Mistress Branican
I
En naviguant
Du jour où M. de Lesseps a percé l'isthme de Suez, on a été en droit de dire que du continent africain il avait fait une île. Lorsque le canal de Panama sera achevé, il sera également permis de donner la qualification d'îles à l'Amérique du Sud et à l'Amérique du Nord. En effet, ces immenses territoires seront entourés d'eau de toutes parts. Mais, comme ils conserveront le nom de continent, en égard à leur étendue, il est logique d'appliquer ce nom à l'Australie ou Nouvelle-Hollande, qui se trouve dans les mêmes conditions.
En effet, l'Australie mesure trois mille neuf cents kilomètres dans sa plus grande longueur de l'est à l'ouest, et trois mille deux cents dans sa plus grande largeur du nord au sud. Or, le produit de ces deux dimensions constitue une superficie de quatre millions huit cent trente mille kilomètres carrés environ — soit les sept neuvièmes de l'aire européenne.
Le continent australien est actuellement divisé, par les auteurs des atlas les plus récents, en sept provinces que séparent des lignes arbitraires, se coupant à angle droit, et qui ne tiennent aucun compte des accidents orographiques ou hydrographiques:
À l'est, dans la partie la plus peuplée, le Queensland, capitale
Brisbane — la Nouvelle-Galles du Sud, capitale Sydney —
Victoria, capitale Melbourne;
Au centre, l'Australie septentrionale et la Terre Alexandra, sans capitales — l'Australie méridionale, capitale Adélaïde;
À l'ouest, l'Australie occidentale, qui s'étend du nord au sud, capitale Perth.
Il convient d'ajouter que les Australiens cherchent à constituer une confédération sous le nom de «Commonwealth of Australia». Le gouvernement anglais repousse cette qualification, mais, sans doute, elle sera acquise le jour où la séparation sera un fait accompli.
On verra bientôt en quelles provinces, les plus dangereuses et les moins connues de ce continent, Mrs. Branican allait s'aventurer avec cette espérance si vague, cette pensée presque irréalisable, de retrouver le capitaine John, de l'arracher à la tribu qui le retenait prisonnier depuis neuf ans. Et, d'ailleurs, n'y avait-il pas lieu de se demander si les Indas avaient respecté sa vie, après l'évasion de Harry Felton?
Le projet de Mrs. Branican était de quitter Sydney, dès que le départ serait possible. Elle pouvait compter sur le dévouement sans bornes de Zach Fren, sur l'intelligence ferme et pratique qui le caractérisait. Dans un long entretien, ayant la carte de l'Australie sous les yeux, tous deux avaient discuté les mesures les plus promptes, les plus formelles aussi, qui devaient décider le succès de cette nouvelle tentative. Le choix du point de départ, on le comprend, était d'une extrême importance, et voici ce qui fut définitivement arrêté:
1° Une caravane, pourvue des meilleurs moyens de recherches et de défense, nantie de tout le matériel exigé par un voyage à travers les déserts de l'Australie centrale, serait organisée aux frais et par les soins de Mrs. Branican;
2° Cette exploration devant commencer dans un très bref délai, il convenait de se transporter par les voies les plus rapides de terre ou de mer jusqu'au point terminus des communications établies entre le littoral et le centre du continent.
En premier lieu, la question de gagner le littoral nord-ouest, c'est-à-dire l'endroit de la Terre de Tasman où avaient abordé les naufragés du Franklin, fut posée et débattue. Mais ce détour eût occasionné une perte de temps énorme, entraîné de réelles difficultés tant pour le personnel que pour le matériel — qui seraient l'un et l'autre considérables. En somme, rien ne démontrait qu'en attaquant le continent australien par l'ouest, l'expédition rencontrerait avec plus de certitude la tribu qui détenait le capitaine John Branican, les indigènes nomades parcourant la Terre Alexandra aussi bien que les districts de l'Australie occidentale. Il fut donc répondu négativement à cette question.
En second lieu, on traita la direction qu'il convenait de prendre dès le début de la campagne; c'était évidemment celle que Harry Felton avait dû suivre pendant son parcours de l'Australie centrale. Cette direction, si on ne la connaissait pas d'une façon précise, était, du moins, indiquée par le point où le second du Franklin avait été recueilli, c'est-à-dire les bords du Parru, à la limite du Queensland et de la Nouvelle-Galles du Sud, au nord- ouest de cette province.
Depuis 1770 — époque à laquelle le capitaine Cook explora la Nouvelle-Galles du Sud et prit possession, au nom du roi d'Angleterre, du continent déjà reconnu par le Portugais Manuel Godenbho et par les Hollandais Verschoor, Hartog, Carpenter et Tasman — sa partie orientale s'était largement colonisée, développée, civilisée. Ce fut en 1787 que, Pitt étant ministre, le commodore Philipp vint fonder la station pénitentiaire de Botany- Bay, d'où, en moins d'un siècle, allait sortir une nation de près de trois millions d'hommes. Actuellement, rien de ce qui fait la grandeur et la richesse d'un pays, routes, canaux, chemins de fer, reliant les innombrables localités du Queensland, de la Nouvelle- Galles du Sud, de Victoria et de l'Australie méridionale, lignes de paquebots desservant les ports de leur littoral, rien ne manque à cette partie du continent. Or, puisque Mrs. Branican se trouvait à Sydney, cette capitale opulente et peuplée lui aurait offert les ressources indispensables à l'organisation d'une caravane, d'autant mieux qu'avant de quitter San-Diégo, elle s'était fait ouvrir par l'intermédiaire de M. William Andrew un crédit important sur la Central Australian Bank. Donc, elle pouvait aisément se procurer les hommes, les véhicules, les animaux de selle, de trait et de bât que nécessitait une expédition en Australie, peut-être même une traversée complète de l'est à l'ouest, soit un trajet de près de deux mille deux cents milles[8]. Mais la ville de Sydney devait-elle être choisie pour point de départ?
Tout considéré, et sur l'avis même du consul américain, qui était très au courant de l'état présent de la géographie australienne, Adélaïde, capitale de l'Australie méridionale, parut plus particulièrement indiquée comme base d'opérations. En suivant la ligne télégraphique, dont les fils vont de cette cité jusqu'au golfe de Van Diémen, c'est-à-dire du sud au nord, à peu près sur la courbe du cent trente-neuvième méridien, les ingénieurs ont établi la première partie d'un railway, qui dépassait le parallèle atteint par Harry Felton. Ce railway permettrait au personnel d'aboutir plus profondément et plus rapidement à ces régions de la Terre Alexandra et de l'Australie occidentale que peu de voyageurs avaient visitées jusqu'à ce jour.
Ainsi, première résolution prise, cette troisième expédition, ayant pour but la recherche du capitaine John, serait organisée à Adélaïde et se transporterait à l'extrémité du railway, qui décrit en montant au nord un parcours de quatre cents milles environ, soit sept cents kilomètres.
Et maintenant, par quelle voie Mrs. Branican se rendrait-elle de Sydney à Adélaïde? S'il y avait eu une voie ferrée non interrompue entre ces deux capitales, il n'y aurait pas eu lieu d'hésiter. Il existe bien un railway, qui traverse le Murray sur la frontière de la province de Victoria, à la station d'Albury, se continue ensuite par Bénalla et Kilmore jusqu'à Melbourne, et qui, à partir de cette ville, se dirige vers Adélaïde; mais il ne franchissait pas la station de Horscham, et, au delà, les communications mal établies auraient pu causer d'assez longs retards.
Aussi, Mrs. Branican résolut-elle de gagner Adélaïde par mer. C'était un trajet de quatre jours, et, en ajoutant quarante-huit heures pour l'escale que les paquebots font à Melbourne, elle débarquerait dans la capitale de l'Australie méridionale, après une navigation de six jours le long des côtes. Il est vrai, on était au mois d'août, et ce mois correspond au mois de février de l'hémisphère boréal. Mais le temps se tenait au calme, et, les vents soufflant du nord-ouest, le steamer serait couvert par la terre, dès qu'il aurait dépassé le détroit de Bass. D'ailleurs, venue de San-Francisco à Sydney, Mrs. Branican n'en était pas à s'inquiéter d'une traversée de Sydney à Adélaïde.
Précisément, le paquebot Brisbane partait le lendemain, à onze heures du soir. Après avoir fait escale à Melbourne, il arriverait dans le port d'Adélaïde le 27 août, au matin. Deux cabines y furent retenues, et Mrs. Branican prit les mesures nécessaires pour que le crédit, qui lui avait été ouvert à la banque de Sydney, fût reporté à la banque d'Adélaïde. Les directeurs se mirent obligeamment à sa disposition, et ce virement ne souffrit pas la moindre difficulté.
En quittant l'hôpital de la Marine, Mrs. Branican s'était rendue à l'hôtel pour y choisir un appartement qu'elle devait occuper jusqu'à son départ. Ses pensées se résumaient en une seule: «John est vivant!» Les yeux obstinément fixés sur la carte du continent australien, le regard perdu au milieu de ces immenses solitudes du centre et du nord-ouest, en proie au délire de son imagination, elle le cherchait… elle le rencontrait… elle le sauvait…
Ce jour-là, à la suite de leur entretien, Zach Fren, comprenant qu'il valait mieux la laisser seule, était allé par les rues de Sydney qu'il ne connaissait point. Et tout d'abord — ce qui ne peut étonner d'un marin — il voulut visiter le Brisbane, afin de s'assurer que Mrs. Branican y serait convenablement installée. Le navire lui parut aménagé au mieux pour les besoins d'une navigation côtière. Il demanda à voir la cabine réservée à la passagère. Ce fut un jeune novice qui l'y conduisit, et il fit prendre quelques dispositions en vue de rendre cette cabine plus confortable. Brave Zach Fren! On eût dit en vérité qu'il s'agissait d'une traversée de long cours!
Au moment où il se disposait à quitter le bord, le jeune novice le retint, et, d'une voix un peu émue:
«C'est bien certain, maître, demanda-t-il, que mistress Branican s'embarquera demain pour Adélaïde?…
— Oui, demain, répondit Zach Fren.
— Sur le Brisbane?…
— Sans doute.
— Puisse-t-elle réussir dans son entreprise et retrouver le capitaine John!
— Nous ferons de notre mieux, tu peux le croire.
— J'en suis convaincu, maître.
— Est-ce que tu es embarqué sur le Brisbane?…
— Oui, maître.
— Eh bien, mon garçon, à demain.»
Les dernières heures qu'il passa à Sydney, Zach Fren les employa à flâner dans Pitt-Street et York-Street, bordées de belles constructions en grès jaune rougeâtre, puis à Victoria-Park, à Hyde-Park, où s'élève le monument commémoratif du capitaine Cook. Il visita le Jardin Botanique, promenade admirable, située sur le bord de la mer, où s'entremêlent les diverses essences des pays chauds et tempérés, les chênes et les araucarias, les cactus et les mangoustans, les palmiers et les oliviers. En somme, Sydney mérite la réputation qui lui est faite. C'est la plus ancienne des capitales australiennes, et si elle est moins régulièrement construite que ses puînées Adélaïde et Melbourne, elle se montre plus riche de beautés imprévues et de sites pittoresques.
Le lendemain soir, Mrs. Branican et Zach Fren avaient pris passage à bord du paquebot. À onze heures, le Brisbane, débouquant du port, se lançait à travers la baie de Port-Jackson. Après avoir doublé l'Inner-South-Head, il mit le cap au sud, en se tenant à quelques milles de la côte.
Pendant la première heure, Dolly demeura sur le pont, assise à l'arrière, regardant les formes du littoral, qui s'estompaient confusément au milieu de la brume. C'était donc là ce continent dans lequel elle allait essayer de s'introduire comme dans une immense prison, d'où John n'avait pu jusque-là s'échapper. Il y avait quatorze ans qu'ils étaient séparés l'un de l'autre!
«Quatorze ans!» murmura-t-elle.
Lorsque le Brisbane passa devant Botany-Bay et Jorris-Bay, Mrs. Branican alla prendre un peu de repos. Mais, le lendemain, dès l'aube, elle était debout à l'heure où le mont Dromedary, et, un peu en arrière, le mont Kosciusko, qui appartient au système des Alpes australiennes, se dessinaient à l'horizon.
Zach Fren avait rejoint Dolly sur le spardeck du steamer, et tous deux s'entretinrent de ce qui faisait leur unique préoccupation.
En ce moment, un jeune novice, hésitant et ému, s'approcha de Mrs. Branican, et vint lui demander, de la part du capitaine, si elle n'avait besoin de rien.
«Non, mon enfant, répondit Dolly.
— Eh! c'est le garçon qui m'a reçu hier, quand je suis venu visiter le Brisbane, dit Zach Fren.
— Oui, maître, c'est moi.
— Et comment t'appelles-tu?…
— Je m'appelle Godfrey.
— Eh bien, Godfrey, te voilà certain, à présent, que mistress Branican est embarquée sur ton paquebot… et tu es satisfait, j'imagine?
— Oui, maître, et nous le sommes tous à bord. Oui! nous faisons tous des voeux pour que les recherches de mistress Branican réussissent, pour qu'elle délivre le capitaine John!»
En lui parlant, Godfrey la regardait avec tant de respect et d'exaltation, que Dolly fut remuée dans tout son être. Et, alors, la voix du jeune novice la frappa… Cette voix, elle l'avait déjà entendue, et le souvenir lui revint.
«Mon enfant, dit-elle, est-ce que ce n'est pas vous qui m'avez interrogée à la porte de l'hospice de Sydney?…
— C'est moi.
— Vous qui m'avez demandé si le capitaine John était toujours vivant?…
— Moi-même, mistress.
— Vous faites donc partie de l'équipage?
— Oui… depuis un an, répondit Godfrey. Mais, s'il plaît à Dieu, je l'aurai bientôt quitté.»
Et, sans doute, n'en voulant ou n'en osant pas dire davantage, Godfrey se retira, afin d'aller donner au commandant des nouvelles de Mrs. Branican.
«Voilà un garçon qui m'a l'air d'avoir du sang de marin dans les veines, fit observer Zach Fren. Ça se devine rien qu'à le voir… Il a le regard franc, clair, décidé… Sa voix est en même temps ferme et douce…
— Sa voix!» murmura Dolly.
Par quelle illusion de ses sens lui semblait-il qu'elle venait d'entendre parler John, à cela près des adoucissements d'un organe à peine formé par l'âge. Et une autre remarque qu'elle fit également — remarque plus significative encore. Certainement, elle s'illusionnait, mais les traits de ce jeune garçon lui avaient rappelé les traits de John… de John, qui n'avait pas trente ans, lorsque le Franklin l'avait emporté loin d'elle et pour si longtemps!
«Vous le voyez, mistress Branican, dit Zach Fren, en frottant ses bonnes grosses mains, Anglais ou Américains, tout le monde vous est sympathique… En Australie, vous trouverez les mêmes dévouements qu'en Amérique… Il en sera d'Adélaïde comme de San- Diégo… Tous font les mêmes voeux que ce jeune Anglais…
— Est-ce un Anglais?» se demandait Mrs. Branican, profondément impressionnée.
La navigation fut très heureuse pendant cette première journée. La mer était d'un calme absolu par ces vents de nord-ouest, qui venaient de terre. Le Brisbane la trouverait non moins tranquille, lorsqu'il aurait doublé le cap Howe, à l'angle du continent australien, pour aller chercher le détroit de Bass.
Pendant cette journée, Dolly ne quitta presque pas le spardeck. Les passagers lui montraient une extrême déférence, et aussi un vif empressement à lui tenir compagnie. Ils étaient désireux de voir cette femme, dont les malheurs avaient eu un tel retentissement, et qui n'hésitait pas à braver tant de périls, à affronter tant de fatigues, dans l'espoir de sauver son mari, si la Providence voulait qu'il survécût. Devant elle, d'ailleurs, personne n'eût mis cette éventualité en doute. Comment n'aurait-on pas partagé sa confiance, lorsqu'on l'entendait s'inspirer de résolutions si viriles, lorsqu'elle disait tout ce qu'elle allait entreprendre? Inconsciemment, on s'aventurait à sa suite, au milieu des territoires de l'Australie centrale. Et, de fait, plus d'un eût accepté de l'y accompagner, autrement que par la pensée.
Mais, en leur répondant, il arrivait que Dolly s'interrompait parfois. Son regard prenait alors une expression singulière, une flamme s'y allumait, et Zach Fren était seul à comprendre ce qui occupait son esprit.
C'est qu'elle venait d'apercevoir Godfrey. La démarche du jeune novice, son attitude, ses gestes, l'insistance avec laquelle il la suivait des yeux, cette sorte d'instinct qui semblait l'attirer vers elle, tout cela la saisissait, l'émotionnait, la remuait à ce point que John et lui se confondaient dans sa pensée.
Dolly n'avait pu cacher à Zach Fren qu'elle trouvait une ressemblance frappante entre John et Godfrey. Aussi Zach Fren ne la voyait-il pas sans inquiétude s'abandonner à cette impression due à une circonstance purement fortuite. Il redoutait, non sans raison, que ce rapprochement lui rappelât trop vivement le souvenir de l'enfant qu'elle avait perdu. C'était vraiment inquiétant que Mrs. Branican fût surexcitée à ce point par la présence de ce jeune garçon.
Cependant Godfrey n'était pas retourné près d'elle, son service ne l'appelant point à l'arrière du paquebot, exclusivement réservé aux passagers de première classe. Mais, de loin, leurs regards s'étaient souvent croisés, et Dolly avait été sur le point de l'appeler… Oui! sur un signe, Godfrey se fût empressé d'accourir… Dolly n'avait pas fait ce signe, et Godfrey n'était pas venu.
Ce soir-là, au moment où Zach Fren reconduisait Mrs. Branican à sa cabine, elle lui dit:
«Zach, il faudra savoir quel est ce jeune novice… à quelle famille il appartient… le lieu de sa naissance… Peut-être n'est-il pas d'origine anglaise…
— C'est possible, mistress, répondit Zach Fren. Il peut se faire qu'il soit Américain. Au surplus, si vous le voulez, je vais le demander au capitaine du Brisbane…
— Non, Zach, non, j'interrogerai Godfrey même.»
Et le maître entendit Mrs. Branican faire cette réflexion, à mi- voix:
«Mon enfant, mon pauvre petit Wat aurait à peu près cet âge… à présent!
— Voilà ce que je craignais!» se dit Zach Fren, en regagnant sa cabine.
Le lendemain, 22 août, le Brisbane, qui avait doublé le cap Howe pendant la nuit, continua de naviguer dans des conditions excellentes. La côte du Gippland, l'une des principales provinces de la colonie de Victoria, après s'être courbée vers le sud-est, se relie au promontoire Wilson, la pointe la plus avancée que le continent projette vers le sud. Ce littoral est moins riche en baies, ports, inlets, caps, géographiquement dénommés, que la partie qui se dessine en ligne droite depuis Sydney jusqu'au cap Howe. Ce sont des plaines à perte de vue, dont les dernières limites, encadrées de montagnes, sont trop éloignées pour être aperçues de la mer.
Mrs. Branican, ayant quitté sa cabine dès la première aube du jour, avait repris sa place à l'arrière du spardeck. Zach Fren la rejoignit bientôt et observa un très manifeste changement de son attitude. La terre, qui se déroulait vers le nord-ouest, n'attirait plus ses regards. Absorbée dans ses pensées, elle répondit à peine à Zach Fren, lorsque celui-ci lui demanda comment elle avait passé la nuit.
Le maître n'insista point. L'essentiel, c'était que Dolly eût oublié cette singulière ressemblance de Godfrey et du capitaine John, qu'elle ne songeât plus à le revoir, à l'interroger. Il était possible qu'elle y eût renoncé, que ses idées eussent pris un autre cours, et, en effet, elle ne pria pas Zach Fren de lui amener le jeune garçon que son service retenait à l'avant du steamer.
Après le déjeuner, Mrs. Branican rentra dans sa cabine, et elle ne reparut sur le pont qu'entre trois et quatre heures de l'après- midi.
En ce moment, le Brisbane filait à toute vapeur vers le détroit de Bass, qui sépare l'Australie de la Tasmanie ou Terre de Van Diémen.
Que la découverte du Hollandais Janssen Tasman ait été profitable aux Anglais, que cette île, dépendance naturelle du continent, ait gagné à la domination de la race anglo-saxonne, rien de moins contestable. Depuis 1642, date de la découverte de cette île, longue de deux cent quatre-vingts kilomètres, où le sol est d'une extrême fertilité, dont les forêts sont enrichies d'essences superbes, il est certain que la colonisation a marché à grands pas. À partir du commencement de ce siècle, les Anglais ont administré comme ils administrent, opiniâtrement, sans prendre nul souci des races indigènes; ils ont divisé l'île en districts, ils ont fondé des villes importantes, la capitale Hobbart-Town, Georges-Town et nombre d'autres; ils ont utilisé les dentelures multiples de la côte pour créer des ports, où leurs navires accostent par centaines. Tout cela est bien. Mais, de la population noire, qui occupait à l'origine cette contrée, que reste-t-il? Sans doute, ces pauvres gens n'étaient rien moins que civilisés; on voyait même en eux les plus abrupts échantillons de la race humaine; on les mettait au-dessous des nègres d'Afrique, au-dessous des Fueggiens de la Terre de Feu. Si l'anéantissement d'une race est le dernier mot du progrès colonial, les Anglais peuvent se vanter d'avoir mené leur oeuvre à bon terme. Mais, à la prochaine Exposition universelle d'Hobbart-Town, qu'ils se hâtent s'ils veulent exhiber quelques Tasmaniens… Il n'en restera plus un seul à la fin du XIXe siècle!
II
Godfrey
Le Brisbane traversa le détroit de Bass pendant la soirée. Sous cette latitude de l'hémisphère austral, le jour ne se prolonge guère au delà de cinq heures pendant le mois d'août. La lune, qui entrait dans son premier quartier, disparut promptement entre les brumes de l'horizon. L'obscurité profonde empêchait de voir les dispositions littorales du continent.
La navigation du détroit fut ressentie à bord par les coups de tangage qu'éprouva le paquebot sous l'influence d'un clapotis très houleux. Les courants et contre-courants luttent avec impétuosité dans cette étroite passe, ouverte aux eaux du Pacifique.
Le lendemain, 23 août, dès l'aube, le Brisbane se présenta à l'entrée de la baie de Port-Phillip. Une fois au milieu de cette baie, les navires n'ont plus rien à redouter des mauvais temps; mais, pour y pénétrer, il est nécessaire de manoeuvrer avec prudence et précision, surtout lorsqu'il s'agit de doubler la longue pointe sablonneuse de Nepean d'un côté et celle de Queenscliff de l'autre. La baie, suffisamment fermée, se découpe en plusieurs ports, où les bâtiments de fort tonnage trouvent des mouillages excellents, Goelong, Sandrige, Williamstown — ces deux derniers formant le port de Melbourne. L'aspect de cette côte est triste, monotone, sans attrait. Peu de verdure sur les rives, l'aspect d'un marécage presque desséché, qui, au lieu de lagons ou d'étangs, ne montre que des entailles aux vases durcies et fendillées. À l'avenir de modifier la surface de ces plaines, en remplaçant les squelettes d'arbres qui grimacent çà et là par des futaies, dont le climat australien fera rapidement des forêts superbes.
Le Brisbane vint se ranger à l'un des quais de Williamstown, afin d'y débarquer une partie des passagers.
Comme on devait faire escale pendant trente-six heures, Mrs. Branican résolut de passer ce temps à Melbourne. Non qu'elle eût affaire en cette ville, puisque ce n'était qu'à Adélaïde qu'elle s'occuperait des préparatifs d'une expédition devant atteindre probablement les extrêmes limites de l'Ouest-Australie. Dès lors, pourquoi en vint-elle à quitter le Brisbane? Craignait-elle d'être l'objet de trop nombreuses et trop fréquentes visites? Mais, pour y échapper, ne lui suffisait-il pas de se confiner dans sa cabine? D'ailleurs, à descendre dans l'un des hôtels de la ville, où sa présence serait bientôt connue, ne s'exposait-elle pas à de plus pressantes entrevues, à de plus inévitables importunités?
Zach Fren ne savait comment expliquer la résolution de Mrs. Branican. Il le remarquait, son attitude différait de celle qu'elle avait à Sydney. De très accueillante qu'elle se montrait alors, elle était devenue peu communicative. Était-ce, comme l'avait observé le maître, que la présence de Godfrey avait trop vivement rappelé en elle le souvenir de son enfant? Oui, et Zach Fren ne se trompait pas. La vue du jeune novice l'avait troublée si profondément qu'elle sentait le besoin de s'isoler. N'entrait- il plus dans sa pensée de l'interroger? Peut-être, puisqu'elle ne l'avait pas fait la veille, bien qu'elle en eût exprimé le désir. Mais en ce moment, si elle voulait débarquer à Melbourne, y rester les vingt-quatre heures de la relâche, dût-elle encourir les inconvénients d'une notoriété pour son malheur trop réelle, c'était dans l'idée de fuir — il n'y a pas d'autre mot — oui, de fuir ce garçon de quatorze ans, vers lequel l'attirait une force instinctive. Pourquoi donc hésitait-elle à lui parler, à s'enquérir près de lui de tout ce qui l'intéressait, sa nationalité, son origine, sa famille? Craignait-elle que ses réponses — et cela était très vraisemblable — eussent pour résultat de détruire sans retour d'imprudentes illusions, un espoir chimérique, auquel son imagination s'abandonnait et que son agitation avait révélé à Zach Fren?
Mrs. Branican, accompagnée du maître, débarqua dès la première heure. Aussitôt qu'elle eut mis le pied sur l'appontement, elle se retourna.
Godfrey était appuyé sur la lisse, à l'avant du Brisbane. En la voyant s'éloigner, son visage devint si triste, il eut un geste si expressif, il semblait vouloir d'une telle force la retenir à bord, que Dolly fut sur le point de lui dire: «Mon enfant… je reviendrai!»
Elle se maîtrisa, pourtant, fit signe à Zach Fren de la suivre, et se rendit à la gare du railway, qui met le port en communication avec la ville.
Melbourne, en effet, est située en arrière du littoral, sur la rive gauche de la rivière Yarra-Yarra, à une distance de deux kilomètres — distance que les trains franchissent en quelques minutes. Là s'élève cette cité avec sa population de trois cent mille habitants, capitale de la magnifique colonie de Victoria, qui en compte près d'un million, et sur laquelle, depuis 1851, on est fondé à dire que le mont Alexandre a versé tout l'or de ses gisements.
Mrs. Branican, bien qu'elle fût descendue dans un des hôtels les moins fréquentés de la ville, n'aurait pu échapper à la curiosité — d'ailleurs très sympathique — qu'excitait en tous lieux sa présence. Aussi, en compagnie de Zach Fren, préféra-t-elle parcourir les rues de la ville, dont son regard, si étrangement préoccupé, ne devait à peu près rien voir.
Une Américaine, en somme, n'eût éprouvé aucune surprise ni goûté aucun plaisir à visiter une ville des plus modernes. Quoique fondée douze ans après San-Francisco de Californie, Melbourne lui ressemble «en moins bien», comme on dit: des rues larges, se coupant à angle droit, des squares auxquels manquent les gazons et les arbres, des banques par centaines, des offices où se brassent d'énormes affaires, un quartier qui concentre le commerce de détail, des édifices publics, églises, temples, université, musée, muséum, bibliothèque, hôpital, hôtel de ville, écoles qui sont des palais, palais dont quelques-uns seraient insuffisants pour des écoles, un monument élevé aux deux explorateurs Burke et Wills, qui succombèrent en essayant de traverser le continent australien du sud au nord; puis, le long de ces rues et de ces boulevards, des passants assez rares en dehors du quartier des affaires; un certain nombre d'étrangers, surtout des Juifs de race allemande, qui vendent de l'argent comme d'autres vendent du bétail ou de la laine, et à un bon prix — afin de réjouir le coeur d'Israël.
Mais, cette Melbourne du négoce, les commerçants ne l'habitent que le moins possible. C'est dans les faubourgs, c'est aux environs de la ville que se sont multipliés les villas, les cottages, même des habitations princières, à Saint-Kilda, à Hoam, à Emerald-Hill, à Brighton — ce qui, au dire de M. D. Charnay, l'un des plus intéressants voyageurs qui aient visité ce pays, donne l'avantage à Melbourne sur San-Francisco. Et déjà les arbres d'essences si variées ont grandi, les parcs somptueux sont couverts d'ombrages, les eaux vives assurent pendant de longs mois une bienfaisante fraîcheur. Aussi est-il peu de villes, qui soient placées au milieu d'un plus admirable cadre de verdure.
Mrs. Branican ne prêta qu'une distraite attention à ces magnificences, même lorsque Zach Fren l'eut conduite en dehors de la ville, en pleine campagne. Rien n'indiquait que telle habitation merveilleusement disposée, tel site grandiose avec ses lointaines perspectives, eût frappé son regard. Il semblait toujours que, sous l'obsession d'une idée fixe, elle fût sur le point de faire à Zach Fren une demande qu'elle n'osait formuler.
Tous deux revinrent vers l'hôtel, à la nuit tombante. Dolly se fit servir dans son appartement un dîner auquel elle toucha à peine. Puis elle se coucha et ne dormit que d'un demi-sommeil, hanté par les images de son mari et de son enfant.
Le lendemain, Mrs. Branican resta dans sa chambre jusqu'à deux heures. Elle écrivit une longue lettre à M. William Andrew, afin de lui faire connaître son départ de Sydney et sa prochaine arrivée dans la capitale de l'Australie méridionale. Elle lui renouvelait ses espérances en ce qui concernait l'issue de l'expédition. Et, en recevant cette lettre, à sa grande surprise, à son extrême inquiétude aussi, M. William Andrew ne dut pas manquer d'observer que si Dolly parlait de John comme étant certaine de le retrouver vivant, elle parlait de son enfant, du petit Wat, comme s'il n'était pas mort. L'excellent homme en fut à se demander s'il n'y avait pas lieu de craindre de nouveau pour la raison de cette femme si éprouvée.
Les passagers que le Brisbane prenait à destination d'Adélaïde étaient presque tous embarqués, lorsque Mrs. Branican, accompagnée de Zach Fren, revint à bord. Godfrey guettait son retour, et, du plus loin qu'il l'aperçut, son visage s'éclaira d'un sourire. Il se précipita vers l'appontement, et il était là, quand elle mit le pied sur la passerelle.
Zach Fren fut on ne peut plus contrarié, et ses gros sourcils se froncèrent. Que n'aurait-il donné pour que le jeune novice eût quitté le paquebot, ou tout au moins pour qu'il ne se rencontrât pas sur le chemin de Dolly, puisque sa présence ravivait les plus douloureux souvenirs!
Mrs. Branican aperçut Godfrey. Elle s'arrêta un instant, le pénétrant de son regard; mais elle ne lui parla pas, et, baissant la tête, elle vint s'enfermer dans sa cabine.
À trois heures de l'après-midi, le Brisbane, larguant ses amarres, se dirigea vers le goulet, et, tournant la pointe de Queenscliff, prit direction sur Adélaïde, en élongeant à moins de trois milles la côte de Victoria.
Les passagers, embarqués à Melbourne, étaient au nombre d'une centaine — pour la plupart, des habitants de l'Australie méridionale, qui retournaient dans leurs districts. Il y avait quelques étrangers parmi eux — entre autres un chinois, âgé de trente à trente-cinq ans, l'air endormi d'une taupe, jaune comme un citron, rond comme une potiche, gras comme un mandarin à trois boutons. Ce n'était pas un mandarin, pourtant. Non! un simple domestique, au service d'un personnage, dont le physique mérite d'être dessiné avec une certaine précision.
Qu'on se figure un fils d'Albion aussi «britannique» que possible, grand, maigre, osseux, une vraie pièce d'ostéologie, tout en cou, tout en buste, tout en jambes. Ce type d'Anglo-Saxon, âgé de quarante-cinq à cinquante ans, s'élevait d'environ six pieds (anglais) au-dessus du niveau de la mer. Une barbe blonde qu'il portait entière, une chevelure blonde de même, où s'entremêlaient quelques cheveux d'un jaune d'or, de petits yeux fureteurs, un nez pincé aux narines, busqué en bec de pélican ou de héron et d'une longueur peu commune, un crâne sur lequel le moins observateur des phrénologues eût aisément découvert les bosses de la monomanie et de la ténacité — cet ensemble formait une de ces têtes qui attirent le regard et provoquent le sourire, lorsqu'elles sont crayonnées par un spirituel dessinateur.
Cet Anglais était correctement vêtu du costume traditionnel: la casquette à double visière, le gilet boutonné jusqu'au menton, le veston à vingt poches, le pantalon en drap quadrillé, les hautes guêtres à boutons de nickel, les souliers à clous, et le cache- poussière blanchâtre que la brise plissait autour de son corps en révélant sa maigreur de squelette.
Quel était cet original? on l'ignorait, et, sur les paquebots australiens, nul ne s'autorise des familiarités du voyage pour s'occuper des voyageurs, savoir où ils vont, ni d'où ils viennent. Ce sont des passagers, et comme tels, ils passent. Rien de plus. Tout ce que le steward du bord eût pu dire, c'est que cet Anglais avait retenu sa cabine sous le nom de Joshua Meritt — abréviativement Jos Meritt — de Liverpool (Royaume-Uni), accompagné de son domestique, Gîn-Ghi, de Hong-Kong (Céleste- Empire).
Du reste, une fois embarqué, Jos Meritt alla s'asseoir sur un des bancs du spardeck, et ne le quitta qu'à l'heure du lunch, lorsque tinta la cloche de quatre heures. Il y revint à quatre et demi, l'abandonna à sept pour le dîner, y reparut à huit, gardant invariablement l'attitude d'un mannequin, les deux mains ouvertes sur ses genoux, ne tournant jamais la tête ni à droite ni à gauche, les yeux dirigés vers la côte qui se perdait dans les brumes du soir. Puis, à dix heures, il regagna sa cabine d'un pas géométrique que les soubresauts du roulis ne parvenaient pas à ébranler.
Pendant une partie de la nuit, Mrs. Branican, qui était remontée sur le pont un peu avant neuf heures, se promena à l'arrière du Brisbane, bien que la température fût assez froide. L'esprit obsédé, visionné même, pour employer une expression plus exacte, elle n'aurait pu dormir. À l'étroit dans sa cabine, elle avait besoin de respirer cet air vif, imprégné parfois des pénétrantes senteurs de «l'acacia flagrans», qui dénoncent la terre australienne à cinquante milles en mer. Songeait-elle à rencontrer le jeune novice, à lui parler, à l'interroger, à savoir de lui… Savoir quoi?… Godfrey, ayant fini son quart à dix heures, ne devait le reprendre qu'à deux heures du matin, et, à ce moment, Dolly, très fatiguée d'un douloureux ébranlement moral, avait dû regagner sa chambre.
Vers le milieu de la nuit, le Brisbane doubla le cap Otway à l'extrémité du district de Polwarth. À partir de ce point, il allait remonter franchement dans le nord-ouest jusqu'à la hauteur de la baie Discovery, où vient s'appuyer la ligne conventionnelle, tracée sur le cent quarante et unième méridien — ligne qui sépare les provinces de Victoria et de la Nouvelle-Galles du sud des territoires de l'Australie méridionale.
Dès le matin, on revit Jos Meritt sur le banc du spardeck, à sa place habituelle, dans la même attitude, et comme s'il ne l'eût pas quittée depuis la veille. Quant au Chinois Gîn-Ghi, il dormait à poings fermés en quelque coin.
Zach Fren devait être accoutumé aux manies de ses compatriotes, car les originaux ne manquent point dans la collection des quarante-deux États fédératifs, actuellement compris sous la rubrique U. S. A.[9] Cependant, il ne put regarder sans un certain ébahissement ce type si réussi de mécanique humaine.
Et quelle fut sa surprise, lorsque, s'étant approché de ce long et immobile gentleman, il s'entendit interpeller en ces termes d'une voix un peu grêle:
«Maître Zach Fren, je crois?…
— En personne, répondit Zach Fren.
— Le compagnon de mistress Branican?…
— Comme vous dites. Je vois que vous savez.
— Je sais… à la recherche de son mari… absent depuis quatorze ans… Bien!… Oh!… Très bien!
— Comment… très bien?…
— Oui!… Mistress Branican… Très bien!… Moi aussi… je suis à la recherche…
— De votre femme?…
— Oh!… pas marié!… Très bien!… Si j'avais perdu ma femme, je ne la chercherais pas.
— Alors, c'est pour?…
— Pour retrouver… un chapeau.
— Votre chapeau?… Vous avez égaré votre chapeau?…
— Mon chapeau?… Non!… C'est le chapeau… je m'entends…
Vous présenterez mes hommages à mistress Branican… Bien!…
Oh!… Très bien!…
Les lèvres de Jos Meritt se refermèrent et ne laissèrent plus échapper une seule syllabe.
«C'est une espèce de fou», se dit Zach Fren.
Et il lui sembla que ce serait de la puérilité que de s'occuper plus longtemps de ce gentleman.
Lorsque Dolly reparut sur le pont, le maître vint la rejoindre, et tous deux allèrent s'asseoir à peu près en face de l'Anglais. Celui-ci ne bougea pas plus que le dieu Terme. Ayant chargé Zach Fren de présenter ses hommages à Mrs. Branican, il pensait sans doute qu'il n'avait point à le faire en personne.
Du reste, Dolly ne remarqua pas la présence de ce bizarre passager. Elle eut un long entretien avec son compagnon, touchant les préparatifs du voyage, qui seraient commencés dès leur arrivée à Adélaïde. Pas un jour, pas une heure à perdre. Il importait que l'expédition eût atteint et dépassé, si c'était possible, les territoires du pays central, avant qu'ils fussent desséchés sous les intolérables chaleurs de la zone torride. Entre les dangers de diverses sortes, inhérents à une recherche entreprise dans ces conditions, les plus terribles seraient probablement causés par les rigueurs du climat, et toutes précautions seraient prises pour s'en garantir. Dolly parla du capitaine John, de son tempérament robuste, de son indomptable énergie, qui lui avaient permis — elle n'en doutait pas — de résister là où d'autres, moins vigoureux, moins fortement trempés, auraient succombé. Entre temps, elle n'avait fait aucune allusion à Godfrey, et Zach Fren pouvait espérer que sa pensée s'était détournée de ce garçon, lorsqu'elle dit:
«Je n'ai pas encore vu aujourd'hui le jeune novice… Ne l'avez- vous point aperçu, Zach?
— Non, mistress, répondit le maître, que cette question parut contrarier.
— Peut-être pourrais-je faire quelque chose pour cet enfant?» reprit Dolly.
Et elle affectait de n'en parler qu'avec une sorte d'indifférence, à laquelle Zach Fren ne se méprit point.
«Ce garçon?… répondit-il. Oh! il a un bon métier, mistress… Il arrivera… Je le vois déjà quartier-maître d'ici à quelques années… Avec du zèle et de la conduite…
— N'importe, reprit Dolly, il m'intéresse… Il m'intéresse à un point… Mais aussi, Zach, cette ressemblance, oui!… cette ressemblance extraordinaire entre mon pauvre John et lui… Et puis, Wat… mon enfant… aurait son âge!».
Et en disant cela, Dolly devenait pâle; sa voix s'altérait; son regard, qui se fixait sur Zach Fren, était si interrogateur que le maître avait baissé les yeux.
Puis elle ajouta:
«Vous me le présenterez dans l'après-midi, Zach… Ne l'oubliez pas… Je veux lui parler… Cette traversée sera finie demain… Nous ne nous reverrons jamais… et, avant de quitter le Brisbane… je désire savoir… Oui! savoir…»
Zach Fren dut promettre à Dolly de lui amener Godfrey, et elle se retira.
Le maître, très soucieux, très alarmé même, continua de se promener sur le spardeck jusqu'au moment où le steward sonna le second déjeuner. Il faillit alors se heurter contre l'Anglais, qui semblait rythmer ses pas sur les battements de la cloche, en se dirigeant vers l'escalier du capot.
«Bien!… Oh!… Très bien! fit Jos Meritt. Vous avez, sur ma demande… offert mes compliments… Son mari disparu… Bien!… Oh!… Très bien!»
Et il s'en alla, afin de gagner la place qu'il avait choisie à la table du «dining-room» — la meilleure, cela s'entend, et voisine de l'office, ce qui lui permettait de se servir le premier et de prendre les morceaux de choix.
À trois heures, le Brisbane naviguait à l'ouvert de Portland, le principal port du district de Normanby, où vient aboutir le railway de Melbourne; puis, le cap Nelson ayant été doublé, il passait au large de la baie Discovery et remontait presque directement vers le nord, en élongeant d'assez près la côte de l'Australie méridionale.
Ce fut à cet instant que Zach Fren vint prévenir Godfrey que Mrs.
Branican désirait lui parler.
«Me parler?» s'écria le jeune novice.
Et son coeur battit si fort qu'il n'eut que le temps de se retenir à la lisse pour ne point tomber.
Godfrey, conduit par le maître, se rendit à la cabine, où l'attendait Mrs. Branican.
Dolly le regarda quelque temps. Il se tenait debout, devant elle, son béret à la main. Elle était assise sur un canapé. Zach Fren, accoté près de la porte, les observait tous les deux avec anxiété. Il savait bien ce que Dolly allait demander à Godfrey, mais il ignorait ce que le jeune novice lui répondrait.
«Mon enfant, dit Mrs. Branican, je voudrais avoir des renseignements sur vous… sur la famille à laquelle vous appartenez… Si je vous interroge, c'est que je m'intéresse… à votre situation… Voudrez-vous satisfaire à mes questions?…
— Très volontiers, mistress, répondit Godfrey d'une voix que l'émotion faisait trembler.
— Quel âge avez-vous?… demanda Dolly.
— Je ne sais pas au juste, mistress, mais je dois avoir de quatorze à quinze ans.
— Oui… de quatorze à quinze ans!… Et depuis quelle époque avez-vous pris la mer?…
— Je me suis embarqué, lorsque j'avais huit ans environ, en qualité de mousse, et voilà deux années que je sers comme novice.
— Avez-vous fait de grandes navigations?…
— Oui, mistress, sur l'océan Pacifique jusqu'en Asie… et sur l'Atlantique jusqu'en Europe.
— Vous n'êtes pas Anglais?…
— Non, mistress, je suis Américain.
— Et, cependant, vous servez sur un paquebot de nationalité anglaise?…
— Le navire sur lequel j'étais a été dernièrement vendu à Sydney. Alors, me trouvant sans embarquement, je suis passé sur le Brisbane, en attendant l'occasion de reprendre du service à bord d'un navire américain.
— Bien, mon enfant», répondit Dolly, qui fit signe à Godfrey de se rapprocher d'elle. Godfrey obéit.
«Maintenant, demanda-t-elle, je désirerais savoir où vous êtes né?…
— À San-Diégo, mistress.
— Oui!… à San-Diégo!» répéta Dolly, sans paraître surprise et comme si elle eût pressenti cette réponse.
Quant à Zach Fren, il fut très impressionné de ce qu'il venait d'entendre.
«Oui, mistress, à San-Diégo, reprit Godfrey. Oh! je vous connais bien!… Oui! je vous connais!… Quand j'ai appris que vous veniez à Sydney, cela m'a fait un plaisir… Si vous saviez, mistress, combien je m'intéresse à tout ce qui concerne le capitaine John Branican!»
Dolly prit la main du jeune novice, et la tint quelques instants sans prononcer une parole. Puis, d'une voix qui décelait l'égarement de son imagination:
«Votre nom?… demanda-t-elle.
— Godfrey.
— Godfrey est votre nom de baptême… Mais quel est votre nom de famille?…
— Je n'ai pas d'autre nom, mistress.
— Vos parents?…
— Je n'ai pas de parents.
— Pas de parents! répondit Mrs. Branican. Avez-vous donc été élevé…
— À Wat-House, répondit Godfrey, oui! mistress, et par vos soins. Oh! Je vous ai aperçue bien souvent, lorsque vous veniez visiter vos enfants de l'hospice!… Vous ne me voyiez pas entre tous les petits, mais je vous voyais, moi… et j'aurais voulu vous embrasser!… Puis, comme j'avais du goût pour la navigation, lorsque j'ai eu l'âge, je suis parti mousse… Et d'autres aussi, des orphelins de Wat-House, s'en sont allés sur des navires… et nous n'oublierons jamais ce que nous devons à mistress Branican… à notre mère!…
— Votre mère!» s'écria Dolly, qui tressaillit, comme si ce nom eût retenti jusqu'au fond de ses entrailles.
Elle avait attiré Godfrey… Elle le couvrait de baisers… Il les lui rendait… Il pleurait… C'était entre elle et lui un abandon familier dont ni l'un ni l'autre ne songeait à s'étonner, tant il leur semblait naturel.
Et, dans son coin, Zach Fren, effrayé de ce qu'il comprenait, des sentiments qu'il voyait s'enraciner dans l'âme de Dolly, murmurait:
«La pauvre femme!… La pauvre femme!… Où se laisse-t-elle entraîner!»
Mrs. Branican s'était levée, et dit:
«Allez, Godfrey!… Allez, mon enfant!… Je vous reverrai… J'ai besoin d'être seule…»
Après l'avoir regardée une dernière fois, le jeune novice se retira lentement. Zach Fren se préparait à le suivre, lorsque Dolly l'arrêta d'un geste.
«Restez, Zach.»
Puis:
«Zach, dit-elle par mots saccadés, qui dénotaient l'extraordinaire agitation de son esprit, Zach, cet enfant a été élevé avec les enfants trouvés de Wat-House… Il est né à San-Diégo… Il a de quatorze ans à quinze ans… Il ressemble trait pour trait à John… C'est sa physionomie franche, son attitude résolue… Il a le goût de la mer comme lui… C'est le fils d'un marin… C'est le fils de John… C'est le mien!… On croyait que la baie de San-Diégo avait à jamais englouti le pauvre petit être… Mais il n'était pas mort… et on l'a sauvé… Ceux qui l'ont sauvé ne connaissaient pas sa mère… Et sa mère, c'était moi… moi, alors privée de raison!… Cet enfant, ce n'est pas Godfrey qu'il se nomme… c'est Wat… c'est mon fils!… Dieu a voulu me le rendre avant de me réunir à son père…»
Zach Fren avait écouté Mrs. Branican sans oser l'interrompre. Il comprenait que la malheureuse femme ne pouvait parler autrement. Toutes les apparences lui donnaient raison. Elle suivait son idée avec l'irréfutable logique d'une mère. Et le brave marin sentait son coeur se briser, car ces illusions, c'était son devoir de les détruire. Il fallait arrêter Dolly sur cette pente, qui aurait pu la conduire à un nouvel abîme.
Il le fit, sans hésiter — presque brutalement.
«Mistress Branican, dit-il, vous vous trompez!… Je ne veux pas, je ne dois pas vous laisser croire ce qui n'est point!… Cette ressemblance, ce n'est qu'un hasard… Votre petit Wat est mort… oui! mort!… Il a péri dans la catastrophe, et Godfrey n'est pas votre fils…
— Wat est mort?… s'écria Mrs. Branican. Et qu'en savez-vous?…
Et qui peut l'affirmer?…
— Moi, mistress.
— Vous?…
— Huit jours après la catastrophe de la baie, le corps d'un enfant a été rejeté sur la grève, à la pointe Loma… C'est moi qui l'ai retrouvé… J'ai prévenu M. William Andrew… Le petit Wat, reconnu par lui, a été enterré au cimetière de San-Diégo, où nous avons souvent porté des fleurs sur sa tombe…
— Wat!… mon petit Wat… là-bas… au cimetière!… Et on ne me l'a jamais dit!
— Non, mistress, non! répondit Zach Fren. Vous n'aviez plus votre raison alors, et, quatre ans après, lorsque vous l'avez recouvrée, on craignait… M. William Andrew pouvait redouter… en renouvelant vos douleurs… et il s'est tu!… Mais votre enfant est mort, mistress, et Godfrey ne peut pas être… n'est pas votre fils!»
Dolly retomba sur le divan. Ses yeux s'étaient fermés. Il lui semblait qu'autour d'elle l'ombre avait brusquement succédé à une intense lumière.
Sur un geste qu'elle fit, Zach Fren la laissa seule, abîmée dans ses regrets, perdue dans ses souvenirs.
Le lendemain, 26 août, Mrs. Branican n'avait pas encore quitté sa cabine, lorsque le Brisbane, après avoir franchi la passe de Backstairs, entre l'île Kangourou et le promontoire Jervis, pénétra dans le golfe de Saint-Vincent et vint mouiller au port d'Adélaïde.
III
Un chapeau historique
Des trois capitales de l'Australie, Sydney est l'aînée, Melbourne est la puînée, Adélaïde est la cadette. En vérité, si la dernière est la plus jeune, on peut affirmer qu'elle est aussi la plus jolie. Elle est née en 1853, d'une mère, l'Australie méridionale - - qui n'a d'existence politique que depuis 1837, et dont l'indépendance, officiellement reconnue, ne date que de 1856. Il est même probable que la jeunesse d'Adélaïde se prolongera indéfiniment sous un climat sans rival, le plus salubre du continent, au milieu de ces territoires que n'attristent ni la phtisie, ni les fièvres endémiques, ni aucun genre d'épidémie contagieuse. On y meurt quelquefois, cependant; mais, comme le fait spirituellement observer M. D. Charnay, «ce pourrait bien être une exception». Si le sol de l'Australie méridionale diffère de celui de la province voisine en ce qu'il ne renferme pas de gisements aurifères, il est riche en minerai de cuivre. Les mines de Capunda, de Burra-Burra, de Wallaroo et de Munta, découvertes depuis une quarantaine d'années, après avoir attiré les émigrants par milliers, ont fait la fortune de la province. Adélaïde ne s'élève pas sur la limite littorale du golfe de Saint-Vincent. De même que Melbourne, elle est située à une douzaine de kilomètres à l'intérieur, et un railway la met en communication avec le port. Son jardin botanique peut rivaliser avec celui de sa seconde soeur. Créé par Schumburg, il possède des serres, qui ne trouveraient pas leurs égales dans le monde entier, des plantations de roses qui sont de véritables parcs, de magnifiques ombrages sous l'abri des plus beaux arbres de la zone tempérée, mélangés aux diverses essences de la zone semi-tropicale.
Ni Sydney, ni Melbourne ne sauraient entrer en comparaison avec Adélaïde pour son élégance. Ses rues sont larges, agréablement distribuées, soigneusement entretenues. Quelques-unes possèdent de splendides monuments en bordure, telle King-William-Street. L'hôtel des postes et l'hôtel de ville méritent d'être remarqués au point de vue architectonique. Au milieu du quartier marchand, les rues Hindley et Glenell s'animent bruyamment au souffle du mouvement commercial. Là, circulent nombre de gens affairés, mais qui ne semblent éprouver que cette satisfaction due à des opérations sagement conduites, abondantes, faciles, sans aucun de ces soucis qu'elles provoquent d'habitude.
Mrs. Branican était descendue dans un hôtel de King-William- Street, où Zach Fren l'avait accompagnée. La mère venait de subir une cruelle épreuve par l'anéantissement de ses dernières illusions. Il y avait tant d'apparence que Godfrey pût être son fils, qu'elle s'y était tout de suite abandonnée. Cette déception se lisait sur sa figure, plus pâle que de coutume, au fond de ses yeux rougis par les larmes. Mais, à partir de l'instant où son espoir avait été brisé comme sans retour, elle n'avait plus cherché à revoir le jeune novice, elle n'avait plus parlé de lui. Il ne restait dans son souvenir que cette surprenante ressemblance, qui lui rappelait l'image de John.
Désormais, Dolly serait tout à son oeuvre, et s'occuperait sans arrêt des préparatifs de l'expédition. Elle ferait appel à tous les concours, à tous les dévouements. Elle saurait dépenser, s'il le fallait, sa fortune entière en ces nouvelles recherches, stimuler par des primes importantes le zèle de ceux qui uniraient leurs efforts aux siens dans une suprême tentative.
Les dévouements ne devaient pas lui faire défaut. Cette province de l'Australie méridionale, c'est par excellence la patrie des audacieux explorateurs. De là les plus célèbres pionniers se sont lancés à travers les territoires inconnus du centre. De ses entrailles sont sortis les Warburton, les John Forrest, les Giles, les Sturt, les Lindsay, dont les itinéraires s'entrecroisent sur les cartes de ce vaste continent — itinéraires que Mrs. Branican allait obliquement couper du sien. C'est ainsi que le colonel Warburton, en 1874, traversa l'Australie dans toute sa largeur sur le vingtième degré de l'est au nord-ouest jusqu'à Nichol-Bay — que John Forrest, en la même année, se transporta en sens contraire, de Perth à Port-Augusta — que Giles, en 1876, partit également de Perth pour gagner le golfe Spencer sur le vingt- cinquième degré.
Il avait été convenu que les divers éléments de l'expédition, matériel et personnel, seraient réunis, non pas à Adélaïde, mais au point terminus du railway, qui remonte vers le nord à la hauteur du lac Eyre. Cinq degrés franchis dans ces conditions, ce serait gagner du temps, éviter des fatigues. Au milieu des districts sillonnés par le système orographique des Flinders- Ranges, on trouverait à rassembler le nombre de chariots et d'animaux nécessaires à cette campagne, les chevaux de l'escorte, les boeufs destinés au transport des vivres et effets de campement. À la surface de ces interminables déserts, de ces immenses steppes de sable, dépourvus de végétation, presque sans eau, il s'agissait de pourvoir aux besoins d'une caravane, qui comprendrait une quarantaine de personnes, en comptant les gens de service et la petite troupe destinée à assurer la sécurité des voyageurs.
Quant à ces engagements, Dolly s'occupa de les réaliser à Adélaïde même. Elle trouva, d'ailleurs, un constant et ferme appui près du gouverneur de l'Australie méridionale, qui s'était mis à sa disposition. Grâce à lui, trente hommes, bien montés, bien armés, les uns d'origine indigène, les autres choisis parmi les colons européens, acceptèrent les propositions de Mrs. Branican. Elle leur garantissait une solde très élevée pour la durée de la campagne, et une prime se chiffrant par une centaine de livres à chacun d'eux, dès qu'elle serait achevée, quel qu'en fût le résultat. Ils seraient commandés par un ancien officier de la police provinciale, Tom Marix, un robuste et résolu compagnon, âgé d'une quarantaine d'années, dont le gouverneur répondait. Tom Marix avait choisi ses hommes avec soin parmi les plus vigoureux et les plus sûrs de ceux qui s'étaient offerts en grand nombre. Dès lors il y avait lieu de compter sur le dévouement de cette escorte, recrutée dans les meilleures conditions.
Le personnel de service serait placé sous les ordres de Zach Fren et il n'y aurait pas de sa faute «si gens et bêtes ne marchaient pas carrément et rondement», ainsi qu'il le disait volontiers.
De fait, au-dessus de Tom Marix et de Zach Fren, le chef véritable — chef incontesté — c'était Mrs. Branican, l'âme de l'expédition.
Par les soins des correspondants de M. William Andrew, un crédit considérable avait été ouvert à Mrs. Branican à la Banque d'Adélaïde, et elle pouvait y puiser à pleines mains.
Ces préparatifs achevés, il fut convenu que Zach Fren partirait le 30 au plus tard pour la station de Farina-Town, où Mrs. Branican le rejoindrait avec le personnel, lorsque sa présence ne serait plus nécessaire à Adélaïde.
«Zach, lui dit-elle, vous tiendrez la main à ce que notre caravane soit prête à se mettre en route dès la fin de la première semaine de septembre. Payez tout comptant, à n'importe quel prix. Les vivres vous seront expédiés d'ici par le railway, et vous les ferez charger sur les chariots à Farina-Town. Nous ne devons rien négliger pour assurer le succès de notre campagne.
— Tout sera prêt, mistress Branican, répondit le maître. Quand vous arriverez, il n'y aura plus qu'à donner le signal du départ.»
On imagine aisément que Zach Fren ne manqua pas de besogne pendant les derniers jours qu'il passa à Adélaïde. En style de marin, il se «pomoya» avec tant d'activité, que le 29 août, il put prendre son billet pour Farina-Town. Douze heures après que le railway l'eut déposé à cette station extrême de la ligne, il prévint Mrs. Branican par le télégraphe qu'une partie du matériel de l'expédition était déjà réuni.
De son côté, aidée de Tom Marix, Dolly remplit sa tâche en ce qui concernait l'escorte, son armement, son habillement. Il importait que les chevaux fussent choisis avec soin, et la race australienne pouvait en fournir d'excellents, rompus à la fatigue, à l'épreuve du climat, d'une sobriété parfaite. Tant qu'ils parcourraient les forêts et les plaines, il n'y aurait pas lieu de s'inquiéter de leur nourriture, l'herbe et l'eau étant assurées sur ces territoires. Mais au delà, à travers les déserts sablonneux, il y aurait lieu de les remplacer par des chameaux. C'est ce qui serait fait, dès que la caravane aurait atteint la station d'Alice- Spring. C'est à partir de ce point que Mrs. Branican et ses compagnons s'apprêteraient à lutter contre les obstacles matériels qui rendent si redoutable une exploration dans les régions de l'Australie centrale.
Les occupations auxquelles se livrait cette énergique femme l'avaient quelque peu distraite des derniers incidents de sa navigation à bord du Brisbane. Elle s'était étourdie dans ce déploiement d'activité, qui ne lui laissait pas une heure de loisir. De cette illusion à laquelle son imagination s'était livrée un instant, de cet espoir éphémère que l'aveu de Zach Fren avait anéanti d'un mot, il ne lui restait plus que le souvenir. Elle savait à présent que son petit enfant reposait là-bas, en un coin du cimetière de San-Diégo, et qu'elle pourrait aller pleurer sur sa tombe… Et, cependant, cette ressemblance du novice… Et l'image de John et de Godfrey se confondant dans son esprit…
Depuis l'arrivée du paquebot, Mrs. Branican n'avait plus revu le jeune garçon. Si celui-ci avait cherché à la rencontrer pendant les premiers jours qui avaient suivi son débarquement, elle l'ignorait. En tout cas, il ne semblait pas que Godfrey se fût présenté à l'hôtel de King-William-Street. Et pourquoi l'aurait-il fait? Après le dernier entretien qu'il avait eu avec elle, Dolly s'était renfermée dans sa cabine et ne l'avait point demandé. Dolly savait d'ailleurs que le Brisbane était reparti pour Melbourne, et qu'à l'époque où le paquebot reviendrait à Adélaïde, elle n'y serait plus.
Tandis que Mrs. Branican activait ses préparatifs, un autre personnage s'occupait non moins opiniâtrement d'un voyage identique. Il était descendu dans un hôtel de Hindley-Street. Un appartement sur le devant de l'hôtel, une chambre sur la cour intérieure, réunissaient sous le même toit ces singuliers représentants de la race aryenne et de la race jaune, l'Anglais Jos Meritt et le Chinois Gîn-Ghi.
D'où venaient ces deux types, empruntés à l'extrême Asie et à l'extrême Europe? Où allaient-ils? Que faisaient-ils à Melbourne et que venaient-ils faire à Adélaïde? Enfin, en quelle circonstance ce maître et ce serviteur s'étaient-ils associés — celui-là payant celui-ci, celui-ci servant celui-là — pour courir le monde de conserve? C'est ce qui va ressortir d'une conversation à laquelle prenaient part Jos Meritt et Gîn-Ghi, dans la soirée du 5 septembre — conversation que complétera une explication sommaire.
Et de prime abord, si quelques traits de caractère, quelques manies, la singularité de ses attitudes, la façon dont il s'exprimait, ont permis d'entrevoir la silhouette de cet Anglo- Saxon, il convient de faire connaître aussi ce Céleste, à son service, qui avait conservé les vêtements traditionnels du pays chinois, la chemisette «han chaol», la tunique «ma coual», la robe «haol» boutonnée sur le flanc, et le pantalon bouffant avec ceinture d'étoffe. S'il se nommait Gîn-Ghi, il méritait ce nom, qui au sens propre signifie «homme indolent». Et il l'était, indolent, et à un degré rare, devant la besogne comme devant le danger. Il n'eût pas fait dix pas pour exécuter un ordre; il n'en aurait pas fait vingt pour éviter un péril. Il fallait, c'est positif, que Jos Meritt eût une prodigieuse dose de patience pour garder un tel serviteur. À la vérité, c'était affaire d'habitude, car depuis cinq à six années, ils voyageaient ensemble. L'un avait rencontré l'autre à San-Francisco, où les Chinois fourmillent, et il en avait fait son domestique «à l'essai», avait-il dit — essai qui se prolongerait sans doute jusqu'à la séparation suprême. À mentionner aussi, Gîn-Ghi, élevé à Hong-Kong, parlait l'anglais comme un natif de Manchester.
Du reste, Jos Meritt ne s'emportait guère, étant d'un tempérament essentiellement flegmatique. S'il menaçait Gîn-Ghi des plus épouvantables tortures en usage dans le Céleste-Empire — où le Ministère de la justice s'appelle, de son vrai nom, le Ministère des supplices — il ne lui aurait pas donné une chiquenaude. Lorsque ses ordres n'étaient pas exécutés, il les exécutait lui- même. Cela simplifiait la situation. Peut-être le jour n'était-il pas éloigné où il servirait son serviteur. Très probablement, ce Chinois inclinait à le penser, et, à son sens, ce ne serait qu'équitable. Toutefois, en attendant cet heureux revirement de fortune, Gîn-Ghi était contraint de suivre son maître n'importe où la vagabonde fantaisie entraînait cet original. Là-dessus, Jos Meritt ne transigeait pas. Il eût transporté sur ses épaules la malle de Gîn-Ghi plutôt que de laisser Gîn-Ghi en arrière, quand le train ou le paquebot allaient partir. Bon gré mal gré, «l'homme indolent» devait lui emboîter le pas, quitte à s'endormir en route dans la plus parfaite indolence. C'est ainsi que l'un avait accompagné l'autre pendant des milliers de milles sur l'ancien et le nouveau continent, et c'est en conséquence de ce système de locomotion continue que tous deux se trouvaient, à cette époque, dans la capitale de l'Australie méridionale.
«Bien!… Oh!… Très bien! avait dit ce soir-là Jos Meritt. Je pense que nos dispositions sont prises?…»
Et on ne s'explique guère pourquoi il interrogeait Gîn-Ghi à ce sujet, puisqu'il avait dû tout préparer de ses propres mains. Mais il n'y manquait jamais — pour le principe.
«Dix mille fois terminées, répondit le Chinois, qui n'avait pu se défaire des tournures phraséologiques en honneur chez les habitants du Céleste-Empire.
— Nos valises?…
— Sont bouclées.
— Nos armes?…
— Sont en état.
— Nos caisses de vivres?…
— C'est vous-même, mon maître Jos, qui les avez mises en consigne à la gare. Et, d'ailleurs, est-il nécessaire de s'approvisionner de vivres… quand on est destiné à être mangé personnellement… un jour ou l'autre!
— Être mangé, Gîn-Ghi?… Bien!… Oh!… Très bien! Vous comptez donc toujours être mangé?
— Cela arrivera tôt ou tard, et il s'en est fallu de peu, il y a six mois, que nous n'ayons terminé nos voyages dans le ventre d'un cannibale… moi surtout!
— Vous, Gîn-Ghi?…
— Oui, par l'excellente raison que je suis gras, tandis que vous, mon maître Jos, vous êtes maigre, et que ces gens-là me donneront sans hésiter la préférence!
— La préférence?… Bien!… Oh!… Très bien!
— Et puis les indigènes australiens n'ont-ils pas un goût particulier pour la chair jaune des Chinois, laquelle est d'autant plus délicate qu'ils se nourrissent de riz et de légumes?
— Aussi n'ai-je cessé de vous recommander de fumer, Gîn-Ghi, répondit le flegmatique Jos Meritt. Vous le savez, les anthropophages n'aiment pas la chair des fumeurs.»
Et c'est ce que faisait sans désemparer le prudent Céleste, fumant non de l'opium, mais le tabac que Jos Meritt lui fournissait à discrétion. Les Australiens, paraît-il, de même que leurs confrères en cannibalisme des autres pays, éprouvent une invincible répugnance pour la chair humaine, lorsqu'elle est imprégnée de nicotine. C'est pourquoi Gîn-Ghi travaillait en conscience à se rendre de plus en plus immangeable.
Mais était-il bien exact que son maître et lui se fussent déjà exposés à figurer dans un repas d'anthropophages, et non en qualité de convives? Oui, sur certaines parties de la côte d'Afrique, Jos Meritt et son serviteur avaient failli achever de cette façon leur existence aventureuse. Dix mois auparavant, dans le Queensland, à l'ouest de Rockhampton et de Gracemère, à quelques centaines de milles de Brisbane, leurs pérégrinations les avaient conduits au milieu des plus féroces tribus d'aborigènes. Là, le cannibalisme est à l'état endémique, pourrait-on dire. Aussi Jos Meritt et Gîn-Ghi, tombés entre les mains de ces noirs, eussent-ils infailliblement péri, sans l'intervention de la police. Délivrés à temps, ils avaient pu regagner la capitale du Queensland, puis Sydney, d'où le paquebot venait de les ramener à Adélaïde. En somme, cela n'avait pas corrigé l'Anglais de ce besoin d'exposer sa personne et celle de son compagnon, puisque, au dire de Gîn-Ghi, ils se préparaient à visiter le centre du continent australien.
«Et tout cela, pour un chapeau! s'écria le Chinois. Ay ya… Ay ya!… Lorsque j'y pense, mes larmes s'égrènent comme des gouttes de pluie sur les jaunes chrysanthèmes!
— Quand vous aurez fini d'égrener… Gîn-Ghi? répliqua Jos Meritt en fronçant son sourcil.
— Mais, ce chapeau, si vous le retrouvez jamais, mon maître Jos, ce ne sera plus qu'une loque…
— Assez, Gîn-Ghi!… Trop même!… Je vous défends de vous exprimer ainsi sur ce chapeau-là et sur n'importe quel autre! Vous m'entendez?… Bien!… Oh!… Très bien! Si cela recommence, je vous ferai administrer de quarante à cinquante coups de rotin sous la plante des pieds!
— Nous ne sommes pas en Chine, riposta Gîn-Ghi.
— Je vous priverai de nourriture!
— Cela me fera maigrir.
— Je vous couperai votre natte au ras du crâne!
— Couper ma natte?…
— Je vous mettrai à la diète de tabac!
— Le dieu Fô me protège!
— Il ne vous protégera pas.»
Et, devant cette dernière menace, Gîn-Ghi redevint soumis et respectueux.
En réalité, de quel chapeau s'agissait-il, et pourquoi Jos Meritt passait-il sa vie à courir après un chapeau?
Cet original, on l'a dit, était un Anglais de Liverpool, un de ces inoffensifs maniaques, qui n'appartiennent pas en propre au Royaume-Uni. Ne s'en rencontre-t-il pas sur les bords de la Loire, de l'Elbe, du Danube ou de l'Escaut, aussi bien que dans les contrées arrosées par la Tamise, la Clyde ou la Tweed? Jos Meritt était fort riche, et très connu dans le Lancastre et comtés voisins pour ses fantaisies de collectionneur. Ce n'étaient point des tableaux, des livres, des objets d'art, pas même des bibelots qu'il ramassait à grand effort et à grands frais. Non! C'étaient des chapeaux — un musée de couvre-chefs historiques — coiffures quelconques d'hommes ou de femmes, tromblons, tricornes, bicornes, pétases, calèches, clabauds, claques, gibus, casques, claque- oreilles, bousingots, barrettes, bourguignottes, calottes, turbans, toques, caroches, casquettes, fez, shakos, képis, cidares, colbacks, tiares, mitres, tarbouches, schapskas, poufs, mortiers de présidents, llautus des Incas, hennins du moyen âge, infules sacerdotaux, gasquets de l'Orient, cornes des doges, chrémeaux de baptême, etc., etc., des centaines et des centaines de pièces, plus ou moins lamentables, effilochées, sans fond et sans bords. À l'en croire, il possédait de précieuses curiosités historiques, le casque de Patrocle, lorsque ce héros fut tué par Hector au siège de Troie, le béret de Thémistocle à la bataille de Salamine, les barrettes de Galien et d'Hippocrate, le chapeau de César qu'un coup de vent avait emporté au passage du Rubicon, la coiffure de Lucrèce Borgia à chacun de ses trois mariages avec Sforze, Alphonse d'Este et Alphonse d'Aragon, le chapeau de Tamerlan quand ce guerrier franchit le Sind, celui de Gengis-Khan lorsque ce conquérant fit détruire Boukhara et Samarkande, la coiffure d'Elisabeth à son couronnement, celle de Marie Stuart lorsqu'elle s'échappa du château de Lockleven, celle de Catherine II quand elle fut sacrée à Moscou, le suroët de Pierre-le-Grand lorsqu'il travaillait aux chantiers de Saardam, le claque de Marlborough à la bataille de Ramilies, celui d'Olaüs, roi de Danemark, tué à Sticklestad, le bonnet de Gessler que refusa de saluer Guillaume Tell, la toque de William Pitt quand il entra à vingt-trois ans au ministère, le bicorne de Napoléon Ier à Wagram, enfin cent autres non moins curieux. Son plus vif chagrin était de ne point posséder la calotte qui coiffait Noé le jour où l'arche s'arrêtait sur la cime du mont Ararat, et le bonnet d'Abraham au moment où ce patriarche allait sacrifier Isaac. Mais Jos Meritt ne désespérait pas de les découvrir un jour. Quant aux cidares que devaient porter Adam et Ève, lorsqu'ils furent chassés du paradis terrestre, il avait renoncé à se les procurer, des historiens dignes de foi ayant établi que le premier homme et la première femme avaient l'habitude d'aller nu-tête.
On voit, par cet étalage très succinct des curiosités du musée Jos Meritt, en quelles occupations vraiment enfantines s'écoulait la vie de cet original. C'était un convaincu, il ne doutait pas de l'authenticité de ses trouvailles, et ce qu'il lui avait fallu parcourir de pays, visiter de villes et de villages, fouiller de boutiques et d'échoppes, fréquenter de fripiers et de revendeurs, dépenser de temps et d'argent pour n'atteindre, après des mois de recherches, qu'une loque qu'on ne lui vendait qu'au poids de l'or! C'était le monde entier qu'il réquisitionnait afin de mettre la main sur quelque objet introuvable, et, maintenant qu'il avait épuisé les stocks de l'Europe, de l'Afrique, de l'Asie, de l'Amérique, de l'Océanie par lui-même, par ses correspondants, par ses courtiers, par ses voyageurs de commerce, voici qu'il s'apprêtait à fouiller, jusque dans ses plus inabordables retraites, le continent australien!
Il y avait une raison à cela — raison que d'autres eussent sans doute regardée comme insuffisante, mais qui lui paraissait des plus sérieuses. Ayant été informé que les nomades de l'Australie se coiffaient volontiers de chapeaux d'homme ou de femme — en quel état de dépenaillement, on l'imagine! — sachant d'autre part que des cargaisons de ces vieux débris étaient régulièrement expédiées dans les ports du littoral, il en avait conclu qu'il y aurait peut-être là «quelque beau coup à faire», pour parler le langage des amateurs d'antiquailles.
Précisément, Jos Meritt était en proie à une idée fixe, tourmenté par un désir qui l'obsédait, qui menaçait de le rendre complètement fou, car il l'était à demi déjà. Il s'agissait, cette fois, de retrouver un certain chapeau, qui, à l'entendre, devait être l'honneur de sa collection.
IV
Le train d'Adélaïde
Quelle était cette merveille? Par quel fabricant ancien ou moderne ce chapeau avait-il été confectionné? Sur quelle tête royale, noble, bourgeoise ou roturière, s'était-il posé et en quelle circonstance? Ce secret, Jos Meritt ne l'avait jamais confié à personne. Quoi qu'il en soit, à la suite de précieuses indications, en suivant une piste avec l'ardeur d'un Chingachgook ou d'un Renard-Subtil, il avait acquis cette conviction que ledit chapeau, après une longue série de vicissitudes, devait achever sa carrière sur le crâne de quelque notable d'une tribu australienne, en justifiant doublement sa qualification de «couvre-chef». S'il réussissait à le découvrir, Jos Meritt le paierait ce que l'on voudrait, il le volerait, si on ne voulait pas le lui vendre. Ce serait le trophée de cette campagne, qui l'avait déjà entraîné au nord-est du continent. Aussi, n'ayant pas réussi dans sa première tentative, se disposait-il à braver les trop réels dangers d'une expédition en Australie centrale. Voilà pourquoi Gîn-Ghi allait de nouveau s'exposer à finir son existence sous la dent des cannibales, et quels cannibales?… Les plus féroces de tous ceux dont il avait jusqu'alors affronté la mâchoire. Au fond, il faut bien le reconnaître, le serviteur était si attaché à son maître — l'attachement de deux canards mandarins — autant par intérêt que par affection, qu'il n'aurait pu se séparer de lui.
«Demain matin nous partirons d'Adélaïde par l'express, dit Jos
Meritt.
— À la deuxième veille?… répondit Gîn-Ghi.
— À la deuxième veille, si vous voulez, et faites en sorte que tout soit prêt pour le départ.
— Je ferai de mon mieux, mon maître Jos, en vous priant d'observer que je n'ai pas les dix mille mains de la déesse Couan- in!
— Je ne sais pas si la déesse Couan-in a dix mille mains, répondit Jos Meritt, mais je sais que vous en avez deux, et je vous prie de les employer à mon service…
— En attendant qu'on me les mange!
— Bien!… Oh!… Très bien!»
Et, sans doute, Gîn-Ghi ne se servit pas de ses mains plus activement que d'habitude, préférant s'en rapporter à son maître pour faire sa besogne. Donc, le lendemain les deux originaux quittaient Adélaïde et le train les emportait à toute vapeur vers ces régions inconnues, où Jos Meritt espérait enfin découvrir le chapeau qui manquait à sa collection. Quelques jours plus tard, Mrs. Branican allait également quitter la capitale de l'Australie méridionale. Tom Marix venait de compléter le personnel de son escorte, qui comprenait quinze hommes blancs ayant fait partie des milices locales, et quinze indigènes déjà employés au service de la province dans la police du gouverneur. Cette escorte était destinée à protéger la caravane contre les nomades et non à combattre la tribu des Indas. Il ne faut point oublier ce qu'avait dit Harry Felton: il s'agissait plutôt de délivrer le capitaine John au prix d'une rançon que de l'arracher par la force aux indigènes qui le retenaient prisonnier.
Des vivres, en quantité suffisante pour l'approvisionnement d'une quarantaine de personnes pendant une année, occupaient deux fourgons du train, qui seraient déchargés à Farina-Town. Chaque jour, une lettre de Zach Fren, datée de cette station, avait tenu Dolly au courant de ce qui se faisait. Les boeufs et les chevaux, achetés par les soins du maître, se trouvaient réunis avec les gens destinés à servir de conducteurs. Les chariots, remisés à la gare, étaient prêts à recevoir les caisses de vivres, les ballots de vêtements, les ustensiles, les munitions, les tentes, en un mot tout ce qui constituait le matériel de l'expédition. Deux jours après l'arrivée du train, la caravane pourrait se mettre en marche.
Mrs. Branican avait fixé son départ d'Adélaïde au 9 septembre. Dans un dernier entretien qu'elle eut avec le gouverneur de la province, celui-ci ne cacha point à l'intrépide femme quels périls elle aurait à affronter.
«Ces périls sont de deux sortes, mistress Branican, dit-il, ceux que font courir ces tribus très farouches au milieu de régions dont nous ne sommes pas les maîtres, et ceux qui tiennent à la nature même de ces régions. Dénuées de toutes ressources, notamment privées d'eau, car les rivières et les puits sont déjà taris par la sécheresse, elles vous réservent de terribles souffrances. Pour cette raison, peut-être eût-il mieux valu n'entrer en campagne que six mois plus tard, à la fin de la saison chaude…
— Je le sais, monsieur le gouverneur, répondit Mrs. Branican, et je suis préparée à tout. À dater de mon départ de San-Diégo, j'ai étudié le continent australien, en lisant et relisant les récits des voyageurs qui l'ont visité, les Burke, les Stuart, les Giles, les Forrest, les Sturt, les Grégorys, les Warburton. J'ai pu aussi me procurer la relation de l'intrépide David Lindsay, qui du mois de septembre 1887 au mois d'avril 1888 est parvenu à franchir l'Australie entre Port-Darwin au nord et Adélaïde au sud. Non! je n'ignore rien des fatigues ni des dangers d'une telle campagne. Mais je vais où le devoir me commande d'aller.
— L'explorateur David Lindsay, répondit le gouverneur, s'est borné à suivre des régions déjà reconnues, puisque la ligne télégraphique transcontinentale sillonne leur surface. Aussi n'avait-il emmené avec lui qu'un jeune indigène et quatre chevaux de bât. Vous, au contraire, mistress Branican, puisque vous allez à la recherche de tribus nomades, vous serez contrainte de diriger votre caravane en dehors de cette ligne, de vous aventurer dans le nord-ouest du continent jusqu'aux déserts de la Terre de Tasman ou de la Terre de Witt…
— J'irai jusqu'où cela sera nécessaire, monsieur le gouverneur, reprit Mrs. Branican. Ce que David Lindsay et ses prédécesseurs ont fait, c'était dans l'intérêt de la civilisation, de la science ou du commerce. Ce que je ferai, moi, c'est pour délivrer mon mari, aujourd'hui le seul survivant du Franklin. Depuis sa disparition, et contre l'opinion de tous, j'ai soutenu que John Branican était vivant, et j'ai eu raison. Pendant six mois, pendant un an, s'il le faut, je parcourrai ces territoires avec la conviction que je le retrouverai et j'aurai raison de nouveau. Je compte sur le dévouement de mes compagnons, monsieur le gouverneur, et notre devise sera: Jamais en arrière!
— C'est la devise des Douglas, mistress, et je ne doute pas qu'elle vous mène au but…
— Oui… avec l'aide de Dieu!»
Mrs. Branican prit congé du gouverneur, en le remerciant du concours qu'il lui avait prêté dès son arrivée à Adélaïde. Le soir même — 9 septembre — elle quittait la capitale de l'Australie méridionale. Les chemins de fer australiens sont établis dans d'excellentes conditions: wagons confortables qui roulent sans secousse; voies dont le parfait état ne provoque que d'insensibles trépidations. Le train se composait de six voitures, en comprenant les deux fourgons de bagages. Mrs. Branican occupait un compartiment réservé avec une femme, nommée Harriett, d'origine mi-saxonne mi-indigène, qu'elle avait engagée à son service. Tom Marix et les gens de l'escorte s'étaient placés dans les autres compartiments. Le train ne s'arrêtait que pour le renouvellement de l'eau et du combustible de la machine, et ne faisait que des haltes très courtes aux principales stations. La durée du parcours serait ainsi abrégée d'un quart environ. Au delà d'Adélaïde, le train se dirigea vers Gawler en remontant le district de ce nom. Sur la droite de la ligne se dressaient quelques hauteurs boisées qui dominent cette partie du territoire. Les montagnes de l'Australie ne se distinguent pas par leur altitude, qui ne dépasse guère deux mille mètres, et elles sont en général reportées à la périphérie du continent. On leur attribue une origine géologique très reculée, leur composition comprenant surtout le granit et les couches siluriennes. Cette portion du district, très accidentée, coupée de gorges, obligeait la voie à faire de nombreux détours, tantôt le long de vallées étroites, tantôt au milieu d'épaisses forêts, où la multiplication de l'eucalyptus est vraiment exubérante. À quelques degrés de là, lorsqu'il desservira les plaines du centre, le railway pourra suivre l'imperturbable ligne droite qui doit être la caractéristique du chemin de fer moderne.
À partir de Gawler, d'où se détache un embranchement sur Great- Bend, le grand fleuve Murray décrit un coude brusque en s'infléchissant vers le sud. Le train, après l'avoir quitté, et avoir côtoyé la limite du district de Light, atteignit le district de Stanley à la hauteur du trente-quatrième parallèle. S'il n'eût fait nuit, on aurait pu apercevoir la dernière cime du mont Bryant, le plus élevé de ce noeud orographique, qui se projette à l'est de la voie. Depuis ce point, les dénivellations du sol se font plutôt sentir à l'ouest, et la ligne longe la base tourmentée de cette chaîne, dont les principaux sommets sont les monts Bluff, Remarkable, Brown et Ardon. Leurs ramifications viennent mourir sur les bords du lac Torrens, vaste bassin en communication, sans doute, avec le golfe Spencer, qui entaille profondément la côte australienne.
Le lendemain, au lever du soleil, le train passa en vue de ces Flinders-Ranges, dont le mont Serle forme l'extrême projection. À travers les vitres de son wagon, Mrs. Branican regardait ces territoires si nouveaux pour elle. C'était donc là cette Australie que l'on a à bon droit dénommée la «Terre des paradoxes», dont le centre n'est qu'une vaste dépression au-dessous du niveau océanique; où les cours d'eau, pour la plupart sortis des sables, sont peu à peu absorbés avant d'aboutir à la mer; où l'humidité manque à l'air comme au sol; où se multiplient les plus étranges animaux qui soient au monde; où vivent à l'état errant ces tribus farouches qui fréquentent les régions du centre et de l'ouest. Là- bas, au nord et à l'ouest, s'étendent ces interminables déserts de la Terre Alexandra et de l'Australie occidentale, au milieu desquels l'expédition allait chercher les traces du capitaine John. Sur quel indice se guiderait-elle, lorsqu'elle aurait dépassé la zone des bourgades et des villages, quand elle en serait réduite aux vagues indications, obtenues au chevet de Harry Felton?
Et, à ce propos, une objection avait été posée à Mrs. Branican: Était-il admissible que le capitaine John, depuis neuf ans qu'il était prisonnier de ces Australiens nomades, n'eût jamais trouvé l'occasion de leur échapper? À cette objection, Mrs. Branican n'avait eu à opposer que cette réponse: c'est que, d'après le dire de Harry Felton, à son compagnon et à lui une seule occasion de s'enfuir s'était offerte pendant cette longue période — occasion dont John n'avait pu profiter. Quant à l'argument fondé sur ce qu'il n'entrait pas dans les habitudes des indigènes de respecter la vie de leurs prisonniers, vraisemblable ou non, ce fait s'était produit pour les survivants du Franklin, et Harry Felton en était la preuve. D'ailleurs, n'existait-il pas un précédent en ce qui concernait l'explorateur William Classen disparu voilà trente- huit ans, et que l'on croyait encore chez l'une des tribus de l'Australie septentrionale? Eh bien! n'était-ce pas précisément le sort du capitaine John, puisque, en dehors de simples présomptions, on avait la déclaration formelle de Harry Felton? Il est d'autres voyageurs qui n'ont jamais reparu, et rien ne démontre qu'ils aient succombé. Qui sait si ces mystères ne s'éclairciront pas un jour!
Cependant le train filait avec rapidité, sans s'arrêter aux petites stations. Si la voie ferrée eût été reportée un peu plus vers l'ouest, elle aurait contourné les bords de ce lac Torrens, qui se recourbe en forme d'arc — lac long et étroit, près duquel s'accentuent les premières ondulations des Flinders-Ranges. Le temps était chaud. Même température que dans l'hémisphère boréal au mois de mars pour les pays que traverse le trentième parallèle, tels l'Algérie, le Mexique ou la Cochinchine. On pouvait craindre quelques pluies ou même l'un de ces violents orages que la caravane appellerait en vain de tous ses voeux, lorsqu'elle serait engagée sur les plaines de l'intérieur. Ce fut en ces conditions que Mrs. Branican atteignit, à trois heures de l'après-midi, la station de Farina-Town.
Là s'arrête le railway, et les ingénieurs australiens s'occupent de le pousser plus avant vers le nord, dans la direction de l'Overland-Telegraf-Line qui prolonge ses fils jusqu'au littoral de la mer d'Arafoura. Si le chemin de fer continue de la suivre, il devra s'incliner vers l'ouest, afin de passer entre le lac Torrens et le lac Eyre. Au contraire, il se développera à la surface des territoires situés à l'orient de ce lac, s'il n'abandonne pas le méridien qu'elle remonte à partir d'Adélaïde.
Zach Fren et ses hommes étaient réunis à la gare, lorsque Mrs. Branican descendit de son wagon. Ils l'accueillirent avec grande sympathie et respectueuse cordialité. Le brave maître était ému jusqu'au fond du coeur. Douze jours, douze longs jours! sans avoir vu la femme du capitaine John, cela ne lui était pas arrivé depuis le dernier retour du Dolly-Hope à San-Diégo. Dolly fut très heureuse de retrouver son compagnon, son ami Zach Fren, dont le dévouement lui était assuré. Elle sourit en lui pressant la main - - elle qui avait presque oublié le sourire!
Cette station de Farina-Town est de création récente. Il est même des cartes modernes sur lesquelles elle ne figure pas. On reconnaît là l'embryon d'une de ces villes que les railways anglais ou américains «produisent» sur leur passage, comme les arbres produisent des fruits; mais ils mûrissent vite, ces fruits, grâce au génie improvisateur et pratique de la race saxonne. Et telles de ces stations, qui ne sont que des villages, montrent déjà par leur disposition générale, l'agencement des places, des rues, des boulevards, qu'elles deviendront des villes à court délai.
Ainsi était Farina-Town — formant, à cette époque, le terminus du chemin de fer d'Adélaïde.
Mrs. Branican ne devait pas séjourner dans cette station. Zach Fren s'était montré aussi intelligent qu'actif. Le matériel de l'expédition, rassemblé par ses soins, comprenait quatre chariots à boeufs et leurs conducteurs, deux buggys, attelés chacun de deux bons chevaux, et les cochers chargés de les conduire. Les chariots avaient déjà reçu divers objets de campement, qui avaient été expédiés d'Adélaïde. Lorsque les fourgons du train auraient versé leur contenu, ils seraient prêts à partir. Ce serait l'affaire de vingt-quatre ou trente-six heures.
Dès le jour même Mrs. Branican examina ce matériel en détail. Tom Marix approuva les mesures prises par Zach Fren. Dans ces conditions, on atteindrait sans peine l'extrême limite de la région où les chevaux et les boeufs trouvent l'herbe nécessaire à leur nourriture, et surtout l'eau, dont on rencontrerait rarement quelque filet dans les déserts du centre.
«Mistress Branican, dit Tom Marix, tant que nous suivrons la ligne télégraphique, le pays offrira des ressources, et nos bêtes n'auront pas trop à souffrir. Mais, au delà, lorsque la caravane se jettera vers l'ouest, il faudra remplacer chevaux et boeufs par des chameaux de bât et de selle. Ces animaux peuvent seuls affronter ces régions brûlantes, en se contentant des puits que séparent souvent plusieurs jours de marche.
— Je le sais, Tom Marix, répondit Dolly, et je me fierai à votre expérience. Nous reconstituerons la caravane, dès que nous serons à la station d'Alice-Spring, où je compte arriver dans le plus bref délai possible.
— Les chameliers sont partis il y a quatre jours avec le convoi des chameaux, ajouta Zach Fren, et ils nous attendront à cette station…
— Et n'oubliez pas, mistress, dit Tom Marix, que là commenceront les véritables difficultés de la campagne…
— Nous saurons les vaincre!» répondit Dolly.
Ainsi, suivant le plan minutieusement arrêté, la première partie du voyage, qui comprenait un parcours de trois cent cinquante milles, allait s'accomplir avec les chevaux, les buggys et les chariots à boeufs. Sur trente hommes de l'escorte, les blancs, au nombre de quinze, devaient être montés; mais, ces épaisses forêts, ces territoires capricieusement accidentés, ne permettant pas de longues étapes, les noirs pourraient sans peine suivre la caravane en piétons. Lorsqu'elle aurait été reformée à la station d'Alice- Spring, les chameaux seraient réservés aux blancs, chargés d'opérer des reconnaissances, soit pour recueillir des renseignements sur les tribus errantes, soit pour découvrir les puits disséminés à la surface du désert.
Il convient de mentionner ici que les explorations entreprises à travers le continent australien, ne s'exécutent pas autrement, depuis l'époque où les chameaux ont été, avec un tel avantage, introduits en Australie. Les voyageurs du temps des Burke, des Stuart, des Giles, n'eussent pas été soumis à de si rudes épreuves, s'ils avaient eu ces utiles auxiliaires à leur disposition. C'est en 1866 que M. Elder en importa de l'Inde un assez grand nombre avec leur équipe de chameliers afghans, et cette race d'animaux a prospéré. Sans nul doute, c'est grâce à leur emploi que le colonel Warburton a pu mener à bonne fin cette audacieuse campagne, qui avait pris Alice-Spring pour point de départ, et Rockbonne pour point d'arrivée sur le littoral de la Terre de Witt, à Nichol-Bay. Plus tard, si David Lindsay a réussi à franchir le continent du nord au sud avec des chevaux de bât, c'est parce qu'il s'est peu éloigné des régions que sillonne la ligne télégraphique, où il trouvait en eau et en fourrage ce qui manque aux solitudes australiennes.
Et, à propos de ces hardis explorateurs qui n'hésitent pas à braver ainsi des périls et des fatigues de toutes sortes, Zach Fren fut conduit à dire:
«Vous ignorez, mistress Branican, que nous sommes devancés sur la route d'Alice-Spring?
— Devancés, Zach?
— Oui, mistress. Ne vous souvenez-vous pas de cet Anglais et de son domestique chinois, qui avaient pris passage à bord du Brisbane de Melbourne à Adélaïde?
— En effet, répondit Dolly, mais ces passagers ont débarqué à
Adélaïde. N'y sont-ils point restés?…
— Non, mistress. Il y a trois jours, Jos Meritt — c'est ainsi qu'il se nomme — est arrivé à Farina-Town par le railway. Il m'a même demandé des détails circonstanciés touchant notre expédition, la route qu'elle comptait suivre, et se contentant de répondre: «Bien!… Oh!… Très bien!» tandis que son Chinois, hochant la tête semblait dire: «Mal!… Oh!… Très mal!» Puis, le lendemain, au petit jour, l'un et l'autre ont quitté Farina-Town en se dirigeant vers le nord.
— Et comment voyagent-ils?… demanda Dolly.
— Ils voyagent à cheval; mais, une fois la station d'Alice-Spring atteinte, ils changeront comme qui dirait leur bateau à vapeur pour un bateau à voiles — ce que nous ferons en somme.
— Est-ce que cet Anglais est un explorateur?…
— Il n'en a point l'air, et ressemble plutôt à une espèce de gentleman maniaque comme un vent de sud-ouest!
— Et il n'a pas dit à quel propos il s'aventurait dans le désert australien?
— Pas un mot de cela, mistress. Néanmoins, seul avec son Chinois, j'imagine qu'il n'a point l'intention de s'exposer à quelque mauvaise rencontre en dehors des régions habitées de la province. Bon voyage je lui souhaite! Peut-être le retrouverons-nous à Alice-Spring!»
Le lendemain, 11 septembre, à cinq heures de l'après-midi, tous les préparatifs étaient terminés. Les chariots avaient reçu leur charge d'approvisionnements en quantités suffisantes pour les nécessités de ce long voyage. C'étaient des conserves de viande et de légumes aux meilleures marques américaines, de la farine, du thé, du sucre et du sel, sans compter les médicaments que renfermait la pharmacie portative. La réserve de wiskey, de gin et d'eau-de-vie remplissait un certain nombre de tonnelets, qui seraient placés plus tard à dos de chameaux. Un important stock de tabac figurait parmi les objets de consommation — stock d'autant plus indispensable qu'il servirait non seulement au personnel mais encore aux opérations d'échange avec les indigènes chez lesquels il est en usage comme monnaie courante. Avec du tabac et de l'eau- de-vie, on achèterait des tribus entières de l'Australie occidentale. Une grosse réserve de ce tabac, quelques rouleaux de toile imprimée, nombre d'objets de bimbeloterie, formaient la rançon du capitaine John.
Quant au matériel de campement, les tentes, les couvertures, les caisses contenant les vêtements et le linge, tout ce qui était personnel à Mrs. Branican et à la femme Harriett, les effets de Zach Fren et du chef de l'escorte, les ustensiles nécessaires à la préparation des aliments, le pétrole destiné à leur cuisson, les munitions, comprenant cartouches à balles et cartouches à plomb pour les fusils de chasse et les armes confiées aux hommes de Tom Marix, tout ce matériel avait trouvé sa place sur les chariots à boeufs.
Il n'y avait plus à présent qu'à donner le signal.
Mrs. Branican, impatiente de se mettre en route, fixa le départ au lendemain. Il fut décidé que, dès l'aube, la caravane quitterait la station de Farina-Town, et prendrait la direction du nord, en suivant l'Overland-Telegraf-Line. Bouviers, conducteurs, gens d'escorte, cela faisait un effectif de quarante individus, enrôlés sous la direction de Zach Fren et de Tom Marix. Tous furent avertis de se tenir prêts au lever du jour.
Ce soir-là, vers neuf heures, Dolly et la femme Harriett venaient de rentrer avec Zach Fren dans la maison qu'elles occupaient près de la gare. La porte refermée, elles allaient chacune regagner leur chambre, lorsqu'un léger coup fut frappé à l'extérieur.
Zach Fren revint sur le seuil, ouvrit la porte, et ne put retenir une exclamation de surprise.
Devant lui, un petit paquet sous le bras, son chapeau à la main, se tenait le novice du Brisbane.
En vérité, il semblait que Mrs. Branican eût deviné que c'était lui!… Oui! et comment l'expliquer?… Bien qu'elle ne s'attendît point à voir ce jeune garçon, avait-elle conservé cette pensée qu'il chercherait à se rapprocher d'elle… Quoi qu'il en soit, ce nom s'échappa instinctivement de ses lèvres avant qu'elle l'eût aperçu:
«Godfrey!»
Godfrey était arrivé, une demi-heure auparavant, par le train d'Adelaïde.
Quelques jours avant le départ du paquebot, après avoir demandé au capitaine du Brisbane le règlement de ses gages, le novice s'était fait débarquer. Une fois à terre, il n'avait pas essayé de se présenter à l'hôtel de King-William-Street, où demeurait Mrs. Branican. Mais que de fois il l'avait suivie, sans être vu d'elle, sans chercher à lui parler! D'ailleurs, tenu au courant, il savait que Zach Fren était parti pour Farina-Town, afin d'organiser une caravane. Aussi, dès qu'il eut appris que Mrs. Branican avait quitté Adélaïde, il prit le train, bien résolu à la rejoindre.
Que voulait donc Godfrey, et à quoi tendait cette démarche?
Ce qu'il voulait, Dolly allait le savoir.
Godfrey, introduit dans la maison, se trouvait en présence de Mrs.
Branican.
«C'est vous… mon enfant… vous, Godfrey? dit-elle en lui prenant la main.
— C'est lui, et que veut-il? murmura Zach Fren, avec un dépit très marqué, car la présence du novice lui paraissait extrêmement fâcheuse.
— Ce que je veux?… répondit Godfrey. Je veux vous suivre, mistress, vous suivre aussi loin que vous irez, ne plus jamais me séparer de vous!… Je veux aller avec vous à la recherche du capitaine Branican, le retrouver, le ramener à San-Diégo, le rendre à ses amis… à son pays…»
Dolly ne parvenait pas à se contenir. Les traits de cet enfant, c'était tout John… son John bien-aimé, qu'ils évoquaient à ses regards!
Godfrey, à ses genoux, les mains tendues vers elle, d'un ton suppliant, répétait:
«Emmenez-moi… mistress… emmenez-moi!…
— Viens, mon enfant, viens!» s'écria Dolly, qui l'attira sur son coeur.
V
À travers l'Australie méridionale
Le départ de la caravane s'effectua le 12 septembre, dès la première heure.
Le temps était beau, la chaleur modérée avec petite brise. Quelques légers nuages atténuaient l'ardeur des rayons solaires. Sous ce trente et unième parallèle, et à cette époque de l'année, la saison chaude commençait à s'établir franchement dans la zone du continent australien. Les explorateurs ne savent que trop combien ses excès sont redoutables, alors que ni pluie ni ombrage ne peuvent les tempérer sur les plaines du centre.
Il était à regretter que les circonstances n'eussent pas permis à Mrs. Branican d'entreprendre sa campagne cinq ou six mois plus tôt. Durant l'hiver, les épreuves d'un tel voyage auraient été plus supportables. Les froids — par suite desquels le thermomètre s'abaisse quelquefois jusqu'à la congélation de l'eau — sont moins à craindre que ces chaleurs, qui élèvent la colonne mercurielle au delà de quarante degrés à l'ombre. Antérieurement au mois de mai, les vapeurs se résolvent en averses abondantes, les creeks se revivifient, les puits se remplissent. On n'a plus à faire des journées de marche pour rechercher une eau saumâtre, sous un ciel dévorant. Le désert australien est moins clément aux caravanes que le Sahara africain: celui-ci offre sur celui-là l'avantage de posséder des oasis, on peut justement l'appeler: «le pays de la soif!»
Mais Mrs. Branican n'avait eu à choisir ni son lieu ni son heure. Elle partait parce qu'il fallait partir, elle braverait ces terribles éventualités du climat parce qu'il fallait les braver. Retrouver le capitaine John, l'arracher aux indigènes, cela ne demandait aucun retard, dût-elle succomber à la tâche comme avait succombé Harry Felton. Il est vrai, les privations qu'avait supportées cet infortuné n'étaient pas réservées à son expédition, organisée de manière à vaincre toutes les difficultés — autant du moins que cela serait matériellement et moralement possible.
On connaît la composition de la caravane, qui comptait quarante et une personnes depuis l'arrivée de Godfrey. Voici l'ordre adopté pendant la marche au nord de Farina-Town, au milieu des forêts et le long des creeks, où le cheminement ne présenterait aucun obstacle sérieux.
En tête, allaient les quinze Australiens, vêtus d'un pantalon et d'une casaque de coton rayé, coiffés d'un chapeau de paille, pieds nus, suivant leur habitude. Armés chacun d'un fusil et d'un revolver, la cartouchière à la ceinture, ils formaient l'avant- garde sous la direction d'un blanc, qui faisait fonction d'éclaireur.
Après eux, dans un buggy, attelé de deux chevaux, conduits par un cocher indigène, Mrs. Branican et la femme Harriett avaient pris place. Une capote, adaptée à la légère voiture et susceptible de se rabattre, leur permettrait de s'abriter en cas de pluie ou d'orage.
Dans un second buggy se trouvaient Zach Fren et Godfrey. Quelque ennui que le maître eût ressenti de l'arrivée du jeune novice, il ne devait pas tarder à l'avoir en grande amitié, en le voyant si affectionné pour Mrs. Branican.
Les quatre chariots à boeufs venaient ensuite, guidés par quatre bouviers, et la marche de la caravane devait être réglée sur le pas de ces animaux, dont l'introduction en Australie, de date assez récente, a fait des auxiliaires très précieux pour les transports et les travaux de culture.
Sur les flancs et à l'arrière de la petite troupe, se succédaient les hommes de Tom Marix, vêtus à la façon de leur chef, pantalon enfoncé dans les bottes, casaque de laine serrée à la taille, chapeau-casque d'étoffe blanche, portant en bandoulière un léger manteau de caoutchouc, et armés comme leurs compagnons de race indigène. Ces hommes, étant montés, devaient faire le service, soit pour choisir le lieu de la halte de midi ou du campement du soir, lorsque la seconde étape de la journée était près de finir.
Dans ces conditions, la caravane était en mesure de faire douze à treize milles par jour, sur un sol très cahoteux, parfois à travers d'épaisses forêts, où les chariots n'avanceraient qu'avec lenteur. Le soir venu, le soin d'organiser la couchée incombait à Tom Marix, qui en avait l'habitude. Puis, gens et bêtes se reposaient toute la nuit, et l'on repartait au lever du jour.
Le parcours entre Farina-Town et Alice-Spring — environ trois cent cinquante milles[10] — n'offrant ni dangers graves ni grandes fatigues, exigerait probablement une trentaine de jours. La station où il y aurait lieu de reconstituer la caravane, en vue d'une exploration des déserts de l'ouest, ne serait donc pas atteinte avant le premier tiers du mois d'octobre.
En quittant Farina-Town, l'expédition put suivre pendant un certain nombre de milles les travaux entrepris pour la prolongation du railway. Elle s'engagea dans l'ouest du groupe des Williouran-Ranges, en prenant une direction jalonnée déjà par les poteaux de l'Overland-Telegraf-Line.
Tout en cheminant, Mrs. Branican demandait à Tom Marix, qui chevauchait près de son buggy, quelques renseignements sur cette ligne télégraphique.
«C'est en 1870, mistress, répondit Tom Marix, seize ans après la déclaration d'indépendance de l'Australie méridionale, que les colons eurent la pensée de créer cette ligne, du sud jusqu'au nord du continent entre Port-Adélaïde et Port-Darwin. Les travaux furent conduits avec tant d'activité qu'ils étaient achevés au milieu de 1872.
— Mais n'avait-il pas fallu que le continent eût été exploré sur toute cette étendue? fit observer Mrs. Branican.
— En effet, mistress, répondit Tom Marix, et, dix ans auparavant, en 1860 et en 1861, Stuart, un de nos plus intrépides explorateurs, l'avait traversé en poussant de nombreuses reconnaissances à l'est et à l'ouest.
— Et quel a été le créateur de cette ligne? demanda Mrs.
Branican.
— Un ingénieur aussi hardi qu'intelligent, M. Todd, le directeur des postes et télégraphes d'Adélaïde, un de nos concitoyens que l'Australie honore comme il le mérite.
— Est-ce qu'il a pu trouver ici le matériel que nécessitait une pareille oeuvre?
— Non, mistress, répondit Tom Marix, et il a dû faire venir d'Europe les isolateurs, les fils et même les poteaux de sa ligne. Actuellement, la colonie serait en mesure de fournir aux besoins de n'importe quelle entreprise industrielle.
— Est-ce que les indigènes ont laissé exécuter ces travaux sans les troubler?
— Au début, ils faisaient mieux ou plutôt pis que de les troubler, mistress Branican. Ils détruisaient le matériel, les fils pour se procurer du fer, les poteaux pour en fabriquer des haches. Aussi, sur un parcours de dix-huit cent cinquante milles[11], y eut-il des rencontres incessantes avec les Australiens, bien qu'elles ne fussent point à leur avantage. Ils revenaient à la charge, et vraiment, je crois qu'il aurait fallu abandonner l'affaire, si M. Todd n'avait eu une véritable idée d'ingénieur et même une idée de génie. Après s'être emparé de quelques chefs de tribus, il leur fit appliquer, au moyen d'une forte pile, un certain nombre de secousses électriques dont ils furent à la fois si effrayés et si secoués que leurs camarades n'osèrent plus s'approcher des appareils. La ligne put alors être achevée, elle fonctionne maintenant d'une façon régulière.
— N'est-elle donc pas gardée par des agents? demanda Mrs.
Branican.
— Par des agents, non, répondit Tom Marix, mais par des escouades de la police noire, comme nous disons dans le pays.
— Et cette police, est-ce qu'elle ne se porte jamais jusqu'aux régions du centre et de l'ouest?
— Jamais, ou du moins très rarement, mistress. Il y a tant de malfaiteurs, de bushrangers et autres à poursuivre dans les districts habités!
— Mais comment l'idée n'est-elle pas venue de lancer cette police noire sur la trace des Indas, quand on a su que le capitaine Branican était leur prisonnier… et cela depuis quinze ans?…
— Vous oubliez, mistress, que nous ne le savons et que vous ne le savez vous-même que par Harry Felton, et il y a quelques semaines au plus!
— C'est juste, répondit Dolly, quelques semaines!…
— Je sais d'ailleurs, reprit Tom Marix, que la police noire a reçu ordre d'explorer les régions de la Terre de Tasman, qu'un fort détachement doit y être envoyé; mais je crains bien…»
Tom Marix, s'arrêta. Mrs. Branican ne s'était point aperçue de son hésitation.
C'est que, si décidé qu'il fût à remplir jusqu'au bout les fonctions qu'il avait acceptées, Tom Marix, on doit le dire, regardait comme très douteux le résultat de cette expédition. Il savait combien ces tribus nomades de l'Australie sont difficiles à saisir. Aussi, ne pouvait-il partager ni la foi ardente de Mrs. Branican, ni la conviction de Zach Fren, ni la confiance instinctive de Godfrey. Cependant, on le répète, il ferait son devoir.
Le 15 au soir, au détour des collines Deroy, la caravane vint camper à la bourgade de Boorloo. Au nord, on voyait poindre la cime du Mount-Attraction, au delà duquel s'étendent les Illusion- Plains. De ce rapprochement de noms, y a-t-il lieu de conclure que, si la montagne attire, la plaine est trompeuse? Quoi qu'il en soit, la cartographie australienne présente quelques-unes de ces désignations d'un sens à la fois physique et moral.
C'est à Boorloo que la ligne télégraphique se coude presque à angle droit en se dirigeant vers l'ouest. À une douzaine de milles, elle traverse le Cabanna-creek. Mais, ce qui est très simple pour des fils aériens tendus d'un poteau à l'autre, est plus difficile à une troupe de piétons et de cavaliers. Il fut nécessaire de chercher un passage guéable. Le jeune novice ne voulut point laisser à d'autres le soin de le découvrir. S'étant jeté résolument dans la rivière, rapide, tumultueuse, il trouva un haut-fond, qui permit aux chariots et aux voitures de se transporter sur la rive gauche, sans être mouillés au delà du heurtequin de leurs roues.
Le 17, la caravane vint camper sur les dernières ramifications du massif de ce mont North-West, qui se dresse à une dizaine de milles au sud.
Le pays étant habité, Mrs. Branican et ses compagnons reçurent le meilleur accueil dans une de ces vastes fermes, dont la superficie, mise en oeuvre, comprend plusieurs milliers d'acres[12]. L'élevage des moutons en troupeaux innombrables, la culture du blé établie sur de larges plaines sans arbres, d'importantes cultures de sorgho et de millet, de vastes jachères préparées pour les semences de la saison prochaine, des bois pratiquement aménagés, des plantations d'oliviers et autres essences spéciales à ces chaudes latitudes, plusieurs centaines d'animaux de labour et de trait, le personnel exigé par les soins de telles exploitations — personnel soumis à une discipline quasi militaire et dont les prescriptions réduisent l'homme presque à l'esclavage — voilà ce que sont ces domaines, qui constituent la fortune des provinces du continent australien. Si la caravane de Mrs. Branican n'eût été suffisamment approvisionnée au départ, elle aurait trouvé là de quoi satisfaire à tous ses besoins, grâce à la générosité des riches fermiers, des «freeselecters», propriétaires de ces stations agricoles.
Du reste, ces grands établissements industriels tendent à se multiplier. D'immenses étendues, que l'absence d'eau rendait improductives, vont être livrées à la culture. En effet, le sous- sol des territoires que la caravane traversait alors, à une douzaine de milles dans le sud-ouest du lac Eyre, était sillonné de nappes liquides, et les puits artésiens, nouvellement forés, débitaient jusqu'à trois cent mille gallons[13] par jour.
Le 18 septembre, Tom Marix établit le campement du soir à la pointe méridionale du South-Lake-Eyre, qui dépend du North-Lake- Eyre, d'une superficie considérable. On put apercevoir sur ses rives boisées une troupe de ces curieux échassiers, dont le «jabiru» est l'échantillon le plus remarquable, et quelques bandes de cygnes noirs, mêlés aux cormorans, aux pélicans et aux hérons blancs, gris ou bleus de plumage.
Curieuse disposition géographique, celle de ces lacs. Leur chapelet se déroule du sud au nord de l'Australie, le lac Torrens, dont le railway suit la courbe, le petit lac Eyre, le grand lac Eyre, les lacs Frome, Blanche, Amédée. Ce sont des nappes d'eau salée, antiques récipients naturels, où se seraient conservés les restes d'une mer intérieure.
En effet, les géologues sont portés à admettre que le continent australien fut autrefois divisé en deux îles, à une époque qui ne doit pas être extrêmement reculée. On avait observé déjà que la périphérie de ce continent, formé dans certaines conditions telluriques, tend à s'élever au-dessus du niveau de la mer, et il ne semble pas douteux, d'autre part, que le centre est soumis à un relèvement continu. L'ancien bassin se comblera donc avec le temps, et amènera la disparition de ces lacs, échelonnés entre les cent trentième et cent quarantième degrés de latitude.
De la pointe du South-Lake-Eyre jusqu'à la station d'Emerald- Spring, où elle arriva le 20 septembre au soir, la caravane franchit un espace de dix-sept milles environ à travers un pays couvert de forêts magnifiques, dont les arbres dressaient leur ramure à deux cents pieds de hauteur.
Si habituée que fût Dolly aux merveilles forestières de la Californie, entre autres à ses séquoias gigantesques, elle aurait pu admirer cette étonnante végétation, si sa pensée ne l'eût constamment emportée dans la direction du nord et de l'ouest, au milieu de ces arides déserts, où la dune sablonneuse nourrit à peine quelques maigres arbrisseaux. Elle ne voyait rien de ces fougères géantes, dont l'Australie possède les plus remarquables espèces, rien de ces énormes massifs d'eucalyptus, au feuillage éploré, groupés sur de légères ondulations de terrain.
Observation curieuse, la broussaille est absente du pied de ces arbres, le sol où ils vivent est nettoyé de ronces et d'épines, leurs basses branches ne se développent qu'à douze ou quinze pieds au-dessus des racines. Il n'y reste qu'une herbe jaune d'or, jamais desséchée. Ce sont les animaux qui ont détruit les jeunes pousses, ce sont les feux allumés par les squatters qui ont dévoré buissons et arbustes. Aussi, bien qu'il n'y ait point, à parler vrai, de routes frayées à travers ces vastes forêts, si différentes des forêts africaines où l'on marche six mois sans en trouver la fin, la circulation n'y est-elle point embarrassée. Les buggys et les chariots allaient pour ainsi dire à l'aise entre ces arbres largement espacés et sous le haut plafond de leur feuillage.
De plus, Tom Marix connaissait le pays, l'ayant maintes fois parcouru, lorsqu'il dirigeait la police provinciale d'Adélaïde. Mrs. Branican n'aurait pu se fier à un guide plus sûr, plus dévoué. Aucun chef d'escorte n'aurait joint tant de zèle à tant d'intelligence.
Mais en outre, pour le seconder, Tom Marix trouvait un auxiliaire jeune, actif, résolu, dans ce jeune novice qui s'était à tel point attaché à la personne de Dolly, et il s'émerveillait de ce qu'il sentait d'ardeur chez ce garçon de quatorze ans. Godfrey parlait de se lancer seul, en cas de besoin, au milieu des régions de l'intérieur. Si quelques traces du capitaine John étaient découvertes, il serait difficile, impossible même de le retenir dans le rang. Tout en lui, son enthousiasme lorsqu'il s'entretenait du capitaine, son assiduité à consulter les cartes de l'Australie centrale, à prendre des notes, à se renseigner dans les haltes au lieu de se livrer au repos après la longueur et la fatigue des étapes, tout dénotait dans cette âme passionnée une effervescence que rien ne pouvait tempérer. Très robuste pour son âge, endurci déjà aux rudes épreuves de la vie de marin, il devançait le plus souvent la caravane, il s'éloignait hors de vue. Restait-il à sa place, ce n'était que sur l'ordre formel de Dolly. Ni Zach Fren, ni Tom Marix, bien que Godfrey leur témoignât grande amitié, n'auraient pu obtenir ce qu'elle obtenait d'un regard. Aussi s'abandonnant à ses sentiments instinctifs en présence de cet enfant, portrait physique et moral de John, elle éprouvait pour lui une affection de mère. Si Godfrey n'était pas son fils, s'il ne l'était pas suivant les lois de la nature, il le serait par les lois de l'adoption, du moins. Godfrey ne la quittait plus. John partagerait l'affection qu'elle ressentait pour cet enfant.
Un jour, après une absence qui s'était prolongée et l'avait conduit à quelques milles en avant de la caravane:
«Mon enfant, lui dit-elle, je veux que tu me fasses la promesse de ne jamais t'écarter sans mon consentement. Lorsque je te vois partir je suis inquiète jusqu'à ton retour. Tu nous laisses pendant des heures sans nouvelles…
— Mistress Dolly, répondit le jeune novice, il faut bien que je recueille des renseignements… On avait signalé une tribu d'indigènes nomades, qui campait sur le Warmer-creek… J'ai voulu voir le chef de cette tribu… l'interroger…
— Et qu'a-t-il dit?… demanda Dolly.
— Il avait entendu parler d'un homme blanc, qui venait de l'ouest en se dirigeant vers les districts du Queensland.
— Quel était cet homme?…
— J'ai fini par comprendre qu'il s'agissait de Harry Felton et non du capitaine Branican. Nous le retrouverons, pourtant… oui! nous le retrouverons!… Ah! mistress Dolly, je l'aime comme je vous aime, vous qui êtes pour moi une mère!
— Une mère! murmura Mrs. Branican.
— Mais je vous connais, tandis que lui, le capitaine John, je ne l'ai jamais vu!… Et, sans cette photographie que vous m'avez donnée… que je porte toujours sur moi… ce portrait à qui je parle… qui semble me répondre…
— Tu le connaîtras un jour, mon enfant, répondit Dolly, et il t'aimera autant que je t'aime!»
Le 24 septembre, après avoir campé à Strangway-Spring, au delà du Warmer-creek, l'expédition vint faire halte à William-Spring, quarante-deux milles au nord de la station d'Emerald. On voit, par cette qualification de «spring» — mot qui signifie «sources», donnée aux diverses stations — que le réseau liquide est assez important à la surface de ces territoires sillonnés par la ligne télégraphique. Déjà, cependant, la saison chaude était suffisamment avancée pour que ces sources fussent sur le point de se tarir, et il n'était pas difficile de trouver des gués pour les attelages lorsqu'il s'agissait de faire passer quelque creek.
On pouvait observer, d'ailleurs, que la puissante végétation ne tendait pas à s'amoindrir encore. Si les villages ne se rencontraient qu'à de plus longs intervalles, les établissements agricoles se succédaient d'étape en étape. Des haies d'acacias épineux, entremêlées de quelques églantiers à fleurs odorantes, dont l'air était embaumé, leur formaient des enclos impénétrables. Quant aux forêts, moins épaisses, les arbres d'Europe, le chêne, le platane, le saule, le peuplier, le tamarinier, s'y raréfiaient au profit des eucalyptus et surtout de ces gommiers qui sont nommés «spotted-gums» par les Australiens.
«Quels diables d'arbres est-ce là? s'écria Zach Fren la première fois qu'il aperçut une cinquantaine de ces gommiers réunis en massif. On dirait que leur tronc est peinturluré de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
— Ce que vous appelez une couche de peinture, maître Zach, répondit Tom Marix, c'est une couleur naturelle. L'écorce de ces arbres se nuance suivant que la végétation avance ou retarde. En voici qui sont blancs, d'autres roses, d'autres rouges. Tenez! regardez ceux-là, dont le tronc est rayé de bandes bleues ou tacheté de plaques jaunes…
— Encore une drôlerie de plus à joindre à celles qui distinguent votre continent, Tom Marix.
— Drôlerie si vous voulez, mais croyez bien, Zach, que vous faites un compliment à mes compatriotes en leur répétant que leur pays ne ressemble à aucun autre. Et il ne sera parfait…
— Que lorsqu'il n'y restera plus un seul indigène; c'est entendu!» répliqua Zach Fren.
Ce qu'il y avait à remarquer également, c'est que, malgré l'insuffisant ombrage de ces arbres, les oiseaux les recherchaient en grand nombre. C'étaient quelques pies, quelques perruches, des cacatoès d'une blancheur éclatante, des ocelots rieurs, qui, suivant l'observation de M. D. Charnay, mériteraient mieux le nom d'»oiseaux sangloteurs»; puis des «tandalas» à la gorge rouge, dont le caquet est intarissable; des écureuils volants, entre autres le «polatouche» que les chasseurs attirent en imitant le cri des oiseaux nocturnes; des oiseaux de paradis et spécialement ce «rifle-bird» au plumage de velours, qui passe pour le plus beau spécimen de l'ornithologie australienne; enfin, à la surface des lagunes ou des fonds marécageux, des couples de grues et de ces oiseaux-lotus, auxquels la conformation de leurs pattes permet de courir à la surface des feuilles du nénuphar.
D'autre part, les lièvres abondaient, et on ne se faisait pas faute de les abattre, sans parler des perdrix et des canards — ce qui permettait à Tom Marix d'économiser sur les réserves de l'expédition. Ce gibier était tout bonnement grillé ou rôti au feu du campement. Parfois aussi, on déterrait les oeufs d'iguane, qui sont excellents, et meilleurs que l'iguane même, dont les noirs de l'escorte se délectaient volontiers.
Quant aux creeks, ils fournissaient encore des perches, quelques brochets à long museau, nombre de ces muges si alertes qu'elles sautent par-dessus la tête du pêcheur, et surtout des anguilles par myriades. Entre temps, il fallait prendre garde aux crocodiles, qui ne laissent pas d'être très dangereux dans leur milieu aquatique. De tout ceci, il résulte que lignes ou filets sont des engins dont le voyageur en Australie doit se munir, conformément à l'expresse recommandation du colonel Warburton.
Le 29, au matin la caravane quitta la station de Umbum et s'engagea sur un sol montueux, très rude aux piétons. Quarante- huit heures après, à l'ouest des Denison-Ranges, elle atteignait la station de The-Peak, récemment établie pour les besoins du service télégraphique. Ainsi que l'apprit Mrs. Branican, grâce à un récit détaillé que Tom Marix lui fit des voyages de Stuart, c'était de ce point que l'explorateur était remonté vers le nord, en parcourant ces territoires presque inconnus avant lui.
À partir de cette station, sur un espace de soixante milles environ, la caravane eut un avant-goût des fatigues que lui réservait la traversée du désert australien. Il fallut cheminer sur un sol très aride jusqu'aux bords de la Macumba-river, puis, au delà, franchir un espace à peu près égal et non moins pénible à la marche jusqu'à la station de Lady Charlotte.
Sur ces vastes plaines ondulées, variées çà et là par quelques bouquets d'arbres au feuillage décoloré, le gibier, si toutefois cette qualification est exacte, ne faisait pas défaut. Là sautaient des kangourous d'une petite espèce, des «wallabis», qui s'enfuyaient par bonds énormes. Là couraient des opossums de cette variété des bandicoutes et des dyasures, qui nichent — c'est le mot — à la cime des gommiers. Puis, on apercevait quelques couples de casoars, au regard provocant et fier comme celui de l'aigle, mais qui ont cet avantage, sur le roi des oiseaux, de fournir une chair grasse et nourrissante, presque identique à la chair du boeuf. Les arbres, c'étaient des «bungas-bungas», sorte d'araucarias, qui, dans les régions méridionales centrales de l'Australie, atteignent une hauteur de deux cent cinquante pieds. Ces pins, ici de taille plus modeste, produisent une grosse amande assez nutritive, dont les Australiens font un usage habituel.
Tom Marix avait eu soin de prévenir ses compagnons de la rencontre possible de ces ours, qui élisent domicile dans le tronc creux des gommiers. C'est même ce qui arriva; mais ces plantigrades, désignés sous le nom de «potorous», n'étaient guère plus à craindre que des marsupiaux à longues griffes.
Quant aux indigènes, la caravane en avait à peine rencontré jusqu'alors. En effet, c'est au nord, à l'est et à l'ouest de l'Overland-Telegraf-Line, que les tribus vont de campements en campements.
En traversant ces contrées, de plus en plus arides, Tom Marix eut lieu de mettre à profit un instinct très particulier des boeufs attelés aux chariots. Cet instinct, qui semble s'être développé dans la race depuis son introduction sur le continent australien, permet à ces animaux de se diriger vers les creeks, où ils pourront satisfaire leur soif. Il est rare qu'ils se trompent, et le personnel n'a qu'à les suivre. En outre, leur instinct est fort apprécié en des circonstances qui se présentent quelquefois.
En effet, dans la matinée du 7 octobre, les boeufs du chariot de tête s'arrêtèrent brusquement. Ils furent aussitôt imités par les autres attelages. Les conducteurs eurent beau les stimuler de leur aiguillon, ils ne parvinrent pas à les décider à avancer d'un pas.
Tom Marix, aussitôt prévenu, se rendit près du buggy de Mrs.
Branican.
«Je sais ce que c'est, mistress, dit-il. Si nous n'avons pas encore rencontré des indigènes sur notre route, nous croisons en ce moment un sentier qu'ils ont l'habitude de suivre, et, comme nos boeufs ont flairé leurs traces, ils refusent d'aller au delà.
— Quelle est la raison de cette répugnance? demanda Dolly.
— La raison, on ne la connaît pas au juste, répondit Tom Marix, mais le fait n'en est pas moins indiscutable. Ce que je croirais volontiers, c'est que les premiers boeufs importés en Australie, fort maltraités par les indigènes, ont dû garder le souvenir de ces mauvais traitements, et que ce souvenir s'est transmis de génération en génération…»
Que cette singularité de l'atavisme, indiquée par le chef de l'escorte, fût ou non la raison de leur défiance, on ne put absolument pas résoudre les boeufs à continuer leur marche en avant. Il fallut les dételer, les retourner de tête en queue, puis, à coups de fouet et d'aiguillon, les contraindre à faire une vingtaine de pas à reculons. De la sorte, ils enjambèrent le sentier contaminé par le passage des indigènes, et, lorsqu'ils eurent été remis sous le joug, les chariots reprirent la direction du nord.
Lorsque la caravane atteignit les bords de la rivière Macumba, chacun eut amplement de quoi se désaltérer. Il est vrai, l'étiage avait déjà décru de moitié par suite des chaleurs qui étaient fortes. Mais là où il n'y a pas assez d'eau pour faire flotter un squiff, il en reste plus qu'il est nécessaire au désaltèrement d'une quarantaine de personnes et d'une vingtaine de bêtes.
Le 6, l'expédition passait le creek Hamilton sur les pierres à demi noyées qui encombraient son lit; le 8, elle laissait dans l'est le mont Hammersley; le 10, dans la matinée, elle faisait halte à la station de Lady Charlotte, après avoir franchi trois cent vingt milles depuis le départ de Farina-Town.
Mrs. Branican se trouvait alors sur la limite qui sépare l'Australie méridionale de la Terre Alexandra, nommée aussi Northern-Territory. C'est ce territoire qui fut reconnu par l'explorateur Stuart en 1860, lorsqu'il remonta le cent trente et unième méridien jusqu'au vingt et unième degré de latitude.
VI
Rencontre inattendue
À la station de Lady Charlotte, Tom Marix avait demandé à Mrs. Branican d'accorder vingt-quatre heures de repos. Bien que le cheminement se fût effectué sans obstacles, la chaleur avait fatigué les bêtes de trait. La route était longue jusqu'à Alice- Spring, et il importait que les chariots, qui transportaient le matériel, fussent assurés d'y arriver.
Dolly se rendit aux raisons que fit valoir le chef de l'escorte, et l'on s'installa du mieux possible. Quelques cabanes, c'était tout ce qui composait cette station, dont la caravane allait tripler la population pendant un jour. Il fallut dès lors établir un campement. Mais un squatter, qui dirigeait un important établissement du voisinage, vint offrir à Mrs. Branican une hospitalité plus confortable, et ses instances furent telles qu'elle dut accepter de se rendre à Waldek-Hill, où une habitation assez confortable était mise à sa disposition.
Ce squatter n'était que locataire de l'un de ces vastes domaines, appelés «runs», dans la campagne australienne. Il est tel de ces runs qui comprend jusqu'à six cent mille hectares, particulièrement dans la province de Victoria. Bien que celui de Waldek-Hill n'atteignît pas cette dimension, il ne laissait pas d'être considérable. Entouré de «paddocks», sortes de clôtures, il était spécialement consacré à l'élevage des moutons — ce qui nécessitait un assez grand nombre d'employés, de bergers affectés au gardiennage des troupeaux, et de ces chiens sauvages, dont l'aboiement rappelle le hurlement du loup.
C'est la qualité du sol qui détermine le choix de la station, lorsqu'il s'agit d'établir un run. On préfère ces plaines où croît naturellement le «salt bush», le buisson salé. Ces buissons aux sucs nutritifs, qui ressemblent tantôt au plant de l'asperge, tantôt à celui de l'anis, sont avidement recherchés des moutons, qui appartiennent à l'espèce des «pig's faces» à têtes de porcs. Aussitôt que les terrains ont été reconnus propres à la pâture, on s'occupe de les transformer en herbages. On les livre d'abord aux boeufs et aux vaches qui se contentent de leur herbe native, tandis que les moutons, plus difficiles sur la nourriture, n'acceptent que l'herbe fine de la seconde pousse.
Qu'on ne l'oublie pas, c'est à la laine que produit le mouton qu'est due la grande richesse des provinces australiennes, et, actuellement, on n'y compte pas moins de cent millions de ces représentants de la race ovine.
Sur ce run de Waldek-Hill, autour de la maison principale et du logement des employés, de larges étangs, qu'alimentait un creek pourvu en abondance d'eau, étaient destinés au lavage des animaux avant l'opération de la tonte. En face s'élevaient des hangars, où le squatter rangeait les ballots de laine qu'il devait expédier par convois sur le port d'Adélaïde.
À cette époque, cette opération de la tonte battait son plein au run de Waldek-Hill. Depuis plusieurs jours, une troupe de tondeurs nomades, ainsi que cela a lieu d'habitude, était venue y exercer sa lucrative industrie.
Lorsque Mrs. Branican, accompagnée de Zach Fren, eut franchi les barrières, elle fut frappée de l'étonnante animation qui régnait dans l'enclos. Les ouvriers, travaillant à leur pièce, ne perdaient pas un moment, et, comme les plus adroits peuvent dépouiller de leur toison une centaine de moutons par jour, ils s'assurent ainsi un gain qui peut s'élever à une livre. Le grincement des larges ciseaux entre les mains du tondeur, les bêlements des bêtes, lorsqu'elles recevaient quelque coup mal dirigé, les appels des hommes entre eux, l'allée et venue des ouvriers chargés d'enlever la laine pour la transporter sous les hangars, cela était curieux à observer. Et, au-dessus de ce brouhaha, dominaient les clameurs de petits garçons criant: «tar!… tar!» lorsqu'ils apportaient des jattes de goudron liquide, afin de panser les blessures produites par les tondeurs trop maladroits.
À tout ce monde il faut des surveillants, si l'on veut que le travail s'accomplisse dans de bonnes conditions. Aussi s'en trouvait-il quelques-uns au run de Waldek-Hill, indépendamment des employés du bureau de la comptabilité, c'est-à-dire une douzaine d'hommes et de femmes, qui obtenaient là le moyen de vivre.
Et quelle fut la surprise de Mrs. Branican — plus que de la surprise, de la stupéfaction — lorsqu'elle entendit son nom prononcé à quelques pas derrière elle.
Une femme venait d'accourir. Elle s'était jetée à ses genoux, les mains tendues, le regard suppliant…
C'était Jane Burker — Jane moins vieillie par les années que par la peine, les cheveux gris, le teint hâlé, presque méconnaissable, mais que Dolly reconnut pourtant.
«Jane!…» s'écria-t-elle.
Elle l'avait relevée, et les deux cousines étaient dans les bras l'une de l'autre.
Quelle avait donc été depuis douze ans la vie des Burker? Une vie misérable — et même une vie criminelle en ce qui concernait du moins l'époux de l'infortunée Jane.
En quittant San-Diégo, pressé d'échapper aux poursuites qui le menaçaient, Len Burker s'était réfugié à Mazatlan, l'un des ports de la côte occidentale du Mexique. On s'en souvient, il laissait à Prospect-House la mulâtresse Nô, chargée de veiller sur Dolly Branican qui n'avait pas recouvré la raison à cette époque. Mais, peu de temps après, quand la malheureuse folle eut été placée dans la maison de santé du docteur Brumley par les soins de M. William Andrew, la mulâtresse, n'ayant plus aucun motif de rester au chalet, était partie pour rejoindre son maître, dont elle connaissait la retraite.
C'était sous un faux nom que Len Burker avait cherché refuge à Mazatlan, où la police californienne n'avait pu le découvrir. D'ailleurs, il ne demeura que quatre ou cinq semaines dans cette ville. À peine trois milliers de piastres — solde de tant de sommes dilapidées, et, en particulier, de la fortune personnelle de Mrs. Branican — constituaient tout son avoir. Reprendre ses affaires aux États-Unis n'était plus possible, et il résolut de quitter l'Amérique. L'Australie lui parut un théâtre favorable pour tenter la fortune par tous les moyens, avant d'en être réduit à son dernier dollar.
Jane, toujours sous l'absolue domination de son mari, n'aurait pas eu la force de lui résister. Mrs. Branican, son unique parente, était alors privée de raison. En ce qui concernait le capitaine John, il n'y avait plus de doute sur son sort… Le Franklin avait péri corps et biens… John ne reviendrait jamais à San- Diégo… Rien ne pouvait désormais arracher Jane à cette triste destinée vers laquelle l'entraînait Len Burker, et c'est dans ces conditions qu'elle fut transportée sur le continent australien.
C'était à Sydney que Len Burker avait débarqué. Ce fut là qu'il consacra ses dernières ressources à se lancer dans un courant d'affaires, où il fit de nouvelles dupes, en déployant plus d'habileté qu'à San-Diégo. Puis, il ne tarda pas à se lancer dans des spéculations aventureuses et n'arriva qu'à perdre les quelques gains que son travail lui avait procurés au début.
Dix-huit mois après s'être réfugié en Australie, Len Burker dut s'éloigner de Sydney. En proie à une gêne qui touchait à la misère, il fut contraint de chercher fortune ailleurs. Mais la fortune ne le favorisa pas davantage à Brisbane, d'où il s'échappa bientôt pour se réfugier dans les districts reculés du Queensland.
Jane le suivait. Victime résignée, elle fut réduite à travailler de ses mains, afin de subvenir aux besoins du ménage. Rudoyée, maltraitée par cette mulâtresse qui continuait à être le mauvais génie de Len Burker, que de fois l'infortunée eut la pensée de s'enfuir, de briser la vie commune, d'en finir avec les humiliations et les déboires!… Mais cela était au-dessus de son caractère faible et indécis. Pauvre chien que l'on frappe et qui n'ose quitter la maison de son maître!
À cette époque, Len Burker avait appris par les journaux les tentatives faites dans le but de retrouver les survivants du Franklin. Ces deux expéditions du Dolly-Hope, entreprises par les soins de Mrs. Branican, l'avaient mis en même temps au courant de cette situation nouvelle: 1° Dolly avait recouvré la raison, après une période de quatre ans, pendant laquelle elle était restée dans la maison du docteur Brumley; 2° Au cours de cette période, son oncle Edward Starter étant mort au Tennessee, l'énorme richesse qui lui était échue par héritage, avait permis d'organiser ces deux campagnes dans les mers de la Malaisie et sur les côtes de l'Australie septentrionale. Quant à leur résultat définitif, c'était la certitude acquise que les débris du Franklin avaient été retrouvés sur les récifs de l'île Browse, et que le dernier survivant de l'équipage avait succombé dans cette île.
Entre la fortune de Dolly et Jane, sa seule héritière, il n'y avait plus qu'une mère ayant perdu son enfant, une épouse ayant perdu son mari, et dont tant de malheurs devaient avoir compromis la santé. Ce fut ce que se dit Len Burker. Mais que pouvait-il tenter? Reprendre les relations de famille avec Mrs. Branican, c'était impossible. Lui demander des secours par l'intermédiaire de Jane, il se défiait, étant sous le coup de poursuites, à la merci d'une extradition qui aurait été obtenue contre sa personne. Et cependant, si Dolly venait à mourir, par quel moyen empêcher sa succession d'échapper à Jane, c'est-à-dire à lui-même?
On ne l'a point oublié, sept années environ s'écoulèrent entre le retour du Dolly-Hope après sa seconde campagne, jusqu'au moment où la rencontre de Harry Felton vint remettre en question la catastrophe du Franklin.
Pendant ce laps de temps, l'existence de Len Burker devint plus misérable qu'elle ne l'avait encore été. Des faits délictueux qu'il avait accomplis sans aucun remords, il glissa sur la pente des faits criminels. Il n'eut même plus de domicile fixe, et Jane fut contrainte de se soumettre aux exigences de sa vie nomade.
La mulâtresse Nô était morte; mais Mrs. Burker ne recueillit aucun bénéfice de la mort de cette femme, dont l'influence avait été si funeste à son mari. N'étant plus que la compagne d'un malfaiteur, celui-ci l'obligea à le suivre sur ces vastes territoires, où tant de crimes restent impunis. Après l'épuisement des mines aurifères de la province de Victoria et la dispersion des milliers de «diggers», qui se trouvèrent sans ouvrage, le pays fut envahi par une population peu accoutumée à la soumission et au respect des lois au milieu du monde interlope des placers. Aussi s'était-il bientôt formé une classe redoutable de ces déclassés, de ces gens sans aveu, connus dans les districts du Sud-Australie sous le nom de «larrikins». C'étaient eux qui couraient les campagnes et en faisaient le théâtre de leurs criminels agissements, lorsqu'ils étaient traqués de trop près par les polices urbaines.
Tels furent les compagnons auxquels s'associa Len Burker, quand sa notoriété lui eut interdit l'accès des villes. Puis, à mesure qu'il reculait à travers les régions moins surveillées, il se liait avec des bandes de scélérats nomades, entre autres ces farouches «bushrangers», qui datent des premières années de la colonisation, et dont la race n'est pas éteinte.
Voilà à quel degré de l'échelle sociale était descendu Len Burker! Au cours de ces dernières années, dans quelles mesures prit-il part au pillage des fermes, aux vols de grands chemins, à tous les crimes que la justice fut impuissante à réprimer, lui seul eût pu le dire. Oui! lui seul, car Jane, presque toujours abandonnée en quelque bourgade, ne fut point mise dans le secret de ces actes abominables. Et peut-être le sang avait-il été répandu par la main de l'homme qu'elle n'estimait plus, et que, cependant, elle n'eût jamais voulu trahir!
Douze ans s'étaient écoulés, lorsque la réapparition de Harry Felton vint derechef passionner l'opinion publique. Cette nouvelle fut répandue par les journaux et notamment par les nombreuses feuilles de l'Australie. Len Burker l'apprit en lisant un numéro du Sydney Morning Herald, dans une petite bourgade du Queensland, où il s'était alors réfugié, après une affaire de pillage et d'incendie, qui grâce à l'intervention de la police, n'avait pas précisément tourné à l'avantage des bushrangers.
En même temps qu'il était instruit des faits concernant Harry Felton, Len Burker apprenait que Mrs. Branican avait quitté San- Diégo pour venir à Sydney, afin de se mettre en rapport avec le second du Franklin. Presque aussitôt circulait le bruit que Harry Felton était mort, après avoir pu donner certaines indications relatives au capitaine John. Environ quinze jours plus tard, Len Burker était informé que Mrs. Branican venait de débarquer à Adélaïde, à dessein d'organiser une expédition, à laquelle elle prendrait part et qui aurait pour but de visiter les déserts du centre et du nord-ouest de l'Australie.
Lorsque Jane connut l'arrivée de sa cousine sur le continent, son premier sentiment fut de se sauver, de chercher un refuge près d'elle. Mais, devant les menaces de Len Burker qui l'avait devinée, elle n'osa donner suite à son désir.
C'est alors que le misérable résolut d'exploiter cette situation sans temporiser. L'heure était décisive. Rencontrer Mrs. Branican sur sa route, rentrer en grâce près d'elle, à l'aide d'hypocrisies calculées, obtenir de l'accompagner au milieu des solitudes australiennes, rien de moins difficile, en somme, et qui tendrait plus sûrement à son but. Il n'était guère probable, en effet, que le capitaine John, en admettant qu'il vécût encore, pût être retrouvé chez ces indigènes nomades, et il était possible que Dolly succombât au cours de cette dangereuse campagne. Toute sa fortune alors reviendrait à Jane, sa seule parente… Qui sait?… Il y a de ces hasards si profitables, lorsqu'on a le talent de les faire naître…
Bien entendu, Len Burker se garda d'instruire Jane de son projet de renouer des relations avec Mrs. Branican. Il se sépara des bushrangers, sauf à réclamer plus tard leurs bons offices, s'il y avait lieu de recourir à quelque coup de main. Accompagné de Jane, il quitta le Queensland, se dirigea vers la station de Lady Charlotte, dont il n'était distant que d'une centaine de milles, et par laquelle la caravane devait nécessairement passer en se rendant à Alice-Spring. Et voilà pourquoi depuis trois semaines, Len Burker se trouvait au run de Waldek-Hill, où il remplissait les fonctions de surveillant. C'est là qu'il attendait Dolly, fermement décidé à ne reculer devant aucun crime pour devenir possesseur de son héritage.
En arrivant à la station de Lady Charlotte, Jane ne se doutait de rien. Aussi quelle fut son émotion, l'irrésistible et irraisonné mouvement auquel elle obéit, lorsqu'elle se trouva inopinément en présence de Mrs. Branican. Cela, d'ailleurs, servait trop bien les projets de Len Burker pour qu'il eût la pensée d'y faire obstacle.
Len Burker avait alors quarante-cinq ans. Ayant peu vieilli, resté droit et vigoureux, il avait toujours ce même regard fuyant et faux, cette physionomie empreinte de dissimulation, qui inspirait la méfiance. Quant à Jane, elle paraissait avoir dix ans de plus que son âge, les traits flétris, les cheveux blanchis aux tempes, le corps accablé. Et pourtant, son regard, éteint par la misère, s'enflamma, lorsqu'il se porta sur Dolly.
Après l'avoir serrée entre ses bras, Mrs. Branican avait emmené Jane dans une des chambres mises à sa disposition par le squatter de Waldek-Hill. Là, il fut loisible aux deux femmes de s'abandonner à leurs sentiments. Dolly ne se souvenait que des soins dont Jane l'avait entourée au chalet de Prospect-House. Elle n'avait rien à lui reprocher, et elle était prête à pardonner à son mari, s'il consentait à ne plus les séparer l'une de l'autre.
Toutes deux causèrent longuement. Jane ne dit de son passé que ce qu'elle en pouvait dire sans compromettre Len Burker, et Mrs. Branican se montra très réservée en la questionnant à ce sujet. Elle sentait combien la pauvre créature avait souffert et souffrait encore. Cela ne lui suffisait-il pas qu'elle fût digne de toute sa pitié, digne de toute son affection? La situation du capitaine John, cette inébranlable assurance qu'elle avait de le retrouver bientôt, les efforts qu'elle tenterait pour y réussir, voilà ce dont elle parla surtout — puis aussi de son cher petit Wat… Et, lorsqu'elle en évoqua le souvenir toujours vivant en elle, Jane devint si pâle, sa figure subit une altération telle que Dolly crut que la pauvre femme allait se trouver mal.
Jane parvint à se dominer, et il fallut qu'elle racontât sa vie depuis la funeste journée où sa cousine était devenue folle jusqu'à l'époque où Len Burker l'avait contrainte à quitter San- Diégo.
«Est-il possible, ma pauvre Jane, dit alors Dolly, est-il possible, que, pendant ces quatorze mois, alors que tu me donnais tes soins, il ne se soit jamais fait un éclaircissement dans mon esprit?… Est-il possible que je n'aie eu aucun souvenir de mon pauvre John?… Est-il possible que je n'aie jamais prononcé son nom… ni celui de notre petit Wat?…
— Jamais, Dolly, jamais! murmura Jane, qui ne pouvait retenir ses larmes.
— Et toi, Jane, toi, mon amie, toi qui es de mon sang, tu n'as pas plus avant lu dans mon âme?… Tu ne t'es aperçue, ni dans mes paroles ni dans mes regards, que j'eusse conscience du passé?…
— Non… Dolly!
— Eh bien, Jane, je vais te dire ce que je n'ai dit à personne.
Oui… lorsque je suis revenue à la raison… oui… j'ai eu le
pressentiment que John était vivant, que je n'étais pas veuve…
Et il m'a semblé aussi…
— Aussi?…» demanda Jane.
Les yeux empreints d'une terreur inexplicable, le regard effaré, elle attendait ce que Dolly allait dire.
«Oui! Jane, reprit Dolly, j'ai eu le sentiment que j'étais toujours mère!»
Jane s'était relevée, ses mains battaient l'air comme si elle eût voulu chasser quelque horrible image, ses lèvres s'agitaient sans qu'elle parvînt à prononcer une parole. Dolly, absorbée dans sa propre pensée, ne remarqua pas cette agitation, et Jane était parvenue à retrouver un peu de calme à l'extérieur du moins, lorsque son mari se montra à la porte de la chambre.
Len Burker, resté sur le seuil, regardait sa femme et semblait lui demander:
«Qu'as-tu dit?»
Jane retomba anéantie devant cet homme. Invincible domination d'un esprit fort sur un esprit faible, Jane était annihilée sous le regard de Len Burker.
Mrs. Branican le comprit. La vue de Len Burker lui rappela son passé, et ce que Jane avait enduré près de lui. Mais cette révolte de son coeur ne dura qu'un instant. Dolly était résolue à écarter ses récriminations, à dompter ses répulsions, afin de ne plus être séparée de la malheureuse Jane.
«Len Burker, dit-elle, vous savez pourquoi je suis venue en Australie. C'est un devoir auquel je me dévouerai jusqu'au jour où je reverrai John, car John est vivant. Puisque le hasard vous a placé sur ma route, puisque j'ai retrouvé Jane, la seule parente qui me reste, laissez-la-moi, et permettez qu'elle m'accompagne comme elle le désire…»
Len Burker fit attendre sa réponse. Sentant quelles préventions existaient contre lui, il voulait que Mrs. Branican complétât sa proposition en le priant de se joindre à la caravane. Toutefois, devant le silence que gardait Dolly, il crut devoir s'offrir lui- même.
«Dolly, dit-il, je répondrai sans détours à votre demande, et j'ajouterai que je m'y attendais. Je ne refuserai pas, et je consens très volontiers à ce que ma femme reste près de vous. Ah! la vie nous a été dure à tous deux depuis que la mauvaise chance m'a forcé d'abandonner San-Diégo! Nous avons beaucoup souffert pendant les quatorze ans qui viennent de s'écouler, et, vous le voyez, la fortune ne m'a guère favorisé sur la terre australienne, puisque j'en suis réduit à gagner ma vie au jour le jour. Lorsque l'opération de la tonte sera terminée au run de Waldek-Hill, je ne saurai où me procurer d'autre travail. Aussi, comme, en même temps, il me serait pénible de me séparer de Jane, je sollicite de vous à mon tour la permission de me joindre activement à votre expédition. Je connais les indigènes de l'intérieur avec lesquels j'ai déjà eu parfois des rapports, et je serai en mesure de vous rendre des services. Vous n'en doutez pas, Dolly, je serais heureux d'associer mes efforts à ceux que vous et vos compagnons ferez pour délivrer John Branican…»
Dolly comprit bien que c'était là une condition formelle imposée par Len Burker pour qu'il consentît à lui laisser Jane. Il n'y avait pas à discuter avec un pareil homme. D'ailleurs, s'il était de bonne foi, sa présence pouvait ne pas être inutile, puisque, pendant nombre d'années, sa vie errante l'avait conduit à travers les régions centrales du continent. Mrs. Branican se borna donc à répondre — assez froidement, il est vrai:
«C'est convenu Len Burker, vous serez des nôtres, et soyez prêt à partir, car dès demain nous quitterons la station de Lady Charlotte à la première heure…
— Je serai prêt», répondit Len Burker, qui se retira sans avoir osé tendre la main à Mrs. Branican.
Lorsque Zach Fren apprit que Len Burker ferait partie de l'expédition, il s'en montra peu satisfait. Il connaissait l'homme, il savait par M. William Andrew comment ce triste personnage avait abusé de ses fonctions pour dissiper le patrimoine de Dolly. N'ignorant pas dans quelles conditions ce tuteur infidèle, ce courtier véreux, avait dû s'esquiver de San- Diégo, il se doutait bien qu'il y avait lieu de suspecter son existence pendant ces quatorze ans qu'il venait de passer en Australie… Toutefois, il ne fit aucune observation, regardant, en effet, comme une circonstance heureuse que Jane fût près de Dolly. Mais, en son for intérieur, il se promit de ne pas perdre de vue Len Burker.
Cette journée se termina sans autre incident. Len Burker, qu'on ne revit pas, s'occupait de ses préparatifs de départ, après avoir réglé sa situation avec le squatter de Waldek-Hill. Ce règlement ne pouvait donner lieu à aucune difficulté, et le squatter se chargea même de procurer un cheval à son ancien employé, afin qu'il fût en état de suivre la caravane jusqu'à la station d'Alice-Spring, où elle devait être réorganisée.
Dolly et Jane restèrent l'après-midi et la soirée ensemble dans la maison de Waldek-Hill. Dolly évitait de parler de Len Burker, elle n'émettait aucune allusion à ce qu'il avait fait depuis son départ de San-Diégo, sentant bien qu'il y avait des choses que Jane ne pouvait dire.
Pendant cette soirée, ni Tom Marix ni Godfrey, chargés de recueillir des renseignements chez les indigènes sédentaires, dont les hameaux avoisinaient la station de Lady Charlotte, ne vinrent au run de Waldek-Hill. Ce fut le lendemain seulement que Mrs. Branican eut l'occasion de présenter Godfrey à Jane, en lui disant qu'il était son enfant d'adoption.
Jane fut extraordinairement frappée, elle aussi, de la ressemblance qui existait entre le capitaine John et le jeune novice. Son impression fut même si profonde que c'est à peine si elle osait le regarder. Et comment exprimer ce qu'elle éprouva, lorsque Dolly lui fit connaître ce qui concernait Godfrey, les circonstances dans lesquelles elle l'avait rencontré à bord du Brisbane… C'était un enfant trouvé dans les rues de San- Diégo… Il avait été élevé à Wat-House… Il avait quatorze ans environ…
Jane, d'une pâleur de morte, le coeur battant à peine sous l'étreinte de l'angoisse, avait écouté ce récit, muette, immobile…
Et, lorsque Dolly l'eut laissée seule, elle tomba à genoux, les mains jointes. Puis, ses traits s'animèrent… sa physionomie fut comme transfigurée…
«Lui!… lui! s'écria-t-elle d'une voix éclatante. Lui… près d'elle!… Dieu l'a donc voulu!…»
Un instant après, Jane avait quitté la maison de Waldek-Hill, et, traversant la cour intérieure, elle se précipitait vers la case qui lui servait d'habitation pour tout dire à son mari.
Len Burker était là, rangeant dans un portemanteau les quelques effets d'habillement et autres objets qu'il allait emporter pour son voyage. L'arrivée de Jane, dans cet extraordinaire état de trouble, le fit tressaillir.
«Qu'y a-t-il? lui demanda-t-il brusquement. Parle donc!…
Parleras-tu?… Qu'y a-t-il?…
— Il est vivant, s'écria Jane… il est ici… près de sa mère… lui que nous avons cru…
— Près de sa mère… vivant… lui?…» répondit Len Burker, qui resta foudroyé par cette révélation.
Il n'avait que trop compris à qui ce mot «lui!» pouvait s'appliquer.
«Lui… répéta Jane, lui… le second enfant de John et de Dolly
Branican!»
Une courte explication suffira pour faire connaître ce qui s'était passé quinze ans auparavant à Prospect-House.
Un mois après leur installation au chalet de San-Diégo, M. et Mrs. Burker s'étaient aperçus que Dolly, privée de raison depuis le cruel événement, était dans une situation qu'elle ignorait elle- même. Étroitement surveillée par la mulâtresse Nô, Dolly, malgré les supplications de Jane, fut pour ainsi dire séquestrée, soustraite à la vue de ses amis et de ses voisins sous prétexte de maladie. Sept mois plus tard, toujours folle et sans qu'il en fût resté trace dans sa mémoire, elle avait mis au monde un second enfant. À cette époque, la mort du capitaine John étant généralement admise, la naissance de cet enfant venait déranger les plans de Len Burker relatifs à la fortune future de Dolly. Aussi avait-il pris la résolution de tenir cette naissance secrète. C'est en vue de cette éventualité que, depuis plusieurs mois, les domestiques avaient été renvoyés du chalet et les visiteurs éconduits, sans que Jane, contrainte de se courber devant les criminelles exigences de son mari, eût pu s'y opposer. L'enfant, né de quelques heures, abandonné par Nô sur la voie publique, fut par bonheur recueilli par un passant, puis transporté dans un hospice. Plus tard, après la fondation de Wat- House, c'est de là qu'il sortit pour être embarqué en qualité de mousse à l'âge de huit ans. Et maintenant, tout s'explique — cette ressemblance de Godfrey avec le capitaine John, son père, ces pressentiments instinctifs que Dolly ressentait toujours — Dolly mère sans le savoir!
«Oui, Len, s'écria Jane, c'est lui!… C'est son fils!… Et il faut tout avouer…»
Mais, à la pensée d'une reconnaissance qui eût compromis le plan sur lequel reposait son avenir, Len Burker fit un geste de menace, et des jurons s'échappèrent de sa bouche. Prenant la malheureuse Jane par la main et la regardant dans les yeux, il lui dit d'une voix sourde:
«Dans l'intérêt de Dolly… comme dans l'intérêt de Godfrey, je te conseille de te taire!»
VII
En remontant vers le nord
Aucune erreur n'était possible, Godfrey était bien le second enfant de John et de Dolly Branican. Cette affection que Dolly éprouvait pour lui n'était due qu'à l'instinct maternel. Mais elle ignorait que le jeune novice fût son fils, et comment pourrait- elle jamais l'apprendre, puisque Jane, épouvantée des menaces de Len Burker, allait être contrainte à se taire pour assurer le salut de Godfrey. Parler, c'était mettre cet enfant à la merci de Len Burker, et le misérable, qui l'avait livré à l'abandon une première fois, saurait bien s'en défaire au cours de cette périlleuse expédition… Il importait dès lors que la mère et le fils n'apprissent jamais quel lien les rattachait l'un à l'autre.
Du reste, en voyant Godfrey, en rapprochant les faits relatifs à sa naissance, en constatant cette ressemblance frappante avec John, Len Burker n'eut pas un doute sur son identité. Ainsi, alors qu'il regardait la perte de John Branican comme définitive, voilà que la naissance de son second fils venait de se révéler. Eh bien! malheur à cet enfant, si Jane s'avisait de parler! Mais Len Burker était tranquille; Jane ne parlerait pas.
Le 11 octobre, la caravane se remit en route, après vingt-quatre heures de repos. Jane avait pris place dans le buggy, occupé par Mrs. Branican. Len Burker, montant un assez bon cheval, allait et venait, tantôt en avant, tantôt en arrière, s'entretenant volontiers avec Tom Marix au sujet des territoires qu'il avait déjà parcourus le long de la ligne télégraphique. Il ne recherchait point la compagnie de Zach Fren, qui lui témoignait une antipathie très marquée. D'autre part, il évitait de rencontrer Godfrey, dont le regard gênait le sien. Lorsque le jeune novice arrivait pour se mêler à la conversation de Dolly et de Jane, Len Burker se retirait, afin de ne point se trouver avec lui.
À mesure que l'expédition gagnait vers l'intérieur, le pays se modifiait graduellement. Çà et là quelques fermes, où le travail se réduisait à l'élevage des moutons, de larges prairies s'étendant à perte de vue, des massifs d'arbres, gommiers ou eucalyptus, ne formant plus que des groupes isolés, qui ne rappelaient en rien les forêts de l'Australie méridionale.
Le 12 octobre, à six heures du soir, après une longue étape que la chaleur avait rendue très fatigante, Tom Marix vint camper sur le bord de la Finke-river, non loin du mont Daniel, dont la cime se profilait à l'ouest.
Les géographes sont d'accord aujourd'hui sur la question de considérer cette rivière Finke — appelée Larra-Larra par les indigènes — comme étant le principal cours d'eau du centre de l'Australie. Pendant la soirée, Tom Marix attira l'attention de Mrs. Branican sur ce sujet, alors que Zach Fren, Len et Jane Burker lui tenaient compagnie sous une des tentes.
«Il s'agissait, dit Tom Marix, de savoir si la Finke-river déversait ses eaux dans ce vaste lac Eyre que nous avons contourné au delà de Farina-Town. Or, c'est précisément à résoudre cette question que l'explorateur David Lindsay consacra la fin de l'année 1885. Après avoir atteint la station de The-Peak que nous avons dépassée, il suivit la rivière jusqu'à l'endroit où elle se perd sous les sables, au nord-est de Dalhousie. Mais il a été porté à croire que, lors des grandes crues de la saison des pluies, l'écoulement de ses eaux doit se propager jusqu'au lac Eyre.
— Et quel développement aurait la Finke-river? demanda Mrs.
Branican.
— On ne l'estimerait pas à moins de neuf cents milles, répondit
Tom Marix.
— Devons-nous longtemps la suivre?…
— Quelques jours seulement, car elle fait de nombreux crochets et finit par remonter dans la direction de l'ouest à travers le massif des James-Ranges.
— Mais ce David Lindsay dont vous parlez, je l'ai connu, dit alors Len Burker.
— Vous l'avez connu?… répéta Zach Fren d'un ton qui dénotait une certaine incrédulité.
— Et qu'y a-t-il d'étonnant à cela? répondit Len Burker. J'ai rencontré Lindsay à l'époque où il venait d'atteindre la station de Dalhousie. Il se rendait à la frontière ouest du Queensland, que je visitais pour le compte d'une maison de Brisbane.
— En effet, reprit Tom Marix, c'est bien là l'itinéraire qu'il a choisi. Puis, ayant regagné Alice-Spring et contourné les Mac- Donnell-Ranges par leur base, il opéra une reconnaissance assez complète de la rivière Herbert, remonta vers le golfe de Carpentarie, où il acheva son second voyage du sud au nord à travers le continent australien.
— J'ajouterai, dit Len Burker, que David Lindsay était accompagné d'un botaniste allemand du nom de Diétrich. Leur caravane ne se servait que de chameaux pour bêtes de transport. C'est ainsi, je crois, Dolly, que vous avez l'intention de composer la vôtre au delà d'Alice-Spring, et je suis certain que vous réussirez comme a réussi David Lindsay…
— Oui, nous réussirons, Len! dit Mrs. Branican.
— Et personne n'en doute!» ajouta Zach Fren.
En somme, il paraissait avéré que Len Burker avait rencontré David Lindsay dans les circonstances qu'il venait de rappeler — ce que Jane confirma d'ailleurs. Mais, si Dolly lui eût demandé pour quelle maison de Brisbane il voyageait alors, peut-être cette question l'aurait-elle embarrassé. Pendant les quelques heures que Mrs. Branican et ses compagnons passèrent sur le bord de la Finke- river, on eut indirectement des nouvelles de l'Anglais Jos Meritt et de Gîn-Ghi, son domestique chinois. L'un et l'autre précédaient encore la caravane d'une douzaine d'étapes; toutefois, elle gagnait chaque jour sur eux en suivant le même itinéraire. Ce fut par l'intermédiaire des indigènes que l'on sut ce qu'était devenu ce fameux collectionneur de chapeaux. Cinq jours avant, Jos Meritt et son serviteur avaient séjourné dans le village de Kilna, situé à un mille de la station. Kilna compte plusieurs centaines de noirs — hommes, femmes et enfants — qui vivent sous d'informes huttes d'écorce. Ces huttes sont appelées «villums» en langage australien, et il y a lieu de remarquer la singulière analogie de ce mot indigène avec les mots «villes» et «villages» des langues d'origine latine. Ces aborigènes, dont quelques-uns présentent de remarquables types, hauts de taille, sculpturalement proportionnés, robustes et souples, d'un tempérament infatigable, méritent d'être observés. Pour la plupart, ils sont caractérisés par cette conformation, spéciale aux races sauvages, de l'angle facial déprimé; ils ont la crête des sourcils proéminente, la chevelure ondulée sinon crépue, un front étroit qui fuit sous ses boucles, le nez épaté à larges narines, la bouche énorme à forte denture comme celle des fauves. Quant aux gros ventres, aux membres grêles, cette difformité de nature ne se remarque pas chez les échantillons qu'on vient de citer — ce qui est une exception assez rare parmi les nègres australiens.
D'où sont issus les indigènes de cette cinquième partie du monde? Existait-il autrefois, ainsi que plusieurs savants — trop savants peut-être! — ont prétendu l'établir, un continent du Pacifique, dont il ne reste que les sommets sous forme d'îles, dispersées à la surface de ce vaste bassin? Ces Australiens sont-ils les descendants des nombreuses races qui peuplèrent ce continent à une époque reculée? De telles théories demeureront vraisemblablement à l'état d'hypothèses. Mais, si l'explication était admise, il faudrait en conclure que la race autochtone a singulièrement dégénéré au moral autant qu'au physique. L'Australien est resté sauvage de moeurs et de goûts, et, par ses habitudes indéracinables de cannibalisme — au moins chez certaines tribus - - il est au dernier degré de l'échelle humaine, presque au rang des carnassiers. Dans un pays où il ne se rencontre ni lions, ni tigres, ni panthères, on pourrait dire qu'il les remplace au point de vue anthropophagique. Ne cultivant pas le sol qui est ingrat, à peine vêtu d'une loque, manquant des plus simples ustensiles de ménage, n'ayant que des armes rudimentaires, la lance à pointe durcie, la hache de pierre, le «nolla-nolla», sorte de massue en bois très dur, et le fameux «boomerang» que sa forme hélicoïdale oblige à revenir en arrière après qu'il a été projeté par une main vigoureuse — le noir australien, on le répète, est un sauvage dans toute l'acception du mot.
À de tels êtres, la nature a donné la femme qui leur convient, la «lubra» assez vigoureusement constituée pour résister aux fatigues de la vie nomade, se soumettre aux travaux les plus pénibles, porter les enfants en bas âge et le matériel de campement. Ces malheureuses créatures sont vieilles à vingt-cinq ans, et non seulement vieilles, mais hideuses, chiquant les feuilles du «pituri», qui les surexcite pendant les interminables marches, et les aide parfois à endurer de longues abstinences.
Eh bien, le croirait-on? Celles qui se trouvent en rapport avec les colons européens dans les bourgades commencent à suivre les modes européennes. Oui! Il leur faut des robes et des queues à ces robes! Il leur faut des chapeaux et des plumes à ces chapeaux! Les hommes ne sont même pas indifférents au choix de leurs propres coiffures, et ils épuisent, pour satisfaire ce goût, le fond des revendeurs.
Sans nul doute, Jos Meritt avait eu connaissance du remarquable voyage exécuté par Carl Lumholtz en Australie. Et comment n'aurait-il pas retenu ce passage du hardi voyageur norvégien, dont le séjour se prolongea au delà de six mois chez les farouches cannibales du nord-est?
«Je rencontrai à mi-chemin mes deux indigènes… Ils s'étaient faits très beaux: l'un se pavanait en chemise, l'autre s'était coiffé d'un chapeau de femme. Ces vêtements, fort appréciés par les nègres australiens, passent d'une tribu à l'autre, des plus civilisées qui vivent à proximité des colons, à celles qui n'ont jamais aucun rapport avec les blancs. Plusieurs de mes hommes (des indigènes) empruntèrent le chapeau; ils mettaient une sorte de fierté à se parer tour à tour de cette coiffure. L'un de ceux qui me précédaient, in puris naturalibus, suant sous le poids de mon fusil, était vraiment drôle à voir, coiffé de ce chapeau de femme posé de travers. Quelles péripéties avait dû traverser cette capote au cours de son long voyage du pays des blancs aux montagnes des sauvages!»
C'était bien ce que savait Jos Meritt, et peut-être serait-ce au milieu d'une tribu australienne, sur la tête d'un chef des territoires du nord ou du nord-ouest, qu'il rencontrerait cet introuvable chapeau, dont la conquête l'avait déjà entraîné, au péril de sa vie, chez les anthropophages du continent australien. Ce qu'il faut d'ailleurs observer, c'est que, s'il n'avait pas réussi chez ces peuplades du Queensland, il ne semblait pas qu'il eût réussi davantage parmi les indigènes de Kilna, puisqu'il s'était remis en campagne et continuait son aventureuse pérégrination en remontant vers les déserts du centre.
Le 13 octobre, au lever du soleil, Tom Marix donna le signal du départ. La caravane reprit son ordre de marche habituel. C'était une véritable satisfaction pour Dolly d'avoir Jane près d'elle, une grande consolation pour Jane d'avoir retrouvé Mrs. Branican. Le buggy, qui les transportait toutes les deux, et dans lequel elles pouvaient s'isoler, leur permettait d'échanger bien des pensées, bien des confidences. Pourquoi fallait-il que Jane n'osât pas aller jusqu'au bout dans cette voie, qu'elle fût contrainte à se taire? Parfois, en voyant cette double affection maternelle et filiale, qui se manifestait à tout moment par un regard, par un geste, par un mot, entre Dolly et Godfrey, il lui semblait que son secret allait lui échapper… Mais les menaces de Len Burker lui revenaient à l'esprit, et, dans la crainte de perdre le jeune novice, elle affectait même à son égard une quasi-indifférence que Mrs. Branican ne remarquait pas sans quelque chagrin.
Et l'on s'imaginera aisément ce qu'elle dut éprouver, lorsque
Dolly lui dit un jour:
«Tu dois me comprendre, Jane, avec cette ressemblance qui m'avait si vivement frappée, avec ces instincts que je sentais persister en moi, j'ai pu croire que mon enfant avait échappé à la mort, que ni M. William Andrew ni personne de mes amis ne l'avaient su… Et de là, à penser que Godfrey était notre fils, à John et à moi… Mais non!… Le pauvre petit Wat repose maintenant dans le cimetière de San-Diégo!
— Oui!… C'est là que nous l'avons porté, chère Dolly, répondit
Jane. C'est là qu'est sa tombe… au milieu des fleurs!
— Jane!… Jane!… s'écria Dolly, puisque Dieu ne m'a pas rendu mon enfant, qu'il me rende son père, qu'il me rende John!»
Le 15 octobre, à six heures du soir, après avoir laissé en arrière le mont Humphries, la caravane s'arrêta sur le bord du Palmer- creek, un des affluents de la Finke-river. Ce creek était presque à sec, n'étant alimenté, ainsi que la plupart des rios de ces régions, que par les eaux pluviales. Il fut donc très aisé de le franchir, ainsi que l'on fit du Hughes-creek, à trois jours de là, trente-quatre milles plus au nord.
En cette direction, l'Overland-Telegraf-Line tendait toujours ses fils aériens au-dessus du sol — ces fils d'Ariane qu'il suffisait de suivre de station en station. On rencontrait çà et là quelques groupes de maisons, plus rarement des fermes, où Tom Marix, en payant bien, se procurait de la viande fraîche. Godfrey et Zach Fren, eux, allaient aux informations. Les squatters s'empressaient de les renseigner sur les tribus nomades qui parcouraient ces territoires. N'avaient-ils point entendu parler d'un blanc, retenu prisonnier chez les Indas du nord ou de l'ouest? Savaient-ils si des voyageurs s'étaient récemment aventurés à travers ces lointains districts? Réponses négatives. Aucun indice, si vague qu'il fût, ne pouvait mettre sur les traces du capitaine John. De là, nécessité de se hâter, afin d'atteindre Alice-Spring, dont la caravane était encore éloignée d'au moins quatre-vingts milles.
À partir de Hughes-creek, le cheminement devint plus difficile, et la moyenne de marche, obtenue jusqu'à ce jour, fut notablement diminuée. Le pays était très montueux. D'étroites gorges se succédaient, coupées de ravins à peine praticables, qui sinuaient entre les ramifications des Water-House-Ranges. En tête, Tom Marix et Godfrey recherchaient les meilleures passes. Les piétons et les cavaliers y trouvaient facilement passage, même les buggys que leurs chevaux enlevaient sans trop de peine, et il n'y avait pas lieu de s'en préoccuper; mais, pour les chariots chargés lourdement, les boeufs ne les traînaient qu'au prix d'extrêmes fatigues. L'essentiel était d'éviter les accidents, tels qu'un bris de roue ou d'essieu, qui eût nécessité de longues réparations, sinon même l'abandon définitif du véhicule.
C'était le 19 octobre, dès le matin, que la caravane s'était engagée sur ces territoires, où les fils télégraphiques ne pouvaient plus conserver une direction rectiligne. Aussi la disposition du sol avait-elle obligé de les incliner vers l'ouest — direction que Tom Marix dut imposer à son personnel. Entre temps, si cette région présentait de capricieux accidents de terrain, impropres à une allure rapide et régulière, elle était redevenue très boisée, grâce au voisinage des massifs montagneux. Il fallait incessamment contourner ces «brigalows-scrubs», sortes de fourrés impénétrables, où domine la prolifique famille des acacias. Sur les bords des ruisseaux se dressaient des groupes de casuarinas, aussi dépouillés de feuilles que si le vent d'hiver eût secoué leurs branches. À l'entrée des gorges poussaient quelques-uns de ces calebassiers, dont le tronc s'évase en forme de bouteille, et que les Australiens nomment «bottle-trees». À la façon de l'eucalyptus, qui vide un puits lorsque ses racines y plongent, le calebassier pompe toute l'humidité du sol, et son bois spongieux en est tellement imprégné que l'amidon qu'il contient peut servir à la nourriture des bestiaux. Les marsupiaux vivaient en assez grand nombre sous ces brigalows-scrubs, entre autres les wallabys si rapides à la course que le plus souvent les indigènes, lorsqu'ils veulent s'en emparer, sont contraints de les enfermer dans un cercle de flamme en mettant le feu aux herbes. En de certains endroits abondaient les kangourous-rats, et ces kangourous géants, que les blancs ne poursuivent guère que par plaisir cynégétique, car il faut être nègre — et nègre australien — pour consentir à se nourrir de leur chair coriace. Tom Marix et Godfrey ne parvinrent à frapper d'une balle que deux ou trois couples de ces animaux, dont la vitesse égale celle d'un cheval au galop. Il faut dire que la queue de ces kangourous fournit un potage excellent, dont chacun apprécia les qualités au repas du soir.
Cette nuit-là, il y eut une alerte. Le campement fut troublé par une de ces invasions de rats, comme il ne s'en voit qu'en Australie, à l'époque où émigrent ces rongeurs. Personne n'aurait pu dormir, sans risquer d'être déchiqueté, et on ne dormit pas.
Mrs. Branican et ses compagnons repartirent le lendemain, 22 octobre, en maudissant ces vilaines bêtes. Au coucher du soleil, la caravane avait atteint les dernières ramifications des Mac- Donnell-Ranges. Le voyage allait désormais s'effectuer dans des conditions infiniment plus favorables. Encore une quarantaine de milles, et la première partie de la campagne prendrait fin à la station d'Alice-Spring.
Le 23, l'expédition eut à parcourir d'immenses plaines se déroulant à perte de vue. Quelques ondulations les vallonnaient çà et là. Des bouquets d'arbres en relevaient le monotone aspect. Les chariots suivaient sans difficulté l'étroite route, tracée au pied des poteaux télégraphiques, et desservant les stations, établies assez loin les unes des autres. Il était certes incroyable que la ligne, peu surveillée en ces contrées désertes, fût respectée des indigènes.
Et aux observations qu'on lui faisait à ce propos, Tom Marix dut répondre:
«Ces nomades, je l'ai dit, ayant été châtiés électriquement par notre ingénieur, se figurent que le tonnerre court sur ces fils, et ils se gardent bien d'y toucher.
Ils croient même que leurs deux bouts se rattachent au soleil et à la lune et que ces grosses boules leur tomberaient sur la tête, s'ils s'avisaient de tirer dessus.»
À onze heures, suivant l'habitude, la grande halte de la journée eut lieu. La caravane s'installa près d'un massif d'eucalyptus dont le feuillage, tombant comme les pendeloques de cristal d'un lustre, ne donnait que peu ou point d'ombre. Là coulait un creek ou plutôt un filet d'eau, à peine suffisant pour mouiller les cailloux de son lit. Sur la rive opposée, le sol se relevant par un brusque épaulement, barrait la surface de la plaine sur une longueur de plusieurs milles de l'est à l'ouest. En arrière, on saisissait encore le lointain profil des Mac-Donnell-Ranges au- dessus de l'horizon.
Ce repos durait d'habitude jusqu'à deux heures. On évitait ainsi de cheminer pendant la partie la plus chaude de la journée. À vrai dire, ce n'était qu'une halte et non un campement. Tom Marix ne faisait alors ni dételer les boeufs, ni débrider les chevaux. Ces animaux mangeaient sur place. On ne dressait point les tentes, on n'allumait point les feux. La venaison froide et les conserves composaient ce second repas, qui avait été précédé d'un premier déjeuner au lever du soleil.
Chacun vint, comme à l'ordinaire, s'asseoir ou s'étendre sur l'herbe dont l'épaulement était revêtu. Une demi-heure écoulée, les bouviers et les gens de l'escorte, noirs ou blancs, leur faim apaisée, dormaient en attendant le départ.
Mrs. Branican, Jane et Godfrey formaient un groupe à part. La servante indigène Harriett leur avait apporté un panier contenant quelques provisions. Tout en déjeunant, ils s'entretenaient de leur prochaine arrivée à la station d'Alice-Spring. L'espérance qui n'avait jamais abandonné Dolly, le jeune novice la partageait absolument, et, lors même qu'il n'y aurait pas eu motif d'espérer, rien n'eût ébranlé leurs convictions. Tous, d'ailleurs, étaient pleins de foi dans le succès de la campagne, leur résolution formelle étant de ne plus quitter la terre australienne tant qu'ils ne seraient pas fixés sur le sort du capitaine John.
Il va de soi que Len Burker, affectant de nourrir ces mêmes idées, ne ménageait point ses encouragements, lorsqu'il en trouvait l'occasion. Cela entrait dans son jeu; car il avait intérêt à ce que Mrs. Branican ne retournât pas en Amérique, puisqu'il était interdit à lui d'y revenir. Dolly, ne soupçonnant rien de ses odieuses trames, lui savait gré de ce qu'il l'appuyait.
Pendant cette halte, Zach Fren et Tom Marix s'étaient mis à causer de la réorganisation qu'il conviendrait de donner à la caravane, avant de quitter la station d'Alice-Spring. Grave question. N'était-ce pas alors que commenceraient les véritables difficultés d'une expédition à travers l'Australie centrale?
Il était une heure et demie environ, lorsqu'un bruit sourd se fit entendre dans la direction du nord. On eût dit un tumulte prolongé, un roulement continu, dont les lointaines rumeurs se propageaient jusqu'au campement.
Mrs. Branican, Jane et Godfrey qui s'étaient relevés, prêtaient l'oreille.
Tom Marix et Zach Fren venaient de s'approcher d'eux, et, le regard tendu, écoutaient.
«D'où peut provenir ce bruit? demanda Dolly.
— Un orage, sans doute? dit le maître.
— On dirait plutôt le ressac des lames sur une grève», fit observer Godfrey.
Cependant il n'y avait aucun symptôme d'orage, et l'atmosphère ne décelait aucune saturation électrique. Quant à quelque déchaînement d'eaux furieuses, il n'aurait pu être produit que par une subite inondation, due au trop-plein des creeks. Mais lorsque Zach Fren voulut donner cette explication au phénomène:
«Une inondation dans cette partie du continent, à cette époque et après une telle sécheresse?… répondit Tom Marix. Soyez certain que c'est impossible!»
Et il avait raison. Qu'à la suite de violents orages, il survienne parfois des crues provoquées par l'excessive abondance des eaux pluviales, que les nappes liquides se répandent à la surface des terrains en contre-bas, cela se voit quelquefois pendant la mauvaise saison. Mais, à la fin d'octobre, l'explication était inadmissible. Tom Marix, Zach Fren et Godfrey, s'étaient hissés sur le rebord de l'épaulement et portaient un regard inquiet dans le sens du nord et de l'est. Rien en vue sur toute l'immense étendue des plaines mornes et désertes. Toutefois, au-dessus de l'horizon, se déroulait un nuage de forme bizarre qu'on ne pouvait confondre avec ces vapeurs que les longues chaleurs accumulent à la ligne périphérique de la terre et du ciel. Ce n'était point un amas de brumes à l'état vésiculaire; c'était plutôt une agglomération de ces volutes aux contours nets que produisent les décharges de l'artillerie. Quant au bruit qui s'échappait de cet amoncellement poussiéreux — comment douter que ce fût un énorme rideau de poussière? — il s'accroissait rapidement, semblable à quelque piétinement cadencé, une sorte de chevauchement colossal, répercuté par le sol élastique de l'immense prairie. D'où venait- il?
«Je sais… j'ai déjà été témoin… Ce sont des moutons! s'écria
Tom Marix.
— Des moutons?… répliqua Godfrey en riant. Si ce ne sont que des moutons…
— Ne riez pas, Godfrey! répondit le chef de l'escorte. Il y a peut-être là des milliers et des milliers de moutons, qui auront été saisis de panique… Si je ne me suis pas trompé, ils vont passer comme une avalanche, détruisant tout sur leur passage!»
Tom Marix n'exagérait pas. Lorsque ces animaux sont affolés pour une cause ou pour une autre — ce qui arrive quelquefois à l'intérieur des runs — rien ne peut les retenir, ils renversent les barrières, et s'échappent. Un vieux dicton dit que «devant les moutons s'arrête la voiture du roi…» et il est vrai qu'un troupeau de ces stupides bêtes se laisse plutôt écraser que de céder la place; mais si elles se laissent écraser elles écrasent aussi, lorsqu'elles se précipitent en masse énorme. Et c'était bien le cas. À voir le nuage de poussière qui s'arrondissait sur un espace de deux à trois lieues, on ne pouvait estimer à moins de cent mille les moutons qu'une panique aveugle lançait sur le chemin de la caravane. Emportés du nord au sud, ils se déroulaient comme un mascaret à la surface de la plaine et ne s'arrêteraient qu'au moment où ils tomberaient, épuisés par cette course folle.
«Que faire? demanda Zach Fren.
— S'abriter tant bien que mal au pied de l'épaulement», répondit
Tom Marix.
Il n'y avait pas d'autre parti à prendre, et tous trois redescendirent. Si insuffisantes que pussent être les précautions indiquées par Tom Marix, elles furent aussitôt mises à exécution. L'avalanche des moutons n'était pas à deux milles du campement. Le nuage montait en grosses volutes dans l'air, et de ce nuage sourdait un tumulte formidable de bêlements.
Les chariots furent mis à l'abri contre le talus. Quant aux chevaux et aux boeufs, leurs cavaliers et leurs conducteurs les obligèrent à s'étendre sur le sol, afin de mieux résister à cet assaut qui passerait peut-être au-dessus d'eux sans les atteindre. Les hommes s'accotèrent contre le talus. Godfrey se plaça près de Dolly, afin de la protéger plus efficacement, et on attendit.
Cependant Tom Marix venait de remonter sur l'arête de l'épaulement. Il voulait observer une dernière fois la plaine, qui «moutonnait» comme fait la mer sous une violente brise. Le troupeau arrivait à grand fracas et à grande vitesse, s'étendant sur un tiers de l'horizon. Ainsi que l'avait dit Tom Marix, les moutons devaient s'y chiffrer par une centaine de mille. En moins de deux minutes, ils seraient sur le campement.
«Attention! Les voici!» cria Tom Marix. Et il se laissa rapidement glisser le long du talus jusqu'à l'endroit où Mrs. Branican, Jane, Godfrey et Zach Fren étaient blottis les uns contre les autres. Presque aussitôt, le premier rang de moutons apparut sur la crête. Il ne s'arrêta pas, il n'aurait pu s'arrêter. Les animaux de tête tombèrent — quelques centaines qui s'empilèrent, lorsque le sol vint à leur manquer. Aux bêlements se mêlaient les hennissements des chevaux, les beuglements des boeufs, saisis d'épouvante. Tout s'était effacé, au milieu de l'épais nuage de poussière, tandis que l'avalanche se déchaînait au delà de l'épaulement dans une impulsion irrésistible — un véritable torrent de bêtes.
Cela dura cinq minutes, et les premiers qui se relevèrent, Tom Marix, Godfrey, Zach Fren, aperçurent l'effrayante masse, dont les dernières lignes ondulaient vers le sud.
«Debout!… Debout!» cria le chef de l'escorte.
Tous se remirent sur pied. Quelques contusions, un peu de dégât dans les chariots, c'est à cela que se bornait le dommage subi par le personnel et le matériel, grâce à l'abri du talus.
Tom Marix, Godfrey, Zach Fren, remontèrent aussitôt sur sa partie supérieure.
Vers le sud, la troupe fuyante disparaissait derrière un rideau de poussière sableuse. Du côté nord s'étendait à perte de vue la plaine, profondément piétinée à sa surface.
Mais voici que Godfrey s'écrie:
«Là-bas… là-bas… regardez!»
À une cinquantaine de pas du talus, deux corps gisaient sur le sol — deux indigènes, sans doute, entraînés, renversés et probablement écrasés par cette irruption de moutons…
Tom Marix et Godfrey coururent vers ces corps…
Quelle fut leur surprise! Jos Meritt et son serviteur Gîn-Ghi étaient là, immobiles, inanimés…
Ils respiraient pourtant, et des soins empressés les eurent bientôt remis de ce rude assaut. À peine eurent-ils ouvert les yeux que, si contusionnés qu'ils fussent, l'un et l'autre se redressèrent.
«Bien!… Oh!… Très bien!» fit Jos Meritt.
Puis se retournant:
«Et Gîn-Ghi?… demanda-t-il.
— Gîn-Ghi est là… ou du moins ce qu'il en reste! répondit le Chinois en se frottant les reins. Décidément, trop de moutons, mon maître Jos, mille et dix mille fois trop!
— Jamais trop de gigots, jamais trop de côtelettes, Gîn-Ghi, donc jamais trop de moutons! répondit le gentleman. Ce qui est fâcheux, c'est de n'avoir pu en attraper un seul au passage…
— Consolez-vous, monsieur Meritt, répondit Zach Fren. Au bas du talus, il y en a des centaines à votre service.
— Très bien!… Oh!… Très bien!» conclut gravement le flegmatique personnage. Puis, s'adressant à son serviteur, lequel, après s'être frotté les reins, se frottait les épaules:
«Gîn-Ghi?…
— Mon maître Jos?…
— Deux côtelettes pour ce soir, dit-il, deux côtelettes… saignantes!»
Jos Meritt et Gîn-Ghi racontèrent alors ce qui s'était passé. Ils cheminaient à trois milles en avant de la caravane, lorsqu'ils avaient été surpris par cette charge de bêtes ovines. Leurs chevaux avaient pris la fuite, en dépit de leurs efforts pour les retenir. Renversés, piétinés, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas été écrasés, et bonne chance aussi que Mrs. Branican et ses compagnons fussent arrivés à temps pour les secourir.
Tout le monde avait échappé à ce très sérieux danger, on s'était remis en route, et vers six heures du soir la caravane atteignit la station d'Alice-Spring.