en servir; elle porte partout pêle-mêle la fécondité et la destruction. A notre degré et dans notre état de civilisation, l'instruction du peuple est une nécessité absolue, un fait à la fois indispensable et inévitable. Et la conscience publique en est évidemment convaincue, car dans la catastrophe où les infirmités de l'instruction primaire ont éclaté, au milieu de la grande alarme qui s'est élevée à son sujet, elle n'a point succombé; beaucoup de gens l'ont accusée; personne n'a cru qu'on pût ni qu'on dût l'abolir. La loi du 28 juin 1833 a reçu diverses modifications, quelques-unes salutaires, d'autres contestables; mais tous ses principes, toutes ses dispositions essentielles sont restés debout et en vigueur. Fondée par cette loi, l'instruction primaire est maintenant, parmi nous, une institution publique et un fait acquis. Il reste, à coup sûr, beaucoup à faire pour le bon gouvernement des écoles, pour faire dominer dans leur sein les influences de religion et d'ordre, de foi et de loi, qui font la dignité comme la sûreté d'un peuple: mais si, comme j'en ai la confiance, Dieu n'a pas condamné la société française à s'user, tantôt bruyamment, tantôt silencieusement, dans de stériles alternatives de fièvre ou de sommeil, de licence ou d'apathie, ce qui reste à faire pour la grande oeuvre de l'éducation populaire se fera; et quand l'oeuvre sera accomplie, elle n'aura pas coûté trop cher.
CHAPITRE XVII
INSTRUCTION SECONDAIRE.
Difficulté de l'introduction du principe de la liberté dans l'instruction secondaire.—Constitution originaire de l'Université.—Ses deux sortes d'ennemis.—Leur injustice.—Causes naturelles et légitimes de leur hostilité.—L'Université dans ses rapports avec l'Église.—État intérieur et situation sociale du catholicisme en 1830.—Réclamation de la liberté d'enseignement.—M. de Montalembert et l'abbé Lacordaire.—Tendances diverses dans le catholicisme.—Efforts pour le réconcilier avec la société moderne.—L'abbé F. de la Mennais.—L'Avenir.—Voyage de l'abbé de la Mennais, de l'abbé Lacordaire et de M. de Montalembert à Rome.—Le pape Grégoire XVI condamne l'Avenir.—L'Université dans ses rapports avec la société civile.—Quelle eût été la bonne solution du problème.—Pourquoi et par qui elle était alors repoussée.—Je prépare un projet de loi sur l'instruction secondaire.—Son caractère et ses limites.—Comment il fut accueilli.—Rapport de M. Saint-Marc Girardin à la Chambre des députés.—Discussion du projet.—M. de Lamartine.
J'avais, en fait d'instruction secondaire, la même question à résoudre qu'en fait d'instruction primaire; là aussi il fallait établir la liberté promise par la Charte. Mais si le devoir était le même, la situation était bien différente. Dans l'instruction primaire, tout était à fonder; l'établissement public aussi bien que le droit privé; il fallait créer les écoles de l'État en même temps que garantir la liberté des écoles particulières. Et dans cette oeuvre double que j'avais à accomplir, je rencontrais peu d'adversaires ou de rivaux; la fondation des écoles publiques était ma grande mission; commandée par la Charte et au nom d'un principe, la liberté des écoles particulières n'était point réclamée ni soutenue par des intérêts puissants et des passions ardentes; c'était surtout du gouvernement que le public attendait l'accomplissement de ses voeux; en fait d'instruction primaire, l'industrie privée avait des droits, mais peu de prétentions et de crédit.
Dans l'instruction secondaire, au contraire, j'étais en présence d'un grand établissement public tout fondé, systématique, complet, en pleine activité, et en présence aussi des rivaux, je ne veux pas dire des ennemis de cet établissement, nombreux, puissants, réclamant la liberté pour eux-mêmes et avec passion. Et la liberté qu'ils réclamaient était, pour l'établissement qu'ils attaquaient, un fait nouveau, étranger à son origine et à ses principes constitutifs. Fondée au nom de cette maxime que l'éducation appartient à l'État, l'Université reposait sur la double base du privilège et du pouvoir absolu. J'avais à introduire la liberté dans une institution où elle n'existait pas naturellement, et en même temps à défendre cette institution elle-même contre de redoutables assaillants. Il fallait à la fois garder la place et en ouvrir les portes.
L'Université avait deux sortes d'adversaires presque également animés contre elle, quoique très-divers: des libéraux qui la taxaient de despotisme, et des dévots qui l'accusaient d'irréligion. La constitution même, je dirais presque la physionomie de l'Université déplaisaient aux libéraux; ils n'aimaient pas ce corps enseignant qui leur rappelait ces anciennes corporations qu'ils avaient tant combattues, ni ces formes et cette discipline militaires qui préparaient les jeunes générations au régime belliqueux qu'ils détestaient dans l'État. Les catholiques zélés n'avaient pas confiance dans les principes religieux d'un grand nombre des maîtres de l'Université; ils regrettaient les congrégations dans lesquelles la religion et l'éducation étaient étroitement unies, et s'efforçaient de les faire revivre pour leur confier leurs enfants. Plusieurs de ces congrégations, plus ou moins déguisées, s'étaient rétablies sous la Restauration; et pour assurer leur succès, leurs partisans attaquaient incessamment l'Université qu'ils représentaient comme imbue de l'esprit irréligieux du XVIIIe siècle, et propageant parmi la jeunesse, sinon l'impiété, du moins l'indifférence.
Il y avait, dans ces attaques, beaucoup d'injustice et quelque ingratitude. Le gouvernement de l'Université, grand-maître ou conseil royal, ministre ou président, avait toujours usé de son pouvoir avec une grande modération; à la fois rival et maître des établissements particuliers d'instruction secondaire, il les avait surveillés sans jalousie et sans rigueur, les autorisant partout où ils offraient des chances de légitime succès, et ne portant jamais, sans de puissants motifs, atteinte à leur stabilité ou à leur liberté. C'était, au milieu du despotisme général et d'une institution despotique elle-même, une administration juste et libérale.
C'était aussi une administration sincèrement et sérieusement préoccupée des droits et des intérêts religieux. Si les chrétiens ennemis de l'Université s'étaient reportés à son origine, si l'état dans lequel elle avait alors trouvé l'instruction publique avait été replacé devant leurs veux, s'ils s'étaient rappelé tout ce qu'elle avait fait pour ramener à la religion les générations naissantes, toutes les luttes qu'elle avait soutenues, tous les obstacles qu'elle avait surmontés dans ce dessein, s'ils avaient été obligés de mesurer eux-mêmes la distance entre le point de départ de l'Université dans les voies chrétiennes en 1808 et le point où elle était arrivée en 1830; ils auraient, j'ose le dire, ressenti dans leur coeur quelque embarras à ne tenir aucun compte de tous ces faits, de faits si nombreux et si clairs.
A côté des faits se placent les noms: M. de Fontanes, M. le cardinal de Beausset, M. Royer-Collard, M. Cuvier, M. l'abbé Frayssinous, voilà quels ont été, de 1810 à 1830, les principaux chefs de l'Université. Il faut les oublier aussi pour croire que, pendant ce temps, elle a été tyrannique et impie.
Mais la passion; même honnête, ne s'inquiète guère d'être équitable envers le passé et envers les personnes; c'est du présent seul et de ses propres intérêts dans le présent qu'elle se soucie. Après 1830, abstraction faite du passé, il y avait, dans le système et dans l'état de l'Université, soit pour des libéraux, soit pour des catholiques, des motifs sérieux et naturels d'hostilité et de lutte.
En fait, le gouvernement de l'Université avait toujours été modéré; mais en droit, il était absolu et fondé sur un principe absolu: «En matière d'éducation, hors de l'enceinte de la famille, l'État est souverain; dès que l'enfant, pour son éducation, fait un pas hors des mains de son père, il tombe dans les mains de l'État; l'État seul a droit de faire élever ceux que n'élèvent pas leurs propres parents, et nul ne peut, sans l'autorisation de l'État, prendre lui-même, ni recevoir des parents eux-mêmes cette mission.» Un tel principe n'est autre que la dictature placée, en fait d'éducation, sur le seuil de la maison paternelle. Or, au lendemain d'une grande anarchie révolutionnaire et pour en sortir, toutes les dictatures sont possibles et peut-être nécessaires; mais sous un gouvernement constitutionnel, dans un régime de liberté, en présence de la liberté de conscience, de la liberté de discussion, de la liberté des professions, la dictature en matière d'éducation; sous quelque forme qu'elle se présentât et de quelques adoucissements qu'elle pût être entourée, ne pouvait pas ne pas susciter les vives réclamations des libéraux qui possédaient d'ailleurs contre elle, dans les promesses de la Charte, un titre écrit et incontestable.
On ne sait pas d'ailleurs combien d'abus et de griefs secrets naissent et subsistent sous la main du despotisme le plus modéré, ni combien de fois il lui arrive de choquer et de blesser profondément les sentiments qu'il s'applique le plus à ménager. La souffrance et la colère s'amassent ainsi sans qu'on s'en doute. Le pouvoir a besoin d'y voir clair pour savoir ce qu'il fait, et c'est seulement à la lumière de la liberté qu'il peut bien apprécier ses propres actions et leurs effets, pour lui-même comme pour les peuples.
La situation de l'Université n'était guère moins difficile en fait de religion qu'en fait de liberté: son gouvernement avait constamment protégé l'esprit religieux; dans ses instructions générales, dans le choix des maîtres, dans son travail de tous les jours, les considérations et les intentions religieuses avaient toujours tenu une grande place; mais il avait pour mobile dominant, dans cette conduite, l'intérêt de l'ordre social plutôt que la foi; il était bien plus en réaction contre l'impiété révolutionnaire qu'en retour vers la piété chrétienne; il rendait à la religion des services sincères, mais qui n'excluaient pas l'indifférence de l'âme. On croit communément de nos jours que, lorsqu'on a assuré à l'Église le plein exercice de son culte, quand on a pourvu à ses besoins et qu'on lui témoigne un bienveillant respect, on a fait pour elle tout ce qu'elle peut désirer, et qu'on est en droit d'attendre d'elle tout ce qu'entre alliés on peut avoir à se demander. La méprise est profonde: la religion ne se contente pas qu'on la regarde comme un moyen d'ordre et une grande utilité sociale; elle a de sa mission une plus haute idée; elle a besoin de croire que ses alliés politiques sont aussi de ses fidèles, ou du moins qu'ils comprennent et respectent vraiment son divin caractère; et quand elle n'est pas intimement persuadée que ce sont là les sentiments intimes qu'ils lui portent, l'Église se tient sur la réserve, et, même en faisant son devoir, elle ne donne pas son dévouement.
Le catholicisme n'était plus d'ailleurs, en 1830, dans la situation où il s'était trouvé au commencement du siècle, sous le Consulat et l'Empire: il n'avait plus besoin, pour vivre tranquille, de l'appui quotidien du pouvoir civil; il avait repris dans la société une place incontestée et sur les âmes une grande puissance; il se sentait en état de prétendre à bien plus que la sécurité de son culte; la foi vive, exigeante, expansive, l'activité intellectuelle et la confiance dans sa propre force lui étaient revenues. Il avait eu, sous la Restauration, la faveur royale, souvent l'influence parlementaire; il comptait, parmi ses fidèles et ses serviteurs, de puissants et brillants esprits, des philosophes, des orateurs, des écrivains du premier ordre; en lui enlevant la prépondérance politique, la révolution de Juillet lui avait ouvert une nouvelle carrière, celle de l'indépendance; il s'y engageait de jour en jour plus avant, relevant une multitude de questions que l'indifférence religieuse croyait éteintes, et appelant à son aide, pas toujours à propos, mais toujours avec une ardeur efficace, l'alliance un peu oubliée de l'esprit religieux et de l'esprit de liberté.
Ce fut surtout en dehors de l'Église officielle, parmi les dévots laïques et les prêtres sans charge d'âmes, qu'éclata d'abord ce mouvement, et la question de la liberté d'enseignement en fut le premier drapeau. On la réclama au nom du droit des familles, du droit de l'Église, du droit de la Charte. On fit plus que la réclamer: deux hommes jeunes, sincères, ardents, brillants, l'un pair de France, l'autre moine, le comte de Montalembert et l'abbé Lacordaire, entreprirent de la pratiquer; ils ouvrirent une école publique sans demander au ministre de l'instruction publique, grand-maître de l'Université, aucune autorisation. Traduits pour ce fait devant la Cour des pairs, en août 1831, sous le ministère de M. Casimir Périer, ils furent condamnés, comme ils devaient l'être aux termes des lois en vigueur; mais ils s'étaient défendus avec éclat; ils avaient soutenu et répandu, dans une portion respectable du public, l'idée, le dessein, la passion dont ils étaient eux-mêmes animés. La lutte au nom de l'Église était engagée, et engagée au sommet de l'État, au sein des grands pouvoirs constitutionnels.
Le mouvement qui fermentait dans le catholicisme était plus profond que cette lutte même, et il s'agissait de bien autre chose que de la liberté d'enseignement. A côté de l'esprit de réaction et de l'esprit de soumission qui semblaient seuls présents et puissants dans l'Église catholique, un esprit nouveau, l'esprit, je ne veux pas dire de réforme, mais de rajeunissement et de progrès, tentait d'y pénétrer. Ces tendances diverses se marquaient plus nettement de jour en jour. Beaucoup de catholiques, prêtres ou laïques, convaincus que la religion ne reprendrait son empire sur les âmes que si l'Église reprenait toute sa place dans l'État, reportaient vers l'ancien régime leurs regrets et leurs efforts. D'autres, plus sensés et plus pacifiques, pensaient que l'Église n'avait rien de mieux à faire que d'occuper sans bruit la position que le régime nouveau lui avait faite, de chercher, dans l'alliance avec le pouvoir civil, sa force comme sa sûreté, et de mettre à profit pour elle-même, en s'accommodant à leurs vicissitudes, le besoin qu'avaient de son concours les gouvernements divers pour le maintien de l'ordre social. Mais il y avait, parmi les catholiques sincères, des esprits plus jeunes, plus sympathiques et plus hardis, à qui ni cette ardeur rétrograde des uns, ni cette attitude un peu subalterne des autres ne convenaient, et qui aspiraient, pour l'Église, à des destinées plus fières et plus fécondes. Ceux-là regardaient l'ancien régime comme ruiné sans retour, la nouvelle société française, son organisation, ses idées, ses institutions comme définitivement victorieuses; à leur sens, l'Église catholique pouvait et devait les accepter hautement, en réclamant dans ce régime sa propre indépendance et en usant de toutes les libertés qu'il promettait de fonder. Ainsi seulement elle retrouverait son influence avec son efficacité morale, et grandirait de concert avec la société elle-même, au lieu de prétendre vainement à la rejeter dans un moule brisé, ou de se réduire à l'humble rôle d'allié soldé du pouvoir.
Il y avait là le pressentiment d'une grande oeuvre à accomplir, et un intelligent instinct des intérêts supérieurs comme des vraies forces de la religion et de l'Église chrétiennes. Par malheur cette excellente cause eut alors pour principal champion l'homme le moins propre à la comprendre et à la servir. L'abbé Félicité de la Mennais avait débuté et brillé en attaquant indistinctement les principes comme les tendances de la société moderne, et en soutenant les maximes comme les souvenirs théocratiques; il inspira plus de surprise que de confiance quand on le vit réclamer, au profit de l'Église, tous les droits de la liberté; on le soupçonnait d'y chercher un moyen plutôt qu'un but, et de ne vouloir l'Église si libre que pour la rendre souveraine maîtresse. Il laissa bientôt éclater, je ne dirai pas son dessein, mais sa nature personnelle, et comme on eût dit dans d'autres temps, le démon intérieur qui le possédait. Esprit aussi superficiel qu'élevé, logicien aussi aveugle que puissant, très-ignorant de l'histoire, capable d'aperçus et d'élans sublimes, mais incapable d'observer les faits réels et divers, de les mettre à leur vraie place et de leur assigner leur juste valeur, il pensait et écrivait toujours sous l'empire d'une idée exclusive qui devenait pour lui la loi, toute la loi divine; il érigeait en droit les plus extrêmes conséquences d'un principe incomplet, et s'enflammait d'une violente haine contre les adversaires de son absolue domination. Il était de plus sujet à cette séduction que le talent supérieur exerce souvent sur l'homme qui le possède, encore plus que sur ceux qui l'écoutent. L'idée qui avait sa foi, le sentiment dont il était pénétré se présentaient à lui sous de si beaux aspects, il était si vivement frappé de leurs mérites et de leurs charmes qu'en se livrant au plaisir de les contempler ou de les peindre il perdait toute faculté d'en apercevoir les erreurs ou les lacunes, même les plus graves, et que, dans son enthousiasme idolâtre, il méprisait et détestait, comme des barbares et des impies, quiconque ne partageait pas ses adorations et ses sympathies. Les effets naturels de cette passion du logicien et de l'artiste ne tardèrent pas à se manifester dans l'abbé de la Mennais: quand une fois il se fut plongé dans le spectacle des misères de la société humaine, des imperfections et des torts des gouvernements, des souffrances matérielles et morales du peuple, quand il eut appliqué à les peindre toute la puissance de son imagination et de son âme, il ne vit plus rien hors de là, nul autre fait, nulle autre question; le monde fut tout entier, pour lui, dans les sombres tableaux où se déployait son talent. Cet ardent défenseur de l'autorité ecclésiastique absolue, qui avait fondé l'Avenir pour la conquête des libertés de l'Église, devint peu à peu l'apôtre de la liberté absolue et universelle; avec une sincérité tantôt arrogante, tantôt mélancolique, le théoricien théocratique se transforma en libéral, républicain, démocrate, révolutionnaire, et les esprits clairvoyants purent de bonne heure pressentir le jour où les doctrines et les passions les plus anarchiques trouveraient en lui leur plus éloquent et plus amer interprète.
Les hommes sensés de l'Église catholique, entre autres la plupart des évêques, ne s'y trompèrent point. Compromettant par ses violences, même quand il soutenait leur cause, l'Avenir leur parut bientôt dangereux par ses doctrines, et tout en admirant encore l'abbé de la Mennais, ils le regardèrent comme un allié suspect qui pourrait bien devenir un ennemi. La cour de Rome les mit à l'aise en donnant raison à leurs méfiances et à leurs alarmes. Quand l'abbé de la Mennais et ses deux principaux collaborateurs dans l'Avenir, le comte de Montalembert et l'abbé Lacordaire, portèrent à Rome la question du mérite et de la durée de leur entreprise, le pape Grégoire XVI les traita avec de grands égards, loua leurs intentions, et essaya d'assoupir ou de laisser tomber la contestation; il lui en coûtait de condamner un homme qui avait naguère défendu avec tant d'éclat l'autorité ecclésiastique, et il espérait sans doute le ramener en le ménageant. Mais poussé à bout et par l'insistance intraitable de l'abbé de la Mennais, et par la nécessité de mettre un ferme au trouble de l'Église, le pape en vint enfin, dans son encyclique du 15 août 1832, à un blâme formel et péremptoire, bien qu'exprimé en termes généraux et bienveillants. L'abbé Lacordaire, avec une sagacité rare dans un esprit brillant et passionné, avait pressenti ce résultat, s'était efforcé d'engager ses deux amis à le prévenir par une soumission modeste, et ne pouvant les y décider, il avait seul quitté Rome, laissant l'abbé de la Mennais de plus en plus irrité dans son âme, et M. de Montalembert encore charmé et retenu par son influence. Quand l'encyclique du 15 août 1832 eut paru, une nouvelle scission s'opéra; M. de Montalembert et, si je ne me trompe, tous les autres rédacteurs de l'Avenir se soumirent à leur tour, pleinement et sans équivoque, bien résolus, quelles que fussent leurs pensées intimes, à se conduire en catholiques fidèles. Resté seul en proie à la lutte intérieure de son ancienne foi et des idées nouvelles qui grandissaient en lui sous le souffle de l'orgueil offensé, l'abbé de la Mennais essaya d'abord de quelques apparences de docilité mêlées aux réserves d'une colère mal contenue; et trouvant la cour de Rome décidée à ne s'en point contenter, il s'engagea enfin, par la publication des Paroles d'un croyant, dans une révolte déclarée qui devint bientôt une guerre implacable contre le pape, l'Église romaine, l'épiscopat français, les rois, la monarchie, toutes les autorités, religieuses ou politiques, qui, selon lui, tenaient sous un joug odieux les esprits et les peuples, et leur ravissaient la liberté et le bonheur auxquels ils avaient droit.
Ainsi tomba cette première tentative pour réformer, non pas la doctrine religieuse, mais l'attitude politique du catholicisme, et pour rétablir, entre l'Église catholique et la société moderne, non pas seulement une froide paix, mais une vraie et féconde harmonie. La pensée était grande et répondait à un grand intérêt social. Par son esprit faux et son fougueux orgueil, l'abbé de la Mennais l'entraîna, pour un temps, dans son propre naufrage, en l'associant à ces rêveries et à ces passions antisociales qui ont toujours porté et porteront toujours, partout où elles pénétreront, l'anarchie tyrannique au lieu de la liberté et le chaos au lieu du progrès. Une seule question, la question de la liberté d'enseignement, resta debout sur les ruines de l'Avenir, déplorablement aggravée et envenimée par la polémique générale dont elle avait été, sinon le principal objet, du moins la première origine. M. de Montalembert, l'abbé Lacordaire et leurs amis, en se séparant hautement de l'abbé de la Mennais rebelle à l'Église, reportèrent, sur la lutte spéciale engagée entre l'Église et l'Université, toute leur ardeur. Là, ils trouvèrent l'épiscopat français, sinon déjà prêt à les suivre, du moins disposé à les soutenir dans le combat. C'était surtout en matière d'éducation que les évêques conservaient, dans leurs rapports avec l'État, des souvenirs et des désirs d'indépendance; ils avaient à défendre leurs propres établissements d'instruction secondaire, les petits séminaires, concurrents redoutables des collèges de l'Université; ils protégeaient plus ou moins ouvertement les congrégations religieuses, Jésuites, Ligoristes, Dominicains ou autres qui fondaient des maisons d'éducation. Ils étaient ainsi les rivaux naturels de l'Université et les alliés naturels des hommes engagés contre elle, au nom de la liberté d'enseignement, dans une guerre de jour en jour plus vive, précisément parce qu'elle s'était concentrée contre un seul adversaire et sur un seul objet.
Aux prises et avec les chefs officiels et avec les hardis volontaires de l'Église, l'Université ne trouvait pas, dans la société laïque elle-même, tout l'appui qu'elle aurait pu en espérer. Non-seulement beaucoup de familles catholiques accueillaient les méfiances religieuses du clergé; non-seulement les libéraux ardents persistaient de leur côté à taxer l'Université de bigoterie en même temps que de despotisme; à raison même de son caractère essentiel et de la pensée qui avait présidé à sa fondation, elle rencontrait, dans une certaine région de la société française, peu de confiance et de sympathie. Quand l'empereur Napoléon, en créant l'Université, lui donna surtout pour mission de rendre à l'instruction secondaire, aux études littéraires et classiques, leur force et leur éclat, il était guidé par un instinct profond de notre état social, de son histoire, de sa nature et de ses besoins; il savait qu'après les prodigieux bouleversements de notre Révolution, après la chute violente de toutes les existences hautes, au milieu de tant de fortunes nouvelles et soudaines, pour consacrer de tels résultats, pour sanctionner, en quelque sorte, le triomphe des classes moyennes et assurer leur influence, il fallait cultiver et développer dans ces classes les études fortes, les habitudes du travail d'esprit, le savoir, la supériorité intellectuelle, et par là les montrer, les rendre en effet dignes de leur rang. Il fallait qu'au même moment où la France nouvelle prouvait sa force et se couvrait de gloire sur les champs de bataille, elle fît dans l'ordre civil les mêmes preuves et jetât le même éclat. Des magistrats, des administrateurs, des avocats, des médecins, des professeurs capables, savants, lettrés, ce n'est pas seulement le besoin intérieur d'un peuple, c'est sa dignité, c'est son crédit dans le monde. C'était surtout à former ces grandes professions, ces portions les plus élevées des classes moyennes que l'Université était vouée. Beaucoup de familles de l'ancienne noblesse française ne voyaient pas sans humeur ce foyer d'activité et de force sociale où la bourgeoisie venait s'élever au niveau de ses laborieuses destinées; et elles ne s'étaient pas encore décidées à envoyer aussi leurs enfants dans cette arène commune pour y acquérir les mêmes moyens de succès, et s'y préparer à reprendre, par l'intelligence et le travail, leur place dans l'État.
C'était en présence de tous ces faits et de tous ces adversaires que j'avais à préparer et à discuter publiquement une loi sur l'instruction secondaire, c'est-à-dire à résoudre encore une fois, pour l'instruction publique en France et dans ses plus difficiles parties, l'éternel problème de la conciliation du pouvoir et de la liberté.
Une seule solution était bonne: renoncer complétement au principe de la souveraineté de l'État en matière d'instruction publique, et adopter franchement, avec toutes ses conséquences, celui de la libre concurrence entre l'État et ses rivaux, laïques ou ecclésiastiques, particuliers ou corporations. C'était la conduite à la fois la plus simple, la plus habile et la plus efficace. Elle réduisait tous les adversaires de l'Université au silence en satisfaisant, d'un seul coup, à leur plus bruyante prétention, et, en même temps, elle leur imposait, pour rester en lice, de continuels efforts, car l'État restait maître de donner, à ses propres établissements d'instruction, tous les développements, tous les mérites que l'intérêt social ou le voeu public pouvaient réclamer. Aucun des prétendants à l'enseignement n'avait à se plaindre, car ils avaient le plein et libre usage de toutes leurs armes; mais c'était l'État qui fixait lui-même le niveau de la lutte, acceptant ainsi, au moment où il abandonnait son empire, la salutaire obligation de ne rien épargner pour maintenir ou ressaisir sa supériorité.
L'expérience, qui enseigne en général la réserve et la prudence, m'a donné la leçon contraire; quand on a raison, on a bien plus raison et on peut risquer bien plus qu'on ne croit. Il valait beaucoup mieux, pour l'Université, accepter hardiment la lutte contre des rivaux libres que défendre avec embarras la domination et le privilége contre des ennemis acharnés. Le premier ébranlement une fois passé, elle était en état de soutenir cette lutte, non-seulement avec succès, mais avec éclat, et elle y eût bientôt gagné en puissance autant qu'en dignité.
Mais tout repoussait, sous le gouvernement de Juillet, cette politique complète et hardie que, malgré sa faveur pour l'Église, la Restauration n'avait pas osé tenter. L'immense majorité du public, je pourrais dire le public voyait dans la liberté ecclésiastique le précurseur et l'instrument de la domination ecclésiastique, objet d'antipathie et d'effroi. L'esprit laïque, devenu si puissant, restait âprement méfiant, et ne se croyait pas en sûreté si ses rivaux déployaient, comme lui, et peut-être contre lui, les libertés qu'il avait conquises sur eux. Les traditions de la vieille monarchie française venaient en aide, sur ce point, aux passions de la France nouvelle; nos anciennes lois sur les rapports de l'État et de l'Église, sur les interdictions ou les entraves imposées aux congrégations religieuses, étaient invoquées comme le rempart des conquêtes libérales. A ces méfiances générales et historiques, la Révolution de 1830 en avait ajouté de nouvelles, plus directes et plus personnelles. L'État et l'Église ne sont vraiment en bons rapports que lorsqu'ils se croient sincèrement acceptés l'un par l'autre, et se tiennent pour assurés qu'ils ne portent mutuellement, à leurs principes essentiels et à leurs destinées vitales, aucune hostilité. Telle n'était pas malheureusement, depuis 1830, la disposition mutuelle des deux puissances; elles vivaient en paix, non en intimité, se soutenant et s'entr'aidant par sagesse, non par confiance et attachement réciproque. Au sein même de l'Église officielle et ralliée au pouvoir nouveau, apparaissaient souvent des regrets et des arrière-pensées favorables au pouvoir déchu, et l'Église à son tour se voyait souvent en présence de l'indifférence ironique des disciples de Voltaire ou de l'hostilité brutale des séides de la Révolution. Les ardents apôtres de la liberté d'enseignement aggravaient eux-mêmes les obstacles que lui opposait cet état des partis et des esprits; les emportements tour à tour théocratiques et démocratiques de l'abbé de la Mennais redoublaient les méfiances et les colères civiles les plus diverses, celles des conservateurs comme celles des libéraux, celles des magistrats comme celles des avocats et des étudiants. Quiconque eût donné alors au gouvernement le conseil de renoncer absolument, en matière d'instruction publique, à la souveraineté de l'État, au régime de l'Université, aux entraves de l'Église et des congrégations religieuses, et d'encourir, sans précautions fortes, la libre concurrence de tant de rivaux, je ne veux pas dire d'ennemis, eût passé pour un Jésuite secret, ou pour un lâche déserteur, ou pour un aveugle rêveur.
Sans me rendre, de toutes ces difficultés, un compte aussi clair que je le fais aujourd'hui, j'en avais, en 1836, un vif instinct, et j'en fis, soit dans la préparation, soit dans la discussion du projet de loi sur l'instruction secondaire, la règle de ma conduite. Je concentrai sur trois points mon dessein et mon effort: maintenir l'Université, fonder à côté d'elle la liberté, ajourner les diverses questions dont l'état des partis et des esprits ne permettait pas une bonne et efficace solution. Je pris l'Université, son organisation et ses établissements d'instruction, comme un grand fait accompli et bon en soi, qui pouvait être amélioré et devait être adapté au régime constitutionnel, mais qu'il ne fallait pas remettre en discussion. Je soumis l'Université à la libre concurrence de tous ses rivaux, sans distinction ni exception, et sans imposer à aucun d'eux aucune condition particulière. Je renvoyai à d'autres temps et à d'autres lois les questions qui ne tenaient pas essentiellement au principe que je voulais fonder, entre autres celles que soulevaient les petits séminaires, les congrégations religieuses et les divers établissements, ecclésiastiques ou laïques, qui avaient été l'objet de mesures spéciales, soit de faveur, soit de rigueur.
Dans un projet ainsi conçu, il y avait, je n'hésite pas à le dire, acte de désintéressement et de courage. En maintenant fermement l'Université et en acceptant franchement la liberté, j'encourais à la fois les attaques et des libéraux opposants, et d'un grand nombre de conservateurs mes amis. En me refusant à remettre en question l'établissement universitaire et le régime exceptionnel de certains établissements ecclésiastiques, je fermais l'arène aux systèmes nouveaux et aux vieilles passions. Mon projet de loi avait une apparence de timidité en même temps que d'obstination, et je me condamnais à défendre partout des positions très-menacées, au lieu de me donner les plaisirs et les chances d'une grande guerre en rase campagne, contre une seule sorte d'ennemis.
Le débat m'apprit que, malgré ma prudence dans l'entreprise, j'avais encore été trop confiant dans mon espérance. M. Saint-Marc Girardin fit, au nom de la commission de la Chambre des députés, un habile rapport, modèle de cet art, où il excelle, de marcher à son but en se jetant tantôt à droite, tantôt à gauche de la route directe, et de faire alternativement, avec une impartialité complaisante, la part des idées contraires, sans déserter sa propre idée comme sans s'y enfermer tout à fait. En apportant au projet de loi d'assez nombreuses modifications, ce rapport en confirmait cependant les principes et en laissait intacts les résultats essentiels. Quand on vint à la discussion, M. de Tracy et M. Arago, l'un avec une honnête tristesse, l'autre avec un peu de faste savant et de plaisanterie lourde, attaquèrent le projet de loi comme incomplet, étroit, uniquement destiné à réparer çà et là l'édifice universitaire, quand il aurait fallu construire un grand et général système d'instruction publique. Ils exposaient leurs propres idées et la loi qu'ils auraient faite eux-mêmes, bien plus qu'ils ne discutaient celle dont la Chambre était saisie. Je redoutais peu ces attaques générales et vagues qui ne touchaient pas à la question fondamentale que mon projet tentait de résoudre. Mais bientôt des députés de moindre renom, et qui n'appartenaient pas tous à l'opposition, dirigèrent leurs attaques sur ce point délicat. Inquiets des suites de la liberté, surtout de la liberté ecclésiastique qui était, à leurs yeux, l'instruction publique livrée aux Jésuites, ils demandèrent, d'une part, que les petits séminaires fussent soumis à toutes les conditions imposées par la loi aux établissements privés d'instruction secondaire, d'autre part, que tout chef d'un tel établissement fût tenu, non-seulement de prêter le serment politique, mais encore de jurer qu'il n'appartenait à aucune association ou corporation non autorisée. Je réussis à faire écarter le premier de ces amendements; mais le second fut adopté. C'était imposer, à la liberté de l'Église catholique et de sa milice en matière d'enseignement, des restrictions particulières, et enlever à la loi proposée ce grand caractère de sincérité et de droit commun libéral que j'avais eu à coeur de lui imprimer. Seul parmi les orateurs qui prirent part à ce débat, M. de Lamartine, qui n'était alors ni de mes adversaires, ni de mes amis, comprit bien l'importance de ce caractère et le mérite de la loi qui le consacrait: «J'entends depuis quelques jours, dit-il, et à cette tribune et sur ces bancs, beaucoup de membres d'opinions opposées déclarer qu'ils donneront une boule noire à cette loi. Je m'en afflige. Les uns se préoccupent de ce fantôme de jésuitisme que l'on fait sans cesse apparaître ici, et qu'il faudrait déclarer plus puissant que jamais s'il avait la force de nous faire reculer devant la liberté. Les autres semblent appréhender que le clergé ne possède pas exclusivement la jeunesse, et que l'esprit du temps, représenté par l'Université, n'exerce le monopole sur l'élément traditionnel et religieux représenté par des corps enseignants. C'est précisément à cause de ces mécontentements des partis opposés que je voterai et que je conjure la Chambre de voter la loi avec une plus certaine conviction. Quoi? Après sept ans d'attente, après une révolution faite pour obtenir cette liberté d'enseignement, après qu'elle a été demandée par les opinions les plus diverses, et inscrite dans la Charte comme une condition synallagmatique du gouvernement de 1830, nous irions la rejeter au ministre sincère et courageux qui nous l'offre, et faire penser ainsi à la France et à l'Europe que la sphère de la liberté n'est pas assez large pour nous contenir tous, et que nous ne voulons de liberté que pour nous! Non, Messieurs, cela n'est pas possible! Hâtons-nous, malgré les inconvénients, malgré ce serment impolitique, malgré ces restrictions plus ou moins gênantes, hâtons-nous de voter la loi. C'est un gage de liberté que tous les partis se donnent involontairement entre vos mains contre l'intolérance religieuse ou la tyrannie athée, et que plus tard on ne pourra plus nous arracher.»
La loi fut votée en effet par la Chambre des députés; mais peu de jours après, le cabinet fut dissous; je sortis des affaires, et mon projet tomba avec moi, sans aller jusqu'à la Chambre des pairs. S'il fût resté tel que je l'avais présenté d'abord, peut-être, malgré quelques incohérences et quelques lacunes, eût-il suffi à résoudre la question de la liberté d'enseignement, et à prévenir la lutte déplorable dont elle devint plus tard l'objet. Mais, par les amendements qu'il avait subis, ce projet de loi, en restreignant expressément, surtout pour l'Église et sa milice, la liberté que la Charte avait promise, envenimait la querelle au lieu de la vider. Il ne méritait plus aucun regret.
J'avais entrepris, par ce même projet, de poursuivre la solution, déjà commencée dans ma loi sur l'instruction primaire, d'une question dont les esprits ont été naguère vivement préoccupés, la question de l'enseignement intermédiaire et pratique qui convient à des professions et à des situations sociales sans lien nécessaire avec les études savantes, mais importantes par leur nombre, leur activité et leur influence sur la force et le repos de l'État. Les écoles primaires supérieures étaient le premier degré de cet enseignement qui devait devenir plus complet et plus spécial dans les collèges communaux de second ordre, et trouver aussi une place dans les grands collèges de l'État et des villes, sans que le haut enseignement littéraire et scientifique, nécessaire et commun à toutes les professions libérales, eût à en souffrir. La liberté de l'enseignement général et le développement de l'enseignement intermédiaire, c'étaient là les deux idées essentielles de mon projet de loi; elles tombèrent à la fois.
Je n'ai rien à dire d'une multitude de mesures spéciales dont, pendant ces quatre années de mon administration, les établissements d'instruction secondaire furent, pour moi, l'objet. Les grands problèmes de cet important degré de l'instruction publique sont les seuls sur lesquels j'aie à coeur de rappeler mes vues et mes travaux. Ma situation était à cet égard, et j'ai déjà dit pourquoi, bien plus compliquée et plus difficile qu'en matière d'instruction primaire: j'ai défendu l'Université contre d'impatients rivaux dont j'ai reconnu les droits, et dans l'Université les grandes études classiques contre de frivoles novateurs dont je n'ai pas repoussé les légitimes voeux. Quand j'ai voulu innover moi-même et résoudre, sur la liberté d'enseignement, les questions qu'avait posées la Charte, je n'ai fait que des tentatives modestes, et pourtant j'ai plus tenté qu'accompli. Les bons esprits qui prendront la peine d'y regarder jugeront si ce fut ma faute, ou celle du public auquel j'avais affaire, adversaires et amis.
CHAPITRE XVIII
INSTRUCTION SUPÉRIEURE.
Disposition des esprits de 1832 à 1837, quant à l'instruction supérieure.—Réformes et innovations nécessaires.—Comment je les entreprends.—Chaires vacantes au Collège de France.—Nomination de MM. Eugène Burnouf, Jouffroy, Ampère et Rossi.—Mes relations personnelles avec eux.—Création de la chaire de droit constitutionnel dans la Faculté de droit de Paris.—Nomination de M. Rossi.—Opposition à son cours.—M. Auguste Comte et la philosophie positive.—Des procédés des Chambres envers les savants et les lettrés.—Du cumul des emplois.—Des logements.—Lettre de M. Geoffroy Saint-Hilaire.—Savants voyageurs.—MM. Victor Jacquemont et Champollion jeune.—De l'introduction du principe de la liberté dans l'instruction supérieure.—Des agrégés.—De la décentralisation dans l'instruction supérieure.—De l'absence de toute discipline morale dans l'instruction supérieure.—Moyen d'y porter remède.
Ma situation, comme ministre de l'instruction publique, était infiniment plus commode quand il s'agissait de l'instruction supérieure qu'en matière d'instruction primaire ou secondaire. Je ne rencontrais point de forte opinion publique qui me pressât d'accomplir, dans le haut enseignement, quelque oeuvre générale et nouvelle. Je n'étais là en présence ni d'un ardent appel à la liberté, ni d'une rivalité acharnée. Dans les sciences mathématiques et physiques, la supériorité et l'indépendance des écoles françaises étaient reconnues. Dans les lettres, la philosophie et l'histoire, notre enseignement public venait tout récemment de se déployer avec succès et de faire ses preuves de liberté. Le gouvernement de la Restauration était modéré, même quand il cédait à ses mauvaises pentes; les cours de la Sorbonne ouverts, fermés et rouverts tour à tour, avaient montré que ses rigueurs n'avaient rien d'irrévocable. Il était certain que le gouvernement de 1830 apporterait, à la liberté des esprits, encore moins d'entraves. En fait d'instruction supérieure, le public, à cette époque, ne souhaitait et ne craignait à peu près rien; il n'était préoccupé, à cet égard, d'aucune grande idée, d'aucun impatient désir; l'ambition intellectuelle faiblissait devant l'ambition politique; le haut enseignement, tel qu'il était constitué et donné, suffisait aux besoins pratiques de la société qui le considérait avec un mélange de contentement et d'insouciance.
Je ne partageais qu'à moitié le premier de ces sentiments, et pas du tout le second. L'instruction supérieure ne manquait, à coup sûr, à Paris, ni de force, ni de dignité, ni d'éclat. Dans l'Université, les facultés des lettres, des sciences, de droit et de médecine comptaient des chaires nombreuses, variées et occupées par des hommes éminents. En dehors de l'Université et étrangers à son régime, le Collège de France, le Jardin-des-Plantes, les diverses écoles spéciales assuraient l'indépendance comme l'étendue du haut enseignement, et ne permettaient pas que l'esprit exclusif ou la routine d'un corps unique s'en pussent emparer. Dans le choix des maîtres et dans l'enseignement même, le mérite et la liberté n'étaient pas sans garanties; soit par la présentation de candidats, soit par le concours, les corps enseignants et savants, les facultés, les écoles spéciales, l'Institut avaient, sur les nominations, une juste part d'influence. Le gouvernement ne prétendait à intervenir et n'intervenait en effet dans l'enseignement que pour nommer les professeurs selon les règles établies, et pour maintenir, dans les cours, l'ordre public. Ni l'efficacité pratique pour les jeunes gens destinés aux diverses professions libérales, ni le luxe intellectuel pour les amateurs d'esprit et de science ne manquaient à ce grand ensemble d'instruction supérieure. Cependant elle était, à mon avis, loin de satisfaire, dans la France entière, aux besoins sérieux de la civilisation française, et surtout au développement moral des générations près d'atteindre à l'âge d'homme et d'entrer, à leur tour, en possession du sort de la patrie comme de leur propre destinée. Il y avait là, dans l'intérêt de l'intelligence, de la liberté et de la moralité nationales, de vastes lacunes dont le public ne s'inquiétait guère, mais dont j'étais très-frappé, et que j'avais à coeur de remplir.
Je n'eus garde cependant d'entreprendre, dès le début, les réformes et les innovations que je me proposais. De tous les départements ministériels, l'instruction publique est peut-être celui où il importe le plus au ministre de ménager l'opinion des hommes qui l'entourent, et de s'assurer leur appui dans ses entreprises, car ils ont les droits et quelquefois les prétentions de gens d'esprit par profession, accoutumés à faire, du raisonnement et de la pensée, un continuel et très-libre usage. Dans aucune branche du gouvernement, le choix des hommes, les relations du chef avec ses associés, l'influence personnelle et la confiance mutuelle ne jouent un si grand rôle. Avant de toucher, dans le haut enseignement, à des questions difficiles et qui sommeillaient encore, je voulais avoir acquis, parmi les maîtres des grandes écoles, des collaborateurs, je dirais mieux des amis disposés et propres à me seconder.
Le sort m'en fournit bientôt des occasions naturelles: dans la première année de mon ministère, quatre chaires, les chaires de langue et philosophie grecques, de langue et littérature sanscrites, de littérature française et d'économie politique, vinrent à vaquer au Collège de France. Les hommes dont la mort créait ces vides, MM. Thurot, de Chézy, Andrieux, J.-B. Say avaient, dans le monde lettré, des noms tous honorés, quelques-uns célèbres et populaires. Il leur fallait de dignes successeurs. Je ne pouvais les choisir que parmi les candidats présentés par le Collège de France et l'Institut, et je devais m'attendre, pour deux au moins de ces chaires, à des présentations diverses et disputées qui feraient peser sur moi l'embarras et la responsabilité des choix. Je ne connais guère l'embarras, et je ne crains pas la responsabilité. La chaire de langue et de littérature sanscrites n'était l'objet d'aucune concurrence; présenté à la fois par le Collège de France et par l'Académie des inscriptions, jeune alors et destiné à mourir jeune encore, usé avant le temps par la passion et le travail de la science, M. Eugène Burnouf était comme nommé d'avance par tous les savants orientalistes de l'Europe, et je n'eus que le plaisir de faire officiellement confirmer leur suffrage. Pour les chaires de philosophie grecque, de littérature française et d'économie politique, ma situation était moins simple: parmi les candidats présentés par le Collège de France se trouvaient MM. Jouffroy, Ampère et Rossi, qu'on savait mes amis et dont je désirais ouvertement le succès; mais M. Jouffroy était engagé dans les luttes philosophiques de l'école spiritualiste contre l'école sensualiste du dernier siècle; au lieu de M. Ampère, l'Académie française avait présenté, pour la chaire de littérature, l'un de ses plus honorables membres, M. Lemercier, poëte brillant malgré ses chutes et critique éminent malgré le dérèglement de la plupart de ses oeuvres; M. Rossi, réfugié d'Italie, professeur à Genève, n'avait encore en France qu'une de ces réputations aisément acceptées tant qu'elles demeurent lointaines, mais qui rencontrent, dès qu'elles se rapprochent, des adversaires et des rivaux. L'Académie des sciences morales et politiques opposait à cette candidature celle de son secrétaire perpétuel, M. Charles Comte, homme d'études sérieuses, d'opinions consciencieuses, d'un caractère aussi ferme que droit, et gendre de M. J.-B. Say à qui l'on cherchait un successeur. Évidemment MM. Ampère, Jouffroy et Rossi ne pouvaient être portés au sommet de l'enseignement public sans susciter de vives jalousies, et sans faire taxer d'esprit de parti ou de coterie, ou de faveur personnelle et prématurée, le pouvoir qui les y appellerait.
Je n'hésitai point: malgré les humeurs et les attaques que je prévoyais, MM. Ampère, Jouffroy et Rossi furent nommés, comme M. Eugène Burnouf, aux chaires qui vaquaient.
Je n'avais alors, avec M. Ampère, point de relation intime et habituelle; il n'avait encore accompli aucun de ces voyages ni produit aucun de ces ouvrages qui ont montré en lui tour à tour un sagace observateur du temps présent et un savant critique des temps anciens, également curieux des hommes et des livres, aussi empressé à rechercher et aussi habile à démêler la vérité dans les tombeaux de l'Égypte que dans les rochers de la Norwége, et vivant avec la même familiarité intelligente au milieu des ruines de Rome et dans les grandes villes improvisées de la démocratie américaine. Mais quoique jeune, comme M. Eugène Burnouf, M. Ampère s'était déjà distingué en 1833, d'abord dans un cours de littérature générale qu'il avait fait à Marseille, puis comme suppléant de MM. Villemain et Fauriel dans leurs chaires de littérature française et étrangère. C'était l'un des esprits les plus actifs, les plus laborieux et les plus ingénieux dans cette génération de lettrés philosophes qui entreprenaient, je ne dirai pas de renouveler, l'expression serait aussi fausse qu'impertinente, mais d'agrandir et de raviver les lettres françaises, un peu menacées de langueur, en leur ouvrant, dans le monde ancien et moderne, de nouveaux espaces pour y faire, sous leur drapeau, de fécondes conquêtes. La querelle des romantiques et des classiques a été, comme toutes les querelles, l'occasion de prétentions fantasques et d'exagérations puériles; mais elle révélait en Europe une nouvelle phase de l'esprit humain, et en France un besoin profond de l'esprit national. La littérature de l'Empire nous avait rendu un important service, trop oublié; elle avait tiré les lettres des dérèglements et des déclamations révolutionnaires, et les avait ramenées sous l'autorité de la tradition, du bon sens et du goût; mais si la tradition, le bon sens et le goût dirigent et règlent, ils n'inspirent pas; à l'esprit dans ses travaux, comme aux navires sur l'Océan, il faut du vent aussi bien qu'une boussole: le souffle inspirateur manquait à notre littérature quand l'école romantique alla le chercher à des sources nouvelles, les littératures étrangères et la liberté. Ce fut là son caractère original et son vrai mérite. Elle n'a pas donné tout ce qu'elle avait promis; c'est le sort des promesses humaines; les oeuvres sont rarement au niveau des tentatives; mais elle a imprimé aux lettres françaises un mouvement qui n'a manqué ni d'éclat, ni d'effet, et dont ses adversaires se sont ressentis aussi bien que ses adeptes. M. Ampère me parut, en 1833, très-propre à seconder, dans l'enseignement public, cette renaissance littéraire; et j'ai la confiance que tout ce qu'il a fait depuis cette époque, ses voyages et ses travaux, cette singulière alliance de courses aventureuses et d'études patientes, cette infatigable ardeur intellectuelle, si désintéressée, si variée et toujours jeune, ont bien justifié le pressentiment qui décida mon choix.
En appelant M. Jouffroy à la chaire de philosophie grecque et latine, j'agissais, non par pressentiment, mais avec pleine connaissance et confiance. A peine sorti de l'École normale, ce jeune philosophe m'avait inspiré beaucoup d'estime et un intérêt affectueux. Il y avait en lui, dans son âme comme dans sa figure, un beau et aimable mélange de fierté et de douceur, de passion et de réserve, d'indépendance un peu ombrageuse et de dignité tranquille. C'était un esprit parfaitement libre et même hardi, avec un goût naturel pour l'ordre et le respect; capable d'entraînement téméraire, mais sans entêtement, et toujours prêt à s'arrêter ou à revenir sur ses pas, pour écouter les leçons de la vie ou considérer les diverses faces de la vérité. Il avait l'imagination vive et la réflexion lente, plus d'abondance et de finesse que de puissance dans la pensée, plus d'observation progressive que d'invention première, et quelque penchant à s'engager dans des vues ingénieuses ou des déductions subtiles qui auraient pu l'égarer si sa droiture de coeur et de sens ne l'avait averti et contenu. Je n'ai point connu d'homme plus sérieux ni plus sincère, dans la science comme dans la vie; et son orgueil même, car il en avait, ne dominait ni sa conscience, ni sa raison. Quand je le fis nommer au Collége de France, il avait déjà déployé depuis quinze ans, soit dans l'intérieur de l'École normale, soit à la Faculté des lettres, son rare talent pour le haut enseignement philosophique; il siégeait depuis dix-huit mois dans la Chambre des députés, et s'y montrait un juge aussi sensé que libre de la politique, sans intention d'y devenir un grand acteur. Il était de ce petit nombre d'excellents esprits ouverts à l'expérience quoique voués à la spéculation, et en qui la vie publique éclaire et règle la pensée au lieu de l'enivrer.
Trois ans après sa nomination, il fut atteint du mal auquel, sept ans plus tard, il devait succomber. Sa poitrine gravement menacée lui rendait nécessaire, non-seulement le repos, mais l'air doux et chaud du Midi. Il était marié et presque sans fortune. Je lui offris une mission en Italie, à Florence et à Pise, où il pourrait se rétablir en faisant à loisir des études sur l'état de l'instruction publique en Toscane, et des recherches dans les manuscrits de ses bibliothèques. Dans les journaux et dans les Chambres, une légèreté dure et brutale a souvent attaqué ces faveurs accordées, sous des prétextes plausibles, pour des causes très-légitimes. Je n'ai jamais tenu compte de ces attaques. Quel plus digne et plus utile emploi peuvent recevoir les fonds destinés à l'encouragement des lettres que de soutenir, dans les difficultés de la vie, la force et le courage des hommes qui les honorent? M. Jouffroy accepta la mission que je lui proposais; et je prends plaisir à retrouver dans les lettres qu'il m'écrivit d'Italie[5], la preuve qu'elle lui fut bonne pour la tranquillité de son esprit comme pour la prolongation de sa vie.
[Note 5: Pièces historiques, n° V.]
J'étais lié depuis plusieurs années avec M. Rossi. Le duc de Broglie, qui l'avait beaucoup vu à Genève et à Coppet, m'avait souvent parlé de lui. Avant 1830, il avait fait à Paris des voyages pendant lesquels nous avions beaucoup causé. Il était devenu l'un des collaborateurs de la Revue française dont je dirigeais la publication. Les divers cours sur le droit, l'économie politique et l'histoire qu'il avait faits à Genève, et son Traité de droit pénal publié à Paris en 1828 l'avaient placé en Europe parmi les maîtres du haut enseignement, soit par la parole, soit par les écrits. Depuis 1830, il avait pris, aux affaires générales de la Suisse, une part active et influente; le canton de Genève l'avait élu son représentant à la grande Diète réunie à Lucerne en 1832 pour revoir et modifier l'organisation de la Confédération helvétique; la Diète l'avait nommé membre de la commission chargée de réviser le pacte fédéral, et la commission l'avait pris pour son rapporteur. Il avait manifesté ses principes et fait ses preuves comme acteur politique aussi bien que comme publiciste. Je savais ce qu'il avait été en Italie, ce qu'il était en Suisse, ce qu'il deviendrait partout. Je résolus de l'attirer et de le fixer en France. Pendant le moyen âge, l'Église a plus d'une fois admis dans son sein et porté à ses premiers rangs des proscrits qui s'étaient réfugiés dans ses asiles, et dont elle avait démêlé les mérites; pourquoi l'État n'aurait-il pas aussi cette intelligence généreuse, et ne s'approprierait-il pas les hommes éminents que les troubles de leur patrie ont contraints de chercher au loin l'hospitalité? Une seule chose importe; c'est de n'accorder cette faveur qu'à bonnes enseignes et à des hommes capables d'y répondre dignement. A cette condition, elle sera toujours rare. La Suisse ne s'était pas trompée en adoptant M. Rossi. Je ne me trompai pas quand je pris à coeur de faire de lui un Français.
Ce n'est pas qu'il ne soit toujours resté très-italien. Nos conversations ne m'en avaient pas laissé douter, et j'ai déjà publié de lui, dans ces Mémoires, des lettres qui prouvent avec quelle ardeur, en 1831, il se préoccupait des destinées italiennes. Mais je le savais trop homme de sens et d'honneur pour sacrifier, ou seulement subordonner jamais les intérêts de sa patrie adoptive aux espérances de sa jeunesse. Je reviendrai plus tard sur ce sujet. En 1848, M. Rossi est mort pour l'Italie. De 1833 à 1848, il a bien servi et honoré la France.
Quoique critiquée, sa nomination comme professeur d'économie politique au Collége de France ne rencontra point d'obstacle; il avait été présenté par le Collége même, et le succès de son cours fit bientôt cesser les critiques. Mais cette chaire ne pouvait suffire à le dédommager de la situation qu'il avait abandonnée en Suisse, et à le fixer définitivement en France. Quand on veut acquérir un homme rare et ses services, c'est à la fois justice et bonne politique de lui assurer ces conditions extérieures de la vie qui donnent la liberté et le repos d'esprit dans le travail. En appelant M. Rossi à Paris, je lui avais laissé entrevoir la perspective d'une autre chaire qui compléterait sa situation dans le haut enseignement, et le mettrait à portée de prendre toute sa place dans sa nouvelle patrie. J'avais dessein d'établir en France l'enseignement du droit constitutionnel devenu la base du gouvernement français. Un essai avait été tenté en ce genre peu de mois après la Révolution de 1830; une chaire de droit public français avait été instituée dans la Faculté de droit de Toulouse, au profit d'un homme très-populaire dans sa ville et vraiment distingué, M. Romiguières, qui devint plus tard procureur général près la Cour royale de Toulouse et membre de la Chambre des pairs. Je voulais que cet enseignement fût institué avec plus d'efficacité et d'éclat, sous son vrai nom, au centre des grandes études, et que la Charte constitutionnelle fût expliquée et commentée, dans son vrai sens, devant les nombreux étudiants de l'École de droit de Paris. Je proposai au Roi, qui l'accepta, la création d'une chaire de droit constitutionnel dans cette école; et le jour même où le Moniteur publiait le rapport destiné à exposer les motifs et l'objet précis de cette chaire[6], je nommai M. Rossi pour la remplir.
[Note 6: Pièces hitcriques, n° VI.]
Plus vivement contestée que la première, cette nomination pourtant ne parut d'abord susciter que les attaques des opposants d'habitude et l'humeur des rivaux de profession. Mais lorsque à la rentrée annuelle de l'École de droit, le 29 novembre 1834, M. Rossi ouvrit son cours de droit constitutionnel, il fut assailli par des interruptions et des clameurs qui ne lui permirent pas d'aller jusqu'au bout de sa leçon. Trois fois, aux jours assignés, il remonta dans sa chaire et s'efforça, mais en vain, de commencer son enseignement. Les perturbateurs étaient en minorité; un grand nombre d'auditeurs, les élèves sérieux et libéraux essayaient, par des cris à l'ordre et des applaudissements au professeur, de lutter contre le tumulte: ils échouaient toujours. Il y avait évidemment, dans l'École, une petite émeute organisée, où se jetaient volontiers des étudiants ignorants et turbulents, qui ne croyaient pas déplaire à tous leurs professeurs, et qui prenaient plaisir à se sentir soutenus par les émeutiers ordinaires du dehors. A ce désordre obstiné et à des insultes qui menaçaient de devenir violentes, M. Rossi opposait sa persévérance, son sang-froid, quelques paroles dignes; et à chaque nouvelle scène, en sortant de l'École, il venait me raconter ce qui s'était passé et concerter avec moi sa conduite, un peu surpris, lui réfugié libéral et appelé à fonder un enseignement libéral, de rencontrer, contre sa personne et son oeuvre, cette opposition brutale et subalterne. Le conseil des ministres et le conseil royal de l'instruction publique, à qui je rendis compte de l'incident, pensèrent avec moi qu'après avoir fait arrêter quelques-uns des perturbateurs, il convenait d'ordonner une enquête sur les causes du tumulte, pour intimider les intrigues hostiles, et de suspendre le cours jusqu'à ce que l'enquête fût terminée, pour donner aux esprits le temps de se calmer. Les deux mesures atteignirent leur but; les ennemis eurent un peu de honte; les turbulents se lassèrent; M. Rossi reprit son cours; et quelques années après, à la complète approbation des étudiants comme des professeurs ses collègues, il était le doyen de cette École de droit dans laquelle il était entré au milieu de tant d'inimitié et de bruit.
Il était très-propre à surmonter les obstacles, à dissiper les préventions hostiles, et à se concilier les esprits mal disposés, pourvu qu'il eût devant lui du temps. Il était au fond plein de passion et d'autorité; mais elles ne se manifestaient pas du premier coup, ni avec cet élan et cette énergie extérieure qui dominent quelquefois les tumultes parlementaires ou populaires. D'une apparence froide, lente et dédaigneuse, il exerçait plus d'action sur les individus que sur les masses, et savait mieux plaire et vaincre dans le tête-à-tête qu'au milieu des troubles et des péripéties de la foule réunie en assemblée ou en émeute. Pendant que les désordres suscités à l'occasion de son cours devenaient presque une affaire de gouvernement, le Roi me dit un jour: «Êtes-vous bien sûr que l'homme vaille l'embarras qu'il nous donne?—Il vaut infiniment mieux, Sire; le Roi fera un jour de M. Rossi bien autre chose qu'un professeur de droit constitutionnel.—En ce cas, vous avez raison; soutenons-le bien.»
J'eus à la même époque quelques rapports avec un homme qui a fait, je ne dirai pas quelque bruit, car rien n'a été moins bruyant, mais quelque effet, même hors de France, parmi les esprits méditatifs, et dont les idées sont devenues le Credo d'une petite secte philosophique. Ces chaires nouvelles, créées soit au Collége de France, soit dans les Facultés, mettaient en mouvement toutes les ambitions savantes. M. Auguste Comte, l'auteur de ce qu'on a appelé et de ce qu'il a appelé lui-même la Philosophie positive, me demanda à me voir. Je ne le connaissais pas du tout, et n'avais même jamais entendu parler de lui. Je le reçus et nous causâmes quelque temps. Il désirait que je fisse créer pour lui, au Collége de France, une chaire d'histoire générale des sciences physiques et mathématiques; et pour m'en démontrer la nécessité, il m'exposa lourdement et confusément ses vues sur l'homme, la société, la civilisation, la religion, la philosophie, l'histoire. C'était un homme simple, honnête, profondément convaincu, dévoué à ses idées, modeste en apparence quoique, au fond, prodigieusement orgueilleux, et qui sincèrement se croyait appelé à ouvrir, pour l'esprit humain et les sociétés humaines, une ère nouvelle. J'avais quelque peine, en l'écoutant, à ne pas m'étonner tout haut qu'un esprit si vigoureux fût borné au point de ne pas même entrevoir la nature ni la portée des faits qu'il maniait ou des questions qu'il tranchait, et qu'un caractère si désintéressé ne fût pas averti par ses propres sentiments, moraux malgré lui, de l'immorale fausseté de ses idées. C'est la condition du matérialisme mathématicien. Je ne tentai même pas de discuter avec M. Comte; sa sincérité, son dévouement et son aveuglement m'inspiraient cette estime triste qui se réfugie dans le silence. Il m'écrivit peu de temps après une longue lettre pour me renouveler sa demande de la chaire dont la création lui semblait indispensable pour la science et la société[7]. Quand j'aurais jugé à propos de la faire créer, je n'aurais certes pas songé un moment à la lui donner.
[Note 7: Pièces historiques, n° VII.]
Les deux chaires conférées coup sur coup à M. Rossi ranimèrent, dans les Chambres et dans les journaux, une question déjà plusieurs fois débattue et qui devait l'être plus d'une fois encore, la question du cumul des emplois et des traitements dans la sphère des lettres, des sciences et de l'enseignement supérieur, car ce n'est guère que là que ce cumul peut avoir lieu. Ce fut une explosion répétée de cette parcimonie jalouse qui s'acharne contre le bien-être d'hommes laborieux, la, plupart distingués, quelques-uns illustres, presque tous sans fortune native, et qui leur marchande les fruits, toujours bien modestes, de leurs longs travaux. Il y a là une injustice honteuse et un ignorant calcul: on méconnaît à la fois les droits des personnes et les intérêts du pays. Si on dressait la liste des hommes qui, de 1830 à 1848, occupaient, soit dans l'enseignement, soit dans les sciences et les lettres, plusieurs emplois, on trouverait en tête les maîtres des diverses carrières intellectuelles, les hommes qui, dans les applications de la science comme dans la science pure, pouvaient le mieux servir et ont en effet le mieux servi l'État dans les divers postes qui leur étaient confiés. C'est à ces hommes que l'on contestait tantôt leurs traitements, tantôt leurs logements, tantôt les suppléants qu'ils réclamaient après bien des années d'exercice personnel. Quelques-uns, pour échapper à ces douloureuses piqûres, se démettaient de telle ou telle de leurs fonctions; d'autres, qui s'étaient promis de mourir sous le même toit que les collections qu'ils gardaient ou les établissements qu'ils dirigeaient, se voyaient contraints d'aller vivre hors du séjour de leur esprit et des instruments de leur travail. Et pour ceux-là même qu'elle poursuivait sans les atteindre, cette petite guerre subalterne laissait dans leur coeur un profond sentiment d'amertume contre des pouvoirs inintelligents et ingrats.
Je veux insérer ici textuellement une lettre que m'adressa, à cette occasion, l'un de nos plus éminents naturalistes, le collègue et, selon quelques-uns, le rival scientifique de M. Cuvier, M. Geoffroy Saint-Hilaire. Il avait été attaqué dans la Chambre des députés comme occupant, disait-on, au Jardin-des-Plantes, un logement de soixante pièces. Il m'écrivit sur-le-champ, le 8 avril 1833:
«Monsieur le ministre,
Le Muséum d'histoire naturelle a son personnel placé sous les ordres et sous la surveillance des deux ministères; Instruction publique et Travaux publics. Pour les logements nous dépendons du dernier ministère. Attaqué vendredi dernier comme logé au Jardin du Roi, à la tribune de la Chambre des députés, je viens de me justifier auprès de S. E. monsieur le ministre Thiers. Permettez-moi, je vous prie, d'adresser à Votre Excellence la même justification.
«M. le député Lherbette a cru devoir dénoncer le logement que j'occupe dans les bâtiments de l'État, trop fastueux, dit-il, et qu'il a dit être composé de soixante pièces. Il n'en est rien; la chose est de toute fausseté: entre les deux époques des dénonciations de M. Lherbette, il y a eu vérification des lieux par un député, membre de la commission du budget, M. Prunelle. Cet honorable membre de la Chambre s'est porté sous les combles et dans tous les galetas de mon habitation. L'escalier par où il s'est introduit pouvait à peine le contenir; les deux basques de son habit touchaient les deux murailles à la fois, et tout le logement est à l'avenant.
Propriété privée autrefois, la maisonnette que j'occupe, laquelle n'est composée que d'un rez-de-chaussée sous des combles, servait de demeure à un appareilleur placé sous la main d'un maître maçon. Un état des lieux, que l'on étendit à une description minutieuse de compartiments, de planches, de tous les petits espaces, éclairés ou non, fut, avec intention, communiqué à M. Lherbette, et causa les illusions que ce député s'est faites.
Si, après quarante années de travaux non interrompus (mon entrée au Jardin du Roi, à la place de Lacépède, date de mars 1793), si, après ce laps de temps et la poursuite de recherches qui chaque jour commencent dès trois à quatre heures de nuit, j'avais employé à un métier mon activité, je serais riche maintenant. Tout au contraire, je me suis appauvri, ayant consommé une bonne partie de mon patrimoine à acquérir matériaux et livres pour mes recherches; je me suis appauvri en publiant à mes frais des idées qui, non comprises dans leur nouveauté et nullement populaires, ne sont point fructueuses pécuniairement, et sont destinées à préparer dans l'avenir, à la philosophie, de nouvelles bases.
«Jamais je n'ai rien demandé, par conséquent rien obtenu des gouvernements qui répondent à ceux qui les obsèdent; rien obtenu, à moins que l'on ne me compte ma croix d'argent, que Napoléon m'a de son propre mouvement accordée. Loin de tourmenter les hommes puissants, j'ai vécu dans la retraite, seule favorable au travail. Et c'est au bout d'une carrière de quarante ans qu'on s'occupe enfin de moi pour me reprocher le toit modeste sous lequel j'habite, et dont on vante injustement l'étendue et les agréments; ma maisonnette, jusque-là non encore enviée de personne, et dans laquelle je me plais, me suffit, il est vrai, mes prétentions se bornant à la médiocrité célébrée par les poëtes de la saine philosophie.
«Que si Votre Excellence, monsieur le ministre, croit tout ceci exagéré, qu'elle fasse faire une nouvelle descente dans cette maisonnette; qu'on la trouve trop spacieuse et qu'on songe à m'en renvoyer, je suis prêt, comme le sont tous les novateurs, à tous les sacrifices; prêt, sans murmurer, à aller errer, le bâton de la misère à la main, jusqu'à ce qu'enfin ma vieillesse rencontre et recueille le repos éternel.»
Ce n'est pas un médiocre mal pour un gouvernement d'inspirer à de tels hommes de tels sentiments, et les amis du régime parlementaire ne savent pas assez quel tort lui a fait cette inquisition mesquinement tracassière qui semblait ne voir partout, dans les plus modestes comme dans les plus hautes fonctions, que des serviteurs trop chers dont elle avait à contrôler les bénéfices ou à réduire les gages. Je pris à tâche, pendant toute mon administration, de lutter contre cette disposition, et j'eus souvent le bonheur d'en triompher. Quand on traite, avec des assemblées politiques, de ce qui touche à l'intérêt et à l'honneur intellectuel du pays, il ne faut pas craindre de proposer, de demander, d'insister, de faire appel aux idées larges et aux sentiments généreux; on réussit souvent plus qu'on n'a espéré, et quand on échoue, on n'a pas beaucoup à souffrir de l'échec. Parmi les hommes engagés dans les carrières scientifiques, quelques-uns surtout m'inspiraient un vif et particulier intérêt; c'étaient les voyageurs savants, ces hardis pionniers de la science et de l'intelligence, qui, pour conquérir à leur pays des connaissances et des relations nouvelles, pour agrandir sa renommée et sa fortune, vont user au loin, à travers toutes sortes de souffrances et de périls, leur jeunesse, leur courage, leur santé, leur vie, et qui, revenus dans leurs foyers, n'y retrouvent même pas la modeste situation qu'ils y avaient en les quittant, et ne savent seulement pas s'ils parviendront à mettre sous les yeux du public les trésors de science et de nouveauté qu'ils ont amassés pour lui. En 1832 et 1833, je me trouvai en présence, non de la personne, mais déjà de la mémoire de deux des plus illustres parmi ces héros-martyrs de la science, Champollion jeune et Victor Jacquemont, morts tous deux, l'un à quarante et un, l'autre à trente et un ans, victimes tous deux des fatigues de leurs travaux, et laissant tous deux, inédits et enfouis dans leurs familles, les manuscrits et les collections, oeuvres de leur génie et prix de leur vie. Peu de jours après mon entrée au ministère de l'instruction publique, M. de Tracy vint me parler de Victor Jacquemont, déjà malade et mourant dans l'Inde sans qu'on le sût à Paris. On lui avait alloué, pour son voyage, un traitement si insuffisant qu'il aurait langui dans l'impuissance et la détresse si l'amitié de lord William Bentinck, alors gouverneur général des Indes, ne fût venue à son aide. Lorsque, à la fin du XVIIe siècle, l'infatigable adversaire de Louis XIV et de la France, Guillaume III, veillait, avec une tendre sollicitude dont on est tenté de s'étonner, sur le fils de J. W. Bentinck, son intime et presque son seul ami, il ne se doutait pas que, près d'un siècle et demi plus tard, un Bentinck, maître, au nom de l'Angleterre, d'un grand empire en Asie, rendrait, à un jeune Français isolé loin de sa patrie, les mêmes affectueux services. Je me plais à rapprocher ces souvenirs qui attestent, entre la France et l'Angleterre, le progrès des moeurs douces et généreuses. Je m'empressai de doubler le traitement alloué à Victor Jacquemont; justice encore bien petite et qui arriva trop tard. Quand on sut à Paris qu'il était mort du choléra à Bombay, je m'entendis avec sa famille et ses amis pour assurer la publication du Journal et des Collections de son voyage; grand ouvrage plein d'observations et de peintures piquantes autant que de recherches savantes, et aussi intéressant à lire pour les esprits cultivés que curieux à étudier pour les géologues et les naturalistes de profession. La mémoire et les travaux de Champollion jeune méritaient une justice encore plus éclatante; je présentai aux Chambres une loi qui ordonna l'acquisition de ses manuscrits dont je fis commencer aussitôt la publication, et qui donna à sa veuve une pension de 3,000 francs. Par une loi semblable et simultanée, la bibliothèque de M. Cuvier fut achetée pour l'État, et sa veuve reçut, avec une pension de 6,000 francs, l'autorisation de continuer à occuper toute sa vie, au Jardin-des-Plantes, l'appartement qu'il avait habité.
C'étaient là des actes d'administration, des améliorations spéciales et des justices personnelles qui ne contenaient et n'annonçaient aucune grande réforme dans notre système général d'instruction supérieure. J'en méditais pourtant plusieurs, importantes mais difficiles, et pour lesquelles le public, le gouvernement et l'Université n'étaient encore que peu empressés ou peu préparés.
Personne encore ne réclamait, ou du moins n'insistait pour réclamer l'application à l'instruction supérieure du principe de la liberté d'enseignement. En fait, la liberté, déjà grande dans cette région de l'instruction publique, donnait satisfaction au désir des esprits; en principe, le bon sens public pressentait l'extrême péril et partant l'impossibilité de reconnaître au premier venu le droit d'ouvrir à tout venant un lieu de réunion, d'y élever une chaire, et de professer publiquement, sur toutes les matières du haut enseignement, toutes les idées qui peuvent traverser l'esprit humain. Quelles limites devaient être assignées à ce droit et quelles garanties exigées pour son exercice? Ces questions étaient plutôt entrevues que posées, et il n'y avait, pour le pouvoir, aucune nécessité pratique et pressante de les résoudre. C'est précisément à un tel moment et dans une telle disposition des esprits qu'il convient à un gouvernement sensé d'aborder de telles questions; il le peut faire alors avec prévoyance et mesure, sans avoir à lutter contre des passions ou des systèmes déjà puissants, et en plaçant de fortes garanties pour l'ordre et la morale publique à côté d'une liberté encore peu aguerrie. Je ne doutais pas que bientôt, par le mouvement naturel des idées et des institutions, on n'en vînt à demander la liberté pour le haut enseignement comme pour l'instruction primaire et secondaire, et je voulais que ce voeu, quand il deviendrait sérieux, se trouvât déjà réglé et contenu en même temps que satisfait.
L'institution des agrégés auprès des diverses facultés offrait un moyen naturel d'atteindre à ce but. Ces professeurs encore jeunes et en attente, élus par leurs maîtres après les fortes épreuves du concours, existaient déjà depuis 1823 dans les facultés de médecine, et sous le nom de suppléants dans les facultés de droit, où ils étaient admis à suppléer, dans l'occasion, les professeurs titulaires. En 1840, M. Cousin, alors ministre de l'instruction publique, étendit cette institution aux facultés des lettres et des sciences, et la développa en donnant aux agrégés, dans toutes les facultés, le droit de faire des cours libres à côté des cours des professeurs titulaires de l'État. C'était précisément ce que je me proposais de faire en 1835 pour ouvrir, dans le haut enseignement, une place convenable au principe de la liberté. J'en aurais réglé les conditions un peu autrement que ne le fit M. Cousin; j'aurais donné à la liberté, soit pour l'ouverture, soit pour la suspension des cours des agrégés, quelques garanties de plus, et fait une plus large part à l'intervention des facultés elles-mêmes entre le ministre de l'instruction publique et les professeurs libres. Mais en soi et dans ses dispositions essentielles, la mesure était excellente, et si elle eût été exécutée comme elle avait été conçue, elle eût réalisé, dans l'instruction supérieure, l'un des principaux progrès que je me proposais d'y accomplir.
Pour une autre réforme, bien plus considérable, nous avons eu aussi, M. Cousin et moi, les mêmes vues. J'ai déjà parlé, dans ces Mémoires, de la part que j'ai prise à l'ordonnance du 17 février 1815, rendue par le roi Louis XVIII, sur l'organisation générale et le régime de l'Université. Elle avait pour but de décentraliser, comme on dit aujourd'hui, non pas le gouvernement de l'instruction publique, mais l'enseignement même, surtout le haut enseignement. Elle créait, en beaucoup trop grand nombre, des universités particulières, distribuées sur les divers points du territoire, et où devaient se trouver réunies toutes les parties de l'instruction, supérieure, littérature, philosophie, histoire, sciences mathématiques et physiques, droit, médecine, l'ensemble des connaissances humaines et des études nécessaires aux professions libérales. Nous ne saurions nous le dissimuler: si nous promenons nos regards sur toute la France, nous voyons, partout ailleurs qu'à Paris, ces belles études en déclin; en même temps que le niveau général de l'instruction primaire et industrielle s'élève, celui de l'instruction supérieure et du grand développement intellectuel s'abaisse; et la France d'aujourd'hui, bien mieux pourvue d'écoles élémentaires et de bons praticiens en divers genres qu'elle ne l'était jadis, offre, loin de sa capitale, bien moins d'esprits richement cultivés et noblement ambitieux qu'elle n'en possédait en 1789, lorsque l'Assemblée constituante sortit tout à coup de son sein. Je fais grand cas du savoir élémentaire et pratique; c'est le pain quotidien des nations; mais comme le dit l'Évangile, «l'homme ne vit pas seulement de pain,» ni les nations non plus; quand elles ont été et pour qu'elles restent grandes, il faut que la grande culture de l'esprit n'y soit pas un phénomène rare et concentré au seul sommet de la société. C'est malheureusement ce qui arrive de nos jours; par une multitude de causes très-diverses, Paris attire et absorbe moralement la France. La richesse et le bien-être matériel s'accroissent partout, mais c'est vers Paris que les esprits se tournent et que leur ambition aspire. Nos départements ne voient plus guère, comme autrefois les provinces, des hommes considérables par les lumières et les goûts intellectuels comme par leur situation sociale, rester fixés dans leur ville ou dans leur campagne natale, et y vivre satisfaits et animés, répandant autour d'eux les trésors de leur intelligence comme ceux de leur fortune. Les économistes se plaignent que la population afflue outre mesure vers les grandes villes, surtout vers Paris; les moralistes sont encore plus en droit d'élever la même plainte; car cette concentration de la vie intellectuelle dans Paris n'a pas seulement pour effet de la faire languir et dépérir dans les provinces; elle l'altère et finit par l'énerver ou la corrompre là même où elle la développe. Ce ne sont pas seulement des esprits cultivés et éclairés qu'il faut à une grande nation; il lui faut des esprits variés, originaux, indépendants, qui travaillent par eux-mêmes, pensent en liberté, et restent, en se développant, tels que les ont faits leur nature et les accidents particuliers de leur destinée. Or, les esprits ne conservent guère ces précieuses qualités que lorsqu'ils grandissent et vivent là où ils sont nés, recevant la lumière de tous les points de l'horizon d'où elle vient, mais sans se détacher du sol paternel. L'homme peut vivre partout, corps et âme; pourtant, la transplantation lui enlève beaucoup de sa beauté propre et de sa vigueur naturelle. L'unité nationale est admirable; l'uniformité des poids et mesures est bonne; mais l'uniformité des esprits fait tôt ou tard leur faiblesse et leur servitude; résultat aussi déplorable pour l'honneur et l'influence d'un peuple dans le monde que pour sa liberté.
Je n'ai garde de croire que trois ou quatre universités, placées çà et là loin de Paris, puissent avoir la vertu de guérir ce mal produit et fomenté par tant de causes, quelques-unes peut-être insurmontables. Pourtant, de tous les remèdes à employer en pareil cas, celui-là est l'un des plus praticables et des plus efficaces. Beaucoup de liens puissants, de sentiment comme d'intérêt, attachent les hommes aux lieux de leur naissance et de leur enfance; et ces liens ont leur empire sur les esprits actifs, avides d'étude et de science, comme sur les caractères tranquilles dont le désir se borne à cultiver les champs, ou à pratiquer sous le toit natal la profession de leurs pères. Ce qui éloigne de leur ville ou de leur province les hommes en qui l'ambition intellectuelle est vive, c'est qu'ils n'y trouvent ni les moyens de s'élever au but où ils aspirent, ni les jouissances dont, ce but une fois atteint, ils ne sauraient se passer. Qu'il y ait, sur divers points de la France, de grands foyers d'étude et de vie intellectuelle où les lettres et les sciences, dans toute leur variété et leur richesse, offrent à leurs adeptes de solides leçons, les instruments du travail, d'honorables carrières, les satisfactions de l'amour-propre, les plaisirs d'une société cultivée; à coup sûr, les maîtres éminents et les jeunes gens distingués se fixeront volontiers là où ils trouveront réunis et à leur portée de tels avantages; ils y attireront et y formeront peu à peu un public animé des mêmes goûts, sensible aux mêmes plaisirs; et Paris, sans cesser d'être, parmi nous, le grand théâtre de l'activité littéraire et savante, cessera d'être le gouffre où viennent s'engloutir tant d'esprits capables d'une plus utile vie et dignes d'un meilleur sort.
Mais pour répondre à leur destination, de tels établissements veulent être complets et un peu éclatants; si la parcimonie scientifique ou économique s'en mêle, elle les tuera au moment même de leur naissance. Il faut que, dans les nouvelles universités et dans leurs diverses facultés, lettres, sciences, droit, médecine, théologie (si l'Église s'y prête), le nombre et l'objet des chaires soient en harmonie avec l'état actuel des connaissances humaines, et que la condition des professeurs y soit assurée, commode, digne. Le but vaut la peine que l'État fasse les sacrifices indispensables pour l'atteindre. C'est d'ailleurs la disposition de notre pays que les innovations n'y réussissent que si elles sont hardies et grandes; pour être bien venu à fonder des établissements nouveaux, il faut faire et demander beaucoup. Aussi avais-je dessein, en proposant aux Chambres la création des universités locales, de montrer ce plan d'instruction supérieure dans toute son étendue et de réclamer toutes les conditions nécessaires à son succès. J'avais étudié la difficile question des lieux les plus propres à recevoir et à faire prospérer de tels établissements, et quatre villes, Strasbourg, Rennes, Toulouse et Montpellier, m'avaient paru celles qui, à tout prendre, offraient à l'institution nouvelle les meilleures chances, et satisfaisaient le mieux aux besoins généraux de la France. J'aurais présenté à cet égard, un projet d'ensemble, et recherché d'un seul coup un résultat complet. Quand M. Cousin tenta, en 1840, l'exécution de la même idée, il crut devoir procéder autrement; il se borna à demander pour la ville de Rennes, déjà en possession des facultés de droit et des lettres, la création d'une faculté des sciences et d'une faculté de médecine, présentant ce projet comme un essai et un échantillon «des grands centres d'instruction supérieure que le gouvernement avait l'intention de créer sur quelques points de la France.» Ainsi resserrée dans ces modestes limites, la proposition fut encore mutilée; la Chambre des députés en rejeta ce qu'elle avait de plus considérable, la création d'une faculté de médecine à Rennes. Un projet plus grand et plus exigeant eût obtenu, je crois, plus de succès.
Une troisième réforme, plus morale que scientifique, était, de tous mes projets quant à l'instruction supérieure, celui que j'avais le plus à coeur.
Quand je visitai les universités d'Oxford et de Cambridge, une chose surtout me frappa: la discipline à côté de la liberté, les maîtres présents et vigilants au milieu d'une jeunesse en possession d'une large mesure d'indépendance, l'éducation encore continuée dans l'âge des études supérieures et de l'émancipation. Les jeunes gens vivent, la plupart du moins, dans l'intérieur des divers collèges dont ces universités se composent, fort libres chacun dans son logement particulier, mais prenant leurs repas ensemble, tenus d'assister tous les jours à la prière commune, d'être rentrés à une heure déterminée, astreints à certaines règles, à certaines habitudes qui rappellent l'intérieur de la famille, la soumission du nombre, le respect de l'autorité, et maintiennent des devoirs stricts et de fortes influences morales dans la vie déjà bouillonnante de ces générations qui touchent au moment où elles prendront à leur tour possession du monde. Il y a, à Oxford et à Cambridge, bien des jeunes gens qui étudient fort peu, qui se dérangent, jouent, commettent des excès, font des sottises et des dettes; la liberté est grande, mais la règle subsiste et se fait sentir; l'autorité vit au sein de la liberté, présente aux esprits, même quand elle ne gouverne pas les actions. Et c'est loin des grands foyers de population et de mouvement, dans de petites villes exclusivement vouées à l'étude, où les établissements d'instruction frappent partout les yeux, où les étudiants rencontrent sans cesse leurs maîtres, que la jeunesse anglaise vit sous ce régime spécial et sain, point asservie à des exigences tracassières, mais point livrée à elle-même dans une foule inconnue; assez médiocrement instruite à certains égards, mais moralement contenue et disciplinée au moment où elle essaye sa force et dans le passage difficile de l'enfance à la condition virile.
Quel contraste entre ce régime et la situation des jeunes gens qui viennent à Paris faire leurs études supérieures et se préparer aux diverses professions de la vie! Au sortir de la famille et du collège, ils tombent dans cette ville immense, seuls, sans gardien, sans conseiller, affranchis tout à coup de toute autorité et de toute règle, perdus dans la foule et dans l'obscurité de leur vie, en proie à tous les ennuis de l'isolement, à toutes les tentations, à toutes les contagions de la passion, de l'inexpérience, de l'occasion, de l'exemple, dénués de frein et d'appui moral précisément à l'époque où ils en auraient le plus impérieux besoin. Je n'ai jamais regardé ou pensé sans un profond sentiment de tristesse à cette déplorable condition de la jeunesse qui afflue dans nos grandes écoles. Personne ne sait, personne ne peut calculer combien de nos enfants se perdent dans cette épreuve désordonnée et délaissée, ni quelles traces en restent, pour tout le cours de leur vie, dans les moeurs, les idées, le caractère de ceux-là même qui n'y succombent pas tout entiers.
Pourquoi ne placerions-nous pas, à côté de nos grandes écoles d'instruction supérieure, des établissements où les jeunes gens retrouveraient quelque chose du foyer domestique, et vivraient réunis en un certain nombre, avec une large mesure d'indépendance personnelle et de liberté, soumis pourtant à une certaine discipline, et surveillés, soutenus dans leur conduite en même temps qu'aidés et encouragés dans leurs travaux? A la tête de ces établissements devraient être des hommes instruits, honorés, des chefs de famille capables de prendre un intérêt sérieux à la vie morale comme aux études de leurs jeunes hôtes et d'exercer sur eux une salutaire influence. C'est dans ce but que furent fondés jadis, c'est à peu près là ce qu'étaient ces collèges des diverses provinces, dites nations, où les étudiants, accourus aux leçons de l'Université de Paris, habitaient et vivaient en commun. Les formes, les règles, les habitudes de semblables maisons devraient être, de nos jours, très-différentes de ce qu'elles étaient alors; mais l'idée et le résultat seraient, au fond, les mêmes; les jeunes gens seraient mis à l'abri du dérèglement comme de l'isolement. Par condescendance pour nos habitudes et nos moeurs, je ne voudrais prescrire, à cet égard, rien d'obligatoire; les étudiants qui le préféreraient resteraient libres de vivre seuls et dans la foule, comme ils le font aujourd'hui; mais les avantages moraux de la vie hospitalière dont je parle seraient si évidents, et il serait si aisé d'y attacher, pour les études même, des secours précieux, que la plupart des pères de famille n'hésiteraient certainement pas à placer ainsi leurs fils.
C'était là l'institution que je me proposais de fonder et l'exemple que je voulais donner pour prolonger l'éducation dans l'instruction supérieure, et exercer quelque influence morale sur les jeunes gens dans leur passage du collége au monde. Loin de prétendre placer sous la main de l'État seul de tels établissements, je désirais au contraire qu'à côté des siens il s'en fondât plusieurs divers par l'origine, la tendance, et parfaitement indépendants. J'en avais exposé l'idée à un digne prêtre catholique et à un pieux évêque qui l'avaient fort accueillie, et s'étaient montrés disposés à soutenir de leur patronage une fondation de ce genre. J'en avais aussi entretenu quelques-uns de mes amis protestants qui ne demandaient pas mieux que de se concerter pour ouvrir, aux étudiants de leur communion, un tel foyer de vie laborieuse et régulière. Les objections et les difficultés abondent sous les premiers pas de toute innovation sérieuse; pourtant il y a grande chance de succès quand le pouvoir qui l'entreprend ne craint pas de s'y compromettre et accepte sans hésiter le concours de la liberté.
Mais ce qui manque, de nos jours, aux desseins un peu difficiles, c'est le temps: nous avons à peine quelques heures d'activité puissante et tranquille; nous vivons au milieu tantôt de la tempête, tantôt du calme plat, condamnés tour à tour au naufrage ou à l'immobilité. Plus rapides et plus forts que nous, les événements emportent nos idées et nos intentions avant qu'elles aient pu passer dans les faits, souvent même avant qu'elles soient devenues seulement des tentatives. J'ai peut-être moins à me plaindre que d'autres de ce trouble continu de mon temps, puisque j'ai pu, comme ministre de l'instruction publique, laisser çà et là quelques traces durables de mon passage. Pourtant, je ne puis me défendre de quelque tristesse quand ma pensée se reporte vers les projets que j'avais formés, que je croyais bons, et qui ne se sont pas même laissé entrevoir. Je dirai tout à l'heure comment la politique de cette époque vint les arrêter, et me jeter dans des questions et des luttes bien différentes de celles que je rappelle en ce moment.