Mistress Branican
The Project Gutenberg eBook of Mistress Branican
Title: Mistress Branican
Author: Jules Verne
Release date: March 4, 2006 [eBook #17914]
Language: French
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Jules Verne
MISTRESS BRANICAN
(1891)
Table des matières
Première partie
I Le «Franklin»
II Situation de famille
III Prospect-House
IV À bord du «Boundary»
V Trois mois se passent
VI Fin d'une triste année
VII Éventualités diverses
VIII Situation difficile
IX Révélations
X Préparatifs
XI Première campagne dans la Malaisie
XII Encore un an
XIII Campagne dans la mer de Timor
XIV L'île Browse
XV Épave vivante
XVI Harry Felton
XVII Par oui et par non
Deuxième partie
I En naviguant
II Godfrey
III Un chapeau historique
IV Le train d'Adélaïde
V À travers l'Australie méridionale
VI Rencontre inattendue
VII En remontant vers le nord
VIII Au delà de la station d'Alice-Spring
IX Journal de mistress Branican
X Encore quelques extraits
XI Indices et incidents
XII Derniers efforts
XIII Chez les Indas
XIV Le jeu de Len Burker
XV Le dernier campement
XVI Dénouement
Bibliographie
Première partie
I
Le «Franklin»
Il y a deux chances de ne jamais revoir les amis dont on se sépare pour un long voyage: ceux qui restent peuvent ne se plus retrouver au retour; ceux qui partent peuvent ne plus revenir. Mais ils ne se préoccupaient guère de cette éventualité, les marins qui faisaient leurs préparatifs d'appareillage à bord du Franklin, dans la matinée du 15 mars 1875.
Ce jour-là, le Franklin, capitaine John Branican, était sur le point de quitter le port de San-Diégo (Californie) pour une navigation à travers les mers septentrionales du Pacifique.
Un joli navire, de neuf cents tonneaux, ce Franklin, gréé en trois-mâts-goélette, largement voilé de brigantines, focs et flèches, hunier et perroquet à son mât de misaine. Très relevé de ses fayons d'arrière, légèrement rentré de ses oeuvres vives, avec son avant disposé pour couper l'eau sous un angle très fin, sa mâture un peu inclinée et d'un parallélisme rigoureux, son gréement de fils galvanisés, aussi raide que s'il eût été fait de barres métalliques, il offrait le type le plus moderne de ces élégants clippers, dont le Nord-Amérique se sert avec tant d'avantage pour le grand commerce, et qui luttent de vitesse avec les meilleurs steamers de sa flotte marchande.
Le Franklin était à la fois si parfaitement construit et si intrépidement commandé que pas un homme de son équipage n'eût accepté d'embarquer sur un autre bâtiment — même avec l'assurance d'obtenir une plus haute paye. Tous partaient, le coeur plein de cette double confiance, qui s'appuie sur un bon navire et sur un bon capitaine.
Le Franklin était à la veille d'entreprendre son premier voyage au long cours pour le compte de la maison William H. Andrew, de San-Diégo. Il devait se rendre à Calcutta par Singapore, avec un chargement de marchandises fabriquées en Amérique, et rapporter une cargaison des productions de l'Inde, à destination de l'un des ports du littoral californien.
Le capitaine John Branican était un jeune homme de vingt-neuf ans. Doué d'une physionomie attrayante mais résolue, les traits empreints d'une rare énergie, il possédait au plus haut degré le courage moral, si supérieur au courage physique — ce courage «de deux heures après minuit», disait Napoléon, c'est-à-dire celui qui fait face à l'imprévu et se retrouve à chaque moment. Sa tête était plus caractérisée que belle, avec ses cheveux rudes, ses yeux animés d'un regard vif et franc, qui jaillissait comme un dard de ses pupilles noires. On eût difficilement imaginé chez un homme de son âge une constitution plus robuste, une membrure plus solide. Cela se sentait à la vigueur de ses poignées de main qui indiquaient l'ardeur de son sang et la force de ses muscles. Le point sur lequel il convient d'insister, c'est que l'âme, contenue dans ce corps de fer, était l'âme d'un être généreux et bon, prêt à sacrifier sa vie pour son semblable. John Branican avait le tempérament de ces sauveteurs, auxquels leur sang-froid permet d'accomplir sans hésiter des actes d'héroïsme. Il avait fait ses preuves de bonne heure. Un jour, au milieu des glaces rompues de la baie, un autre jour, à bord d'une chaloupe chavirée, il avait sauvé des enfants, enfant lui-même. Plus tard, il ne devait pas démentir les instincts de dévouement qui avaient marqué son jeune âge.
Depuis quelques années déjà, John Branican avait perdu son père et sa mère, lorsqu'il épousa Dolly Starter, orpheline, appartenant à l'une des meilleures familles de San-Diégo. La dot de la jeune fille, très modeste, était en rapport avec la situation, non moins modeste, du jeune marin, simple lieutenant à bord d'un navire de commerce. Mais il y avait lieu de penser que Dolly hériterait un jour d'un oncle fort riche, Edward Starter, qui menait la vie d'un campagnard dans la partie la plus sauvage et la moins abordable de l'État du Tennessee. En attendant, il fallait vivre à deux — et même à trois, car le petit Walter, Wat par abréviation, vint au monde dans la première année du mariage. Aussi, John Branican — et sa femme le comprenait — ne pouvait-il songer à abandonner son métier de marin. Plus tard il verrait ce qu'il aurait à faire lorsque la fortune lui serait venue par héritage, ou s'il s'enrichissait au service de la maison Andrew. Au surplus, la carrière du jeune homme avait été rapide. Ainsi qu'on va le voir, il avait marché vite en même temps qu'il marchait droit. Il était capitaine au long cours à un âge où la plupart de ses collègues ne sont encore que seconds ou lieutenants à bord des navires de commerce. Si ses aptitudes justifiaient cette précocité, son avancement s'expliquait aussi par certaines circonstances qui avaient à bon droit attiré l'attention sur lui.
En effet, John Branican était populaire à San-Diégo ainsi que dans les divers ports du littoral californien. Ses actes de dévouement l'avaient signalé d'une façon éclatante non seulement aux marins, mais aux négociants et armateurs de l'Union.
Quelques années auparavant, une goélette péruvienne, la Sonora, ayant fait côte à l'entrée de Coronado-Beach, l'équipage était perdu, si l'on ne parvenait pas à établir une communication entre le bâtiment et la terre. Mais porter une amarre à travers les brisants, c'était risquer cent fois sa vie. John Branican n'hésita pas. Il se jeta au milieu des lames qui déferlaient avec une extrême violence, fut roulé sur les récifs, puis ramené à la grève battue par un terrible ressac.
Devant les dangers qu'il voulait affronter encore, sans se soucier de sa vie, on essaya de le retenir. Il résista, il se précipita vers la goélette, il parvint à l'atteindre, et, grâce à lui, les hommes de la Sonora furent sauvés.
Un an plus tard, pendant une tempête qui se déchaîna à cinq cents milles au large dans l'ouest du Pacifique, John Branican eut à nouveau l'occasion de montrer tout ce qu'on pouvait attendre de lui. Il était lieutenant à bord du Washington, dont le capitaine venait d'être emporté par un coup de mer, en même temps que la moitié de l'équipage. Resté à bord du navire désemparé avec une demi-douzaine de matelots, blessés pour la plupart, il prit le commandement du Washington qui ne gouvernait plus, parvint à s'en rendre maître, à lui réinstaller des mâts de fortune, et à le ramener au port de San-Diégo. Cette coque à peine manoeuvrable, qui renfermait une cargaison valant plus de cinq cent mille dollars, appartenait précisément à la maison Andrew.
Quel accueil reçut le jeune marin, lorsque le navire eut mouillé au port de San-Diégo! Puisque les événements de mer l'avaient fait capitaine, il n'y eut qu'une voix parmi toute la population pour lui confirmer ce grade.
La maison Andrew lui offrit le commandement du Franklin, qu'elle venait de faire construire. Le lieutenant accepta, car il se sentait capable de commander, et n'eut qu'à choisir pour recruter son équipage, tant on avait confiance en lui. Voilà dans quelles conditions le Franklin allait faire son premier voyage sous les ordres de John Branican.
Ce départ était un événement pour la ville. La maison Andrew était réputée à juste titre l'une des plus honorables de San-Diégo. Notoirement qualifiée quant à la sûreté de ses relations et la solidité de son crédit, c'était M. William Andrew qui la dirigeait d'une main habile. On faisait plus que l'estimer, ce digne armateur, on l'aimait. Sa conduite envers John Branican fut applaudie unanimement.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, pendant cette matinée du 15 mars, un nombreux concours de spectateurs — autant dire la foule des amis connus ou inconnus du jeune capitaine — se pressait sur les quais du Pacific-Coast-Steamship, afin de le saluer d'un dernier hurra à son passage.
L'équipage du Franklin se composait de douze hommes, y compris le maître, tous bons marins attachés au port de San-Diégo, ayant fait leurs preuves, heureux de servir sous les ordres de John Branican. Le second du navire était un excellent officier, nommé Harry Felton. Bien qu'il fût de cinq à six ans plus âgé que son capitaine, il ne se froissait pas d'avoir à servir sous lui, ni ne jalousait une situation qui en faisait son supérieur. Dans sa pensée, John Branican méritait cette situation. Tous deux avaient déjà navigué ensemble et s'appréciaient mutuellement. D'ailleurs, ce que faisait M. William Andrew était bien fait. Harry Felton et ses hommes lui étaient dévoués corps et âme. La plupart avaient déjà embarqué sur quelques-uns de ses navires. C'était comme une famille d'officiers et de matelots — famille nombreuse, affectionnée à ses chefs, qui constituait son personnel maritime et ne cessait de s'accroître avec la prospérité de la maison.
Dès lors c'était sans nulle appréhension, on peut même dire avec ardeur, que l'équipage du Franklin allait commencer cette campagne nouvelle. Pères, mères, parents étaient là pour lui dire adieu, mais comme on le dit aux gens qu'on ne doit pas tarder à revoir: «Bonjour et à bientôt, n'est-ce pas?» Il s'agissait, en effet, d'un voyage de six mois, une simple traversée, pendant la belle saison, entre la Californie et l'Inde, un aller et retour de San-Diégo à Calcutta, et non d'une de ces expéditions de commerce ou de découvertes, qui entraînent un navire pour de longues années sur les mers les plus dangereuses des deux hémisphères. Ces marins en avaient vu bien d'autres, et leurs familles avaient assisté à de plus inquiétants départs.
Cependant les préparatifs de l'appareillage touchaient à leur fin. Le Franklin, mouillé sur une ancre au milieu du port, s'était déjà dégagé des autres bâtiments, dont le nombre atteste l'importance de la navigation à San-Diégo. De la place qu'il occupait, le trois-mâts n'aurait pas besoin de s'aider d'un «tug», d'un remorqueur, pour sortir des passes. Dès que son ancre serait à pic, il lui suffirait d'éventer ses voiles, et une jolie brise le pousserait rapidement hors de la baie, sans qu'il eût à changer ses amures. Le capitaine John Branican n'eût pu souhaiter un temps plus propice, un vent plus maniable, à la surface de cette mer, qui étincelait au large des îles Coronado, sous les rayons du soleil.
En ce moment — dix heures du matin — tout l'équipage se trouvait à bord. Aucun des matelots ne devait revenir à terre, et l'on peut dire que le voyage était commencé pour eux. Quelques canots du port, accostés à l'échelle de tribord, attendaient les personnes qui avaient voulu embrasser une dernière fois leurs parents et amis. Ces embarcations les ramèneraient à quai, dès que le Franklin hisserait ses focs. Bien que les marées soient faibles dans le bassin du Pacifique, mieux valait partir avec le jusant, qui ne tarderait pas à s'établir.
Parmi les visiteurs, il convient de citer plus particulièrement le chef de la maison de commerce, M. William Andrew, et Mrs. Branican, suivie de la nourrice qui portait le petit Wat. Ils étaient accompagnés de M. Len Burker et de sa femme, Jane Burker, cousine germaine de Dolly. Le second, Harry Felton, n'ayant pas de famille, n'avait à recevoir les adieux de personne. Les bons souhaits de M. William Andrew ne lui feraient point défaut, et il n'en demandait pas davantage, si ce n'est que la femme du capitaine John voulût bien y joindre les siens — ce dont il était assuré d'avance.
Harry Felton se tenait alors sur le gaillard d'avant, où une demi- douzaine d'hommes commençaient à virer l'ancre au cabestan. On entendait les linguets qui battaient avec un bruit métallique. Déjà le Franklin se halait peu à peu, et sa chaîne grinçait à travers les écubiers. Le guidon, aux initiales de la maison Andrew, flottait à la pomme du grand mât, tandis que le pavillon américain, tendu par la brise à la corne de brigantine, développait son étamine rayée et le semis des étoiles fédérales. Les voiles déferlées étaient prêtes à être hissées, dès que le bâtiment aurait pris un peu d'erre sous la poussée de ses trinquettes et de ses focs.
Sur le devant du rouffle, sans rien perdre des détails de l'appareillage, John Branican recevait les dernières recommandations de M. William Andrew, relatives au connaissement, autrement dit la déclaration qui contenait l'état des marchandises constituant la cargaison du Franklin. Puis, l'armateur le remit au jeune capitaine, en ajoutant:
«Si les circonstances vous obligent à modifier votre itinéraire, John, agissez pour le mieux de nos intérêts, et envoyez des nouvelles du premier point où vous atterrirez. Peut-être le Franklin fera-t-il relâche dans l'une des Philippines, car votre intention, sans doute, n'est point de passer par le détroit de Torrès?
— Non, monsieur Andrew, répondit le capitaine John, et je ne compte point aventurer le Franklin dans ces dangereuses mers du nord de l'Australie. Mon itinéraire doit être les Hawaï, les Mariannes, Mindanao des Philippines, les Célèbes, le détroit de Mahkassar, afin de gagner Singapore par la mer de Java. Pour se rendre de ce point à Calcutta, la route est tout indiquée. Je ne crois donc pas que cet itinéraire puisse être modifié par les vents que je trouverai dans l'ouest du Pacifique. Si pourtant vous aviez à me télégraphier quelque ordre important, veuillez l'envoyer, soit à Mindanao, où je relâcherai peut-être, soit à Singapore, où je relâcherai certainement.
— C'est entendu, John. De votre côté, avisez-moi le plus tôt possible du cours des marchandises à Calcutta. Il est possible que ces cours m'obligent à changer mes intentions touchant le chargement du Franklin au retour.
— Je n'y manquerai pas, monsieur Andrew», répondit John Branican.
En ce moment, Harry Felton s'approchant dit:
«Nous sommes à pic, capitaine.
— Et le jusant?…
— Il commence à se faire sentir…
— Tenez bon.»
Puis, s'adressant à William Andrew, le capitaine John, plein de reconnaissance, répéta:
«Encore une fois, monsieur Andrew, je vous remercie de m'avoir donné le commandement du Franklin. J'espère que je saurai justifier votre confiance…
— Je n'en doute aucunement, John, répondit William Andrew, et je ne pouvais remettre en de meilleures mains les affaires de ma maison!»
L'armateur serra fortement la main du jeune capitaine et se dirigea vers l'arrière du rouffle.
Mrs. Branican, suivie de la nourrice et du bébé, venait de rejoindre son mari avec M. et Mrs. Burker. L'instant de la séparation était imminent. Le capitaine John Branican n'avait plus qu'à recevoir les adieux de sa femme et de sa famille.
On le sait, Dolly n'en était encore qu'à la deuxième année de son mariage, et son petit enfant avait à peine neuf mois. Bien que cette séparation lui causât un profond chagrin, elle n'en voulait rien laisser voir, et contenait les battements de son coeur. Sa cousine Jane, nature faible, sans énergie, ne pouvait, elle, cacher son émotion. Elle aimait beaucoup Dolly, près de qui elle avait souvent trouvé quelque adoucissement au chagrin que lui causait le caractère impérieux et violent de son mari. Mais, si Dolly dissimulait ses inquiétudes, Jane n'ignorait pas qu'elle les éprouvait dans toute leur réalité. Sans doute, le capitaine John devait être de retour à six mois de là; mais, enfin, c'était une séparation — la première depuis leur mariage — et, si elle était assez forte pour retenir ses larmes, on peut dire que Jane pleurait pour elle. Quant à Len Burker, lui, cet homme dont jamais une émotion tendre n'avait adouci le regard, les yeux secs, les mains dans les poches, distrait de cette scène par on ne sait quelles pensées, il allait et venait. Évidemment, il n'était point en communauté d'idées avec les visiteurs que des sentiments d'affection avaient amenés sur ce navire en partance.
Le capitaine John prit les deux mains de sa femme, l'attira près de lui et d'une voix attendrie:
«Chère Dolly, dit-il, je vais partir… Mon absence ne sera pas longue… Dans quelques mois, tu me reverras… Je te retrouverai, ma Dolly… Sois sans crainte!… Sur mon navire, avec mon équipage, qu'aurions-nous à redouter des dangers de la mer?… Sois forte comme doit l'être la femme d'un marin… Quand je reviendrai, notre petit Wat aura quinze mois… Ce sera déjà un grand garçon… Il parlera, et le premier mot que j'entendrai à mon retour…
— Ce sera ton nom, John!… répondit Dolly. Ton nom sera le premier mot que je lui apprendrai!… Nous causerons de toi tous les deux et toujours!… Mon John, écris-moi à chaque occasion!… Avec quelle impatience j'attendrai tes lettres!…
— Et dis-moi tout ce que tu auras fait, tout ce que tu comptes faire… Que je sente mon souvenir mêlé à toutes tes pensées…
— Oui, chère Dolly, je t'écrirai… Je te tiendrai au courant du voyage… Mes lettres, ce sera comme le journal du bord avec mes tendresses en plus!
— Ah! John, je suis jalouse de cette mer qui t'emporte si loin!… Combien j'envie ceux qui s'aiment et que rien ne sépare dans la vie!… Mais non… J'ai tort de songer à cela…
— Chère femme, je t'en prie, dis-toi que c'est pour notre enfant que je pars… pour toi aussi… pour vous assurer à tous les deux l'aisance et le bonheur!… Si nos espérances de fortune viennent à se réaliser un jour, nous ne nous quitterons plus!»
En ce moment, Len Burker et Jane s'approchèrent. Le capitaine John se retourna vers eux:
«Mon cher Len, dit-il, je vous laisse ma femme, je vous laisse mon fils!… Je vous les confie comme aux seuls parents qui leur restent à San-Diégo!
— Comptez sur nous, John, répondit Len Burker, en essayant d'adoucir la rudesse de sa voix. Jane et moi, nous sommes là… Les soins ne manqueront pas à Dolly…
— Ni les consolations, ajouta Mrs. Burker. Tu sais combien je t'aime, ma chère Dolly!… Je te verrai souvent… Chaque jour, je viendrai passer quelques heures près de toi… Nous parlerons de John…
— Oui, Jane, répondit Mrs. Branican, et je ne cesserai de penser à lui!»
Harry Felton vint de nouveau interrompre cette conversation:
«Capitaine, dit-il, il serait temps…
— Bien, Harry, répondit John Branican. Faites hisser le grand foc et la brigantine.»
Le second s'éloigna afin de procéder à l'exécution de ces ordres, qui annonçaient un départ immédiat.
«Monsieur Andrew, dit le jeune capitaine en s'adressant à l'armateur, le canot va vous reconduire au quai avec ma femme et ses parents… Quand vous voudrez…
— À l'instant, John, répondit M. William Andrew, et encore une fois, bon voyage!
— Oui!… bon voyage!… répétèrent les autres visiteurs, qui commencèrent à descendre dans les embarcations, accostées à tribord du Franklin.
— Adieu, Len!… Adieu, Jane! dit John en leur serrant la main à tous les deux.
— Adieu!… Adieu!… répondit Mrs. Burker.
— Et toi, ma Dolly, pars!… Il le faut!… ajouta John. Le Franklin va prendre le vent.»
Et, en effet, la brigantine et le foc imprimaient un peu de roulis au navire, tandis que les matelots chantaient:
_En voilà une,
La jolie une!
Une s'en va, ça ira,
Deux revient, ça va bien!
En voici deux,
La jolie deux!
Deux s'en va, ça ira,
Trois revient, ça va bien…_
Et ainsi de suite.
Pendant ce temps, le capitaine John avait conduit sa femme à la coupée, et, au moment où elle allait mettre le pied sur l'échelle, se sentant aussi incapable de lui parler qu'elle était elle-même de lui répondre, il ne put que la presser étroitement dans ses bras.
Et, alors, le bébé, que Dolly venait de reprendre à sa nourrice, tendit ses bras vers son père, agita ses petites mains en souriant, et ce mot s'échappa de ses lèvres:
«Pa… pa!… Pa… pa!…
— Mon John, s'écria Dolly, tu auras donc entendu son premier mot avant de te séparer de lui!»
Si énergique que fût le jeune capitaine, il ne put retenir une larme que ses yeux laissèrent couler sur la joue du petit Wat.
«Dolly!… murmura-t-il, adieu!… adieu!…»
Puis:
«Dérapez!» cria-t-il d'une voix forte pour mettre fin à cette pénible scène.
Un instant après, le canot débordait et se dirigeait vers le quai, où ses passagers débarquèrent aussitôt. Le capitaine John était tout entier aux mouvements de l'appareillage. L'ancre commençait à remonter vers l'écubier. Le Franklin, dégagé de sa dernière entrave, recevait déjà la brise dans ses voiles dont les plis battaient violemment. Le grand foc venait d'arriver à bloc, et la brigantine fit légèrement lofer le navire, dès qu'elle eut été bordée sur son gui. Cette manoeuvre devait permettre au Franklin de prendre un peu de tour, afin d'éviter quelques bâtiments mouillés à l'entrée de la baie.
À un nouveau commandement du capitaine Branican, la grande voile et la misaine furent hissées avec un ensemble qui faisait honneur aux bras de l'équipage. Puis, le Franklin, arrivant d'un quart sur bâbord, prit l'allure du largue, de manière à sortir sans changer ses armures.
De la partie du quai occupée par de nombreux spectateurs, on pouvait admirer ces différentes manoeuvres. Rien de plus gracieux que ce bâtiment de forme si élégante, lorsque le vent l'inclinait sous ses volées capricieuses. Pendant son évolution, il dut se rapprocher de l'extrémité du quai, où se trouvaient M. William Andrew, Dolly, Len et Jane Burker, à moins d'une demi-encablure.
Il en résulta donc, qu'en laissant arriver, le jeune capitaine put encore apercevoir sa femme, ses parents, ses amis, et leur jeter un dernier adieu.
Tous répondirent à sa voix, qui s'entendit clairement, à sa main qui se tendait vers ses amis.
«Adieu!… Adieu! fit-il.
— Hurra!» cria la foule des spectateurs, tandis que les mouchoirs s'agitaient par centaines.
C'est qu'il était aimé de tous, le capitaine John Branican! N'était-ce pas celui de ses enfants dont la ville était le plus fière? Oui! tous seraient là, à son retour, lorsqu'il apparaîtrait au large de la baie.
Le Franklin, qui se trouvait déjà en face du goulet, dut lofer afin d'éviter un long courrier, qui donnait en ce moment dans les passes. Les deux navires se saluèrent de leurs pavillons aux couleurs des États-Unis d'Amérique.
Sur le quai, Mrs. Branican, immobile, regardait le Franklin s'effacer peu à peu sous une fraîche brise de nord-est. Elle voulait le suivre du regard, tant que sa mâture serait visible au- dessus de la pointe Island.
Mais le Franklin ne tarda pas à contourner les îles Coronado, situées en dehors de la baie. Un instant, il montra à travers une échancrure de la falaise le guidon qui flottait en tête du grand mât… Puis il disparut.
«Adieu, mon John… adieu!…» murmura Dolly.
Pourquoi un inexplicable pressentiment l'empêcha-t-il d'ajouter:
«Au revoir!»
II
Situation de famille
Il convient de marquer d'un trait plus précis Mrs. Branican, que les éventualités de cette histoire sont appelées à mettre en pleine lumière.
À cette époque Dolly[1] avait vingt et un ans. Elle était d'origine américaine. Mais, sans remonter trop haut l'échelle de ses ancêtres, on eût rencontré la génération qui la reliait à la race espagnole ou plutôt mexicaine, de laquelle sortent les principales familles de ce pays. Sa mère, en effet, était née à San-Diégo, et San-Diégo était déjà fondée à l'époque où la basse Californie appartenait encore au Mexique. La vaste baie, découverte il y a environ trois siècles et demi par le navigateur espagnol Juan Rodriguez Cabrillo, d'abord nommée San-Miguel, prit son nouveau nom en 1602. Puis, en 1846, cette province changea le pavillon aux trois couleurs pour les barres et les étoiles de la Confédération, et c'est à titre définitif qu'elle compte depuis cette époque parmi les États-Unis d'Amérique.
Une taille moyenne, une figure animée du feu de deux grands yeux profonds et noirs, un teint chaud, une chevelure abondante d'un brun très foncé, la main et le pied un peu plus forts qu'on ne les observe habituellement dans le type espagnol, une démarche assurée mais gracieuse, une physionomie qui dénotait l'énergie du caractère et aussi la bonté de l'âme, telle était Mrs. Branican. Il est de ces femmes qu'on ne saurait voir d'un regard indifférent, et, avant son mariage, Dolly passait, à juste titre, pour l'une des jeunes filles de San-Diégo — où la beauté n'est point rare — qui méritait le plus d'attirer l'attention. On la sentait sérieuse, réfléchie, d'un grand sens, d'un esprit éclairé, qualités morales que très certainement le mariage ne pourrait que développer en elle.
Oui! en n'importe quelles circonstances, si graves qu'elles pussent être, Dolly, devenue Mrs. Branican, saurait faire son devoir. Ayant regardé franchement l'existence, et non à travers un prisme trompeur, elle possédait une âme haute, une volonté forte. L'amour que lui inspirait son mari la rendrait plus résolue à l'accomplissement de sa tâche. Le cas échéant — ce n'est point une phrase banale quand on l'applique à Mrs. Branican — elle donnerait sa vie pour John, comme John donnerait sa vie pour elle, comme tous deux la donneraient pour cet enfant. Ils adoraient ce bébé, qui venait de balbutier le mot de «papa», à l'instant où le jeune capitaine allait se séparer de sa mère et de lui. La ressemblance du petit Wat avec son père était déjà frappante — par les traits du moins, car il avait la chaude coloration du teint de Dolly. Vigoureusement constitué, il n'avait rien à craindre des maladies de l'enfance. D'ailleurs, il serait entouré de tant de soins!… Ah! que de rêves d'avenir, l'imagination paternelle et maternelle avait déjà conçus pour ce petit être, chez qui la vie commençait à peine à s'ébaucher!
Certes, Mrs. Branican eût été la plus heureuse des femmes, si la situation de John lui avait permis d'abandonner ce métier de marin, dont le moindre des inconvénients était encore de les tenir éloignés l'un de l'autre. Mais, au moment où le commandement du Franklin venait de lui être attribué, comment aurait-elle eu la pensée de le retenir? Et puis, ne fallait-il pas songer aux nécessités du ménage, pourvoir aux besoins d'une famille qui ne se résumerait peut-être pas tout entière dans cet unique enfant? C'était à peine le nécessaire que la dot de Dolly assurait à sa maison. Évidemment John Branican devait compter sur la fortune que l'oncle laisserait à sa nièce, et il eût fallu un concours d'invraisemblables circonstances pour que cette fortune lui échappât, puisque M. Edward Starter, presque sexagénaire, n'avait pas d'autre héritière que Dolly. En effet, sa cousine Jane Burker, appartenant à la branche maternelle de la famille, n'avait aucun degré de parenté avec l'oncle de Dolly! Celle-ci serait donc riche… mais dix ans, vingt ans, se passeraient peut-être avant qu'elle ne fût mise en possession de cet héritage. De là, obligation pour John Branican de travailler en vue du présent, s'il n'avait pas lieu de s'inquiéter de l'avenir. Aussi, était-il bien résolu à continuer de naviguer pour le compte de la maison Andrew, d'autant plus qu'un intérêt lui était accordé dans les opérations spéciales du Franklin. Or, comme le marin se doublait en lui d'un négociant très entendu aux choses du commerce, tout donnait à penser qu'il acquerrait par son travail une certaine aisance en attendant la succession de l'oncle Starter.
Un mot seulement sur cet Américain — d'un «américanisme» absolument original.
Il était frère du père de Dolly et, par conséquent, l'oncle propre de la jeune fille, qui était devenue Mrs. Branican. C'était ce frère, son aîné de cinq ou six ans, qui l'avait pour ainsi dire élevé, car tous deux étaient orphelins. Aussi Starter jeune avait- il toujours conservé pour lui une vive affection doublée d'une vive reconnaissance. Les circonstances l'ayant favorisé, il avait suivi la route de la fortune, alors que Starter aîné s'égarait sur les chemins de traverse qui mènent rarement au but. S'il avait dû s'éloigner pour tenter d'heureuses spéculations en achetant et défrichant de vastes terrains dans l'État de Tennessee, il n'en avait pas moins conservé des rapports avec son frère que ses affaires retenaient dans l'État de New York. Quand celui-ci devint veuf, il alla se fixer à San-Diégo, la ville natale de sa femme, où il mourut, alors que le mariage de Dolly avec John Branican était déjà décidé. Ce mariage fut célébré après les délais de deuil, et le jeune ménage n'eut absolument pour toute fortune que le très modeste héritage laissé par Starter aîné.
À peu de temps de là, arriva à San-Diégo une lettre, qui était adressée à Dolly Branican par Starter jeune. C'était la première qu'il écrivait à sa nièce; ce devait être la dernière aussi.
En substance, cette lettre disait sous une forme non moins concise que pratique:
Bien que Starter jeune fût très loin d'elle, et bien qu'il ne l'eût jamais vue, il n'oubliait pas qu'il avait une nièce, la propre fille de son frère. S'il ne l'avait jamais vue, c'est que Starter aîné et Starter jeune ne s'étaient point rencontrés depuis que Starter aîné avait pris femme, et que Starter jeune résidait auprès de Nashville, dans la partie la plus reculée du Tennessee, tandis qu'elle résidait à San-Diégo. Or, entre le Tennessee et la Californie, il y a quelques centaines de milles qu'il ne convenait nullement à Starter jeune de franchir. Donc, si Starter jeune trouvait le voyage trop fatigant pour aller voir sa nièce, il trouvait non moins fatigant que sa nièce vînt le voir, et il la priait de ne point se déranger.
En réalité, ce personnage était un véritable ours — non point un de ces grizzlys d'Amérique qui portent griffes et fourrures, mais un de ces ours humains, qui tiennent à vivre en dehors des relations sociales.
Cela ne devait pas inquiéter Dolly, d'ailleurs. Elle était la nièce d'un ours, soit! mais cet ours possédait un coeur d'oncle. Il n'oubliait pas ce qu'il devait à Starter aîné, et la fille de son frère serait l'unique héritière de sa fortune.
Starter jeune ajoutait que cette fortune valait déjà la peine d'être recueillie. Elle se montait alors à cinq cent mille dollars[2] et ne pouvait que s'accroître, car les affaires de défrichement prospéraient dans l'État de Tennessee. Comme elle consistait en terres et en bétail, il serait facile de la réaliser; on le ferait à un prix très avantageux, et les acquéreurs ne manqueraient pas.
Si cela était dit de cette façon positive et quelque peu brutale, qui appartient en propre aux Américains de vieille race, ce qui était dit était dit. La fortune de Starter jeune irait tout entière à Mrs. Branican ou à ses enfants, au cas où la souche des Starter se «progénérerait» (sic) par ses soins. En cas de prédécès de Mrs. Branican, sans descendants directs ou autres, cette fortune reviendrait à l'État, qui serait très heureux d'accepter les biens de Starter jeune.
Deux choses encore:
1° Starter jeune était célibataire. Il resterait célibataire. «La sottise que l'on ne fait que trop souvent entre vingt et trente ans, ce n'est pas lui qui la ferait à soixante» — phrase textuelle de sa lettre. Rien ne pourrait donc détourner cette fortune du cours que sa volonté formelle entendait lui imprimer, et elle irait se jeter dans le ménage Branican aussi sûrement que le Mississipi se jette dans le golfe du Mexique.
2° Starter jeune ferait tous ses efforts — des efforts surhumains — pour n'enrichir sa nièce que le plus tard possible. Il tâcherait de mourir au moins centenaire, et il ne faudrait pas lui savoir mauvais gré de cette obstination à prolonger son existence jusqu'aux dernières limites du possible.
Enfin Starter jeune priait Mrs. Branican — il lui ordonnait même — de ne point répondre. D'ailleurs, c'est à peine si des communications existaient entre les villes et la région forestière qu'il occupait dans le fond du Tennessee. Quant à lui, il n'écrirait plus — si ce n'est pour annoncer sa mort, et encore cette lettre ne serait-elle pas de sa propre main.
Telle était la singulière missive qu'avait reçue Mrs. Branican. Qu'elle dût être l'héritière, la légataire universelle de son oncle Starter, cela n'était point à mettre en doute. Elle posséderait un jour cette fortune de cinq cent mille dollars, qui serait probablement très accrue par le travail de cet habile défricheur de forêts. Mais, comme Starter jeune manifestait très nettement son intention de dépasser la centaine — et l'on sait si ces Américains du Nord sont tenaces — John Branican avait sagement fait de ne point abandonner le métier de marin. Son intelligence, son courage, sa volonté aidant, il est probable qu'il acquerrait pour sa femme et son enfant une certaine aisance, bien avant que l'oncle Starter eût consenti à partir pour l'autre monde.
Telle était donc la situation du jeune ménage, au moment où le Franklin faisait voile pour les parages occidentaux du Pacifique. Cela étant établi pour l'intelligence des faits qui vont se dérouler dans cette histoire, il convient d'appeler maintenant l'attention sur les seuls parents que Dolly Branican eût à San-Diégo, M. et Mrs. Burker.
Len Burker, américain d'origine, âgé alors de trente et un ans, n'était venu se fixer que depuis quelques années dans la capitale de la basse Californie. Ce Yankee de la Nouvelle-Angleterre, froid de physionomie, dur de traits, vigoureux de corps, était très résolu, très agissant et aussi très concentré, ne laissant rien voir de ce qu'il pensait, ne disant rien de ce qu'il faisait. Il est de ces natures qui ressemblent à des maisons hermétiquement fermées, et dont la porte ne s'ouvre à personne. Cependant, à San- Diégo, aucun bruit fâcheux n'avait couru sur le compte de cet homme si peu communicatif, que son mariage avec Jane Burker avait fait le cousin de John Branican. Il n'y avait donc pas lieu de s'étonner que celui-ci, n'ayant d'autre famille que les Burker, leur eût recommandé Dolly et son enfant. Mais, en réalité, c'était plus spécialement aux soins de Jane qu'il les remettait, sachant que les deux cousines éprouvaient une profonde affection l'une pour l'autre.
Et il en eût été tout autrement si le capitaine John avait su ce qu'était au juste Len Burker, s'il avait connu la fourberie qui se dissimulait derrière le masque impénétrable de sa physionomie, avec quel sans-gêne il traitait les convenances sociales, le respect de soi-même et les droits d'autrui. Trompée par ses dehors assez séduisants, par une sorte de fascination dominatrice qu'il exerçait sur elle, Jane l'avait épousé cinq ans auparavant à Boston, où elle demeurait avec sa mère, qui mourut peu de temps après ce mariage, dont les conséquences devaient être si regrettables. La dot de Jane et l'héritage maternel auraient dû suffire à l'existence des nouveaux époux, si Len Burker eut été homme à suivre les voies usuelles et non les chemins détournés. Mais il n'en fut rien. Après avoir en partie dévoré la fortune de sa femme, Len Burker, assez disqualifié dans son crédit à Boston, se décida à quitter cette ville. De l'autre côté de l'Amérique, où sa réputation douteuse ne le suivrait pas, ces pays presque neufs lui offraient des chances qu'il ne pouvait plus trouver dans la Nouvelle-Angleterre.
Jane, qui connaissait son mari maintenant, s'associa sans hésiter à ce projet de départ, heureuse de quitter Boston, où la situation de Len Burker prêtait à de désagréables commentaires, heureuse d'aller retrouver la seule parente qui lui restât. Tous deux vinrent s'établir à San-Diégo, où Dolly et Jane se retrouvèrent. D'ailleurs, depuis trois ans qu'il habitait cette ville, Len Burker n'avait pas encore donné prise aux soupçons, tant il déployait d'habileté à dissimuler le louche de ses affaires.
Telles furent les circonstances qui avaient amené la réunion des deux cousines, à l'époque où Dolly n'était pas encore Mrs. Branican.
La jeune femme et la jeune fille se lièrent étroitement. Bien qu'il semblât que Jane dût dominer Dolly, ce fut le contraire qui eut lieu. Dolly était forte, Jane était faible, et la jeune fille devint bientôt l'appui de la jeune femme. Lorsque l'union de John Branican et de Dolly fut décidée, Jane se montra très heureuse de ce mariage — un mariage qui promettait de ne jamais ressembler au sien! Et dans l'intimité de ce jeune ménage, que de consolations elle aurait pu trouver, si elle se fût décidée à lui confier le secret de ses peines.
Et cependant la situation de Len Burker devenait de plus en plus grave. Ses affaires périclitaient. Le peu qui lui restait de la fortune de sa femme, lorsqu'il avait quitté Boston, était presque entièrement dissipé. Cet homme, joueur ou plutôt spéculateur effréné, était de ces gens qui veulent tout donner au hasard et ne tout attendre que de lui. Ce tempérament, réfractaire aux conseils de la raison, ne pouvait qu'amener et n'amenait que des résultats déplorables.
Dès son arrivée à San-Diégo, Len Burker avait ouvert un office dans Fleet Street — un de ces bureaux qui sentent la caverne, où n'importe quelle idée, bonne ou mauvaise, devient le point de départ d'une affaire. Très apte à faire miroiter les aléas d'une combinaison, sans aucun scrupule sur les moyens qu'il employait, habile à changer les arguties en arguments, très enclin à regarder comme sien le bien des autres, il ne tarda pas à se lancer dans vingt spéculations qui sombrèrent peu à peu, mais ce ne fut pas sans y avoir laissé de ses propres plumes. À l'époque où débute cette histoire, Len Burker en était réduit aux expédients, et la gêne se glissait dans son ménage. Toutefois, comme il avait tenu ses agissements très secrets, il jouissait encore de quelque crédit et l'employait à faire de nouvelles dupes en faisant de nouvelles affaires.
Cette situation, cependant, ne pouvait aboutir qu'à une catastrophe. L'heure n'était plus éloignée, où des réclamations viendraient à se produire. Peut-être cet aventureux Yankee, transporté dans l'Ouest-Amérique, n'aurait-il plus d'autre ressource que de quitter San-Diégo, comme il avait quitté Boston. Et, pourtant, au milieu de cette ville d'un sens si éclairé, d'une si puissante activité commerciale, dont les progrès grandissent d'année en année, un homme intelligent et probe eût trouvé cent fois l'occasion de réussir. Mais il fallait avoir ce que Len Burker n'avait pas: la droiture des sentiments, la justesse des idées, l'honnêteté de l'intelligence.
Il importe d'insister sur ce point: c'est que ni John Branican ni M. William Andrew, ni personne ne soupçonnaient rien des affaires de Len Burker. Dans le monde de l'industrie et du commerce, on ignorait que cet aventurier — et plût au ciel qu'il n'eût mérité que ce nom! — courait à un désastre prochain. Et, même, quand se produirait la catastrophe, peut-être ne verrait-on en lui qu'un homme peu favorisé de la fortune, et non l'un de ces personnages sans moralité à qui tous les moyens sont bons pour s'enrichir. Aussi, sans avoir ressenti pour lui une sympathie profonde, John Branican n'avait-il à aucun moment conçu la moindre défiance à son égard. C'était donc en pleine sécurité que, pendant son absence, il comptait sur les bons offices des Burker envers sa femme. S'il se présentait quelque circonstance où Dolly serait forcée de recourir à eux, elle ne le ferait pas en vain. Leur maison lui était ouverte, et elle y trouverait l'accueil dû, non seulement à une amie, mais à une soeur.
À ce sujet, d'ailleurs, il n'y avait pas lieu de suspecter les sentiments de Jane Burker. L'affection qu'elle éprouvait pour sa cousine était sans restrictions comme sans calculs. Loin de blâmer la sincère amitié qui unissait ces deux jeunes femmes, Len Burker l'avait encouragée, sans doute dans une vision confuse de l'avenir et des avantages que cette liaison pourrait lui rapporter. Il savait, d'ailleurs, que Jane ne dirait jamais rien de ce qu'elle ne devait pas dire, qu'elle garderait une prudente réserve sur sa situation personnelle, sur ce qu'elle ne pouvait ignorer des blâmables affaires où il s'était engagé, sur les difficultés au milieu desquelles son ménage commençait à se débattre. Là-dessus, Jane se tairait, et il ne lui échapperait pas même une récrimination. On le répète, entièrement dominée par son mari, elle en subissait l'absolue influence bien qu'elle le connût pour un homme sans conscience, ayant perdu tout reste de sens moral, capable de s'abandonner aux actes les plus impardonnables. Et, après tant de désillusions, comment aurait-elle pu lui conserver la moindre estime? Mais — on ne saurait trop revenir sur ce point essentiel — elle le redoutait, elle était entre ses mains comme un enfant, et, rien que sur un signe de lui, elle le suivrait encore, si sa sécurité l'obligeait à s'enfuir, en n'importe quelle partie du monde. Enfin, ne fût-ce que par respect d'elle-même, elle n'eût rien voulu laisser voir des misères qu'elle endurait, même à sa cousine Dolly, qui les soupçonnait peut-être, sans en avoir jamais reçu confidence.
À présent, la situation de John et de Dolly Branican, d'une part, celle de Len et de Jane Burker, de l'autre, sont suffisamment établies pour l'intelligence des faits qui vont être relatés. Dans quelle mesure ces situations allaient-elles être modifiées par les événements inattendus qui devaient, si prochainement et si soudainement, se produire? Personne n'eût jamais put le prévoir.
III
Prospect-House
Voilà trente ans, la basse Californie — un tiers environ de l'État de Californie — ne comptait encore que trente-cinq mille habitants. Actuellement, c'est par cent cinquante mille que se chiffre sa population. À cette époque, les territoires de cette province, reculée aux confins de l'Ouest-Amérique, étaient tout à fait incultes, et ne semblaient propres qu'à l'élevage du bétail. Qui aurait pu deviner quel avenir était réservé à une région si abandonnée, alors que les moyens de communication se réduisaient, par terre, à de rares voies frayées sous la roue des chariots; par mer, à une seule ligne de paquebots, qui faisaient les escales de la côte.
Et cependant, depuis l'année 1769, un embryon de ville existait à quelques milles dans l'intérieur, au nord de la baie de San-Diégo. Aussi la ville actuelle peut-elle réclamer dans l'histoire du pays l'honneur d'avoir été le plus ancien établissement de la contrée californienne.
Lorsque le nouveau continent, rattaché à la vieille Europe par de simples liens coloniaux que le Royaume-Uni s'opiniâtrait à tenir trop serrés, eut donné une violente secousse, ces liens se rompirent. L'union des États du Nord-Amérique se fonda sous le drapeau de l'indépendance. L'Angleterre n'en conserva plus que des lambeaux, le Dominion et la Colombie, dont le retour est assuré à la confédération dans un temps peu éloigné sans doute. Quant au mouvement séparatiste, il s'était propagé à travers les populations du centre qui n'eurent plus qu'une pensée, un but: se délivrer de leurs entraves quelles qu'elles fussent.
Ce n'était point sous le joug anglo-saxon que pliait alors la Californie. Elle appartenait aux Mexicains, et leur appartint jusqu'en 1846. Cette année-là, après s'être affranchie pour entrer dans la république fédérale, la municipalité de San-Diégo, créée onze ans auparavant, devint ce qu'elle aurait toujours dû être — américaine.
La baie de San-Diégo est magnifique. On a pu la comparer à la baie de Naples, mais la comparaison serait peut-être plus exacte avec celles de Vigo ou de Rio de Janeiro. Douze milles de longueur sur deux milles de largeur lui ménagent l'espace nécessaire au mouillage d'une flotte de commerce, aussi bien qu'aux manoeuvres d'une escadre, car elle est considérée comme port militaire. Formant une sorte d'ovale, ouverte à l'ouest par un étroit goulet, étranglée entre la pointe Island et la pointe Loma ou Coronado, elle est abritée de tous les côtés. Les vents du large la respectent, la houle du Pacifique en trouble à peine la surface, les bâtiments s'en dégagent sans peine, et peuvent s'y ranger par des fonds de vingt-trois pieds minimum. C'est le seul port sûr et praticable, favorable aux relâches, que le littoral de l'ouest offre dans le sud de San-Francisco et dans le nord de San-Quentin.
Avec tant d'avantages naturels, il était évident que l'ancienne ville se trouverait bientôt à l'étroit dans son premier périmètre. Déjà des baraquements avaient dû être élevés pour l'installation d'un détachement de cavalerie sur les terrains couverts de broussailles qui l'avoisinaient. Grâce à l'initiative de M. Horton, dont l'intervention fut d'ailleurs une excellente affaire, une annexe fut construite à cette place. Maintenant, l'annexe est devenue la ville qui s'étage sur les croupes situées au nord de la baie. L'agrandissement s'opéra dans ces conditions de célérité, si familières aux Américains. Un million de dollars, semés sur le sol, firent germer les maisons privées, les édifices publics, les offices et les villas. En 1885, San-Diégo comptait déjà quinze mille habitants — aujourd'hui trente-cinq mille. Son premier chemin de fer date de 1881. À présent, l'Atlantic and Pacific road, le Southern California road, le Southern Pacific Road, la mettent en communication avec le continent, en même temps que la Pacific Coast Steamship lui assure des rapports fréquents avec San-Francisco.
C'est une jolie et confortable ville, bien aérée, d'un habitat très hygiénique, sous un climat dont l'éloge n'est plus à faire. Aux alentours, la campagne est d'une incomparable fertilité. La vigne, l'olivier, l'oranger, le citronnier poussent côte à côte avec les arbres, les fruits et les légumes des pays du Nord. On dirait une Normandie fusionnée avec une Provence.
Quant à la ville de San-Diégo elle-même, elle est bâtie avec cette aisance pittoresque, cette liberté d'orientation, cette fantaisie privée, qui est si profitable à l'hygiène, lorsqu'on n'est pas gêné par l'exiguïté des terrains. Il y a des places, des squares, des rues larges, des ombrages un peu partout, c'est-à-dire de la santé en raison directe du cube d'air, si généreusement concédé à cette heureuse population.
Et puis, si le progrès, sous toutes ses formes, ne se trouvait pas dans une cité moderne, surtout lorsque cette cité est américaine, où l'irait-on chercher? Gaz, télégraphe, téléphone, les habitants n'ont qu'un signe à faire pour être éclairés, pour échanger leurs dépêches, pour se parler à l'oreille d'un quartier à l'autre. Il y a même des mâts, hauts de cent cinquante pieds, qui versent la lumière électrique sur les rues de la ville. Si on n'en est pas encore au lait distribué sous pression par une General Milk Company, si les trottoirs mobiles, qui doivent se déplacer avec une vitesse de quatre lieues à l'heure, ne fonctionnent pas encore à San-Diégo, cela se fera certainement dans un délai… quelconque.
Que l'on ajoute à ces avantages les institutions diverses où s'élabore le mouvement vital des grandes agglomérations, une douane dans laquelle l'importance des transactions s'accroît chaque jour, deux banques, une chambre de commerce, une société d'émigration, de vastes offices, de nombreux comptoirs, où se traitent des affaires énormes en bois et en farines, des églises affectées aux différents cultes, trois marchés, un théâtre, un gymnase, trois grandes écoles, Russ County, Court House, Maronic and old fellows, destinées aux enfants pauvres, enfin nombre d'établissements où les études sont poussées jusqu'à l'obtention des diplômes universitaires — et l'on pourra préjuger l'avenir d'une cité jeune encore, opiniâtrement soigneuse de ses intérêts moraux et matériels, au sein de laquelle s'accumulent tant d'éléments de prospérité. Les journaux lui manquent-ils? Non! Elle possède trois feuilles quotidiennes, entre autres le Hérald, et ces feuilles publient chacune une édition hebdomadaire. Les touristes peuvent-ils craindre de ne pas trouver à se loger dans des conditions de confort suffisant? Mais, sans compter les hôtels d'un ordre inférieur, n'ont-ils pas à leur disposition trois magnifiques établissements, le Horton-House, Florence-Hôtel, Gérard-Hôtel avec ses cent chambres, et sur le rivage opposé de la baie, dominant les grèves de la pointe Coronado, dans un site admirable, au milieu de villas charmantes, un nouvel hôtel, qui n'a pas coûté moins de cinq millions de dollars?
De tous les pays du vieux continent, comme de tous les points du nouveau, que les touristes partent pour visiter cette jeune et vivace capitale de la Californie méridionale, ils y seront hospitalièrement accueillis par ses généreux habitants, et ils ne regretteront rien de leur voyage — si ce n'est qu'il leur aura probablement paru trop court!
San-Diégo est une ville pleine d'animation, très agissante, et aussi très réglementée dans le pêle-mêle de ses affaires, comme la plupart des cités d'Amérique. Si la vie s'exprime par le mouvement, on peut dire qu'on y vit dans le sens le plus intensif du mot. À peine le temps suffit-il aux transactions commerciales. Mais, s'il en est ainsi pour les gens que leurs instincts, leurs habitudes, lancent à travers ce tourbillon, ce n'est plus vrai, lorsqu'il s'agit de ceux dont l'existence se traîne dans d'interminables loisirs. Quand le mouvement s'arrête, les heures ne s'écoulent que trop lentement!
Ce fut ce qu'éprouva Mrs. Branican, après le départ du Franklin. Depuis son mariage, elle avait été mêlée aux travaux de son mari. Lors même qu'il ne naviguait pas, ses rapports avec la maison Andrew créaient au capitaine John de nombreuses occupations. En outre des opérations de commerce auxquelles il prenait part, il avait eu à suivre la construction du trois-mâts dont il devait prendre le commandement. Avec quel zèle, on peut dire quel amour, il en surveillait les moindres détails! Il y apportait les soins incessants du propriétaire, qui fait bâtir la maison où se passera toute sa vie. Et mieux encore, car le navire n'est pas seulement la maison, ce n'est pas seulement un instrument de la fortune, c'est l'assemblage de bois et de fer auquel va être confiée l'existence de tant d'hommes. N'est-ce pas, d'ailleurs, comme un fragment détaché du sol natal, qui y revient pour le quitter encore, et dont, malheureusement, la destinée n'est pas toujours d'achever sa carrière maritime au port où il est né!
Très souvent, Dolly accompagnait le capitaine John au chantier. Cette membrure qui se dressait sur la quille inclinée, ces courbes qui offraient l'aspect de l'ossature d'un gigantesque mammifère marin, ces bordages qui venaient s'ajuster, cette coque aux formes complexes, ce pont où se découpaient les larges panneaux destinés à l'embarquement et au débarquement de la cargaison, ces mâts, couchés à terre en attendant qu'ils fussent mis en place, les aménagements intérieurs, le poste de l'équipage, la dunette et ses cabines, tout cela n'était-il pas pour l'intéresser? C'était la vie de John et de ses compagnons que le Franklin aurait à défendre contre les houles de l'océan Pacifique. Aussi n'y avait- il pas une planche à laquelle Dolly n'attachât quelque chance de salut par sa pensée, pas un coup de marteau, au milieu des fracas du chantier, qui ne retentît dans son coeur. John l'initiait à tout ce travail, lui disait la destination de chaque pièce de bois ou de métal, lui expliquait la marche du plan de construction. Elle l'aimait ce navire, dont son mari allait être l'âme, le maître après Dieu!… Et, parfois, elle se demandait pourquoi elle ne partait pas avec le capitaine, pourquoi il ne l'emmenait pas, pourquoi elle ne partageait pas les périls de sa campagne, pourquoi le Franklin ne la ramènerait pas en même temps que lui au port de San-Diégo? Oui! elle eût voulu ne point se séparer de son mari!… Et l'existence de ces ménages de marins, qui naviguent ensemble pendant de longues années, n'est-elle point depuis longtemps entrée dans les coutumes des populations du Nord, sur l'ancien comme sur le nouveau continent?…
Mais il y avait Wat, le bébé, et Dolly pouvait-elle l'abandonner aux soins d'une nourrice, loin des caresses maternelles?… Non!… Pouvait-elle l'emmener en mer, l'exposer aux éventualités d'un voyage si dangereux pour de petits êtres?… Pas davantage!… Elle serait restée près de cet enfant, afin de lui assurer la vie après la lui avoir donnée, sans le quitter d'un instant, l'entourant d'affection et de tendresses, afin que, dans un épanouissement de santé, il pût sourire au retour de son père! D'ailleurs, l'absence du capitaine John ne devait durer que six mois. Dès qu'il aurait rechargé à Calcutta, le Franklin reviendrait à son port d'attache. Et, d'ailleurs, ne convenait-il pas que la femme d'un marin prît l'habitude de ces séparations indispensables, dût son coeur ne s'y accoutumer jamais!
Il fallut donc se résigner, et Dolly se résigna. Mais, après le départ de John, aussitôt que le mouvement, qui faisait sa vie, eut cessé autour d'elle, combien l'existence lui eût paru vide, monotone, désolée, si elle ne se fût absorbée dans cet enfant, si elle n'eût concentré sur lui tout son amour.
La maison de John Branican occupait un des derniers plans de ces hauteurs, qui encadrent le littoral au nord de la baie. C'était une sorte de chalet, au milieu d'un petit jardin, planté d'orangers et d'oliviers, fermé d'une simple barrière de bois. Un rez-de-chaussée, précédé d'une galerie en retrait, sur laquelle s'ouvraient la porte et les fenêtres du salon et de la salle à manger, un étage avec balcon desservant la façade sur toute sa largeur, au-dessus le pignon que les arêtes du toit ornaient de leur élégant découpage, telle était cette habitation très simple et très attrayante. Au rez-de-chaussée, le salon et la salle à manger, meublés modestement; au premier, deux chambres, celle de Mrs. Branican et celle de l'enfant; derrière la maison, une petite annexe pour la cuisine et le service formaient la disposition intérieure du chalet. Prospect-House jouissait d'une situation exceptionnellement belle, grâce à son exposition au midi. La vue s'étendait sur la ville entière et à travers la baie jusqu'aux établissements de la pointe Loma. C'était un peu loin du quartier des affaires, sans doute; mais ce léger désavantage était amplement racheté par l'emplacement de ce chalet, sa situation en bon air, que caressaient les brises du sud, chargées des senteurs salines du Pacifique.
C'est dans cette demeure que les longues heures de l'absence allaient s'écouler pour Dolly. La nourrice du bébé et une domestique suffisaient au service de la maison. Les seules personnes qui la fréquentaient étaient M. et Mrs. Burker — rarement Len, souvent Jane. M. William Andrew, comme il l'avait promis, rendait de fréquentes visites à la jeune femme, désireux de lui communiquer toutes les nouvelles du Franklin, qui arriveraient par voie directe ou indirecte. Avant que des lettres aient pu parvenir à destination, les journaux maritimes relatent les rencontres des navires, leurs relâches dans les ports, les faits de mer quelconques, qui intéressent les armateurs. Dolly serait donc tenue au courant. Quant aux relations du monde, aux rapports du voisinage, habituée à l'isolement de Prospect-House, elle ne les avait jamais recherchés. Une seule pensée remplissait sa vie, et, lors même que les visiteurs eussent afflué au chalet, il lui aurait paru vide, puisque John n'y était plus, et il resterait vide jusqu'à son retour.
Les premiers jours furent très pénibles. Dolly ne quittait pas Prospect-House, où Jane Burker venait quotidiennement la voir. Toutes deux s'occupaient du petit Wat et parlaient du capitaine John. Le plus ordinairement, lorsqu'elle était seule, Dolly passait une partie de la journée sur le balcon du chalet. Son regard allait se perdre au delà de la baie, par-dessus la pointe Island, plus loin que les îles Coronado… Il dépassait la ligne de mer, circonscrite à l'horizon… Le Franklin en était loin déjà… Mais elle le rejoignait par la pensée, elle s'y embarquait, elle était près de son mari… Et, lorsqu'un bâtiment, venu du large, cherchait à atterrir, elle se disait qu'un jour le Franklin apparaîtrait aussi, qu'il grandirait en ralliant la terre, que John serait à bord…
Cependant la santé du petit Wat ne se fût pas accommodée d'une réclusion absolue dans l'enclos de Prospect-House. Avec la seconde semaine qui suivit le départ, le temps était devenu très beau, et la brise tempérait les chaleurs naissantes. Aussi Mrs. Branican s'imposa-t-elle de faire quelques excursions au dehors. Elle emmenait la nourrice, qui portait le bébé. On allait à pied, lorsque la promenade se bornait aux alentours de San-Diégo, jusqu'aux maisons d'Old-Town, la vieille ville. Cela profitait à cet enfant, frais et rose, et lorsque sa nourrice s'arrêtait, il battait de ses petites mains en souriant à sa mère. Une ou deux fois, à l'occasion d'excursions plus longues, une jolie carriole, louée dans le voisinage, les emportait tous trois, et même tous quatre, car Mrs. Burker se mettait quelquefois de la partie. Un jour, on se rendit ainsi à la colline de Knob-Hill, semée de villas, qui domine l'hôtel Florence, et d'où la vue s'étend vers l'ouest jusqu'au delà des îles. Un autre jour, ce fut du côté des grèves de Coronado-Beach, sur lesquelles de furieux coups de mer se brisent avec des retentissements de foudre. Puis, on visita les «Lits de Mussel», où la marée haute couvre d'embruns les roches superbes du littoral. Dolly touchait du pied cet océan, qui lui apportait comme un écho des parages lointains, où John naviguait alors — cet océan dont les lames assaillaient peut-être le Franklin, emporté à des milliers de milles au large. Elle restait là, immobile, voyant le navire du jeune capitaine dans les envolées de son imagination, murmurant le nom de John!
Le 30 mars, vers dix heures du matin, Mrs. Branican était sur le balcon, lorsqu'elle aperçut Mrs. Burker, qui se dirigeait vers Prospect-House. Jane pressait le pas, en faisant un joyeux signe de la main, preuve qu'elle n'apportait point aucune fâcheuse nouvelle. Dolly descendit aussitôt, et se trouva à la porte du chalet, au moment où elle allait s'ouvrir.
«Qu'y a-t-il, Jane?… demanda-t-elle.
— Chère Dolly, répondit Mrs. Burker, tu vas apprendre quelque
chose qui te fera plaisir! Je viens de la part de M. William
Andrew te dire que le Boundary, qui est entré ce matin à San-
Diégo, a communiqué avec le Franklin…
— Avec le Franklin?…
— Oui! M. William Andrew venait d'en être avisé, et lorsqu'il m'a rencontrée dans Fleet Street; il ne pouvait se rendre au chalet que dans l'après-midi, aussi me suis-je hâtée d'accourir pour t'en instruire…
— Et on a eu des nouvelles de John?…
— Oui, Dolly.
— Lesquelles?… Parle donc!
— Il y a huit jours, le Franklin et le Boundary se sont croisés en mer, et une correspondance a pu être échangée entre les deux navires.
— Tout allait bien à bord?…
— Oui, chère Dolly. Les deux capitaines étaient assez rapprochés pour se parler, et le dernier mot qu'on a pu entendre du Boundary, c'était ton nom!
— Mon pauvre John! s'écria Mrs. Branican, dont les yeux laissèrent échapper une larme d'attendrissement.
— Que je suis contente, Dolly, reprit Mrs. Burker, d'avoir été la première à t'annoncer cette nouvelle!
— Et je te remercie bien! répondit Mrs. Branican. Si tu savais combien cela me rend heureuse!… Ah! si, chaque jour, j'apprenais… Mon John… mon cher John!… Le capitaine du Boundary l'a vu… John lui a parlé… C'est comme un autre adieu qu'il lui a envoyé pour moi!
— Oui, chère Dolly, et, je te le répète, tout allait bien à bord du Franklin.
— Jane, dit Mrs. Branican, il faut que je voie le capitaine du Boundary… Il me racontera tout en détail… Où la rencontre a- t-elle eu lieu?…
— Cela, je ne le sais pas, répondit Jane; mais le livre de bord nous l'apprendra, et le capitaine du Boundary te donnera les renseignements les plus complets.
— Eh bien, Jane, le temps de m'habiller, et nous irons ensemble… à l'instant…
— Non… pas aujourd'hui, Dolly, répondit Mrs. Burker. Nous ne pourrions monter à bord du Boundary.
— Et pourquoi?
— Parce qu'il n'est arrivé que de ce matin, et qu'il est en quarantaine.
— Pour combien de temps?
— Oh! vingt-quatre heures seulement… Ce n'est qu'une formalité, mais personne ne peut y être reçu.
— Et comment M. William Andrew a-t-il eu connaissance de cette rencontre?
— Par un mot que la douane lui a apporté de la part du capitaine. Chère Dolly, tranquillise-toi!… Il ne peut y avoir aucun doute sur ce que je viens de te rapporter, et tu en auras la confirmation demain… Je ne te demande qu'un jour de patience.
— Eh bien, Jane, à demain, répondit Mrs. Branican. Demain, je serai chez toi dans la matinée, vers neuf heures. Tu voudras bien m'accompagner à bord du Boundary?…
— Très volontiers, chère Dolly. Je t'attendrai demain, et, comme la quarantaine sera levée, nous pourrons être reçues par le capitaine…
— N'est-ce pas le capitaine Ellis, un ami de John?… demanda
Mrs. Branican.
— Lui-même, Dolly, et le Boundary appartient à la maison
Andrew.
— Bien, c'est convenu, Jane… Je serai chez toi à l'heure dite… Mais que cette journée va me paraître longue!…
— Restes-tu à déjeuner avec moi?…
— Si tu le veux, ma chère Dolly. M. Burker est absent jusqu'à ce soir, et je puis te donner mon après-midi…
— Merci, chère Jane, et nous parlerons de John… de lui toujours… toujours!
— Et le petit Wat?… Comment va-t-il, notre bébé?… demanda
Mrs. Burker
— Il va très bien!… répondit Dolly. Il est gai comme un oiseau!… Quelle joie ce sera pour son père de le revoir!… Jane, j'ai envie de l'emmener demain avec sa nourrice!… Tu le sais, je n'aime pas à me séparer de mon enfant, même pour quelques heures!… Je ne serais pas tranquille, si je le perdais de vue… si je ne l'avais pas avec moi!
— Tu as raison, Dolly, dit Mrs. Burker. C'est une bonne idée que tu as de faire profiter ton petit Wat de cette promenade… Il fait beau temps… la baie est calme… Ce sera son premier voyage en mer, à ce cher enfant!… Ainsi, c'est convenu?…
— C'est convenu!» répondit Mrs. Branican.
Jane resta à Prospect-House jusqu'à cinq heures du soir. Puis, en quittant sa cousine, elle lui répéta qu'elle l'attendrait le lendemain chez elle vers neuf heures du matin, afin d'aller faire visite au Boundary.
IV
À bord du «Boundary»
Le lendemain, on se leva de bonne heure à Prospect-House. Il faisait un temps superbe. La brise, qui venait de terre, chassait au large les dernières brumes de la nuit. La nourrice habilla le petit Wat, pendant que Mrs. Branican s'occupait de sa toilette. Il avait été convenu qu'elle déjeunerait chez Mrs. Burker. Aussi se contenta-t-elle d'un léger repas, ce qui devait lui permettre d'attendre jusqu'à midi, car, très probablement, la visite au capitaine Ellis prendrait deux bonnes heures. Ce serait si intéressant tout ce que raconterait ce brave capitaine!
Mrs. Branican et la nourrice, qui tenait l'enfant dans ses bras, quittèrent le chalet, au moment où la demie de huit heures sonnait aux horloges de San-Diégo. Les larges voies de la haute ville, bordées de villas et de jardins entre leurs enclos de barrières, furent descendues d'un bon pas, et Dolly s'engagea bientôt entre les rues plus étroites, plus serrées de maisons, qui constituent le quartier du commerce.
C'était dans Fleet Street que demeurait Len Burker, non loin du wharf appartenant à la compagnie du Pacific Coast Steamship. En somme, cela faisait une bonne course, puisqu'il avait fallu traverser toute la cité, et il était neuf heures, lorsque Jane ouvrit à Mrs. Branican la porte de sa maison.
C'était une demeure simple, et même d'un aspect triste, avec ses fenêtres aux persiennes fermées la plupart du temps. Len Burker, ne recevant chez lui que quelques gens d'affaires, n'avait aucune relation de voisinage. On le connaissait peu, même dans Fleet Street, ses occupations l'obligeant fréquemment à s'absenter du matin au soir. Il voyageait beaucoup, et se rendait le plus souvent à San-Francisco pour des opérations dont il ne parlait point à sa femme. Ce matin-là, il ne se trouvait pas au comptoir lorsque Mrs. Branican y arriva. Jane Burker excusa donc son mari de ce qu'il ne pourrait les accompagner toutes deux dans leur visite à bord du Boundary, en ajoutant qu'il serait certainement de retour pour le déjeuner.
«Je suis prête, ma chère Dolly, dit-elle, après avoir embrassé l'enfant. Tu ne veux pas te reposer un instant?…
— Je ne suis pas fatiguée, répondit Mrs. Branican.
— Tu n'as besoin de rien?…
— Non, Jane!… Il me tarde d'être en présence du capitaine
Ellis!… Partons à l'instant, je t'en prie!»
Mrs. Burker n'avait qu'une vieille femme pour domestique, une mulâtresse que son mari avait amenée de New York, lorsqu'il était venu s'établir à San-Diégo. Cette mulâtresse, nommée Nô, avait été la nourrice de Len Burker. Ayant toujours été au service de sa famille, elle lui était entièrement dévouée et le tutoyait encore, comme elle faisait lorsqu'il était enfant. Cette créature, rude et impérieuse, était la seule qui eût jamais exercé quelque influence sur Len Burker, lequel lui abandonnait absolument la conduite de sa maison. Que de fois Jane avait eu à souffrir d'une domination qui allait jusqu'au manque d'égards. Mais elle subissait cette domination de la mulâtresse, comme elle subissait celle de son mari. Dans sa résignation, qui n'était que faiblesse, elle laissait aller les choses, et Nô ne la consultait en rien pour la direction du ménage.
Au moment où Jane allait partir, la mulâtresse lui recommanda expressément d'être rentrée avant midi, parce que Len Burker ne tarderait pas à revenir et qu'il ne fallait pas le faire attendre. Il avait, d'ailleurs, à entretenir Mrs. Branican d'une affaire importante.:
«De quoi s'agit-il? demanda Dolly à sa cousine.
— Et comment le saurais-je? répondit Mrs. Burker. Viens, Dolly, viens!»
Il n'y avait pas de temps à perdre. Mrs. Branican et Jane Burker, accompagnées de la nourrice et de l'enfant, se dirigèrent vers le quai, où elles arrivèrent en moins de dix minutes.
Le Boundary, dont la quarantaine venait d'être levée, n'avait pas encore pris son poste de déchargement le long du wharf réservé à la maison Andrew. Il était mouillé au fond de la baie, à une encablure en dedans de la pointe Loma. Il fallait donc traverser la baie pour se rendre à bord du navire, qui ne devait se déhaler qu'un peu plus tard. C'était un trajet de deux milles environ, que les steam-launches, sortes de barques à vapeur employées à ce service, faisaient deux fois par heure.
Dolly et Jane Burker prirent place dans la steam-launch, au milieu d'une douzaine de passagers. La plupart étaient des amis ou des parents de l'équipage du Boundary, qui voulaient profiter des premiers instants où l'accès du navire était libre. L'embarcation largua son amarre, déborda le quai et, sous l'action de son hélice, se dirigea obliquement à travers la baie, en haletant à chaque coup de vapeur.
Par ce temps d'une limpide clarté, la baie apparaissait dans toute son étendue, avec l'amphithéâtre des maisons de San-Diégo, la colline dominant la vieille ville, le goulet ouvert entre la pointe Island et la pointe Loma, l'immense hôtel de Coronado, d'une architecture de palais, et le phare, qui projette largement ses éclats sur la mer après le coucher du soleil.
Il y avait divers navires, mouillés çà et là, dont la steam-launch évitait adroitement la rencontre, ainsi que les barques, venant en sens contraire, ou les chaloupes de pêche, qui serraient le vent pour enlever la pointe à la bordée.
Mrs. Branican était assise près de Jane sur un des bancs de l'arrière. La nourrice, placée près d'elle, tenait l'enfant entre ses bras. Le bébé ne dormait pas, et ses yeux s'emplissaient de cette bonne lumière que la brise semblait aviver de son souffle. Il s'agitait, lorsqu'un couple de mouettes passait au-dessus de l'embarcation en jetant leur cri aigu. Il était florissant de santé avec ses joues fraîches et ses lèvres roses, encore humides du lait qu'il avait puisé au sein de sa nourrice, avant de quitter la maison des Burker. Sa mère le regardait attendrie, se penchant parfois pour l'embrasser; et il souriait en se renversant.
Mais l'attention de Dolly fut bientôt attirée par la vue du Boundary. Dégagé maintenant des autres navires, le trois-mâts, qui se dessinait nettement au fond de la baie, développait ses pavillons sur le ciel ensoleillé. Il était évité de flot, l'avant tourné vers l'ouest, à l'extrémité de sa chaîne fortement tendue, et sur lequel venaient se briser les dernières ondulations de la houle.
Toute la vie de Dolly était dans son regard. Elle songeait à John, emporté sur un navire qu'on eût dit le frère de celui-ci, tant ils étaient semblables! Et n'étaient-ils pas les enfants de la même maison Andrew? N'avaient-ils pas le même port d'attache? N'étaient-ils pas sortis du même chantier?
Dolly, enveloppée par le charme de l'illusion, l'imagination aiguillonnée par le souvenir, s'abandonnait à cette pensée que John était là… à bord… qu'il l'attendait… qu'il agitait la main en l'apercevant… qu'elle allait pouvoir se précipiter dans ses bras… Son nom lui venait aux lèvres… Elle l'appelait… et il lui répondait en prononçant le sien…
Puis un léger cri de son enfant la rappelait au sentiment de la réalité. C'était le Boundary vers lequel elle se dirigeait, ce n'était pas le Franklin, loin, bien loin alors, et que des milliers de lieues séparaient de la côte américaine!
«Il sera là… un jour… à cette place! murmura-t-elle, en regardant Mrs. Burker.
— Oui, chère Dolly, répondit Jane, et ce sera John qui nous recevra à son bord!»
Elle comprenait qu'une vague inquiétude serrait le coeur de la jeune femme, lorsqu'elle interrogeait l'avenir.
Cependant la steam-launch avait franchi en un quart d'heure les deux milles qui séparent le quai de San-Diégo de la pointe Loma. Les passagers débarquèrent sur l'appontement de la grève, où Mrs. Branican prit pied avec Jane, la nourrice et l'enfant. Il ne s'agissait plus que de revenir vers le Boundary, distant au plus d'une encablure.
Il y avait précisément, au pied de l'appontement, sous la garde de deux matelots, une embarcation, qui faisait le service du trois- mâts; Mrs. Branican se nomma, et ces hommes se mirent à sa disposition pour la mener à bord du Boundary, après qu'elle se fut assurée que le capitaine Ellis s'y trouvait en ce moment.
Quelques coups d'aviron suffirent, et le capitaine Ellis, ayant reconnu Mrs. Branican, vint à la coupée, tandis qu'elle montait l'échelle, suivie de Jane, non sans avoir recommandé à la nourrice de bien tenir l'enfant. Le capitaine les conduisit sur la dunette, pendant que le second commençait ses préparatifs pour conduire le Boundary au quai de San-Diégo.
«Monsieur Ellis, demanda tout d'abord Mrs. Branican, j'ai appris que vous avez rencontré le Franklin…
— Oui, mistress, répondit le capitaine, et je puis vous affirmer qu'il était en bonne allure, ainsi que je l'ai fait connaître à M. William Andrew.
— Vous l'avez vu… John?…
— Le Franklin et le Boundary sont passés assez près à contre- bord pour que le capitaine Branican et moi, nous ayons pu échanger quelques paroles.
— Oui!… vous l'avez vu!…» répéta Mrs. Branican, comme si, se parlant plutôt à elle-même, elle eût cherché dans le regard du capitaine un reflet de la vision du Franklin.
Mrs. Burker posa alors plusieurs questions que Dolly écoutait attentivement, bien que ses yeux fussent tournés vers l'horizon de mer, au delà du goulet.
«Ce jour-là, le temps était très maniable, répondit le capitaine Ellis, et le Franklin courait grand largue sous toute sa voilure. Le capitaine John était sur la dunette, sa longue-vue à la main. Il avait lofé d'un quart pour s'approcher du Boundary, car je n'avais pu modifier ma route, étant au plus près et serrant le vent presque à ralinguer.»
Ces termes qu'employait le capitaine Ellis, Mrs. Branican n'en comprenait sans doute pas la signification précise. Mais, ce qu'elle retenait, c'est que celui qui lui parlait avait vu John, qu'il avait pu converser un instant avec lui.
«Lorsque nous avons été par le travers, ajouta-t-il, votre mari, mistress Branican, m'envoya un salut de la main, criant: «Tout va bien, Ellis! Dès votre arrivée à San-Diégo, donnez de mes nouvelles à ma femme… à ma chère Dolly!» Puis, les deux bâtiments se sont séparés, et n'ont pas tardé à se perdre de vue.
— Et quel jour avez-vous rencontré le Franklin? demanda Mrs.
Branican.
— Le 23 mars, répondit le capitaine Ellis, à onze heures vingt- cinq du matin!»
Il fallut encore appuyer sur les détails, et le capitaine dut indiquer sur la carte le point précis où s'était fait ce croisement. C'était par 148° de longitude et 20° de latitude que le Boundary avait rencontré le Franklin, c'est-à-dire à dix- sept cents milles au large de San-Diégo. Si le temps continuait à être favorable, — et il y avait des chances pour qu'il le fût avec la belle saison qui s'affermissait — le capitaine John ferait une belle et rapide navigation à travers les parages du Nord-Pacifique. En outre, comme il trouverait à charger dès son arrivée à Calcutta, il ne séjournerait que fort peu de temps dans la capitale de l'Inde, et son retour en Amérique s'effectuerait très promptement. L'absence du Franklin serait donc limitée à quelques mois, conformément aux prévisions de la maison Andrew.
Pendant que le capitaine Ellis répondait tantôt aux questions de Mrs. Burker, tantôt aux questions de Mrs. Branican, celle-ci, toujours entraînée par son imagination, se figurait qu'elle était à bord du Franklin!… Ce n'était pas Ellis… c'était John, qui lui disait ces choses… C'était sa voix qu'elle croyait entendre…
En ce moment, le second monta sur la dunette et prévint le capitaine que les préparatifs allaient prendre fin. Les matelots, placés sur le gaillard d'avant, n'attendaient plus qu'un ordre pour déhaler le navire.
Le capitaine Ellis offrit alors à Mrs. Branican de la faire remettre à terre, à moins qu'elle ne préférât rester à bord; Dans ce cas, elle pourrait traverser la baie sur le Boundary, et débarquerait, lorsqu'il aurait accosté le wharf. Ce serait l'affaire de deux heures au plus.
Mrs. Branican eût très volontiers accepté l'offre du capitaine. Mais elle était attendue à déjeuner pour midi. Elle comprit que Jane, après ce que lui avait dit la mulâtresse, serait très inquiète de ne pas être de retour chez elle, en même temps que son mari. Elle pria donc le capitaine Ellis de la faire reconduire à l'appontement, afin de ne pas manquer le premier départ de la steam-launch.
Des ordres furent donnés en conséquence. Mrs. Branican et Mrs. Burker prirent congé du capitaine, après que celui-ci eut baisé les bonnes joues du petit Wat. Puis, toutes deux, précédant la nourrice, s'embarquèrent dans le canot du bord, qui les ramena à l'appontement.
En attendant l'arrivée de la steam-launch, qui venait de quitter le quai de San-Diégo, Mrs. Branican regarda avec un vif intérêt les manoeuvres du Boundary. Au rude chant du maître d'équipage, les matelots viraient l'ancre, le trois-mâts gagnait sur sa chaîne, tandis que le second faisait hisser le grand foc, la trinquette et la brigantine. Sous cette voilure, il irait aisément à son poste avec le flot portant.
Bientôt l'embarcation à vapeur eut accosté. Puis elle envoya quelques coups de sifflet pour appeler les passagers, et deux ou trois retardataires pressèrent le pas, en remontant la pointe devant l'hôtel Coronado.
La steam-launch ne devait stationner que cinq minutes. Mrs. Branican, Jane Burker, la nourrice y prirent place et vinrent s'asseoir sur la banquette de tribord, tandis que les autres passagers — une vingtaine environ — allaient et venaient, en se promenant de l'avant à l'arrière du pont. Un dernier coup de sifflet fut lancé, l'hélice se mit en mouvement, et l'embarcation s'éloigna de la côte.
Il n'était que onze heures et demie, et Mrs. Branican serait donc rentrée à temps à la maison de Fleet Street, puisque la traversée de la baie s'accomplissait en un quart d'heure. À mesure que l'embarcation s'éloignait, les regards de Dolly restaient fixés sur le Boundary. L'ancre était à pic, les voiles éventées, et le bâtiment commençait à quitter son mouillage. Quand il serait amarré devant le wharf de San-Diégo, Dolly pourrait rendre visite aussi souvent qu'il lui plairait au capitaine Ellis.
La steam-launch filait avec rapidité. Les maisons de la ville grandissaient sur le pittoresque amphithéâtre dont elles occupent les divers étages. Il n'y avait plus qu'un quart de mille pour atteindre le débarcadère.
«Attention…» cria en ce moment un des marins, posté à l'avant de l'embarcation.
Et il se retourna vers l'homme de barre, qui se tenait debout sur une petite passerelle en avant de la cheminée.
Ayant entendu ce cri, Mrs. Branican regarda du côté du port, où se faisait alors une manoeuvre, qui attirait également l'attention des autres passagers. Aussi la plupart s'étaient-ils portés vers l'avant.
Un grand brick-goélette, qui venait de se dégager des navires rangés le long des quais, appareillait pour sortir de la baie, son avant dirigé vers la pointe Island. Il était aidé par un remorqueur qui devait le conduire en dehors du goulet, et il prenait déjà une certaine vitesse.
Ce brick-goélette se trouvait sur la route de l'embarcation à vapeur, et même assez près, pour qu'il fût urgent de l'éviter en passant à son arrière. C'est ce qui avait motivé le cri du matelot à l'homme de barre.
Un sentiment d'inquiétude saisit les passagers — inquiétude d'autant plus justifiée que le port était encombré de navires, mouillés çà et là sur leurs ancres. Aussi, par un mouvement bien naturel, reculèrent-ils vers l'arrière.
La manoeuvre était tout indiquée: il fallait stopper, afin de faire place au remorqueur et au brick, et ne se remettre en marche que lorsque le passage serait libre. Quelques chaloupes de pêche, lancées dans le vent, rendaient encore le passage plus difficile, tandis qu'elles croisaient devant les quais de San-Diégo.
«Attention! répéta le matelot de l'avant.
— Oui!… oui! répondit l'homme de barre. Il n'y a rien à craindre!… J'ai du large assez!»
Mais, gêné par la brusque apparition d'un grand steamer qui le suivait, le remorqueur fit un mouvement auquel on ne pouvait s'attendre, et revint en grand sur bâbord.
Des cris se firent entendre, auxquels se joignirent ceux de l'équipage du brick-goélette, qui cherchait à aider la manoeuvre du remorqueur en gouvernant dans la même direction.
C'est à peine si vingt pieds séparaient alors le remorqueur de la steam-launch.
Jane, très effrayée, s'était redressée. Mrs. Branican, par une impulsion instinctive, avait pris le petit Wat des bras de sa nourrice et le serrait contre elle.
«Sur tribord!… Sur tribord!» cria vivement le capitaine du remorqueur au timonier de l'embarcation, en lui indiquant du geste la direction à suivre.
Cet homme n'avait point perdu son sang-froid, et il donna un violent coup de barre, afin de se rejeter hors de la route du remorqueur, car celui-ci était dans l'impossibilité de stopper, le brick-goélette ayant déjà pris un peu d'erre et risquant de l'aborder par son flanc.
Sous le coup de barre qui lui avait été vigoureusement imprimé, la steam-launch donna brusquement la bande sur tribord, et, ce qui est presque inévitable, les passagers, perdant l'équilibre, se jetèrent tous de ce côté.
Nouveaux cris qui, cette fois, furent des cris d'épouvante, puisqu'on put croire que l'embarcation allait chavirer sous cette surcharge.
À cet instant, Mrs. Branican, qui se trouvait debout près de la lisse, ne pouvant reprendre son aplomb, fut projetée par-dessus le bord, avec son enfant.
Le brick-goélette rasait alors l'embarcation sans la toucher, et tout danger d'abordage était écarté définitivement.
«Dolly!… Dolly!» s'écria Jane, qu'un des passagers retint au moment où elle allait tomber.
Soudain, un matelot de la steam-launch s'élança sans hésiter par- dessus la lisse, au secours de Mrs. Branican et du bébé.
Dolly, soutenue par ses vêtements, flottait à la surface de l'eau; elle tenait son enfant entre ses bras, mais elle allait couler à fond lorsque le matelot arriva près d'elle.
L'embarcation ayant stoppé presque aussitôt, il ne serait pas difficile à ce matelot, vigoureux et bon nageur, de la rejoindre en ramenant Mrs. Branican. Par malheur, au moment où il venait de la saisir par la taille, les bras de la malheureuse femme s'étaient ouverts, tandis qu'elle se débattait à demi suffoquée, et l'enfant avait disparu.
Lorsque Dolly eut été hissée à bord et déposée sur le pont, elle avait entièrement perdu connaissance.
De nouveau, ce courageux matelot — c'était un homme de trente ans, nommé Zach Fren — se jeta à la mer, plongea à plusieurs reprises, fouilla les eaux autour de l'embarcation… Ce fut vainement… Il ne put retrouver l'enfant, qui avait été entraîné par un courant de dessous.
Pendant ce temps, les passagers donnaient à Mrs. Branican tous les soins que réclamait son état. Jane, éperdue, la nourrice, affolée, essayaient de la faire revenir à elle. La steam-launch, immobile, attendait que Zach Fren eût renoncé à tout espoir de sauver le petit Wat.
Enfin Dolly commença à reprendre ses sens. Elle balbutia le nom de
Wat, ses yeux s'ouvrirent, et son premier cri fut:
«Mon enfant!»
Elle aperçut Zach Fren qui remontait à bord pour la dernière fois… Wat n'était pas dans ses bras.
«Mon enfant!» cria encore Dolly.
Puis, se redressant, elle repoussa ceux qui l'entouraient, et courut vers l'arrière.
Et, si on ne l'eût empêchée, elle se fût précipitée pardessus le bord…
Il fallut maintenir la malheureuse femme, tandis que la steam- launch reprenait sa marche vers le quai de San-Diégo.
Mrs. Branican, la figure convulsée, les mains crispées, était retombée sur le pont, sans mouvement.
Quelques minutes après, l'embarcation avait atteint le débarcadère, et Dolly était transportée dans la maison de Jane. Len Burker venait de rentrer. Sur son ordre, la mulâtresse courut chercher un médecin.
Celui-ci arriva bientôt, et ce ne fut pas sans des soins prolongés qu'il parvint à rappeler à la vie Mrs. Branican.
Dolly le regarda, l'oeil fixe, et dit:
«Qu'y a-t-il?… Que s'est-il passé?… Ah!… je sais!…»
Puis, souriant:
«C'est mon John… Il revient… il revient!… s'écria-t-elle. Il va retrouver sa femme et son enfant!… John!… voilà mon John!…»
Mrs. Branican avait perdu la raison.
V
Trois mois se passent
Comment peindre l'effet que produisit à San-Diégo cette double catastrophe, la mort de l'enfant… la folie de la mère! On sait de quelle sympathie la population entourait la famille Branican, quel intérêt inspirait le jeune capitaine du Franklin. Il était parti depuis quinze jours à peine et il n'était plus père… Sa malheureuse femme était folle!… À son retour, dans sa maison vide, il ne retrouverait plus ni les sourires de son petit Wat, ni les tendresses de Dolly, qui ne le reconnaîtrait même pas!… Le jour où le Franklin rentrerait au port, il ne serait pas salué par les hurras de la ville!
Mais il ne fallait pas attendre son retour pour que John Branican fût instruit de l'horrible malheur qui venait de le frapper. M. William Andrew ne pouvait pas laisser le jeune capitaine dans l'ignorance de ce qui s'était passé, à la merci de quelque circonstance fortuite qui lui apprendrait cette effroyable catastrophe. Il fallait immédiatement expédier une dépêche à l'un des correspondants de Singapore. De cette façon, le capitaine John connaîtrait l'affreuse vérité avant d'arriver aux Indes.
Cependant M. William Andrew ne voulut pas envoyer tout de suite cette dépêche. Peut-être la raison de Dolly n'était-elle pas irrémédiablement perdue! Savait-on si les soins qui l'entoureraient ne lui rendraient pas la possession d'elle- même?… Pourquoi frapper John d'un double coup, en lui apprenant la mort de son enfant et la folie de sa femme, si cette folie devait guérir à court terme?
Après s'être entretenu avec Len et Jane Burker, M. William Andrew prit le parti de surseoir jusqu'au moment où les médecins se seraient définitivement prononcés sur l'état mental de Dolly. Ces cas d'aliénation subite ne laissent-ils pas plus d'espoir de guérison que ceux qui sont dus à une lente désorganisation de la vie intellectuelle? Oui!… et il convenait d'attendre quelques jours, ou même quelques semaines.
Cependant la ville était plongée dans la consternation. On ne cessait d'affluer à la maison de Fleet Street, afin d'avoir des nouvelles de Mrs. Branican. Entre temps, des recherches minutieuses avaient été opérées afin de retrouver le corps de l'enfant: elles n'avaient point abouti. Vraisemblablement, ce corps avait été entraîné par le flot, puis repris par la marée descendante. Le pauvre petit être n'aurait pas même une tombe sur laquelle sa mère viendrait prier, si elle recouvrait la raison!
D'abord, les médecins purent constater que la folie de Dolly affectait la forme d'une mélancolie douce. Nulle crise nerveuse, aucune de ces violences inconscientes, qui obligent à renfermer les malades et à leur rendre tout mouvement impossible. Il ne parut donc pas nécessaire de se précautionner contre ces excès auxquels se portent souvent les aliénés, soit contre autrui, soit contre eux-mêmes. Dolly n'était plus qu'un corps sans âme, une intelligence dans laquelle il ne restait aucun souvenir de cet horrible malheur. Ses yeux étaient secs, son regard éteint. Elle semblait ne plus voir, elle semblait ne plus entendre. Elle n'était plus de ce monde. Elle ne vivait que de la vie matérielle.
Tel fut l'état de Mrs. Branican pendant le premier mois qui suivit l'accident. On avait examiné la question de savoir s'il conviendrait de la mettre dans une maison de santé, où des soins spéciaux lui seraient donnés. C'était l'avis de M. William Andrew; et il eût été suivi sans une proposition de Len Burker qui modifia cette détermination.
Len Burker, étant venu trouver M. William Andrew à son bureau, lui dit:
«Nous en sommes certains maintenant, la folie de Dolly n'a point un caractère dangereux qui nécessite de l'enfermer, et puisqu'elle n'a pas d'autre famille que nous, nous demandons à la garder. Dolly aimait beaucoup ma femme, et qui sait si l'intervention de Jane ne sera pas plus efficace que celle des étrangers? Si des crises survenaient plus tard, il serait temps d'aviser et de prendre des mesures en conséquence. — Qu'en pensez-vous, monsieur Andrew?»
L'honorable armateur ne répondit pas sans quelque hésitation, car il n'éprouvait que peu de sympathie pour Len Burker, bien qu'il ne sût rien de sa situation si compromise alors et n'eût point lieu de suspecter son honorabilité. Après tout, l'amitié que Dolly et Jane éprouvaient l'une pour l'autre était profonde, et, puisque Mrs. Burker était sa seule parente, mieux valait évidemment que Dolly fût confiée à sa garde. L'essentiel, c'était que la malheureuse femme pût être constamment et affectueusement entourée des soins qu'exigeait son état.
«Puisque vous voulez assumer cette tâche, répondit M. William
Andrew, je ne vois aucun inconvénient, monsieur Burker, à ce que
Dolly soit remise à sa cousine, dont le dévouement ne peut être
mis en doute…
— Dévouement qui ne lui manquera jamais!» ajouta Len Burker.
Mais il dit cela de ce ton froid, positif, déplaisant, dont il ne pouvait se défaire.
«Votre démarche est honorable, reprit alors M. William Andrew. Une simple observation, toutefois: je me demande si, dans votre maison de Fleet Street, au milieu de ce quartier bruyant du commerce, la pauvre Dolly sera placée dans des conditions favorables à son rétablissement. C'est du calme qu'il lui faut, du grand air…
— Aussi, répondit Len Burker, notre intention est-elle de la ramener à Prospect-House et d'y demeurer avec elle. Ce chalet lui est familier, et la vue des objets auxquels elle était habituée pourra exercer une influence salutaire sur son esprit. Là, elle sera à l'abri des importunités… La campagne est à sa porte… Jane lui fera faire quelques promenades dans les environs qu'elle connaît, qu'elle parcourait avec son petit enfant… Ce que je propose, John ne l'approuverait-il pas, s'il était là?… Et que pensera-t-il à son retour, s'il trouve sa femme dans une maison de santé, confiée à des mains mercenaires?… Monsieur Andrew, il ne faut rien négliger de ce qui serait de nature à exercer quelque influence sur l'esprit de notre malheureuse parente.»
Cette réponse était évidemment dictée par de bons sentiments. Mais pourquoi les paroles de cet homme semblaient-elles toujours ne pouvoir inspirer de la confiance? Quoi qu'il en fût, sa proposition, dans les conditions où il la présentait, méritait d'être acceptée, et M. William Andrew ne put que l'en remercier, en ajoutant que le capitaine John lui en aurait une profonde reconnaissance.
Le 27 avril, Mrs. Branican fut transportée à Prospect-House, où Jane et Len Burker vinrent, dès le soir, s'installer. Cette détermination reçut l'approbation générale.
On devine à quel mobile obéissait Len Burker. Le jour même de la catastrophe, il avait eu, on ne l'a point oublié, l'intention d'entretenir Dolly d'une certaine affaire. Cette affaire consistait précisément en une certaine somme d'argent qu'il se proposait de lui emprunter. Mais, depuis cette époque, la situation avait changé. Il était probable que Len Burker serait chargé des intérêts de sa parente, peut-être en qualité de tuteur, et, dans ces fonctions, il se procurerait des ressources, illicites sans doute, mais qui lui permettraient de gagner du temps. C'était bien ce qu'avait pressenti Jane, et, si elle était heureuse de pouvoir se consacrer tout entière à sa Dolly, elle tremblait en soupçonnant les projets que son mari allait poursuivre sous le couvert d'un sentiment d'humanité.
L'existence fut donc organisée en ces conditions nouvelles à Prospect-House. On installa Dolly dans cette chambre, d'où elle n'était sortie que pour courir au-devant d'un épouvantable malheur. Ce n'était plus la mère qui y rentrait, c'était un être privé de raison. Ce chalet si aimé, ce salon, où quelques photographies conservaient le souvenir de l'absent, ce jardin où tous deux avaient vécu de si heureux jours, ne lui rappelèrent rien de l'existence passée. Jane occupait la chambre contiguë à celle de Mrs. Branican, et Len Burker avait fait la sienne de la salle du rez-de-chaussée, qui servait de cabinet au capitaine John.
À partir de ce jour, Len Burker reprit ses occupations habituelles. Chaque matin, il descendait à San-Diégo, à son office de Fleet Street, où se continuait son train d'affaires. Mais ce qu'on aurait pu observer, c'est qu'il ne manquait jamais de revenir chaque soir à Prospect-House, et bientôt il ne fit plus que de courtes absences en dehors de la ville.
Il va sans dire que la mulâtresse avait suivi son maître dans sa nouvelle demeure, où elle serait ce qu'elle avait été partout et toujours, une créature sur le dévouement de laquelle il pouvait absolument compter. La nourrice du petit Wat avait été congédiée, bien qu'elle eût offert de se consacrer au service de Mrs. Branican. Quant à la servante, elle était provisoirement conservée au chalet pour les besoins auxquels Nô seule n'aurait guère pu suffire.
D'ailleurs, personne n'aurait valu Jane pour les soins affectueux et assidus qu'exigeait l'état de Dolly. Son amitié s'était augmentée, s'il est possible, depuis la mort de l'enfant dont elle s'accusait d'avoir été la cause première. Si elle n'était pas venue trouver Dolly à Prospect-House, si elle ne lui avait pas suggéré l'idée d'aller rendre visite au capitaine du Boundary, cet enfant serait aujourd'hui près de sa mère, la consolant des longues heures de l'absence!… Dolly n'aurait pas perdu la raison!
Il entrait, sans doute, dans les intentions de Len Burker que les soins de Jane parussent suffisants à ceux qui s'intéressaient à la situation de Mrs. Branican. M. William Andrew dut même reconnaître que la pauvre femme ne pouvait être en de meilleures mains. Au cours de ses visites, il observait surtout si l'état de Dolly avait quelque tendance à s'améliorer. Il voulait encore espérer que la première dépêche, adressée au capitaine John à Singapore ou aux Indes, ne lui annoncerait pas un double malheur, son enfant mort… sa femme… N'était-ce pas comme si elle fût morte, elle aussi! Eh bien, non! Il ne pouvait croire que Dolly, dans la force de la jeunesse, dont l'esprit était si élevé, le caractère si énergique, eût été irrémédiablement frappée dans son intelligence! N'était-ce pas seulement un feu caché sous les cendres?… Quelque étincelle ne le rallumerait-il pas un jour?… Et pourtant, cinq semaines s'étaient déjà écoulées, et aucun éclair de raison n'avait dissipé les ténèbres. Devant une folie calme, réservée, languissante, que ne troublait aucune surexcitation physiologique, les médecins ne semblaient point garder le plus léger espoir, et ils ne tardèrent pas à cesser leurs visites. Bientôt même, M. William Andrew, désespérant une guérison, ne vint que plus rarement à Prospect-House, tant il lui était pénible de se trouver devant cette infortunée, si indifférente, et si inconsciente à la fois.
Lorsque Len Burker était obligé, pour un motif ou un autre, de passer une journée au dehors, la mulâtresse avait ordre de surveiller de très près Mrs. Branican. Sans chercher à gêner en rien les soins de Jane, elle ne la laissait presque jamais seule avec Dolly, et rapportait fidèlement à son maître tout ce qu'elle avait remarqué dans l'état de la malade. Elle s'ingéniait à éconduire les quelques personnes qui venaient encore prendre des nouvelles au chalet. C'était contraire aux recommandations des médecins, disait-elle… Il fallait un calme absolu… Ces dérangements pouvaient provoquer des crises… Et Mrs. Burker elle-même donnait raison à Nô, quand elle éloignait les visiteurs comme des importuns, qui n'avaient que faire à Prospect-House. Aussi l'isolement se faisait-il autour de Mrs. Branican.
«Pauvre Dolly, pensait Jane, si son état empirait, si sa folie devenait furieuse, si elle se portait à des excès… on me la retirerait… on la renfermerait dans une maison de santé… Elle serait perdue pour moi!… Non! Dieu fasse qu'on me la laisse… Qui la soignerait avec plus d'affection que moi!»
Pendant la troisième semaine de mai, Jane voulut essayer de quelques promenades aux alentours du chalet, pensant que sa cousine en éprouverait un peu de bien. Len Burker ne s'y opposa point, mais à la condition que Nô accompagnerait Dolly et sa femme. Ce n'était que prudent d'ailleurs. La marche, le grand air, pouvaient déterminer un trouble chez Dolly, peut-être faire naître dans son esprit l'idée de s'enfuir, et Jane n'aurait pas eu la force de la retenir. On doit tout craindre d'une folle, qui peut même être poussée à se détruire… Il ne fallait pas s'exposer à un autre malheur.
Un jour, Mrs. Branican sortit donc appuyée au bras de Jane. Elle se laissait conduire comme un être passif, allant où on la menait, sans prendre intérêt à rien.
Au début de ces promenades, il ne se produisit aucun incident. Toutefois, la mulâtresse ne tarda pas à observer que le caractère de Dolly montrait une certaine tendance à se modifier. À son calme habituel succédait une visible exaltation, qui pouvait avoir des conséquences fâcheuses. À plusieurs reprises, la vue des petits enfants qu'elle rencontrait, provoqua chez elle une crise nerveuse. Était-ce au souvenir de celui qu'elle avait perdu qu'elle se rattachait?… Wat revenait-il à sa pensée?… Quoi qu'il en soit, en admettant qu'il eût fallu voir là un symptôme favorable, il s'en suivait une agitation cérébrale, qui était de nature à aggraver le mal.
Certain jour, Mrs. Burker et la mulâtresse avaient amené la malade sur les hauteurs de Knob-Hill. Dolly s'était assise, tournée vers l'horizon de la mer, mais il semblait que son esprit fût vide de pensées, comme ses yeux étaient vides de regards.
Soudain sa figure s'anime, un tressaillement l'agite, son oeil s'empreint d'un éclat singulier, et, d'une main tremblante, elle montre un point qui brillait au large.
«Là!… Là!…» s'écrie-t-elle.
C'était une voile, nettement détachée sur le ciel, et dont un rayon de soleil accusait la blancheur lumineuse.
«Là!… Là!…» répétait Dolly.
Et sa voix profondément altérée, ne semblait plus appartenir à une créature humaine.
Tandis que Jane la regardait avec épouvante, la mûlatresse secouait la tête en signe de mécontentement. Elle s'empressa de saisir le bras de Dolly, répéta ce mot:
«Venez!… Venez!…»
Dolly ne l'entendait même pas.
«Viens, ma Dolly, viens!…» dit Jane.
Et elle cherchait à l'entraîner, à détourner ses regards de la voile qui se déplaçait à l'horizon.
Dolly résista.
«Non!… Non!» s'écria-t-elle.
Et elle repoussa la mulâtresse avec une force dont on ne l'eût pas crue capable.
Mrs. Burker et Nô se sentirent très inquiètes. Elles pouvaient craindre que Dolly leur échappât, qu'irrésistiblement attirée par cette troublante vision, où dominait le souvenir de John, elle voulût descendre les pentes de Knob-Hill et se précipiter vers la mer.
Mais, subitement, cette surexcitation tomba. Le soleil venait de disparaître derrière un nuage, et la voile n'apparaissait plus à la surface de l'Océan.
Dolly redevenue inerte, le bras retombé, le regard éteint, n'avait plus conscience de la situation. Les sanglots qui soulevaient convulsivement sa poitrine avaient cessé, comme si la vie se fût retirée d'elle. Alors Jane lui prit la main; elle se laissa emmener sans résistance et rentra tranquillement à Prospect-House.
À partir de ce jour, Len Burker décida que Dolly ne se promènerait plus que dans l'enclos du chalet, et Jane dut se conformer à cette injonction.
Ce fut à cette époque que M. William Andrew se décida à instruire le capitaine John de tout ce qui s'était passé, l'aliénation de Mrs. Branican ne laissant plus l'espoir d'une amélioration. Ce ne fut pas à Singapore, d'où le Franklin devait être déjà reparti, après avoir achevé sa relâche, ce fut à Calcutta qu'il adressa une longue dépêche, que John trouverait à son arrivée aux Indes.
Et cependant, bien que M. William Andrew ne conservât plus alors aucune espérance au sujet de Dolly, d'après les médecins, une modification dans son état mental était encore possible, si elle éprouvait une secousse violente, par exemple le jour où son mari reparaîtrait devant elle. Cette chance, il est vrai, c'était la seule qui restât, et, si faible qu'elle fût, M. William Andrew ne voulut pas la négliger dans sa dépêche à John Branican. Aussi, après l'avoir supplié de ne point s'abandonner au désespoir, il l'engageait à remettre au second, Harry Felton, le commandement du Franklin, et à revenir à San-Diégo par les voies les plus rapides. Cet excellent homme eût sacrifié ses intérêts les plus chers pour tenter cette dernière épreuve sur Dolly et il demandait au jeune capitaine de lui répondre télégraphiquement ce qu'il croirait devoir faire.
Lorsque Len Burker eut pris connaissance de cette dépêche que M. William Andrew jugea convenable de lui communiquer, il l'approuva, tout en exprimant sa crainte que le retour de John fût impuissant à produire un ébranlement moral dont on pût espérer quelque salutaire effet. Mais Jane se rattacha à cet espoir, que la vue de John pourrait rendre la raison à Dolly, et Len Burker promit de lui écrire dans ce sens, afin qu'il ne retardât pas son départ pour San-Diégo — promesse qu'il ne tint pas, d'ailleurs.
Pendant les semaines qui suivirent, aucun changement ne se produisit dans l'état de Mrs. Branican. Si la vie physique n'était nullement troublée en elle, et bien que la santé ne laissât rien à désirer, l'altération de sa physionomie n'était que trop visible. Ce n'était plus cette femme qui n'avait pas encore atteint sa vingt et unième année, avec ses traits plus accusés, son teint dont la coloration si chaude avait pâli, comme si le feu de l'âme se fût éteint en elle. D'ailleurs il était rare qu'on pût l'apercevoir, à moins que ce fût dans le jardin du chalet, assise sur quelque banc, ou se promenant auprès de Jane, qui la soignait avec un dévouement infatigable.
Au commencement du mois de juin, il y avait deux mois et demi que le Franklin avait quitté le port de San-Diégo. Depuis sa rencontre avec le Boundary, on n'en avait plus eu de nouvelles. À cette date, après avoir relâché à Singapore, sauf le cas d'accidents improbables, il devait être sur le point d'arriver à Calcutta. Aucun mauvais temps exceptionnel n'avait été signalé dans le Nord-Pacifique ni dans l'océan Indien, qui aurait pu occasionner des retards à un voilier de grande marche.
Cependant M. William Andrew ne laissait pas d'être surpris de ce défaut d'informations nouvelles. Il ne s'expliquait pas que son correspondant ne lui eût pas signalé le passage du Franklin à Singapore. Comment admettre que le Franklin n'y eût pas relâché, puisque le capitaine John avait des ordres formels à cet égard. Enfin, on le saurait dans quelques jours, dès que le Franklin serait arrivé à Calcutta.
Une semaine s'écoula. Au 15 juin, pas de nouvelles encore. Une dépêche fut alors expédiée au correspondant de la maison Andrew demandant une réponse immédiate à propos de John Branican et du Franklin.
Cette réponse arriva deux jours après.
On ne savait rien du Franklin à Calcutta. Le trois-mâts américain n'avait pas même été rencontré, à cette date, dans les parages du golfe du Bengale.
La surprise de M. William Andrew se changea en inquiétude, et, comme le secret d'un télégramme est impossible à garder, le bruit se répandit à San-Diégo que le Franklin n'était arrivé ni à Calcutta ni à Singapore.
La famille Branican allait-elle donc être frappée d'un autre malheur — malheur qui atteindrait aussi les familles de San- Diégo, auxquelles appartenait l'équipage du Franklin?
Len Burker ne laissa pas d'être très impressionné, lorsqu'il apprit ces alarmantes nouvelles. Cependant son affection pour le capitaine John n'avait jamais été démonstrative, et il n'était pas homme à s'affliger du malheur des autres, même quand il s'agissait de sa propre famille. Quoi qu'il en soit, depuis le jour où l'on put être très sérieusement inquiet sur le sort du Franklin, il parut plus sombre, plus soucieux, plus fermé à toutes relations — même pour ses affaires. On ne le vit que rarement dans les rues de San-Diégo, à son office de Fleet Street, et il eut l'air de vouloir se confiner dans l'enclos de Prospect-House.
Quant à Jane, sa figure pâle, ses yeux rougis par les larmes, sa physionomie profondément abattue, disaient qu'elle devait passer de nouveau par de terribles épreuves.
Ce fut vers cette époque qu'un changement se produisit dans le personnel du chalet. Sans motif apparent, Len Burker renvoya la servante, qui avait été gardée jusqu'alors, et dont le service cependant ne donnait lieu à aucune plainte.
La mulâtresse resta uniquement chargée des soins du ménage. À l'exception de Jane et d'elle, personne n'eut plus accès près de Mrs. Branican. M. William Andrew, dont la santé était très éprouvée par ces coups de la mauvaise fortune, avait dû cesser ses visites à Prospect-House. Au surplus, devant la perte presque probable du Franklin, qu'aurait-il pu dire, qu'aurait-il pu faire? D'ailleurs, depuis l'interruption de ses promenades, il savait que Dolly avait recouvré tout son calme et que les troubles nerveux avaient disparu. Elle vivait, maintenant, elle végétait plutôt dans un état d'inconscience, qui était le caractère propre de sa folie, et sa santé n'exigeait plus aucun soin spécial.
À la fin de juin, M. William Andrew reçut une nouvelle dépêche de Calcutta. Les correspondances maritimes ne signalaient le Franklin sur aucun des points de la route qu'il avait dû suivre à travers les parages des Philippines, des Célèbes, de la mer de Java et de l'océan Indien. Or, comme ce bâtiment avait quitté depuis trois mois le port de San-Diégo, il était à supposer qu'il s'était perdu corps et biens, soit par collision, soit par naufrage, avant même d'être arrivé à Singapore.
VI
Fin d'une triste année
Cette suite de catastrophes, dont la famille Branican venait d'être victime, faisait à Len Burker une situation sur laquelle il est nécessaire d'appeler l'attention.
On ne l'a point oublié, si la position pécuniaire de Mrs. Branican était fort modeste, celle-ci devait être l'unique héritière de son oncle, le riche Edward Starter. Toujours retiré dans son vaste domaine forestier, relégué pour ainsi dire dans la partie la plus inabordable de l'État de Tennessee, cet original s'était interdit de jamais donner de ses nouvelles. Comme il n'avait guère que cinquante-neuf ans, sa fortune pouvait se faire longtemps attendre.
Peut-être même eût-il modifié ses dispositions, s'il avait appris que Mrs. Branican, la seule parente directe qui lui restât de toute sa famille, avait été frappée d'aliénation mentale depuis la mort de son enfant. Mais il l'ignorait, ce double malheur; il n'aurait d'ailleurs pu l'apprendre, s'étant constamment refusé à recevoir des lettres comme à en écrire. Len Burker aurait pu, il est vrai, enfreindre cette défense, à raison des changements survenus dans l'existence de Dolly, et Jane lui avait laissé entendre que son devoir exigeait qu'il avisât Edward Starter; mais il lui avait imposé silence, et s'était bien gardé de suivre ce conseil.
C'est que son intérêt lui commandait de s'abstenir, et, entre son intérêt et son devoir, il n'était pas homme à hésiter, fût-ce un instant. Ses affaires prenaient chaque jour une tournure trop inquiétante pour qu'il voulût sacrifier cette dernière chance de fortune.
En effet, la situation était très simple: si Mrs. Branican mourait sans enfants, sa cousine Jane, unique parente qui eût qualité pour hériter d'elle, bénéficierait de son héritage. Or, depuis la mort du petit Wat, Len Burker avait certainement vu s'accroître les droits de sa femme à l'héritage d'Edward Starter, c'est-à-dire les siens.
Et, en réalité, les événements ne s'accordaient-ils pas pour lui procurer cette énorme fortune? Non seulement l'enfant était mort, non seulement Dolly était folle, mais, d'après l'avis des médecins, il n'y avait que le retour du capitaine John qui pût modifier son état mental.
Et précisément, le sort du Franklin donnait les plus vives inquiétudes. Si les nouvelles continuaient à faire défaut pendant quelques semaines encore, si John Branican n'était pas rencontré en mer, si la maison Andrew n'apprenait pas que son bâtiment eût relâché dans un port quelconque, c'est que ni le Franklin ni l'équipage ne reviendraient jamais à San-Diégo. Alors, il n'y aurait plus que Dolly, privée de raison, entre la fortune qui devait lui revenir et Len Burker. Et, aux prises avec une situation désespérée, que ne tenterait-il pas, cet homme sans conscience, lorsque la mort d'Edward Starter aurait mis Dolly en possession de son riche héritage?
Mais, pour que Mrs. Branican héritât, il fallait qu'elle survécût à son oncle. Len Burker avait donc intérêt à ce que la vie de cette malheureuse femme se prolongeât jusqu'au jour où l'héritage d'Edward Starter aurait passé sur sa tête. Il n'avait plus à présent que deux chances contre lui: ou la mort de Dolly, survenant trop tôt, ou le retour du capitaine John, dans le cas où, après avoir fait naufrage sur quelque île inconnue, il parviendrait à se rapatrier. Mais cette dernière éventualité était à tout le moins très aléatoire, et la perte totale du Franklin devait être déjà considérée comme certaine.
Tel était le cas de Len Burker, tel était l'avenir qu'il entrevoyait, et cela au moment où il se sentait réduit aux suprêmes expédients. En effet, si la justice intervenait dans ses affaires, il aurait à répondre d'abus de confiance caractérisés. Une partie des fonds qui lui avaient été confiés par des imprudents, ou qu'il avait attirés en usant de manoeuvres indélicates, n'était plus dans sa caisse. Les réclamations finiraient par se produire, bien qu'il employât l'argent des uns à désintéresser les autres. Il y avait là un état de choses qui ne pouvait durer. La ruine approchait, plus que la ruine, le déshonneur, et ce qui touchait bien autrement un tel homme, son arrestation sous les inculpations les plus graves.
Mrs. Burker soupçonnait sans doute que la situation de son mari était extrêmement menacée, mais n'en était pas à croire qu'elle pût se dénouer par l'intervention de la justice. Au surplus, la gêne n'était pas encore très sensible dans le chalet de Prospect- House.
Voici pour quelle raison.
Depuis que Dolly avait été frappée d'aliénation mentale, en l'absence de son mari, il y avait eu lieu de lui nommer un tuteur. Len Burker s'était trouvé tout désigné pour cette fonction en raison de sa parenté avec Mrs. Branican, et il avait par le fait l'administration de sa fortune. L'argent que le capitaine John avait laissé en partant pour subvenir aux besoins du ménage étant à sa disposition, il en avait usé pour ses nécessités personnelles.
C'était peu de choses, en somme, car l'absence du Franklin ne devait durer que cinq à six mois, mais il y avait le patrimoine que Dolly avait apporté en mariage, et bien qu'il ne comprît que quelques milliers de dollars, Len Burker, en l'employant à faire face aux réclamations trop pressantes, serait à même de gagner du temps — ce qui était l'essentiel.
Aussi ce malhonnête homme n'hésita-t-il pas à abuser de son mandat de tuteur. Il détourna les titres qui composaient l'avoir de Mrs. Branican, à la fois sa pupille et sa parente. Grâce à ces ressources illicites, il put obtenir un peu de répit et se lancer dans de nouvelles affaires non moins équivoques. Engagé sur la route qui conduit au crime, Len Burker, s'il le fallait, la suivrait jusqu'au bout.
D'ailleurs, le retour du capitaine John était de moins en moins à redouter. Les semaines s'écoulaient, et la maison Andrew ne recevait aucune nouvelle du Franklin, dont la présence n'avait été signalée nulle part depuis six mois. Août et septembre se passèrent. Ni à Calcutta, ni à Singapore, les correspondances n'avaient relevé le plus léger indice qui permît de savoir ce qu'était devenu le trois-mâts américain. Maintenant, on le considérait, non sans raison, comme perdu totalement, et c'était un deuil public pour San-Diégo. Comment avait-il péri? Là-dessus, les opinions ne pouvaient guère varier, bien que l'on fût réduit à des conjectures. En effet, depuis le départ du Franklin, plusieurs bâtiments de commerce, de même destination, avaient nécessairement pris la même direction. Or, comme ils n'en avaient retrouvé aucune trace, il y avait lieu de s'arrêter à une hypothèse très vraisemblable: c'est que le Franklin, engagé dans un de ces formidables ouragans, une de ces irrésistibles tornades, qui battent les parages de la mer des Célèbes ou de la mer de Java, avait péri corps et biens; c'est que pas un seul homme n'avait survécu à ce désastre. Au 15 octobre 1875, il y avait sept mois que le Franklin avait quitté San-Diégo, et tout portait à croire qu'il n'y reviendrait jamais.
C'était même, à cette époque, une telle conviction dans la ville, que des souscriptions venaient d'être ouvertes en faveur des familles si malheureusement frappées par cette catastrophe. L'équipage du Franklin, officiers et matelots, appartenait au port de San-Diégo, et il y avait là des femmes, des enfants, des parents, menacés de misère, et qu'il fallait secourir.
L'initiative de ces souscriptions fut prise par la maison Andrew, qui s'inscrivit pour une somme importante. Par intérêt autant que par prudence, Len Burker voulut contribuer lui aussi à cette oeuvre charitable. Les autres maisons de commerce de la ville, les propriétaires, les détaillants, suivirent cet exemple. Il en résulta que les familles de l'équipage disparu purent être assistées dans une large mesure, ce qui allégea quelque peu les conséquences de ce sinistre maritime.
On le pense, M. William Andrew considérait comme un devoir d'assurer à Mrs. Branican, privée de la vie intellectuelle, au moins la vie matérielle. Il savait qu'avant son départ, le capitaine John avait laissé au ménage ce qui était nécessaire pour ses besoins, calculés sur une absence de six à sept mois. Mais, pensant que ces ressources devaient toucher à leur fin, et ne voulant pas que Dolly fût à la charge de ses parents, il résolut de s'entretenir à ce sujet avec Len Burker.
Le 17 octobre, dans l'après-midi, bien que sa santé ne fût pas encore complètement rétablie, l'armateur prit le chemin de Prospect-House, et, après avoir remonté le haut quartier de la ville, il arriva devant le chalet.
À l'extérieur, rien de changé, si ce n'est que les persiennes des fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étage étaient fermées hermétiquement. On eût dit une maison inhabitée, silencieuse, enveloppée de mystère.
M. William Andrew sonna à la porte qui était ménagée entre les barrières de l'enclos. Personne ne se montra. Il ne semblait même pas que le visiteur eût été vu ni entendu.
Est-ce donc qu'il n'y avait personne en ce moment à Prospect-
House?
Second coup de sonnette, suivi, cette fois, du bruit d'une porte latérale qui s'ouvrait.
La mulâtresse parut, et, dès qu'elle eut reconnu M. William Andrew, elle ne put retenir un geste de dépit, dont celui-ci ne s'aperçut pas, d'ailleurs.
Cependant la mulâtresse s'était approchée, et sans attendre que la porte eût été ouverte, M. William Andrew, lui parlant par-dessus la clôture:
«Est-ce que mistress Branican n'est pas chez elle? demanda-t-il.
— Elle est sortie… monsieur Andrew… répondit Nô, avec une hésitation singulière, très visiblement mêlée de crainte.
— Où donc est-elle?… dit M. William Andrew, qui insista pour entrer.
— Elle est en promenade avec mistress Burker.
— Je croyais qu'on avait renoncé à ces promenades, qui la surexcitaient et provoquaient des crises?…
— Oui, sans doute… répondit Nô. Mais, depuis quelques jours… nous avons repris ces sorties… Cela semble maintenant faire quelque bien à mistress Branican…
— Je regrette qu'on ne m'ait pas prévenu, répondit M. William
Andrew. — M. Burker est-il au chalet?
— Je ne sais…
— Assurez-vous-en, et, s'il y est, prévenez-le que je désire lui parler.»
Avant que la mulâtresse eût répondu — et peut-être eût-elle été très embarrassée pour répondre! — la porte du rez-de-chaussée s'ouvrit. Len Burker parut alors sur le perron, traversa le jardin, et s'avança, disant:
«Veuillez vous donner la peine d'entrer, monsieur Andrew. En l'absence de Jane qui est sortie avec Dolly, vous me permettrez de vous recevoir.»
Et cela ne fut pas dit de ce ton froid, qui était si habituel à
Len Burker, mais d'une voix légèrement troublée.
En somme, puisque c'était précisément pour voir Len Burker que M. William Andrew était venu à Prospect-House, il franchit la porte de l'enclos. Puis, sans accepter l'offre qui lui fut faite de passer dans le salon du rez-de-chaussée, il vint s'asseoir sur un des bancs du jardin.
Len Burker, prenant alors la parole, confirma ce que la mulâtresse avait dit: depuis quelques jours, Mrs. Branican avait recommencé ses promenades aux environs de Prospect-House, ce qui était très profitable à sa santé.
«Dolly ne reviendra-t-elle pas bientôt? demanda M. William Andrew.
— Je ne crois pas que Jane doive la ramener avant le dîner», répondit Len Burker.
M. William Andrew parut fort contrarié, car il fallait absolument qu'il fût de retour à sa maison de commerce pour l'heure du courrier. D'ailleurs, Len Burker ne lui offrit même pas d'attendre au chalet Mrs. Branican.
«Et vous n'avez constaté aucune amélioration dans l'état de Dolly? reprit-il.
— Non, malheureusement, monsieur Andrew, et il est à craindre qu'il ne s'agisse là d'une folie, dont ni les soins ni le temps ne pourront avoir raison.
— Qui sait, monsieur Burker? Ce qui ne semble plus possible aux hommes est toujours possible à Dieu!»
Len Burker secoua la tête en homme qui n'admet guère l'intervention divine dans les choses de ce monde.
«Ce qui est surtout regrettable, reprit M. William Andrew, c'est que nous ne devons plus compter sur le retour du capitaine John. Il faut donc renoncer aux modifications heureuses, que ce retour aurait peut-être amenées dans l'état mental de la pauvre Dolly. Vous n'ignorez pas, monsieur Burker, que nous avons renoncé à tout espoir de revoir le Franklin?…
— Je ne l'ignore point, monsieur Andrew, et c'est un nouveau et plus grand malheur ajouté à tant d'autres. Et cependant — sans même que la Providence s'en mêlât, ajouta-t-il d'un ton ironique assez déplacé en ce moment — le retour du capitaine John, à mon sens, ne serait nullement extraordinaire.
— Après que sept mois se sont écoulés sans aucune nouvelle du Franklin, fit observer M. William Andrew, et lorsque les informations que j'ai fait prendre n'ont donné aucun résultat?…
— Mais rien ne prouve que le Franklin ait sombré en pleine mer, reprit Len Burker. N'a-t-il pu faire naufrage sur un des nombreux écueils de ces parages qu'il a dû traverser?… Qui sait si John et ses matelots ne se sont pas réfugiés dans une île déserte?… Or, si cela est, ces hommes, résolus et énergiques, sauront bien travailler à leur rapatriement… Ne peuvent-ils construire une barque avec les débris de leur navire?… Leurs signaux ne peuvent-ils pas être aperçus, si un bâtiment passe en vue de l'île?… Évidemment, un certain temps est nécessaire pour que ces éventualités se produisent… Non!… je ne désespère pas du retour de John… dans quelques mois, sinon dans quelques semaines… Il y a nombre d'exemples de naufragés que l'on croyait définitivement perdus… et qui sont revenus au port!»
Len Burker avait parlé, cette fois, avec une volubilité qui ne lui était pas ordinaire. Sa physionomie, si impassible, s'était animée. On eût dit qu'en s'exprimant de la sorte, en faisant valoir des raisons plus ou moins bonnes au sujet des naufragés, ce n'était pas à M. William Andrew qu'il répondait, mais à lui-même, à ses propres anxiétés, à la crainte qu'il éprouvait toujours de voir, sinon le Franklin signalé au large de San-Diégo, du moins un autre navire ramenant le capitaine John et son équipage. C'eût été le renversement du système sur lequel il avait échafaudé son avenir.
«Oui… répondit alors M. William Andrew, je le sais… Il y a eu de ces sauvetages quasi miraculeux… Tout ce que vous m'avez dit là, monsieur Burker, je me le suis dit… Mais il m'est impossible de conserver le moindre espoir! Quoi qu'il en soit — et c'est ce dont je suis venu vous parler aujourd'hui — je désire que Dolly ne reste point à votre charge…
— Oh! monsieur Andrew…
— Non, monsieur Burker, et vous permettrez que les appointements du capitaine John restent à la disposition de sa femme, tant qu'elle vivra…
— Je vous remercie pour elle, répondit Len Burker. Cette générosité…
— Je ne crois faire que mon devoir, reprit M. William Andrew. Et, pensant que l'argent laissé par John avant son départ doit être en grande partie dépensé…
— En effet, monsieur Andrew, répondit Len Burker; mais Dolly n'est pas sans famille, c'est aussi notre devoir de lui venir en aide… tout autant que par affection…
— Oui… je sais que nous pouvons compter sur le dévouement de Mrs. Burker. Néanmoins, laissez-moi intervenir dans une certaine mesure pour assurer à la femme du capitaine John, à sa veuve, hélas!… l'aisance et les soins qui, j'en suis certain, ne lui auraient jamais fait défaut de votre part.
— Ce sera comme vous le voudrez, monsieur Andrew.
— Je vous ai apporté, monsieur Burker, ce que je regarde comme étant légitimement dû au capitaine Branican depuis le départ du Franklin, et, en votre qualité de tuteur, vous pourrez chaque mois faire toucher ses émoluments à ma caisse.
— Puisque vous le désirez… répondit Len Burker.
— Si même vous voulez bien me donner un reçu de la somme que je vous apporte…
— Très volontiers, monsieur Andrew.»
Et Len Burker alla dans son cabinet pour libeller le reçu en question. Lorsqu'il fut revenu dans le jardin, M. William Andrew, très au regret de n'avoir pas rencontré Dolly et de ne pouvoir attendre son retour, le remercia du dévouement que sa femme et lui montraient envers la pauvre folle. Il était bien entendu qu'au moindre changement qui se produirait dans son état, Len Burker en donnerait avis à M. William Andrew. Celui-ci prit alors congé, fut reconduit jusqu'à la porte de l'enclos, s'arrêta un instant pour voir s'il n'apercevrait pas Dolly revenant à Prospect-House en compagnie de Jane, puis, il redescendit vers San-Diégo. Dès qu'il fut hors de vue, Len Burker appela vivement la mulâtresse et lui dit:
«Jane sait-elle que monsieur Andrew vient de se présenter au chalet?
— Très probablement, Len. Elle l'a vu arriver comme elle l'a vu s'en aller.
— S'il se représentait ici — et ce n'est pas à supposer, du moins de quelque temps — il ne faut pas qu'il voie Jane, ni Dolly surtout!… Tu entends, Nô?
— J'y veillerai, Len.
— Et si Jane insistait…
— Oh! quand tu as dit: je ne veux pas! répliqua Nô, ce n'est pas
Jane qui essayera de lutter contre ta volonté.
— Soit, mais il faut se garder des surprises!… Le hasard pourrait amener une rencontre… et… dans ce moment… ce serait risquer de tout perdre…
— Je suis là, répondit la mulâtresse, et tu n'as rien à craindre, Len!… Personne n'entrera à Prospect-House tant que… tant que cela ne nous conviendra pas!»
Et, de fait, pendant les deux mois qui suivirent, la maison resta plus fermée que jamais. Jane et Dolly ne se montraient plus, même dans le petit jardin. On ne les apercevait ni sous la véranda, ni aux fenêtres du premier étage qui étaient invariablement closes. Quant à la mulâtresse, elle ne sortait que pour les besoins du ménage, le moins longtemps possible, et encore ne le faisait-elle point en l'absence de Len Burker, de sorte que Dolly ne fut jamais seule avec Jane au chalet. On aurait pu observer aussi que, pendant les derniers mois de l'année, Len Burker ne vint que très rarement à son office de Fleet Street. Il y eut même des semaines qui se passèrent sans qu'il y parût, comme si, prenant à tâche de diminuer ses affaires, il se préparait un nouvel avenir.
Et ce fut dans ces conditions que s'acheva cette année 1875, qui avait été si funeste à la famille Branican, John perdu en mer, Dolly privée de raison, leur enfant noyé dans les profondeurs de la baie de San-Diégo!
VII
Éventualités diverses
Aucune nouvelle du Franklin, pendant les premiers mois de l'année 1876. Nul indice de son passage, dans les mers des Philippines, des Célèbes ou de Java. Il en fut de même pour les parages de l'Australie septentrionale. D'ailleurs, comment admettre que le capitaine John se fût aventuré à travers le détroit de Torrès? Une fois seulement, au nord des îles de la Sonde, à trente milles de Batavia, un morceau d'étrave fut repêché par une goélette fédérale et rapporté à San-Diégo, pour voir s'il n'appartenait pas au Franklin. Mais, après un examen plus approfondi, il fut démontré que cette épave devait être d'un bois plus vieux que les matériaux employés par les constructeurs du navire disparu.
Au surplus, ce fragment ne se serait détaché que si le navire s'était fracassé sur quelque écueil ou s'il avait été abordé en mer. Or, dans ce dernier cas, le secret de la collision n'aurait pu être si bien gardé qu'il n'en eût transpiré quelque chose — à moins que les deux bâtiments n'eussent coulé après l'abordage. Mais, puisqu'on ne signalait point la disparition d'un autre navire, qui eût remonté à une dizaine de mois, l'idée d'une collision était à écarter, comme aussi la supposition d'un naufrage sur côte, pour en revenir à l'explication la plus simple: c'est que le Franklin devait avoir sombré sous le coup d'une de ces tornades qui visitent fréquemment les parages de la Malaisie, et auxquelles nul bâtiment ne saurait résister.
Un an s'étant écoulé depuis le départ du Franklin, il fut définitivement classé dans la catégorie des navires perdus ou supposés perdus, qui figurent en si grand nombre dans les annales des sinistres maritimes.
Cet hiver — 1875-1876 — avait été très rigoureux, même dans cette heureuse région de la basse Californie, où le climat est généralement modéré. Par les froids excessifs qui persistèrent jusqu'à la fin de février, personne ne pouvait s'étonner que Mrs. Branican n'eût jamais quitté Prospect-House, pas même pour prendre l'air dans le petit enclos.
À se prolonger, cependant, cette réclusion eût sans doute fini par devenir suspecte aux gens qui demeuraient dans le voisinage du chalet. Mais on se serait demandé si la maladie de Mrs. Branican ne s'était pas aggravée, plutôt que de supposer que Len Burker pût avoir un intérêt quelconque à cacher la malade. Aussi le mot de séquestration ne fut-il jamais prononcé. Quant à M. William Andrew, il avait été retenu à la chambre durant une grande partie de l'hiver, impatient de voir par lui-même dans quel état se trouvait Dolly, il se promettait d'aller à Prospect-House, dès qu'il serait en état de sortir.
Or, dans la première semaine de mars, voilà que Mrs. Branican reprit ses promenades aux environs de Prospect-House, en compagnie de Jane et de la mulâtresse. Peu de temps après, dans une visite qu'il fit au chalet, M. William Andrew constata que la santé de la jeune femme ne donnait aucune inquiétude. Physiquement, son état était aussi satisfaisant que possible. Moralement, il est vrai, aucune amélioration ne s'était produite: inconscience, défaut de mémoire, manque d'intelligence, c'était toujours là les caractères de cette dégénérescence mentale. Même au cours de ses promenades, qui auraient pu lui rappeler quelques souvenirs, en présence des enfants qu'elle rencontrait sur sa route, devant cette mer animée de voiles lointaines où se perdait son regard, Mrs. Branican n'éprouvait plus cette émotion qui l'avait si profondément troublée autrefois. Elle ne cherchait pas à s'enfuir, et, maintenant, on pouvait la laisser seule à la garde de Jane. Toute idée de résistance, toute velléité de réaction étant éteintes, c'était la plus absolue résignation, doublée de la plus complète indifférence. Et, lorsque M. William Andrew eut revu Dolly, il dut se répéter que sa folie était incurable.
À cette époque, la situation de Len Burker était de plus en plus compromise. Le patrimoine de Mrs. Branican dont il avait violé le dépôt, n'avait pas suffi à combler l'abîme creusé sous ses pieds. Cette lutte à laquelle il s'opiniâtrait allait prendre fin avec ses dernières ressources. Quelques mois encore, quelques semaines peut-être, il serait menacé de poursuites judiciaires, dont il ne parviendrait à éviter les conséquences qu'en abandonnant San- Diégo.
Une seule circonstance aurait pu le sauver; mais il ne semblait pas qu'elle dût se produire — du moins en temps utile. En effet, si Mrs. Branican était vivante, son oncle Edward Starter continuait à vivre et à bien vivre. Non sans d'infinies précautions, afin qu'il n'en fût point informé, Len Burker avait pu se procurer des nouvelles de ce Yankee, confiné au fond de ses terres du Tennessee.
Robuste et vigoureux, dans la plénitude de ses facultés morales et physiques, ayant à peine soixante ans, Edward Starter passait son existence au grand air, au milieu des prairies et des forêts de cet immense territoire, dépensant son activité en parties de chasse à travers cette giboyeuse contrée, ou en parties de pêche sur les nombreux cours d'eau qui l'arrosent, se démenant sans cesse à pied ou à cheval, administrant par lui et rien que par lui ses vastes domaines. Décidément, c'était un de ces rudes fermiers du Nord-Amérique, qui meurent centenaires, et encore ne s'explique-t-on pas pourquoi ils veulent bien se décider à mourir.
Il n'y avait donc pas à compter dans un délai prochain sur cet héritage, et toute vraisemblance était même pour que l'oncle survécût à sa nièce. Les espérances que Len Burker avait pu concevoir de ce chef s'écroulaient manifestement, et devant lui se dressait l'inévitable catastrophe.
Deux mois s'écoulèrent, deux mois pendant lesquels sa situation devint pire encore. Des bruits inquiétants coururent sur son compte à San-Diégo comme au dehors. Maintes menaces lui furent adressées par des gens qui ne pouvaient plus rien obtenir de lui. Pour la première fois, M. William Andrew eut connaissance de ce qui était, et, très alarmé au sujet des intérêts de Mrs. Branican, il prit la résolution d'obliger son tuteur à lui rendre des comptes. S'il le fallait, la tutelle de Dolly serait remise à quelque mandataire plus digne de confiance, bien qu'il n'y eût rien à reprocher à Jane Burker, profondément dévouée à sa cousine.
Or, à cette époque déjà, les deux tiers du patrimoine de Mrs.
Branican étaient dévorés, et, de cette fortune, il ne restait à
Len Burker qu'un millier et demi de dollars.
Au milieu des réclamations qui le pressaient de toutes parts, un millier et demi de dollars, c'était une goutte d'eau dans la baie de San-Diégo! Mais, ce qui était insuffisant pour faire face à ses obligations devait lui suffire encore, s'il voulait fuir pour se mettre à l'abri des poursuites. Et il n'était que temps.
En effet, des plaintes ne tardèrent pas à être déposées contre Len Burker — plaintes en escroqueries et abus de confiance. Bientôt il fut sous le coup d'un mandat d'arrestation. Mais, lorsque les agents se présentèrent à son office de Fleet Street, il n'y avait pas paru depuis la veille.
Les agents se transportèrent aussitôt à Prospect-House… Len Burker avait quitté le chalet au milieu de la nuit. Qu'elle l'eût voulu ou non, sa femme avait été contrainte de le suivre. Seule la mulâtresse Nô était restée près de Mrs. Branican.
Des recherches furent alors ordonnées à San-Diégo, puis à San- Francisco, et sur divers points de l'État de Californie, afin de retrouver les traces de Len Burker: elles ne produisirent aucun résultat.
Dès que le bruit de cette disparition se fut répandu dans la ville, un tollé s'éleva contre l'indigne agent d'affaires, dont le déficit — on l'apprit rapidement — se chiffrait par une somme considérable.
Ce jour-là — 17 mai — à la première heure, M. William Andrew, s'étant rendu à Prospect-House, avait constaté qu'il ne restait plus rien des valeurs appartenant à Mrs. Branican. Dolly était absolument sans ressources. Son infidèle tuteur n'avait même pas laissé de quoi subvenir à ses premiers besoins.
M. William Andrew s'arrêta aussitôt au seul parti qu'il y eût à prendre: c'était de faire entrer Mrs. Branican dans une maison de santé, où sa situation serait assurée, et de congédier cette Nô, qui ne lui inspirait aucune confiance.
Donc, si Len Burker avait espéré que la mulâtresse resterait près de Dolly, et qu'elle le tiendrait au courant des modifications que son état de santé ou de fortune subirait dans l'avenir, il fut déçu de ce chef.
Nô, mise en demeure de quitter Prospect-House, partit le jour même. Dans la pensée qu'elle chercherait sans doute à rejoindre les époux Burker, la police la fit observer pendant quelque temps. Mais cette femme, très défiante et très rusée, parvint à dépister les agents, et disparut à son tour, sans que l'on sût ce qu'elle était devenue.
Maintenant, il était abandonné, ce chalet de Prospect-House, où John et Dolly avaient vécu si heureux, où ils avaient fait tant de rêves pour le bonheur de leur enfant!
Ce fut dans la maison de santé du docteur Brumley, qui l'avait déjà soignée, que Mrs. Branican fut conduite par M. William Andrew. Son état mental se ressentirait-il du changement récemment produit dans son existence? On l'espéra vainement. Elle resta aussi indifférente qu'elle l'avait été à Prospect-House. La seule particularité digne d'être relevée, c'est qu'une sorte d'instinct naturel semblait surnager au milieu du naufrage de sa raison. Quelquefois, il lui arrivait de murmurer une chanson de bébé, comme si elle eût voulu endormir un enfant entre ses bras. Mais le nom du petit Wat ne s'échappait jamais de ses lèvres.
Au cours de l'année 1876, aucune nouvelle de John Branican. Les rares personnes qui auraient pu croire encore que, si le Franklin ne revenait pas, son capitaine et son équipage seraient, malgré cela, rapatriés, furent contraintes de renoncer à cette conjecture. L'espérance ne peut indéfiniment résister à l'action destructive du temps. Aussi cette chance de retrouver les naufragés, qui s'affaiblissait de jour en jour, fut elle réduite à néant, lorsque l'année 1877, prenant fin, eut porté à plus de dix- huit mois le délai durant lequel on n'avait rien appris relativement au navire disparu.
Il en fut de même pour ce qui concernait les époux Burker. Les recherches étant demeurées infructueuses, on ne savait en quel pays ils étaient allés se réfugier, on ignorait le lieu où tous deux se cachaient sous un faux nom.
Et, à la vérité, il aurait eu raison de se plaindre de sa malchance, ce Len Burker, de n'avoir pu maintenir sa situation à l'office de Fleet Street. En effet, deux ans après sa disparition, l'aléa sur lequel il avait échafaudé ses plans venait de se réaliser, et il est permis de dire qu'il avait sombré au port!
Vers le milieu du mois de juin 1878, M. William Andrew reçut une lettre à l'adresse de Dolly Branican. Cette lettre l'informait de la mort inopinée d'Edward Starter. Le Yankee avait péri dans un accident. Une balle, tirée par un de ses compagnons de chasse, l'avait par ricochet frappé en plein coeur et tué sur le coup.
À l'ouverture de son testament, il fut reconnu qu'il laissait toute sa fortune à sa nièce, Dolly Starter, femme du capitaine Branican. L'état dans lequel se trouvait actuellement son héritière n'avait rien pu changer à ses dispositions, puisqu'il ignorait qu'elle eût été atteinte de folie, comme il ignorait aussi la disparition du capitaine John.
Aucune de ces nouvelles n'était jamais parvenue au fond de cet État du Tennessee, dans cet inaccessible et sauvage domaine, où, conformément à la volonté d'Edward Starter, ne pénétraient ni lettres ni journaux.
En fermes, en forêts, en troupeaux, en valeurs industrielles de diverses sortes, la fortune du testateur pouvait être évaluée à deux millions de dollars[3].
Tel était l'héritage que la mort accidentelle d'Edward Starter venait de faire passer sur la tête de sa nièce. Avec quelle joie San-Diégo eût applaudi à cet enrichissement de la famille Branican, si Dolly eût encore été épouse et mère, en pleine possession de son intelligence, si John avait été là pour partager cette richesse avec elle! Quel usage la charitable femme en aurait fait: Que de malheureux elle aurait secourus! Mais non! Les revenus de cette fortune mis en réserve, s'accumuleraient sans profit pour personne. Dans la retraite inconnue où il s'était réfugié, Len Burker eut-il connaissance de la mort d'Edward Starter et des biens considérables qu'il laissait, il est impossible de le dire.
M. William Andrew, administrateur des biens de Dolly, prit le parti d'aliéner les terres du Tennessee, fermes, forêts et prairies, qu'il eût été difficile de gérer à de telles distances. Nombre d'acquéreurs se présentèrent, et les ventes furent faites dans d'excellentes conditions. Les sommes qui en provinrent, converties en valeurs de premier choix, jointes à celles qui formaient une part importante de l'héritage d'Edward Starter, furent déposées dans les caisses de la Consolidated National Bank de San-Diégo. L'entretien de Mrs. Branican dans la maison du docteur Brumley ne devait absorber qu'une très faible part des revenus dont elle allait être créditée annuellement, et leur accumulation finirait par lui constituer l'une des plus grosses fortunes de la basse Californie.
D'ailleurs, malgré ce changement de situation, il ne fut point question de retirer Mrs. Branican de la maison du docteur Brumley. M. William Andrew ne le jugea pas nécessaire. Cette maison lui offrait tout le confort et aussi tous les soins que ses amis pouvaient désirer. Elle y resta donc, et là, sans doute, s'achèverait cette misérable, cette vaine existence, à laquelle il semblait que l'avenir réservait toutes les chances de bonheur!
Mais si le temps marchait, le souvenir des épreuves qui avaient accablé la famille Branican était toujours aussi vivace à San- Diégo, et la sympathie que Dolly inspirait aussi sincère, aussi profonde qu'au premier jour.
L'année 1879 commença, et tous ceux qui croyaient qu'elle s'écoulerait comme les autres, sans amener aucun changement dans cette situation, se trompaient absolument.
En effet, pendant les premiers mois de l'année nouvelle, le docteur Brumley et les médecins attachés à sa maison furent vivement frappés des modifications que présentait l'état moral de Mrs. Branican. Ce calme désespérant, cette indifférence apathique qu'elle montrait pour tous les détails de la vie matérielle, faisaient graduellement place à une agitation caractéristique. Ce n'étaient point des crises, suivies d'une réaction, où l'intelligence s'annihilait plus absolument encore. Non! On eût pu croire que Dolly éprouvait le besoin de se reprendre à la vie intellectuelle, que son âme cherchait à rompre les liens qui l'empêchaient de s'épandre à l'extérieur. Des enfants, qui lui furent présentés, obtinrent d'elle un regard, presque un sourire. On ne l'a pas oublié, à Prospect-House, durant la première période de sa folie, elle avait eu de ces échappées d'instinct, qui s'évanouissaient avec la crise. Maintenant, au contraire, ces impressions tendaient à persister. Il semblait que Dolly fût dans le cas d'une personne qui s'interroge, qui cherche à retrouver au fond de sa mémoire des souvenirs lointains.
Mrs. Branican allait-elle donc recouvrer la raison? Était-ce un travail de régénération qui s'opérait en elle? La plénitude de sa vie morale lui serait-elle rendue?… Hélas! à présent qu'elle n'avait plus ni enfant ni mari, était-il à souhaiter que cette guérison, on peut dire ce miracle, se manifestât, puisqu'elle n'en serait que plus malheureuse!
Que cela fût désirable ou non, les médecins entrevirent la possibilité d'obtenir ce résultat. Tout fut mis en oeuvre pour produire sur l'esprit, sur le coeur de Mrs. Branican des secousses durables et salutaires. On jugea même à propos de lui faire quitter la maison du docteur Brumley, de la ramener à Prospect- House, de la réinstaller dans sa chambre du chalet. Et lorsque cela fut fait, elle eut certainement conscience de cette modification apportée à son existence, elle parut prendre intérêt à se trouver dans ces conditions nouvelles.
Avec les premières journées du printemps — on était alors en avril — les promenades recommencèrent aux environs. Mrs. Branican fut plusieurs fois conduite sur les grèves de la pointe Island. Les quelques navires qui passaient au large, elle les suivait du regard, et sa main se tendait vers l'horizon. Mais elle ne cherchait plus à s'échapper comme autrefois, à fuir le docteur Brumley qui l'accompagnait. Elle n'était point affolée par le bruit des lames tumultueuses, couvrant le rivage de leurs embruns. Y avait-il lieu de penser que son imagination l'entraînait alors sur cette route suivie par le Franklin en quittant le port de San-Diégo, au moment où ses hautes voiles disparaissaient derrière les hauteurs de la falaise?… Oui… peut-être! Et ses lèvres, un jour, murmurèrent distinctement le nom de John!…
Il était manifeste que la maladie de Mrs. Branican venait d'entrer dans une période dont il y avait lieu d'étudier soigneusement les diverses phases. Peu à peu, en s'habituant à vivre au chalet, elle reconnaissait çà et là les objets qui lui étaient chers. Sa mémoire se reconstituait dans ce milieu, qui avait été si longtemps le sien. Un portrait du capitaine John, au mur de sa chambre, commençait à fixer son attention. Chaque jour, elle le regardait avec plus d'insistance et une larme, inconsciente encore, s'échappait parfois de ses yeux.
Oui! s'il n'y avait pas eu certitude sur la perte du Franklin, si John eût été sur le point de revenir, s'il eût apparu soudain, peut-être Dolly eût-elle recouvré la raison!… Mais il ne fallait plus compter sur le retour de John!
C'est pourquoi le docteur Brumley résolut de provoquer chez la pauvre femme une secousse qui n'était pas sans danger. Il voulait agir avant que l'amélioration observée fût venue à s'amoindrir, avant que la malade fût retombée dans cette indifférence qui avait été la caractéristique de sa folie depuis quatre ans. Puisqu'il semblait que son âme vibrait encore au souffle des souvenirs, il fallait lui imprimer une vibration suprême, dût-elle en être brisée! Oui! tout plutôt que de laisser Dolly rentrer dans ce néant, comparable à la mort!
Ce fut aussi l'avis de M. William Andrew, et il encouragea le docteur Brumley à tenter l'épreuve.
Un jour, le 27 mai, tous deux vinrent chercher Mrs. Branican, à Prospect-House. Une voiture, qui les attendait à la porte, les conduisit à travers les rues de San-Diégo jusqu'aux quais du port, et s'arrêta à l'embarcadère, où la steam-launch prenait les passagers qui voulaient se rendre à la pointe Loma.
L'intention du docteur Brumley, c'était, non de reconstituer la scène de la catastrophe, mais de replacer Mrs. Branican dans la situation où elle se trouvait, lorsqu'elle avait été si brusquement frappée dans sa raison.
En ce moment, le regard de Dolly brillait d'un extraordinaire éclat. Elle était en proie à une singulière animation. Il se faisait comme un remuement dans tout son être…
Le docteur Brumley et M. William Andrew la conduisirent vers la steam-launch, et, à peine eut-elle mis le pied sur le pont, que l'on fut encore plus vivement surpris de son attitude. D'instinct, elle était allée reprendre la place qu'elle occupait au coin de la banquette de tribord, alors qu'elle tenait son enfant entre ses bras. Puis elle regardait le fond de la baie, du côté de la pointe Loma, comme si elle eut cherché le Boundary à son mouillage.
Les passagers de l'embarcation avaient reconnu Mrs. Branican, et, M. William Andrew les ayant prévenus de ce qui allait être tenté, tous étaient sous le coup d'une émotion profonde. Devaient-ils être les témoins d'une scène de résurrection… non la résurrection d'un corps, mais celle d'une âme?…
Il va sans dire que toutes les précautions avaient été prises pour que, dans une crise d'affolement, Dolly ne pût se jeter par-dessus le bord de l'embarcation.
Déjà on avait franchi un demi-mille, et les yeux de Dolly ne s'étaient pas encore abaissés vers la surface de la baie. Ils étaient toujours dirigés vers la pointe Loma, et, lorsqu'ils s'en détournèrent, ce fut pour observer les manoeuvres d'un navire de commerce, qui, toutes voiles dessus, apparaissait à l'entrée du goulet, se rendant à son poste de quarantaine.
La figure de Dolly fut comme transformée… Elle se redressa, en regardant ce navire…
Ce n'était pas le Franklin, et elle ne s'y trompa point. Mais secouant la tête, elle dit:
«John!… Mon John!… Toi aussi, tu reviendras bientôt… et je serai là pour te recevoir!»
Soudain ses regards semblèrent fouiller les eaux de cette baie qu'elle venait de reconnaître. Elle poussa un cri déchirant, et se retournant vers M. William Andrew:
«Monsieur Andrew… vous… dit-elle. Et lui… mon petit Wat… mon enfant… mon pauvre enfant!… Là… là… je me souviens!… Je me souviens!…»
Et elle tomba agenouillée sur le pont de l'embarcation, les yeux noyés de larmes.
VIII
Situation difficile
Mrs. Branican revenue à la raison, c'était comme une morte qui serait revenue à la vie. Puisqu'elle avait résisté à ce souvenir, à l'évocation de cette scène, puisque cet éclair de sa mémoire ne l'avait pas foudroyée, pouvait-on, devait-on espérer que cette reprise d'elle-même serait définitive? Son intelligence ne succomberait-elle pas une seconde fois, lorsqu'elle apprendrait que, depuis quatre ans, les nouvelles du Franklin faisaient défaut, qu'il fallait le considérer comme perdu, corps et biens, qu'elle ne reverrait jamais le capitaine John?…
Dolly, brisée par cette violente émotion, avait été immédiatement ramenée à Prospect-House. Ni M. William Andrew, ni le docteur Brumley n'avaient voulu la quitter, et grâce aux femmes attachées à son service, elle reçut tous les soins que réclamait son état.
Mais la secousse avait été si rude qu'une fièvre intense s'en suivit. Il y eut même quelques jours de délire, dont les médecins se montrèrent très inquiets, bien que Dolly fût rentrée dans la plénitude de ses facultés intellectuelles. À la vérité, lorsque le moment serait venu de lui faire connaître toute l'étendue de son malheur, que de précautions il y aurait à prendre!
Et d'abord, la première fois que Dolly demanda depuis combien de temps elle était privée de raison:
«Depuis deux mois, répondit le docteur Brumley, qui était préparé à cette question.
— Deux mois… seulement!» murmura-t-elle.
Et il lui semblait qu'un siècle avait passé sur sa tête!
«Deux mois! ajouta-t-elle. John ne peut encore être de retour, puisqu'il n'y a que trois mois qu'il est parti!… Et sait-il que notre pauvre petit enfant?…
— Monsieur Andrew a écrit… répliqua sans hésiter le docteur
Brumley.
— Et a-t-on reçu des nouvelles du Franklin?…»
Réponse fut faite à Mrs. Branican que le capitaine John avait dû écrire de Singapore, mais que ses lettres n'avaient pu encore parvenir. Toutefois, d'après les correspondances maritimes, il y avait lieu de croire que le Franklin ne tarderait pas à arriver aux Indes. Des dépêches étaient attendues sous peu de temps. Puis Dolly ayant demandé pourquoi Jane Burker n'était pas près d'elle, le docteur lui répondit que M. et Mrs. Burker étaient en voyage, et que l'on n'était pas fixé sur l'époque de leur retour. C'était à M. William Andrew qu'incombait la tâche d'apprendre à Mrs. Branican la catastrophe du Franklin. Mais il fut convenu qu'il ne parlerait que lorsque sa raison serait assez raffermie pour supporter ce nouveau coup. Il aurait même soin de ne lui révéler que peu à peu les faits permettant de conclure qu'il ne restait aucun survivant du naufrage.
La question de l'héritage, acquis par la mort de M. Edward Starter, fut également réservée. Mrs. Branican saurait toujours assez tôt qu'elle possédait cette fortune, puisque son mari ne pourrait plus la partager avec elle!
Pendant les quinze jours qui suivirent, Mrs. Branican n'eut aucune communication avec le dehors. M. William Andrew et le docteur Brumley eurent seuls accès près d'elle. Sa fièvre, très intense au début, commençait à diminuer, et ne tarderait probablement pas à disparaître. Autant au point de vue de sa santé que pour n'avoir point à répondre à des questions trop précises, trop embarrassantes, le docteur avait prescrit à la malade un silence absolu. Et, surtout, on évitait devant elle toute allusion au passé, tout ce qui aurait pu lui permettre de comprendre que quatre ans s'étaient écoulés depuis la mort de son enfant, depuis le départ du capitaine John. Pendant quelque temps encore, il importait que l'année 1879 ne fût pour elle que l'année 1875.
D'ailleurs, Dolly n'éprouvait qu'un désir ou plutôt une impatience bien naturelle: c'était de recevoir une première lettre de John. Elle calculait que le Franklin étant sur le point d'arriver à Calcutta, s'il n'y était déjà, la maison Andrew ne tarderait pas à en être avisée par télégramme… Le courrier transocéanique ne se ferait pas attendre… Puis, elle-même, dès qu'elle en aurait la force, écrirait à John… Hélas! que dirait cette lettre — la première qu'elle lui aurait adressée depuis leur mariage, puisqu'ils n'avaient jamais été séparés avant le départ du Franklin?… Oui! que de tristes choses renfermerait cette première lettre!
Et alors se reportant vers le passé, Dolly s'accusait d'avoir causé la mort de son enfant!… Cette néfaste journée du 31 mars revenait à son souvenir!… Si elle eût laissé le petit Wat à Prospect-House, il vivrait encore!… Pourquoi l'avait-elle emmené lors de cette visite au Boundary?… Pourquoi avait-elle refusé l'offre du capitaine Ellis, qui lui proposait de rester à bord jusqu'à l'arrivée du navire au quai de San-Diégo?… L'effroyable malheur ne fût pas arrivé!… Et aussi pourquoi, dans un mouvement irréfléchi, avait-elle arraché l'enfant des bras de sa nourrice, au moment où l'embarcation évoluait brusquement pour éviter un abordage!… Elle était tombée, et le petit Wat lui avait échappé… à elle, sa mère… et elle n'avait pas eu l'instinct de le serrer dans une étreinte convulsive… Et, lorsque le matelot l'avait ramenée à bord, le petit Wat n'était plus dans ses bras!… Pauvre enfant, qui n'avait pas même une tombe sur laquelle sa mère pût aller pleurer!
Ces images, trop vivement évoquées dans son esprit, faisaient perdre à Dolly le calme qui lui était si nécessaire. À plusieurs reprises, un violent délire, dû au redoublement de la fièvre, rendit le docteur Brumley extrêmement inquiet. Par bonheur, ces crises se calmèrent, s'éloignèrent, disparurent enfin. Il n'y eut plus à craindre pour l'état mental de Mrs. Branican. Le moment approchait où M. William Andrew pourrait tout lui dire.
Dès que Dolly fut franchement entrée dans la période de convalescence, elle obtint la permission de quitter son lit. On l'installa sur une chaise longue, devant les fenêtres de sa chambre, d'où son regard embrassait la baie de San-Diégo, et pouvait se porter plus loin que la pointe Loma, jusqu'à l'horizon de mer. Là, elle restait immobile pendant de longues heures.
Puis Dolly voulut écrire à John; elle avait besoin de lui parler de leur enfant qu'il ne verrait plus, et elle laissa déborder toute sa douleur dans une lettre que John ne devait jamais recevoir.
M. William Andrew prit cette lettre, en promettant de la joindre à son courrier pour les Indes, et, cela fait, Mrs. Branican redevint assez calme, ne vivant plus que dans l'espérance d'obtenir par voie directe ou indirecte des nouvelles du Franklin.
Cependant cet état de choses ne devait pas durer. Évidemment, Dolly apprendrait, tôt ou tard, ce qu'on lui cachait — par excès de prudence peut-être. Plus elle se concentrait dans cette pensée qu'elle ne tarderait pas à recevoir une lettre de John, que chaque jour écoulé la rapprochait de son retour, plus le coup serait terrible!
Et cela ne parut que trop certain à la suite d'un entretien que
Mrs. Branican et M. William Andrew eurent le 19 juin.
Pour la première fois, Dolly était descendue dans le petit jardin de Prospect-House, où M. William Andrew l'aperçut assise sur un banc, devant le perron du chalet. Il alla s'asseoir près d'elle, et lui prenant les mains, les serra affectueusement.
Dans cette dernière période de convalescence, Mrs. Branican se sentait déjà forte. Son visage avait repris sa chaude coloration d'autrefois, bien que ses yeux fussent toujours humides de larmes.
«Je vois que votre guérison fait de rapides progrès, chère Dolly, dit M. William Andrew. Oui, vous allez mieux!
— En effet, monsieur Andrew, répondit Dolly, mais il me semble que j'ai bien vieilli pendant ces deux mois!…
— Combien mon pauvre John me trouvera changée à son retour!… Et puis, je suis seule à l'attendre!… Il n'y a plus que moi…
— Du courage, ma chère Dolly, du courage!… Je vous défends de vous laisser abattre… Je suis maintenant votre père… oui, votre père!… et je veux que vous m'obéissiez!
— Cher monsieur Andrew!
— À la bonne heure!
— La lettre que j'ai écrite à John est partie, n'est-ce pas?… demanda Dolly.
— Assurément… et il faut attendre sa réponse avec patience!… Il y a quelquefois de longs retards pour ces courriers de l'Inde!… Voilà que vous pleurez encore!… Je vous en prie, ne pleurez plus!…
— Le puis-je, monsieur Andrew, lorsque je songe… Et ne suis-je pas la cause… moi…
— Non, pauvre mère, non! Dieu vous a frappée cruellement… mais il veut que toute douleur ait une fin!
— Dieu!… murmura Mrs. Branican, Dieu qui me ramènera mon John!
— Ma chère Dolly, avez-vous eu aujourd'hui la visite du docteur? demanda M. William Andrew.
— Oui, et ma santé lui a paru meilleure!… Les forces me reviennent, et bientôt je pourrai sortir…
— Pas avant qu'il vous le permette, Dolly!
— Non, monsieur Andrew, je vous promets de ne pas faire d'imprudences.
— Et je compte sur votre promesse.
— Vous n'avez encore rien reçu de relatif au Franklin, monsieur Andrew?
— Non, et je ne saurais m'en étonner!… Les navires mettent quelquefois bien du temps à se rendre aux Indes…
— John aurait pu écrire de Singapore?… Est-ce qu'il n'y a pas fait relâche?
— Cela doit être, Dolly!… Mais, s'il a manqué le courrier de quelques heures, il n'en faut pas plus pour que ses lettres éprouvent un retard de quinze jours.
— Ainsi… vous n'êtes point surpris que John n'ait pas pu jusqu'ici vous faire parvenir une lettre?…
— Aucunement… répondit M. William Andrew, qui sentait combien la conversation devenait embarrassante.
— Et les journaux maritimes n'ont point mentionné son passage?… demanda Dolly.
— Non… depuis qu'il a été rencontré par le Boundary… il y a environ…
— Oui… environ deux mois… Et pourquoi faut-il que cette rencontre ait eu lieu!… Je ne serais point allée à bord du Boundary… et mon enfant…»
Le visage de Mrs. Branican s'était altéré, et des larmes coulaient de ses yeux.
«Dolly… ma chère Dolly, répondit M. William Andrew, ne pleurez pas, je vous en prie, ne pleurez pas!
— Ah! monsieur Andrew… je ne sais… Un pressentiment me saisit parfois… C'est inexplicable… Il me semble qu'un nouveau malheur… Je suis inquiète de John!
— Il ne faut pas l'être, Dolly!… Il n'y a aucune raison d'avoir de l'inquiétude…
— Monsieur Andrew, demanda Mrs. Branican, ne pourriez-vous m'envoyer quelques-uns des journaux où se trouvent les correspondances maritimes? Je voudrais les lire…
— Certainement, ma chère Dolly, je le ferai… D'ailleurs, si l'on savait quelque chose qui concernât le Franklin… soit qu'il eût été rencontré en mer, soit que sa prochaine arrivée aux Indes fût signalée, j'en serais le premier informé, et aussitôt…»
Mais il convenait de donner un autre tour à l'entretien, Mrs. Branican aurait fini par remarquer l'hésitation avec laquelle lui répondait M. William Andrew, dont le regard se baissait devant le sien, lorsqu'elle l'interrogeait plus directement. Aussi le digne armateur allait-il parler pour la première fois de la mort d'Edward Starter, et de la fortune considérable qui était échue en héritage à sa nièce, lorsque Dolly fit cette question:
«Jane Burker et son mari sont en voyage, m'a-t-on dit?… Y a-t-il longtemps qu'ils ont quitté San-Diégo?…
— Non… Deux ou trois semaines…
— Et ne sont-ils pas bientôt près de revenir?…
— Je ne sais… répondit M. William Andrew. Nous n'avons reçu aucune nouvelle…
— On ignore donc où ils sont allés?…
— On l'ignore, ma chère Dolly. Len Burker était engagé dans des affaires très aventureuses. Il a pu être appelé loin… très loin…
— Et Jane?…
— Mistress Burker a dû accompagner son mari… et je ne saurais vous dire ce qui s'est passé…
— Pauvre Jane! dit Mrs. Branican. J'ai pour elle une vive affection, et je serai heureuse de la revoir… N'est-ce pas la seule parente qui me reste!»
Elle ne songeait même pas à Edward Starter, ni au lien de famille qui les unissait.
«Comment se fait-il que Jane ne m'ait pas écrit une seule fois? demanda-t-elle.
— Ma chère Dolly… vous étiez déjà bien malade, lorsque
M. Burker et sa femme sont partis de San-Diégo…
— En effet, monsieur Andrew, et pourquoi écrire à qui ne sait plus comprendre!… Chère Jane, elle est à plaindre!… La vie aura été dure pour elle!… J'ai toujours craint que Len Burker se lançât dans quelque spéculation qui tournerait mal!… Peut-être John le craignait-il aussi!
— Et cependant, répondit M. William Andrew, personne ne s'attendait à un si fâcheux dénouement…
— Est-ce donc à la suite de mauvaises affaires que Len Burker a quitté San-Diégo?…» demanda vivement Dolly.
Et elle regardait M. William Andrew, dont l'embarras n'était que trop visible.
«Monsieur Andrew, reprit-elle, parlez!… Ne me laissez rien ignorer!… Je désire tout savoir!…
— Eh bien, Dolly, je ne veux point vous cacher un malheur que vous ne tarderiez pas à connaître!… Oui! dans ces derniers temps, la situation de Len Burker s'est aggravée… Il n'a pu faire face à ses engagements… Des réclamations se sont élevées… Menacé d'être mis en état d'arrestation, il a dû prendre la fuite…
— Et Jane l'a suivi?…
— Il a certainement dû l'y contraindre, et, vous le savez, elle était sans volonté devant lui…
— Pauvre Jane!… Pauvre Jane! murmura Mrs. Branican. Que je la plains, et si j'avais été à même de lui venir en aide…
— Vous l'auriez pu! dit M. William Andrew. Oui… vous auriez pu sauver Len Burker, sinon pour lui, qui ne mérite aucune sympathie, du moins pour sa femme…
— Et John eût approuvé, j'en suis sûre, l'emploi que j'aurais fait de notre modeste fortune!»
M. William Andrew se garda bien de répondre que le patrimoine de Mrs. Branican avait été dévoré par Len Burker. C'eût été avouer qu'il avait été son tuteur, et elle se serait peut-être demandé comment en un temps si court — deux mois à peine — tant d'événements avaient pu s'accomplir.
Aussi M. William Andrew se borna-t-il à répondre:
«Ne parlez plus de votre modeste position, ma chère Dolly… Elle est bien changée maintenant!
— Que voulez-vous dire, monsieur Andrew? demanda Mrs. Branican.
— Je veux dire que vous êtes riche… extrêmement riche!
— Moi?…
— Votre oncle Edward Starter est mort…
— Mort?… Il est mort!… Et depuis quand?…
— Depuis…»
M. William Andrew fut sur le point de se trahir, en donnant la date exacte du décès d'Edward Starter, vieille de deux ans déjà, ce qui eût fait connaître l'entière vérité.
Mais Dolly était toute à cette pensée que la mort de son oncle, la disparition de sa cousine, la laissaient sans famille. Et, quand elle apprit que, du fait de ce parent qu'elle avait à peine connu, dont John et elle n'entrevoyaient l'héritage que dans un avenir assez éloigné, sa fortune se montait à deux millions de dollars, elle ne vit là que l'occasion du bien qu'elle aurait pu accomplir.
«Oui, monsieur Andrew, dit-elle, je serais venue au secours de la pauvre Jane!… Je l'aurai sauvée de la ruine et de la honte!… Où est-elle?… Où peut-elle être?… Que va-t-elle devenir?…»
M. William Andrew dut répéter que les recherches faites pour retrouver Len Burker n'avaient donné aucun résultat. Len Burker s'était-il réfugié sur quelque lointain territoire des États-Unis, ou n'avait-il pas plutôt quitté l'Amérique? Il avait été impossible de le savoir.
«Cependant, s'il n'y a que quelques semaines que Jane et lui ont disparu de San-Diégo, fit observer Mrs. Branican, peut-être apprendra-t-on…
— Oui… quelques semaines!» se hâta de répondre M. William
Andrew.
Mais, en ce moment, Mrs. Branican ne songeait qu'à ceci: c'est que, grâce à l'héritage d'Edward Starter, John n'aurait plus besoin de naviguer… C'est qu'il ne la quitterait plus. C'est que ce voyage à bord du Franklin, pour le compte de la maison Andrew, serait le dernier qu'il aurait fait…
Et n'était-ce pas le dernier, puisque le capitaine John n'en devait jamais revenir!
«Cher monsieur Andrew, s'écria Dolly, une fois de retour, John ne reprendra plus la mer!… Ses goûts de marin, il me les sacrifiera!… Nous vivrons ensemble… toujours ensemble!… Rien ne nous séparera plus!»
À l'idée que ce bonheur serait brisé d'un mot — un mot qu'il faudrait bientôt prononcer — M. William Andrew ne se sentait plus maître de lui. Il se hâta de mettre fin à cet entretien; mais, avant de s'éloigner, il obtint de Mrs. Branican la promesse qu'elle ne commettrait aucune imprudence, qu'elle ne se hasarderait pas à sortir, qu'elle ne reviendrait pas à sa vie d'autrefois, tant que le docteur ne l'aurait pas permis. De son côté, il dut répéter que s'il recevait directement ou indirectement quelques informations sur le Franklin, il s'empresserait de les communiquer à Prospect-House.
Lorsque M. William Andrew eut rapporté cette conversation au docteur Brumley, celui-ci ne cacha point sa crainte qu'une indiscrétion ne fît connaître la vérité à Mrs. Branican. Que sa folie avait duré quatre ans, que, depuis quatre ans, on ne savait ce qu'était devenu le Franklin, qu'elle ne reverrait jamais John. Oui! mieux valait que ce fût par M. William Andrew ou par lui-même, et en prenant tous les ménagements possibles, que Dolly fût informée de la situation.
Il fut donc décidé que dans une huitaine de jours, lorsqu'il n'y aurait plus un motif plausible pour interdire à Mrs. Branican de quitter le chalet, elle serait instruite de tout.
«Et que Dieu lui donne la force de résister à cette épreuve!» dit
M. William Andrew.
Pendant la dernière semaine de juin, l'existence de Mrs. Branican continua d'être à Prospect-House ce qu'elle avait toujours été. Grâce aux soins dont on l'entourait, elle recouvrait la force physique en même temps que l'énergie morale. Aussi M. William Andrew se sentait-il de plus en plus embarrassé, lorsque Dolly le pressait de questions auxquelles il lui était interdit de répondre.
Dans l'après-midi du 23, il vint la voir, afin de mettre à sa disposition une importante somme d'argent et de lui rendre compte de sa fortune, qui était déposée en valeurs mobilières à la Consolidated National Bank de San-Diégo.
Ce jour-là, Mrs. Branican se montra très indifférente au sujet de ce que lui disait M. William Andrew. Elle l'écoutait à peine. Elle ne parlait que de John, elle ne pensait qu'à lui. Quoi! pas encore de lettre!… Cela l'inquiétait au dernier point!… Comment se faisait-il que la maison Andrew n'eût pas reçu même de dépêche mentionnant l'arrivée du Franklin aux Indes?
L'armateur essaya de calmer Dolly en lui disant qu'il venait d'envoyer des télégrammes à Calcutta, que, d'un jour à l'autre, il aurait une réponse. Bref, s'il réussit à détourner ses idées, elle le troubla singulièrement, lorsqu'elle lui demanda:
«Monsieur Andrew, il y a un homme dont je ne vous ai point parlé jusqu'ici… C'est celui qui m'a sauvée et qui n'a pu sauver mon pauvre enfant… C'est ce marin…
— Ce marin?… répondit M. William Andrew non sans une visible hésitation.
— Oui… cet homme courageux… à qui je dois la vie… A-t-il été récompensé?…
— Il l'a été, Dolly.»
Et, en réalité, c'est ce qui avait été fait.
«Se trouve-t-il à San-Diégo, monsieur Andrew?…
— Non… ma chère Dolly… Non!… J'ai entendu dire qu'il avait repris la mer…»
Ce qui était vrai.
Après avoir quitté le service de la baie, ce marin avait fait plusieurs campagnes au commerce et il se trouvait actuellement en cours de navigation.
«Mais, au moins, pouvez-vous me dire comment il se nomme?… demanda Mrs. Branican.
— Il se nomme Zach Fren.
— Zach Fren?… Bien!… Je vous remercie, monsieur Andrew!» répondit Dolly.
Et elle n'insista pas davantage sur ce qui concernait le marin dont elle venait d'apprendre le nom.
Mais, depuis ce jour, Zach Fren ne cessa plus d'occuper la pensée de Dolly. Il était désormais indissolublement lié dans son esprit au souvenir de la catastrophe qui avait eu pour théâtre la baie de San-Diégo. Ce Zach Fren, elle le retrouverait à la fin de sa campagne… Il n'était parti que depuis quelques semaines… Elle saurait à bord de quel navire il avait embarqué… Un navire du port de San-Diégo probablement… ce navire reviendrait dans six mois… dans un an… et alors… Certainement, le Franklin serait de retour avant lui… John et elle seraient d'accord pour récompenser Zach Fren… pour lui payer leur dette de reconnaissance… Oui! John ne pouvait tarder à ramener le Franklin, dont il résignerait le commandement… Ils ne se sépareraient plus l'un de l'autre!
«Et, ce jour-là, pensait-elle, pourquoi faudra-t-il que nos baisers soient mêlés de larmes!»
IX
Révélations
Cependant M. William Andrew désirait et craignait cet entretien dans lequel Mrs. Branican apprendrait la disparition définitive du Franklin, la perte de son équipage et de son capitaine — perte qui ne faisait plus doute à San-Diégo. Sa raison, ébranlée une première fois, résisterait-elle à ce dernier coup? Bien que quatre ans se fussent écoulés depuis le départ de John, ce serait comme si sa mort n'eût daté que de la veille! Le temps, qui avait passé sur tant d'autres douleurs humaines, n'avait point marché pour elle!
Tant que Mrs. Branican resterait à Prospect-House, on pouvait espérer qu'aucune indiscrétion ne serait prématurément commise. M. William Andrew et le docteur Brumley avaient pris leurs précautions à cet égard, en empêchant journaux ou lettres d'arriver au chalet. Mais Dolly se sentait assez forte pour sortir, et, bien que le docteur ne l'eût pas encore autorisée à le faire, ne pouvait-elle quitter Prospect-House sans en rien dire?… Aussi ne fallait-il plus hésiter, et, comme cela avait été convenu, Dolly apprendrait bientôt qu'il n'y avait plus à compter sur le retour du Franklin.
Or, après la conversation qu'elle avait eue avec M. William Andrew, Mrs. Branican avait pris la résolution de sortir, sans prévenir ses femmes, qui auraient tout fait pour l'en dissuader. Si cette sortie ne représentait aucun danger dans l'état actuel de sa santé, elle pouvait amener de déplorables résultats, dans le cas où un hasard quelconque lui ferait connaître la vérité, sans de préalables ménagements.
En quittant Prospect-House, Mrs. Branican se proposait de faire une démarche au sujet de Zach Fren.
Depuis qu'elle connaissait le nom de ce marin, une pensée n'avait cessé de l'obséder.
«On s'est occupé de lui, se répétait-elle. Oui!… Un peu d'argent lui aura été donné, et je n'ai pu intervenir moi-même… Puis Zach Fren est parti, il y a cinq ou six semaines… Mais peut-être a-t- il une famille, une femme, des enfants… de pauvres gens à coup sûr!… C'est mon devoir d'aller les visiter, de subvenir à leurs besoins, de leur assurer l'aisance!… Je les verrai, et je ferai pour eux ce que je dois faire!»
Et, si Mrs. Branican eut consulté M. William Andrew à ce propos, comment aurait-il pu la détourner d'accomplir cet acte de reconnaissance et de charité?
Le 21 juin, Dolly sortit de chez elle vers neuf heures du matin; personne ne l'avait aperçue. Elle était vêtue de deuil — le deuil de son enfant, dont la mort, dans sa pensée, remontait à deux mois à peine. Ce ne fut pas sans une profonde émotion qu'elle franchit la porte du petit jardin — seule, ce qui ne lui était pas encore arrivé.
Le temps était beau, et la chaleur déjà forte avec ces premières semaines de l'été californien, bien qu'elle fût atténuée par la brise de mer.
Mrs. Branican s'engagea entre les clôtures de la haute ville. Absorbée par l'idée de ce qu'elle allait faire, le regard distrait, elle n'observa pas certains changements survenus dans ce quartier, quelques constructions récentes qui auraient dû attirer son attention. Du moins n'en eut-elle qu'une perception très vague. D'ailleurs, ces modifications n'étaient pas assez importantes pour qu'elle fût embarrassée de retrouver son chemin, en traversant les rues qui descendent vers la baie. Elle ne remarqua pas non plus que deux ou trois personnes, qui la reconnaissaient, la regardaient avec un certain étonnement.
En passant devant une chapelle catholique, voisine de Prospect- House, et dont elle avait été l'une des plus assidues paroissiennes, Dolly éprouva un irrésistible désir d'y entrer. Le desservant de cette chapelle commençait à dire la messe, au moment où elle vint s'agenouiller sur une chaise basse dans un angle assez obscur. Là, son âme s'épancha en prières pour son enfant, pour son mari, pour tous ceux qu'elle aimait. Les quelques fidèles qui assistaient à cette messe ne l'avaient point entrevue, et, lorsqu'elle se retira, ils avaient déjà quitté la chapelle.
C'est alors que son esprit fut frappé d'un détail d'aménagement qui ne laissa pas que de la surprendre. Il lui sembla que l'autel n'était plus celui devant lequel elle avait l'habitude de prier. Cet autel plus riche, d'un style nouveau, était placé en avant d'un chevet, qui paraissait être de construction récente. Est-ce que la chapelle avait été récemment agrandie?…
Ce ne fut encore là qu'une fugitive impression, qui se dissipa dès que Mrs. Branican eut commencé à descendre les rues de ce quartier du commerce, où l'animation était grande alors. Mais, à chaque pas, la vérité pouvait éclater à ses yeux… une affiche avec une date… un horaire de railroads… un avis de départ des lignes du Pacifique… l'annonce d'une fête ou d'un spectacle portant le millésime de 1879… Et alors Dolly apprendrait brusquement que M. William Andrew et le docteur Brumley l'avaient trompée, que sa folie avait duré quatre ans et non quelques semaines… Et, de là, cette conséquence, c'est que ce n'était pas depuis deux mois, mais depuis quatre années que le Franklin avait quitté San-Diégo… Et, si on le lui avait caché, c'est que John n'était pas revenu… c'est qu'il ne devait jamais revenir!…
Mrs. Branican se dirigeait rapidement vers les quais du port, lorsque l'idée lui vint de passer devant la maison de Len Burker. Cela ne lui occasionnait qu'un léger détour.
«Pauvre Jane!» murmurait-elle.
Arrivée en face de l'office de Fleet Street, elle eut quelque peine à le reconnaître — ce qui lui causa plus qu'un mouvement de surprise, une vague et troublante inquiétude…
En effet, au lieu de la maison étroite et sombre qu'elle connaissait, il y avait là une bâtisse importante, d'architecture anglo-saxonne, comprenant plusieurs étages, avec de hautes fenêtres, grillées au rez-de-chaussée. Au-dessus du toit, s'élevait un lanterneau, sur lequel se déployait un pavillon dont l'étamine portait les initiales H. W. Près de la porte s'étalait un cadre, où l'on pouvait lire ces mots en lettres dorées:
HARRIS WADANTON AND CO.
Dolly crut d'abord s'être trompée. Elle regarda à droite, à gauche. Non! c'était bien ici, à l'angle de Fleet Street, la maison où elle venait voir Jane Burker…
Dolly mit la main sur ses yeux… Un inexplicable pressentiment lui serrait le coeur… Elle ne pouvait se rendre compte de ce qu'elle éprouvait…
La maison de commerce de M. William Andrew n'était pas éloignée. Dolly, ayant pressé le pas, l'aperçut au détour de la rue. Elle eut d'abord la pensée de s'y rendre. Non… elle s'y arrêterait en revenant… lorsqu'elle aurait vu la famille de Zach Fren… Elle comptait demander l'adresse du marin au bureau des steam-launches, près de l'embarcadère.
L'esprit égaré, l'oeil indécis, le coeur palpitant, Dolly continua sa route. Ses regards s'attachaient maintenant sur les personnes qu'elle rencontrait… Elle éprouvait comme un irrésistible besoin d'aller à ces personnes, afin de les interroger, de leur demander… quoi?… On l'aurait prise pour une folle… Mais était-elle sûre que sa raison ne l'abandonnait pas encore une fois?… Est-ce qu'il y avait des lacunes dans sa mémoire?…
Mrs. Branican arriva sur le quai. Au delà, la baie se montrait dans toute son étendue. Quelques navires roulaient sous la houle à leur poste de mouillage. D'autres faisaient leurs préparatifs pour appareiller. Quels souvenirs rappelait à Dolly ce mouvement du port!… Il y avait trois mois à peine, elle s'était placée à l'extrémité de ce wharf… C'est de cet endroit qu'elle avait vu le Franklin évoluer une dernière fois pour se diriger sur le goulet… C'est là qu'elle avait reçu le dernier adieu de John!… Puis, le navire avait doublé la pointe Island; les hautes voiles s'étaient un instant découpées au-dessus du littoral, et le Franklin avait disparu dans les lointains de la haute mer…
Quelques pas encore, et Dolly se trouva devant le bureau des steam-launches, près de l'appontement qui servait aux passagers. Une des embarcations s'en détachait en ce moment, poussant vers la pointe Loma.
Dolly la suivit du regard, écoutant le bruit de la vapeur qui haletait à l'extrémité du tuyau noir.
À quel triste souvenir son esprit se laissa entraîner alors — le souvenir de son enfant, dont ces eaux n'avaient pas même rendu le petit corps, et qui l'attiraient… la fascinaient… Elle se sentait défaillir, comme si le sol lui eût manqué… La tête lui tournait… Elle fut sur le point de tomber…
Un instant après, Mrs. Branican entrait dans le bureau des steam- launches.
En voyant cette femme, les traits contractés, la figure blême, l'employé, qui était assis devant une table, se leva, approcha une chaise, et dit:
«Vous êtes souffrante, mistress?
— Ce n'est rien, monsieur, répondit Dolly. Un moment de faiblesse… Je me sens mieux…
— Veuillez vous asseoir en attendant le prochain départ. Dans dix minutes au plus…
— Je vous remercie, monsieur, répondit Mrs. Branican. Je ne suis venue que pour demander un renseignement… Peut-être pouvez-vous me le donner?…
— À quel propos, mistress?»
Dolly s'était assise, et, après avoir porté la main à son front, pour rassembler ses idées:
«Monsieur, dit-elle, vous avez eu à votre service un matelot nommé
Zach Fren?…
— Oui, mistress, répondit l'employé. Ce matelot n'est pas resté longtemps avec nous, mais je l'ai parfaitement connu.
— C'est bien lui, n'est-ce pas, qui a risqué sa vie pour sauver une femme… une malheureuse mère…
— En effet, je me rappelle… mistress Branican… Oui!… c'est bien lui.
— Et maintenant, il est en mer?…
— En mer.
— Sur quel navire est-il embarqué?…
— Sur le trois-mâts Californian.
— De San-Diégo?…
— Non, mistress, de San-Francisco.
— À quelle destination?…
— À destination des mers d'Europe.»
Mrs. Branican, plus fatiguée qu'elle n'aurait cru l'être, se tut pendant quelques instants, et l'employé attendit qu'elle lui adressât de nouvelles questions. Lorsqu'elle fut un peu remise:
«Zach Fren est-il de San-Diégo?… demanda-t-elle.
— Oui, mistress.
— Pouvez-vous m'apprendre où demeure sa famille?…
— J'ai toujours entendu dire à Zach Fren qu'il était seul au monde. Je ne crois pas qu'il lui reste aucun parent, ni à San- Diégo ni ailleurs.
— Il n'est pas marié?…
— Non, mistress.»
Il n'y avait pas lieu de mettre en doute la réponse de cet employé, à qui Zach Fren était particulièrement connu.
Donc, en ce moment, rien à faire, puisque ce marin n'avait pas de famille, et il faudrait que Mrs. Branican attendît le retour du Californian en Amérique.
«Sait-on combien doit durer le voyage de Zach Fren? demanda-t- elle.
— Je ne saurais vous le dire, mistress, car le Californian est parti pour une très longue campagne.
— Je vous remercie, monsieur, dit Mrs. Branican. J'aurais eu grande satisfaction à rencontrer Zach Fren, mais bien du temps se passera, sans doute…
— Oui, mistress!
— Toutefois, il est possible qu'on ait des nouvelles du Californian dans quelques mois… dans quelques semaines?…
— Des nouvelles?… répondit l'employé. Mais la maison de San- Francisco à laquelle ce navire appartient a déjà dû en recevoir plusieurs fois…
— Déjà?…
— Oui… mistress!
— Et plusieurs fois?…»
En répétant ces mots, Mrs. Branican, qui s'était levée, regardait l'employé, comme si elle n'eût rien compris à ses paroles.
«Tenez, mistress, reprit celui-ci, en tendant un journal. Voici la Shipping-Gazette… Elle annonce que le Californian a quitté Liverpool il y a huit jours…
— Il y a huit jours!» murmura Mrs. Branican, qui avait pris le journal en tremblant. Puis, d'une voix si profondément altérée que l'employé put à peine l'entendre:
«Depuis combien de temps Zach Fren est-il donc parti?… demanda- t-elle.
— Depuis près de dix-huit mois…
— Dix-huit mois!»
Dolly dut s'appuyer à l'angle du bureau… Son coeur avait cessé de battre pendant quelques instants. Soudain ses regards s'arrêtèrent sur une affiche appendue au mur, et qui indiquait les heures du service des steam-launches pour la saison d'été. En tête de l'affiche, il y avait ce mot et ces chiffres:
MARS 1879
Mars 1879!… On l'avait trompée!… Il y avait quatre ans que son enfant était mort… quatre ans que John avait quitté San- Diégo!… Elle avait donc été folle pendant ces quatre années!… Oui!… Et si M. William Andrew, si le docteur Brumley lui avaient laissé croire que sa folie n'avait duré que deux mois, c'est qu'ils avaient voulu lui cacher la vérité sur le Franklin… C'est que, depuis quatre ans, on était sans nouvelles de John et de son navire!
Au grand effroi de l'employé, Mrs. Branican fut saisie d'un spasme violent. Mais un suprême effort lui permit de se dominer, et s'élançant hors du bureau, elle marcha rapidement à travers les rues de la basse ville.
Ceux qui virent passer cette femme, la figure pâle, les yeux hagards, durent penser que c'était une folle.
Et si elle ne l'était pas, la malheureuse Dolly, n'allait-elle pas le redevenir?…
Où se dirigeait-elle? Ce fut vers la maison de M. William Andrew, où elle arriva presque inconsciemment en quelques minutes. Elle franchit les bureaux, elle passa au milieu des commis, qui n'eurent pas le temps de l'arrêter, elle poussa la porte du cabinet où se trouvait l'armateur.
Tout d'abord, M. William Andrew fut stupéfait de voir entrer Mrs. Branican, puis épouvanté en observant ses traits décomposés, son effroyable pâleur.
Et, avant qu'il eût pu lui adresser la parole:
«Je sais… je sais!… s'écria-t-elle. Vous m'avez trompée!…
Pendant quatre ans, j'ai été folle!…
— Ma chère Dolly… calmez-vous!
— Répondez!… Le Franklin?… Voilà quatre ans qu'il est parti, n'est-ce pas?…»
M. William Andrew baissa la tête.
«Vous n'en avez plus de nouvelles… depuis quatre ans… depuis quatre ans?…»
M. William Andrew se taisait toujours.
«On considère le Franklin comme perdu!… Il ne reviendra plus personne de son équipage… et je ne reverrai jamais John!»
Des larmes furent la seule réponse que put faire M. William
Andrew.
Mrs. Branican tomba brusquement sur un fauteuil… Elle avait perdu connaissance.
M. William Andrew appela une des femmes de la maison qui s'empressa de porter secours à Dolly. L'un des commis fut aussitôt expédié chez le docteur Brumley, qui demeurait dans le quartier, et qui se hâta de venir.
M. William Andrew le mit au courant. Par une indiscrétion ou par un hasard, il ne savait, Mrs. Branican venait de tout apprendre. Était-ce à Prospect-House ou bien dans les rues de San-Diégo, peu importait! Elle savait, à présent! Elle savait que quatre ans s'étaient écoulés depuis la mort de son enfant, que pendant quatre ans elle avait été privée de raison, que quatre ans s'étaient passés sans qu'on eût reçu aucune nouvelle du Franklin…
Ce ne fut pas sans peine que le docteur Brumley parvint à ranimer la malheureuse Dolly, se demandant si son intelligence aurait résisté à ce dernier coup, le plus terrible de ceux qui l'eussent frappée.
Lorsque Mrs. Branican eut repris peu à peu ses sens, elle avait conscience de ce qui venait de lui être révélé!… Elle était revenue à la vie avec toute sa raison!… Et, à travers ses larmes, son regard interrogeait M. William Andrew, qui lui tenait les mains, agenouillé près d'elle.
«Parlez… parlez… monsieur Andrew!»
Et ce furent les seuls mots qui purent s'échapper de ses lèvres. Alors, d'une voix entrecoupée de sanglots, M. William Andrew lui apprit quelles inquiétudes avait d'abord causées le défaut de nouvelles relatives au Franklin… Lettres et dépêches avaient été envoyées à Singapore et aux Indes, où le bâtiment n'était jamais arrivé… une enquête avait été faite sur le parcours du navire de John!… Et aucun indice n'avait pu mettre sur la trace du naufrage! Immobile, Mrs. Branican écoutait, la bouche muette, le regard fixe. Et lorsque M. William Andrew eut achevé son récit:
«Mon enfant mort… mon mari mort… murmura-t-elle. Ah! pourquoi
Zach Fren ne m'a-t-il pas laissée mourir!»
Mais sa figure se ranima soudain, et son énergie naturelle se manifesta avec tant de puissance, que le docteur Brumley en fut effrayé.
«Depuis les dernières recherches, dit-elle d'une voix résolue, on n'a rien su du Franklin?…
— Rien, répondit M. William Andrew.
— Et vous le considérez comme perdu?…
— Oui… perdu!
— Et de John, de son équipage, on n'a obtenu aucune nouvelle?…
— Aucune, ma pauvre Dolly, et maintenant, nous n'avons plus d'espoir…
— Plus d'espoir!» répondit Mrs. Branican d'un ton presque ironique.
Elle s'était relevée, elle tendait la main vers une des fenêtres par laquelle on apercevait l'horizon de mer.
M. William Andrew et le docteur Brumley la regardaient avec épouvante, craignant pour son état mental. Mais Dolly se possédait tout entière, et, le regard illuminé du feu de son âme:
«Plus d'espoir!… répéta-t-elle. Vous dites plus d'espoir!… Monsieur Andrew, si John est perdu pour vous, il ne l'est pas pour moi!… Cette fortune qui m'appartient, je n'en veux pas sans lui!… Je la consacrerai à rechercher John et ses compagnons du Franklin!… Et, Dieu aidant, je les retrouverai!… Oui!… je les retrouverai!»