Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 3)
CHAPITRE XIX
ACADÉMIES ET ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES.
Rétablissement de l'Académie des sciences morales et politiques dans l'Institut.—Motifs et objections.—Lettre de M. Royer-Collard.—Je communique mon projet aux membres survivants de l'ancienne classe des sciences morales et politiques. L'abbé Sieyès.—Le comte Roederer.—M. Daunou.—Élections nouvelles.—M. Lakanal.—Des travaux de l'Académie des sciences morales et politiques et de l'utilité générale des académies.—Mes relations avec les sociétés savantes des départements.—De l'administration des établissements littéraires et scientifiques.—Idées fausses à ce sujet.—De la suppression des logements pour les conservateurs et employés dans l'intérieur de ces établissements.—Réformes dans l'administration de la Bibliothèque royale.—Augmentation du budget des établissements littéraires et scientifiques.—Constructions nouvelles au Muséum d'histoire naturelle.
J'entrai au ministère de l'instruction publique profondément convaincu que c'est maintenant pour le gouvernement de la France, quelque nom qu'il porte, un intérêt éminent de se montrer, non-seulement exempt de toute crainte, mais bienveillant et protecteur pour les travaux de l'esprit humain, aussi bien dans les sciences morales et politiques que dans les autres. Je ne connais guère, de nos jours, une situation plus fausse et plus affaiblissante pour le pouvoir que d'être pris pour un adversaire méfiant et systématique de l'activité intellectuelle, même lorsque, étrangère à toute vue de circonstance ou de parti politique, elle ne s'applique qu'à la recherche générale et abstraite de la vérité. Je sais quels liens puissants unissent les idées abstraites aux intérêts positifs de la société, et combien la transition est prompte des principes aux faits et de la théorie à l'application. Je sais aussi qu'il y a des temps et des lieux où la vérité, même générale et purement scientifique, peut être, pour l'ordre établi un embarras et un danger. Je n'ai rien à dire de cette difficile situation; je ne m'occupe que de mon propre pays et de mon propre temps. Au point où nous sommes de la vie nationale, après les expériences que nous avons faites et les spectacles auxquels nous avons assisté, l'ordre et le pouvoir, loin d'avoir, parmi nous, rien à craindre du libre et sérieux développement scientifique de l'esprit humain, y trouveront de la force et de l'appui. Non que beaucoup d'erreurs, et d'erreurs dangereuses, ne viennent encore ainsi à se produire; mais dans les régions élevées de l'intelligence comme de la société, les erreurs dangereuses, en morale et en politique, n'ont plus maintenant le vent en poupe; elles y sont promptement signalées, combattues et décriées. Ce n'est plus en haut, c'est en bas que les théories qui portent le dérèglement dans les âmes et dans les peuples sont favorablement accueillies et deviennent aisément puissantes; ce n'est plus dans le monde savant, c'est dans le monde ignorant qu'il faut les redouter et les poursuivre. Sur les hauteurs, la tendance actuelle de l'esprit est de se redresser et de s'épurer; c'est dans les rangs obscurs et pressés des régions inférieures qu'habitent et travaillent aujourd'hui les démons pervers et ardents à répandre leur perversité. Que le gouvernement sache avoir confiance dans le mouvement intellectuel d'en haut; il y rencontrera plus de secours que de péril. Et qu'il soit infatigable à combattre le désordre intellectuel d'en bas; les faits ne lui en fourniront que trop souvent les occasions avec la nécessité; car c'est en bas surtout que les erreurs de l'esprit se transforment rapidement en passions anarchiques, en actions destructives, et qu'elles tombent ainsi sous les justes atteintes du pouvoir.
Ce fut dans ces vues, et avec des espérances ainsi limitées, que, peu de jours après la formation du cabinet, je proposai au Roi le rétablissement, dans l'Institut, de la classe des sciences morales et politiques fondée en 1795 par la Convention, et supprimée en 1803 par Napoléon, alors premier Consul. Naguère, au plus fort des orgies politiques et intellectuelles de 1848, le général Cavaignac, alors chef du gouvernement républicain, demanda à cette Académie de raffermir dans les esprits, par de petits ouvrages répandus avec profusion, les principes fondamentaux de l'ordre social, le mariage, la famille, la propriété, le respect, le devoir. C'était se faire, dans un bon dessein, une grande illusion sur la nature des travaux d'une telle compagnie et sur la portée de son action. Il n'est pas donné à la science de réprimer l'anarchie dans les âmes, ni de ramener au bon sens et à la vertu les masses égarées; il faut, à de telles oeuvres, des puissances plus universelles et plus profondes; il y faut Dieu et le malheur. C'est dans les temps réguliers que, par les justes satisfactions données et la saine direction imprimée aux esprits élevés et cultivés, les corporations savantes exercent, au profit du bon ordre intellectuel, une influence salutaire, et peuvent prêter au pouvoir lui-même, s'il sait entretenir avec elles d'intelligents rapports, un indirect, mais utile appui. C'était là le résultat que je me promettais de l'Académie des sciences morales et politiques; rien de plus, mais rien de moins. Le Roi et le cabinet adoptèrent avec empressement ma proposition.
Ce n'est pas qu'elle ne rencontrât des objections graves et que d'excellents esprits ne la reçussent avec peu de faveur. Dans mon propre parti et parmi les plus fermes soutiens de notre politique, plusieurs se méfiaient grandement de la spéculation philosophique, et doutaient que, même animée des plus sages intentions, elle pût servir à raffermir l'ordre et le pouvoir. D'autres voyaient avec déplaisir des hommes fameux dans les plus mauvais temps révolutionnaires remis en honneur au nom de la science et en dépit de leurs fâcheux souvenirs. La première et inévitable conséquence de la mesure proposée était en effet de rappeler, comme noyau de la nouvelle Académie, les douze membres encore vivants de l'ancienne classe des sciences morales et politiques; deux d'entre eux, l'abbé Sieyès et M. Merlin de Douai, avaient voté la mort de Louis XVI; un troisième, M. Garat, était ministre de la justice à cette sanglante époque, et avait lu au Roi son arrêt; presque tous appartenaient à l'école sensualiste du XVIIIe siècle et convenaient mal à la philosophie spiritualiste et à l'esprit religieux. On s'inquiétait du retour de leur influence; on regrettait que le gouvernement parût s'en faire le patron.
J'eus, de cette disposition d'une portion du public, un témoignage irrécusable: M. Royer-Collard, absent au moment où l'Académie restaurée se préparait à se compléter par l'élection de nouveaux membres, m'écrivit: «Si le public et les gens de lettres mettent beaucoup d'intérêt à votre Académie des sciences morales et politiques, vous avez bien fait pour vous; mais comme elle ne serait pour moi qu'une niaiserie, un réchauffé de lieux communs, et qu'elle s'élève d'ailleurs sur des fondements conventionnels et révolutionnaires, je ne me soucie nullement d'y figurer. Je l'ai écrit, il y a quelques jours, à Cousin. Écartez donc mon nom.» Selon son voeu, ce nom qui était là si naturellement appelé, n'y fut pas même prononcé.
M. Royer-Collard était parfaitement libre de ne consulter, dans cette circonstance, que ses goûts ou ses dégoûts personnels; mais j'aurais eu grand tort de me conduire par de tels mobiles: j'avais, comme homme public, un double devoir à remplir; l'un, de rétablir une institution scientifique que je jugeais bonne; l'autre, de placer cette institution en dehors des dissentiments et des ressentiments politiques, même légitimes. Je n'ignorais pas que des idées philosophiques, qui n'étaient point les miennes, dominaient dans cette classe de l'Institut au moment de sa première fondation et y reparaîtraient dans sa renaissance; mais je ne craignais pas que, dans l'enceinte que je leur rouvrais, ces idées redevinssent puissantes ni redoutables; et les inconvénients de quelques mauvais souvenirs révolutionnaires étaient, à mon avis, bien inférieurs aux avantages présents et futurs de cette éclatante démonstration de la confiance du pouvoir dans la liberté laborieuse et réfléchie de l'esprit humain.
La mesure une fois résolue, je n'hésitai pas plus sur le mode d'exécution que sur le principe. J'étais bien décidé à ne faire faire par ordonnance du Roi aucune nomination académique; l'élection est de l'essence des sociétés savantes; on n'y entre dignement que par le choix de ses pairs. Je me souvenais qu'un vieux et fidèle royaliste, l'abbé de Montesquiou, nommé en 1816 membre de l'Académie française par l'ordonnance royale qui écarta de cette compagnie quelques-uns de ses membres, n'avait jamais voulu y prendre séance, disant: «Je ne suis pas académicien; ce n'est pas le Roi qui fait des académiciens.» Je ne voulus pas même faire rendre l'ordonnance de rétablissement sans en avoir concerté les dispositions et l'exécution avec les membres encore vivants de l'ancienne classe des sciences morales et politiques qui devaient y être appelés. Je n'ai pas plus de goût aux formes qu'aux maximes du pouvoir absolu; je me sens à l'aise et satisfait pour mon propre compte en témoignant, aux hommes avec qui j'ai à traiter, les égards dus à des créatures intelligentes et libres. A part mon penchant personnel, le pouvoir a, dans la plupart des cas, bien plus d'avantage à accepter de bonne grâce le travail de la délibération préalable et officieuse qu'à affronter aveuglément les critiques en agissant seul et brusquement, selon sa seule science et fantaisie; quand il procède ainsi, c'est bien plus souvent par paresse et inhabileté que par nécessité et prudence. Décidé donc à communiquer aux anciens académiciens les bases de mon projet, je cherchai quel était, parmi eux, celui avec qui je pourrais le plus sûrement m'entendre, et qui aurait ensuite le plus d'influence sur ses collègues. De tous les survivants, l'abbé Sieyès était le plus célèbre. J'allai lui faire une visite. J'eus quelque peine à en être reçu, et je le trouvai dans un extrême affaiblissement d'esprit et de mémoire. Un moment, dans notre courte entrevue, le nom de la classe des sciences morales et politiques parut le ranimer et lui inspirer quelque intérêt: lueur vacillante et qui s'évanouit rapidement. Je renonçai à toute intervention de sa part dans la petite négociation que je méditais. En parcourant les autres noms, le comte Roederer me parut le plus propre à en être chargé. C'était un homme d'un esprit ouvert, flexible, sensé, libéral, lettré, et, malgré sa préoccupation de bien des préjugés de son temps, exempt de passion et d'entêtement de parti dans la pratique des affaires. Il était dans sa terre de Matignon; sur ma prière il vint sur-le-champ à Paris; je lui communiquai mon projet et mes vues pour son exécution, en le priant de réunir ses anciens collègues et de s'en entretenir avec eux. Il s'en chargea avec empressement, et le 24 octobre, je reçus de lui cette lettre:
«Monsieur, j'ai lu aux anciens membres de la classe des sciences morales de l'Institut la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire ce matin.
Ils applaudissent au rétablissement de cette classe.
Ils pensent que, sans la diviser en sections, quant à présent, il convient de réunir dans un article général les attributions des sections, et d'y ajouter la philosophie de l'histoire (ou les méthodes à suivre dans les compositions historiques pour qu'elles soient, le plus qu'il se pourra, profitables à la morale et à la politique).
Ils estiment que cette classe pourrait être bornée à trente membres, et recevoir le titre d'Académie des sciences morales et politiques.
Ils regardent comme une conséquence de la réintégration de la classe celle de tous les membres qui en subsistent encore, et de plus celle de deux membres qui n'étaient qu'associés lors de la dissolution, mais qui ont reçu depuis le caractère électoral dans une des classes subsistantes.
Ils croient convenable d'adjoindre quatre membres pour élire les quinze autres qui feront le complément de l'académie; mais ils estiment que cette adjonction doit se faire par voie d'élection régulière, et qu'aucune élection ne peut avoir de régularité qu'après l'émission de l'ordonnance de rétablissement.
Ils croient que les élections doivent être faites en trois temps.
La première, immédiatement après la publication de l'ordonnance; elle nommera les quatre adjoints.
Par la seconde, les quinze membres formés par l'adjonction aux onze anciens nommeront huit membres, ce qui fera vingt-trois.
La troisième sera faite par les vingt-trois, et nommera les sept membres complémentaires de la classe.
Voilà, monsieur, le résultat de notre longue délibération, où tous se sont montrés bienveillants pour le projet.»
Il n'y avait rien là que de parfaitement conforme aux idées que j'avais communiquées à M. Roederer, et l'ordonnance fut immédiatement rendue. Mais quand on en vint à l'exécution, et d'abord à l'élection, par les anciens membres, des quatre adjoints qui devaient, de concert avec eux, compléter l'Académie, les rivalités, les susceptibilités et les méfiances philosophiques apparurent. Les quatre adjoints devaient être pris dans les autres classes de l'Institut, et parmi les noms mis en avant pour ces choix se trouvait fort naturellement celui de M. Cousin. M. Daunou le repoussa, non pas, dit-il, qu'il voulût l'écarter absolument de l'Académie; il trouvait convenable et même nécessaire que M. Cousin en devînt membre, mais il demandait qu'il ne fût élu que plus tard et quand l'Académie aurait à se compléter définitivement. Pressé d'objections et de questions, il répondit qu'il ne voulait pas, en appelant M. Cousin parmi les quatre premiers adjoints, lui donner sur les élections suivantes une influence dont il pourrait abuser «au profit de son parti doctrinal contre le nôtre.» Comme la discussion continuait, M. Daunou finit par dire qu'il ne faisait point d'objection à ce que le gouvernement nommât lui-même d'office les quatre adjoints dans l'ordonnance de rétablissement de l'Académie, et y comprît M. Cousin; ce ne serait là que suivre les exemples du passé, et personne n'y trouverait à redire. M. Merlin se rangea à cet avis. Ces académiciens renonçaient ainsi à leur droit d'élire eux-mêmes leurs collègues et provoquaient le pouvoir à un acte de bon plaisir pour s'épargner l'embarras d'écarter ou le déplaisir d'admettre un candidat dont les doctrines philosophiques inquiétaient les leurs. Je déclarai que je ne proposerais jamais au Roi de nommer lui-même des académiciens, et que les anciens membres de l'Académie rétablie étaient parfaitement libres d'élire les quatre premiers adjoints comme il leur conviendrait. L'élection eut lieu en effet; je ne sais comment vota M. Daunou, mais M. Cousin fut l'un des quatre élus; les seize membres ainsi réunis se complétèrent par deux élections successives qui appelèrent chacune sept nouveaux membres, et le 4 janvier 1833, M. Roederer ouvrit les séances de l'Académie définitivement constituée par un discours plein d'une satisfaction joyeuse et d'une espérance un peu vaniteuse dans l'influence de la philosophie, caractère persévérant de la brillante et forte génération à laquelle il appartenait.
J'eus, deux ans plus tard, un piquant exemple de l'énergique et confiante activité de ces derniers survivants de 1789, dans les plus simples comme dans les plus graves circonstances de la vie: je me trouvai un matin avec quelques personnes chez M. de Talleyrand venu en congé de Londres à Paris: «Messieurs, nous dit-il avec un sourire de contentement presque jeune que j'ai vu quelquefois sur sa froide figure, je veux vous dire ce qui m'est arrivé hier; je suis allé à la Chambre des pairs; nous n'étions que six dans la salle quand je suis entré: M. de Montlosier, le duc de Castries, M. Roederer, le comte Lemercier (j'ai oublié qui il nomma comme le cinquième) et moi; nous étions tous de l'Assemblée constituante et nous avions tous plus de quatre-vingts ans.» Ces fermes vieillards se plaisaient à voir et à faire remarquer que partout ils arrivaient encore les premiers.
Un autre vieillard, l'un des débris d'une autre célèbre Assemblée, et qui probablement se croyait célèbre lui-même par les grandes scènes et l'acte terrible auxquels il avait pris part, M. Lakanal, membre de la Convention nationale et l'un de ceux qui avaient voté la mort de Louis XVI, avait été aussi membre de l'ancienne classe des sciences morales et politiques. C'était même lui qui, en 1795, avait proposé et fait adopter dans la Convention le règlement de fondation de l'Institut et la liste des membres appelés à en former le noyau. En 1832, quand il fut question du rétablissement de l'Académie à laquelle il avait appartenu, personne, pas plus parmi ses anciens collègues que dans le public, ne se souvint de lui; personne ne pensa à demander ce qu'il était devenu. On le croyait mort, ou plutôt on ne s'enquit nullement de lui, tant il était oublié. Il vivait pourtant; il était cultivateur dans l'un des États naissants des États-Unis d'Amérique, dans l'Alabama, sur la dernière limite, à cette époque, entre la civilisation américaine et les sauvages. Il apprit là le rétablissement de son Académie et de ses anciens collègues; il m'écrivit pouf réclamer son droit à reprendre, parmi eux, sa place; je transmis à l'Académie son incontestable réclamation; la mort de M. Garat laissait, à ce moment, dans la section de morale, une place vacante; M. Lakanal y fut admis, de droit et sans élection. Quand il le sut, il hésita à rentrer en France, et m'écrivit, pour m'offrir ses services aux États-Unis, une longue lettre, singulier mélange d'idées justes et d'idées confuses, de prudence expérimentale et d'énergique fidélité à ses souvenirs révolutionnaires[8]. Je n'employai point M. Lakanal; il rentra en France, reprit son siége à l'Académie, et mourut en 1845, obscur encore, quoique avec tous les honneurs d'usage rendus aux académiciens.
[Note 8: Pièces historiques, n° VIII.]
En activité depuis vingt-sept ans, l'Académie des sciences morales et politiques a parfaitement expliqué et pleinement justifié elle-même sa fondation. L'esprit de parti politique ou d'intolérance philosophique n'y a jamais dominé; il a pu y apparaître quelquefois; c'est le fait de la liberté; il a toujours été contre-balancé et contenu; c'est le résultat du rapprochement habituel d'hommes divers de situations et d'opinions, mais unis par le goût et le respect communs de la science et de la vérité. Dans ses rapports soit avec le public, soit avec le pouvoir, l'Académie a constamment fait preuve d'indépendance comme de mesure; elle a, en toute occasion, fermement combattu le dérèglement et hautement secondé le mouvement régulier des esprits. Le compte rendu de ses séances et le recueil de ses mémoires attestent l'activité intellectuelle de ses membres. Par les concours qu'elle a ouverts et les questions qu'elle a proposées, elle a suscité hors de son sein beaucoup de travaux importants, plusieurs très-remarquables, sur la philosophie, l'histoire, la législation, l'économie politique, toutes les belles et difficiles sciences auxquelles elle est consacrée. Des hommes d'un mérite inconnu, des jeunes gens laborieux et distingués ont été ainsi mis en lumière et sur la voie des fortes études comme des solides succès. Jamais il n'a été plus inintelligent et plus inopportun que de nos jours de combattre les académies: nous vivons dans une société plus équitablement réglée et plus soigneuse du bonheur de tous que ne l'ont été la plupart des sociétés humaines; mais les centres variés, les groupes durables, les agrégations fortes, les impulsions indépendantes y manquent; c'est une société à la fois dissoute et concentrée, qui montre partout l'individu isolé en face de l'unité toute-puissante de l'État. Nous cherchons depuis longtemps déjà, et jusqu'ici sans beaucoup de succès dans l'ordre politique, quelque remède à ces lacunes d'un état social qui, à côté de grands bienfaits publics, laisse les droits bien faibles, les libertés bien mal assurées et les existences individuelles à la fois bien languissantes et bien mobiles. Les académies sont aujourd'hui, dans l'ordre intellectuel, le remède naturel et presque unique à ce grave défaut de notre société générale; elles groupent sous un drapeau pacifique, sans leur imposer aucun joug, ni aucune unité factice, des hommes distingués qui, sans ce lien, resteraient absolument étrangers les uns aux autres; et en les groupant elles leur procurent à tous, avec les plaisirs de généreuses relations, des moyens d'influence et des garanties d'indépendance. Au dehors, elles attirent les esprits vers les études et les questions où ils peuvent s'exercer et se satisfaire sans se déchaîner; elles les contiennent dans certaines limites de raison et de convenance en provoquant leur activité et en soutenant leur liberté.
Préoccupé de ces idées, je tentai de les appliquer au delà de Paris, et de faire concourir, au bon mouvement comme au bon ordre intellectuel, les sociétés savantes des départements. Le nombre de ces sociétés, l'attachement que leur portent la plupart de leurs membres, la faveur qu'elles rencontrent d'ordinaire dans les Conseils électifs de leurs départements et de leurs villes, prouvent qu'elles répondent à des sentiments vivaces et qui ne demandent qu'à se déployer. Mais la principale condition du succès, une notoriété et une sympathie vraiment publiques, manque trop souvent à ces libérales associations. La plupart languissent faute de grand jour, et leurs membres les plus zélés se découragent, privés tantôt des moyens d'étude dont ils auraient besoin, tantôt de leur part de gloire un peu étendue après leurs travaux. Des esprits généreux, entres autres un savant archéologue français et l'un des plus actifs correspondants de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, M. de Caumont, se sont efforcés, soit par des congrès scientifiques, soit en formant, par la réunion fictive des sociétés locales sous le nom d'Institut des Provinces, une société générale quoique dispersée, d'imprimer à toutes ces associations le mouvement et la publicité fécondante qui leur manquent. Je ne saurais bien mesurer quel a été, ni bien prévoir quel pourra être le succès de ces efforts; mais quoi qu'il en soit; je pensais, en 1834, qu'il appartenait au pouvoir central de mettre la main à cette oeuvre; et après avoir recueilli, sur les sociétés savantes de France, des renseignements précis, je leur adressai uno circulaire pour les inviter à établir, entre elles et le ministère de l'instruction publique, une correspondance régulière: «Les sociétés, leur disais-je, me feront connaître les travaux dont elles s'occupent ou voudraient s'occuper, ce qui leur manque en ressources de tout genre, livres, instruments, informations scientifiques. Je m'appliquerai à leur procurer tout ce qui pourra les seconder dans leur libérale activité, et je ferai publier chaque année, sous les auspices du Gouvernement, d'abord un recueil contenant quelques-uns des mémoires les plus importants qui auront été lus dans les principales sociétés savantes du royaume, ensuite un compte rendu sommaire de leurs travaux, rédigé soit d'après leurs propres comptes rendus, soit d'après les relations qu'elles m'auront adressées, ce qui sera un véritable monument de l'activité intellectuelle du pays, entant du moins qu'elle s'exerce et se manifeste par l'organe des sociétés savantes.»
Pour bien convaincre ces sociétés que je ne m'adressais point à elles par pure curiosité administrative, et que j'attachais à ma proposition une importance réelle, j'ajoutai, aux motifs puisés dans leur intérêt particulier, un motif d'intérêt général et supérieur: «Au moment, leur disais-je, où l'instruction populaire se répand de toutes parts, et où les efforts dont elle est l'objet doivent amener, dans les classes nombreuses qui sont vouées au travail manuel, un grand et vif mouvement, il importe beaucoup que les classes aisées, qui se livrent au travail intellectuel, ne se laissent pas aller à l'indifférence et à l'apathie. Plus l'instruction élémentaire deviendra générale et active, plus il est nécessaire que les hautes études, les grands travaux scientifiques soient également en progrès. Si le mouvement d'esprit allait croissant dans les masses pendant que l'inertie régnerait dans les classes élevées de la société, il en résulterait tôt ou tard une dangereuse perturbation. Je regarde donc comme le devoir du Gouvernement, dans l'intérêt de la société tout entière, d'imprimer, autant qu'il est en lui, une forte impulsion aux études élevées et à la science pure, aussi bien qu'à l'instruction pratique et populaire.» Enfin, pour dissiper d'avance, dans les sociétés savantes des départements, des méfiances que je pressentais, je leur dis en terminant: «Il ne s'agit ici d'aucune centralisation d'affaires et de pouvoir. Je n'ai nul dessein de porter atteinte à la liberté et à l'individualité des sociétés savantes, ni de leur imposer quelque organisation générale ou quelque idée dominante. Il s'agit uniquement de leur transmettre, d'un centre commun, les moyens de travail et de succès qui ne sauraient leur venir d'ailleurs, et de recueillir, à ce même centré, les fruits de leur activité pour les répandre dans une sphère étendue. Loin qu'une telle mesure puisse rien faire perdre aux sociétés savantes de leur indépendance et de leur importance locale, elle doit au contraire l'assurer et l'accroître en donnant plus d'efficacité et de portée à leurs efforts.»
Envoyée à soixante-quinze sociétés savantes éparses dans tout le royaume, cette circulaire y répandit un peu de mouvement et d'espérance. Plusieurs de ces sociétés entamèrent avec mon département une correspondance animée. Je leur fis parvenir des livres, des documents nationaux et étrangers, des informations scientifiques, et quelques petites sommes pour les aider dans leurs recherches et leurs publications locales. L'un de mes successeurs au ministère de l'instruction publique, M. de Salvandy, reprit en 1837 et en 1846, avec l'ardeur généreuse qu'il portait partout où il touchait, l'oeuvre ainsi commencée; il demanda aux Chambres et en obtint dans son budget un chapitre spécial consacré aux sociétés savantes et doté de 50,000 francs. Il répartit cette somme entre soixante de ces sociétés; mode d'appui que je suis loin de croire inutile, mais que je ne regarde pas, dans ce cas particulier, comme le plus nécessaire ni le plus efficace. Les encouragements doivent être appropriés aux personnes et aux travaux; ce sont des satisfactions intellectuelles bien plutôt que des secours pécuniaires qu'il importe d'assurer aux sociétés savantes; ce qu'elles désirent surtout, c'est de se voir connues et appréciées dans le monde lettré. Je me proposais de charger, dans mon département, un ou deux hommes distingués d'entretenir avec ces sociétés une correspondance assidue, et de préparer, de concert avec elles, les publications dont elles devaient être l'objet. Ce genre d'encouragement leur eût été, je crois, plus agréable et plus utile qu'une petite part dans une modique allocation.
Je ne parlerais pas de quelques mesures assez peu importantes que je pris dans les établissements scientifiques et littéraires, bibliothèques, musées et collections diverses, si mes idées à cet égard n'avaient été et ne restaient fort différentes de celles qui prévalent aujourd'hui. Je tiens à dire avec précision ce que furent, envers ces établissements, ma conduite et ses motifs.
Je suis grand partisan de la monarchie et de l'administration; la France leur doit beaucoup de son bien-être et de ses progrès, mais je ne crois pas qu'un roi soit nécessaire partout, ni que les ministres doivent tout régler. Je sais gré à l'empereur Napoléon d'avoir dit un jour à M. de Fontanes: «Laissez-nous au moins la république des lettres;» et je prends cette parole plus au sérieux que ne le faisait probablement Napoléon. Le régime de la monarchie administrative, son unité intraitable, son impulsion monotone de haut en bas, sa froide préoccupation des choses bien plus que des personnes, sa rigueur contre les irrégularités et son indifférence pour les libertés ne conviennent nullement là où domine le caractère littéraire et scientifique; il faut à de tels établissements une plus large part d'indépendance, de spontanéité, de variété et de gouvernement propre. Non pour complaire à des fantaisies d'imagination où de vanité, mais à cause de la nature même des hommes avec qui l'on traite et des affaires qui se traitent en pareil cas. Ce que veut l'administration générale et supérieure, ce sont des règles et des agents; ce qu'elle redoute et réprouve par-dessus tout, ce sont les volontés individuelles, les actes imprévus, les anomalies, les abus. Elle est peu propre à manier des lettrés et des savants, des hommes habitués et enclins à inventer, à critiquer, à décider eux-mêmes de leurs idées et de leurs travaux, et avec qui il faut causer et discuter sans cesse, au lieu de leur adresser tout simplement des instructions et des circulaires. L'administration mettra-t-elle au-dessus d'eux un agent qui lui soit analogue, un petit souverain administratif? Ou bien les savants et les lettrés qu'elle lui subordonnera s'offenseront, et elle aura à encourir leur opposition sourde et leur humeur; ou bien ils se résigneront, s'annuleront, et les affaires des lettres et des sciences seront faites par des hommes étrangers à leurs besoins, à leurs goûts, à leurs désirs, à leurs plaisirs, à leurs études, à leurs livres, qui mettront l'ordre peut-être dans les établissements littéraires, mais qui y tueront la vie. Et l'on s'étonnera ensuite de la langueur des lettres et de la malveillance des lettrés!
Je veux donner un exemple des erreurs où tombe l'autorité et du mal qu'elle fait lorsqu'elle applique aux établissements scientifiques et littéraires les idées purement administratives; et je prendrai l'un des exemples les plus favorables à l'administration, un cas où des motifs plausibles semblent justifier ses mesures. Depuis longtemps et sous le régime parlementaire comme aujourd'hui, on a taxé d'abus les logements accordés dans les établissements scientifiques aux conservateurs, professeurs ou employés divers qui y exercent leurs fonctions; on à trouvé ces logements tantôt trop multipliés, tantôt trop vastes, tantôt trop beaux, et j'ai cité naguère la réponse amère d'un savant illustre à ces plaintes acharnées. Pour couper court aux abus, on a, dans la Bibliothèque impériale, aboli récemment l'usage; il a été décidé qu'aucun conservateur ou employé n'habiterait plus dans l'établissement, et on a alloué à ceux qu'on expulsait ainsi une indemnité de logement. On a voulu et cru faire un acte de bonne administration; mais on a méconnu la nature et la puissance morale des établissements scientifiques; on a porté aux moeurs et à la vie savantes une grave atteinte. Une bibliothèque publique, un musée d'histoire naturelle, des conservatoires de grandes collections sont, pour les hommes chargés de les conserver, de les enrichir, d'y enseigner, tout autre chose qu'un bâtiment où ils s'acquittent de leurs fonctions; c'est une patrie où habite leur âme, où ils vivent au milieu des instruments de leur travail et des plaisirs de leur pensée; je dirais volontiers que c'est un couvent laïque et voué à la science, où s'enferment librement des hommes pour qui la science est une affaire de tous les moments, et qui trouvent là leur délassement comme leur occupation. Ils font bien plus qu'y recevoir le public et satisfaire à ses demandes; ils exploitent eux-mêmes les richesses qu'ils gardent; ces bibliothèques, ces musées qu'ils habitent sont leur laboratoire personnel; c'est à la faveur de cette cohabitation continue, de cette intimité matérielle, si l'on peut ainsi parler, avec les monuments et les dépôts de la science qu'ont été préparés et accomplis, par les employés eux-mêmes des établissements scientifiques, la plupart des grands travaux qui en sont sortis. Se figure-t-on que les mêmes sentiments se développeront, que les mêmes liens se resserreront, que les mêmes résultats seront obtenus lorsque ces établissements seront des édifices déserts, excepté à certains jours et certaines heures où les conservateurs et les professeurs s'y rendront, comme le public, pour s'acquitter de leur tâche, sauf à en sortir aussitôt pour aller retrouver dans leurs propres foyers ces jouissances, de l'étude: et de la famille qui ne s'incorporent plus pour eux avec ces salles et ces murs où ils ne vivent plus? On a, détruit la cité et la famille savantes; fussent-ils les plus savants et les plus exacts, du monde, des employés dispersés ne la remplaceront pas.
C'est trop sauvent notre disposition de nous préoccuper exclusivement de certaines fautes, de certains maux qui frappent notre esprit ou soulèvent notre humeur, et d'oublier, de sacrifier, pour les faire cesser, les biens précieux auxquels ils s'attachent. Je n'ai nul goût pour les abus; mais j'aime mieux supporter quelques plantes parasites autour de l'arbre que d'abattre ou d'énerver l'arbre lui-même. Je crois d'ailleurs qu'avec quelques mesures persévérantes d'inspection et de publicité, on pourrait prévenir ou redresser la plupart des griefs qui s'élèvent contre l'administration des établissement scientifiques sans leur enlever leur caractère. Lorsqu'en novembre 1832, je fus appelé par les réclamations et les commissions des Chambres mêmes, à apporter dans le régime de la Bibliothèque royale certaines modifications, je pris grand soin qu'elles ne détruisissent point l'ancienne indépendance, et ce que j'appellerai l'autonomie littéraire de cet établissement; je laissai le gouvernement intérieur de ses affaires à la réunion de ses conservateurs; je leur imposai seulement l'obligation d'indiquer eux-mêmes; et parmi eux, par la présentation de trois candidats, un président du conservatoire qui en serait, au dedans, le pouvoir exécutif, et au dehors le représentant vis-à-vis de l'administration générale. C'était un principe d'unité et de responsabilité introduit dans l'établissement, sans altérer la dignité de ses chefs savants, ni leur enlever leurs attributions naturelles. Je fortifiai même la position des employés, supérieurs et inférieurs, de la Bibliothèque, en leur donnant, pour leur nomination et leur avancement, de sérieuses garanties contre l'action spontanée et arbitraire du pouvoir central.
L'administration du Muséum d'histoire naturelle eût été susceptible de quelques modifications analogues; mais le public les réclamait moins vivement, et les chefs de l'établissement, tous professeurs de renom, paraissaient les redouter encore davantage. Je leur laissai, sans y toucher, cette ancienne organisation sous laquelle les sciences et leur enseignement ont fait tant de progrès et jeté tant d'éclat.
Je fis, pour ces deux établissements, ce qui importe beaucoup plus à la prospérité des sciences et des lettres que la suppression de quelques logements ou la répression de quelques irrégularités administratives; je demandai et j'obtins des Chambres un notable accroissement à leur dotation. De 1833 à 1837, le budget ordinaire du Muséum d'histoire naturelle fut porté de 337,000 à 434,000 francs, et celui de la Bibliothèque royale de 205,000 à 274,000 francs. C'était une augmentation d'un tiers, principalement appliquée à mettre en bon état et à enrichir le matériel de ces établissements. En vertu de la loi des travaux publics extraordinaires, proposée le 29 avril 1833 par M. Thiers et promulguée le 27 juin suivant, une somme de 2,400,000 francs fut consacrée à l'extension des terrains du Muséum d'histoire naturelle et à la construction d'une galerie minéralogique et de grandes serres nouvelles depuis longtemps désirées dans l'intérêt laborieux des savants comme pour la satisfaction curieuse du public. Le roi Louis-Philippe alla poser lui-même, le 29 juillet 1833, la première pierre de la galerie minéralogique, et je l'accompagnai dans cette cérémonie. La foule était grande; tous les savants du Muséum, ses visiteurs habituels, des étudiants, la garde nationale du quartier; au nom de ce public, je remerciai le Roi des nouveaux moyens qu'il venait mettre à la disposition de la science pour faire valoir ses richesses: «C'est votre destinée, Sire, lui dis-je, et ce sera votre gloire, dans les petites comme dans les grandes choses, d'accomplir ce qui était projeté, de terminer ce qui était commencé, de toucher au but marqué par tous les voeux, de satisfaire définitivement aux besoins modestes de la science comme aux grands intérêts de la société.» J'exprimais là le sentiment commun des nombreux assistants qui m'écoutaient. Les plus honnêtes espérances sont présomptueuses; mais les hommes sentiraient leur coeur se glacer et tomberaient dans l'inertie s'ils savaient combien leurs oeuvres sont incertaines et si l'avenir cessait d'être obscur à leurs yeux.
CHAPITRE XX
ÉTUDES HISTORIQUES.
Importance morale et politique des études historiques.—État des études historiques dans l'instruction publique avant 1818.—Introduction de l'enseignement spécial de l'histoire dans les collèges.—Du caractère et des limites de cet enseignement.—État des études historiques après la Révolution de 1830.—Lettre de M. Augustin Thierry à ce sujet.—Fondation de la Société pour l'histoire de France.—Je propose la publication, par le ministère de l'Instruction publique, d'une grande collection des Documents inédits relatifs à l'histoire de France.—Débat dans les Chambres à ce sujet.—Mon rapport au roi Louis-Philippe.—Lettre du Roi.—M. Michelet et M. Edgar Quinet.—De l'état actuel des études sur l'histoire générale et locale de la France, et de l'influence de ces études.
Nos goûts deviennent aisément des manies, et une idée qui nous a longtemps et fortement préoccupés prend, à nos yeux, une importance à laquelle notre vanité ajoute souvent trop de foi. Pourtant, plus j'y ai pensé, plus je suis demeuré convaincu que je ne m'exagérais point l'intérêt que doit avoir, pour une nation, sa propre histoire, ni ce qu'elle gagne, en intelligence politique comme en dignité morale, à la connaître et à l'aimer. Dans ce long cours de générations successives qu'on appelle un peuple, chacune passe si vite! Et dans notre passage si court, notre horizon est si borné! Nous tenons si peu de place et nous voyons, de nos propres yeux, si peu de choses! Nous avons besoin de grandir dans notre pensée pour prendre au sérieux notre vie. La religion nous ouvre l'avenir et nous met en présence de l'éternité. L'histoire nous rend le passé et ajoute à notre existence celle de nos pères. En se portant sur eux, notre vue s'étend et s'élève. Quand nous les connaissons bien, nous nous connaissons et nous nous comprenons mieux nous-mêmes; notre propre destinée, notre situation présente, les circonstances qui nous entourent et les nécessités qui pèsent sur nous deviennent plus claires et plus naturelles à nos yeux. Ce n'est pas seulement un plaisir de science et d'imagination que nous éprouvons à rentrer ainsi en société avec les événements et les hommes qui nous ont précédés sur le même sol, sous le même ciel; les idées et les passions du jour en deviennent moins, étroites et moins âpres. Chez un peuple curieux et instruit de son histoire, on est presque assuré de trouver un jugement plus sain et plus équitable, même sur ses affaires présentes, ses conditions de progrès et ses chances d'avenir.
La même idée qui m'avait conduit, la même espérance qui m'avait animé quand je retraçais, dans mes cours à la Sorbonne, le développement de notre civilisation française, me suivirent au ministère de l'instruction publique et dans mes efforts pour ranimer et répandre le goût et l'étude de notre histoire nationale. J'étais certes loin d'en attendre aucun effet étendu ni prompt pour l'apaisement des passions politiques ou le redressement des préjugés populaires; je savais trop déjà combien leurs racines sont profondes, et quels coups puissants et redoublés, de la main de Dieu même, sont nécessaires pour les extirper. Mais je me promettais qu'à Paris d'abord, au centre des études et des idées, puis çà et là dans toute la France, un certain nombre d'esprits intelligents arriveraient à des notions plus exactes et plus impartiales sur les éléments divers qui ont formé la société française, sur leurs rapports et leurs droits mutuels, et sur la valeur de leurs traditions historiques dans les nouvelles combinaisons sociales de nos jours. Ni la lenteur inévitable de ce progrès intellectuel, ni la lenteur bien plus grande encore de son influence publique ne me rebutaient: c'est une prétention un peu orgueilleuse de vouloir redresser les idées de son temps; ceux qui la forment doivent se résigner à voir à peine poindre leur succès; ils prêchent aux peuples la patience dans la poursuite de leurs désirs; il faut qu'ils sachent la pratiquer eux-mêmes dans leurs travaux et leurs espérances.
Avant 1830, j'avais obtenu, non-seulement dans le public et par mes cours, mais dans le système général de l'instruction publique, quelques résultats importants pour l'étude de l'histoire. Cette étude n'était pas même nommée dans la loi qui, sous le Consulat, en 1802, avait rétabli l'instruction secondaire: «On enseignera dans les lycées, dit l'article 10, les langues anciennes, la rhétorique, la logique, la morale et les éléments des sciences mathématiques et physiques.» On fit un pas dans le statut par lequel le Conseil de l'Université régla, en 1814, la discipline et les études dans les collèges; l'enseignement de l'histoire et de la géographie y fut introduit, mais d'une façon très-accessoire; les professeurs de langues anciennes furent chargés de le donner en même temps que l'enseignement littéraire; dans les mois d'été, depuis le 1er avril jusqu'aux vacances, une demi-heure fut ajoutée aux classes du soir des collèges, «et la demi-heure de plus, dit l'article 129, sera exclusivement consacrée à la géographie et à l'histoire.» En 1818 seulement, la mesure décisive et seule efficace fut adoptée; M. Royer-Collard et M. Cuvier, avec qui je m'en étais souvent entretenu, firent prendre un arrêté portant:
«La Commission de l'instruction publique,
«Vu la disposition du règlement des colléges qui prescrit aux professeurs de consacrer, pendant les mois d'été, une demi-heure, après chaque classe du soir, à l'enseignement de l'histoire et de la géographie;
«Considérant que les intentions de ce règlement n'ont point été généralement remplies jusqu'à présent, et qu'il importe de donner, à cette partie des études classiques, tous les développements que réclament l'état de la société et le voeu des familles,
«Arrête ce qui suit:
«L'enseignement de l'histoire et de la géographie, dans les colléges royaux et dans les colléges communaux qui seront désignés par la Commission, sera confié à un professeur ou à un agrégé spécial.»
L'exécution répondit à la promesse; des professeurs spéciaux d'histoire furent nommés et convenablement traités; l'enseignement des diverses époques historiques fut distribué entre les classes successives; l'histoire et la géographie eurent leur part dans les honneurs du concours général comme leur place dans les écoles de l'État.
Un peu plus tard, en 1820., la Commission de l'instruction publique, en communiquant aux professeurs le plan du nouvel enseignement, en détermina sagement le caractère et la portée: «Le professeur aurait, dit-elle, une fausse idée des soins qu'on attend de son zèle s'il se croyait obligé d'entrer dans les développements et dans les discussions de haute critique qui appartiennent à un enseignement approfondi; ce n'est point ici un cours de faculté. Le professeur ne peut espérer d'être utile à ses élèves qu'en se mettant toujours à leur portée; c'est pour eux, et non pour lui, qu'il doit faire sa classe. Son objet étant de graver dans leur mémoire les principaux faits de l'histoire, dont on n'acquiert la connaissance qu'imparfaitement et avec beaucoup de difficultés dans un âge plus avancé, il ne doit chercher d'autres sources d'intérêt que dans la simple exposition des faits historiques et dans la liaison naturelle qu'ils ont entre eux. Il devra surtout éviter tout ce qui pourrait appeler les élevés dans le champ de la politique, et servir d'aliment aux discussions de parti.»
Malgré cette réserve, quand l'influence d'abord et bientôt le pouvoir passèrent aux mains de M. de Villèle, ou plutôt, de son parti, l'enseignement de l'histoire devint suspect; et dans les mesures de ce temps, notamment dans le nouveau statut rédigé en septembre 1821 pour le régime des collèges, on entrevoit un effort caché, sinon pour abolir cet enseignement, du moins pour l'amoindrir et le repousser dans l'ombre. Mais visiblement aussi cet effort est embarrassé et timide. Ce fut, à cette époque, le tort et le malheur des partis en lutte, des amis comme des ennemis de la Restauration, de se trop redouter les uns les autres, et de se croire mutuellement bien plus de pouvoir qu'ils n'en avaient réellement. Leurs peurs réciproques dépassaient de beaucoup leurs périls, et ils se menaçaient bien plus qu'ils ne se frappaient. En dépit des méfiances affichées et des actes hostiles de ce qu'on appelait la Congrégation contre l'Université et ses progrès, quand la Restauration tomba, non-seulement l'Université restait debout, mais dans son sein et aux divers degrés de l'instruction publique, dans les collèges comme dans les facultés, l'enseignement de l'histoire était fondé.
Le régime de 1830 fit disparaître, quant à la sécurité de cet enseignement dans les collèges, toute inquiétude; mais il lui fit tort dans les régions supérieures; plusieurs des hommes qui avaient fait sa force se donnèrent tout entiers à la vie politique, et les travaux historiques ne tardèrent pas à se ressentir du dérèglement des esprits. Déjà presque aveugle et malade, M. Augustin Thierry, qui vivait auprès de son frère Amédée, alors préfet de la Haute-Saône, m'écrivait de Luxeuil le 3 septembre 1833: «Croyez-vous, mon cher ami, que ma présence à Paris serait sans utilité pour les études historiques? Notre école a été dissoute par votre retraite à tous; il n'en reste que des débris qui vont se perdant de jour en jour. Je les rassemblerais autour de moi; je me ferais centre d'études, et en vérité il y a urgence. Voyez quel enseignement léger et sautillant commence à devenir populaire. Dans les livres, ce qui se publie est encore plus étrange; sous le nom d'histoire, on fait du dithyrambe et de la poésie. Vous avez créé un conservateur des monuments historiques; créez un conservateur de la méthode et du style en histoire; sans quoi, avant quatre ans, il ne restera plus la moindre trace de ce qui nous a coûté, à vous surtout, tant de peines et de travaux. Je consacrerai à cette oeuvre ce qui me reste de vie. Mettez-moi en état de vivre à Paris; que votre justice prononce sur les droits que me donne ce que j'ai fait pour la science et ce que j'ai perdu pour elle; la Providence fera le reste.»
J'étais plus impatient que personne d'ouvrir de nouvelles sources de force saine et de prospérité à des études qui m'étaient chères et dont je voyais le péril. Le sentiment public me vint en aide. Si l'enseignement supérieur de l'histoire avait fait des pertes considérables, le goût des recherches et des méditations historiques se répandait de plus en plus; c'était, pour beaucoup d'esprits actifs que la politique n'attirait ou n'accueillait pas, une satisfaction intellectuelle et une chance de renom littéraire, local ou général. Quelques-uns de mes amis vinrent me parler de leur projet de fonder, sous le nom de Société de l'Histoire de France, une société spécialement vouée à publier des documents originaux relatifs à notre histoire nationale, et à répandre, soit par une correspondance régulièrement suivie, soit par un bulletin mensuel, la connaissance des travaux épars et ignorés dont elle était l'objet. Je m'empressai de donner à ce projet mon assentiment et mon concours. Nous nous réunîmes le 27 juin 1833, au nombre de vingt fondateurs; nous arrêtâmes les bases de l'association; et six mois après, le 23 janvier 1834, la Société de l'Histoire de France, qui comptait déjà cent membres, se formait en assemblée générale, adoptait son règlement définitif, nommait un conseil chargé de diriger ses travaux, et entrait sur-le-champ en activité. On sait tout ce qu'elle a fait depuis vingt-cinq ans. Elle a publié 71 volumes de Mémoires et Documents inédits, presque tous d'un grand intérêt pour notre histoire, et dont quelques-uns sont de vraies découvertes historiques, curieuses pour le public amateur aussi bien qu'importantes pour le public savant. Elle a dépensé pour ces publications 360,000 francs. Elle a suscité, dans tout le pays et jusque dans une multitude de petites villes étrangères à tout établissement scientifique, l'étude curieuse du passé local, de ses souvenirs et de ses documents. Elle compte aujourd'hui 450 membres; et ce nombre toujours croissant, l'importance de ses publications, l'étendue de sa correspondance, la régularité et l'intérêt de son bulletin mensuel, tout lui garantit un long et fécond avenir.
Mais au moment même de sa fondation, et par mes entretiens avec ses plus zélés fondateurs, il me fut évident qu'elle serait loin de suffire à sa tâche, et que le gouvernement seul possédait les moyens littéraires et financiers indispensables pour une telle oeuvre. Je résolus de l'entreprendre comme ministre de l'instruction publique, et de lui donner, dès l'abord, l'étendue et l'éclat qui pouvaient seuls déterminer les Chambres aux largesses que j'avais à leur demander. Dans l'ordre intellectuel comme dans l'ordre politique, c'est par les grandes espérances et les grandes exigences qu'on provoque à d'énergiques efforts la sympathie et l'activité humaines. J'avais plusieurs buts à atteindre. Je voulais faire rechercher, recueillir et mettre en sûreté dans toute la France les monuments de notre histoire qui n'avaient pas péri dans les destructions et les dilapidations révolutionnaires. Je voulais choisir, dans les archives locales ainsi rétablies et dans celles de l'État, diplomatiques et militaires, les documents importants de l'histoire nationale, et les faire publier successivement, sans blesser aucun intérêt ni convenance publique, mais aussi sans puérile pusillanimité. Pour qu'un tel travail fût dignement exécuté, il fallait que les hommes éminents dans les études historiques vinssent s'y associer, soit réunis en comité autour du ministre de l'instruction publique pour juger l'importance et le mérite des documents, soit individuellement pour en diriger la publication. Il fallait aussi que, de tous les points du territoire, les érudits, les archéologues locaux entrassent en correspondance avec le ministre et son comité pour lui indiquer les richesses ignorées et en seconder l'exploitation. A ces conditions seulement, l'oeuvre pouvait répondre à la pensée, et produire une collection de documents inédits qui jetât de vives lumières, non sur une seule époque et une seule province, mais sur tous les temps et tous les théâtres de la longue et forte vie de la France.
Dans le projet de budget présenté à la Chambre des députés le 10 janvier 1834, je demandai une allocation spéciale de 120,000 francs pour commencer l'entreprise. Des réclamations s'élevèrent contre une si nouvelle et si grosse dépense. La commission spécialement chargée de l'examen du budget de mon département proposa de la réduire à 50,000 francs. La commission générale du budget en demanda à la Chambre le rejet absolu. Je maintins ma proposition. La discussion fut vive et très-mêlée. Je trouvai des défenseurs parmi mes adversaires et des adversaires parmi mes amis. M. Garnier-Pagès m'accusa de vouloir enlever aux journaux les jeunes gens qui y soutenaient les principes, pour les attirer et les absorber dans des études étrangères à la politique. En revanche, M. Mauguin se félicita et me félicita de la publicité que j'allais donner aux archives et aux correspondances diplomatiques, bonne école, dit-il, pour former les hommes politiques dont la France avait besoin, et il ajouta: «Quand vous en formeriez seulement quelques-uns, vous seriez indemnisés au centuple de vos frais.» M. de Sade et M. Pagès de l'Ariége, M. Pelet de la Lozère et M. Gillon, firent valoir, pour et contre ma demande, des arguments plus sérieux; la passion de l'économie et le goût de la science étaient aux prises. La Chambre avait confiance en moi pour de telles questions, et se plaisait aux mesures d'un caractère libéral qui n'altéraient point la politique d'ordre et de résistance. Elle me donna gain de cause. Le budget voté, je présentai au Roi un rapport où j'exposai avec détail les motifs et les espérances, le plan et les moyens d'exécution de l'entreprise[9]; il m'écrivit en me le renvoyant: «Mon cher ministre, j'ai lu avec bien de l'intérêt le rapport que vous m'avez remis ce matin. Vous le trouverez ci-joint revêtu de mon approbation. C'est une grande, belle et utile entreprise que cette publication. Il était digne de vous d'en concevoir la pensée, et son exécution ne pouvait être confiée à des mains plus capables que les vôtres d'en assurer le succès. C'est pour moi un motif de plus de m'applaudir de vous avoir pour ministre.» J'avais l'adhésion et l'appui des grands pouvoirs publics; je me mis immédiatement à l'oeuvre.
[Note 9: Pièces historiques, n° IX.]
Le bon vouloir et l'activité efficace que je rencontrai chez tous les amis des études historiques me furent bientôt de sûrs garants du succès. Les plus éminents parmi eux, MM. Augustin Thierry, Mignet, Fauriel, Guérard, Cousin, Auguste Le Prévost, le général Pelet, s'empressèrent, non-seulement de s'associer aux travaux du comité central institué dans mon ministère, mais de diriger eux-mêmes les premières grandes publications qui devaient inaugurer la collection. Le nombre et le zèle de nos correspondants historiques dans les départements s'accrurent rapidement; quatre-vingt-neuf étaient désignés en décembre 1834, quand je leur envoyai mon rapport au Roi et des instructions générales sur les travaux projetés; cinq mois après, en mai 1835, soit par des offres spontanées, soit par des désignations nouvelles, ce nombre s'était élevé à 153. Évidemment le sentiment national et scientifique était ému et satisfait.
Je trouve, dans les papiers qui me restent de cette époque, deux noms que je ne lis pas sans une impression de triste et affectueux regret: un rapport de M. Michelet sur les bibliothèques et archives des départements du sud-ouest de la France que je l'avais chargé de visiter, et une lettre de M. Edgar Quinet qui m'offre son concours pour la recherche et la publication des documents inédits. J'avais eu, avec l'un et l'autre, de sérieuses et bonnes relations: la traduction, par M. Quinet, du grand ouvrage de Herder sur l'histoire de l'humanité, et l'Introduction remarquable qu'il y avait ajoutée, m'avaient inspiré pour lui un vif intérêt. Par mon choix, M. Michelet avait été un moment mon suppléant dans ma chaire de la Sorbonne, et c'était sur mon indication qu'il avait été appelé aux Tuileries pour donner des leçons d'histoire, d'abord, si je m'en souviens bien, à S. A. R. Mademoiselle, aujourd'hui madame la duchesse de Parme, ensuite aux jeunes princesses, filles du roi Louis-Philippe. Le rapport que je retrouve de lui, sous la date de 1835, est simple, net, un pur voyage archéologique, sans prétention ni fantaisie. Quant à M. Quinet: «Si vous jugiez, m'écrivait-il le 18 mai 1834, que la publication de quelques fragments épiques du XIIe et du XIIIe siècles dût être comprise dans votre collection, ce serait avec empressement que je me livrerais à ce travail. Je serais de même à vos ordres s'il entrait dans vos convenances de faire explorer les bibliothèques d'Allemagne, d'Italie ou d'Espagne, et c'est même là ce que je désirerais plus. Dans tous les cas, je m'estimerai heureux de recevoir vos instructions sur des questions qui font l'objet de mes études journalières; et de pouvoir profiter ainsi plus immédiatement de vos lumières.» Encore deux esprits rares et généreux, que le mauvais génie de leur temps a séduits et attirés dans son impur chaos, et qui valent mieux que leurs idées et leurs succès.
Je n'ai rien à dire de la collection même qui commença ainsi par mes soins, des documents qu'elle a mis au jour et des travaux qu'elle a suscités sur notre histoire. A travers les troubles du temps et en dépit des chutes des rois, des républiques et des ministres, cette oeuvre a persisté et s'est développée, comme elle l'eût pu faire dans des jours tranquilles. La collection compte aujourd'hui cent-quatorze volumes, et dans ce nombre plusieurs des monuments les plus importants et jusque-là les plus ignorés du passé de la France. Les maîtres éprouvés et leurs disciples les plus distingués dans les études historiques continuent de donner leurs soins à ces publications. Le ministère de l'instruction publique a maintenant dans les départements trois cents correspondants groupés autour de ce foyer de recherches nationales. Rien ne manque au public pour apprécier l'oeuvre, sa pensée première et son exécution. Je tiens seulement, pour ce qui me touche, à rappeler encore un fait. Lorsque, au mois de février 1836, le cabinet du 11 octobre 1832 fut dissous et que j'eus quitté le ministère de l'instruction publique, mon successeur dans ce département, le baron Pelet de la Lozère, se fit faire un rapport sur la situation des travaux historiques qu'il trouvait accomplis, commencés ou ordonnés d'après mes instructions. Ce rapport, en date du 23 mars 1836, constate avec précision l'impulsion donnée et les pas déjà faits dans la voie que je venais d'ouvrir. Je me permets de l'insérer dans les Pièces historiques que je joins à ces Mémoires[10].
[Note 10: Pièces historiques, n° X.]
J'ai dit quelle espérance politique, réelle et vive quoique lointaine, s'était unie pour moi, dès le premier moment, à la valeur scientifique de ces travaux. Elle ne m'a point abandonné. Même aujourd'hui, au lendemain de nos convulsions sociales à peine comprimées, si un observateur éclairé et impartial parcourait la France, il trouverait partout, dans toutes nos villes, grandes ou petites, et jusqu'au fond de nos campagnes, des hommes modestes, instruits, laborieux, voués avec une sorte de passion à l'étude de l'histoire, générale ou locale, de leur patrie. S'il causait avec ces hommes, il serait frappé de l'équité de leurs sentiments comme de la liberté de leur esprit sur l'ancienne comme sur la nouvelle société française; et il aurait quelque peine à croire que tant d'idées justes, répandues sur tous les points du territoire, puissent rester toujours sans influence sur les dispositions et les destinées du pays.
CHAPITRE XXI
POLITIQUE INTÉRIEURE (1832-1836).
Vrai caractère de la politique de résistance de 1830 à 1836.—État des partis dans les chambres en 1832.—Nomination de pairs.—Naissance du tiers-parti dans la chambre des députés.—M. Dupin président.—Révocation de MM. Dubois, de Nantes, et Baude.—Débat à ce sujet.—Sessions de, 1832 et 1833.—Bonne situation du cabinet.—Des sociétés secrètes à cette époque.—De l'appui qu'elles trouvaient dans la Chambre des députés.—Des journaux.—Quelle conduite doit tenir le pouvoir en présence de la liberté de la presse périodique.—Quelle fut, à cet égard, notre erreur.—Procès de la Tribune devant la Chambre des députés.—Concessions inutiles à l'esprit révolutionnaire.—Session de 1834.—Débat entre M. Dupin et moi; Parce que et Quoique Bourbon.—Explosion des attaques républicaines et anarchiques.—Loi sur les crieurs publics.—Loi sur les associations.—Traité des 25 millions avec les États-Unis d'Amérique.—Échec et retraite du duc de Broglie.—Pourquoi je reste dans le cabinet.—Sa reconstitution.—Insurrections d'avril 1834 à Lyon et sur plusieurs autres points.—A Paris.—Leur défaite.—Procès déféré à la Cour des pairs.—Dissolution de la Chambre des députés.—-Les élections nous sont favorables,—Péril de la situation.—Attitude du tiers-parti.—Embarras intérieurs du cabinet.—Question du gouvernement de l'Algérie.—Le maréchal Soult.—Sa retraite. Le maréchal Gérard, président du conseil.—Ouverture de la session de 1835.—Adresse de la Chambre des députés.—Question de l'amnistie.—Le maréchal Gérard se retire.—Démission de MM. Duchâtel, Humann, Rigny, Thiers et moi.—Ministère des trois jours.—Sa retraite soudaine.—Nous rentrons au pouvoir, avec le maréchal Mortier comme président du conseil.—M. de Talleyrand se retire de l'ambassade de Londres.—Mort et obsèques de M. de La Fayette.—Ma brouillerie avec M. Royer-Collard.—Affaiblissement et retraite du cabinet.—Crise ministérielle.—Le roi et le duc de Broglie.—M. Thiers.—Le duc de Broglie rentre Comme président du conseil et ministre des affaires étrangères.—Travaux du cabinet reconstitué.—Procès des accusés d'avril devant la Cour des pairs.—Recrudescence anarchique.—Attentat Fieschi—Lois de septembre.—Forte situation du cabinet.—Incident inattendu; M. Humann et la conversion des rentes.—Échec et dissolution du cabinet du 11 octobre 1832.
Bien des gens penseront qu'en quittant ces régions sereines où se préparaient les progrès de l'intelligence publique pour rentrer dans l'arène tumultueuse où se débattait le gouvernement du pays, je devais avoir le sentiment d'un pénible et fatigant contraste. Il n'en était rien. J'ai dit pour quel but et dans quelle pensée s'était formé le cabinet; nous avions tous à coeur de fonder en France un gouvernement légal et libre; l'oeuvre était à nos yeux, belle en soi et glorieuse pour nous-mêmes en même temps que salutaire pour notre pays; nous la poursuivions avec ardeur et confiance, quels qu'en fussent les soucis et les périls. On a souvent, à cette époque, accusé la politique de résistance d'être négative et stérile, dénuée de vues et de grandeur. Je n'imagine pas une accusation plus inintelligente, ni qui révèle mieux à quel point des esprits, même distingués, peuvent être faussés et abaissés par les spectacles et les routines révolutionnaires. La politique de résistance tenta précisément, après 1830, l'oeuvre la plus grande, la plus difficile et la plus nouvelle qu'un gouvernement puisse jamais accomplir; car en luttant contre le désordre, elle entreprit de le vaincre uniquement par les lois, et par des lois rendues et appliquées en présence de la liberté. Quoi de plus grand que le gouvernement de la loi, d'une règle générale, permanente et connue, mise à la place des volontés personnelles, changeantes et imprévues d'un homme ou de quelques hommes? C'est le plus noble effort que puissent faire les sociétés humaines pour assimiler leur ordre politique à l'ordre divin qui régit le monde. Et quoi de plus difficile et de plus nouveau dans un pays livre pendant vingt-cinq ans aux révolutions ou au despotisme, et le lendemain d'une révolution nouvelle dans laquelle le premier essai sérieux de la monarchie représentative venait de faillir et de succomber? Le régime politique légal reposé, de nos jours, sur deux conditions: la première, qu'avant d'être établie, la loi soit librement discutée par les grands pouvoirs de l'État, sous les yeux du public, et par le public lui-même; la seconde, qu'une fois établie, la loi soit scrupuleusement respectée, par le public comme par le pouvoir, quelles que soient les difficultés attachées à ce respect. Qu'on varie et qu'on dispute tant qu'on voudra sur l'origine et la forme de tel ou tel pouvoir, sur la mesure et les garanties de telle ou telle liberté; partout où seront réellement remplies ces deux conditions, la libre discussion préalable et l'observation fidèle de la loi, la société peut se rassurer; elle est dans les voies de la vraie liberté et de la vraie grandeur.
Le roi Louis XVIII, en fondant la monarchie constitutionelle, avait fait entrer la France dans ces voies; le roi Charles X l'en avait violemment arrachée; porté violemment au trône, le roi Louis-Philippe l'y fit aussitôt rentrer et marcher. Il n'avait pas, dans le plein développement du régime constitutionnel parmi nous, une foi bien ferme; mais il était profondément convaincu de sa nécessité, et parfaitement résolu à s'y renfermer fidèlement. Il portait d'ailleurs, aux droits généraux de la nation, à la justice égale pour tous, et au serment qu'il avait prêté en acceptant la couronne, un respect sincère, et la loi lui paraissait le meilleur bouclier pour le trône comme pour les citoyens. Il fit, du régime légal, la base de sa politique intérieure; jamais il ne demanda à ses conseillers de s'en écarter; il les y eût rappelés lui-même s'il en eût eu l'occasion, et il se rendait sur-le-champ à cette observation «c'est la loi,» quelque désagréable ou embarrassante qu'elle lui fût. Son gouvernement a été mis, en ce genre, à de rudes épreuves; il les a toujours courageusement acceptées.
La politique de résistance a fait plus que respecter scrupuleusement le régime légal; elle ne lui a pas demandé toutes les armes qu'elle eût pu en recevoir. Je ne parle pas de ces temps révolutionnaires où, sous l'empire d'une assemblée unique, le nom de la loi a servi de passe-port et de voile à la tyrannie. Sous le régime constitutionnel même, et dans des temps de liberté, la puissance de la loi s'est souvent déployée au delà des limites du droit habituel et commun. En Angleterre, à diverses époques, en France, avant 1830, les Chambres ont souvent voté des lois d'exception ou de prévention, vivement débattues, accordées à courte échéance, mais qui ont investi le gouvernement de pouvoirs extraordinaires et porté tout à coup sa force au niveau du péril. Sous la monarchie de 1830, la politique de la résistance n'a jamais demandé ni reçu de tels pouvoirs; à coup sûr, les ennemis et les périls ne lui ont pas manqué; elle n'a point voulu de lois d'exception ni de prévention; elle n'a résisté et gouverné que par les lois générales, permanentes et répressives; au milieu des plus grands dangers, elle n'a invoqué que le droit commun.
Cette politique se trouvait pourtant dans une situation singulière et peut-être sans exemple dans l'histoire. Presque tous les États de l'Europe, même les États libres, comme l'Angleterre et la Hollande, ont une législation pénale ancienne, instituée dans des temps très-rudes, et qui, bien qu'adoucie ou en partie délaissée, met encore à la disposition du pouvoir des moyens de police et de répression très-énergiques. Quiconque a observé de près ce qui se pratique en Angleterre dans l'administration de la justice criminelle, surtout l'action des autorités municipales et des juges, ne peut conserver aucun doute sur la valeur répressive des prescriptions ou des traditions de ces anciennes lois. Rien de pareil n'existe plus en France depuis 1789; tout l'ancien régime pénal a été aboli. On y a suppléé, d'abord par la violence révolutionnaire, puis par le pouvoir absolu. Quoique refaite dans un esprit d'ordre, quelquefois même de rigueur, si la législation pénale de l'Empire eût été en présence de la liberté et au service d'un pouvoir contraint de se renfermer strictement dans la légalité, elle se fût trouvée, à coup sûr, bien incomplète et insuffisante; mais elle n'était point mise à une telle épreuve, et il y avait, dans le libre arbitre du pouvoir, de quoi combler les lacunes de la loi. La monarchie constitutionnelle de 1814 à 1830 fut le premier gouvernement qui eut à porter réellement le poids de ces lacunes; elle y remédia par quelques lois nouvelles, et plus souvent en recourant à des mesures préventives et temporaires, préalablement discutées dans les chambres et appliquées par des conseillers responsables. La monarchie de 1830 n'avait à sa disposition ni la tyrannie révolutionnaire, ni le despotisme impérial, et elle ne voulut pas des lois d'exception. Elle se trouva donc, après le vif élan de ses premiers pas et quand ses ennemis commencèrent à l'attaquer passionnément, plus découverte et plus désarmée que ne l'avait été aucun des gouvernements antérieurs.
Ce n'est pas tout: en même temps que le pouvoir nouveau avait à combattre pour sauver l'ordre, et à se fonder lui-même en combattant, il était appelé à développer rapidement les libertés publiques, et à mettre, entre les mains de quiconque voulait l'attaquer, des armes nouvelles, tandis qu'à lui-même les armes anciennes mêmes manquaient. Le principe électif pénétrait partout, dans l'administration comme dans le gouvernement, au sein de la force armée comme dans l'ordre civil, aux extrémités comme au centre de l'État. La liberté de la presse, le jury, toutes les institutions indépendantes et délibérantes étendaient leur domaine, et le gouvernement voyait les moyens d'opposition et d'agression s'accroître de jour en jour, précisément quand ses propres moyens de défense et d'action allaient déclinant.
Je place, parmi les Pièces historiques jointes à ces Mémoires, le tableau comparatif des lois rendues de 1830 à 1837, les unes pour la résistance au désordre et la défense du pouvoir, les autres pour l'extension et la garantie de la liberté[11]. Ce simple rapprochement en dira plus que personne n'en pourrait dire sur le vrai caractère de la politique de résistance durant cette époque; politique essentiellement modérée et libérale, qui innova bien plus qu'elle ne résista, et qui, en résistant, demeura en deçà de la nécessité, bien loin de la dépasser. C'est trop souvent l'erreur et le malheur de notre pays de ne pas s'attacher à l'exacte appréciation des faits mêmes, de s'enivrer de mots et d'apparences, et de se livrer au flot qui l'emporte, dût ce flot le porter où il ne veut point aller. La France n'avait cru et n'avait voulu, en 1830, que défendre son honneur et ses droits; mais la France est restée, depuis 1789, profondément imbue de l'esprit révolutionnaire, quelquefois comprimé ou transformé, jamais extirpé ni vraiment vaincu. Par moments, la France s'en-croit guérie; elle le maudit ou elle n'y pense plus, mais le fatal esprit demeure; des factions subalternes, des coteries rêveuses, des sociétés secrètes sont là qui se tiennent prêtes à relever son empire. Dès que quelque grand événement lui fait jour, le démon sort des retraites où il vivait caché, mais toujours actif; il s'avance sous des noms divers, aujourd'hui la république, demain le socialisme, puis le communisme, puis enfin et ouvertement l'anarchie, son vrai et dernier drapeau. Tant qu'elle peut se faire illusion et ne pas voir ce sinistre drapeau, la France se refuse à le prévoir, et contre ses plus chers comme ses plus nobles intérêts, contre son voeu réel et général, elle se complaît dans le mouvement qui ouvre à son imagination des perspectives indéfinies et rallume dans sa mémoire des feux mal éteints.
[Note 11: Pièces historiques, n° XI.]
Ce fut sur cette pente que la révolution de 1830 lança notre patrie, et que la politique de la résistance, sans connaître ni mesurer elle-même tout l'abîme, entreprit de la retenir. Bien loin d'en vouloir à la liberté, au progrès, à l'amélioration du sort du peuple, à tout ce qui embellit et honore les sociétés humaines, cette politique les défendait, aussi bien que l'ordre, contre leur véritable et commun ennemi, l'esprit révolutionnaire, ennemi flatteur, menteur et mortel.
Nous étions tous, dans le cabinet, également résolus à mettre en pratique, avec son double caractère de résistance et de liberté, cette politique, condition d'honneur comme de salut, selon nous, et pour le pays et pour le gouvernement que nous avions à fonder. Nous acceptions mutuellement, sans embarras, les diverses nuances d'attitude et de langage qui existaient entre nous. La parfaite unité eût, à coup sûr, mieux valu; mais c'est une grande petitesse d'esprit de porter dans la vie publique les exigences ou les susceptibilités du foyer domestique, et de ne pas savoir s'accommoder aux différences, même aux dissidences qui n'empêchent pas le concours efficace vers le but commun. Nous n'avions pas, avec le Roi, plus de difficulté qu'entre nous: sur tous les points essentiels, il était d'accord avec le cabinet et lui portait une confiance sans jalousie; aucun de nous n'avait, avec lui, la situation exclusive ni l'humeur rude de M. Casimir Périer; et pourtant nous étions tranquilles sur l'efficacité et la dignité de notre rôle dans le gouvernement, bien sûrs que, lorsque nous aurions arrêté, entre nous, un avis et une résolution, le Roi y accéderait, sauf quelqu'une de ces occasions suprêmes où la royauté et ses ministres, en désaccord sur une question capitale, ont droit et raison de se séparer. Mais aucune occasion semblable n'était alors en perspective, même à l'horizon.
C'était dans les chambres que résidaient, pour nous, la difficulté et l'incertitude. Y trouverions-nous tout l'appui dont nous avions besoin pour que notre politique fût efficace et parût, à l'Europe comme à la France, assurée d'un peu d'avenir? Je regrette d'avoir à me servir de mots que des souvenirs ou des préjugés historiques ont rendus suspects à des hommes de bien et de sens, mais je ne saurais les éviter. Pour que, sous le régime représentatif, le gouvernement acquière la régularité, la force, la dignité et l'esprit de suite qui sont au nombre de ses conditions les plus essentielles, il faut que les grands intérêts et les grands principes qui sont en présence et en lutte soient représentés et soutenus par des hommes qui en aient fait la cause et l'habitude de leur vie: c'est-à-dire pour appeler les choses par leur nom, qu'il faut des partis, de grands partis, avoués, disciplinés et fidèles, qui, soit dans le pouvoir, soit dans l'opposition, s'appliquent à faire prévaloir les principes et les intérêts qu'ils ont pris pour foi et pour drapeau.
Ceci n'est point, comme on l'a dit souvent, une fantaisie de philosophe ou un emprunt aux exemples de l'Angleterre; c'est la leçon de l'histoire de tous les pays libres et le conseil du bon sens politique. On demandait à l'un des députés les plus indépendants et les plus intelligents de notre temps, à M. Dugas-Montbel, le traducteur d'Homère, comment il faisait pour voter constamment avec nous: «Vous êtes donc toujours de l'avis des ministres? lui disait-on.—Non, répondit-il; je ne fais pas toujours ce que je veux; mais je fais toujours ce que j'ai voulu.» Je ne connais pas de meilleure définition, ni de meilleure raison des partis politiques dans le régime représentatif; ils sont un principe d'ordre et de stabilité porté dans les régions les plus agitées et les plus mobiles du gouvernement.
Nous ne trouvions parmi nous, en 1832, point de partis semblables; ni les traditions de notre histoire, ni l'organisation de notre société ne nous les donnaient. Nous étions au début du régime représentatif, et c'était au sein d'une société démocratique que nous avions à l'établir. Nous ne méconnaissions nullement ces faits, et nous n'avions nulle prétention d'introduire dans nos assemblées, avec toutes ses exigences et ses habitudes, l'organisation des partis anciens et aristocratiques. Mais nous étions en présence de deux opinions très-diverses sur le caractère que devait prendre et la ligne de conduite que devait tenir le gouvernement nouveau. La politique de résistance et la politique de concession avaient eu, dès les premiers jours, leurs adhérents et leurs adversaires. C'était là un fait actuel, national, incontestable, qui devait naturellement enfanter, non pas des tories et des whigs anglais, mais deux partis de gouvernement et d'opposition, très-modernes et très-français l'un et l'autre, et très-différents de principes et de tendances dans l'exercice ou la recherche du pouvoir. C'étaient là les partis que, dans un intérêt public et permanent plus que dans notre propre intérêt du jour, nous avions à coeur de constater et de former.
Au moment même de la formation du cabinet, nous prîmes, sur la Chambre des pairs, une de ces mesures qui restent pesantes, même quand elles sont nécessaires. Depuis la double mutilation que lui avaient fait subir, d'abord la révolution de 1830, puis l'abolition de l'hérédité, cette chambre était languissante et comme dépeuplée. Elle n'offrait plus, comme la Chambre des pairs de la Restauration, la réunion des hommes les plus considérables et les plus éprouvés parmi les adhérents du pouvoir établi. Nous essayâmes de lui rendre ce caractère et l'autorité qui s'y attache. Une nomination de soixante pairs fit entrer dans cette chambre des magistrats, des officiers généraux, des membres de l'Institut, de grands propriétaires influents dans leurs départements, de grands chefs d'industrie, d'anciens membres de la Chambre des députés, et quelques administrateurs importants, tous hommes dont les noms rappelaient ou de fortes situations sociales, ou de longs services rendus à l'État. La simple inspection de ces noms prouvait que nous n'avions point cherché, en les choisissant, des complaisants pour nous-mêmes, mais d'honorables, solides et utiles appuis pour le régime que nous avions à fonder. Restait l'inconvénient de ces promotions nombreuses et soudaines jetées par la couronne dans l'un des grands corps de l'État; mais c'était là une condition inévitable de l'oeuvre de création trop complète à laquelle nous étions appelés.
Avec la Chambre des députés, la difficulté était pour nous tout autre. Nous avions là à conserver et à cimenter, pour la politique de résistance, une majorité que, sous le ministère de M. Casimir Périer et après l'insurrection des 5 et 6 juin, l'extrême péril avait ralliée, mais dont les éléments étaient divers et mal unis. A l'ouverture de la session de 1832, le vent du péril soufflait encore; les dissentiments restaient couverts, le tiers-parti ne dressait pas encore son drapeau; mais il était là, déjà visible et semant dans les rangs de la majorité des germes d'humeur et de désunion. A mon avis, on a été tour à tour, envers le tiers-parti, peu juste et trop peu sévère. C'était un petit camp très-mêlé lui-même: d'honnêtes indécis et des intrigants méticuleux; des esprits sages, mais timides et enclins à placer la sagesse dans la fluctuation; des esprits vaniteux et prétentieux, sans hardiesse ni puissance, mais exigeants et tracassiers; des coeurs droits mais faibles; des amours-propres susceptibles et jaloux. Déposé dans un petit nombre de personnes, ce levain dissolvant fermentait au sein de la majorité et en troublait la cohésion. Le tiers-parti s'attribuait pour représentant et pour chef l'un des hommes les plus importants de la Chambre, M. Dupin; en quoi il avait tort, car M. Dupin ne se donne et ne se lie jamais à personne, guère plus à ceux qui lui ressemblent qu'à ceux dont il diffère; mais sans appartenir au tiers-parti, M. Dupin avait, avec ses divers éléments, bons et mauvais, d'assez fortes analogies; il leur plaisait et les servait même dans l'occasion, quoiqu'ils se fussent grandement trompés s'ils avaient compté sur lui.
Nous n'hésitâmes point; nous adoptâmes M. Dupin comme candidat du gouvernement à la présidence de la Chambre, et nous fîmes à ses amis, connus ou présumés, une large part dans les honneurs du bureau. Autant nous étions décidés à pratiquer fermement la politique de résistance, autant nous avions à coeur de ménager la majorité qui l'avait jusque-là soutenue. Il ne faut pas voir les divisions qu'on ne veut pas aggraver.
Notre prudence à cet égard ne tarda pas à être mise à l'épreuve. Dans la discussion du budget de 1833, un membre de l'opposition proposa, par voie d'amendement, «la révision générale des pensions accordées depuis le 1er avril 1814 jusqu'au 29 juillet 1830, et la radiation de toutes celles qui auraient été accordées pour services rendus en dehors des armées nationales, ou pour services particuliers aux princes de la branche aînée des Bourbons, enfin de toutes celles dont les titulaires ne réunissaient pas toutes les conditions exigées par les lois existantes.» C'était une violation formelle de l'article 60 de la Charte de 1830 qui portait: «Les militaires en activité de service, les officiers et soldats en retraite, les veuves, les officiers et soldats pensionnés conserveront leurs grades, honneurs et pensions.» C'était de plus la résurrection financière, pour ainsi dire, de la guerre civile, de ses inimitiés, de ses vengeances, de ses classifications entre les citoyens. La loi fondamentale et la politique repoussaient également cet amendement. Le cabinet le combattit de tout son pouvoir. Deux membres de la Chambre, investis de fonctions publiques, et qui n'étaient pas habituellement engagés dans l'opposition, M. Dubois de Nantes, inspecteur général de l'Université, et M. Baude, conseiller d'État, l'appuyèrent chaudement. Après un vif débat, l'amendement fut rejeté; et au moment où le président déclara le vote, quelques membres de la majorité, ravis de la victoire, se levèrent en s'écriant: «Vive la Charte!» A ce cri, M. Dubois répondit par cette exclamation: «Vivent les traîtres! vivent les chouans!» répétée aussitôt sur les bancs de l'opposition. La séance fut levée au milieu d'un tumulte passionné.
Le conseil se réunit dans la soirée; autant la majorité avait été ferme, autant elle était irritée; elle demandait avec vivacité que le gouvernement soutînt ceux qui le soutenaient et se séparât de ceux qui l'attaquaient; la résistance à l'esprit de réaction révolutionnaire, déjà si difficile, deviendrait impossible, disait-on, si cet esprit était toléré dans nos propres rangs. La révocation de MM, Baude et Dubois fut mise en délibération dans le conseil. J'avais des doutes sur la convenance de la mesure. M. Dubois et M. Baude étaient des hommes quelquefois peu conséquents dans leurs idées et d'un caractère indépendant jusqu'à la susceptibilité fougueuse, mais étrangers à toute intrigue, à toute manoeuvre intéressée, point engagés dans l'opposition ni dans le tiers-parti, et qui avaient parlé et voté dans cette circonstance avec peu de jugement politique, mais sans dessein prémédité ni hostile contre la politique générale du cabinet. Ils avaient l'un et l'autre, pendant la Restauration et dans les journées de juillet, déployé un dévouement et un courage qui méritaient des égards. La révocation de M. Dubois, comme inspecteur général des études, soulevait d'ailleurs des questions délicates: jusqu'à quel point ses droits comme membre de l'Université le suivaient-ils dans sa situation politique? Pouvait-il être révoqué sans les formes prescrites par les décrets constitutifs de l'Université? Je soumis au conseil ces considérations; mais il y avait eu scandale et il y avait clameur; le conseil persista à penser que les deux révocations étaient nécessaires. C'était à moi à prononcer celle qui devait rencontrer les objections les plus vives: je me déclarai prêt à faire ce que désiraient mes collègues et à en accepter la responsabilité. J'écrivis, en rentrant chez moi, à M. Dubois: «Je ne veux pas, monsieur, que vous appreniez par le Moniteur que vous avez cessé d'exercer les fonctions d'inspecteur général de l'instruction publique. C'est avec un véritable regret que je me crois obligé de vous les retirer. Je n'ai sans doute pas besoin de vous dire les motifs qui m'y décident. Vous tenez avec raison à votre dignité personnelle; vous comprendrez sans peine que le gouvernement aussi soit attaché à la sienne et prenne soin de la maintenir.»
Dès le lendemain, comme il était aisé de le prévoir, la mesure fut violemment attaquée dans la Chambre. Plus violemment qu'habilement. Au lieu de se borner à en contester l'équité et la convenance, on éleva confusément des questions générales et des prétentions absolues; on posa en principe que tout député fonctionnaire avait droit de voter selon son opinion, et droit en même temps de conserver ses fonctions, sans s'inquiéter de savoir si sa conscience et sa situation étaient d'accord, et sans que le gouvernement, qu'il servait et attaquait à la fois, eût droit de renoncer à ses services pour mettre fin au désordre intérieur de ses attaques. En cela, disait-on, consistait essentiellement l'indépendance du député fonctionnaire, et s'il n'était pas maître d'attaquer sans risque ni sacrifice, comme député, le pouvoir qu'il servait comme fonctionnaire, cette indépendance n'existait plus. C'était me rendre la défense plus facile qu'elle n'eût dû l'être, car c'était détruire à la fois l'harmonie du gouvernement, la responsabilité des ministres et la probité politique des fonctionnaires. Je revendiquai ces principes nécessaires de tout gouvernement régulier et libre; j'établis que, dans l'instruction publique, les droits des fonctions administratives n'étaient pas et ne pouvaient pas être les mêmes que ceux des fonctions enseignantes; je distinguai l'opposition générale et habituelle de la dissidence spéciale et accidentelle; et sur le terrain où les adversaires du cabinet s'étaient placés, je réduisis le débat à une question de bon sens et de loyauté, à la question de savoir si l'on pouvait être à la fois dans la garnison de la place et dans l'armée des assiégeants. Le succès ne pouvait guère me manquer; j'avais pour moi les maximes constitutionnelles, les nécessités pratiques du gouvernement et la passion comme la conviction de la majorité. Loin de compromettre le cabinet, cette affaire, dans laquelle je persiste à penser que nous avions un peu dépassé la mesure de l'intérêt politique et de l'équité envers les personnes, le fortifia sensiblement en donnant satisfaction et confiance à ses adhérents.
En juin 1833, quand les deux sessions de 1832 et 1833, qui s'étaient suivies à vingt-quatre heures d'intervalle, eurent atteint leur terme, la situation du cabinet était bonne; il avait réussi au delà de l'attente de ses amis et de la sienne propre. Aux premiers succès qui avaient marqué son avènement, la fin de l'insurrection dans les départements de l'Ouest et la prise d'Anvers, étaient venus se joindre d'importants succès législatifs. M. Humann, en préparant, présentant, et discutant coup sur coup les deux budgets de 1833 et 1834, avait mis fin à la nécessité des crédits provisoires pour les dépenses publiques, grief sans cesse répété des hommes d'ordre en matière de finances. Il avait de plus, par une forte loi sur l'amortissement, réglé et affermi cette base du crédit public. Le maréchal Soult et l'amiral Rigny avaient présenté, sur l'état des officiers de terre et de mer, des lois qui, sans compromettre l'autorité du Roi sur l'armée, donnaient aux droits privés de solides garanties. Sur la proposition de l'amiral Rigny, l'exercice des droits civils et politiques et le régime législatif dans les colonies avaient été libéralement réglés, et tout en attribuant aux colons une juste part d'influence, ces lois faisaient pressentir l'abolition de l'esclavage. M. d'Argout avait proposé, sur l'organisation et les attributions des conseils départementaux et municipaux, et sur l'expropriation en matière d'utilité publique, plusieurs lois qui associaient sincèrement le contrôle du principe électif et du jury à l'action du pouvoir central, et qui donnaient aux intérêts privés d'efficaces garanties. Un projet complet sur la responsabilité des ministres et des agents du pouvoir avait été proposé par M. Barthe. M. Thiers avait demandé, obtenu et commencé sur-le-champ un grand ensemble de travaux publics. J'avais fondé l'instruction primaire en y introduisant le principe de la liberté. Sur ces quinze propositions législatives, dont quatre satisfaisaient aux promesses de l'article 68 de la Charte, neuf avaient été votées et étaient devenues des lois de l'État; les autres étaient prêtes pour la session prochaine. Beaucoup d'autres travaux législatifs et d'ordonnances royales avaient pourvu aux affaires courantes du pays. L'activité du cabinet, dans ses rapports avec les Chambres, avait été féconde et efficace. Il avait honorablement soutenu la lutte contre ses adversaires, et constamment obtenu l'adhésion de la majorité. Aucun grand désordre extérieur n'avait troublé la paix publique et la marche du gouvernement.
Des esprits hardis, et parmi eux quelques-uns de mes amis particuliers, pressaient le cabinet de mettre à profit une situation si favorable, de dissoudre la Chambre des députés, et de faire ainsi consacrer son succès par une Chambre nouvelle qui serait née sous son influence et aurait en perspective cinq ans de durée: «Sur toute ma route, m'écrivait de Toulouse M. de Rémusat, j'ai trouvé la dissolution à peu près acceptée, comprise même. Sur toute ma route, j'ai constaté qu'elle réussirait. La situation générale est au moins aussi bonne que nous le croyons à Paris. Je suis même surpris de l'intelligence du pays. On y voit beaucoup plus clair que je n'espérais. On jouit réellement de la tranquillité et de la prospérité renaissantes. Pour le moment, il n'y a, je vous en réponds, nul souci à prendre de satisfaire les imaginations et de captiver les esprits. Le repos leur est une chose nouvelle qui leur suffit et leur suffira jusqu'à la session.» Le cabinet n'avait pas tant de confiance et ne partagea point cet avis; après en avoir attentivement délibéré, il fit dire dans le Moniteur: «On a discuté depuis quelque temps la question de la dissolution de la Chambre des députés. Beaucoup de personnes ont paru croire que telle était l'intention du gouvernement; ces bruits sont dénués de fondement. Le gouvernement n'a aucun motif d'abréger la durée légale d'une Chambre qui a prêté à la monarchie et à la Charte de 1830 un concours si loyal et si efficace.»
On m'a souvent reproché de me préoccuper trop exclusivement de la situation parlementaire et des dispositions de ce qu'on a appelé le pays légal, et de tenir trop peu de compte de la situation nationale et des dispositions du pays tout entier. Je dirai ailleurs ce que je pense de ce reproche et des causes qui m'ont fait tomber dans cette faute, si en effet j'y suis tombé. Quoi qu'il en soit, nous en étions fort loin en 1833, et notre sollicitude sur l'état général du pays fut l'un des principaux motifs qui nous firent écarter l'idée de la dissolution. Ni la majorité groupée autour de nous dans les Chambres, ni la paix rétablie dans les rues ne nous faisaient illusion sur l'ardente opiniâtreté des partis ennemis et sur les périls permanents qu'ils nous préparaient. Après leur défaite dans l'Ouest et à Paris en 1832, les républicains et les légitimistes avaient, pour un temps du moins, renoncé à l'insurrection; elle leur donnait l'armée à combattre et ralliait contre eux les diverses fractions du grand parti attaché au régime nouveau. Mais ils avaient contre lui d'autres armes, les unes plus cachées, les autres plus légales en apparence: à l'aide des sociétés secrètes et de la presse périodique, ils pouvaient miner l'édifice et entretenir sous ses fondements un foyer destructeur, en attendant un jour propice pour rallumer l'incendie. Ce fut à ces deux moyens d'attaque qu'ils eurent recours en 1833, et ils les exploitèrent avec une audace et une persévérance qui, au milieu de nos succès parlementaires, ne nous permettaient ni confiance, ni repos.
Parmi les nombreuses sociétés secrètes nées ou renouvelées depuis 1830, la principale, celle des Amis du peuple, avait été dissoute en 1832 par un arrêt de la Cour d'assises de Paris, mais d'une façon peu décourageante, car le jury, en reconnaissant son existence, avait déclaré ses membres non coupables, et la Cour avait à la fois interdit leurs réunions et prononcé leur acquittement. Ses chefs se hâtèrent de la ressusciter sous le nom déjà connu de Société des droits de l'homme. Ils l'organisèrent en sections, formées chacune de vingt membres et dirigées par un comité de onze directeurs. Le nombre des sections s'éleva bientôt, dans Paris, à cent-soixante-deux. Le comité central avait ainsi sous ses ordres environ 3,000 hommes, tête de l'insurrection et colonne d'attaque quand le jour viendrait d'attaquer. Une multitude d'autres associations, la Société de propagande, la Société des droits du peuple, la Société patriotique et populaire, l'Union, etc., étaient en rapports intimes avec la Société des droits de l'homme, dont le comité central pouvait dire, dans ce qu'il appelait un ordre du jour adressé à ses fidèles: «Le comité vous déclare que la Société des droits de l'homme peut dès à présent se considérer comme une société mère de plus de trois cents associations qui se rallient, sur tous les points de la France, aux mêmes principes et à la même direction.» Ces principes n'étaient pas équivoques et les sociétés secrètes ne pouvaient être taxées d'hypocrisie; elles proclamaient leur dessein de renverser, non-seulement la monarchie de 1830, mais toute monarchie, et de fonder sur leurs ruines la république: non pas une république abstraite et nouvelle, organisée d'après les utopies des philosophes ou les exemples des États-Unis d'Amérique, mais la république une et indivisible, née en 1792, et que connaissait déjà la France. Le comité central, ne voulant laisser à cet égard aucun doute, publia un exposé de ses principes et des bases de la constitution républicaine qu'il préparait: «Héritiers de la mission qu'avait entreprise le génie de la Convention nationale, voulant que la société soit ramenée vers son véritable but, voulant à la fois affranchir et assurer sa marche, les républicains doivent, avant tout, chercher les guides qui, en l'améliorant, l'empêcheront de s'égarer. C'est dans cet esprit que, dès son origine, la Société des droits de l'homme adopta, comme expression de ses principes, la déclaration présentée à la Convention nationale par le représentant du peuple Robespierre. Le comité central s'est uni à cette adoption.» Le comité ne se bornait pas aux principes; il adoptait avec la même ferveur les souvenirs pratiques de 1793, les noms propres, les enseignes, les images; les sections de la Société à Paris se faisaient gloire de se les approprier; quatre d'entre elles portaient le nom de Saint-Just; d'autres s'appelaient Marat, Babeuf, Robespierre, Couthon, Le 21 janvier, Guerre aux châteaux, Abolition de la propriété mal acquise, etc. En vain ces résurrections répugnaient à quelques-uns des membres ou des patrons de ces sociétés; en vain ils essayaient de refouler de tels noms dans le passé et d'affranchir de leur contact la république future; leur voix se perdait dans le tumulte; leurs réclamations étaient qualifiées de prétention aristocratique ou de radotage girondin. C'était pitié de voir un illustre et généreux vieillard, M. de La Fayette, et un jeune écrivain d'un esprit et d'un caractère élevés, M. Armand Carrel, embarrassés à désavouer timidement et sans succès des turpitudes atroces ou stupides qu'ils auraient dû fouler aux pieds avec indignation et mépris.
Là était peut-être, sinon le plus grave péril, du moins la circonstance la plus aggravante des périls contre lesquels nous avions à lutter. Quelque dangereux que soit le travail des démolisseurs d'États par les conspirations et les insurrections populaires, s'ils ne rencontraient point d'appui dans d'autres régions sociales et au sein des pouvoirs publics, ils auraient peu de chances de succès. Il faut qu'il y ait des mains tendues d'en haut à ceux qui s'agitent en bas; il faut que des situations aristocratiques viennent en aide aux passions démocratiques, que des sages prêtent leur crédit aux fous, que d'honnêtes gens couvrent de leur bonne renommée les desseins pervers. Cet appui nécessaire ne manquait point aux républicains acharnés et aux conspirateurs anarchiques qui travaillaient à renverser la monarchie de 1830. Ils avaient pour alliés permanents les conspirateurs légitimistes; et parmi les anciens chefs libéraux, quelques-uns des plus considérables, devenus hostiles à la monarchie nouvelle qu'ils accusaient de leurs mécomptes, prêtaient à ses plus ardents ennemis un concours plus ou moins avoué; tantôt ils s'engageaient eux-mêmes, sous le nom de Société pour la défense de la liberté de la presse, pour le soulagement des condamnés, ou tel autre, dans des associations publiques distinctes, par leur objet légal, des sociétés secrètes, mais qui, en définitive, par la fermentation qu'elles excitaient et les rapports qu'elles établissaient entre les personnes, tendaient au même résultat; tantôt ils protégeaient dans les Chambres, par leurs discours et leurs votes, les conspirateurs compromis. D'autres membres de l'opposition, étrangers à toute menée hostile, mais plus préoccupés de leur situation populaire que de leur mission parlementaire, se conduisaient en toute occasion, envers les meneurs les plus agressifs, avec les plus pusillanimes ménagements. J'en témoignais un jour quelque surprise à l'un d'entre eux, banquier considérable dont je connaissais les opinions très-monarchiques: «Que voulez-vous? me dit-il, vous autres, vous ne me ferez jamais de mal; mais ces gens-là seront quelque jour les maîtres, et ils ont des amis qui pourraient bien avoir la fantaisie de me prendre mon bien et de me couper la tête; je ne veux pas me brouiller avec eux.» Par toutes ces voies, les conspirateurs du dehors, les ennemis actifs de l'ordre établi trouvaient dans les hautes régions sociales, et jusqu'au sein des grands pouvoirs de l'État, des appuis qui leur donnaient une assurance et des chances que, par eux-mêmes, ils n'auraient jamais possédées.
Ils avaient dans les journaux des alliés bien plus ardents encore et plus efficaces. C'est aujourd'hui un lieu commun de regarder la presse périodique libre comme le principal péril des gouvernements, et je ne crois pas qu'il y ait, dans ce qu'on a dit de la part qu'elle a plus d'une fois prise à leur chute, beaucoup d'exagération. Mais je crois en même temps qu'on s'est beaucoup trompé et qu'on se trompe encore sur la conduite à tenir en face de cette puissance et sur les moyens de résister à ses coups. Je ne reviens pas sur ce que j'en ai déjà dit; je persiste à penser que, si la liberté de la presse est, pour les gouvernements et les peuples libres, la plus rude des épreuves, c'est en même temps, dans nos sociétés modernes, une épreuve inévitable, et qu'il n'y a qu'une façon de vivre honorablement avec une telle compagne, c'est de l'accepter franchement sans la traiter complaisamment. Pour garder cette difficile situation, de justes lois répressives, très-nécessaires, sont insuffisantes; il faut encore deux conditions trop souvent méconnues ou négligées, car il y a ici une question de conduite et de caractère qu'aucune législation ne saurait résoudre.
Il faut d'abord que le pouvoir et ses amis n'hésitent pas à se servir eux-mêmes de la liberté de la presse, à s'en servir habituellement, énergiquement, à soutenir cette lutte comme des champions dans une arène, non comme des accusés sur leur banc. Un habile et honnête journaliste écossais, M. Mac Laren, fondateur de l'un des journaux les plus accrédités de son pays, The Scotchman, vint en France pendant mon administration; il s'étonnait que le gouvernement, dont il approuvait et honorait la politique, n'eût pas, dans la presse périodique, un plus grand nombre de partisans volontaires, et qu'une majorité parlementaire, qui représentait si évidemment de grands principes et de grands intérêts sociaux, ne créât pas elle-même, pour sa cause, de plus multipliés et plus actifs organes. Il avait raison de s'étonner, et il touchait là à l'une des faiblesses du parti conservateur en France; mais il ignorait les causes qui, dans une certaine mesure, l'expliquent et l'excusent, Dans les pays où, avec plus ou moins de liberté selon les temps, de grands partis politiques se disputent depuis longtemps l'exercice du pouvoir, ils ont senti la nécessité et pris l'habitude de s'expliquer et de se défendre devant ce public où sont les juges qu'ils redoutent et les alliés qu'ils recherchent. De là ces organes permanents et indépendants, ces interprètes et ces avocats assidus, journaux, revues, recueils, publications de toutes sortes, que de tels partis ont soin d'instituer et de maintenir. Mais la France n'a jamais été un pays de vrais partis politiques; jamais les grands intérêts et les grands principes, divers ne s'y sont groupés, disciplinés et mis en présence les uns des autres pour conquérir la prépondérance dans le gouvernement du pays. La royauté, soutenue ou exploitée, servie ou entravée par les diverses classes sociales, et, autour de la royauté et de ses plus éminents serviteurs, un public sans organisation régulière, sans droits reconnus, sans institutions efficaces, libre pourtant d'esprit et de parole, et mettant toute sa liberté à regarder, à critiquer, à fronder, comme des spectateurs au théâtre, tel a été pendant des siècles, sauf quelques circonstances passagères, le régime politique de la France. Les partis capables de prétendre au pouvoir, et de concourir à ce dessein devant le pays, ne se forment point à un tel régime; aussi, quand la monarchie constitutionnelle a été établie en France, n'en a-t-elle point trouvé qui fussent prêts à jouer le rôle auquel elle les appelait, à en comprendre les devoirs, à en remplir les conditions, à en accepter les combats. Les amis ne manquaient point au pouvoir; mais c'étaient des amis aussi peu exercés au mouvement que peu dressés à la discipline politique, point accoutumés à agir par eux-mêmes et à soutenir spontanément, avec indépendance et pour leur propre compte, le gouvernement qui soutenait leur cause. De là l'isolement, le délaissement et par conséquent la faiblesse où s'est souvent trouvé le pouvoir: «Je suis approuvé, disait avec un peu de tristesse et d'humeur le roi Louis-Philippe, mais je ne suis pas défendu.»
Il y avait, dans cette plainte, un peu d'injuste oubli; le gouvernement du roi Louis-Philippe et le Roi lui-même n'ont pas manqué, dans la presse périodique, d'habiles défenseurs; de 1830 à 1848, le Journal des Débats a soutenu la politique d'ordre légal et de résistance avec autant de constance que de fermeté, d'esprit et de talent. Pour mon compte, j'ai reçu de ce journal, sauf dans une circonstance dont je parlerai à son temps, le plus décidé et le plus utile appui. J'ai dit quelles furent d'abord mes relations avec ses deux principaux propriétaires, MM. Bertin, surtout avec M. Bertin de Vaux. Après leur mort, M. Armand Bertin, devenu rédacteur en chef du journal, et M. de Sacy, son fidèle et infatigable compagnon, m'ont soutenu, durant tout mon ministère, comme on soutient sa propre cause et ses meilleurs amis. M. de Sacy a fait réimprimer naguère ses principaux articles de critique philosophique, historique et littéraire pendant sa longue coopération au journal qu'il dirige aujourd'hui; si, comme je l'espère, il recueille aussi un jour ses principaux articles politiques, on verra que la fermeté de sa foi monarchique et libérale et son actif dévouement à sa foi n'ont pas été moindres que la judicieuse verve de son talent. On n'a pas le droit de se dire délaissé quand on a de tels défenseurs. Mais il n'en est pas moins vrai que, dans la lutte qu'il soutenait, le Journal des Débats était trop seul, et que le parti conservateur n'a pas su se servir de la liberté de la presse, ni lancer dans cette arène assez d'indépendants et hardis champions.
Une autre condition n'est pas moins nécessaire pour que, dans un régime de liberté, le pouvoir et la presse périodique vivent à côté l'un de l'autre sans grand trouble pour l'État: il faut que le pouvoir s'arme d'indifférence aussi bien que de hardiesse, et qu'en même temps que ses partisans soutiennent résolument la lutte, il supporte tranquillement les coups, sans beaucoup prétendre à les arrêter ni à les punir. Point de langueur à combattre devant le public; point d'empressement à poursuivre devant les tribunaux. Le plus illustre et le plus sensé des chefs de gouvernement libre, Washington, a donné à cet égard des exemples d'autant plus frappants qu'à lui-même sa sagesse lui coûtait beaucoup; personne n'a été plus indigné des violences de la presse, ni plus blessé de ses calomnies; personne n'en a plus vivement ressenti le mal et reconnu le péril: «Si le mécontentement, la méfiance, l'irritation, sont ainsi semés à pleines mains, écrivait-il au procureur général Randolph; si le gouvernement et ses officiers ont incessamment à subir les outrages des journaux, sans qu'on daigne seulement examiner les faits et les motifs, je crains qu'il ne devienne impossible à aucun homme sous le soleil de manier le gouvernail et de tenir ensemble les pièces de la machine.» Et plus tard, à propos des attaques personnelles dont il était l'objet: «Je ne croyais pas, je n'imaginais pas, jusqu'à ces derniers temps, qu'il fût, je ne dis pas probable, mais possible, que, pendant que je me livrais aux plus pénibles efforts pour établir une politique nationale, une politique à nous, et pour préserver ce pays des horreurs de la guerre, tous les actes de mon administration seraient torturés, défigurés, de la façon à la fois la plus grossière et la plus insidieuse, et en termes si exagérés, si indécents qu'à peine pourrait-on les appliquer à un Néron, à un malfaiteur notoire ou même à un filou vulgaire. Mais en voilà bien assez: j'ai déjà été trop loin dans l'expression de mes sentiments.» Washington n'alla pas plus loin; il attendit la justice de l'opinion sans réclamer celle des lois. Je conviens que cette patience dédaigneuse lui était facile; sa politique et sa personne étaient, il est vrai, indignement attaquées; mais les attaques ne portaient guère au delà. Il en était bien autrement pour nous en 1833: c'était à l'existence même du Gouvernement, bien plus, aux bases fondamentales de la société elle-même que s'adressaient les coups de la presse ennemie; tout nous poussait à les réprimer fortement, le péril réel, la violation évidente des lois, les clameurs indignées des amis de l'ordre, l'effroi que répandaient dans le public ces attaques désordonnées, et le besoin d'intimider à leur tour ceux qui alarmaient ainsi la société. Pressés par de si puissants motifs, nous nous engageâmes dans une série de procès de presse qui étaient loin d'atteindre tous les cas dignes de poursuite, ni de satisfaire aux instances de nos amis, mais qui ramenaient sans cesse les mêmes questions, les mêmes délits, les mêmes scènes, souvent les mêmes accusés. Ce fût là, j'en suis convaincu, une faute inévitable peut-être dans l'état des partis et des esprits; mais qui aggrava le mal que nous voulions étouffer. La plupart de ces procès aboutirent à des acquittements scandaleux qui révélaient la faiblesse des jurés, quelquefois celle des juges, et qui redoublaient l'audace des assaillants. Parmi les condamnations qui furent prononcées, plusieurs manquaient d'équité, car elles frappaient plus sévèrement les légitimistes que les républicains: triste symptôme d'une partialité pusillanime, et source d'irritation dans le parti d'une inégale rigueur. Les cours d'assises et les tribunaux devinrent des théâtres sur lesquels les conspirateurs ne craignaient pas de paraître et se déployaient plus encore qu'ils ne l'avaient fait dans leurs écrits. La rareté des poursuites, au milieu du scandale des attaques, n'eût certainement pas été sans inconvénients; elle eût surtout soulevé contre le pouvoir les reproches et les plaintes de ses amis; mais bien expliquée, soit à la tribune, soit dans les luttes mêmes des journaux, et présentée comme un acte, non d'insouciance ou de crainte, mais de volonté et de prévoyance politique, elle eût fini par être comprise, et; en tout case, ses inconvénients auraient mieux valu que l'étalage continu des violences et des insolences des factions à côté des faiblesses de la justice, et de nouveaux prétextes incessamment fournis aux déclamations haineuses ou calomnieuses, sans aucun sérieux effet de répression ni d'intimidation.
De tous ces procès, j'en veux rappeler un seul, le plus éclatant, l'un des plus provoqués par les faits, et aussi celui où la faute que je signale apparut le plus évidemment. Depuis longtemps, la Chambre des députés, le corps et les membres, étaient indignement outragés, calomniés, vilipendés par les journaux républicains, surtout par la Tribune, alors le plus audacieux et le plus cynique de tous. Un homme d'esprit et de courage, qui a eu ce rare mérite et cet heureux privilège que ses élans d'amour-propre et ses boutades de langage, ses colères naïves et ses libres épigrammes, n'ont jamais altéré ni sa conduite ni l'estime et l'affection de ses nombreux amis, M. Viennet proposa à la Chambre de citer à la barre le journaliste et de réprimer de tels excès. Après de longs débats et malgré l'abstention déclarée de la plupart des membres de l'opposition, la Chambre adopta la proposition; le gérant de la Tribune fut mandé, et ses deux principaux rédacteurs, M. Godefroi Cavaignac et M. Armand Marrast furent admis à le défendre. Ils s'en acquittèrent tous deux en gens d'esprit et de talent; l'un avec l'âpre et menaçant orgueil d'un fanatique héritier de la Convention et des Jacobins; l'autre avec l'intarissable fiel d'un lettré vaniteux et envieux, irrité de vivre dans une situation au-dessous de son esprit, et qui s'en venge en exhalant ses prétentions et ses haines sous le voile de ses idées. Nous vîmes là s'étaler fastueusement devant nous les principes et les desseins du parti appelé sur la scène; la tyrannie de la multitude apparut sous le nom de souveraineté du peuple; le mensonge électoral fut décoré du titre de suffrage universel; l'écrasante unité du pouvoir central fut intronisée comme symbole de l'unité nationale; nous entendîmes célébrer la prétendue abolition de toutes les inégalités de condition, l'impôt progressif, l'intervention législative pour assurer et accélérer la division illimitée de la propriété, toutes les idées, tous les sentiments, tous les rêves antisociaux et antilibéraux qui, plus d'une fois déjà, ont perdu et déshonoré parmi nous le nom même de la République, mais qui, en attendant le jour des mécomptes, soulèvent contre l'ordre établi tant de passions et d'espérances, les unes essentiellement mauvaises et illégitimes, les autres absurdes et chimériques. La Chambre assista avec une dignité triste à cette représentation du chaos intellectuel, prélude du chaos politique qu'on ne lui pardonnait pas de repousser. Son président, M. Dupin, conduisit convenablement cette scène, sans mollesse et sans rudesse, et en maintenant le respect dû à la Chambre et aux lois, en même temps qu'il respectait lui-même le droit de libre défense pour l'accusé. Le gérant de la Tribune fut condamné; mais MM. Cavaignac et Marrast se retirèrent fiers et contents, pour leur parti comme pour eux-mêmes, des satisfactions qu'ils avaient données à leurs adhérents et des peurs qu'ils avaient faites à leurs ennemis. Il ne convient pas aux grands pouvoirs publics de se montrer ainsi silencieusement aux prises avec les docteurs de la révolte et de l'anarchie; c'est dans l'arène de la liberté, et avec ses armes, que doivent se livrer de tels combats.
En même temps que nous engagions ainsi quelquefois, contre l'esprit révolutionnaire, des luttes peu opportunes et peu efficaces, nous lui faisions quelquefois aussi, par nos actes ou par notre silence, de fâcheuses concessions. Le dissentiment recommença entre les deux Chambres sur l'abrogation de la loi relative au deuil du 21 janvier; nous le laissâmes se rengager et se prolonger sans y prendre nous-mêmes, dès le début, une attitude décidée et conforme au langage qu'avait tenu le duc de Broglie en 1832, quand la Chambre des pairs avait eu à délibérer pour la première fois sur cette proposition. M. Bavoux renouvela à la Chambre des députés sa demande du rétablissement du divorce; nous demeurâmes étrangers à la discussion de cette grave question de morale sociale et de droit civil, et elle alla s'éteindre dans la Chambre des pairs sans que le cabinet en eût dit son avis. Nous gardâmes le même silence sur une autre grande question d'ordre civil et politique, l'abolition des majorats, qui tient de si près à la portée du droit de propriété et à la constitution de la famille. Nous nous crûmes obligés de présenter le projet de loi provoqué par des pétitions en 1831 pour donner des pensions aux survivants d'entre les vainqueurs de la Bastille, et en nous y associant, nous nous dispensâmes d'exprimer, à ce sujet, les réserves que tout gouvernement se doit à lui-même quand il s'agit d'une insurrection populaire accompagnée de meurtres et de scènes déplorables. Notre abstention dans ces diverses occasions était peut-être nécessaire; nous avions, en pratiquant la politique d'ordre et de résistance, tant de luttes à soutenir, tant de graves questions à décider nous-mêmes, que nous étions bien naturellement enclins à rester en dehors de celles qui ne nous étaient pas absolument imposées, ou qui pouvaient avoir, sans notre intervention, une bonne issue. Mais dans un régime de liberté, il ne convient pas au pouvoir, et c'est pour lui une triste apparence, de demeurer inerte au milieu des grands débats qui s'élèvent autour de lui, et de souffrir qu'ils s'agitent entre ses amis et ses adversaires sans y jouer lui-même le rôle et y exercer l'influence qui lui appartiennent. Si ce n'est pas toujours un tort, c'est toujours un affaiblissement.
Malgré ces troubles et ces embarras, nous avions droit, en ouvrant la session de 1834, de croire le pays et son gouvernement dans une situation favorable; aucun grand désordre matériel n'avait éclaté et porté l'alarme dans les intérêts privés: «Les voyageurs qui reviennent de France, m'écrivait de Turin M. de Barante, disent merveilles de notre prospérité, du calme de notre situation, de notre incroyable liberté et de la patience habile du roi Louis-Philippe.» Les nombreuses et importantes lois rendues dans la session précédente recevaient leur régulière application, les travaux publics étaient en pleine activité; les écoles primaires se multipliaient rapidement; l'élection plaçait tranquillement, dans toute la France, à côté de l'administration active, de nouveaux conseils de département, et d'arrondissement, patrons éclairés des intérêts locaux, et qui apportaient au gouvernement et à sa politique l'appui de leur indépendante adhésion. La vie politique se déployait au sein de l'ordre, sinon bien assuré, du moins maintenu dans le présent, et ce qui restait d'alarme excitait les courages au lieu de les glacer: «La situation s'est améliorée, m'écrivait de Toulouse M. de Rémusat, précisément parce qu'elle est moins sereine. Vous savez que je ne crains rien tant qu'une sécurité exagérée qui ferait éclater toutes les nuances, toutes les prétentions, toutes les vanités. Nous avons toujours besoin d'un peu de danger pour être raisonnables. Par les mêmes raisons, je ne me préoccupe pas trop de ces coalitions d'ouvriers. Malgré bien des apparences, je ne crois pas cela grave encore. Nul ne croit plus que moi que nous avons en France une maladie sociale sérieuse, supérieure peut-être à tous les remèdes connus; mais elle peut être encore palliée longtemps; ces troubles sont des symptômes prématurés; ils ne peuvent que rallier et mettre sur ses gardes la classe moyenne. On est ici très-préoccupé de ces sortes d'événements; des gens qui ne s'inquiétaient pas jusqu'à présent commencent à s'inquiéter et à voir ce qui nous crève les yeux, à vous et à moi, depuis trois ans.»
M. de Rémusat avait raison de croire que nous avons besoin d'un peu de danger pour être raisonnables. Il en restait beaucoup dans la situation, pas assez pourtant, c'est-à-dire pas assez de danger pressant et visible pour maintenir unis les divers éléments du parti de l'ordre dans la nouvelle monarchie. Dès les premières séances de la Chambre des députés, dans la formation de son bureau, dans la composition et la discussion de son adresse en réponse au discours du trône, la diversité de ces éléments, sinon encore leur dissidence, s'empressa de se manifester. On eut quelque peine à s'entendre pour le choix des vice-présidents et des secrétaires de la Chambre, et le tiers-parti y eut une part plus large que sa force réelle ne semblait le comporter. La première rédaction de l'adresse, cette ébauche qui décide presque invinciblement de la couleur du tableau, fut confiée à M. Étienne, écrivain-né du tiers-parti, esprit mou et terne avec une clarté apparente et un agrément de mauvais aloi, fin sans distinction, habile à laisser entendre sans dire et à nuire sans frapper. L'adresse, pleine de déclarations générales en faveur de l'ordre et contre toutes les factions, était d'ailleurs vague, presque silencieuse sur la politique en vigueur, semée de conseils détournés et d'espérances toutes portées sur l'avenir, comme s'il n'eût pas dû être la continuation du présent. Aussi fut-elle, dans le débat, louée et acceptée par les principaux orateurs de l'opposition, empressés à signaler les symptômes et à développer les germes de division au sein de la majorité. Le cabinet ne se laissa point attirer dans ce piége: sans nous préoccuper de l'adresse, sans en rechercher les tendances cachées, nous maintînmes fermement, contre des attaques ardentes quoique vieillies, la politique que nous avions pratiquée et que nous entendions poursuivre. Je persistai, comme je l'avais fait sous le ministère de M. Casimir Périer, à la caractériser par son vrai nom, la résistance à l'anarchie, et par son principe monarchique, le contrat du pays avec un prince de la maison royale, étranger aux fautes comme aux fausses maximes de ses aînés, et seul roi possible dans la crise que ces fautes avaient fait éclater. Ce fut dans ce débat que se produisit en termes formels le dissentiment tant de fois rappelé entre ma définition de l'appel de M. le duc d'Orléans au trône en 1830, parce que Bourbon, et celle de M. Dupin, quoique Bourbon: dissentiment un peu puéril en apparence, car les deux assertions étaient vraies; si M. le duc d'Orléans n'eût pas été prince et Bourbon, personne n'eût pensé à lui; et s'il eût été un autre Bourbon, un Bourbon engagé dans la cause de l'ancien régime, le prince de Condé, par exemple, personne n'eût voulu de lui. Mais malgré la vanité de son motif apparent, la dissidence était sérieuse et caractérisait deux politiques très-diverses; où je voyais un roi nécessaire et la charte maintenue en même temps que modifiée, M. Dupin voyait «un roi élu et une charte faite par vous, disait-il à la Chambre, et imposée par la nation à la royauté.» Je réclamais, au profit de l'établissement de 1830, les traditions monarchiques; M. Dupin lui donnait la révolution pour unique berceau.
Si je m'arrête un moment sur ces querelles aujourd'hui si loin de nous, c'est qu'elles expliquent les événements comme elles ont contribué à les produire. Les idées premières qui s'établissent comme des maximes dans l'esprit des hommes ont sur eux plus de puissance qu'ils ne le savent eux-mêmes, et il y a des entraînements de logique comme de passion auxquels ils n'échappent point. Je dirai sans réserve ma pensée: il y avait dans l'esprit de M. Dupin, sur ce sujet, plus de confusion et d'incohérence que de système clair et de parti pris; il n'était point et n'a jamais été un révolutionnaire, ni en principes, ni en conduite; et quand ils se sont violemment mis en scène, il les a plus d'une fois résolument combattus; mais il n'attaquait le mal ni, dans sa source, ni dans ses lointains progrès. Par imprévoyance ou par prudence, d'autres, avec moins d'esprit et de talent, gardaient, envers les avant-coureurs, volontaires ou involontaires, des tentatives révolutionnaires, les mêmes ménagements, et m'en voulaient de signaler trop haut et trop longtemps d'avance des périls qu'ils se flattaient de conjurer en n'en parlant pas. J'ai cru bien souvent entendre résonner à mes oreilles les paroles de Prusias à Nicomède:
«Ah! ne me brouillez pas avec la république!»
Et je n'avais rien de satisfaisant à y répondre, car, regardant de nos jours et parmi nous la république comme le passe-port menteur de l'anarchie, c'était précisément avec elle que j'avais à coeur de brouiller mon temps et mon pays.
Encore une fois l'esprit révolutionnaire se chargea de prouver lui-même qu'on se trompait quand on espérait avec lui quelque accommodement. Pendant que les mérites ou les torts de la politique de résistance étaient débattus dans les Chambres, le parti anarchique (je ne veux pas dire toujours le parti républicain, quoiqu'il se donnât constamment ce nom) employait, pour la combattre et pour fomenter la révolte, ses plus audacieux moyens. Une multitude de crieurs publics parcouraient les rues, vendant ou distribuant aux passants toute sorte de pamphlets et de petits écrits, inventions du jour ou réimpressions des plus mauvais jours: le Catéchisme républicain, le Catéchisme des droits de l'homme et du citoyen, OEuvres choisies de Maximilien Robespierre, Opinion de Couthon, membre de la Convention nationale, sur le jugement de Louis XVI, le Calendrier républicain, avec un portrait de Robespierre dans un soleil, et daté de l'an 42 de la république qui réclamait sa légitimité, le Pilori, à la potence les sergents de ville! etc. Le contenu de ces écrits répondait à leurs titres: c'étaient tantôt la provocation directe à l'insurrection, tantôt la déclamation furibonde contre les rois, les nobles, les riches, toutes les autorités, toutes les supériorités non élues, tantôt les calomnies et les injures les plus grossières contre les dépositaires du pouvoir, depuis le plus élevé jusqu'au plus humble. L'administration tenta de mettre fin à ce bruyant désordre; elle fit arrêter quelques crieurs et les déféra aux tribunaux. Les tribunaux, la Cour royale aussi bien que les juges de première instance, déclarèrent qu'aux termes de la législation existante, et pourvu que les crieurs eussent fait la déclaration préalable exigée par la loi du 10 décembre 1830, c'était là une profession libre, à laquelle aucun obstacle ne pouvait être apporté, et qui ne pouvait donner lieu qu'à des poursuites pour délits de la presse, comme tout autre genre d'ouvrages et tout autre mode de vente ou de distribution. Armé de cet arrêt, le gérant d'un journal populaire, le Bon sens, M. Rodde, se rendit en blouse et en casquette, costume ordinaire des crieurs, sur la place de la Bourse, et commença à distribuer un paquet d'imprimés: «Je résisterai, avait-il dit d'avance, à toute tentative de saisie et d'arrestation arbitraire; je repousserai la violence par la violence; j'appelle à mon aide tous les citoyens qui croient encore que force doit rester à la loi. Qu'on y prenne garde; la perturbation, s'il y en a, ne viendra pas de mon fait; je suis sur le terrain de la légalité, et j'ai le droit d'en appeler au courage des Français. J'ai le droit d'en appeler à l'insurrection; dans ce cas, elle sera, ou jamais non, le plus saint des devoirs.» Le courage était facile; l'administration avait annoncé qu'elle cesserait, contre les crieurs, toute poursuite jusqu'à ce que la jurisprudence eût été définitivement fixée, soit par la Cour de cassation, soit par la loi. La foule qui, à son arrivée, avait entouré et fêté le crieur journaliste, se dispersa. Le mal était flagrant, le scandale au comble, l'impuissance légale constatée; plus de six millions d'exemplaires d'écrits incendiaires ou insensés avaient été distribués dans l'espace de trois mois. Le cabinet présenta à la Chambre des députés une loi nouvelle qui soumettait la profession de crieur, vendeur ou distributeur d'écrits sur la voie publique à l'autorisation et à la surveillance de l'autorité municipale. La discussion fut vive; le ministre de l'intérieur, M. d'Argout, lut à la tribune plusieurs passages des pamphlets distribués; la Chambre écoutait avec colère et dégoût: «Assez! s'écria de sa place M. Dubois de Nantes, c'est une honte!» Les défenseurs ne manquèrent pourtant pas aux crieurs; les plus modérés réclamèrent la liberté de l'industrie, les plus violents accusèrent la police de faire elle-même imprimer et distribuer les pamphlets les plus choquants. La Chambre, à une forte majorité, adopta la loi proposée; il se trouva pourtant 122 voix pour la repousser. J'incline à croire que, dans ce nombre, plusieurs l'auraient votée s'ils l'avaient crue en péril. Bien des gens se dispensent volontiers du courage quand d'autres se chargent d'en avoir pour eux.
Nulle illusion n'était plus possible; la situation redevenait ce qu'elle avait été sous M. Casimir Périer; la lutte recommençait dans les rues; c'était à la force matérielle que le parti révolutionnaire voulait de nouveau en appeler. Plus irrité que découragé par ses défaites répétées, son espérance n'avait pas plus fléchi que sa passion. L'esprit s'enivre comme le corps; il y a des idées capiteuses qui, une fois entrées dans l'intelligence, troublent la vue, enflamment le sang, tendent les muscles, et précipitent les hommes vers l'objet auquel ils aspirent et qu'ils se promettent, quels que soient pour l'atteindre, les périls à courir, les attentats à commettre et les obstacles à surmonter. Au nom de la souveraineté du peuple, les révolutionnaires se croyaient en possession du droit et du nombre; le sens moral et le bon sens ainsi aveuglés, ils avaient également foi dans leur cause et dans leur succès. Le renversement par l'attaque à main armée était leur idée fixe et leur incessant effort. Ils s'y préparèrent en 1833 avec un singulier mélange d'audace publique et de menées obscures; grâce à la discipline de diverses sociétés secrètes sous le comité central de la Société des droits de l'homme, ils avaient partout des affiliés, des correspondants, des agents perdus dans la foule et ardents à y recruter des alliés. Dans les villes manufacturières, dans tous les grands foyers de population et d'industrie, ils entraient en rapport avec les confréries et les associations de secours mutuels des classes ouvrières, fomentaient parmi elles les mécontentements et les coalitions que suscitaient les langueurs du travail ou les questions de salaire, et les attiraient, souvent contre leur instinct et leur gré, dans le camp de la république, tantôt en leur dissimulant son approche, tantôt en leur promettant, en son nom, des satisfactions et des prospérités que, pas plus que tout autre régime, elle ne pouvait leur donner. Dans l'été de 1833 aux jours anniversaires de la Révolution de juillet, le parti s'était promis à Paris une occasion favorable et avait préparé l'insurrection. Elle avorta, grâce aux mesures de l'autorité, et un peu aussi par les dissentiments intérieurs du parti lui-même. Il avait dans son sein quelques hommes, non pas républicains moins décidés que leurs fougueux amis, mais moins dénués de prévoyance et de scrupule, qui désapprouvaient les violences désordonnées, les appels à la force matérielle, et s'efforçaient d'en retarder du moins l'explosion. Mais de telles entraves sont promptement usées et brisées; quand on ne veut pas être entraîné par les liens de parti, il faut les rompre nettement après avoir vainement tenté de les employer à retenir ses associés; M. de la Fayette et M. Armand Carrel ne prirent point cette résolution, et plus puissants qu'eux, M. Godefroi Cavaignac et M. Armand Marrast continuèrent à se prévaloir de leurs noms en méprisant leurs conseils. Ils n'hésitaient pas davantage à compromettre leurs soldats que leurs chefs; dès qu'ils recevaient, de leurs associés dans les départements, des adhésions et des promesses de fidélité à tout événement, la Tribune les publiait avec un grand fracas d'éloges et d'espérances. Le parti faisait ainsi acte, tantôt d'habileté souterraine, tantôt d'audace éclatante, et exploitait tour à tour, au service de ses desseins, les avantages du mystère et ceux de la publicité.
Quand la loi sur les crieurs publics fut promulguée, on essaya d'en repousser l'exécution: le comité protesta; des crieurs reparurent dans les rues; ils furent arrêtés; ils résistèrent; des groupes tumultueux se formèrent; les sergents de ville et quelques compagnies de gardes nationaux et de soldats intervinrent; des luttes s'engagèrent; la répression fut efficace; elle était nécessaire et légale; elle fut peut-être quelquefois brutale. La sédition était flagrante: à Lyon, à Marseille, à Saint-Étienne, elle éclatait comme à Paris; un agent de la police municipale fut assassiné, un commissaire de police grièvement blessé; les gouvernements n'ont pas à leur service des anges pour lutter contre les démons. On fit grand bruit à la Chambre des députés de la rudesse des agents pour pallier la violence des séditieux; mais cette querelle tomba bientôt; de part et d'autre, on s'attendait à de plus sérieux combats: déterminés à l'attaque, les républicains se mettaient partout en armes; le cabinet résolut d'attaquer le mal dans sa racine; huit jours après la promulgation de la loi sur les crieurs publics, la loi sur les associations fut présentée.
Je n'en veux nullement atténuer la portée et le caractère: elle soumettait à la nécessité de l'autorisation du gouvernement, et d'une autorisation toujours révocable, toutes les associations formées, selon les termes du Code pénal, «pour s'occuper d'objets religieux, littéraires, politiques ou autres.» Elle assurait, par la classification des juridictions, par la prévoyance des récidives, et par la précision plus que par la gravité des peines, l'efficacité de ses dispositions. Le gouvernement qui la proposait n'avait, à coup sûr, nulle intention de l'appliquer aux réunions étrangères à la politique, notamment aux réunions religieuses; il s'en expliqua formellement dans les deux Chambres; mais des explications parlementaires ne sont pas des dispositions législatives; les paroles d'un ministre ne lient passes successeurs; les réunions les plus innocentes comme les plus séditieuses, la religion comme la conspiration, tombèrent sous la nécessité de l'autorisation préalable; et n'eût-elle jamais apporté, en fait, aux réunions non politiques, aucune entrave, la loi nouvelle n'en eût pas moins été en principe une grave dérogation à la liberté, surtout à la liberté religieuse. Elle maintenait, en le développant, le Code pénal de l'Empire; elle est devenue la base de la législation de l'Empire nouveau. C'était une loi de circonstance, nécessaire, j'en demeure convaincu, et que les pouvoirs constitutionnels avaient pleinement le droit de rendre, mais qui n'eût dû être présentée que comme une loi d'exception et pour un temps limité. C'était là son vrai caractère, et ainsi définie, elle n'eût eu à redouter aucune solide objection. Mais le nom seul de loi d'exception était devenu si impopulaire, il semblait si étroitement lié aux plus mauvais souvenirs de la Révolution et de la Restauration, que personne, pas plus parmi les amis du cabinet que parmi ses adversaires, n'en eût voulu prendre la responsabilité; lorsque des amendements furent proposés dans ce sens, ils furent presque universellement repoussés. On acceptait un mauvais principe plutôt qu'une apparence décriée; on aimait mieux restreindre à toujours les libertés publiques que les suspendre formellement, mais à temps et en les reconnaissant. Ce n'est pas là l'unique occasion où l'esprit public se soit montré si peu judicieux et si routinier dans ses préoccupations, au grand dommage des intérêts permanents et des libertés du pays.
Pendant quinze jours, la Chambre discuta solennellement ce projet de loi. Jamais peut-être toutes les opinions et toutes les nuances d'opinion ne s'étaient manifestées avec tant de vérité. Les partisans de la politique de résistance, convaincus qu'ils faisaient face à une nécessité urgente et qu'ils remplissaient un devoir impérieux, adhérèrent sans réserve à la loi proposée, et la défendirent aussi énergiquement que les ministres eux-mêmes. Dans l'opposition, le gros du parti, les hommes qui désiraient sincèrement le maintien du gouvernement de 1830, étaient perplexes; ils sentaient le mal et ne voulaient pas du remède; ils en proposèrent d'autres plus propres à calmer leur perplexité qu'à guérir le mal; M. Bérenger de la Drôme et M. Odilon Barrot furent les honorables et habiles organes de cette consciencieuse et inefficace timidité. Dans l'un et l'autre camp, deux voix isolées s'élevèrent, l'une pour combattre, l'autre pour appuyer le projet de loi, mais par des considérations étrangères au tour général du débat: M. Mauguin, avec l'adroite et quelquefois brillante faconde où se déployait sa fatuité, reprit la querelle des premiers jours de 1830, de l'Hôtel de ville contre la Chambre des députés, de M. Casimir Périer contre M. Laffitte, imputant à la politique de résistance tous les maux, tous les périls de la situation, et faisant appel à toutes les passions, à toutes les routines révolutionnaires, tout en se donnant l'air de les désavouer avec le dédain d'un politique consommé. M. Jouffroy admit le danger des associations, sans le croire aussi grave, et l'utilité de la loi, sans la croire aussi efficace que le pensaient ses défenseurs. C'était, dit-il, à un mal plus profond que le pays était en proie et qu'il fallait un plus puissant remède: depuis l'affaiblissement de la foi et de la discipline chrétiennes, la France était travaillée d'un besoin moral non satisfait, vraie cause du trouble social; et il appela, sur ce point élevé de l'horizon, la sollicitude du pouvoir, tout en lui donnant, dans des régions inférieures, l'appui qu'il demandait. Étrangers aux deux camps en présence, mais spectateurs très-intéressés des coups qu'ils se portaient, M. Berryer et M. Garnier-Pagès, l'un au nom du droit monarchique, l'autre au nom du suffrage universel et de la république, l'un avec son expansive éloquence, l'autre avec ses claires réticences, se donnèrent le facile plaisir de dire au cabinet et à l'opposition: «Vous traitez un mal incurable; vos remèdes sont iniques et vains; résignez-vous à votre impuissance comme à vos périls.» La Chambre écoutait tout le monde avec sympathie ou déplaisir selon que ses sentiments étaient satisfaits ou heurtés, mais dans une complète indépendance des orateurs; la gravité de la situation avait réglé d'avance les opinions et les conduites; la fermeté des résolutions avait même amorti les passions. La discussion, solide et brillante, ne fut ni orageuse ni efficace; au bout de quinze jours, la Chambre, à une forte majorité, vota le projet de loi comme elle l'aurait probablement voté dès le premier jour, c'est-à-dire tel que l'avait présenté le cabinet qui le porta immédiatement à la Chambre des pairs.
Avant qu'il y subît l'épreuve d'un nouveau débat, un incident inattendu vint altérer la composition du cabinet et ouvrir une série de fâcheuses complications. Les décrets rendus à Berlin et à Milan par l'empereur Napoléon, en 1806 et 1807, en représailles des ordres du conseil britannique sur le commerce des neutres pendant la guerre, avaient amené la saisie ou la destruction d'un grand nombre de navires américains. Lorsqu'en 1810 de meilleures relations commencèrent à se rétablir entre la France et l'Amérique, le gouvernement des États-Unis réclama vivement, pour ses nationaux, des indemnités qu'il évaluait à environ 70 millions. En 1812, l'empereur Napoléon admit le principe de cette réclamation, et elle fut alors l'objet de quatre rapports dont le dernier proposait aux États-Unis une indemnité de 18 millions qu'ils repoussèrent comme insuffisante. Les divers cabinets de la Restauration, sans contester au fond le droit des réclamations américaines, en éludèrent l'examen efficace, et le gouvernement de Juillet, à son avénement, trouva la question pendante et pressante. Il tenait très justement à conserver avec les États-Unis les meilleurs rapports; leurs réclamations redevinrent l'objet d'un examen approfondi, et le 4 juillet 1831, sous le ministère de M. Casimir Périer, un traité signé par le général Sébastiani régla à 25 millions l'indemnité due aux Américains, en prélevant sur cette somme 1,500,000 francs pour satisfaire à diverses réclamations de Français sur les États-Unis. Le gouvernement américain conférait de plus, pour dix ans, aux vins de France, d'assez notables avantages. Peu de mois après la formation du cabinet du 11 octobre 1832, M. Humann proposa à la Chambre des députés les mesures financières nécessaires pour l'exécution de ce traité. La session était trop avancée pour que ce projet de loi pût être discuté; reproduit dans la courte session de 1833, puis dans celle de 1834, il fut, le 10 mars, l'objet d'un long rapport dans lequel M. Jay, au nom d'une commission unanime, en proposa la complète adoption. Le débat fut, non pas violent, il n'y avait nul prétexte à la violence, mais acharné. Je n'hésite pas à dire, sur les cendres si froides de cette époque, que le duc de Broglie et M. Duchâtel démontrèrent péremptoirement l'équité morale et la sagesse politique de la transaction qui mettait fin, entre les deux pays, à une vieille querelle de jour en jour plus envenimée. Le droit des gens et le bon sens en prescrivaient également l'adoption. Mais c'était là une de ces questions qui en contiennent une foule d'autres, petites, obscures, chargées de détails et de chiffres où la subtilité des légistes et la malice des opposants puisent aisément des armes. Ils ne s'y épargnèrent pas: la discussion fut close précisément au moment où un incident mal compris embarrassait la question principale, et l'article 1er, qui était la loi même, fut rejeté à une majorité de huit voix.
La Chambre ne s'attendait pas à ce résultat, et cherchait avec inquiétude à se l'expliquer; on parlait d'intrigues, de divisions sourdes dans le cabinet. Parmi ses fidèles amis, quelques-uns s'en prenaient à M. Humann que les 25 millions à payer aux États-Unis dérangeaient dans son budget, et qui avait, disait-on, laissé entrevoir qu'il tenait peu à l'adoption du projet de loi. M. Humann était incapable d'une telle déloyauté; mais il avait eu le tort de ne pas prendre la parole dans le débat pour soutenir lui-même le projet qu'il avait présenté; le silence, gardé par complaisance pour son propre penchant, passe aisément pour trahison. D'autres accusaient le maréchal Soult qu'on croyait hostile au duc de Broglie, par jalousie ou par humeur, et on citait quelques-uns de ses amis particuliers qui avaient voté, disait-on, contre le projet de loi. Quoi qu'il en fût, le duc de Broglie, aussi fier que peu ambitieux, et décidé à ne pas accepter un échec si personnel, alla sur-le-champ porter au Roi sa démission; le général Sébastiani qui était rentré dans le conseil comme ministre sans portefeuille, précisément à l'appui du traité qu'il avait signé, en fit autant, et une brèche se trouva ouverte dans le cabinet.
Il était urgent qu'elle fût fermée: dans les Chambres, le projet de loi sur les associations était en suspens; au dehors, l'insurrection grondait de toutes parts, n'attendant qu'une heure propice pour éclater. Mon intimité avec le duc de Broglie ne me fit pas hésiter un instant; je me déclarai prêt à rester dans l'arène pour soutenir la lutte, pourvu qu'il fût non-seulement certain, mais évident, que la politique de résistance n'était point compromise, et que le cabinet, affaibli dans sa composition, ne l'était nullement dans ses résolutions. Je demandai en même temps que le successeur du duc de Broglie fût l'un de ses amis, bien connu pour tel, et décidé à suivre, dans les affaires extérieures, la même ligne de conduite. L'amiral de Rigny répondait pleinement à ces deux conditions, et prit en effet le portefeuille des affaires étrangères en cédant celui de la marine à l'amiral Jacob. Le remaniement alla plus loin: deux autres ministres, M. Barthe et M. d'Argout, n'avaient certes point manqué, depuis la formation du cabinet, de fidélité ni de courage; mais ils exerçaient dans les Chambres peu d'influence, et ils y étaient plus attaqués que soutenus. Nous nous concertâmes, M. Thiers et moi, pour qu'en sortant du cabinet ils n'eussent pas lieu d'accuser la couronne ni leurs collègues d'ingratitude, et pour proposer au Roi, à leur place, d'efficaces successeurs. Le Roi agréa nos propositions; M. Thiers passa au département de l'intérieur; M. Duchâtel, l'un de mes plus intimes amis, et qui venait de défendre si fermement le traité américain, lui succéda au ministère du commerce et des travaux publics; M. Persil, qui avait fait ses preuves dans la pratique judiciaire comme dans la défense parlementaire de la politique de résistance, devint garde des sceaux en remplacement de M. Barthe, et quatre jours après la retraite du duc de Broglie, le cabinet était reconstitué.
Le jour même où il se réunit pour la première fois, le 5 avril, l'insurrection républicaine éclatait à Lyon. Je dis l'insurrection républicaine; tel fut en effet, dès son début, le caractère de la lutte sanglante dont, en 1834, Lyon redevint le théâtre. En novembre 1831, pendant le ministère de M. Casimir Périer, c'était la question industrielle, la querelle des salaires et des tarifs obligatoires qui avait suscité la sédition; la population ouvrière de Lyon s'était soulevée pour ses propres affaires et sans complot politique; le parti révolutionnaire avait fomenté le mouvement et s'était empressé de s'y associer; mais la plupart des ouvriers lyonnais avaient hautement protesté contre les desseins dont on voulait les faire les instruments. J'ai déjà rappelé leurs démarches et leur langage à cette occasion. Vaincus en 1831 dans leur cause personnelle, ils étaient restés tristes et irrités. Le parti révolutionnaire se mit vivement à l'oeuvre pour exploiter leurs ressentiments: en 1833, il avait à Lyon trois journaux, le Précurseur, la Glaneuse et l'Écho de la fabrique, divers de nuance et de manière comme le National et la Tribune à Paris, mais tous trois républicains, ennemis déclarés de la monarchie de 1830 et ardents à la renverser. Les sociétés secrètes se développèrent rapidement à Lyon, et entrèrent, avec les diverses associations d'ouvriers, dans des rapports de jour en jour plus intimes; les Carbonari avaient là leur Comité invisible; la Société des droits de l'homme y fonda en octobre 1833 un comité central chargé de diriger, dans la ville et dans les départements environnants, ses affaires et ses affiliés. Les chefs du parti, entre autres M. Godefroi Cavaignac et M. Garnier-Pagès, faisaient de temps en temps à Lyon des voyages, tantôt pour encourager, tantôt pour contenir leur monde, toujours pour organiser avec ensemble l'insurrection qui se préparait. Un coup de main tenté, non pas à Lyon même, mais à ses portes et sur un territoire étranger, devait donner le signal et le branle: les réfugiés italiens, polonais et autres, qui vivaient en Suisse et en France dans le voisinage de la Suisse, se disposaient à entrer en armes dans la Savoie, et à susciter là un mouvement destiné, d'un côté à passer les Alpes pour soulever l'Italie, de l'autre à repasser la frontière pour se répandre en France. Le chef, ou pour mieux dire l'âme de l'Italie révolutionnaire, M. Mazzini, était en Suisse, d'où il gouvernait politiquement l'insurrection; le général Ramorino, qui s'était acquis en Pologne quelque renom, devait la commander militairement. En 1833, par de bonnes raisons ou sous des prétextes douteux, le général s'éloigna, revint, hésita, traîna; le projet fut ajourné. Sur les instances passionnées de M. Mazzini, on le reprit à la fin de janvier 1834, et il fut convenu, entre les conspirateurs, qu'au moment où l'expédition se mettrait en marche, les ouvriers de Lyon réclameraient une augmentation de salaire, feraient suspendre le travail dans tous les ateliers si elle leur était refusée, et livreraient ainsi au mouvement une population oisive, irritée et souffrante. Vers le 10 février, les deux faits s'accomplirent simultanément; les réfugiés entrèrent en Savoie; les ouvriers lyonnais, de plein gré ou par menaces, arrêtèrent les travaux de la fabrique. Mais à peine engagée, la tentative des réfugiés échoua misérablement; conduits d'une façon inepte et ne trouvant en Savoie nul appui, ils rentrèrent précipitamment en France et en Suisse; les soldats se dispersèrent; les chefs retournèrent dans leur asile. Restés seuls en scène, les ouvriers lyonnais étaient inquiets et divisés: «Ils ne veulent pas travailler, écrivait l'un des meneurs, mais ils ne veulent pas commencer. Ils disent que c'est aux républicains. Ils se trompent. Au surplus, encore quelques jours, et le besoin les guidera où le patriotisme et le devoir auraient dû déjà les conduire. Les groupes que nous avons formés chantent la Marseillaise sur la place des Terreaux. Ils viennent d'être refoulés dans les rues adjacentes à la place de l'Hôtel-de-Ville. Ils en finiront un jour.» Le jour n'était pas encore venu. Beaucoup d'ouvriers voulaient reprendre les travaux. Ils demandèrent au préfet de régler leur différend avec les fabricants; mais le préfet de Lyon en 1834, M. de Gasparin, était un homme également prudent, ferme et patient, aussi judicieux dans la pratique de l'administration que bien instruit des principes de l'économie publique; il répondit qu'il n'avait point à intervenir dans les rapports des ouvriers avec les fabricants et qu'une liberté mutuelle y devait présider; il maintint l'ordre en même temps que la liberté. A la fin de février, les ouvriers se lassèrent d'une oisiveté aussi douloureuse que vaine, et reprirent leurs travaux. A Lyon, la querelle industrielle était ainsi apaisée. Mais la lutte politique devenait de plus en plus ardente à Paris; la Chambre des députés discutait la loi sur les associations; les républicains prirent là des flammes pour rallumer à Lyon l'incendie. Ceux d'entre les ouvriers qui s'étaient engagés dans la Société des droits de l'homme propagèrent aisément, parmi leurs camarades, l'irritation et la méfiance; les désordres recommencèrent. Quelques meneurs avaient été arrêtés comme chefs de sédition et de coalition. Ils comparurent le 5 avril devant le tribunal. Confiants dans l'autorité morale de la justice et jaloux de sa dignité, le président et le procureur du Roi avaient demandé la veille au préfet qu'aucune force armée ne fût d'avance chargée de les protéger sur leurs sièges. L'audience commencée, la foule se pressait dans la salle et sur la place; un grand tumulte s'éleva; un témoin à charge fut insulté et maltraité; le procureur du Roi, M. Chegaray, jeune, courageux et dévoué à son devoir, se précipita pour le protéger, et fut insulté et maltraité à son tour. Le président requit en hâte la force militaire; un piquet d'infanterie arriva, peu nombreux et embarrassé dans ses mouvements: «Pas de baïonnettes!» cria-t-on dans la foule, et des ouvriers arrachaient amicalement les fusils aux mains des soldats qui les défendaient mollement. L'audience fut levée et le procès remis au 9 avril, au milieu de la joie bruyante des républicains qui se flattaient d'avoir gagné la troupe et intimidé le pouvoir.
Le 9 avril, dès que le jour parut, aucun doute ne fut plus possible; Lyon était en proie, non à une agitation tumultueuse et confuse, mais à un mouvement à la fois violent et régulier; évidemment les résolutions étaient prises, les instructions données, les préparatifs accomplis, les heures fixées. Le tribunal devait ouvrir son audience à onze heures; jusqu'à ce moment, devant ses portes, la place Saint-Jean demeura vide et solitaire; les insurgés voulaient paraître en masse et agir tout à coup; les affiliés de la Société des droits de l'homme attendaient, réunis dans leurs sections. A onze heures et demie, l'audience ouverte, une première bande arriva, puis d'autres; des barricades furent aussitôt formées aux angles de la place; elles s'élevaient au même moment dans tous les quartiers de la ville; une proclamation datée de la veille, hautement républicaine et outrageusement violente contre le roi Louis-Philippe et ses ministres, était partout répandue avec profusion. L'attaque commença partout. Elle trouva partout les autorités, civiles et militaires, prêtes aussi et attendant les premiers coups. De concert avec le préfet et les magistrats municipaux, le général Aymard et les généraux sous ses ordres avaient arrêté leur plan; dès le matin, les troupes des diverses armes, pourvues de munitions et de vivres, avaient occupé les postes qui leur étaient assignés: nulle apparence d'un mouvement populaire et inopiné; c'était la guerre préméditée et organisée par les prétendants républicains contre le gouvernement établi. Elle ensanglanta et dévasta Lyon pendant cinq jours, soutenue par les insurgés avec une audace inventive et un acharnement fanatique, par l'autorité avec une fermeté patiente, par les troupes avec une fidélité au drapeau et une vigueur qui, à la fin, n'étaient pas exemptes de colère. Je n'ai garde d'en raconter ici les détails, ni de discuter les accusations et les récriminations mutuelles des deux partis: toute guerre, et la guerre civile plus que toute autre, abonde en actes de violence et de clémence, de générosité et de barbarie, et en accidents déplorables autant qu'inévitables. Je ne veux que marquer nettement le caractère politique de la lutte engagée en 1834: la conspiration révolutionnaire était générale et de longue haleine; pendant qu'elle éclatait à Lyon, les républicains tentaient le même coup sur une multitude d'autres points, à Saint-Étienne, à Vienne, à Grenoble, à Châlons, à Auxerre, à Arbois, à Marseille, à Lunéville. Dans les rues de Lyon, pendant le combat, des bulletins datés, comme les proclamations, de l'an 42 de la république, répandaient incessamment, parmi les insurgés, des nouvelles, presque toujours fausses, pour soutenir leur courage: «A Vienne, disait l'un de ces bulletins (22 germinal, 11 avril), la garde nationale est maîtresse de la ville; elle a arrêté l'artillerie qui venait contre nous. Partout l'insurrection éclate. Patience et courage! La garnison ne peut que s'affaiblir et se démoraliser. Quand même elle conserverait ses positions, il suffit de la tenir en échec jusqu'à l'arrivée de nos frères des départements.» La garnison ne se démoralisa point; les frères des départements ne vinrent point; le 13 avril au soir, dans tous les quartiers de la ville, l'insurrection vaincue renonçait au combat; et l'autorité, partout rétablie, s'étonnait de trouver, parmi les morts, les prisonniers et les blessés apportés dans les hôpitaux, à peine un dixième d'ouvriers appartenant aux fabriques de soieries, et six étrangers pour un Lyonnais.
Au premier bruit et dès la première heure de ces événements, nous ne nous fîmes aucune illusion sur leur gravité. En même temps qu'elles étendaient au loin leurs bras et suscitaient l'insurrection sur tant de points divers, les sociétés républicaines se mettaient en mesure de soutenir vigoureusement à Paris ces soulèvements épars. Loin de les arrêter, leurs dissensions intérieures enflammaient leurs passions et les poussaient aux grands coups. Un gentilhomme breton, neveu par sa mère de La Tour d'Auvergne, le premier grenadier de France, et qui s'était fait lui-même dans l'armée, où il avait servi quinze ans, un renom mérite de bravoure et de capacité hardie, M. de Kersausie, nature à la fois fougueuse et opiniâtre, dominante et populaire, était devenu carbonaro, républicain, membre du comité central de la Société des droits de l'homme, et s'indignait de toute hésitation. Il organisa, pour son compte et à part, sous le nom de Société d'action, une petite association de douze cents hommes, choisis un à un, tous bien connus de lui et le connaissant tous, aveuglément hardis et dociles, pleins de foi dans leur chef et prêts à lui obéir, sans question ni délai. Ils n'avaient entre eux nulle communication écrite, nulle réunion fixe; M. de Kersausie leur indiquait à quels moments et sur quels points ils devaient se rendre, isolément ou par petits groupes; il arrivait, donnait en passant ses instructions, et allait à d'autres, comptant sur le dévouement et promettant le succès. Depuis que les troubles avaient éclaté à Lyon, il tenait ses fidèles en haleine, pressés d'agir et n'attendant que son signal. A côté de cette organisation silencieuse, les journaux républicains annonçaient à grand bruit la prétendue victoire de l'insurrection lyonnaise: «Le peuple est resté maître du terrain, disait la Tribune; il a proclamé un gouvernement provisoire et la République. Les troupes se sont peu à peu découragées; une trêve de quelques heures a été demandée et obtenue par le général. Ces faits sont immenses.» Les faits étaient faux, et, dans ses journaux comme devant les Chambres, le cabinet les démentait hautement; mais là où règne la passion la vérité ne détruit pas l'effet du mensonge; évidemment les conspirateurs de Paris se disposaient à venir en aide à ceux de Lyon; c'était notre devoir, même en doutant que nous y pussions réussir, de tenter d'étouffer l'incendie dans son foyer; M. Thiers, avec une hardiesse prévoyante, fit arrêter les chefs de la Société des droits de l'homme; MM. Godefroi Cavaignac et Kersausie échappèrent seuls; mais le lendemain, M. de Kersausie, se promenant sur le boulevard pour passer encore en revue ses séides disperses, fut reconnu, saisi et emmené, malgré sa résistance et ses cris: «A moi, républicains!» qui ne lui attirèrent aucun secours. Un second comité, désigné sur-le-champ par la Société, fut également surpris et arrêté; les scellés furent mis sur les presses de la Tribune; M. Thiers prenait l'initiative de ces actes, et nous y engagions tous, avec lui, notre responsabilité; mais nous ne nous dissimulions pas que de telles mesures, nécessaires pour témoigner de la ferme résolution du pouvoir, et utiles pour porter le trouble dans l'insurrection, ne suffiraient pas pour la prévenir. Incertains encore de l'issue de la lutte engagée à Lyon et près d'éclater à Paris, nous convînmes, M. Thiers et moi, que, si elle se prolongeait, l'un de nous deux se rendrait, avec M. le duc d'Orléans, à l'armée de Lyon, pour défendre la monarchie contre les révoltés du Midi, tandis que l'autre, resté à Paris, veillerait à la sûreté du Roi et aux soins généraux du gouvernement. Nous n'eûmes point à recourir à ces résolutions extrêmes: le 13 avril arriva de Lyon une dépêche télégraphique datée de la veille au soir, et portant: «Lyon est délivré; les faubourgs occupés par les insurgés sont tombés en notre pouvoir; les communications sont rétablies partout. Les malles-postes ont repris ce soir leur service. Les anarchistes sont dans le plus grand désordre.» Immédiatement, à deux heures de l'après-midi, un supplément du Moniteur répandit dans Paris ces nouvelles, en ajoutant: «A Paris, le calme s'est maintenu. Les complices, les instigateurs des anarchistes lyonnais méditaient de sinistres projets; ils ont été saisis en grand nombre. L'autorité veille et les réprimera avec la plus grande énergie. Le devoir du Gouvernement est d'avertir les insensés qui voudraient se livrer à des désordres que des forces considérables sont préparées, et que la répression sera aussi prompte que décisive.» C'était bien à des insensés que le pouvoir adressait en vain ce loyal avertissement: les hommes qui jusque-là s'étaient bornés à de sinistres menaces, attendant de Lyon la victoire, cédèrent tout à coup, en apprenant la défaite, aux emportements de la colère, au désir de la vengeance et à la honte de n'avoir rien fait eux-mêmes pour la cause à laquelle leurs amis venaient de se dévouer. Ce même jour 13 avril, à cinq heures du soir, l'insurrection éclata dans Paris; de nombreuses barricades s'élevèrent dans les rues les plus populeuses des deux rives de la Seine; les cris vivent les Lyonnais! vive la République! retentirent; un jeune officier de la garde nationale, M. Baillot, qui portait un ordre à la mairie du XIIe arrondissement, fut tué d'un coup de feu tiré par une main cachée; le colonel de la 4e légion, M. Chapuis, et plusieurs officiers furent frappés et grièvement blessés en approchant des barricades. Ces attaques soudaines et obscures allumèrent, dès le premier moment, la colère au sein de la lutte. Vivement pressés de toutes parts, les insurgés furent bientôt contraints de se concentrer dans ce même quartier Saint-Merry qui avait été, les 5 et 6 juin 1832, le théâtre de leur résistance désespérée; la nuit était venue; les chefs de la garde nationale et de l'armée résolurent d'attendre le jour pour les forcer dans cette retraite. Vers minuit, le général Bugeaud sortit pour aller prendre une position qu'il jugeait nécessaire d'occuper; M. Thiers l'accompagna, voulant reconnaître par lui-même la portée du combat et du péril. Ils cheminaient le long des maisons, à la tête d'une petite colonne, sans autre clarté que celle des lumières placées sur quelques fenêtres, et qui tombait sur les uniformes et les armes. Un coup de feu, tiré par le soupirail d'une cave, frappa à mort un capitaine de leur troupe; un autre coup blessa mortellement un jeune auditeur au Conseil d'État, venu pour porter à M. Thiers un message. A mesure qu'ils avançaient, de nouvelles victimes tombaient, et les regards cherchaient en vain les meurtriers. La colère bouillonnait dans le coeur des soldats. Dès que le jour parut, une attaque générale fut dirigée contre les insurgés; ils se réfugiaient dans des rues étroites et tortueuses, et là, embusqués derrière leurs barricades ou cachés dans les maisons, ils faisaient feu sans être vus et s'échappaient sans pouvoir être atteints. Dans la rue Transnonain, des soldats emportaient sur un brancard leur capitaine blessé; plusieurs coups de feu, partis d'une maison devant laquelle ils passaient, les assaillirent et tuèrent leur capitaine entre leurs mains. Furieux, ils enfoncèrent les portes de la maison, se précipitèrent à tous les étages, dans toutes les chambres, et un massacre indistinct et cruel vengea aveuglément de sauvages assassinats. Ces soldats appartenaient à la brigade du général Lascours, l'un des officiers les plus équitables, les plus humains et les plus libéraux de l'armée. Il n'était pas sur le lieu même au moment de cette scène déplorable, et, lorsqu'il eut à s'en expliquer dans la Chambre des pairs, où il siégeait, il le fit avec une fermeté sincère, défendant, comme il le devait, ses soldats et l'armée, sans pallier ni excuser leurs emportements: dans l'effervescence populaire et militaire, le meurtre et la vengeance vont vite. Dès sept heures du matin, la lutte avait cessé; on n'entendait plus que de rares coups de fusil, tirés dans le lointain par des fugitifs; on ne rencontrait plus dans les rues que des prisonniers emmenés par bandes. Ce même jour, dès que les Chambres furent réunies, nous allâmes, l'amiral de Rigny à la Chambre des pairs et moi à la Chambre des députés, annoncer qu'à Paris comme à Lyon l'insurrection était vaincue. Les deux Chambres suspendirent à l'instant leur séance, et se rendirent en corps auprès du Roi pour se féliciter avec lui de la défaite de l'anarchie, car la tentative révolutionnaire qui venait d'échouer n'eût amené, pour la France, point d'autre résultat, et ne méritait pas un autre nom.
Quand un gouvernement a été contraint de remporter de telles victoires, c'est son devoir le plus impérieux de prendre sur-le-champ les mesures qui peuvent en prévenir désormais la nécessité. La première, et peut-être la plus urgente, était que de si déplorables événements, leurs causes, leurs développements progressifs, le caractère et les vues de leurs auteurs, fussent mis complétement à découvert; il fallait que, devant le pays, le grand jour se levât sur la maladie révolutionnaire, sur ses sources, ses symptômes, ses ravages et ses effets. Il fallait aussi que les moyens matériels qui avaient servi à commettre ces sanglants désordres fussent enlevés et interdits à ceux qui en avaient fait ou qui voudraient en faire un si coupable emploi. Éclairer les esprits et désarmer les bras, tels devaient être les premiers soins du pouvoir et les premiers fruits du succès. Nous nous empressâmes de satisfaire à cette double nécessité. Dès le lendemain, une ordonnance du Roi déféra à la Cour des pairs le jugement de l'attentat général ou des attentats qui venaient d'être commis contre la sûreté de l'État. C'était à la fois la juridiction constitutionnelle et la seule capable de porter la lumière dans ce vaste chaos de faits et d'acteurs, en plaçant toujours l'équité à côté de la loi. Je dirai plus tard avec quelle efficacité, malgré des obstacles inouïs, la Cour des pairs s'acquitta de sa mission. Ce même jour, 15 avril, un projet de loi fut présenté à la Chambre des députés pour régler à quelles conditions des armes et des munitions de guerre pourraient être possédées, et quelles peines encourraient ceux qui contreviendraient à ces dispositions, ou qui feraient de ces moyens d'attaque un illégitime emploi. Complétée et fortifiée par les deux Chambres, cette loi fut immédiatement promulguée, et le jour même de sa promulgation, le 24 mai 1834, la Chambre des députés, qui touchait au terme de ses pouvoirs, fut dissoute et la réunion des colléges électoraux ordonnée. Il nous convenait, après une telle lutte, de nous présenter devant le pays.
Son jugement nous fut hautement favorable; les élections sanctionnèrent la politique de résistance et sa victoire; l'opposition y perdit plus du tiers de ses forces; le rétablissement de la confiance publique, l'activité promptement renaissante des affaires, la satisfaction générale qui se manifestait confirmèrent le suffrage du corps électoral, et prouvèrent combien la masse de la population était étrangère aux voeux et aux menées des factions: «Je suis content, m'écrivait de Toulouse M. de Rémusat; je trouve la victoire au moins suffisante. Ce n'est pas que l'état intérieur de la société me paraisse rassurant; mais à cet égard, je n'attends de remède que du temps qui ramènera les esprits, ou y produira des changements supérieurs à toute prévoyance. A ne voir les choses qu'en politique pratique, je n'aurais pas voulu d'une victoire plus complète; la nôtre doit donner lieu à deux tendances qu'à mon avis il faut repousser également: la première, qui vous entraînerait à une réaction sous prétexte d'achever votre ouvrage; la seconde qui amènerait une dispersion générale par excès de sécurité. Ne prendre de nouvelles mesures d'ordre que si de nouveaux événements les commandent, ne revenir sur aucune des largesses, même abusives, qui pourraient avoir été faites en matière de libertés publiques; à ces deux conditions, on évitera les deux fautes que je redouterais beaucoup.»
Le cabinet n'était enclin à commettre ni l'une ni l'autre: nous n'avions nulle envie de provoquer de nouvelles luttes en aggravant la répression victorieuse, ni de restreindre des libertés légales dont la présence nous donnait dans le public une grande force morale, et dont l'appui ne nous avait jamais manqué dans les jours de péril. Je répondis à M. de Rémusat: «La victoire est grande en effet; mais la campagne prochaine sera très-difficile. L'impression évidente ici est une détente générale; chacun se croit et se croira libre de penser, de parler et d'agir comme il lui plaira; chacun sera rendu à la pente de ses préjugés et de ses prétentions personnelles. On répète de tous côtés, avec une complaisance visible, que la situation est bien changée, que les choses et les personnes prendront une face toute nouvelle, qu'il ne sera plus question d'émeutes, de dangers imminents, de nécessités impérieuses. Il y a du vrai en cela, mais pas tant qu'on le dit; les choses ne changent pas, les dangers ne disparaissent pas ainsi en un clin d'oeil. Nous avons fait un grand pas dans la voie de l'affermissement et de la sécurité; mais nous y chancellerons encore plus d'une fois, et il faudra plus d'une fois se rallier pour faire face à l'ennemi. Tenez pour certain que longtemps encore nous aurons sur les bras assez de périls pour que la fermeté et la discipline soient indispensables à tout ce monde si pressé de se rassurer et de s'émanciper.»
Nous étions sur le point de rencontrer des difficultés d'une autre sorte que les insurrections et les complots, et presque aussi graves quoique moins éclatantes. Tout nous indiquait que la Chambre nouvelle, tranquille sur l'ordre public et la politique générale, serait, en matière de finances, ombrageuse et exigeante; l'idée s'accréditait qu'au sein de la paix européenne et après la défaite des factions, l'armée pouvait être réduite, qu'elle coûtait trop cher, que, dans l'administration de la guerre, de larges économies étaient possibles, et devaient rendre possible la réduction de certains impôts: «Les finances, m'écrivait aussi M. de Rémusat, seront une plus grande affaire que jamais; on dit couramment que la question financière est désormais toute la question politique.» Nous pressentions que, dans la session prochaine, le tiers-parti chercherait et trouverait dans cette question un moyen facile de popularité et d'attaque; la conversation de M. Dupin disait d'avance quels seraient, à cet égard, quand il serait rentré au fauteuil de la présidence, son attitude et son langage[12]. Le maréchal Soult surtout était l'objet des plaintes et des méfiances; on le croyait dépensier et désordonné, peu soucieux des votes des Chambres, trop complaisant avec le Roi; et son administration plus active que régulière, son goût pour des innovations souvent coûteuses et douteuses, sa façon à la fois rude et confuse d'expliquer les affaires et de repousser les attaques, fournissaient contre lui des armes et refroidissaient envers lui beaucoup de fidèles amis du cabinet. Tel était, sur son compte, l'état des esprits que, même hors de France, les spectateurs attentifs en étaient frappés; M. de Barante m'écrivait de Turin, le 5 juin 1834: «Le maréchal sera prochainement un grand sujet d'embarras; je sais, parce qu'on me l'écrit, et sans qu'on me l'écrive, que tant de dépenses est une chose odieuse au pays, et qu'elles ne seront endurées que peu de temps encore. Et pourtant pouvons-nous nous contenter d'un administrateur de l'armée? N'est-ce pas encore un chef de l'armée qui est indispensable? A l'étranger, où l'on ne comprend rien à la raison publique, à la force de l'opinion, le gouvernement paraît reposer sur le maréchal. Je prévois sa chute, et elle me fait peur.»
[Note 12: Dans le petit discours qu'il prononça, selon l'usage, en prenant possession du fauteuil, le 9 août 1834, il s'exprima ainsi:
«Ce qui devra surtout préoccuper vos esprits, c'est notre état financier. Vainement la Chambre a proclamé, dans trois adresses successives, «qu'il importait de travailler sans relâche à mettre les dépenses en équilibre avec les revenus, et à renfermer avec sévérité les ministres dans les allocations du budget.» (Adresses de 1832, 1833 et 1834.) Le contraire est toujours arrivé; les dépenses se sont de plus en plus élevées au-dessus des recettes; les limites des crédits législatifs ont été constamment dépassées.
«Cependant, messieurs, la Chambre a l'initiative de l'impôt; elle fixe, par ses allocations, la mesure des charges dont il sera permis de grever le pays. Elle ne doit donc pas tolérer qu'on lui force la main après coup, par l'allégation tardive qu'il faut bien que l'on paye ce qui, quoique malgré elle, a été une fois dépensé.
«Si la législation actuelle est insuffisante pour parer à cet abus, il y faudra chercher un remède plus efficace; mais certainement la Chambre doit porter sur ce point la plus sérieuse attention, à peine de voir annuler la souveraineté qui lui appartient en fait de subsides, et de déchoir, aux yeux de la nation, du rang qu'elle occupe et qu'elle doit garder dans la constitution.»]
Aux embarras qui nous attendaient, à cause de lui, dans les Chambres, le maréchal Soult en ajoutait d'autres, au sein même du cabinet et dans ses rapports soit avec le Roi, soit avec ses collègues. Nul homme ne m'a offert un aussi frappant exemple de la diversité des qualités et des procédés par lesquels le pouvoir s'acquiert et s'exerce dans la vie militaire et dans la vie civile. Quand il avait affaire à ses compagnons d'armes, généraux, officiers ou soldats, le maréchal Soult avait des aperçus justes et fermes, des instincts puissants, des mouvements et des mots heureux, qui lui donnaient une rare autorité. Le général Hulot, qu'il avait fait mettre à la retraite, lui en témoignait à lui-même son humeur avec une violence qui avait l'air d'une provocation personnelle: «Vous n'y pensez pas, général, lui dit le maréchal, vous oubliez qu'il y a quarante ans que je ne me bats plus qu'à coups de canon.» Un jour, pendant que nous étions réunis en conseil au ministère de la guerre, il fit appeler le colonel Simon Lorière pour l'envoyer en mission à Nantes; ses instructions reçues, avec l'ordre de partir sur-le-champ, le colonel se retira; mais, à peine hors du salon, il en rouvrit précipitamment la porte en disant: «Monsieur le maréchal, où trouverai-je une voiture?—Me prenez-vous pour un carrossier?» lui dit le maréchal en refermant brusquement sur lui la porte. Ce mélange de hauteur et de rudesse, cette brutalité spirituelle étaient familiers au duc de Dalmatie dans l'armée, et lui réussissaient toujours. Mais quand il avait à traiter avec des hommes politiques, très-différents de lui par l'origine, les idées, les habitudes, et ses associés très-indépendants, ce grand chef militaire perdait beaucoup de ses qualités et de ses avantages; il manquait de tact, jugeait mal des situations ou des caractères, et déployait plus d'activité tracassière et de ruse inquiète que de prompte et fine sagacité. Il était méfiant, susceptible, bourru, et semblait vouloir se venger, en se rendant incommode, de l'autorité qu'il n'avait pas. Il y réussissait trop bien: nous supportions tous avec déplaisir ses exigences, ses vacillations, les inégalités de son humeur; c'était un grand ennui d'avoir à répondre devant les Chambres d'une administration confuse, et qui se défendait mal elle-même; le Roi lui-même, qui tenait fort au maréchal Soult, «car, disait-il, il me faut une grande épée,» se montrait impatienté de ses caprices et las de continuels raccommodements.
Une question qui commençait alors à s'élever dans toute sa grandeur, la question de l'Algérie, devint, pour cette mésintelligence intérieure du cabinet, jusque-là contenue, une occasion d'éclater. Les affaires de la France elle-même avaient été depuis 1830 si graves et si pressantes, que le gouvernement n'avait guère donné à celles de l'Algérie que la part de soin et de force absolument commandée par la nécessité. Bien décidé, par honneur et par instinct, à ne point abandonner ce que la Restauration avait conquis, il avait maintenu à Alger les troupes indispensables pour résister aux efforts d'expulsion que tentaient sans cesse les Turcs et les Arabes. Quatre commandants militaires, le général Clauzel, le général Berthezène, le duc de Rovigo et le général Voirol, s'y étaient succédé avec des conduites fort diverses et de continuelles alternatives de succès et de revers. Par le seul fait de notre présence et des nécessités ou des entraînements de la guerre, notre domination s'était portée sur les principaux points de l'ancienne Régence; nous avions pris l'attitude et commencé l'oeuvre de conquérants du pays; mais notre possession était très-bornée, précaire, rudement contestée, également incertaine quant à son étendue et quant au système d'établissement et d'administration qui devait y être adopté. L'accroissement progressif des dépenses et l'incertitude de plus en plus évidente du plan de conduite ne tardèrent pas à exciter une vive sollicitude; en 1833, une commission formée d'hommes considérables, pris dans les deux Chambres, dans l'armée et dans la marine, fut chargée d'aller visiter l'Algérie et d'étudier, sur place, ce qui s'y faisait, ce qui s'y devait faire, ce qu'on en pouvait espérer, et par quels moyens. A son retour, une autre grande commission, présidée par le duc Decazes, recueillit tous les faits, les exposa, les discuta dans un long rapport qui devint public; et à la fin d'avril 1834, un grand débat, élevé dans la Chambre des députés à l'occasion du budget de la guerre, fit de la possession et du mode de gouvernement de l'Algérie l'une des plus sérieuses préoccupations des Chambres, et l'un des plus graves embarras du cabinet. Deux idées se déployèrent dans ce débat: l'une, que l'Algérie était, pour la France, un fardeau dont il serait sage de se décharger, et qu'il fallait du moins atténuer autant qu'on le pourrait, en attendant que l'expérience conseillât évidemment et que le sentiment éclairé du pays permît de faire mieux; l'autre, que le gouvernement purement militaire de l'Algérie était de tous le plus compromettant, le plus entaché d'abus impossibles à prévenir, et qu'il fallait se hâter de substituer aux généraux un chef civil, aux conquérants un administrateur. M. Dupin et M. Passy surtout développèrent habilement ces deux idées, et leurs raisonnements, leurs critiques du passé, leurs prévisions de l'avenir, leurs inquiétudes, manifestées avec une honorable indépendance des instincts populaires, laissèrent dans beaucoup d'esprits, sur les divers bancs de la Chambre, une impression profonde.
Presque tout ce que disaient M. Dupin et M. Passy était vrai; mais ils oubliaient d'autres vérités supérieures à celles dont ils se montraient si préoccupés. Pour les peuples comme pour les individus, la grandeur a ses conséquences et ses conditions auxquelles ils ne sauraient se soustraire sans déchoir, et la Providence leur assigne, dans ses desseins sur l'humanité, un rôle qu'ils sont tenus d'accomplir. Non que les tentatives hardies ou les persévérances obstinées, dont l'occasion se présente dans la vie d'une nation, lui soient toutes également commandées; il en est beaucoup d'illégitimes et d'insensées auxquelles elle doit et peut sans péril d'honneur se refuser. Quelles sont celles qui portent un plus grand et plus impérieux caractère? C'est une question d'instinct politique, et, si j'ose le dire, d'intuition humaine dans l'ordre divin. La conservation de l'Algérie était, j'en suis convaincu, après 1830, une nécessité de cette sorte: il y avait là, pour la France, un cas de grandeur personnelle et un devoir envers l'avenir du monde chrétien. Nous nous serions plus affaiblis et plus courbés à rejeter le fardeau qu'à le porter.
La conservation de l'Algérie une fois admise, le maintien du gouvernement militaire y était aussi, en 1834, une nécessité, non-seulement pour la sûreté de notre possession, mais même pour son administration intérieure. Le pire mal dans un état naissant et très-contesté, c'est l'incertitude et la discorde au sein du pouvoir. Dompter et gouverner les Arabes était en Afrique notre première affaire, bien autrement pressante et incessante que le soin d'administrer de rares colons. L'unité, la promptitude et la discipline du régime militaire y étaient indispensables. De graves abus entachaient ce régime, et quelques soins que prît le pouvoir central pour les réprimer, il ne pouvait se flatter de les supprimer absolument; mais la lutte et l'affaiblissement mutuel de deux régimes incohérents eussent été bien plus graves encore. C'est le devoir des gouvernements d'accepter, sans cesser de les combattre, les inconvénients d'un choix nécessaire entre des systèmes divers. On pouvait d'ailleurs espérer que beaucoup de nos officiers, appliqués avec leur vive, ferme et sympathique intelligence au gouvernement des Arabes, se formeraient promptement à cette nouvelle mission. Déjà, en 1832, le capitaine Lamoricière, premier chef du premier bureau arabe organisé par le général Trézel, alors chef d'état-major de l'armée d'Afrique, était un bon exemple et un heureux augure. On sait que, malgré quelques exceptions déplorables, cette institution a tenu au delà de ce qu'on s'en était promis.
Appelés à résoudre les deux questions ainsi posées quant à l'Algérie, nous n'eûmes pas sur le maintien de notre établissement un moment d'hésitation; le maréchal Soult déclara, au nom du conseil, que la France garderait, en tout cas, sa conquête. Sur le mode de gouvernement de l'Algérie, nous fûmes moins clairvoyants et moins fermes; les abus du régime militaire avaient fait grand bruit; la Chambre des députés, chagrine et indécise, avait réduit les fonds demandés pour la colonisation; on espérait, d'une administration civile, moins de violence en Afrique et plus de faveur en France; le duc Decazes venait de présider, avec beaucoup d'activité et d'esprit pratique, la grande commission dont le rapport avait mis les faits en lumière et nettement posé les questions. Dans une réunion du cabinet, son nom fut proposé pour le gouvernement de l'Algérie qu'il était temps, disions-nous, de rendre civil pour redresser les griefs que le régime militaire avait suscités, et pour écarter les obstacles que ces griefs nous suscitaient dans les Chambres. Le maréchal Soult repoussa brusquement cette idée comme une personnalité blessante, et soutint l'absolue nécessité d'un gouverneur militaire. La discussion s'engagea, s'anima, se renouvela dans plusieurs réunions successives. Le maréchal, plus entêté qu'habile à défendre son avis, déclara avec humeur qu'il se retirerait du cabinet plutôt que de céder à cet égard. Le ministre de la marine, l'amiral Jacob, se récria avec une surprise inquiète: «Mais, monsieur le maréchal, votre retraite serait la dissolution du cabinet; si vous étiez mort, encore passe.» L'humeur du maréchal redoubla; nous étions, M. Thiers et moi, et presque tous nos collègues avec nous, peu troublés de sa menace; l'occasion nous paraissait bonne pour nous délivrer d'un président devenu plus compromettant qu'utile, et que nous supportions aussi impatiemment dans le conseil que nous étions, dans les Chambres, embarrassés à le soutenir. Nous persistâmes à réclamer pour l'Algérie un gouverneur civil, comme le maréchal à s'y refuser. La session approchait; le cabinet ne pouvait s'y présenter dans cet état de discorde inerte. Nous résolûmes d'y mettre un terme. A nos premières ouvertures, le Roi fit beaucoup d'objections: «Prenez-garde, le maréchal Soult est un gros personnage; je connais comme vous ses inconvénients, mais c'est quelque chose que de les connaître; avec son successeur, s'il accepte (c'était du maréchal Gérard qu'il s'agissait), vos embarras seront autres, mais plus graves peut-être; vous perdrez au change.» Notre parti était pris d'insister. Le Roi partit le 8 juillet pour le château d'Eu; je l'y accompagnai, chargé par mes collègues de le décider au changement, pendant que M. Thiers, plus lié qu'aucun de nous avec le maréchal Gérard, déciderait celui-ci à l'acceptation. A peine arrivé au château d'Eu, je reçus de M. Thiers cette lettre: «J'ai causé très-longuement, et voici le résultat. On ne craint plus, comme il y a deux mois, le fardeau des affaires; on craint la tribune; évidemment c'est la crainte de quelqu'un qui songe à s'exécuter. J'ai dit formellement que je parlais d'accord avec vous et Rigny, que nous allions faire une démarche formelle à la première occasion, et on m'a répondu: «Mais voyez, prenez garde; tâchez de vous entendre entre vous; je crains un pareil fardeau.» Jamais on ne m'a dit non, ni oui, et ma conviction, c'est qu'on céderait à la première attaque formelle du Roi. Faites-lui bien sentir la nécessité de nous tirer d'un gâchis atroce où nous perdons tous les jours quelque chose.» Le lendemain, M. Thiers était moins confiant: «Mon convive d'avant-hier est retourné; sa femme, effrayée pour sa santé, travaille sans relâche à nous l'enlever; il recule, il recule à perte de vue, et je ne vois plus moyen de fonder sur un terrain qui cède indéfiniment. Soyez donc moins insistant auprès du Roi; ce serait lui donner une espérance trompeuse. Je pensais, avec nos amis, à l'illustre personnage de Londres, quand est venue aujourd'hui une dépêche télégraphique de Calais qui annonce la retraite de lord Grey. Voilà un nouvel horizon. Ce sera peut-être une occasion de faire, et plus probablement une occasion de ne rien faire du tout. Il faut voir, et songer à exiger une concession du vieux maréchal.» Le jour suivant, le maréchal Gérard se montrait plus près d'accepter: «On croit, m'écrivait M. Thiers, que l'impossibilité d'avoir M. de Talleyrand, qui est aujourd'hui indispensable à Londres, peut être un moyen sur mon convive qui toujours s'est retranché sur la possibilité d'en avoir un autre. Tous nos collègues, Rigny, Duchâtel, Persil, sont unanimes sur l'impossibilité de marcher longtemps comme nous sommes.»
Plus en effet l'incertitude se prolongeait, plus la difficulté du statu quo devenait grande. Le Roi le sentit, et tout en répétant ses objections et ses pronostics, il prit son parti de presser lui-même l'acceptation du maréchal Gérard. La distribution des récompenses, à la suite de l'exposition des produits de l'industrie, le rappelait à Paris; nous quittâmes le château d'Eu le 13 juillet, et le 18, le Moniteur annonça que la démission du maréchal Soult était acceptée, et que le maréchal Gérard devenait ministre de la guerre et président du Conseil.
Je raconte avec quelque détail cette crise ministérielle pour en rétablir le vrai caractère. C'est le penchant des spectateurs de chercher, dans de tels incidents, des motifs cachés, des vues lointaines, des intrigues profondes, et d'attribuer les complications du drame aux passions ou aux intérêts personnels des acteurs. On se plaît à étaler ainsi, sous le manteau de l'histoire, des plans et des scènes de tragédie ou de comédie savamment inventées. Plusieurs écrivains sont tombés, à l'occasion du fait que je rappelle ici, dans cette sagacité imaginaire et crédule; ils ont vu, dans la retraite du maréchal Soult en 1834, le dénoûment d'une longue lutte entre les hommes d'épée et les hommes de parole, le symptôme d'une rivalité déjà flagrante entre M. Thiers et moi, le travail sourd d'ambitions impatientes, mais encore obligées de marcher à leur but par des voies détournées. Je sais quelle est la complication des mobiles qui déterminent la conduite des hommes, et combien de sentiments confus, de désirs secrets, de velléités flatteuses s'élèvent dans les coeurs à mesure que les événements se développent et entr'ouvrent les perspectives de l'avenir. Mais dans un régime de liberté et de publicité, ces causes occultes et purement personnelles sont fort loin de jouer, dans la marche des affaires, le grand rôle qu'on leur prête; et quand des hommes d'un esprit un peu sensé sont engagés dans le gouvernement de leur pays, quelles que soient leurs tentations et leurs faiblesses, c'est surtout par des nécessités et des motifs publics qu'ils agissent. A l'éloignement du maréchal Soult purent se mêler quelques-uns des instincts par lesquels on a voulu l'expliquer; il se peut qu'il n'eût pas beaucoup de goût pour les orateurs et les doctrinaires, et qu'à leur tour ils désirassent un chef plus sympathique et plus sûr pour leurs idées et leur cause; il se peut que M. Thiers lui préférât, comme président du conseil, le maréchal Gérard dont la nuance politique se rapprochait de la sienne, et sur lequel il pouvait se promettre une influence particulière; mais aucun de ces motifs n'entra pour beaucoup dans l'éloignement du maréchal Soult, et la mesure ne fut déterminée que par les causes purement politiques que j'indiquais tout à l'heure. Ce fut de notre part une faute, et une double faute: nous avions tort, en 1834, de vouloir un gouverneur civil en Algérie; il s'en fallait bien que le jour en fût venu. Nous eûmes tort de saisir cette occasion pour rompre avec le maréchal Soult et l'écarter du cabinet; il nous causait des embarras parlementaires et des ennuis personnels; mais il ne contrariait jamais et il servait bien quelquefois notre politique générale. C'était à nous de donner aux Chambres le conseil et l'exemple de le soutenir; et s'il devait tomber, il valait mieux qu'il tombât devant un échec public que par un mouvement intérieur. La retraite du duc de Broglie avait déjà été un affaiblissement pour le cabinet; celle du duc de Dalmatie aggrava le mal, et nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que la porte par laquelle il était sorti restait une brèche ouverte à l'ennemi que nous combattions.
Dès que la session s'ouvrit, l'adresse proposée dans la nouvelle Chambre des députés révéla le péril; elle fut l'oeuvre et la manoeuvre du tiers-parti à qui l'avénement du maréchal Gérard donnait confiance et espérance. L'oeuvre était équivoque et la manoeuvre sournoise, selon le caractère et la coutume de leurs auteurs; le cabinet et la politique de résistance n'étaient pas attaqués dans l'adresse, mais ils y étaient encore moins soutenus; on se félicitait des victoires qui avaient rétabli l'ordre, mais en se gardant bien de s'engager avec les vainqueurs, et en laissant entrevoir le désir d'un autre drapeau. Les hommes sont bien plus pressés de se délivrer de leurs alarmes que de leurs périls; le tiers-parti voulait croire et persuader que la lutte était définitivement close, et qu'il n'y avait plus à parler que de conciliation et de paix. Ces faiblesses d'esprit et de coeur étaient précisément ce que nous avions le plus à redouter, car elles nous affaiblissaient et nous énervaient nous-mêmes en face d'ennemis ardents et qui ne songeaient à rien moins qu'à désarmer. Quand l'adresse fut discutée, quelques-uns de nos amis, entre autres le général Bugeaud et M. Janvier, demandèrent qu'on sortît des équivoques, et que la Chambre se prononçât nettement pour ou contre la politique bien connue du cabinet. En dehors de la Chambre, notre plus ferme appui dans la presse, le Journal des Débats, nous engageait à provoquer nous-mêmes cette épreuve décisive. Je demandai des explications sur le paragraphe de l'adresse qui semblait contenir, envers le cabinet, des insinuations malveillantes. Le rédacteur, M. Étienne, s'en défendit, toujours obscurément, mais de façon à donner à mon insistance, si elle se fût prolongée, l'air d'un entêtement agressif et inutile. L'opposition presque tout entière vota l'adresse en déclarant avec ironie qu'elle n'en acceptait pas les commentaires, et le cabinet sortit affaibli de ce débat qu'il eût certainement bien fait de transformer en combat sérieux, car dès que l'adresse fut votée, non-seulement l'opposition, mais les hommes mêmes qui avaient protesté contre toute intention hostile, la présentèrent comme un échec grave pour le cabinet, échec qui prouvait son peu de crédit dans la Chambre, et ne lui permettait pas de rester au pouvoir.
Éludée dans les Chambres, la question fut bientôt nettement posée dans l'intérieur du cabinet. Depuis la défaite des insurrections de Lyon et de Paris et la victoire des élections, on parlait d'une amnistie générale. Le maréchal Gérard, en entrant dans le cabinet, n'en avait point fait la condition de son acceptation, mais c'était son voeu et son espoir. Ce vaillant homme, si ferme sur les champs de bataille, était singulièrement timide et incertain dans l'arène politique, surtout quand il fallait soutenir des luttes qui le troublaient dans ses amitiés ou ses habitudes. Toujours prêt à risquer sa vie, il ne pouvait souffrir ce qui la dérangeait. Sincèrement attaché à la monarchie nouvelle, il était fort loin de se faire le patron des républicains ses ennemis; mais les amis des républicains, leurs anciens associés, leurs apologistes plus ou moins explicites l'entouraient et l'assiégeaient de leurs conseils, de leurs inquiétudes, de leurs désirs. Ils lui représentaient le procès engagé devant la Cour des pairs contre les insurgés vaincus comme une entreprise impossible, qui amènerait des scènes déplorables, de nouvelles violences, et finirait par un dénoûment funeste. La perspective de ce procès pesait sur l'esprit du maréchal comme un cauchemar dont l'amnistie seule pouvait le délivrer. Rien n'est plus séduisant que la générosité venant en aide et servant de voile à la faiblesse. Les grandes discordes civiles ne finissent que par des amnisties, mais pourvu que l'amnistie arrive au moment où les discordes sont près de finir, et qu'elle en scelle réellement la fin. Nous étions fort loin de cette issue: non-seulement les conspirateurs vaincus ne renonçaient point à leurs desseins et à leurs espérances, mais ils les poursuivaient, ils les proclamaient avec la plus opiniâtre audace, aussi arrogants, aussi menaçants du fond des prisons que dans leurs journaux, et repoussant tout haut l'amnistie que dans leur coeur ils désiraient, comme une délivrance pour eux-mêmes, et bien plus encore comme une éclatante démonstration de la faiblesse et de la peur du gouvernement qu'ils voulaient abattre. Nous avions, M. Thiers et moi, un profond sentiment de cette situation, et nous regardions l'amnistie, mise à la place du procès, comme un acte de lâcheté inintelligente et imprévoyante qui redoublerait, parmi les ennemis de l'ordre établi, l'ardeur et la confiance, en les glaçant chez ses défenseurs. Le Roi partageait notre conviction. Nous nous refusâmes décidément à cette mesure quand le maréchal Gérard en fit la demande formelle, et il se retira du cabinet le 29 octobre 1834, plus satisfait, je crois, d'être affranchi de la responsabilité qui eût accompagné l'adoption de sa proposition que fâché de n'avoir pas réussi à la faire accepter.
Il n'y a point de plus grande colère que celle qui naît d'un grand mécompte. Dans les diverses régions de l'opposition, les espérances étaient très-diverses; la retraite du maréchal Gérard les décevait toutes, celles qui se promettaient la dislocation du cabinet comme celles qui voulaient le renversement de la monarchie; les amours-propres étaient aussi froissés que les convictions ardentes étaient irritées, et le tiers-parti montrait autant d'humeur que les républicains de violence. Évidemment la situation du cabinet allait être à la fois aggravée et affaiblie. Après quelques tentatives pour lui chercher un nouveau président, M. Thiers vint me trouver un matin, et nous tombâmes d'accord que, pour nous, la meilleure conduite était de nous retirer comme le maréchal Gérard, et de laisser le champ libre au tiers-parti. S'il réussissait à former un ministère et à pratiquer sa politique, ce serait la preuve que la nôtre n'était, pour le moment, plus de saison et que notre retraite était opportune; s'il échouait, nous puiserions, dans l'impuissance démontrée de nos adversaires, une force nouvelle. M. Duchâtel, l'amiral Rigny et M. Humann furent pleinement de cet avis; M. Persil et l'amiral Jacob seuls s'y refusèrent. Nous allâmes offrir au Roi nos cinq démissions. Il s'en montra surpris et inquiet, mais pas beaucoup; notre conduite et ses raisons n'avaient pas besoin de grande insistance pour être comprises. On a dit qu'il n'y avait eu, dans cette circonstance, qu'un jeu concerté entre le Roi et nous. C'est encore là un exemple de cette prétendue sagacité qui se croit profonde quand elle suppose partout des intrigues savantes et met de petits drames arrangés à la place de la vérité. Il n'y a pas tant de préméditation dans les affaires humaines, et leur cours est plus naturel que ne le croit le vulgaire. Le Roi jugea comme nous de la situation, et prit sur-le-champ son parti d'en courir, comme nous, les chances; il fit appeler le comte Molé et le chargea de recomposer le cabinet.
M. Molé était à la fois très-propre et très-embarrassé à remplir cette mission; il n'avait, sur aucune question, ni pour ou contre aucune personne, aucun engagement; il pouvait traiter avec le tiers-parti et lui faire, pour s'assurer son alliance, certaines concessions. Mais il avait trop d'esprit et de sens pour ne pas vouloir maintenir la politique de résistance, et pour ne pas voir à quelles conditions elle pouvait être maintenue. Au lieu de chercher à former un cabinet réellement nouveau, il essaya de reconstituer, avec quelques modifications, celui qui venait de se dissoudre, et dont les principaux éléments lui semblaient indispensables. Nous trouvant décidés à ne pas nous séparer les uns des autres, il renonça sur-le-champ à sa tentative, et le Roi, par l'entremise assez étrange de M. Persil, resté garde des sceaux, demanda aux meneurs mêmes du tiers-parti de former une administration.
Mais là aussi l'homme principal, M. Dupin, avait trop d'esprit, et l'esprit trop attentif au soin de sa situation personnelle, pour s'engager dans des combinaisons évidemment hasardeuses et faibles. Il refusa de se donner lui-même et offrit son frère en gage de son appui. Deux hommes de mérite, M. Passy et le général Bernard, consentirent à entrer, sans lui, sous son drapeau. Deux absents, MM. Bresson et Sauzet, furent désignés comme leurs collègues. Un vétéran du régime impérial, le duc de Bassano, s'assit avec confiance au gouvernail de cette barque légèrement montée. On raconte qu'il dit en acceptant: «Ce ministère sera la Restauration de la révolution de Juillet.» Parole bien étourdie de la part d'un vieux serviteur du pouvoir, et qui fut aussi vaine qu'elle était étourdie; Au bout de trois jours, sans qu'aucun événement, aucun obstacle, aucun débat leur en fît une nécessité, las du fardeau qu'ils n'avaient pas encore porté, inquiets de leur situation auprès du Roi comme dans les Chambres, et un peu troublés du sourire public à leur aspect, les nouveaux ministres avaient donné leur démission; le Roi nous avait rappelés en nous demandant, non sans sourire aussi, de reprendre les affaires; et dix jours après sa retraite, l'ancien cabinet était rétabli, avec l'amiral Duperré pour ministre de la marine et le maréchal Mortier pour ministre de la guerre et président du conseil.
Mais c'était là une de ces victoires qui enveniment la lutte plus qu'elles ne fortifient les vainqueurs. De cette apparition fugitive du tiers-parti dans le gouvernement, il resta des amours-propres blessés, des prétentions excitées, des engagements précipités, des hommes compromis les uns contre les autres au delà de leurs opinions réelles, et de la part des diverses nuances de l'opposition, un redoublement d'humeur et d'ardeur contre le ministère, suscité par le déplaisir que leur causait leur propre impuissance à former un gouvernement. Ce qu'on tenta alors, ce fut de nous attaquer en éludant les questions de cabinet, et de nous affaiblir sans nous renverser. Nous n'eûmes garde d'accepter une telle situation; après ces brusques mouvements de retraite et de retour, nous avions besoin et hâte de mettre fin aux obscurités parlementaires qui les avaient suscités, et d'amener la Chambre des députés à se prononcer clairement pour ou contre la politique que nous avions pratiquée et que nous entendions maintenir. En décembre 1834, dès que la session fut rouverte, nous provoquâmes nous-mêmes à ce sujet deux grands débats: l'un, à propos d'une demande d'explications sur les dernières crises ministérielles; l'autre, sur un crédit que le ministre de l'intérieur vint demander pour faire construire au Luxembourg une salle où la Cour des pairs pût tenir ses séances dans le grand procès qu'elle avait à juger. La question générale de la politique de résistance remplit le premier de ces débats; le second eut l'amnistie et la situation du moment pour objet. Dans le premier, M. Dupin et M. Sauzet, l'un avec sa brusque adresse, l'autre avec son abondante et ingénieuse éloquence, s'appliquèrent à dissuader la Chambre de se prononcer comme nous le lui demandions; à les entendre, elle ne devait s'engager dans aucun système de politique; elle était le critique et le juge, non l'associé du pouvoir; ils s'efforçaient d'émouvoir son indépendance comme d'inquiéter sa prudence. Le second débat ne fut que la répétition assez froide de tout ce qui avait déjà été dit pour ou contre l'amnistie. La Chambre ne se laissa ni séduire par les raisonnements caressants qu'on lui adressait de la tribune, ni intimider par les injures et les menaces qui l'assaillaient au dehors; l'esprit de gouvernement et l'intelligence des conditions du gouvernement libre pénétraient dans la majorité; elle se déclara satisfaite des explications du cabinet sur le maintien de la politique de résistance; elle vota les fonds demandés pour la construction de la salle d'audience de la Cour des pairs. Nous sortîmes vainqueurs des deux combats que nous avions engagés.
Pendant ce temps, la Cour des pairs poursuivait, sans se soucier des clameurs extérieures, l'instruction du grand procès que les insurrections d'avril à Lyon, à Paris, à Saint-Étienne, à Lunéville, etc., avaient amené devant elle. Dans les longues discordes civiles, un moment arrive où elles sont sur leur déclin et pourtant toujours près de recommencer; un jour plus serein se lève à l'horizon, et pourtant l'orage bat et soulève encore les flots. Deux devoirs également impérieux et difficiles pèsent alors sur le gouvernement; il faut que la politique n'altère pas la justice et que la justice reprenne son empire dans la politique; les tribunaux sont en même temps appelés à ne pas permettre que les passions politiques influent sur leurs arrêts et à ne pas souffrir que, devant les passions politiques, les lois demeurent impuissantes. La société a un égal besoin que les tentatives révolutionnaires soient efficacement punies et qu'elles ne le soient que dans la mesure de la stricte et juste nécessité; il lui importe au même degré que la crainte des lois rentre dans les âmes et que leurs interprètes se montrent indépendants et calmes en les appliquant. La Cour des pairs comprit et accomplit admirablement cette double mission. Dès le début du procès, au milieu des emportements des prévenus et des journaux du parti, elle s'appliqua à saisir et à mettre en lumière le caractère général et les principaux auteurs du vaste complot qu'elle avait à juger, en laissant tomber dans l'ombre les faits et les acteurs secondaires. D'après le travail de sa commission d'instruction et du rapporteur, M. Girod de l'Ain, la prévention était établie contre quatre cent quarante individus. Le procureur général, M. Martin du Nord, dans son acte d'accusation, réduisit ce nombre à trois cent dix-huit. La Cour, après de longues délibérations, n'en mit en accusation que cent soixante-quatre, dont quarante-trois contumaces. Quiconque prendrait aujourd'hui la peine d'examiner en détail cette immense procédure demeurerait convaincu qu'il était impossible d'apporter, dans la défense de l'ordre public et dans l'application des lois, plus d'imperturbable fermeté et d'intelligente équité.
La crise semblait à son terme; la politique de résistance avait triomphé et des embarras intérieurs du cabinet et des hostilités ouvertes ou détournées qu'il rencontrait dans les Chambres. Nous l'avions fermement soutenue. M. Thiers, dans cette lutte, ne s'était pas plus ménagé que moi. Nous étions restés scrupuleusement fidèles à notre cause et à notre alliance. Sur toutes les questions à l'ordre du jour, l'accord régnait entre nous. Le maréchal Mortier occupait, avec une modestie loyale, le poste d'honneur qu'il avait accepté par dévouement. A en croire les apparences, ni au dehors, ni au dedans, rien ne menaçait plus le cabinet. Pourtant il demeurait chancelant et précaire; les esprits étaient encore pleins de ses récentes vicissitudes; ce qui a été fortement secoué semble longtemps près de tomber. En passant, dans l'espace de six mois, du maréchal Soult au maréchal Gérard et du maréchal Gérard au maréchal Mortier, la présidence du Conseil avait été prise de plus en plus pour une fiction, et plus la fiction devenait apparente, plus l'opposition y trouvait une arme et nos amis un embarras. Pratiquement, cette question avait moins d'importance qu'on ne lui en attribuait; quand nous aurions eu le président du conseil le plus réel et le plus efficace, notre politique et nos actes n'auraient pas été autres qu'ils n'étaient alors; nous étions très-décidés, très-unis, et fort en mesure de faire prévaloir nos idées aussi bien aux Tuileries que dans les Chambres. Le Roi nous disait souvent à M. Thiers et à moi: «Qu'avez-vous besoin d'un président du conseil? Est-ce que vous n'êtes pas d'accord entre vous? Est-ce que je ne suis pas d'accord avec vous? Vous avez la majorité dans les Chambres; vous y faites les affaires comme vous l'entendez, et je trouve que vous les faites: bien; pourquoi s'inquiéter d'autre chose?» Le Roi ne s'inquiétait pas toujours assez des conséquences du régime représentatif et des sentiments qu'il provoque soit dans les acteurs qui y jouent un rôle, soit dans le public qui y assiste. De même que, sous ce régime, les intérêts et les opinions politiques veulent se résumer dans des partis qui les expriment et les soutiennent, de même les partis aspirent à se résumer dans des chefs qui les représentent en les dirigeant. Les corps s'efforcent instinctivement de produire leur tête; c'est pour eux un besoin d'amour-propre comme de confiance, et tant que ce besoin n'est pas satisfait, ils se sentent incomplets et mal assurés. Le parti de la politique de résistance avait possédé dans M. Casimir Périer un chef qui le représentait dignement et le servait efficacement; il aspirait à le retrouver; un président nominal n'y suffisait point; et lorsqu'en cherchant un président réel, les regards se portaient sur M. Thiers et sur moi, nous divisions, au lieu de les rallier, les idées et les espérances. Aussi, bien que la machine constitutionnelle marchât régulièrement et suffît chaque jour à sa tâche, elle semblait manquer d'unité et d'avenir; on y sentait une lacune; on y craignait un trouble intérieur.
Divers incidents vinrent aggraver, soit pour le cabinet en général, soit pour moi en particulier, les embarras et les faiblesses de cette situation.
En novembre 1834, au moment où le cabinet du tiers-parti apparaissait et disparaissait en quelques jours, M. de Talleyrand, alors en congé dans son château de Valençay, envoya au Roi sa démission de l'ambassade d'Angleterre. Elle ne fut acceptée du Roi et publiée dans le Moniteur que le 8 janvier suivant; mais quand la lettre qui la contenait parut, la retraite était accomplie depuis trois mois. M. de Talleyrand ne s'y était pas décidé sans hésitation; il aimait les affaires et sa position à Londres; mais, quoique son esprit demeurât remarquablement clairvoyant et ferme, il ressentait l'affaiblissement de l'âge et cédait aisément à la fatigue. Les fluctuations de la politique en France, nos crises ministérielles répétées, l'aspect chancelant du pouvoir, même vainqueur, les ténèbres qui s'en répandaient sur l'avenir, les doutes des gouvernements européens, tout cet état de nos affaires altérait profondément sa confiance dans sa situation et son goût pour sa mission. En Angleterre, quoiqu'il fût toujours dans les meilleurs termes avec lord Grey, ses rapports avec lord Palmerston étaient devenus moins confiants et moins agréables. Au moment même où il venait de se décider à la retraite, le cabinet whig tomba; les tories, avec le duc de Wellington et sir Robert Peel pour chefs, furent appelés au pouvoir; le duc de Wellington écrivit sur-le-champ à M. de Talleyrand pour le presser avec instance de rester ambassadeur à Londres. M. de Talleyrand persista dans sa résolution. En quittant son ambassade, il expliqua, dans sa lettre au Roi, avec une rare fermeté de pensée et de langage, pourquoi il l'avait acceptée en 1830, ce qu'il y avait fait dans l'intérêt de la France et du Roi, et comment, ne s'y jugeant plus aussi utile qu'il avait pu l'être, il demandait à s'en retirer. Mais les explications ne changent point la physionomie et l'effet des actes; même auprès de ceux qui étaient loin de la regretter, la retraite de M. de Talleyrand fut considérée, au dehors surtout, comme un fâcheux symptôme de l'état de notre gouvernement. Le général Sébastiani, qui lui succéda dans l'ambassade de Londres, avait plus de capacité réelle que de renom européen. Il y eut là, pour la politique française, une diminution sensible de bonne apparence et d'autorité.
Peu de mois avant que M. de Talleyrand se retirât des affaires, un autre homme célèbre, bien différent et célèbre à de bien autres titres, M. de La Fayette avait disparu de la scène du monde. Nulle vie n'avait été plus exclusivement, plus passionnément politique que celle de M. de La Fayette; nul homme n'avait plus constamment placé ses idées et ses sentiments politiques au-dessus de toute autre préoccupation et de tout autre intérêt. La politique fut complètement étrangère à sa mort. Malade depuis trois semaines, il touchait à sa dernière heure; ses enfants et sa famille entouraient seuls son lit; il ne parlait plus; on ne savait pas s'il voyait encore. Son fils George s'aperçut que, d'une main incertaine, il cherchait quelque chose sur sa poitrine; le fils vint en aide à son père, et lui mit dans la main un médaillon que M. de La Fayette portait toujours suspendu à son cou. M. de La Fayette le porta à ses lèvres; ce fut son dernier mouvement. Ce médaillon contenait le portrait et des cheveux de madame de La Fayette, sa femme, qu'il avait perdue depuis vingt-sept ans. Ainsi, déjà séparé du monde entier, seul avec la pensée et l'image de la compagne dévouée de sa vie, il mourut. Quand il s'agit de ses obsèques, c'était un fait reconnu dans la famille que M. de La Fayette voulait être enseveli dans le petit cimetière adjoint au couvent de Picpus, à côté de madame de La Fayette, au milieu des victimes de la Révolution, la plupart royalistes et aristocratiques, dont les parents avaient fondé ce pieux établissement. Ce voeu du vétéran de 1789 fut scrupuleusement respecté et accompli. Une foule immense, troupes, gardes nationaux, peuple, accompagna son convoi à travers les boulevards et les rues de Paris. Arrivée à la porte du couvent de Picpus, cette foule s'arrêta; l'enceinte intérieure ne pouvait admettre plus de deux ou trois cents personnes; la famille, les proches parents, les autorités principales entrèrent seuls, traversèrent silencieusement le couvent même, puis son modeste jardin, puis pénétrèrent dans le cimetière. Là, aucune manifestation politique n'eut lieu; aucun discours ne fut prononcé: la religion et les souvenirs intimes de l'âme étaient seuls présents; la politique n'eut point de place auprès du lit de mort ni du tombeau de l'homme dont elle avait rempli et dominé la vie.
Vers la même époque, une circonstance toute personnelle fut pour moi une vraie peine. M. Royer-Collard, avec qui, depuis 1830, je continuais de vivre en relation intime, désira et demanda, pour l'un de ses parents, un avancement considérable dans la haute administration. J'en entretins plusieurs fois mes collègues, qui ne pensèrent pas qu'une telle faveur fût possible. Après l'avoir plusieurs fois réclamée, je ne crus pas devoir prolonger mon insistance. J'offris à M. Royer-Collard des compensations qui ne le satisfirent point; autant il recherchait peu le pouvoir, autant il tenait à l'influence; quand il avait exprimé un voeu ou entrepris de servir une cause, le succès devenait pour lui un besoin passionné, et le mécompte lui semblait presque une offense. C'est d'ailleurs pour les hommes, même pour les meilleurs, une épreuve difficile de voir grandir sans leur concours, et dans une complète indépendance, des renommées et des fortunes qu'ils ont vu naître et longtemps soutenues. Je ne tardai pas à m'apercevoir que M. Royer-Collard était profondément blessé de son échec: nous dînions un jour ensemble; je ne sais plus quelle circonstance amena sur ses lèvres les paroles de Bossuet, dans l'oraison funèbre de la princesse Palatine, sur «l'illusion des amitiés de la terre qui s'en vont avec les années et les intérêts;» il les prononça d'un accent plein d'amertume, et en détournant vers moi ses regards. L'injustice était grande; mais la passion ne se doute pas qu'elle est injuste. Quelques jours après, M. Royer-Collard me témoigna formellement, par quelques lignes amères et tristes, son désir de rompre nos anciennes relations. J'en fus plus attristé que surpris; je connaissais cette nature ardemment susceptible en qui ni la force de l'esprit, ni la gravité du caractère ne surmontaient la domination orageuse des impressions. Je ne me sentais aucun tort, et je comptais sur le temps pour rendre à l'équité son empire. Je ne me trompais pas; la vérité et l'amitié rentrèrent dans l'âme de M. Royer-Collard avant que sa mort vînt nous séparer; mais, pendant quelques années, cette rupture avec un illustre et ancien ami fut, pour moi, un chagrin de coeur et quelquefois un ennui de situation.
Malgré nos succès dans les Chambres, nous ne nous sentions pas en ferme possession de l'avenir, et, malgré sa modestie, le maréchal Mortier souffrait de son insignifiance politique, de jour en jour plus visible et plus commentée par l'opposition. Dans chaque occasion qui réveillait en lui ce sentiment, il témoignait timidement son honnête déplaisir. Quelques désordres eurent lieu dans l'École polytechnique, et firent craindre la nécessité de mesures graves: le maréchal vint me trouver et me demanda de prendre dans mon département cette grande école dont il ne voulait plus avoir à répondre. Les raisons spécieuses ne manquaient pas pour ce changement d'attributions: l'École polytechnique n'est pas spécialement militaire; l'enseignement scientifique y est général, et elle forme ses élèves pour d'importants services civils aussi bien que pour les corps savants de l'armée. On sentait de plus la convenance d'y fortifier les études littéraires et historiques, pour donner aux esprits plus de variété, de souplesse et d'étendue. Je me refusai pourtant expressément au désir du maréchal: au milieu de notre relâchement de l'autorité et des moeurs, la discipline est, pour cette célèbre école, une condition nécessaire d'ordre et de succès; elle doit surtout à ce fort régime l'originalité et la permanence de son caractère, et ce qu'elle pourrait gagner à la liberté de nos écoles purement civiles ne vaudrait pas ce qu'elle courrait grand risque d'y perdre. Le duc de Trévise renonça avec peine à une proposition qui l'eût déchargé, sur un point du moins, d'une responsabilité qui troublait son repos. Il n'en put supporter longtemps le fardeau, et, le 20 février 1835, donnant pour raison l'état de sa santé, il apporta au Roi sa démission en termes si positifs que ni le Roi, ni aucun de nous, ne put insister pour qu'il y renonçât; et le cabinet se vit de nouveau condamné à la recherche d'un président.
Je pris à l'instant la résolution de ne plus accepter, dans ce poste, aucune fiction, aucune vaine quoique brillante apparence, et de faire tous mes efforts pour y porter le duc de Broglie, le seul alors, parmi les défenseurs de la politique de résistance libérale, dont l'élévation ne dût blesser aucun amour-propre, le seul aussi que les Chambres et le public fussent disposés à regarder comme un chef sérieux du cabinet, et dont on se promît, envers la couronne, une fermeté respectueuse, avec ses collègues une dignité amicale. Je n'ignorais pas quels obstacles je rencontrerais dans cette entreprise; mais je comptais, pour les surmonter, sur ma persévérance tranquille et sur l'empire de la nécessité.
Le premier de ces obstacles était le Roi lui-même, ou du moins ce qu'on disait de sa disposition plus encore que ce qu'elle était réellement. Le roi Louis-Philippe n'était jamais sourd à la raison ni aveugle sur les besoins de la situation; mais il est vrai qu'il avait pour le duc de Broglie, comme ministre des affaires étrangères, plus d'estime et de confiance que d'attrait. J'ai rarement rencontré deux hommes plus divers, quoique animés du même dessein, et travaillant à la même oeuvre par des procédés plus différents. A propos de je ne sais plus quel projet de loi, une discussion s'éleva un jour dans le conseil sur le sens et la portée du mot droits; le duc de Broglie affirmait les droits naturels; le roi Louis-Philippe ne reconnaissait que des droits légaux. Ils auraient pu discuter indéfiniment sans jamais parvenir à s'entendre, tant le point de départ et le tour des esprits étaient dissemblables. Ce n'est pas que le duc de Broglie soit un théoricien obstiné, ni un caractère difficile; il comprend à merveille les exigences pratiques des choses humaines, et sait s'y prêter avec une modération large et prévoyante, mais il se préoccupe toujours des idées générales auxquelles se rattachent les affaires qu'il traite, et trop peu des personnes avec qui il les traite; il porte, dans l'examen des questions et des moyens de les résoudre, plus d'habile invention et de ménagement que dans ses rapports avec les hommes; et tout en s'appliquant à donner aux intérêts divers les satisfactions qui leur sont dues, il prend peu de soin pour plaire aux divers acteurs et pour s'assurer leur adhésion facile ou leur concours. Le roi Louis-Philippe, au contraire, vivement préoccupé des difficultés ou des embarras du moment, et toujours pressé d'y échapper, mettait une grande importance aux impressions quotidiennes des diplomates européens, et s'inquiétait de l'humeur que la fierté ou la prévoyance lointaine du duc de Broglie pouvaient leur donner. De là provenait surtout son peu de penchant à lui remettre, avec la présidence du conseil, la direction des affaires étrangères, quoiqu'il se confiât pleinement dans l'accord des intentions et de la conduite générale du duc avec sa propre politique de paix et d'ordre européen.
Une circonstance particulière avait naguère aggravé à cet égard sa disposition. Vers la fin de 1833, M. de Talleyrand, alors en congé à Paris, dit au Roi que le cabinet anglais, préoccupé des affaires d'Orient et d'Espagne, se montrait disposé à entrer, avec le gouvernement français, dans une alliance défensive et formelle. Le Roi, ardemment convaincu que l'alliance anglaise était le gage de la paix européenne, accueillit sur-le-champ cette idée, en entretint vivement le duc de Broglie, et le pressa d'en causer à fond avec M. de Talleyrand et d'en poursuivre l'exécution. Plusieurs conversations, tantôt à deux, tantôt à trois, eurent lieu en effet, à ce sujet, entre le Roi, son ministre et son ambassadeur. Le duc de Broglie s'y montra peu enclin à croire, soit à l'utilité, soit au succès d'une telle combinaison. A son avis, autant il importait de vivre en très-bons rapports avec l'Angleterre et de s'entendre avec elle, dans chaque occasion, sur les grandes affaires européennes, autant il était dangereux de se lier à elle par un lien général et permanent, qui ferait perdre à la France l'indépendance dont elle avait besoin pour sa politique propre, sans lui donner, contre les diverses chances de l'avenir européen, la sécurité qu'on se promettait. Il doutait fort d'ailleurs que le cabinet anglais fût sérieusement disposé à contracter l'alliance dont on parlait; il voyait, dans tout ce qu'en rapportait M. de Talleyrand, des impressions momentanées et le laisser-aller de la conversation plutôt que des intentions efficaces et de véritables ouvertures. Ce qui le confirmait dans son doute, c'est que M. de Talleyrand, tout en faisant valoir les dispositions du cabinet anglais, ne paraissait pas empressé à entamer lui-même, à ce sujet, une négociation positive, et demandait que le duc de Broglie profitât de son intimité personnelle avec l'ambassadeur d'Angleterre à Paris, lord Granville, pour mener à bien cette affaire. Le duc de Broglie se refusa à cette façon de procéder qui eût placé sous sa responsabilité directe une proposition dont le mérite et le succès lui semblaient également douteux; mais, tout en persistant dans son doute, il engagea M. de Talleyrand, qui était sur le point de retourner à Londres, à sonder attentivement les dispositions d'abord de lord Granville, ensuite du cabinet anglais, et à s'assurer qu'elles étaient vraiment sérieuses. Il y aurait alors lieu d'examiner jusqu'à quel point il convenait à la France de s'avancer dans cette voie; et quant au duc de Broglie lui-même, sans prendre aucun engagement, il ne repoussait pas formellement la combinaison dont il s'agissait, si elle devenait réelle et bien garantie. Sur ces termes, M. de Talleyrand partit; arrivé à Calais, et avant de s'embarquer, il écrivit au duc de Brolie pour lui demander, sur cette perspective d'une alliance étroite avec l'Angleterre, des instructions précises. Le duc de Broglie s'empressa de lui répondre qu'il n'avait point d'autres instructions à lui donner que les conversations qu'ils avaient déjà eues à ce sujet, soit ensemble, soit avec le Roi; il le mit au courant de ce qu'il avait dit lui-même à lord Granville sur le fond de la question, donnant à M. de Talleyrand toute liberté de poursuivre à Londres les chances de son idée, mais sans lui témoigner confiance dans le succès et sans lui rien prescrire qui engageât l'avenir. Cette lettre reçue, M. de Talleyrand la garda pour lui seul, ne fit à Londres aucune question, aucune démarche nouvelle, et l'affaire en resta là, bornée aux idées vagues et aux conversations vaines que je viens de rappeler.
Aujourd'hui comme il y a vingt-cinq ans, je crois que le duc de Broglie avait raison. Personne n'attache plus de prix que moi aux bons rapports de la France et de l'Angleterre; personne n'honore plus la nation anglaise, et n'est plus convaincu que la paix entre les deux États et l'entente entre les deux gouvernements sont, pour nous, la bonne politique; notre prospérité intérieure et notre influence dans le monde y sont pareillement intéressées; toute rupture éclatante, toute guerre avec l'Angleterre, dût-elle plaire aux passions nationales et nous valoir d'abord de brillants succès, nous deviendrait tôt ou tard une cause d'affaiblissement, et nous jetterait hors des voies de la grande et vraie civilisation. Mais, pour que la bonne entente des deux peuples et des deux gouvernements soit efficace et durable, il faut qu'elle soit et demeure libre, que ni pour l'un ni pour l'autre, elle ne devienne une chaîne, et qu'elle n'apporte aucune entrave permanente au développement des diversités naturelles de leurs situations, de leurs caractères, de leurs intérêts. Ils peuvent et doivent souvent s'unir dans telle ou telle circonstance, pour obtenir tel ou tel résultat particulier; mais toute assimilation générale de leur politique, toute union obligée et indéfinie, loin d'assurer entre eux la paix, amènerait des complications et des conflits. C'était là ce que prévoyait et voulait éviter le duc de Broglie quand il repoussait l'idée d'une alliance générale offensive et défensive. Mais le roi Louis-Philippe, trop dominé par ses impressions ou ses désirs du moment, garda, de la résistance de son ministre dans cette occasion, un fâcheux souvenir, et M. de Talleyrand, qui n'avait trouvé dans sa proposition qu'un mécompte au lieu du succès personnel qu'il s'en était promis, resta également peu favorable au duc de Broglie, et plus disposé à l'écarter du ministère des affaires étrangères qu'à l'y rappeler.
Après la retraite du maréchal Mortier, et dans la vanité de nos premiers essais pour lui trouver un successeur, nous avions tous donné au Roi notre démission, et il avait à chercher, non-seulement un président du Conseil, mais un cabinet nouveau. Il manda de Saint-Amand le maréchal Soult, de Londres le général Sébastiani, appela M. Dupin, le maréchal Gérard, tenta plusieurs combinaisons; aucune ne put aboutir. Tantôt le futur chef appelé déclinait cet honneur, ne voulant pas courir la chance d'un échec; tantôt, après l'avoir accepté, il ne trouvait pas de collègues, ou n'en trouvait que d'évidemment insuffisants pour partager avec lui le fardeau. Le maréchal Soult, qui ne demandait pas mieux que de réussir, frappa à diverses portes, disant partout: «Les doctrinaires ont si bien fait qu'il n'y a plus que moi de possible;» et rien ne lui fut possible. Plus judicieux et plus dégagé de toute prévention personnelle, car il était content de son poste de Londres, le général Sébastiani disait: «C'est dommage; les doctrinaires ont du talent et du courage; mais ils ne veulent pas que le Roi s'en serve.» J'allai le voir un matin; la crise ministérielle durait déjà depuis dix ou douze jours; il ne me parla que de l'Angleterre et de son dessein d'y retourner promptement, quel que fût son déplaisir de voir et de laisser le Roi dans l'embarras: «Il ne veut faire, et il a bien raison, ajouta-t-il, qu'une combinaison forte et durable.» En le quittant, j'allai aux Tuileries; je n'avais pas vu le Roi depuis plusieurs jours, ne voulant ni le gêner dans sa recherche de nouveaux ministres, ni m'y associer; «Sébastiani est arrivé, me dit-il en me voyant.—Je l'ai vu, Sire.—Et que vous a-t-il dit?—Qu'il était venu pour peu de jours et qu'il ne tarderait pas à repartir.—Oui, oui, il ne fera pas ici un long séjour;» et laissant là brusquement Sébastiani: «Vous ai-je raconté ma dernière conversation avec Dupin?—Non, Sire.—Eh bien! comme, grâce à vous, je suis toujours dans l'embarras, j'ai fait venir Dupin; nous avons débattu trois ou quatre combinaisons, toutes si difficiles qu'elles sont impossibles; je lui ai dit enfin: «Faites-moi donc vous-même un ministère; n'avez-vous dans votre monde personne à me donner?»—Ma foi! non, m'a-t-il dit, et il m'a nommé quatre ou cinq personnes, Bignon, Teste, Étienne, en ajoutant: «Nous n'irions pas trois mois avec cela»—Mais, mon cher Dupin, ce que j'ai de mieux à faire, c'est donc de garder ceux que j'ai?—Ma foi! oui, Sire, m'a-t-il dit, je crois que c'est là ce qu'il y a de mieux, et je vous le conseille.»
Le Roi s'interrompit un moment, et, me regardant avec un mélange d'humeur et de bienveillance, il continua: «Le maréchal Soult arrive demain pour le dîner; nous essayerons de nous entendre et de prendre un parti; mais je ne veux pas recommencer l'aventure du mois de novembre dernier; je ne veux pas d'un replâtrage, d'un fantôme de cabinet; je veux un arrangement solide, sérieux, comme vous dites, messieurs les doctrinaires, un cabinet qui inspire de la confiance par sa seule composition et ses talents connus. J'essayerai avec le maréchal Soult; si j'échoue, il faudra bien subir votre joug.—Ah! Sire, que le Roi me permette de protester contre ce mot; nous disons franchement au Roi ce qui nous paraît bon pour son service; nous ne pouvons le bien servir que selon notre avis.—Allons, allons, reprit le Roi en riant, quand nous ne sommes pas du même avis, et qu'il faut que j'adopte le vôtre, cela ressemble bien à ce que je vous dis là.» Je le quittai, persuadé qu'au fond du coeur il voyait déjà, dans le duc de Broglie, sa ressource nécessaire, et que son parti était pris de l'accepter.
La principale difficulté et la plus longue hésitation étaient ailleurs. Il en coûtait à M. Thiers de voir le duc de Broglie, un doctrinaire et mon intime ami, devenir ministre des affaires étrangères et président du conseil. Non que les vues et les intentions politiques de M. Thiers fussent, à cette époque, différentes des nôtres; sur toutes les grandes questions, intérieures ou extérieures, nous avions été et nous étions d'accord; mais il craignait que son influence, ou plutôt sa position dans le cabinet ne fût et surtout ne parût affaiblie. C'est sa disposition, et une disposition qui, à mon avis, l'a trompé plus d'une fois, de n'avoir pas assez de confiance dans sa propre force, de ne pas compter suffisamment sur lui-même et sur lui seul, et de faire, dans sa conduite, une trop large part au désir d'éviter le mécontentement du parti qui a été son berceau politique. Par sa raison et son goût, il est homme d'ordre et de gouvernement, ce qu'on n'est guère dans les rangs au milieu desquels il a habituellement vécu. De là résulte, entre sa situation et son esprit, entre les traditions de sa vie et les instincts de sa pensée, un désaccord qui a été souvent, pour lui, une source d'embarras et une cause de faiblesse. Plus touché d'un juste orgueil, plus ferme dans sa propre idée et sa propre volonté, il eût, je crois, mieux gouverné sa destinée, pour lui-même comme pour son pays, car il eût trouvé dans son indépendance bien plus de force que ne pouvait lui en donner le parti, révolutionnaire ou flottant, auquel il tenait. Au fond, il n'avait, à la personne ni à la politique du duc de Broglie, aucune objection; il était bien sûr que, dans le cabinet ainsi modifié, et précisément parce que la modification ne paraîtrait pas son ouvrage, sa part d'influence serait grande et loyalement acceptée; mais on verrait là un triomphe des doctrinaires; on dirait qu'entre les diverses nuances du cabinet, l'équilibre allait être rompu; ses amis l'assiégeraient de leur humeur. Il hésitait, tantôt adhérant, tantôt se refusant à l'entrée du duc de Broglie dans le conseil, et tenant ainsi en suspens une combinaison de jour en jour plus nécessaire, mais qui ne pouvait se faire, et qu'aucun de nous ne voulait faire que de son aveu et avec son concours.
Les Chambres, comme le public, commençaient à s'émouvoir de tant de lenteur et d'incertitude: des interpellations, annoncées dans la Chambre des députés, et d'abord ajournées, étaient à la veille d'être reprises; le 9 mars 1835, je me rendis aux Tuileries, où je n'étais pas allé depuis plusieurs jours, pour m'entretenir avec le Roi de ce que nous y pourrions répondre. Le maréchal Soult était au château. Le Roi m'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre, et me dit en me le montrant: «Le maréchal ne peut rien faire, il faut aviser à d'autres que lui.» La conversation n'alla pas plus loin sur ce point; mais le lendemain matin, je reçus un billet du Roi qui me demandait d'aller le voir sans retard: «Toutes les combinaisons qu'on a tentées ont échoué, me dit-il, il faut en finir; je veux que vous me donniez un conseil précis, positif.—Le Roi sait ce que je pense de la situation et du moyen d'en sortir; mais je ne dois me séparer en rien de mes collègues; je ne puis donner au Roi un conseil formel que de concert avec eux.—A la bonne heure; en attendant, allez trouver le duc de Broglie et envoyez-le moi; je désire causer avec lui.» Je me rendis aussitôt chez le duc de Broglie, qui alla dans la matinée aux Tuileries. Le Roi le reçut de bonne humeur, s'entretint amicalement avec lui de toutes les affaires, ne fit d'objection à aucune de ses propositions, pas même à ce que le conseil se réunît, quand nous le jugerions à propos, hors de sa présence. Sa résolution était prise; il n'y avait plus, du côté de la couronne, aucun obstacle à surmonter.
Pourtant rien ne finissait; M. Thiers hésitait toujours. La Chambre des députés s'impatientait de plus en plus; la majorité, qui avait constamment appuyé le cabinet, se montrait hautement favorable à l'entrée du duc de Broglie comme au meilleur moyen de le raffermir. Il fut question d'une adresse au Roi, pour lui donner la certitude de la persévérante adhésion de la Chambre à la politique en vigueur. Les interpellations plusieurs fois annoncées eurent lieu le 11 mars; je pris une grande part au débat; je me sentais soutenu et poussé par la faveur de la Chambre pour la solution que je désirais. J'engageai la Chambre, tout en ménageant avec soin la prérogative de la couronne, à manifester son influence pour mettre fin à la crise. Les membres de la majorité se réunirent en très-grand nombre chez l'un d'eux, M. Fulchiron, et ils chargèrent sept d'entre eux d'aller témoigner, à ceux des ministres qui se montraient incertains sur la combinaison proposée, leur désir de voir cesser ces incertitudes, et de les assurer que le cabinet ainsi complété serait fermement soutenu. La démarche fut décisive; M. Thiers saisit de bonne grâce cette raison de sortir d'une hésitation qui devenait pour lui-même un embarras, et, le 12 mars, le cabinet fut reconstitué sous la présidence du duc de Broglie, ministre des affaires étrangères; le maréchal Maison remplaça le maréchal Mortier au ministère de la guerre; l'amiral Rigny, qui, dès le premier moment de la crise, et avec le plus loyal désintéressement, s'était déclaré prêt à se retirer, devant le duc de Broglie, du département des affaires étrangères, resta dans le conseil comme ministre sans portefeuille, et nous conservâmes, M. Duchâtel, M. l'amiral Duperré, M. Humann, M. Persil, M. Thiers et moi, les départements que nous occupions.
On s'est beaucoup plaint des crises ministérielles, et c'est, contre le régime parlementaire, un des griefs les plus accueillis. Je ne m'en étonne pas; c'est un triste spectacle que celui des ébranlements, des tiraillements, des lacunes du pouvoir, et de la lutte des ambitions, légitimes ou illégitimes, qui s'en disputent la possession. Le public s'alarme de ces entr'actes politiques, et il est rare que les acteurs ne perdent pas quelque chose dans ces révélations des agitations de la coulisse. A vrai dire, l'apparence est plus fâcheuse que le mal n'est grave; ni le bruit qu'en fait l'opposition, ni l'inquiétude qu'en prend le public ne sont la juste mesure des inconvénients réels de telles crises; on ne voit pas, quand on y regarde de près, que les affaires publiques en aient jamais vraiment souffert; et les personnes qui y sont engagées y courent plus de risque que l'État. Mais il y a, aux reproches dont ces incidents du régime parlementaire sont l'objet, une réponse plus décisive. La liberté et la publicité ne sont jamais plus nécessaires ni plus salutaires qu'au moment où des prétendants divers aspirent au gouvernement du pays; c'est alors surtout qu'il importe que toutes les intentions se révèlent, que toutes les combinaisons se tentent, que toutes les transactions utiles s'accomplissent, que nul ne réussisse sans avoir subi l'épreuve de la discussion devant le public et de la lutte ouverte avec ses rivaux. Cette épreuve est bonne au caractère des hommes politiques comme aux intérêts du pays; tant pis pour ceux qui s'y décrient; il est juste et utile que leurs faiblesses soient connues; d'autres y prendront des leçons de dignité, de constance dans leurs idées et leur conduite, de fidélité à leurs amis. Ainsi se forment de dignes chefs pour les grands partis politiques; ainsi le pays apprend à connaître les hommes qui tentent de le gouverner, et peut savoir, quand ils entrent en scène, s'il doit, ou non, prendre en eux confiance. Ce n'est pas aux crises ministérielles en particulier que doivent s'en prendre ceux qui les accusent si vivement; c'est au gouvernement libre tout entier, dont elles sont l'un des incidents naturels et inévitables. La liberté a ses ennuis qu'il faut subir pour jouir de ses bienfaits; mais, dans le nombre, les crises ministérielles ne sont pas l'un des plus graves, ni des plus difficiles à surmonter.