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Mistress Branican

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VIII

Au delà de la station d'Alice-Spring

Le lendemain, 24 octobre, Mrs. Branican s'occupa de réorganiser l'expédition en vue d'une campagne, qui serait probablement longue, pénible, périlleuse, puisqu'elle aurait pour théâtre ces régions à peu près inconnues de l'Australie centrale.

Alice-Spring n'est qu'une station de l'Overland-Telegraf-Line — quelque vingtaine de maisons, dont l'ensemble mériterait à peine le nom de village.

En premier lieu, Mrs. Branican se rendit auprès du chef de cette station, M. Flint. Peut-être possédait-il des renseignements sur les Indas?… Est-ce que cette tribu, chez laquelle le capitaine John était retenu prisonnier, ne descendait pas parfois de l'Australie occidentale jusque dans les régions du centre?

M. Flint ne put rien dire de précis à cet égard, si ce n'est que ces Indas parcouraient de temps à autre la partie ouest de la Terre Alexandra. Jamais il n'avait entendu parler de John Branican. Quant à Harry Felton, ce qu'il en savait, c'est qu'il avait été recueilli à quatre-vingts milles dans l'est de la ligne télégraphique, sur la frontière du Queensland. Selon lui, le mieux était de s'en rapporter aux renseignements assez précis que l'infortuné avait fournis avant de mourir; il s'engageait à poursuivre cette campagne en coupant obliquement vers les districts de l'Australie occidentale. Il espérait d'ailleurs qu'elle aurait une heureuse issue, et que Mrs. Branican réussirait là où lui, Flint, avait échoué, lorsqu'il s'était lancé, six ans auparavant, à la recherche de Leichhardt — projet que des guerres de tribus indigènes l'avaient bientôt contraint d'abandonner. Il se mettait à la disposition de Mrs. Branican pour lui procurer toutes les ressources qu'offrait la station. C'était, ajouta-t-il, ce qu'il avait fait pour David Lindsay, lorsque ce voyageur s'arrêta à Alice-Spring en 1886, avant de se diriger vers le lac Nash et le massif oriental des Mac-Donnell-Ranges.

Voici ce qu'était, à cette époque, la partie du continent australien que l'expédition se préparait à explorer en remontant vers le nord-ouest.

À deux cent soixante milles de la station d'Alice-Spring, sur le cent vingt-septième méridien, se développe la frontière rectiligne, qui, du sud au nord, sépare l'Australie méridionale, la Terre Alexandra et l'Australie septentrionale de cette province désignée sous le nom d'Australie occidentale, dont Perth est la capitale. Elle est la plus vaste, la moins connue et la moins peuplée des sept grandes divisions du continent. En réalité, elle n'est déterminée géographiquement que sur le périmètre de ses côtes, qui comprennent les Terres de Nuyts, de Lieuwin, de Wlaming, d'Endrack, de Witt et de Tasman.

Les cartographes modernes indiquent à l'intérieur de ce territoire, dont les indigènes nomades sont seuls à parcourir les lointaines solitudes, trois déserts distincts:

1° Au sud, le désert, compris entre les trentième et vingt- huitième degrés de latitude, qu'explora Forrest en 1869, depuis le littoral jusqu'au cent vingt-troisième méridien, et que Giles traversa, dans son entier en 1875.

2° Le Gibson-Desert, compris entre les vingt-huitième et vingt- troisième degrés, dont le même Giles parcourut les immenses plaines pendant l'année 1876.

3° Le Great-Sandy-Desert, compris entre le vingt-troisième degré et la côte septentrionale, que le colonel Warburton parvint à franchir de l'est au nord-ouest en 1873, et au prix de quels dangers, on le sait.

Or, c'était précisément sur ce territoire que l'expédition de Mrs. Branican allait opérer ses recherches. L'itinéraire du colonel Warburton, c'était celui auquel il convenait de se tenir, d'après les renseignements donnés par Harry Felton. De la station d'Alice- Spring jusqu'au littoral de l'océan Indien, le voyage de cet audacieux explorateur n'avait pas exigé moins de quatre mois, soit quinze mois de durée totale entre septembre 1872 et janvier 1874. Combien de temps coûterait celui que Mrs. Branican et ses compagnons se préparaient à entreprendre?…

Dolly recommanda à Zach Fren et à Tom Marix de ne pas perdre un jour, et, très activement secondés par M. Flint, ils purent se conformer à ses ordres.

Depuis une quinzaine de jours, trente chameaux, achetés à haut prix pour le compte de Mrs. Branican, avaient été réunis à la station d'Alice-Spring, sous la conduite de chameliers afghans.

L'introduction des chameaux en Australie ne datait que de trente ans. C'est en 1860 que M. Elder en fit importer de l'Inde une certaine quantité. Ces utiles animaux, sobres et robustes, de complexion très rustique, sont capables de porter une charge de cent cinquante kilogrammes et de faire quarante kilomètres par vingt-quatre heures, «en allant toujours leur pas», comme on dit vulgairement. En outre, ils peuvent rester une semaine sans manger, et, sans boire, six jours l'hiver et trois jours l'été. Aussi sont-ils appelés à rendre sur cet aride continent les mêmes services que dans les régions brûlantes de l'Afrique. Là comme ici ils subissent presque impunément les privations provenant du manque d'eau et des chaleurs excessives. Le désert du Sahara et le Great-Sandy-Desert ne sont-ils pas traversés par les méridiens correspondants des deux hémisphères?

Mrs. Branican disposait de trente chameaux, vingt de selle et dix de bât. Le nombre des mâles était plus considérable que celui des femelles. La plupart étaient jeunes, mais dans de bonnes conditions de force et de santé. De même que l'escorte avait pour chef Tom Marix, de même ces animaux avaient pour chef un chameau mâle, le plus âgé, auquel les autres obéissaient volontiers. Il les dirigeait, les rassemblait aux haltes, les empêchait de s'enfuir avec les chamelles. Lui mort ou malade, la troupe risquerait de se débander, et les conducteurs seraient impuissants à maintenir le bon ordre. Il allait de soi que ce précieux animal fût attribué à Tom Marix, et ces deux chefs — l'un portant l'autre — avaient leur place indiquée en tête de la caravane.

Il fut convenu que les chevaux et les boeufs, qui avaient transporté le personnel depuis la station de Farina-Town jusqu'à la station d'Alice-Spring, seraient laissés aux bons soins de M. Flint. On les retrouverait au retour avec les buggys et les chariots. Toutes les probabilités, en effet, étaient que l'expédition reprît en revenant vers Adélaïde la route jalonnée par les poteaux de l'Overland-Telegraf-Line.

Dolly et Jane occuperaient ensemble une «kibitka», sorte de tente à peu près identique à celle des Arabes, et que portait l'un des plus robustes chameaux de la troupe. Elles pourraient s'y abriter des rayons du soleil derrière d'épais rideaux et même se protéger contre ces pluies, que de violents orages déversent — trop rarement, il est vrai — sur les plaines centrales du continent.

Harriett, la femme au service de Mrs. Branican, habituée aux longues marches des nomades, préférait suivre à pied. Ces grandes bêtes à deux bosses lui paraissaient plutôt destinées à transporter des colis que des créatures humaines.

Trois chameaux de selle étaient réservés à Len Burker, à Godfrey et à Zach Fren, qui sauraient s'accoutumer à leur marche dure et cahotante. D'ailleurs, il n'était pas question de prendre une autre allure que le pas régulier de ces animaux, puisqu'une partie du personnel ne serait pas monté. Le trot ne deviendrait nécessaire que si l'obligation se présentait de devancer la caravane, afin de découvrir un puits ou une source pendant le parcours du Great-Sandy-Desert.

Quant aux blancs de l'escorte, c'était à eux qu'étaient destinés les quinze autres chameaux de selle. Les noirs préposés à la conduite des dix chameaux de bât, devaient faire à pied les douze à quatorze milles que comprendraient les deux étapes quotidiennes; cela ne serait pas excessif pour eux.

Ainsi fut réorganisée la caravane en vue des épreuves inhérentes à cette seconde période du voyage. Tout avait été combiné, avec approbation de Mrs. Branican, pour suffire aux exigences de la campagne, si longue qu'elle dût être, en ménageant les bêtes et les hommes. Mieux pourvue de moyens de transport, mieux fournie de vivres et d'effets de campement, fonctionnant dans des conditions plus favorables qu'aucun des précédents explorateurs du continent australien, il y avait lieu d'espérer qu'elle atteindrait son but.

Il reste à dire ce que deviendrait Jos Meritt. Ce gentleman et son domestique Gîn-Ghi allaient-ils demeurer à la station d'Alice- Spring? S'ils la quittaient, serait-ce pour continuer à suivre la ligne télégraphique dans la direction du nord? Ne se porteraient- ils pas plutôt soit vers l'est, soit vers l'ouest, à la recherche des tribus indigènes? C'était là, en effet, que le collectionneur aurait chance de découvrir l'introuvable couvre-chef dont il suivait depuis si longtemps la piste. Mais, à présent qu'il était privé de monture, dépossédé de bagages, démuni de vivres, comment parviendrait-il à continuer sa route?

À plusieurs reprises, depuis qu'ils étaient rentrés en relation, Zach Fren avait interrogé Gîn-Ghi à cet égard. Mais le Céleste avait répondu qu'il ne savait jamais ce que déciderait son maître, attendu que son maître ne le savait pas lui-même. Ce qu'il pouvait affirmer, pourtant, c'est que Jos Meritt ne consentirait point à revenir en arrière, tant que sa monomanie ne serait pas satisfaite, et que lui, Gîn-Ghi, originaire de Hong-Kong, n'était pas près de revoir le pays «où les jeunes Chinoises, vêtues de soie, cueillent de leurs doigts effilés la fleur du nénuphar».

Cependant, on était à la veille du départ, et Jos Meritt n'avait encore rien dit de ses projets, lorsque Mrs. Branican fut avisée par Gîn-Ghi que le gentleman sollicitait la faveur d'un entretien particulier.

Mrs. Branican, très désireuse de rendre service à cet original dans la mesure du possible, fit répondre qu'elle priait l'honorable Jos Meritt de vouloir bien se rendre à la maison de M. Flint, où elle demeurait depuis son arrivée à la station.

Jos Meritt s'y transporta aussitôt — c'était dans l'après-midi du 25 octobre — et dès qu'il fut assis en face de Dolly, il entra en matière en ces termes:

«Mistress Branican… Bien!… Oh!… Très bien! Je ne doute pas, non… je ne doute pas un instant que vous ne retrouviez le capitaine John… Et je voudrais être aussi certain de mettre la main sur ce chapeau à la découverte duquel tendent tous les efforts d'une existence déjà très mouvementée… Bien!… Oh!… Très bien! Vous devez savoir pourquoi je suis venu fouiller les plus secrètes régions de l'Australie?

— Je le sais, monsieur Meritt, répondit Mrs. Branican, et, de mon côté, je ne doute pas que vous ne soyez un jour payé de tant de persévérance.

— Persévérance… Bien!… Oh!… Très bien!… C'est que, voyez- vous, mistress, ce chapeau est unique au monde!

— Il manque à votre collection?…

— Regrettablement… et je donnerais ma tête pour pouvoir le mettre dessus!

— C'est un chapeau d'homme? demanda Dolly, qui s'intéressait plutôt par bonté que par curiosité aux innocentes fantaisies de ce maniaque.

— Non, mistress, non… Un chapeau de femme… Mais de quelle femme!… Vous m'excuserez si je tiens à garder le secret sur son nom et sa qualité… de crainte d'exciter la concurrence… Songez donc, mistress… si quelqu'autre…

— Enfin avez-vous un indice?…

— Un indice?… Bien!… Oh!… Très bien! Ce que j'ai appris à grand renfort de correspondances, d'enquêtes, de pérégrinations, c'est que ce chapeau a émigré en Australie, après d'émouvantes vicissitudes, et que, parti de haut… oui, de très haut!… il doit orner maintenant la tête d'un souverain de tribu indigène…

— Mais cette tribu?…

— C'est l'une de celles qui parcourent le nord ou l'ouest du continent. Bien!… Oh!… Très bien! S'il le faut, je les visiterai toutes… je les fouillerai toutes… Et, puisqu'il est indifférent que je commence par l'une ou par l'autre, je vous demande la permission de suivre votre caravane jusque chez les Indas.

— Très volontiers, monsieur Meritt, répondit Dolly, et je vais donner l'ordre que l'on se procure, s'il est possible, deux chameaux supplémentaires…

— Un seul suffira, mistress, un seul pour mon domestique et pour moi… d'autant mieux que je me propose de monter la bête et que Gîn-Ghi se contentera d'aller à pied.

— Vous savez que nous devons partir demain matin, monsieur
Meritt?

— Demain?… Bien!… Oh!… Très bien! Ce n'est pas moi qui vous retarderai, mistress Branican. Mais il est entendu, n'est-il pas vrai, que je ne m'occupe aucunement de ce qui concerne le capitaine John… Cela, c'est votre affaire… Je ne m'occupe que de mon chapeau…

— De votre chapeau, c'est convenu, monsieur Meritt!» répondit
Dolly.

Là-dessus, Jos Meritt se retira en déclarant que cette intelligente, énergique et généreuse femme méritait de retrouver son mari autant, à tout le moins, qu'il méritait, lui, de mettre la main sur le joyau, dont la conquête compléterait sa collection de coiffures historiques.

Gîn-Ghi, avisé d'avoir à se tenir prêt pour le lendemain, dut s'occuper de mettre en ordre les quelques objets qui avaient été sauvés du désastre, après l'affaire des moutons. Quant à l'animal que le gentleman devait partager avec son serviteur — de la manière qu'il a été dit ci-dessus — M. Flint parvint à se le procurer. Cela lui valut un: «Bien!… Oh!… Très bien!» de la part de son très reconnaissant Jos Meritt.

Le lendemain, 26 octobre, le signal du départ fut donné, après que Mrs. Branican eut pris congé du chef de la station. Tom Marix et Godfrey précédaient les blancs de l'escorte qui étaient montés. Dolly et Jane s'installèrent dans la kibitka, ayant Len Burker d'un côté, Zach Fren de l'autre. Puis venait, majestueusement achevalé entre les deux bosses de sa monture, Jos Meritt, suivi de Gîn-Ghi. Arrivaient ensuite les chameaux de bât et les noirs formant la seconde moitié de l'escorte.

À six heures du matin, l'expédition, laissant à sa droite l'Overland-Telegraf-Line et la station d'Alice-Spring, disparaissait derrière un des contreforts des Mac-Donnell-Ranges.

Au mois d'octobre, en Australie, la chaleur est déjà excessive. Aussi Tom Marix avait-il conseillé de ne voyager que pendant les premières heures du jour — de quatre à neuf heures — et pendant l'après-midi — de quatre à huit heures. Les nuits mêmes commençaient à être suffocantes, et de longues haltes étaient nécessaires pour acclimater la caravane aux fatigues des régions centrales.

Ce n'était pas encore le désert, avec l'aridité de ses interminables plaines, ses creeks entièrement à sec, ses puits qui ne contiennent plus qu'une eau saumâtre, lorsque la sécheresse du sol ne les a pas complètement taris. À la base des montagnes s'étendait cette région accidentée où s'enchevêtrent les ramifications des Mac-Donnell et des Strangways-Ranges, et que sillonne la ligne télégraphique en se courbant vers le nord-ouest. Cette direction, la caravane dut l'abandonner, afin de se porter plus décidément à l'ouest, presque sur le parallèle qui se confond avec le tropique du Capricorne. C'était à peu près la même route que Giles avait suivie en 1872, et qui coupait celle de Stuart à vingt-cinq milles au nord d'Alice-Spring.

Les chameaux ne marchaient qu'à petite allure sur ces terrains très accidentés. De rares filets de creeks les arrosaient çà et là. Les gens pouvaient y trouver à l'abri des arbres une eau courante, assez fraîche, et dont les bêtes faisaient provision pour plusieurs heures.

En longeant ces halliers clairsemés, les chasseurs de la caravane, chargés de l'approvisionner de venaison, purent abattre diverses pièces de gibier d'espèce comestibles — entre autres des lapins.

On n'ignore pas que le lapin est à l'Australie ce que la sauterelle est à l'Afrique. Ces trop prolifiques rongeurs finiront par tout ronger, si l'on n'y prend garde. Jusqu'alors, le personnel de la caravane les avait un peu dédaignés au point de vue alimentaire, parce que ce qui constitue le vrai gibier abondait dans les plaines et les forêts de l'Australie méridionale. Il serait toujours temps de se rassasier de cette chair un peu fade, lorsque les lièvres, les perdrix, les outardes, les canards, les pigeons et autres bêtes de poil et de plume feraient défaut. Mais, sur cette région riveraine des Mac-Donnell- Ranges, il fallait bien se contenter de ce que l'on trouvait, c'est-à-dire des lapins qui pullulaient à sa surface.

Et, à propos, dans la soirée du 31 octobre, Godfrey, Jos Meritt et Zach Fren étant réunis, la conversation tomba sur cette engeance qu'il est urgent de détruire. Et Godfrey ayant demandé s'il y avait toujours eu des lapins en Australie:

«Non, mon garçon, répondit Tom Marix. Leur importation ne remonte qu'à une trentaine d'années. Un joli cadeau qu'on nous a fait là! Ces animaux se sont tellement multipliés qu'ils dévastent nos campagnes. Certains districts en sont infestés à ce point qu'on ne peut plus y élever ni moutons ni bestiaux. Les champs sont troués par les terriers comme une écumoire, et l'herbe y est rongée jusqu'à la racine. C'est une ruine absolue, et je finis par croire que ce ne sont pas les colons qui mangeront les lapins, mais les lapins qui mangeront les colons.

— N'a-t-on pas employé des moyens puissants pour s'en délivrer? fit observer Zach Fren.

— Disons des moyens impuissants, répondit Tom Marix, puisque leur quantité augmente au lieu de diminuer. Je connais un propriétaire, qui a dû affecter quarante mille livres[14] à la destruction des lapins qui ravageaient son run. Le gouvernement a mis leur tête à prix, comme on fait pour les tigres et les serpents dans l'Inde anglaise. Bah! semblables à celles de l'hydre, les têtes repoussent à mesure qu'on les coupe et même en plus grand nombre. On a fait usage de la strychnine, qui en a empoisonné par centaines de mille, ce qui a failli donner la peste au pays. Rien n'a réussi.

— N'ai-je pas entendu dire, demanda Godfrey, qu'un savant français, M. Pasteur, avait proposé de détruire ces rongeurs en leur donnant le choléra des poules?

— Oui, et peut-être le moyen serait-il efficace? Mais il aurait fallu… l'employer, et il ne l'a pas été, bien qu'une prime de vingt mille livres ait été offerte dans ce but. Aussi le Queensland et la Nouvelle-Galles du Sud viennent-ils d'établir un grillage long de huit cents milles, afin de protéger l'est du continent contre l'invasion des lapins. C'est une véritable calamité.

— Bien!… Oh!… Très bien! Véritable calamité… repartit Jos Meritt, de même que les types de la race jaune, qui finiront par envahir les cinq parties du monde. Les Chinois sont les lapins de l'avenir.»

Heureusement Gîn-Ghi n'était pas là, car il n'eût pas laissé passer sans protestation cette comparaison offensante à l'égard des Célestes. Ou, tout au moins, aurait-il haussé les épaules en riant de ce rire particulier à sa race et qui n'est qu'une longue et bruyante aspiration.

«Ainsi, dit Zach Fren, les Australiens renonceraient à continuer la lutte?…

— Et de quelle façon pourraient-ils s'y prendre?… répondit Tom
Marix.

— Il me semble pourtant, dit Jos Meritt, qu'il y aurait un moyen sûr d'anéantir ces lapins.

— Et lequel? demanda Godfrey.

— Ce serait d'obtenir du Parlement britannique un décret ainsi conçu: «Il ne sera plus porté que des chapeaux de castor dans tout le Royaume-Uni et les colonies qui en dépendent. Or, comme le chapeau de castor n'est jamais fait qu'avec du poil de lapin… Bien!… Oh!… Très bien!»

Et c'est ainsi que Jos Meritt acheva sa phrase par son exclamation habituelle.

Quoi qu'il en soit, et en attendant que ledit décret fût rendu par le Parlement, le mieux était de se nourrir des lapins abattus en route. C'en serait autant de moins pour l'Australie, et on ne se fit pas faute de leur donner la chasse. Quant aux autres animaux, ils n'auraient pu servir à l'alimentation; mais on aperçut quelques mammifères d'une espèce particulière, et des plus intéressantes pour les naturalistes. L'un était un échidné de la famille des monotrèmes, au museau en forme de bec avec des lèvres cornées, au corps hérissé de piquants comme un hérisson, et dont la principale nourriture se compose des insectes qu'il happe avec sa langue filiforme, tendue hors de son terrier. L'autre était un ornithorynque, avec des mandibules de canard, des poils d'un brun roux, couvrant un corps déprimé qui mesure un pied de longueur. Les femelles de ces deux espèces possèdent cette particularité d'être ovovivipares; elles pondent des oeufs, mais les petits qui en sortent, elles les allaitent.

Un jour, Godfrey, qui se distinguait parmi les chasseurs de la caravane, fut assez heureux pour apercevoir et tirer un «iarri», sorte de kangourou d'allure très sauvage, qui, n'ayant été que blessé, parvint à s'enfuir sous les fourrés du voisinage. Le jeune novice n'en fut pas autrement chagriné, car à en croire Tom Marix, ce mammifère n'a de valeur que par la difficulté qu'on éprouve à l'atteindre, et non par ses propriétés comestibles. Il en fut de même d'un «bungari», animal de grande taille à pelage noirâtre, qui se faufile entre les hautes ramures à la façon des marsupiaux, s'accrochant avec ses griffes de chat, balançant sa longue queue. Cet être, essentiellement noctambule, se cache si adroitement entre les branches qu'il est malaisé de l'y reconnaître.

Par exemple, Tom Marix fit observer que le bungari fournit un gibier excellent, dont la chair est très supérieure à celle du kangourou, lorsqu'on la fait rôtir sur des braises. On eut d'autant plus de regret de n'en pouvoir juger, et il était probable que les bungaris cesseraient de se montrer aux approches du désert. Évidemment, en s'avançant à l'ouest, la caravane serait réduite à ne vivre que de ses propres ressources.

Cependant, malgré les difficultés du sol, Tom Marix parvenait à maintenir la moyenne réglementaire de douze à quatorze milles par vingt-quatre heures — moyenne sur laquelle était basée la marche de l'expédition. Bien que la chaleur fût déjà très forte — trente à trente-cinq degrés à l'ombre — le personnel la supportait assez convenablement. Durant le jour, il est vrai, on trouvait encore quelques groupes d'arbres au pied desquels le campement pouvait être dressé dans des conditions acceptables. D'ailleurs, l'eau ne manquait pas, bien qu'il n'y eût plus que quelques filets dans le lit des creeks. Les haltes qui avaient régulièrement lieu de neuf heures à quatre heures de l'après-midi, dédommageaient suffisamment hommes et bêtes de la fatigue des marches.

La contrée était inhabitée. Les derniers runs avaient été laissés en arrière. Plus de paddocks, plus d'enclos, plus de ces nombreux moutons qu'une herbe courte et desséchée n'aurait pu nourrir. À peine rencontrait-on de rares indigènes, qui se dirigeaient vers les stations de l'Overland-Telegraf-Line.

Le 7 novembre, dans l'après-midi, Godfrey, qui s'était éloigné d'un demi-mille en avant, revint en signalant la présence d'un homme à cheval. Ce cavalier suivait une étroite sente au pied des Mac-Donnell-Ranges, dont la base est formée de quartz et de grès métamorphiques. Ayant aperçu la caravane, il piqua des deux et l'eut rejointe en un temps de galop.

Le personnel venait de s'installer sous de maigres eucalyptus, un bouquet de deux à trois arbres, qui donnaient à peine d'ombre. Là sinuait un petit creek, alimenté par les sources que renferme la chaîne centrale, et dont toute l'eau avait été bue par les racines de ces eucalyptus.

Godfrey amena l'homme en présence de Mrs. Branican. Elle lui fit d'abord donner une large rasade de wiskey, et il se montra très reconnaissant de cette aubaine.

C'était un blanc australien âgé de trente-cinq ans environ, un de ces excellents cavaliers, habitués à la pluie qui glisse sur leur peau luisante comme sur un taffetas ciré, habitués au soleil qui n'a plus rien à cuire sur leur teint absolument rissolé. Il était courrier de son état, et remplissait ses fonctions avec zèle et bonne humeur, parcourant les districts de la province, distribuant les lettres, colportant les nouvelles de station en station, et aussi dans les villages disséminés à l'est ou à l'ouest de la ligne télégraphique. Il revenait alors d'Emu-Spring, poste de la pente méridionale des Bluff-Ranges, après avoir traversé la région qui s'étend jusqu'au massif des Mac-Donnell.

Ce courrier, qui appartenait à la classe des «roughmen», on aurait pu le comparer au type bon garçon des anciens postillons de France. Il savait endurer la faim, endurer la soif. Certain d'être cordialement accueilli partout où il s'arrêtait, même quand il n'avait pas à tirer une lettre de sa sacoche, résolu, courageux, vigoureux, le revolver à la ceinture, le fusil en bandoulière, une monture rapide et vigoureuse entre les jambes, il allait jour et nuit, sans craindre les mauvaises rencontres.

Mrs. Branican eut plaisir à le faire causer, à lui demander des renseignements sur les tribus aborigènes avec lesquelles il s'était trouvé en rapport.

Ce brave courrier répondit obligeamment et simplement. Il avait entendu parler — comme tout le monde — de la catastrophe du Franklin; toutefois, il ignorait qu'une expédition, organisée par la femme de John Branican, eût quitté Adélaïde pour explorer les régions centrales du continent australien. Mrs. Branican lui apprit aussi que, d'après les révélations de Harry Felton, c'était parmi les peuplades de la tribu des Indas que le capitaine John était retenu depuis quatorze ans.

«Et, dans vos courses, demanda-t-elle, avez-vous eu des relations avec les indigènes de cette tribu?

— Non, mistress, bien que ces Indas se soient parfois rapprochés de la Terre Alexandra, répondit le courrier, et que j'aie souvent entendu parler d'eux.

— Peut-être pourriez-vous nous dire où ils se trouvent actuellement? demanda Zach Fren.

— Avec ces nomades, ce serait difficile… Une saison, ils sont ici, une autre, ils sont là-bas…

— Mais, en dernier lieu?… reprit Mrs. Branican, qui insista sur cette question.

— Je crois pouvoir affirmer, mistress, répondit le courrier, que ces Indas étaient, il y a six mois, dans le nord-ouest de l'Australie orientale, du côté de la rivière Fitz-Roy. Ce sont les territoires que fréquentent volontiers les peuplades de la Terre de Tasman. Mille diables! vous savez que pour atteindre ces territoires, il faut traverser les déserts du centre et de l'ouest, et je n'ai pas à vous apprendre à quoi on s'expose!… Après tout, avec du courage et de l'énergie, on va loin… Donc, faites-en provision, et bon voyage, mistress Branican!»

Le courrier accepta encore un grand verre de wiskey, et même quelques boîtes de conserves qu'il glissa dans ses fontes. Puis, remontant à cheval, il disparut en contournant la dernière pointe des Mac-Donnell-Ranges.

Deux jours après, la caravane dépassait les extrêmes contreforts de cette chaîne que domine la cime du mont Liebig. Elle était enfin arrivée sur la limite du désert, à cent trente milles au nord-ouest d'Alice-Spring.

IX

Journal de mistress Branican

Ce que le mot «désert» évoque à l'esprit, c'est le Sahara, avec ses immenses plaines sablonneuses, coupées de fraîches et verdoyantes oasis. Toutefois les régions centrales du continent australien n'ont rien de commun avec les régions septentrionales de l'Afrique, si ce n'est la rareté de l'eau. «L'eau s'est mise à l'ombre», disent les indigènes, et le voyageur est réduit à errer de puits en puits, situés pour la plupart à des distances considérables. Cependant bien que le sable, soit qu'il s'étende en couches, soit qu'il se relève en dunes, recouvre en grande partie le sol australien, ce sol n'est pas absolument aride. Des arbrisseaux, agrémentés de fleurettes, quelques arbres de loin en loin, gommiers, acacias ou eucalyptus, cela est moins attristant que la nudité du Sahara. Mais ces arbres, ces arbrisseaux, ne fournissent ni fruits ni feuilles comestibles aux caravanes, qui sont obligées d'emporter leurs vivres, et c'est à peine si la vie animale est représentée au milieu de ces solitudes par le vol des oiseaux de passage.

Mrs. Branican tenait avec une régularité et une exactitude parfaite son journal de voyage. Quelques notes de ce journal feront connaître, plus nettement que les montrerait un simple récit, les incidents de ce cheminement si pénible. Elles diront mieux aussi ce qu'était l'âme ardente de Dolly, sa fermeté au milieu des épreuves, son inébranlable ténacité à ne point désespérer, même lorsque le moment arriva où la plupart de ses compagnons désespérèrent autour d'elle. On y verra enfin ce dont une femme est capable, quand elle se dévoue à l'accomplissement d'un devoir.

* * * * *

10 novembre. — Nous avons quitté notre campement du mont Liebig à quatre heures du matin. Ce sont de précieux renseignements que nous a fournis ce courrier. Ils concordent avec ceux de ce pauvre Felton. Oui, c'est au nord-ouest et plus spécialement du côté de la rivière Fitz-Roy qu'il faut chercher la tribu des Indas. Près de huit cents milles à franchir!… Nous les franchirons. J'arriverai, dussé-je arriver seule, dussé-je devenir prisonnière de cette tribu. Du moins, je le serais avec John!

Nous remontons vers le nord-ouest, à peu près sur la route du colonel Warburton. Notre itinéraire se confondra sensiblement avec le sien jusqu'à la Fitz-Roy river. Puissions-nous ne pas subir les épreuves qu'il a subies, ni laisser en arrière quelques-uns de nos compagnons, morts d'épuisement! Par malheur, les circonstances sont moins favorables. C'est au mois d'avril que le colonel Warburton a quitté Alice-Spring — ce que serait le mois d'octobre dans le Nord-Amérique, c'est-à-dire vers la fin de la saison chaude. Notre caravane, au contraire, n'est partie d'Alice-Spring qu'à la fin d'octobre, et nous sommes en novembre, c'est-à-dire au commencement de l'été australien. Aussi la chaleur est-elle déjà excessive, trente-cinq degrés centigrades à l'ombre, lorsqu'il y a de l'ombre. Et nous ne pouvons en attendre que d'un nuage qui passe sur le soleil, d'un abri que nous offre un bouquet d'arbres…

L'ordre de marche adopté par Tom Marix est très pratique. La durée et les heures des étapes sont également bien proportionnées. Entre quatre et huit heures du matin, première étape, puis halte jusqu'à quatre heures. Seconde étape de quatre heures à huit heures du soir, et repos toute la nuit. Nous évitons ainsi de cheminer pendant la brûlante méridienne. Mais que de temps perdu! que de retards! En admettant qu'il ne survienne aucun obstacle, c'est à peine si nous serons dans trois mois d'ici sur les bords de la Fitz-Roy river…

Je suis très satisfaite des services de Tom Marix. Zach Fren et lui sont deux hommes résolus, sur lesquels je puis compter en toutes circonstances.

Godfrey m'effraie par sa nature passionnée. Il est toujours en avant, et souvent nous le perdons de vue. J'ai de la peine à le retenir près de moi, et, pourtant, cet enfant m'aime autant que s'il était mon fils. Tom Marix lui a fait des observations sur sa témérité. J'espère qu'il en tiendra compte.

Len Burker presque toujours à l'arrière de la caravane semble plutôt rechercher la compagnie des noirs de l'escorte que celle des blancs. Il connaît de longue date leurs goûts, leurs instincts, leurs habitudes. Lorsque nous rencontrons des indigènes, il nous est très utile, car il parle leur langue assez pour les comprendre et en être compris. Puisse le mari de ma pauvre Jane s'être sérieusement amendé, mais je crains!… Son regard n'a pas changé — un de ces regards sans franchise, qui se détournent…

* * * * *

13 novembre. — Il n'y a rien eu de nouveau pendant ces trois jours. Quel soulagement et quelle consolation j'éprouve à voir Jane près de moi! Que de propos nous échangeons dans la kibitka, où nous sommes renfermées toutes les deux! J'ai fait partager ma conviction à Jane, elle ne met plus en doute que je retrouverai John. Mais la pauvre femme est toujours triste. Je ne la presse point de questions sur son passé depuis le jour où Len Burker l'a forcée de le suivre en Australie. Je comprends qu'elle ne puisse se livrer tout entière. Il me semble quelquefois qu'elle va dire des choses… On croirait que Len Burker la surveille… Quand elle l'aperçoit, quand il s'approche, son attitude change, son visage se décompose… Elle en a peur… Il est certain que cet homme la domine, et que, sur un geste de lui, elle l'accompagnerait au bout du monde.

Jane paraît avoir de l'affection pour Godfrey, et pourtant, lorsque ce cher enfant vient près de notre kibitka dans l'intention de causer, elle n'ose lui adresser la parole, ni même lui répondre… Ses yeux se détournent, elle baisse la tête… On dirait qu'elle souffre de sa présence.

Aujourd'hui, nous traversons une longue plaine marécageuse pendant l'étape du matin. Il s'y rencontre quelques flaques d'eau, une eau saumâtre, presque salée. Tom Marix nous dit que ces marais sont des restes d'anciens lacs, qui se reliaient autrefois au lac Eyre et au lac Torrens pour former une mer en dédoublant le continent. Par bonheur, nous avions pu faire une provision d'eau à notre halte de la veille, et nos chameaux se sont désaltérés abondamment.

On trouve, paraît-il, plusieurs de ces lagunes, non seulement dans les parties déprimées du sol, mais aussi au milieu des régions plus élevées.

Le terrain est humide; le pied des montures y fait apparaître une boue visqueuse, après avoir écrasé la couche saline qui recouvre les flaques. Quelquefois la croûte résiste davantage à la pression, et, lorsque le pied s'y enfonce brusquement, il jaillit une éclaboussure de vase liquide.

Nous avons eu grand-peine à franchir ces marécages, qui s'étendent sur une dizaine de milles vers le nord-ouest.

Rencontré déjà des serpents depuis notre départ d'Adélaïde. Ils sont assez répandus en Australie, et en plus grand nombre à la surface de ces lagunes, semées d'arbrisseaux et d'arbustes. Un de nos hommes de l'escorte a même été mordu par un de ces venimeux reptiles, longs d'au moins trois pieds, de couleur brune, et dont le nom scientifique est, m'a-t-on dit, le Trimesurus ikaheca. Tom Marix a aussitôt cautérisé la blessure avec une pincée de poudre versée sur le bras de cet homme, et qu'il a enflammée. L'homme — c'était un blanc — n'a pas même poussé un cri. Je lui tenais le bras pendant l'opération. Il m'a remerciée. Je lui ai fait donner un supplément de wiskey. Nous avons lieu de croire que la blessure n'aura pas de suite fâcheuse.

Il faut prendre garde où l'on met le pied. D'être hissé sur un chameau ne vous met pas complètement à l'abri de ces serpents. Je crains toujours que Godfrey ne commette quelque imprudence et je tremble, lorsque j'entends les noirs crier: «Vin'dohe!», mot qui veut dire «serpent» en langue indigène.

Le soir, au moment où l'on installait les tentes pour la nuit, deux de nos indigènes ont encore tué un reptile de grande taille. Tom Marix dit que, si les deux tiers de serpents qui fourmillent en Australie sont venimeux, il n'y a que cinq espèces dont le venin soit dangereux pour l'homme. Le serpent que l'on vient de tuer mesure une douzaine de pieds de long. C'est une sorte de boa. Nos Australiens ont voulu l'accommoder pour leur repas du soir. Il n'y avait qu'à les laisser faire.

Voici comment ils s'y prennent:

Un trou ayant été creusé dans le sable, un indigène y place des pierres préalablement chauffées au milieu d'un brasier, et sur lesquelles sont étendues des feuilles odorantes. Le serpent, dont la tête et la queue ont été coupées, est exposé au fond du trou et recouvert du même feuillage, qui est maintenu par des pierres chaudes. Le tout reçoit une couche de terre piétinée, assez épaisse pour que la vapeur de la cuisson ne puisse s'échapper au dehors.

Nous assistons à cette opération culinaire, non sans quelque dégoût; mais, lorsque le serpent, suffisamment cuit, a été retiré de ce four improvisé, il faut convenir que sa chair exhale un fumet délicieux. Ni Jane ni moi, n'en voulûmes goûter, bien que Tom Marix assurât que, si la chair blanchâtre de ces reptiles est assez insipide, leur foie est considéré comme un manger des plus savoureux.

«On peut le comparer, dit-il, à ce qu'il y a de plus fin en fait de gibier et particulièrement à la gélinotte.

— Gélinotte!… Bien!… Oh!… Très bien! Délicieux, la gélinotte!» s'écria Jos Meritt.

Et après s'être fait servir un petit morceau du foie, il en redemanda un plus gros, et il eût fini par le dévorer tout entier. Que voulez-vous? Le sans-façon britannique.

Quant à Gîn-Ghi, il ne s'est pas fait prier. Une belle tranche fumante de la chair du serpent, qu'il a dégustée en gourmet, l'a mis de belle humeur.

«Ay ya! s'est-il écrié non sans un long soupir de regret, avec quelques huîtres de Ning-Po et une fiole de vin de Tao-Ching, on se croirait au Tié-Coung-Yuan!»

Et Gîn-Ghi voulut bien m'apprendre que c'était là le fameux débit de thé de l'Arc de fer à Pékin.

Godfrey et Zach Fren, surmontant leur répugnance, s'offrirent des bribes de serpent. C'était très mangeable à leur avis. J'ai préféré les en croire sur parole.

Il va sans dire que le reptile fut dévoré jusqu'à la dernière bouchée par les indigènes de l'escorte. Ils ne laissèrent même pas perdre le quelque peu de graisse que l'animal avait rendu pendant la cuisson.

Durant la nuit, notre sommeil a été troublé par de sinistres hurlements qui se sont fait entendre à une certaine distance. C'était une troupe de «dingos». Le dingo pourrait être appelé le chacal de l'Australie, car il tient du chien et du loup. Il possède une fourrure jaunâtre ou d'un rouge brun, et une longue queue très fournie. Fort heureusement, ces fauves se bornèrent à hurler et n'attaquèrent point le campement. En très grand nombre, ils auraient pu être redoutables.

* * * * *

19 novembre.

— La chaleur est de plus en plus accablante, et les creeks que nous rencontrons encore sont presque entièrement desséchés. Il est nécessaire de creuser leur lit, si l'on veut recueillir de cette eau dont nous remplissons nos tonnelets. Avant peu, nous ne pourrons plus compter que sur les puits; les creeks auront disparu.

Je suis bien obligée de reconnaître qu'il existe une antipathie vraiment inexplicable, on la dirait même instinctive, entre Len Burker et Godfrey. Jamais l'un n'adresse la parole à l'autre. Il est certain qu'ils s'évitent le plus qu'ils peuvent.

Je m'en suis entretenue un jour avec Godfrey.

«Tu n'aimes pas Len Burker? lui ai-je dit.

— Non, mistress Dolly, m'a-t-il répondu, et ne me demandez pas de l'aimer…

— Mais il est allié à ma famille, ai-je repris. C'est mon parent,
Godfrey, et puisque tu m'aimes…

— Mistress Dolly, je vous aime, mais je ne l'aimerai jamais.»

Cher Godfrey, quel est donc le pressentiment, la raison secrète, qui le fait parler ainsi?

* * * * *

27 novembre. — Aujourd'hui s'étendent devant nos yeux de larges espaces, d'immenses steppes monotones, couverts de spinifex. C'est une herbe épineuse que l'on a justement nommée «herbe porc-épic». Il faut circuler entre des touffes qui s'élèvent quelquefois jusqu'à cinq pieds au-dessus du sol, et dont les pointes très aiguës risquent de blesser nos montures. Déjà les pousses de spinifex ont cette teinte particulière qui suffit à indiquer qu'elles sont impropres à l'alimentation des bêtes. Lorsque ces pousses sont encore jaunes ou vertes, les chameaux ne refusent point de s'en nourrir. Mais ce n'est plus le cas, et ils ne se préoccupent que de ne point s'y frôler en passant.

Dans ces conditions, la marche devient extrêmement pénible. C'est un parti à prendre, car nous aurons des centaines de milles à franchir au milieu de ces plaines de spinifex. C'est l'arbuste du désert, le seul qui puisse végéter sur les arides territoires du centre de l'Australie.

La chaleur s'accroît sans cesse, l'ombre manque partout. Nos piétons souffrent à l'excès de cette température violente. Et croirait-on que, cinq mois plus tôt, ainsi que l'a constaté le colonel Warburton, le thermomètre s'abaisse quelquefois bien au- dessous de zéro, et les creeks sont emprisonnés sous une couche de glace épaisse d'un pouce?

Les creeks se multiplient à cette époque; mais, à présent, quelle que soit la profondeur à laquelle on creuserait leur lit, il ne s'y trouverait pas une seule goutte d'eau.

Tom Marix a donné l'ordre à ceux des gens de l'escorte qui sont montés, de céder de temps à autre leurs montures à ceux qui ne le sont pas. Cette mesure a été prise dans le but de donner satisfaction aux réclamations des noirs. Je vois avec regret que Len Burker s'est fait leur porte-parole en cette circonstance. Certainement ces hommes sont à plaindre: s'en aller pieds nus au milieu des touffes de spinifex, par une température qui est à peine supportable, même le soir, même le matin, c'est extrêmement pénible. En tout cas, ce n'est pas à Len Burker d'exciter leur jalousie contre l'escouade des blancs. Il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Je le prie de s'observer.

«Ce que j'en fais, Dolly, me répond-il, c'est dans l'intérêt commun.

— Je veux le croire, ai-je répliqué.

— Il importe de répartir justement les charges…

— Laissez-moi ce soin, monsieur Burker, dit Tom Marix, qui est intervenu dans la discussion. Je prendrai les mesures nécessaires.»

Je le vois bien, Len Burker se retire avec un dépit mal déguisé, et il nous a lancé un mauvais regard. Jane s'en est aperçue, au moment où les yeux de son mari se sont fixés sur elle, et la pauvre femme a détourné la tête.

Tom Marix me promet de faire tout ce qui dépendra de lui, afin que les hommes de l'escorte, blancs ou noirs, n'aient à se plaindre en aucune façon.

* * * * *

5 décembre. — Pendant nos haltes, nous avons beaucoup à souffrir du fait des fourmis blanches. C'est par myriades que nous assaillent ces insectes. Invisibles sous le sable fin, il suffit de la pression du pied pour qu'ils apparaissent à la surface.

«J'ai la peau dure et coriace, me dit Zach Fren, une vraie peau de requin, et pourtant ces maudites bêtes n'en font pas fi!»

La vérité est que le cuir des animaux n'est pas même assez épais pour résister à la morsure de leurs mandibules. Nous ne pouvons plus nous étendre à terre, sans en être aussitôt couverts. Pour échapper à ces insectes, il faudrait s'exposer aux rayons du soleil, dont ils ne peuvent supporter l'ardeur. Ce ne serait que changer un mal pour un pire.

Celui de nous qui semble être le moins maltraité par ces fourmis, c'est le Chinois. Est-il trop paresseux pour que ces importunes piqûres triomphent de son indolence? je ne sais; mais, tandis que nous changeons de place, nous débattant, à demi enragés, le privilégié Gîn-Ghi, étalé à l'ombre d'une touffe de spinifex, reste immobile et dort paisiblement, comme si ces malfaisantes bêtes respectaient sa peau jaune.

Jos Meritt, au surplus, se montre aussi patient que lui. Bien que son long corps offre à ces assaillants un vaste champ à dévorer, il ne se plaint pas. D'un mouvement automatique et régulier, ses deux bras se lèvent, retombent, écrasent machinalement des milliers de fourmis, et il se contente de dire, en regardant son serviteur indemne de toute morsure:

«Ces Chinois sont vraiment des êtres exceptionnellement favorisés de la nature.

— Gîn-Ghi?…

— Mon maître Jos?

— Il faudra que nous changions de peau?…

— Volontiers, répond le Céleste, si, en même temps, nous changeons de condition.

— Bien… Oh!… Très bien! Mais, pour opérer ce changement de peau, il conviendra d'abord d'écorcher l'un de nous, et ce sera par vous que l'on commencera…

— Nous reparlerons de cette affaire à la troisième lune», répond
Gîn-Ghi.

Et il se rendort jusqu'à la cinquième veille, pour employer son poétique langage, c'est-à-dire jusqu'au moment où la caravane va se remettre en route.

* * * * *

10 décembre. — Ce supplice ne cesse qu'après le départ effectué sur le signal donné par Tom Marix. Il est heureux que les fourmis ne s'avisent pas de grimper aux jambes des chameaux. Quant à nos piétons, ils ne sont pas absolument délivrés de ces insupportables insectes.

En outre, pendant la marche nous ne laissons pas d'être en butte aux attaques d'ennemis d'un autre genre, et non moins désagréables; ce sont les moustiques, qui constituent l'un des plus redoutables fléaux de l'Australie. Sous leur aiguillon, surtout à l'époque des pluies, les bestiaux, comme s'ils étaient frappés par une épidémie, maigrissent, dépérissent, meurent même, sans qu'on puisse les préserver.

Et, cependant, que n'aurions-nous donné pour être alors dans la saison des pluies? Il n'est rien, en vérité, ce fléau des fourmis ou des moustiques, auprès des tortures de la soif que provoquent les chaleurs du mois de décembre australien. Le manque d'eau finit par amener l'anéantissement de toutes les facultés intellectuelles, de toutes les forces physiques. Et voilà que nos réserves s'épuisent, que nos tonnelets sonnent le creux! Après avoir été remplis au dernier creek, ce qu'ils contiennent n'est qu'un liquide échauffé, épais, troublé par les secousses, qui ne suffit plus à étancher la soif. Notre situation sera bientôt celle des chauffeurs arabes à bord des steamers qui traversent la Mer Rouge: les malheureux tombent à demi pâmés devant le foyer de leurs chaudières.

Ce qui est non moins alarmant, c'est que nos chameaux commencent à se traîner, au lieu de garder cette allure du pas relevé, qui leur est familière. Leurs cous se tendent vers l'horizon tracé autour de la longue et large plaine rase, sans un accident du sol, sans une ondulation de terrain. Toujours l'immense steppe, recouvert de l'aride spinifex, que ses profondes racines maintiennent dans le sable. Il n'y a pas un arbre en vue, pas un indice auquel on puisse reconnaître la présence d'un puits ou d'une source.

* * * * *

16 décembre. — En deux étapes, notre caravane n'a pas franchi neuf milles aujourd'hui. Au reste, depuis plusieurs jours j'ai constaté que notre moyenne de marche a baissé dans une proportion notable. Malgré leur vigueur, nos bêtes n'avancent que d'un pas languissant, surtout celles qui transportent le matériel, Tom Marix entre en fureur, lorsqu'il voit ses hommes s'arrêter brusquement, avant qu'il ait donné le signal de la halte. Il s'approche des chameaux de bât, et il les frappe de sa cravache, dont les cinglements, après tout, n'ont que peu d'action sur le cuir de ces rustiques animaux.

Ce qui amène Jos Meritt à dire, avec ce flegme dont il ne se départ jamais:

«Bien!… Oh!… Très bien, monsieur Marix! Mais, que je vous donne un bon conseil: ce n'est pas sur le chameau qu'il faut taper, c'est sur son conducteur.»

Et, certainement il n'aurait pas déplu à Tom Marix de se ranger à cet avis, si je ne fusse intervenue pour l'en empêcher. Aux fatigues que nos gens éprouvent, ayons la prudence, à tout le moins, de ne pas joindre les mauvais traitements. Quelques-uns d'entre eux finiraient par déserter, je crains que cela arrive, principalement si l'idée en vient aux noirs de l'escorte, bien que Tom Marix ne cesse de me rassurer à cet égard.

* * * * *

Du 17 au 27 décembre. — Le voyage se poursuit dans ces conditions.

Pendant les premiers jours de la semaine, le temps s'est modifié avec le vent qui souffle plus vivement. Quelques nuages sont montés du nord, présentant des volutes arrondies. On dirait de grosses bombes qu'une étincelle suffirait à faire éclater.

Ce jour-là — 23 — l'étincelle a jailli, un éclair a sillonné l'espace. Les éclats stridents de la foudre se sont produits avec une intensité rare, mais sans être suivis de ces roulements prolongés que les échos se renvoient dans les pays montagneux. En même temps, les courants atmosphériques se sont déchaînés d'une telle violence que nous n'avons pu tenir sur nos bêtes. Il a fallu en descendre et même s'étendre sur le sol. Zach Fren, Godfrey, Tom Marix et Len Burker ont eu beaucoup de peine à protéger notre kibitka contre l'impétuosité des rafales. Quant à camper sous de tels assauts, à dresser nos tentes entre les touffes de spinifex, impossible d'y songer. En un instant, tout le matériel eût été dispersé, lacéré, mis hors d'usage.

«Cela n'est rien, dit Zach Fren en se frottant les mains. Un orage est bientôt passé.

— Vive l'orage, s'il donne de l'eau!» s'écria Godfrey.

Godfrey a raison: de l'eau! de l'eau! c'est notre cri… Mais pleuvra-t-il?… Toute la question est là?… Oui, c'est toute la question car une pluie abondante, ce serait pour nous la manne du désert. Par malheur, l'air était si sec — ce qui se reconnaissait à la singulière brièveté des coups de tonnerre — que l'eau des nuages pourrait bien rester à l'état de vapeur et ne point se résoudre en pluie. Et pourtant, il eût été difficile d'imaginer un plus violent orage, un plus assourdissant échange de détonations et d'éclairs.

Je pus observer alors ce qui m'avait été dit de l'attitude des aborigènes australiens en présence de ces météores. Ils ne craignent pas d'être frappés du tonnerre, ils ne ferment pas les yeux devant l'éclair, ils ne frémissent pas aux éclats de la foudre. En effet, c'étaient des exclamations de joie que poussaient les noirs de notre escorte. Ils ne subissaient en aucune façon cette impression physique que ressent tout être vivant, lorsque l'espace est chargé d'électricité, au moment où ce fluide se manifeste par le déchirement des nues dans les hauteurs du ciel en feu.

Décidément, l'appareil nerveux est peu sensible chez ces êtres primitifs. Après tout, peut-être saluaient-ils dans cet orage le déluge qu'il pouvait contenir? Et en vérité, cette attente était le supplice de Tantale dans toute son âpreté.

«Mistress Dolly… mistress Dolly, me disait Godfrey, c'est pourtant de l'eau, de la bonne eau pure, de l'eau du ciel, qui est suspendue sur notre tête! Voilà des éclairs qui crèvent ces nuages, et il n'en tombe rien!

— Un peu de patience, mon enfant, lui répondis-je, ne nous désespérons pas…

— En effet, dit Zach Fren, les nuages s'épaississent et s'abaissent en même temps. Ah! si le vent voulait s'apaiser, tout ce vacarme finirait en cataractes!»

De fait, ce qu'il y avait le plus à craindre, c'était que l'ouragan n'emportât cet amas de vapeurs vers le sud, sans nous verser une goutte d'eau…

Vers trois heures de l'après-midi, il semble que l'horizon au nord commence à se dégager, que l'orage aura bientôt pris fin. Ce sera une cruelle déception!

«Bien!… Oh!… Très bien!»

C'est Jos Meritt qui vient de lancer son exclamation habituelle.
Jamais cette locution approbative n'a été plus justifiée. Notre
Anglais, la main étendue, constate qu'elle s'est mouillée de
quelques larges gouttes.

Le déluge ne se fit pas attendre. Il fallut nous abriter étroitement sous nos vêtements de caoutchouc. Puis, sans perdre une minute, tous les récipients que comprenait le matériel furent disposés sur le sol, de manière à recevoir cette bienfaisante averse. On étendit même des linges, des toiles, des couvertures, dont il suffirait d'exprimer l'eau, quand elles seraient imbibées — ce qui servirait à désaltérer les bêtes.

D'ailleurs, sur l'heure même, les chameaux purent apaiser la soif qui les torturait. Des ruisselets et des mares s'étaient rapidement formés entre les touffes de spinifex. La plaine menaçait de se transformer en un vaste marécage. Il y eut de l'eau, et pour tout le monde. Nous nous étions d'abord délectés à cette source abondante, que la terre desséchée allait absorber comme ferait une éponge, et dont le soleil, qui reparaissait à l'horizon, ne tarderait pas à vaporiser les dernières larmes.

Enfin, c'était notre réserve assurée pour plusieurs jours. C'était la possibilité de reprendre nos étapes quotidiennes avec un personnel ranimé de corps et d'âme, et des animaux solidement remis sur pied. Les tonnelets furent remplis jusqu'aux bondes. Tout ce qui était étanche fut employé comme récipient. Quant aux chameaux, ils ne négligèrent point de garnir la poche intérieure dont la nature les a pourvus, et dans laquelle ils peuvent s'approvisionner d'eau pour un certain temps. Et dût-on en être surpris, cette poche contient environ quinze gallons[15].

Malheureusement ils sont rares, les orages qui désaltèrent la surface du continent australien, du moins à cette époque de l'année où la chaleur estivale est dans toute sa puissance. C'est donc une éventualité favorable sur laquelle il serait imprudent de compter pour l'avenir. Cet orage avait duré trois heures à peine, et le lit brûlant des creeks aurait bientôt absorbé ce qu'il leur avait versé des eaux du ciel. Les puits, il est vrai, en profiteraient dans une plus large mesure, et nous n'aurons qu'à nous en féliciter, si cet orage n'a pas été local. Espérons qu'il aura rafraîchi sur quelques centaines de milles la plaine australienne.

* * * * *

29 décembre. — C'est dans ces conditions, et en nous raccordant de très près à l'itinéraire du colonel Warburton, que nous avons atteint sans nouvel incident Waterloo-Spring, à cent quarante milles du mont Liebig. Notre expédition touchait alors le cent vingt-sixième degré de longitude, que Tom Marix et Godfrey ont relevé sur la carte. Elle venait de franchir la limite conventionnelle, établie par un trait rectiligne, tiré du sud au nord, entre les provinces avoisinantes et cette vaste portion du continent qui porte le nom d'Australie occidentale.

X

Encore quelques extraits

Waterloo-Spring n'est point une bourgade, pas même un village. Quelques huttes d'indigènes abandonnées en ce moment, rien de plus. Les nomades ne s'y arrêtent qu'à l'époque où la saison des pluies alimente les cours d'eau de cette région — ce qui leur permet de s'y fixer pour un certain temps. Waterloo ne justifiait en aucune façon cette adjonction du mot «spring», qui est commun à toutes les stations du désert. Nulle source ne s'épanchait hors du sol, et, ainsi qu'il a été dit, s'il se rencontre dans le Sahara de fraîches oasis, abritées d'arbres, arrosées d'eaux courantes, c'est en vain qu'on les chercherait au milieu du désert australien.

Telle est l'observation consignée du journal de Mrs. Branican, dont quelques extraits vont encore être reproduits. Mieux que la plus précise description, ils sont de nature à faire connaître le pays, à montrer dans toute leur horreur les épreuves réservées aux audacieux qui s'y aventurent. Ils permettront aussi d'apprécier la force morale, l'indomptable énergie de leur auteur, son intraitable résolution d'atteindre le but, au prix de n'importe quels sacrifices.

* * * * *

30 décembre. — Il faut séjourner quarante-huit heures à Waterloo-Spring. Ces retards me désolent, quand je songe à la distance qui nous sépare encore de la vallée où coule la Fitz-Roy. Et sait-on s'il ne sera pas nécessaire de chercher au delà de cette vallée la tribu des Indas? Depuis le jour où Harry Felton l'a quitté, quelle a été l'existence de mon pauvre John?… Les indigènes ne se seront-ils pas vengés sur lui de la fuite de son compagnon?… Il ne faut pas que je pense à cela… Cette pensée me tuerait!…

Zach Fren essaie de me rassurer.

«Puisque, durant tant d'années, le capitaine John et Harry Felton ont été les prisonniers de ces Indas, me dit-il, c'est que ceux-ci avaient intérêt à les conserver. Harry Felton vous l'a fait comprendre, mistress. Ces indigènes ont reconnu dans le capitaine un chef blanc de grande valeur et ils attendent toujours l'occasion de le rendre contre une rançon proportionnée à son importance. À mon sens, la fuite de son compagnon ne doit pas avoir empiré la situation du capitaine John.»

Dieu veuille qu'il en soit ainsi!

* * * * *

31 décembre. — Aujourd'hui s'est achevée cette année 1890. Il y a quinze ans, le Franklin partait du port de San-Diégo… Quinze ans!… Et c'est depuis quatre mois et cinq jours seulement que notre caravane a quitté Adélaïde! Cette année qui débute pour nous dans le désert, comment finira-t-elle?

* * * * *

1er janvier. — Mes compagnons n'ont pas voulu laisser passer ce jour sans m'apporter leurs compliments de nouvelle année. Ma chère Jane m'a embrassée, en proie à la plus vive émotion, et je l'ai longtemps retenue entre mes bras. Zach Fren et Tom Marix ont voulu me serrer la main. Je sais que j'ai en eux deux amis qui se sacrifieraient jusqu'à la mort. Tous nos gens m'ont entourée en m'adressant leurs félicitations bien affectueuses. Je dis tous, à l'exclusion cependant des noirs de l'escorte, dont le mécontentement se manifeste à chaque occasion. Il est clair que Tom Marix ne les maintient pas sans peine dans le rang.

Len Burker m'a parlé avec sa froideur habituelle en m'assurant du succès de notre entreprise. Il ne doute pas que nous n'arrivions au but. Toutefois, il se demande si c'est suivre la bonne route que de marcher vers la rivière Fitz-Roy. Les Indas, à son avis, sont des nomades que l'on rencontre plus fréquemment dans les régions voisines du Queensland, c'est-à-dire à l'est du continent. Il est vrai, ajoute-t-il, que nous allons vers l'endroit où Harry Felton a laissé son capitaine… mais qui peut assurer que les Indas ne se sont pas déplacés… etc.

Tout cela est dit de ce ton qui ne saurait inspirer la confiance, ce ton que certaines gens prennent, quand ils parlent sans vous regarder.

Mais c'est Godfrey, dont l'attention m'a le plus vivement touchée. Il avait fait un bouquet de ces petites fleurs sauvages qui poussent entre les touffes de spinifex. Il me l'a offert de si bonne grâce, il m'a dit des choses si tendres, que les larmes me sont venues aux yeux. Comme je l'ai embrassé, mon Godfrey, et comme ses baisers répondaient aux miens…

Pourquoi la pensée me revient-elle que mon petit Wat aurait son âge… qu'il serait bon comme lui…

Jane se trouvait là… Elle était si émue, elle est devenue si pâle en présence de Godfrey… J'ai cru qu'elle allait perdre connaissance. Mais elle a pu se remettre, et son mari l'a emmenée… Je n'ai pas osé la retenir.

Nous avons repris la route, ce jour-là, à quatre heures du soir, par un temps couvert. La chaleur était un peu plus supportable. Les chameaux de selle et de bât, suffisamment reposés de leurs fatigues, ont marché d'un pas plus soutenu. Il a même fallu les modérer, afin que les hommes à pied pussent les suivre.

* * * * *

15 janvier. — Pendant quelques jours, nous avons conservé cette allure rapide. Deux ou trois fois, il y a eu encore des pluies abondantes. Nous n'avons pas souffert de la soif, et notre réserve a été refaite au complet. Elle est la plus grave de toutes, cette question de l'eau, la plus effrayante aussi, lorsqu'il s'agit d'un voyage au milieu de ces déserts. Elle exige une constante préoccupation. En effet, les puits paraissent être rares sur l'itinéraire que nous suivons. Le colonel Warburton l'a bien reconnu lors de son voyage, qui s'est terminé à la côte ouest de la Terre de Tasman.

Nous vivons désormais sur nos provisions — uniquement. Il n'y a pas lieu de faire entrer en compte le rendement de la chasse. Le gibier a fui ces mornes solitudes. À peine aperçoit-on quelques bandes de pigeons que l'on ne peut approcher. Ils ne se reposent entre les touffes de spinifex, qu'après un long vol, lorsque leurs ailes n'ont plus la force de les soutenir. Néanmoins notre alimentation est assurée pour plusieurs mois, et, de ce côté, je suis tranquille. Zach Fren veille scrupuleusement à ce que la nourriture, conserves, farine, thé, café soit distribuée avec méthode et régularité. Nous-mêmes, nous sommes soumis au sort commun. Il n'y a d'exception pour personne. Les noirs de l'escorte ne peuvent se plaindre que nous soyons mieux traités qu'eux.

Çà et là voltigent aussi quelques moineaux, égarés à la surface de ces régions; mais ils ne valent pas la peine que l'on se fatigue à les poursuivre.

Toujours des myriades de fourmis blanches, rendant très douloureuses nos heures de halte. Quant aux moustiques, la contrée est trop sèche pour que nous en soyons gênés. «Nous les retrouverons dans les lieux humides», a fait observer Tom Marix. Eh bien, mieux vaut encore subir leurs morsures. Ce ne sera pas payer trop cher l'eau qui les attire.

Nous avons atteint Mary-Spring, à quatre-vingt-dix milles de
Waterloo, dans la journée du 23 janvier.

Un groupe de maigres arbres se dresse en cet endroit. Ce sont quelques eucalyptus, qui ont épuisé tout le liquide du sol et sont à demi flétris.

«Leur feuillage pend comme des langues desséchées par la soif», dit Godfrey.

Et cette comparaison est très juste.

J'observe que ce jeune garçon, ardent et résolu, n'a rien perdu de la gaieté de son âge. Sa santé n'est point altérée, ce que je pouvais craindre, car il est à une époque où l'adolescent se forme. Et cette incroyable ressemblance qui me trouble… C'est le même regard, quand ses yeux se fixent sur moi; ce sont les mêmes intonations quand il me parle… Et il a une manière de dire les choses, d'exprimer ses pensées, qui me rappelle mon pauvre John!

Un jour, j'ai voulu attirer l'attention de Len Burker sur cette particularité.

«Mais non, Dolly, m'a-t-il répondu, c'est pure illusion de votre part. Je vous l'avoue, je ne suis aucunement frappé de cette ressemblance. À mon sens, elle n'existe que dans votre imagination. Peu importe, après tout, et si c'est pour ce motif que vous portez intérêt à ce garçon…

— Non, Len, ai-je repris, et si j'ai ressenti une vive affection pour Godfrey, c'est que je l'ai vu se passionner pour ce qui est l'unique but de ma vie… retrouver et sauver John. Il m'a suppliée de l'emmener, et, touchée de ses instances, j'ai consenti. Et puis, c'est un de mes enfants de San-Diégo, l'un de ces pauvres êtres sans famille, qui ont été élevés à Wat-House… Godfrey est comme un frère de mon petit Wat…

— Je sais… je sais, Dolly, a répliqué Len Burker, et je vous comprends dans une certaine mesure. Fasse le ciel que vous n'ayez pas à vous repentir d'un acte où votre sensibilité a plus de part que votre raison.

— Je n'aime pas à vous entendre parler ainsi, Len Burker, ai-je repris avec vivacité. De telles observations me blessent. Qu'avez- vous à reprocher à Godfrey?…

— Oh! rien… rien jusqu'ici. Mais, qui sait… plus tard… peut-être voudra-t-il abuser de votre affection un peu trop prononcée à son égard?… Un enfant trouvé… on ne sait d'où il vient… ce qu'il est… quel sang coule dans ses veines…

— C'est le sang de braves et honnêtes gens, j'en réponds! me suis-je écriée. À bord du Brisbane, il était aimé de tous, de ses chefs et de ses camarades, et, d'après ce que m'a dit le capitaine, Godfrey n'a jamais encouru un seul reproche! Zach Fren, qui s'y connaît, l'apprécie comme moi! Me direz-vous, Len Burker, pourquoi vous n'aimez pas cet enfant?

— Moi… Dolly!… Je ne l'aime ni ne l'aime pas… Il m'est indifférent, voilà tout. Quant à mon amitié, je ne la donne pas ainsi au premier venu, et je ne pense qu'à John, à l'arracher aux indigènes…»

Si c'est une leçon que Len Burker a voulu me donner, je ne l'accepte pas; elle porte à faux. Je n'oublie pas mon mari pour cet enfant; mais je suis heureuse de penser que Godfrey aura joint ses efforts aux miens. J'en suis certaine, John approuvera ce que j'ai fait et ce que je compte faire pour l'avenir de ce jeune garçon.

Lorsque j'ai rapporté cette conversation à Jane, la pauvre femme a baissé la tête et n'a rien répondu.

À l'avenir, je n'insisterai plus. Jane ne veut pas, elle ne peut pas donner tort à Len Burker. Je comprends cette réserve; c'est son devoir.

* * * * *

29 janvier. — Nous sommes arrivés sur le bord d'un petit lac, une sorte de lagon, que Tom Marix croit être le White-Lake. Il justifie son nom de «lac blanc», car, à la place de l'eau qui s'est évaporée, c'est une couche de sel qui occupe le fond de ce bassin. Encore un reste de cette mer intérieure qui séparait autrefois l'Australie en deux grandes îles.

Zach Fren a renouvelé notre provision de sel; nous aurions préféré trouver de l'eau potable.

Il y a dans les environs une grande quantité de rats, plus petits que le rat ordinaire. Il faut se prémunir contre leurs attaques. Ce sont des animaux si voraces qu'ils rongent tout ce qu'on laisse à leur portée.

Du reste, les noirs n'ont point trouvé que ce fût là un gibier à dédaigner. Ayant réussi à attraper quelques douzaines de ces rats, ils les ont apprêtés, les ont fait cuire, et se sont régalés de cette chair assez répugnante. Il faudrait que nous fussions bien à court de vivres pour nous résigner à cette nourriture. Dieu veuille que nous n'en soyons jamais réduits là!

Nous voici maintenant à la limite du désert compris sous le nom de
Great-Sandy-Desert.

Pendant les derniers vingt milles, le terrain s'est graduellement modifié. Les touffes de spinifex sont moins serrées, et cette maigre verdure tend à disparaître. Le sol est-il donc si aride qu'il ne puisse suffire à cette végétation si peu exigeante? Qui ne le croirait en voyant l'immense plaine, ondulée de monticules de sable rouge, et sans qu'il y ait trace d'un lit de creek. Cela donne à supposer qu'il ne pleut jamais sur ces territoires dévorés de soleil — pas même dans la saison d'hiver.

Devant cette aridité lamentable, cette sécheresse inquiétante, il n'est pas un de nous qui ne se sente saisi des plus tristes pressentiments. Tom Marix me montre sur la carte ces solitudes désolées: c'est un espace laissé en blanc que sillonnent les itinéraires de Giles et de Gibson. Vers le nord, celui du colonel Warburton indique bien les incertitudes de sa marche par les multiples tours et détours que nécessite la recherche des puits. Ici ses gens malades, affamés, sont à bout de forces… Là ses bêtes sont décimées, son fils est mourant… Mieux vaudrait ne pas lire le récit de son voyage, si l'on veut le recommencer après lui… Les plus hardis reculeraient… Mais je l'ai lu, et je le relis… Je ne me laisserai pas effrayer… Ce que cet explorateur a bravé pour étudier les régions inconnues du continent australien, je le brave, moi, pour retrouver John… Le seul but de ma vie est là, et je l'atteindrai!

* * * * *

3 février. — Depuis cinq jours, nous avons dû diminuer encore la moyenne de nos étapes. Autant de perdu sur la longueur du chemin à parcourir. Rien n'est plus regrettable. Notre caravane, retardée par les accidents de terrain, est incapable de suivre la droite ligne. Le sol est fortement accidenté, ce qui nous oblige à monter et à descendre des pentes parfois très raides. En maint endroit, il est coupé de dunes, entre lesquelles les chameaux sont contraints de circuler, puisqu'ils ne peuvent les franchir. Il y a aussi des collines sablonneuses qui s'élèvent jusqu'à cent pieds, et que séparent des intervalles de six à sept cents. Les piétons enfoncent dans ce sable, et la marche devient de plus en plus pénible.

La chaleur est accablante. On ne saurait se figurer avec quelle intensité le soleil darde ses rayons. Ce sont des flèches de feu, qui vous percent en mille places. Jane et moi, c'est à peine s'il nous est possible de demeurer sous l'abri de notre kibitka. Ce que doivent souffrir nos compagnons pendant les étapes du matin ou du soir! Zach Fren, si robuste qu'il soit, est très éprouvé par les fatigues; mais il ne se plaint pas, il n'a rien perdu de sa bonne humeur, cet ami dévoué, dont l'existence est liée à la mienne!

Jos Meritt supporte ces épreuves avec un courage tranquille, une résistance aux privations qu'on est tenté de lui envier. Gîn-Ghi, moins patient, se plaint, sans parvenir à émouvoir son maître. Et, quand on songe que cet original se soumet à de pareilles épreuves pour conquérir un chapeau!

«Bien!… Oh!… Très bien! répond-il lorsqu'on lui en fait l'observation. Mais aussi quel rarissime chapeau!…

— Un vieux galurin de saltimbanque! murmure Zach Fren en haussant les épaules.

— Une guenille, riposte Gîn-Ghi, une guenille qu'on ne voudrait même pas porter en savates!»

Au cours de la journée, entre huit heures et quatre heures, il serait impossible de faire un pas. On campe n'importe où, on dresse deux ou trois tentes. Les gens de l'escorte, blancs et noirs, s'étendent comme ils le peuvent à l'ombre des chameaux. Ce qui est effrayant, c'est que l'eau va bientôt manquer. Que devenir, si nous ne rencontrons que des puits à sec? Je sens que Tom Marix est extrêmement inquiet, quoiqu'il cherche à me dissimuler son anxiété. Il a tort, il ferait mieux de ne me rien cacher. Je puis tout entendre, et je ne faiblirai pas…

* * * * *

14 février. — Onze jours se sont écoulés, pendant lesquels nous n'avons eu que deux heures de pluie. C'est à peine si nous avons pu remplir nos tonnelets, si les hommes ont recueilli de quoi apaiser leur soif, si les bêtes ont refait leur provision d'eau. Nous sommes arrivés à Emily-Spring, où la source est absolument tarie. Nos bêtes sont épuisées. Jos Meritt ne sait plus quel moyen employer pour faire avancer sa monture. Il ne la frappe pas, cependant, et cherche à la prendre par les sentiments. Je l'entends qui lui dit:

«Voyons, si tu as de la peine, du moins n'as-tu pas de chagrin, ma pauvre bête!»

La pauvre bête ne paraît point comprendre cette distinction.

Nous reprenons notre route, plus inquiets que nous ne l'avons jamais été.

Deux animaux sont malades. Ils se traînent, et ne pourront continuer le voyage. Les vivres que portait le chameau de bât ont dû être placés sur un chameau de selle, lequel a été repris à l'un des hommes de l'escorte.

Estimons-nous heureux que le chameau mâle monté par Tom Marix ait jusqu'à présent conservé toute sa vigueur. Sans lui, les autres, plus particulièrement les chamelles, se débanderaient, et rien ne pourrait les retenir.

Il y a nécessité d'achever les pauvres bêtes abattues par la maladie. Les laisser mourir de faim, de soif, en proie à une longue agonie, ce serait plus inhumain que de terminer d'un coup leurs misères.

La caravane s'éloigne et contourne une colline de sable… Deux détonations retentissent… Tom Marix revient nous rejoindre, et le voyage se poursuit.

Ce qui est plus alarmant, c'est que la santé de deux de nos gens me donne de vives inquiétudes. Ils sont pris de fièvre, et on ne leur épargne pas le sulfate de quinine, dont la pharmacie portative est abondamment fournie. Mais une soif ardente les dévore. Notre provision d'eau est tarie, et rien n'indique que nous soyons à proximité d'un puits.

Les malades sont étendus chacun sur le dos d'un chameau que leurs compagnons conduisent à la main. On ne peut abandonner des hommes comme on abandonne les bêtes. Nous leur donnerons nos soins, c'est notre devoir, et nous n'y faillirons pas… Mais cette impitoyable température les dévore peu à peu…

Tom Marix, si habitué qu'il soit à ces épreuves du désert, et bien qu'il ait souvent mis son expérience à profit pour soigner ses compagnons de la police provinciale, ne sait plus que faire… De l'eau… de l'eau!… C'est ce que nous demandons aux nuages, puisque le sol est incapable de nous en fournir.

Ceux qui résistent le mieux aux fatigues, qui supportent sans en trop souffrir ces excessives chaleurs, ce sont les noirs de l'escorte.

Cependant, s'ils sont moins éprouvés, leur mécontentement s'accroît de jour en jour. En vain Tom Marix s'emploie-t-il à les calmer. Les plus excités se tiennent à l'écart aux heures de halte, se concertent, se montent, et les symptômes d'une prochaine révolte sont manifestes.

Dans la journée du 21, tous, d'un commun accord, ont refusé de continuer le voyage dans la direction du nord-ouest, donnant pour raison qu'ils meurent de soif. La raison n'est, hélas! que trop sérieuse. Depuis douze heures, il n'y a plus une seule goutte d'eau dans nos tonnelets. Nous en sommes réduits aux boissons alcooliques, dont l'effet est déplorable, car elles portent à la tête.

J'ai dû intervenir en personne au milieu de ces indigènes butés dans leur idée. Il s'agissait de les amener à comprendre que s'arrêter en de telles circonstances, n'était pas le moyen de mettre un terme aux souffrances qu'ils subissaient.

«Aussi, me répond l'un d'eux, ce que nous voulons, c'est revenir en arrière.

— En arrière?… Et jusqu'où?…

— Jusqu'à Mary-Spring.

— À Mary-Spring, il n'y a plus d'eau, ai-je répondu, et vous le savez bien.

— S'il n'y a plus d'eau à Mary-Spring, réplique l'indigène, on en trouvera un peu au-dessus du côté du mont Wilson, dans la direction du Sturt-creek.

Je regarde Tom Marix. Il va chercher la carte spéciale où figure le Great-Sandy-Desert. Nous la consultons. En effet, dans le nord de Mary-Spring, il existe un cours d'eau assez important, qui n'est peut-être pas entièrement desséché. Mais comment l'indigène a-t-il pu connaître l'existence de ce cours d'eau? Je l'interroge à ce sujet. Il hésite d'abord et finit par me répondre que c'est M. Burker qui leur en a parlé. C'est même de lui qu'est venue la proposition de remonter vers le Sturt-creek.

Je suis on ne peut plus contrariée de ce que Len Burker ait eu l'imprudence — n'est-ce que de l'imprudence? — de provoquer une partie de l'escorte à retourner dans l'est. Il en résulterait non seulement des retards, mais une sérieuse modification à notre itinéraire, laquelle nous écarterait de la rivière Fitz-Roy.

Je m'en explique nettement avec lui.

«Que voulez-vous, Dolly? me répond-il. Mieux vaut s'exposer à des retards ou à des détours que de s'obstiner à suivre une route où les puits font défaut.

— En tout cas, monsieur Burker, dit vivement Zach Fren, c'est à mistress Branican et non aux indigènes que vous auriez dû faire votre communication.

— Vous agissez de telle façon avec nos noirs, ajoute Tom Marix, que je ne puis plus les tenir. Est-ce vous qui êtes leur chef, monsieur Burker, ou est-ce moi?…

— Je trouve vos observations inconvenantes, Tom Marix! réplique
Len Burker.

— Inconvenantes ou non, elles sont justifiées par votre conduite, monsieur, et vous voudrez bien en tenir compte!

— Je n'ai d'ordres à recevoir de personne ici, si ce n'est de mistress Branican…

— Soit, Len Burker, ai-je répondu. Dorénavant, si vous avez quelques critiques à présenter, je vous prie de me les adresser et non à d'autres.

— Mistress Dolly, dit alors Godfrey, voulez-vous que je me porte en avant de la caravane à la recherche d'un puits?… Je finirai par rencontrer…

— Des puits sans eau!» murmure Len Burker, qui s'éloigne en haussant les épaules.

J'imagine aisément ce qu'a dû souffrir Jane, qui assistait à cette discussion. La façon d'agir de son mari, si dommageable pour le bon accord qui doit régner dans notre personnel, peut nous créer les plus graves difficultés. Il fallut que je me joignisse à Tom Marix pour obtenir des noirs de ne pas persévérer dans leur intention de revenir en arrière. Nous n'y réussîmes pas sans peine. Toutefois, ils déclarèrent que si nous n'avions pas trouvé un puits avant quarante-huit heures, ils retourneraient à Mary- Spring, afin de gagner le Sturtcreek.

* * * * *

23 février. — Quelles indicibles souffrances pendant les deux jours qui suivirent! L'état de nos deux compagnons malades avait empiré. Trois chameaux tombèrent encore pour ne plus se relever, la tête allongée sur le sable, les reins gonflés, incapables de faire un mouvement. Il fut nécessaire de les abattre. C'étaient deux bêtes de selle et une bête de bât. Actuellement quatre blancs de l'escorte sont réduits à continuer en piétons ce voyage déjà si fatigant pour des gens montés.

Et pas une créature humaine dans ce Great-Sandy-Desert! Pas un Australien de ces régions de la Terre de Tasman, qui puisse nous renseigner sur la situation des puits! Évidemment, notre caravane s'est écartée de l'itinéraire du colonel Warburton, car le colonel n'a jamais franchi d'aussi longues étapes, sans avoir pu refaire sa provision d'eau. Trop souvent, il est vrai, les puits à demi taris ne contenaient qu'un liquide épais, échauffé, à peine potable. Mais nous nous en contenterions…

Aujourd'hui, enfin, au terme de la première étape, nous avons pu apaiser notre soif… C'est Godfrey qui a découvert un puits à une faible distance.

Dès le matin du 23, le brave enfant s'est porté à quelques milles en avant, et deux heures après, nous l'avons aperçu qui revenait en toute hâte.

«Un puits!… un puits!» s'est-il écrié du plus loin que nous avons pu l'entendre.

À ce cri, notre petit monde s'est ranimé. Les chameaux se sont remis sur leurs jambes. Il semble que celui que montait Godfrey leur ait dit en arrivant:

«De l'eau… de l'eau!»

Une heure après, la caravane s'arrêtait sous un bouquet d'arbres à la ramure desséchée, qui ombrageaient le puits. Heureusement, ce sont des gommiers et non de ces eucalyptus, qui l'auraient asséché jusqu'à la dernière goutte!

Mais les rares puits, creusés à la surface du continent australien, il faut bien reconnaître qu'une troupe d'hommes un peu nombreuse les viderait en un instant. L'eau n'y est point abondante, et encore faut-il aller la puiser sous les couches de sable. C'est que ces puits ne sont pas l'oeuvre de la main de l'homme; ce ne sont que des cavités naturelles, qui se forment à l'époque des pluies d'hiver. À peine dépassent-elles cinq à six pieds en profondeur — ce qui suffit pour que l'eau, abritée des rayons solaires, échappe à l'évaporation et se conserve même pendant les longues chaleurs de l'été.

Quelquefois, ces réservoirs ne se signalent pas à la surface de la plaine par un groupe d'arbres, et il n'est que trop facile de passer à proximité sans les reconnaître. Il importe donc d'observer la contrée avec grand soin: c'est une recommandation qui est faite et très justement faite par le colonel Warburton. Aussi avons-nous soin d'en tenir compte.

Cette fois, Godfrey avait eu la main heureuse. Le puits, près duquel notre campement a été établi dès onze heures du matin, contenait plus d'eau qu'il n'en fallait pour abreuver nos chameaux et refaire complètement notre réserve. Cette eau restée limpide car elle était filtrée par les sables, avait gardé sa fraîcheur, la cavité, située au pied d'une haute dune, ne recevant pas directement les rayons du soleil.

C'est avec délices que chacun de nous s'est rafraîchi en puisant à cette sorte de citerne. Il fallut même engager nos compagnons à n'en boire que modérément; ils auraient fini par se rendre malades.

On ne saurait s'imaginer les effets bienfaisants de l'eau, à moins d'avoir été longtemps torturé par la soif. Le résultat est immédiat; les plus abattus se relèvent, les forces reviennent instantanément, le courage avec les forces. C'est plus qu'être ranimé; c'est renaître!

Le lendemain, dès quatre heures du matin, nous avons repris notre route en nous dirigeant vers le nord-ouest, afin d'atteindre par le plus court Joanna-Spring, à cent quatre-vingt-dix milles environ de Mary-Spring.

* * * * *

Ces quelques notes, extraites du journal de Mrs. Branican, suffiront à démontrer que son énergie ne l'a pas abandonnée un instant. Il convient, maintenant, de reprendre le récit de ce voyage, auquel l'avenir réservait encore tant d'éventualités, impossibles à prévoir et si graves par leurs conséquences.

XI

Indices et incidents

Ainsi que l'ont fait connaître les dernières lignes du journal de Mrs. Branican, le courage et la confiance étaient revenus au personnel de la caravane. Jamais la nourriture n'avait fait défaut, et elle était assurée pour plusieurs mois. L'eau seule avait manqué pendant quelques étapes; mais le puits, découvert par Godfrey, en avait fourni au delà des besoins, et l'on repartait délibérément.

Il est vrai, il s'agissait toujours d'affronter une chaleur accablante, de respirer un air embrasé à la surface de ces interminables plaines, sans arbres et sans ombre. Et ils sont bien peu nombreux, les voyageurs qui peuvent impunément supporter ces températures dévorantes, lorsqu'ils ne sont pas originaires du pays australien. Où l'indigène résiste, l'étranger succombe. Il faut être fait à ce climat meurtrier.

Toujours la région des dunes et des sables rouges avec leurs ondulations de longues rides symétriques. On dirait d'un sol incendié, dont la coloration intensive, accentuée par les rayons solaires, ne cesse de brûler les yeux. Le sol était chaud au point qu'il eût été impossible à des blancs d'y marcher pieds nus. Quant aux noirs, leur épiderme endurci le leur permettait impunément, et ils n'auraient pas dû voir là une occasion de se plaindre. Ils se plaignaient pourtant; leur mauvais vouloir se manifestait sans cesse d'une façon plus apparente. Si Tom Marix n'avait pas tenu à conserver son escorte au complet, pour le cas où il y aurait lieu de se défendre contre quelque tribu nomade, il eût assurément prié Mrs. Branican de congédier les Australiens engagés à son service.

Du reste, Tom Marix voyait s'accroître les difficultés inhérentes à une telle expédition, et, quand il se disait que ces fatigues étaient subies et ces dangers bravés en pure perte, il fallait qu'il fût bien maître de lui pour ne rien laisser paraître de ses pensées. Seul, Zach Fren l'avait deviné et lui en voulait de ce qu'il ne partageait pas sa confiance.

«Vraiment, Tom, lui dit-il un jour, je ne vous aurais pas cru homme à vous décourager!

— Me décourager?… Vous vous trompez, Zach, en ce sens du moins, que le courage ne me manquera pas pour accomplir ma mission jusqu'au bout. Ce n'est pas de traverser ces déserts que j'appréhende, c'est, après les avoir traversés, d'être contraints de revenir sur nos pas sans avoir réussi.

— Croyez-vous donc, Tom, que le capitaine John ait succombé depuis le départ de Harry Felton?

— Je n'en sais rien, Zach, et vous ne le savez pas davantage.

— Si, je le sais, comme je sais qu'un navire abat sur tribord quand on met sa barre à bâbord!

— Vous parlez là, Zach, comme parle Mrs. Branican ou Godfrey, et vous prenez vos espérances pour des certitudes. Je souhaite que vous ayez raison. Mais le capitaine John, s'il est vivant, est au pouvoir des Indas, et ces Indas où sont-ils?

— Ils sont où ils sont, Tom, et c'est là que la caravane ira, quand elle devrait bouliner pendant six mois encore. Que diable! lorsqu'on ne peut pas virer vent debout, on vire vent arrière, et on rattrape toujours sa route…

— Sur mer, oui, Zach, lorsqu'on sait vers quel port on se dirige.
Mais, à travers ces territoires, sait-on où l'on va?

— Ce n'est pas en désespérant qu'on l'apprendra.

— Je ne désespère pas, Zach!

— Si, Tom, et, ce qui est plus grave, c'est que vous finirez par le laisser voir. Celui qui ne cache pas son inquiétude fait un mauvais capitaine et incite son équipage au mécontentement. Prenez garde à votre visage, Tom, non pour Mrs. Branican, que rien ne pourrait ébranler, mais pour les blancs de notre escorte! S'ils allaient faire cause commune avec les noirs…

— Je réponds d'eux comme de moi…

— Et comme moi, je réponds de vous, Tom! Aussi ne parlons pas d'amener notre pavillon tant que les mâts sont debout!

— Qui en parle, Zach, si ce n'est Len Burker?…

— Oh! celui-là, Tom, si j'étais le commandant, il y a longtemps qu'il serait à fond de cale, avec un boulet à chaque pied! Mais, qu'il y fasse attention, car je ne le perds pas de vue!»

Zach Fren avait raison de surveiller Len Burker. Si le désarroi se mettait dans l'expédition, ce serait à lui qu'on le devrait. Ces noirs, sur lesquels Tom Marix croyait pouvoir compter, il les excitait au désordre. C'était là une des causes qui risquaient d'empêcher le succès de la campagne. Mais n'eût-elle pas existé, que Tom Marix ne conservait guère d'illusion sur la possibilité de rencontrer les Indas et de délivrer le capitaine John.

Cependant, bien que la caravane n'allât pas tout à fait à l'aventure, en se dirigeant vers les environs de la Fitz-Roy, il se pouvait qu'une circonstance eût obligé les Indas à quitter la Terre de Tasman; peut-être des éventualités de guerre. Il est rare que la paix règne entre tribus, qui peuvent compter de deux cent cinquante à trois cents âmes. Il y a des haines invétérées, des rivalités qui exigent du sang, et elles s'exercent avec d'autant plus de passion que, chez ces cannibales, la guerre, c'est la chasse. À vrai dire, l'ennemi n'est pas seulement l'ennemi, il est le gibier, et le vainqueur mange le vaincu. De là des luttes, des poursuites, des déplacements, qui entraînent parfois les indigènes à de grandes distances. Il y aurait donc eu intérêt à savoir si les Indas n'avaient pas abandonné leurs territoires, et on ne le saurait qu'en s'emparant d'un Australien venu du nord-ouest.

C'est à cela que tendaient les efforts de Tom Marix, assidûment secondé par Godfrey, qui, malgré les recommandations et même les injonctions de Mrs. Branican, se laissait souvent emporter à une distance de plusieurs milles. Quand il n'allait pas à la recherche de quelque puits, il se lançait à la recherche de quelque indigène, mais, jusqu'alors sans résultat. La contrée était déserte. Et, en vérité, quel être humain, de telle rustique nature fût-il, aurait pu y subvenir aux plus strictes nécessités de l'existence? S'y aventurer aux abords de la ligne télégraphique, cela se pouvait faire à la rigueur, et encore voit-on à quelles épreuves on était exposé.

Enfin, le 9 mars, vers neuf heures et demie du matin, on entendit un cri retentir à courte distance — un cri formé de ces deux mots: coo-eeh!

«Il y a des indigènes dans les environs, dit Tom Marix.

— Des indigènes?… demanda Dolly.

— Oui, mistress, c'est leur façon de s'appeler.

— Tâchons de les rejoindre», répondit Zach Fren. La caravane avança d'une centaine de pas, et Godfrey signala deux noirs entre les dunes. S'emparer de leurs personnes ne devait pas être facile, car les Australiens fuient les blancs du plus loin qu'ils les entrevoient. Ceux-ci cherchaient à se dissimuler derrière une haute dune rougeâtre, entre des touffes de spinifex. Mais les gens de l'escorte parvinrent à les cerner, et ils furent amenés devant Mrs. Branican. L'un était âgé d'une cinquantaine d'années; l'autre, son fils, d'environ vingt ans. Tous deux se rendaient à la station du lac Woods, qui appartient au service du réseau télégraphique. Divers présents en étoffes, et principalement quelques livres de tabac, les eurent bientôt amadoués, et ils se montrèrent disposés à répondre aux questions qui leur furent faites par Tom Marix — réponses que celui-ci traduisait immédiatement pour Mrs. Branican, Godfrey, Zach Fren et leurs compagnons. Les Australiens avaient d'abord dit où ils allaient — ce qui n'intéressait que médiocrement. Mais Tom Marix leur demanda d'où ils venaient, ce qui méritait une sérieuse attention.

«Nous venons de par là… loin… très loin, répondit le père en montrant le nord-ouest.

— De la côte?…

— Non… de l'intérieur.

— De la Terre de Tasman?

— Oui… de la rivière Fitz-Roy.»

C'était précisément vers cette rivière, on le sait, que se dirigeait la caravane.

«De quelle tribu êtes-vous? dit Tom Marix.

— De la tribu des Goursis.

— Est-ce que ce sont des nomades?…»

L'indigène ne parut pas comprendre ce que voulait dire le chef de l'escorte.

«Est-ce une tribu qui va d'un campement à l'autre, reprit Tom
Marix, une tribu qui n'habite pas un village?…

— Elle habite le village de Goursi, répondit le fils, qui semblait être assez intelligent.

— Et ce village est-il près de la Fitz-Roy?…

— Oui, à dix grandes journées de l'endroit où elle va se jeter à la mer.»

C'est dans le Golfe du Roi que se déverse la Fitz-Roy river, et c'était là, précisément, que la deuxième campagne du Dolly-Hope avait pris fin en 1883. Les dix journées, indiquées par le jeune homme, démontraient que le village de Goursi devait être situé à une centaine de milles du littoral.

C'est ce qui fut relevé par Godfrey sur la carte à grands points de l'Australie occidentale — carte qui portait le tracé de la rivière Fitz-Roy pendant un parcours de deux cent cinquante milles, depuis son origine au milieu des régions vagues de la Terre de Tasman.

«Connaissez-vous la tribu des Indas?» demanda alors Tom Marix aux indigènes.

Les regards du père et du fils parurent s'enflammer, lorsque ce nom fut prononcé devant eux.

«Évidemment, ce sont deux tribus ennemies, ces Indas et ces Goursis, deux tribus qui sont en guerre, fit observer Tom Marix, en s'adressant à Mrs. Branican.

— C'est vraisemblable, répondit Dolly, et, très probablement, ces Goursis savent où se trouvent actuellement les Indas. Interrogez- les à ce sujet, Tom Marix, et tâchez d'obtenir une réponse aussi précise que possible. De cette réponse dépend peut-être le succès de nos recherches.»

Tom Marix posa la question, et le plus âgé des indigènes affirma, sans hésiter, que la tribu des Indas occupait alors le haut cours de la Fitz-Roy.

«À quelle distance se trouvent-ils du village de Goursi? demanda
Tom Marix.

— À vingt journées en se dirigeant vers le soleil levant», répondit le jeune garçon.

Cette distance, reportée sur la carte, mettait le campement des Indas à deux cent quatre-vingts milles environ de l'endroit alors atteint par la caravane. Quant à ces renseignements, ils concordaient avec ceux qui avaient été précédemment donnés par Harry Felton.

«Votre tribu, reprit Tom Marix, est-elle souvent en guerre avec la tribu des Indas?

— Toujours!» répondit le fils.

Et son accent, son geste, indiquaient la violence de ces haines de cannibales.

«Et nous les poursuivrons, ajouta le père, dont les mâchoires claquaient de désirs sensuels, et ils seront battus, lorsque le chef blanc ne sera plus là pour leur donner ses conseils.»

On imagine quelle fut l'émotion de Mrs. Branican et de ses compagnons, dès que Tom Marix eut traduit cette réponse. Ce chef blanc depuis tant d'années prisonnier des Indas, pouvait-on douter que ce ne fût le capitaine John?

Et, sur les instances de Dolly, Tom Marix pressa de questions les deux indigènes. Ils ne purent fournir que des informations très indécises sur ce chef blanc. Ce qu'ils affirmèrent, toutefois, c'est que, trois mois auparavant, lors de la dernière lutte entre les Goursis et les Indas, il était encore au pouvoir de ces derniers.

«Et sans lui, s'écria le jeune Australien, les Indas ne seraient plus que des femmes!»

Qu'il y eût là exagération de la part de ces indigènes, peu importait. On savait d'eux tout ce que l'on voulait en savoir. John Branican et les Indas se trouvaient à moins de trois cents milles dans la direction du nord-ouest… Il fallait les rejoindre sur les bords de la Fitz-Roy.

Au moment où le campement allait être levé, Jos Meritt retint un instant les deux hommes que Mrs. Branican venait de congédier avec de nouveaux présents. Et alors l'Anglais pria Tom Marix de leur adresser une question relativement aux chapeaux de cérémonie que portaient les chefs de la tribu des Goursis et les chefs de la tribu des Indas.

En vérité, tandis qu'il attendait leur réponse, Jos Meritt était non moins ému que l'avait été Dolly pendant l'interrogatoire des indigènes.

Il eut lieu d'être satisfait, le digne collectionneur, et les «Bien… Oh!… Très bien!» éclatèrent entre ses lèvres, quand il apprit que les chapeaux de fabrication étrangère n'étaient point rares parmi les peuplades du nord-ouest. Dans les grandes cérémonies, les chapeaux coiffaient habituellement la tête des principaux chefs australiens.

«Vous comprenez, mistress Branican, fit observer Jos Meritt, retrouver le capitaine John, c'est très bien!… Mais, de mettre la main sur le trésor historique que je poursuis à travers les cinq parties du monde, c'est encore mieux…

— Évidemment!» répondit Mrs. Branican.

Et n'était-elle pas faite aux monomanies de son bizarre compagnon de voyage.

«Vous avez entendu, Gîn-Ghi? ajouta Jos Meritt, en se tournant vers son serviteur.

— J'ai entendu, mon maître Jos, répondit le Chinois. Et quand nous aurons trouvé ce chapeau…

— Nous reviendrons en Angleterre, nous rentrerons à Liverpool, et là, Gîn-Ghi, élégamment coiffé d'une calotte noire, vêtu d'une robe de soie rouge, drapé d'un macoual en soie jaune, vous n'aurez plus d'autre fonction que de montrer ma collection aux amateurs. Êtes-vous satisfait?…

— Comme la fleur haïtang, qui va s'épanouir sous la brise, lorsque le lapin de Jade est descendu vers l'Occident», répondit le poétique Gîn-Ghi.

Toutefois, il secouait la tête d'un air aussi peu convaincu de son bonheur à venir que si son maître lui eût affirmé qu'il serait nommé mandarin à sept boutons.

Len Burker avait assisté à la conversation de Tom Marix et des deux indigènes dont il comprenait le langage, mais sans y prendre part. Pas une question relative au capitaine John n'était venue de lui. Il écoutait attentivement, notant dans sa mémoire les détails qui se rapportaient à la situation actuelle des Indas. Il regardait sur la carte l'endroit que la tribu occupait probablement alors vers le cours supérieur de la rivière Fitz-Roy. Il calculait la distance que la caravane aurait à parcourir pour s'y transporter, et le temps qu'elle emploierait à traverser ces régions de la Terre de Tasman.

En réalité ce serait l'affaire de quelques semaines, si aucun obstacle ne surgissait, que les moyens de locomotion ne fissent pas défaut, que les fatigues de la route, les souffrances dues à l'ardeur de la température, fussent heureusement surmontées. Aussi Len Burker, sentant que la précision de ces renseignements allait redonner du courage à tous, en éprouvait-il une rage sourde. Quoi! la délivrance du capitaine John s'accomplirait, et, grâce à la rançon qu'elle apportait, Dolly parviendrait à l'arracher aux mains des Indas?

Tandis que Len Burker réfléchissait à cet enchaînement d'éventualités, Jane voyait son front s'obscurcir, ses yeux s'injecter, sa physionomie réfléchir les détestables pensées qui l'agitaient. Elle en fut épouvantée, elle eut le pressentiment d'une catastrophe prochaine, et, au moment où les regards de son mari se fixèrent sur les siens, elle se sentit défaillir…

La malheureuse femme avait compris ce qui se passait dans l'âme de cet homme, capable de tous les crimes pour s'assurer la fortune de Mrs. Branican.

En effet, Len Burker se disait que si John et Dolly se rejoignaient, c'était l'écroulement de tout son avenir. Ce serait tôt ou tard la reconnaissance de la situation de Godfrey vis-à-vis d'eux. Ce secret finirait par échapper à sa femme, à moins qu'il ne la mît dans l'impossibilité de parler, et, pourtant, l'existence de Jane lui était nécessaire pour que la fortune lui arrivât par elle, après la mort de Mrs. Branican.

Donc, il fallait séparer Jane de Dolly, puis, dans le but de faire disparaître John Branican, devancer la caravane chez les Indas.

Avec un homme sans conscience et résolu tel que Len Burker, ce plan n'était que trop réalisable, et, d'ailleurs, les circonstances ne devaient pas tarder à lui venir en aide.

Ce jour-là, à quatre heures du soir, Tom Marix donna le signal du départ, et l'expédition se remit en marche dans l'ordre habituel. On oubliait les fatigues passées. Dolly avait communiqué à ses compagnons l'énergie qui l'animait. On approchait du but… Le succès paraissait hors de doute… Les noirs de l'escorte semblaient eux-mêmes se soumettre plus volontiers, et, peut-être, Tom Marix aurait-il pu compter sur leur concours jusqu'au terme de l'expédition, si Len Burker n'eût été là pour leur souffler l'esprit de trahison et de révolte.

La caravane, enlevée d'un bon pas, avait à peu près repris l'itinéraire du colonel Warburton. Cependant la chaleur s'était accrue, et les nuits étaient étouffantes. Sur cette plaine sans un seul bouquet d'arbres on ne trouvait d'ombre qu'à l'abri des hautes dunes, et encore cette ombre était-elle très réduite par la presque verticalité des rayons solaires.

Et pourtant, sous cette latitude plus basse que celle du Tropique, c'est-à-dire en pleine zone torride, ce n'était pas des excès du climat australien que les hommes avaient le plus à souffrir. La bien autrement grave question de l'eau se représentait chaque jour. Il fallait aller chercher des puits à de grandes distances, et cela dérangeait l'itinéraire, qui s'allongeait de nombreux détours. Le plus souvent, c'était Godfrey, toujours prêt, Tom Marix, toujours infatigable, qui se dévouaient. Mrs. Branican ne les voyait pas s'éloigner sans un serrement de coeur. Mais il n'y avait plus rien à espérer des orages, qui sont d'une rareté extrême à cette époque de l'année. Sur le ciel, rasséréné d'un horizon à l'autre, on ne voyait pas un lambeau de nuage. L'eau ne pouvait venir que du sol.

Lorsque Tom Marix et Godfrey avaient découvert un puits, c'était vers ce point qu'on se dirigeait. On reprenait l'étape, on pressait le pas des bêtes, on se hâtait sous cet aiguillon de la soif, et que trouvait-on le plus souvent?… Un liquide bourbeux, au fond d'une cavité où fourmillaient les rats. Si les noirs et les blancs de l'escorte n'hésitaient pas à s'en abreuver, Dolly, Jane, Godfrey, Zach Fren, Len Burker, avaient la prudence d'attendre que Tom Marix eût fait déblayer le puits, rejeter la couche souillée de sa surface, creuser les sables pour en extraire une eau moins impure. Ils se désaltéraient alors. On remplissait ensuite les tonnelets qui devaient suffire jusqu'au puits prochain.

Tel fut le voyage pendant une huitaine de jours — du 10 au 17 mars — sans autre incident, mais avec un accroissement de fatigues qui ne pouvait plus se prolonger. L'état des deux malades ne s'améliorait point, au contraire, et il y avait lieu de craindre une issue fatale. Privé de cinq chameaux, Tom Marix était embarrassé pour faire face aux nécessités du transport.

Le chef de l'escorte commençait à être extrêmement inquiet. Mrs. Branican ne l'était pas moins, bien qu'elle n'en laissât rien paraître. La première en marche, la dernière à la halte, elle donnait l'exemple du plus extraordinaire courage, uni à une confiance que rien n'aurait pu ébranler.

Et à quels sacrifices n'eût-elle pas consenti pour éviter ces retards incessants, pour abréger cet interminable voyage!

Un jour, elle demanda à Tom Marix pourquoi il ne ralliait pas directement le haut cours de la rivière Fitz-Roy, où les renseignements des indigènes plaçaient le dernier campement des Indas.

«J'y ai songé, répondit Tom Marix, mais c'est toujours la question de l'eau qui me retient et me préoccupe, mistress Branican. En allant vers Joanna-Spring, nous ne pouvons manquer de rencontrer un certain nombre de ces puits que le colonel Warburton a signalés.

— Est-ce qu'il ne s'en trouve pas sur les territoires du nord? demanda Dolly.

— Peut-être, mais je n'en ai pas la certitude, dit Tom Marix. Et d'ailleurs, il faut admettre la possibilité que ces puits soient desséchés maintenant, tandis qu'en continuant notre marche vers l'ouest, nous sommes assurés d'atteindre la rivière d'Okaover, où le colonel Warburton a fait halte. Or, cette rivière, c'est de l'eau courante, et nous aurons toute facilité d'y refaire notre provision avant de gagner la vallée de la Fitz-Roy.

— Soit, Tom Marix, répondit Mrs. Branican; puisqu'il le faut, dirigeons-nous sur Joanna-Spring.»

C'est ce qui fut fait, et les fatigues de cette partie du voyage dépassèrent toutes celles que la caravane avait supportées jusqu'alors. Quoiqu'on fût déjà au troisième mois de la saison d'été, la température conservait une moyenne intolérable de quarante degrés centigrades à l'ombre, et, par ce mot, il faut entendre l'ombre de la nuit. En effet, on aurait vainement cherché un nuage dans les hautes zones du ciel, un arbre à la surface de cette plaine. Le cheminement s'opérait au milieu d'une atmosphère suffocante. Les puits ne contenaient pas l'eau nécessaire aux besoins du personnel. On faisait à peine une dizaine de milles par étape. Les piétons se traînaient. Les soins que Dolly, assistée de Jane et de la femme Harriett, bien affaiblies elles-mêmes, donnaient aux deux malades, ne parvenaient pas à les soulager. Il aurait fallu s'arrêter, camper dans quelque village, prendre un repos de longue durée, attendre que la température fût devenue plus clémente… Et rien de tout cela n'était possible.

Dans l'après-midi du 17 mars, on perdit encore deux chameaux de bât, et précisément l'un de ceux qui transportaient les objets d'échange, destinés aux Indas. Tom Marix dut faire passer leur charge sur des chameaux de selle — ce qui nécessita de démonter deux autres blancs de l'escorte. Ces braves gens ne se plaignirent pas et acceptèrent sans mot dire ce surcroît de souffrance. Quelle différence avec les noirs, qui réclamaient sans cesse, et causaient à Tom Marix les plus sérieux ennuis! N'était-il pas à craindre que, un jour ou l'autre, ces noirs ne fussent tentés d'abandonner la caravane, probablement après quelque scène de pillage?…

Enfin, dans la soirée du 19 mars, près d'un puits dont l'eau était enfouie à six pieds sous les sables, la caravane s'arrêta à cinq milles environ de Joanna-Spring. Il n'y avait pas eu moyen d'allonger l'étape au-delà.

Le temps était d'une lourdeur extraordinaire. L'air brûlait les poumons, comme s'il se fût échappé d'une fournaise. Le ciel, très pur, d'un bleu cru, tel qu'il apparaît dans certaines régions méditerranéennes au moment d'un déchaînement de mistral, offrait un aspect étrange et menaçant.

Tom Marix regardait cet état de l'atmosphère d'un air d'anxiété qui n'échappa point à Zach Fren.

«Vous flairez quelque chose, lui dit le maître, et quelque chose qui ne vous va pas?…

— Oui, Zach, répondit Tom Marix. Je m'attends à un coup de simoun, dans le genre de ceux qui ravagent les déserts de l'Afrique.

— Et bien… du vent… ce serait de l'eau, sans doute? fit observer Zach Fren.

— Non point, Zach, ce serait une sécheresse plus effroyable encore, et ce vent-là, dans le centre de l'Australie, on ne sait pas ce dont il est capable!»

Cette observation, venant d'un homme si expérimenté, était de nature à causer une profonde inquiétude à Mrs. Branican et ses compagnons.

Les précautions furent donc prises en vue d'un «coup de temps», pour employer une expression familière aux marins. Il était neuf heures du soir. Les tentes n'avaient point été dressées — ce qui était inutile par ces nuits brûlantes — au milieu des dunes sablonneuses de la plaine. Après avoir apaisé sa soif à l'eau des tonnelets, chacun prit sa part de vivres que Tom Marix venait de faire distribuer. C'est à peine si l'on songeait à satisfaire sa faim. Ce qu'il aurait fallu, c'était de l'air frais; l'estomac souffrait moins que les organes de la respiration. Quelques heures de sommeil auraient fait plus de bien à ces pauvres gens que quelques bouchées de nourriture. Mais était-il loisible de dormir au milieu d'une atmosphère si étouffante qu'on eût pu la croire raréfiée!

Jusqu'à minuit, il ne se produisit rien d'anormal. Tom Marix, Zach Fren et Godfrey veillaient tour à tour. Tantôt l'un, tantôt l'autre se relevait, afin d'observer l'horizon vers le nord. Cet horizon était d'une clarté et même d'une pureté sinistre. La lune, couchée en même temps que le soleil, avait disparu derrière les dunes de l'ouest. Des centaines d'étoiles brillaient autour de la Croix du Sud qui étincelle au pôle antarctique du globe.

Un peu avant trois heures, cette illumination du firmament s'effaça. Une soudaine obscurité enveloppa la plaine d'un horizon à l'autre.

«Alerte!… Alerte!… cria Tom Marix.

— Qu'y a-t-il?» demanda Mrs. Branican, qui s'était brusquement relevée.

Auprès d'elle, Jane et la femme Harriett, Godfrey et Zach Fren, cherchaient à se reconnaître à travers cette obscurité. Les bêtes, étendues sur le sol, redressaient leurs têtes, s'effaraient en poussant des cris rauques d'épouvante.

«Mais qu'y a-t-il?… redemanda Mrs. Branican.

— Le simoun!» répondit Tom Marix.

Et ce furent les dernières paroles qui purent être entendues. L'espace s'était empli d'un tel tumulte, que l'oreille ne parvenait pas plus à y percevoir un son que les yeux à saisir une lueur au milieu de ces ténèbres.

C'était bien le simoun, ainsi que l'avait dit Tom Marix, un de ces ouragans subits, qui bouleversent les déserts australiens sur de vastes étendues. Un nuage énorme s'était levé du sud, et s'abattait sur la plaine — nuage formé non seulement de sable, mais des cendres arrachées à ces terrains calcinés par la chaleur.

Autour du campement, les dunes, se mouvant comme fait la houle de mer, déferlaient, non en embruns liquides, mais en poussière impalpable. Cela aveuglait, assourdissait, étouffait. On eût dit que la plaine allait se niveler sous cette rafale, déchaînée au ras du sol. Si les tentes eussent été dressées, il n'en serait pas resté un lambeau.

Tous sentaient l'irrésistible torrent d'air et de sable passer sur eux comme le cinglement d'une mitraille. Godfrey tenait Dolly à deux mains, ne voulant pas être séparé d'elle, si ce formidable assaut balayait la caravane vers le nord.

C'est bien ce qui arriva, en effet, et aucune résistance n'eût été possible.

Pendant cette tourmente d'une heure — une heure qui suffit à changer l'aspect de la contrée, en déplaçant les dunes, en modifiant le niveau général du sol — Mrs. Branican et ses compagnons, y compris les deux malades de l'escorte, furent traînés sur un espace de quatre à cinq milles, se relevant pour retomber, roulés parfois comme des brins de paille au milieu d'un tourbillon. Ils ne pouvaient ni se voir ni s'entendre, et risquaient de ne plus se retrouver. Et c'est ainsi qu'ils atteignirent les environs de Joanna-Spring, près des rives de l'Okaover-creek, au moment où, dégagé des dernières brumailles, le jour se refaisait sous les rayons du soleil levant.

Tous étaient-ils présents à l'appel?… Tous?… Non.

Mrs. Branican, la femme Harriett, Godfrey, Jos Meritt, Gîn-Ghi, Zach Fren, Tom Marix, les blancs restés à leur poste, étaient là, et avec eux quatre chameaux de selle. Mais les noirs avaient disparu!… Disparus aussi les vingt autres chameaux — ceux qui portaient les vivres et ceux qui portaient la rançon du capitaine John!…

Et, lorsque Dolly appela Jane, Jane ne répondit pas.

Len et Jane Burker n'étaient plus là.

XII

Derniers efforts

Cette disparition des noirs, des bêtes de selle et des bêtes de bât, constituait pour Mrs. Branican ainsi que pour ceux qui lui étaient restés fidèles une situation presque désespérée.

Trahison fut le mot que prononça tout d'abord Zach Fren — le mot que répéta Godfrey. La trahison n'était que trop évidente, étant données les circonstances dans lesquelles la disparition d'une partie du personnel s'était produite. Tel fut aussi l'avis de Tom Marix, qui n'ignorait rien de l'influence funeste, exercée par Len Burker sur les indigènes de l'escorte…

Dolly voulait douter encore. Elle ne pouvait croire à tant de duplicité, à tant d'infamie!

«Len Burker ne peut-il avoir été entraîné comme nous l'étions nous-mêmes?…

— Comme ça, juste avec les noirs, fit observer Zach Fren, en même temps que les chameaux qui portent nos vivres!…

— Et ma pauvre Jane! murmura Dolly. Séparée de moi, sans que je m'en sois aperçue!

— Len Burker n'a pas même voulu qu'elle restât près de vous, mistress, dit Zach Fren. Le misérable!…

— Misérable?… Bien!… Oh!… Très bien! ajouta Jos Meritt. Si tout cela n'est pas de la coquinerie, je consens à ne jamais retrouver le chapeau… historique… dont…»

Puis, se tournant vers le Chinois:

«Et que pensez-vous de l'affaire, Gîn-Ghi?

Ai ya, mon maître Jos! Je pense que j'aurais mille et dix mille fois mieux fait de ne jamais mettre le pied dans un pays si peu confortable!

— Peut-être!» répliqua Jos Meritt.

La trahison était tellement caractérisée, en somme, que Mrs.
Branican dut se rendre.

«Mais pourquoi m'avoir trompée? se demandait-elle. Qu'ai-je fait à Len Burker?… N'avais-je pas oublié le passé?… Ne les ai-je point accueillis comme mes parents, sa malheureuse femme et lui?… Et il nous abandonne, il nous laisse sans ressources, et il me vole le prix de la liberté de John!… Mais pourquoi?»

Personne ne connaissait le secret de Len Burker, et personne n'aurait pu répondre à Mrs. Branican. Seule, Jane eût été à même de révéler ce qu'elle savait des abominables projets de son mari, et Jane n'était plus là. Il n'était que trop vrai, cependant, Len Burker venait de mettre à exécution un plan préparé de longue main, un plan qui semblait avoir toutes les chances de réussite. Sous la promesse d'être bien payés, les noirs de l'escorte s'étaient facilement prêtés à ses vues. Au plus fort de la tourmente, tandis que deux des indigènes entraînaient Jane, sans qu'il eût été possible d'entendre ses cris, les autres avaient poussé vers le nord les chameaux dispersés autour du campement.

Personne ne les avait aperçus au milieu d'une obscurité profonde, épaissie par les tourbillons de poussière, et, avant le jour, Len Burker et ses complices étaient déjà à quelques milles dans l'est de Joanna-Spring.

Jane étant séparée de Dolly, son mari n'avait plus à craindre que, pressée par ses remords, elle en vint à trahir le secret de la naissance de Godfrey. D'ailleurs, dépourvus de vivres et de moyens de transport, il avait tout lieu de croire que Mrs. Branican et ses compagnons périraient au milieu des solitudes de Great-Sandy- Desert.

En effet, à Joanna-Spring, la caravane ne se trouvait guère à moins de trois cents milles de la Fitz-Roy. Au cours de ce long trajet, comment Tom Marix pourvoirait-il aux besoins du personnel, si réduit qu'il fût à présent?

L'Okaover-creek est un des principaux affluents du fleuve Grey, lequel va se jeter par un des estuaires de la Terre de Witt dans l'océan Indien.

Sur les bords de cette rivière, que les chaleurs excessives ne tarissent jamais, Tom Marix retrouva les mêmes ombrages, les mêmes sites, dont le colonel Warburton fait l'éloge avec une explosion de joie si intense.

De la verdure, des eaux courantes, après les interminables plaines sablonneuses de dunes et de spinifex, quel heureux changement! Mais, si le colonel Warburton, arrivé à ce point, était presque assuré d'atteindre son but, puisqu'il n'avait plus qu'à redescendre le creek jusqu'aux établissements de Rockbonne sur le littoral, il n'en était pas ainsi de Mrs. Branican. La situation, au contraire, allait s'empirer en traversant les arides régions qui séparent l'Okaover de la rivière Fitz-Roy.

La caravane ne se composait plus que de vingt-deux personnes sur quarante-trois qu'elle comptait au départ de la station d'Alice- Spring: Dolly et la femme indigène Harriett, Zach Fren, Tom Marix, Godfrey, Jos Meritt, Gîn-Ghi, et avec eux les quinze blancs de l'escorte, dont deux étaient gravement malades. Pour montures, quatre chameaux seulement, les autres ayant été emmenés par Len Burker, y compris le mâle qui leur servait de guide et celui qui portait la kibitka. La bête, dont Jos Meritt appréciait fort les qualités, avait également disparu — ce qui obligerait l'Anglais à voyager à pied comme son domestique. En fait de vivres, il ne restait qu'un très petit nombre de boîtes de conserves, retrouvées dans une caisse qu'une des chamelles avait laissé choir. Plus de farine, ni de café, ni de thé, ni de sucre, ni de sel; plus de boissons alcooliques; plus rien de la pharmacie de voyage! Et comment Dolly pourrait-elle soigner les deux hommes dévorés par la fièvre? C'était le dénuement absolu, au milieu d'une contrée qui n'offrait aucune ressource.

Aux premières lueurs de l'aube, Mrs. Branican rassembla son personnel. Cette vaillante femme n'avait rien perdu de son énergie, vraiment surhumaine, et, par ses paroles encourageantes, elle parvint à ranimer ses compagnons. Ce qu'elle leur fit voir, c'était le but si près d'être atteint.

Le voyage fut repris et dans des conditions tellement pénibles que le plus confiant des hommes n'aurait pu espérer de le mener à bonne fin. Des quatre chameaux qui restaient, deux avaient dû être réservés aux malades qu'on ne pouvait abandonner à Joanna-Spring, une de ces stations inhabitées comme le colonel Warburton en signale plusieurs sur son itinéraire. Mais ces pauvres gens auraient-ils la force de supporter le transport jusqu'à la Fitz- Roy, d'où il serait peut-être possible de les expédier à quelque établissement de la côte?… C'était douteux, et le coeur de Mrs. Branican se brisait à l'idée que deux nouvelles victimes s'ajouteraient à celles que comptait déjà la catastrophe du Franklin

Et pourtant Dolly ne renoncerait pas à ses projets! Non! elle ne suspendrait pas ses recherches! Rien ne l'arrêterait dans l'accomplissement de son devoir — dût-elle rester seule!

En quittant la rive droite de l'Okaover-creek, dont le lit avait été passé à gué un mille en amont de Joanna-Spring, la caravane se dirigea au nord-nord-est. À prendre cette direction, Tom Marix espérait rejoindre la Fitz-Roy, au point le plus rapproché de la courbe irrégulière qu'elle trace, avant de s'infléchir vers le Golfe du Roi.

La chaleur était plus supportable. Il avait fallu les plus vives instances — presque des injonctions — de la part de Tom Marix et de Zach Fren, pour que Dolly acceptât un des chameaux comme bête de selle. Godfrey et Zach Fren ne cessaient de marcher d'un bon pas. Pareillement Jos Meritt, dont les longues jambes avaient la rigidité d'une paire d'échasses. Et, lorsque Mrs. Branican lui offrait de prendre sa monture, il déclinait l'offre, disant:

«Bien!… Oh!… Très bien! Un Anglais est un Anglais, mistress, mais un Chinois n'est qu'un Chinois, et je ne vois aucun inconvénient à ce que vous fassiez cette proposition à Gîn-Ghi… Seulement, je lui défends d'accepter.»

Aussi Gîn-Ghi allait-il à pied, non sans récriminer en songeant aux lointaines délices de Sou-Tchéou, la cité des bateaux-fleurs, la ville adorée des Célestes.

Le quatrième chameau servait soit à Tom Marix, soit à Godfrey, quand il s'agissait de se porter en avant. La provision d'eau, puisée à l'Okaover-creek, ne tarderait pas à être consommée, et c'est alors que la question des puits redeviendrait des plus graves.

En quittant les rives du creek, on chemina vers le nord sur une plaine légèrement ondulée, à peine sillonnée de dunes sablonneuses, qui s'étendait jusqu'aux extrêmes limites de l'horizon. Les touffes de spinifex y formaient des bouquets plus serrés, et divers arbrisseaux, jaunis par l'automne, donnaient à la région un aspect moins monotone. Peut-être une chance favorable permettrait-elle d'y rencontrer un peu de gibier. Tom Marix, Godfrey, Zach Fren, qui ne se séparaient jamais de leurs armes, avaient heureusement conservé fusils et revolvers, et ils sauraient en faire bon emploi, le cas échéant. Il est vrai, les munitions, fort restreintes, ne devaient être employées qu'avec ménagement.

On alla ainsi plusieurs jours, une étape le matin, une étape le soir. Le lit des creeks qui sillonnaient ce territoire, n'était semé que de cailloux calcinés entre les herbes décolorées par la sécheresse. Le sable ne décelait pas la moindre trace d'humidité. Il était donc nécessaire de découvrir des puits, d'en découvrir un par vingt-quatre heures, puisque Tom Marix n'avait plus de tonnelets à sa disposition.

Aussi Godfrey se lançait-il à droite ou à gauche de l'itinéraire, dès qu'il se croyait sur une piste.

«Mon enfant, lui recommandait Mrs. Branican, ne fais pas d'imprudence!… Ne t'expose pas…

— Ne pas m'exposer, quand il s'agit de vous, mistress Dolly, de vous et du capitaine John!» répondait Godfrey.

Grâce à son dévouement, grâce aussi à une sorte d'instinct qui le guidait, divers puits furent découverts, en s'écartant parfois de plusieurs milles dans le nord ou dans le sud.

Donc, si les souffrances de la soif ne furent pas absolument épargnées, du moins ne furent-elles pas excessives sur cette portion de la Terre de Tasman, comprise entre l'Okaover-creek et la Fitz-Roy river. Maintenant, ce qui mettait le comble aux fatigues, c'était l'insuffisance des moyens de transport, le rationnement de la nourriture, réduite à de faibles restes de conserves, le manque de thé et de café, la privation de tabac, si pénible aux gens de l'escorte, l'impossibilité d'additionner une eau à demi saumâtre de la moindre goutte d'alcool. Après deux heures de marche, les plus énergiques tombaient de lassitude, d'épuisement, de misère.

Et puis, les bêtes trouvaient à peine de quoi manger au milieu de cette brousse, qui ne leur donnait ni une tige ni une feuille comestible. Plus de ces acacias nains, dont la résine, assez nutritive, est recherchée des indigènes aux époques de disette. Rien que les épines des maigres mimosas, mélangées aux touffes de spinifex. Les chameaux, la tête allongée, les reins ployants, traînaient les pieds, tombaient sur les genoux, et ce n'était pas sans grands efforts que l'on parvenait à les remettre debout.

Le 25, dans l'après-midi, Tom Marix, Godfrey et Zach Fren parvinrent à se procurer un peu de nourriture fraîche. Il y avait eu un passage de pigeons, d'allure sauvage, qui voletaient en troupes. Très fuyards, très rapides à s'échapper des touffes de mimosas, ils ne se laissaient pas approcher aisément. Toutefois, on finit par en abattre un certain nombre. Ils n'eussent pas été excellents — et ils l'étaient en réalité — que de malheureux affamés les auraient appréciés comme un gibier des plus savoureux. On se contentait de les faire griller devant un feu de racines sèches, et, pendant deux jours, Tom Marix put économiser les conserves.

Mais ce qui suffisait à nourrir les hommes ne suffisait pas à nourrir les animaux. Aussi, dans la matinée du 26, l'un des chameaux qui servait au transport des malades tomba-t-il lourdement sur le sol. Il fallut l'abandonner sur place, car il n'aurait pu se remettre en marche.

À Tom Marix revint la tâche de l'achever d'une balle dans la tête. Puis, ne voulant rien perdre de cette chair, qui représentait plusieurs jours de nourriture, bien que la bête fût extrêmement amaigrie par les privations, il s'occupa de la dépecer, suivant la méthode australienne.

Tom Marix n'ignorait pas que le chameau peut être utilisé dans son entier et servir à l'alimentation. Avec les os et une partie de la peau qu'il fit bouillir dans l'unique récipient qui lui restait, il obtint un bouillon, qui fut bien reçu de ces estomacs affamés. Quant à la cervelle, à la langue, aux joues de l'animal, ces morceaux, convenablement préparés, fournirent une nourriture plus solide. De même, la chair, coupée en lanières minces, et rapidement séchée au soleil, fut conservée, ainsi que les pieds, qui forment la meilleure partie de la bête. Ce qui était très regrettable, c'est que le sel faisait défaut, car cette chair salée se fût conservée plus facilement.

Le voyage se continuait dans ces conditions, à raison de quelques milles par jour. Par malheur, l'état des malades ne s'améliorait pas, faute de remèdes, sinon faute de soins. Tous n'arriveraient pas à ce but auquel tendaient les efforts de Mrs. Branican, à cette rivière Fitz-Roy, où les misères seraient peut-être atténuées dans une certaine mesure!

Et en effet, le 28 mars, puis le lendemain 29, les deux blancs succombèrent aux suites d'un épuisement trop prolongé. C'étaient des hommes originaires d'Adélaïde, l'un ayant à peine vingt-cinq ans, l'autre plus âgé d'une quinzaine d'années, et la mort vint les frapper l'un et l'autre sur cette route du désert australien.

Pauvres gens! c'étaient les premiers qui périssaient à la tâche, et leurs compagnons en furent très péniblement affectés. N'était- ce pas le sort qui les attendait tous, depuis la trahison de Len Burker, maintenant abandonnés au milieu de ces régions où les animaux eux-mêmes ne trouvent pas à vivre?

Et qu'aurait pu répondre Zach Fren, lorsque Tom Marix lui dit:

«Deux hommes morts pour en sauver un, sans compter ceux qui succomberont encore!…»

Mrs. Branican donna libre cours à sa douleur, à laquelle chacun prit part. Elle pria pour ces deux victimes, et leur tombe fut marquée d'une petite croix que les ardeurs du climat allaient bientôt faire tomber en poussière.

La caravane se remit en route.

Des trois chameaux qui restaient, les hommes les plus fatigués durent se servir à tour de rôle, afin de ne pas retarder leurs compagnons, et Mrs. Branican refusa d'affecter une de ces bêtes à son service. Pendant les haltes, ces animaux étaient employés à la recherche des puits, tantôt par Godfrey, tantôt par Tom Marix, car on ne rencontrait pas un seul indigène près duquel il eût été possible de se renseigner. Cela semblait indiquer que les tribus s'étaient reportées vers le nord-est de la Terre de Tasman. Dans ce cas, il faudrait suivre la trace des Indas jusqu'au fond de la vallée de la FitzRoy — circonstance très fâcheuse, puisque ce serait accroître le voyage de plusieurs centaines de milles.

Dès le commencement d'avril, Tom Marix reconnut que la provision de conserves touchait à sa fin. Il y avait donc nécessité de sacrifier un des trois chameaux. Quelques jours de nourriture assurés, cela permettrait sans doute d'atteindre la Fitz-Roy river, dont la caravane ne devait plus être éloignée que d'une quinzaine d'étapes.

Ce sacrifice étant indispensable, il fallut s'y résigner. On choisit la bête qui paraissait le moins en état de faire son service. Elle fut abattue, dépecée, réduite en lanières qui, séchées au soleil, possédaient des qualités assez nutritives, après qu'elles avaient subi une longue cuisson. Quant aux autres portions de l'animal, sans oublier le coeur et le foie, elles furent soigneusement mises en réserve.

Entre temps, Godfrey parvint à tuer plusieurs couples de pigeons - - faible contingent, il est vrai, lorsqu'il s'agissait de pourvoir à l'alimentation de vingt personnes. Tom Marix reconnut aussi que les touffes d'acacias commençaient à reparaître sur la plaine, et il fut possible d'employer comme nourriture leurs graines préalablement grillées sur le feu.

Oui! il était temps d'atteindre la vallée de la Fitz-Roy, d'y trouver les ressources qu'on eût vainement demandées à cette contrée maudite. Un retard de quelques jours, et la plupart de ces pauvres gens n'auraient pas la force d'y arriver.

À la date du 5 avril, il ne restait plus rien des conserves, rien de la viande fournie par le dépeçage des chameaux. Une poignée de graines d'acacias, voilà à quoi Mrs. Branican et ses compagnons étaient réduits.

En effet, Tom Marix hésitait à sacrifier les deux dernières bêtes qui avaient survécu. En songeant au chemin qu'il fallait encore parcourir, il ne pouvait s'y résoudre. Il dut en venir là, pourtant, et dès le soir même, car personne n'avait mangé depuis quinze heures.

Mais au moment de la halte, un des hommes accourut en criant:

«Tom Marix… Tom Marix… les deux chameaux viennent de tomber.

— Essayez de les relever…

— C'est impossible.

— Alors qu'on les tue sans attendre…

— Les tuer?… répondit l'homme. Mais ils vont mourir, s'ils ne sont morts déjà!

— Morts!» s'écria Tom Marix.

Et il ne put retenir un geste de désespoir, car, une fois morts, la chair de ces animaux ne serait plus mangeable. Suivi de Mrs. Branican, de Zach Fren, de Godfrey et de Jos Meritt, Tom Marix se rendit à l'endroit où les deux bêtes venaient de s'abattre. Là, couchées sur le sol, elles s'agitaient convulsivement, l'écume à la bouche, les membres contractés, la poitrine haletante. Elles allaient mourir, et non de mort naturelle.

«Que leur est-il donc arrivé? demanda Dolly. Ce n'est pas la fatigue… ce n'est pas l'épuisement…

— Non, répondit Tom Marix, je crains que ce ne soit l'effet de quelque herbe malfaisante!

— Bien!… Oh!… Très bien! Je sais ce que c'est! répondit Jos
Meritt. J'ai déjà vu cela dans les provinces de l'est… dans le
Queensland! Ces chameaux ont été empoisonnés…

— Empoisonnés?… répéta Dolly.

— Oui, dit Tom Marix, c'est le poison!

— Eh bien, reprit Jos Meritt, puisque nous n'avons plus d'autres ressources, il n'y a plus qu'à prendre exemple sur les cannibales… à moins de mourir de faim!… Que voulez-vous?… Chaque pays a ses usages, et le mieux est de s'y conformer!»

Le gentleman disait ces choses avec un tel accent d'ironie que, les yeux agrandis par le jeûne, plus maigre qu'il ne l'avait jamais été, il faisait peur à voir.

Ainsi donc les deux chameaux venaient de mourir empoisonnés. Et cet empoisonnement — Jos Meritt ne se trompait pas — était dû à une espèce d'ortie vénéneuse, assez rare pourtant dans ces plaines du nord-ouest: c'est la «moroïdes laportea» qui produit une sorte de framboise et dont les feuilles sont garnies de piquants acérés. Rien que leur contact provoque des douleurs très vives et très durables. Quant au fruit, il est mortel, si on ne le combat avec le jus du «colocasia macrorhiza», autre plante qui pousse le plus souvent sur les mêmes terrains que l'ortie vénéneuse.

L'instinct, qui empêche les animaux de toucher aux substances nuisibles, avait été vaincu cette fois, et les pauvres bêtes, n'ayant pu résister au besoin de dévorer ces orties, venaient de succomber dans d'horribles souffrances.

Comment se passèrent les deux jours suivants, ni Mrs. Branican ni aucun de ses compagnons n'en ont gardé le souvenir. Il avait fallu abandonner les deux animaux morts, car, une heure après, ils étaient en état de complète décomposition, tant est rapide l'effet de ce poison végétal. Puis, la caravane, se traînant dans la direction de la Fitz-Roy, cherchait à découvrir les mouvements de terrains qui encadrent la vallée… Pourraient-ils l'atteindre tous?… Non, et quelques-uns demandaient déjà qu'on les tuât sur place, afin de leur épargner une plus effroyable agonie…

Mrs. Branican allait de l'un à l'autre… Elle essayait de les ranimer… Elle les suppliait de faire un dernier effort… Le but n'était plus éloigné… Quelques marches, les dernières… était le salut… Mais qu'aurait-elle pu obtenir là-bas de ces infortunés!

Le 8 avril au soir, personne n'eut la force d'établir le campement. Les malheureux rampaient au pied des spinifex pour en mâcher les feuilles poussiéreuses. Ils ne pouvaient plus parler… ils ne pouvaient plus aller au delà… Tous tombèrent à cette dernière halte.

Mrs. Branican résistait encore. Agenouillé près d'elle, Godfrey l'enveloppait d'un suprême regard… Il l'appelait «mère!… mère!…» comme un enfant qui supplie celle dont il est né de ne pas le laisser mourir…

Et Dolly, debout au milieu de ses compagnons, parcourait l'horizon du regard, en criant:

«John!… John!…»

Comme si c'était du capitaine John qu'un dernier secours eût pu lui venir!

XIII

Chez les Indas

La tribu des Indas, composée de plusieurs centaines d'indigènes, hommes, femmes, enfants, occupait à cette époque les bords de la Fitz-Roy, à cent quarante milles environ de son embouchure. Ces indigènes revenaient des régions de la Terre de Tasman, arrosées par le haut cours de la rivière. Depuis quelques jours, les hasards de leur vie nomade les avaient précisément ramenés à vingt-cinq milles de cette partie du Great-Sandy-Desert, où la caravane venait d'achever sa dernière halte, après un enchaînement de misères qui dépassaient la limite des forces humaines.

C'était chez ces Indas que le capitaine John et son second Harry Felton avaient vécu pendant neuf années. À la faveur des événements qui vont suivre, il a été possible de reconstituer leur histoire durant cette longue période, en complétant le récit fait par Harry Felton à son lit de mort.

Entre ces deux années 1875 et 1881 — on ne l'a point oublié — l'équipage du Franklin avait eu pour refuge une île de l'océan Indien, l'île Browse, située à deux cent cinquante milles environ de York-Sund, le point le plus rapproché de ce littoral qui s'arrondit au nord-ouest du continent australien. Deux des matelots ayant péri pendant la tempête, les naufragés, au nombre de douze, avaient vécu six ans dans cette île, sans aucun moyen de pouvoir se rapatrier, lorsqu'une chaloupe en dérive vint atterrir sur la côte.

Le capitaine John, voulant employer cette chaloupe au salut commun, la fit mettre en état d'atteindre la terre australienne, et l'approvisionna pour une traversée de quelques semaines. Mais cette chaloupe ne pouvant contenir que sept passagers, le capitaine John et Harry Felton s'y embarquèrent avec cinq de leurs compagnons, laissant les cinq autres sur l'île Browse, où ils devaient attendre qu'un navire leur fût expédié. On sait comment ces infortunés succombèrent avant d'avoir été recueillis, et dans quelles conditions le capitaine Ellis retrouva leurs restes, lors de la deuxième campagne du Dolly-Hope en 1883.

Après une traversée périlleuse au milieu de ces détestables parages de l'océan Indien, la chaloupe accosta le continent à la hauteur du cap Lévêque, et parvint à pénétrer dans le golfe même où se jette la rivière Fitz-Roy. Mais la mauvaise fortune voulut que le capitaine John fut attaqué par les indigènes — attaque pendant laquelle quatre de ses hommes furent tués en se défendant.

Ces indigènes, appartenant à la tribu des Indas, entraînèrent vers l'intérieur le capitaine John, le second Harry Felton et le dernier matelot échappé au massacre. Ce matelot, qui avait été blessé, ne devait pas guérir de ses blessures. Quelques semaines plus tard, John Branican et Harry Felton étaient les seuls survivants de la catastrophe du Franklin.

Alors commença pour eux une existence qui, dans les premiers jours, fut sérieusement menacée. On l'a dit, ces Indas, ainsi que toutes les tribus errantes ou sédentaires de l'Australie septentrionale, sont farouches et sanguinaires. Les prisonniers qu'ils font dans leurs guerres incessantes de tribus à tribus, ils les tuent impitoyablement et les dévorent. Il n'existe pas de coutume plus profondément invétérée que le cannibalisme chez ces aborigènes, de véritables bêtes fauves.

Pourquoi le capitaine John et Harry Felton furent-ils épargnés?
Cela tint aux circonstances.

On n'ignore pas que, parmi les indigènes de l'intérieur et du littoral, l'état de guerre se perpétue de générations en générations. Les sédentaires s'attaquent de village à village, se détruisent et se repaissent des prisonniers qu'ils ont faits. Mêmes coutumes chez les nomades: ils se poursuivent de campement en campement, et la victoire finit toujours par d'épouvantables scènes d'anthropophagie. Ces massacres amèneront inévitablement la destruction de la race australienne, et aussi sûrement que les procédés anglo-saxons, bien qu'en certaines circonstances, ces procédés aient été d'une barbarie inavouable. Comment qualifier autrement de pareils actes — les noirs, chassés par les blancs comme un gibier, avec toutes les émotions raffinées que peut procurer ce genre de sport; les incendies propagés largement, afin que les habitants ne soient pas plus épargnés que les «gunyos» d'écorce, qui leur servent de demeures? Les conquérants ont même été jusqu'à se servir de l'empoisonnement en masse par la strychnine, ce qui permettait d'obtenir une destruction plus rapide. Aussi a-t-on pu citer cette phrase, échappée à la plume d'un colon australien:

«Tous les hommes que je rencontre sur mes pâturages, je les tue à coups de fusil, parce que ce sont des tueurs de bétail; toutes les femmes, parce qu'elles mettent au monde des tueurs de bétail, et tous les enfants, parce qu'ils deviendraient des tueurs de bétail!»

On comprend dès lors la haine que les Australiens ont vouée à leurs bourreaux — haine conservée par voie d'atavisme. Il est rare que les blancs qui tombent entre leurs mains ne soient pas massacrés sans merci. Pourquoi donc les naufragés du Franklin avaient-ils été épargnés par les Indas?

Très probablement, s'il ne fût mort peu de temps après avoir été fait prisonnier, le matelot aurait subi le sort commun. Mais le chef de la tribu, un indigène nommé Willi, ayant eu des relations avec les colons du littoral, les connaissait assez pour avoir remarqué que le capitaine John et Harry Felton étaient deux officiers, dont il aurait peut-être à tirer un double parti. En sa qualité de guerrier, Willi pourrait mettre leurs talents à profit dans ses luttes avec les tribus rivales; en sa qualité de négociant, qui s'entendait aux choses du négoce, il entrevoyait une lucrative affaire, c'est-à-dire une belle et bonne rançon, que lui vaudrait la délivrance des deux prisonniers. Ceux-ci eurent donc la vie sauve, mais durent se plier à cette existence des nomades qui leur fut d'autant plus pénible que les Indas les soumettaient à une surveillance incessante. Gardés à vue jour et nuit, ne pouvant s'éloigner des campements, ils avaient vainement tenté deux ou trois fois de s'évader, ce qui avait failli même leur coûter la vie.

Entre temps, lors de ces fréquentes rencontres de tribus à tribus, ils étaient mis en demeure d'intervenir au moins par leurs conseils — conseils réellement précieux, et dont Willi tira grand avantage, puisque la victoire lui fut désormais assurée… Grâce à ses succès, cette tribu était actuellement l'une des plus puissantes de celles qui fréquentent les divers territoires de l'Australie occidentale.

Ces populations du nord-ouest appartiennent vraisemblablement aux races mélangées des Australiens et des indigènes de la Papouasie. À l'exemple de leurs congénères, les Indas portent les cheveux longs et bouclés; leur teint est moins foncé que celui des indigènes des provinces méridionales, qui semblent former une race plus vigoureuse; leur taille, de proportion plus modeste, se tient dans la moyenne d'un mètre trente. Les hommes sont physiquement mieux constitués que les femmes; si leur front est un peu fuyant, il domine des arcades sourcilières assez proéminentes — ce qui est signe d'intelligence, à en croire les ethnologistes; leurs yeux, dont l'iris est foncé, ont la pupille enflammée d'un feu ardent; leurs cheveux, de couleur très brune, ne sont pas crépus comme ceux des nègres africains; toutefois leur crâne est peu volumineux, et la nature n'y a pas généreusement prodigué la matière cérébrale. On les appelle des «noirs», bien qu'ils ne soient point d'un noir de Nubiens: ils sont «chocolatés», s'il est permis de fabriquer ce mot, qui donne exactement la nuance de leur coloration générale.

Le nègre australien est doué d'un odorat extraordinaire, qui rivalise avec celui des meilleurs chiens de chasse. Il reconnaît les traces d'un être humain ou d'un animal rien qu'en humant le sol, en flairant les herbes et les broussailles. Son nerf auditif est également d'une extrême sensibilité, et il peut percevoir, paraît-il, le bruit des fourmis qui travaillent au fond d'une fourmilière. Quant à ranger ces indigènes dans l'ordre des grimpeurs, cette classification ne manquerait pas de justesse, car il n'est pas de gommier si haut et si lisse, dont ils ne puissent atteindre la cime en se servant d'un roseau de rotang flexible auquel ils donnent le nom de «kâmin» et grâce à la conformation légèrement préhensile de leurs orteils.

Ainsi que cela a été noté déjà à propos des indigènes de la Finke- river, la femme australienne vieillit vite et n'atteint guère la quarantaine, que les hommes dépassent communément d'une dizaine d'années en certaine partie du Queensland. Ces malheureuses créatures ont pour fonction d'accomplir les plus rudes travaux du ménage; ce sont des esclaves, courbées sous le joug de maîtres d'une impitoyable dureté, contraintes de porter les fardeaux, les ustensiles, les armes, de chercher les racines comestibles, les lézards, les vers, les serpents, qui servent à la subsistance de la tribu. Mais, s'il en est reparlé ici, c'est pour dire qu'elles soignent avec affection leurs enfants, dont les pères se soucient médiocrement, car un enfant est une charge pour sa mère, qui ne peut plus s'adonner exclusivement aux soins de cette existence nomade, dont la responsabilité repose sur elle. Aussi, chez certaines peuplades, a-t-on vu les nègres obliger leurs femmes à se couper les seins, afin de se mettre dans l'impossibilité de nourrir. Et, cependant — coutume horrible et qui semble en désaccord avec cette précaution prise pour en diminuer le nombre - - ces petits êtres, en temps de disette, sont mangés dans diverses tribus indigènes, où le cannibalisme est encore porté aux derniers excès.

C'est que, chez ces nègres australiens — à peine dignes d'appartenir à l'humanité — la vie est concentrée sur un acte unique. «Ammeri!… Ammeri!» ce mot revient incessamment dans la langue indigène, et il signifie: faim. Le geste le plus fréquent de ces sauvages consiste à se frapper le ventre, car leur ventre n'est que trop souvent vide.

Dans ces pays sans gibier et sans culture, on mange à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, lorsque l'occasion se présente, avec cette préoccupation constante d'un jeûne prochain et prolongé. Et, en effet, de quoi peuvent se nourrir ces indigènes — les plus misérables indubitablement de tous ceux que la nature a dispersés à la surface des continents? D'une sorte de grossière galette, nommée «damper», faite d'un peu de blé sans levain, cuite non pas au four, mais sous des cendres brûlantes — du miel, qu'ils récoltent parfois, à la condition d'abattre l'arbre au sommet duquel les abeilles ont établi leur ruche — de ce «kadjerah», espèce de bouillie blanche, obtenue par l'écrasement des fruits du palmier vénéneux, dont le poison a été extrait à la suite d'une délicate manipulation — de ces oeufs de poules de jungle, enfouis dans le sol et que la chaleur fait éclore artificiellement — de ces pigeons particuliers à l'Australie, qui suspendent leurs nids à l'extrémité des branches d'arbres. Enfin, ils utilisent encore certaines sortes de larves coléoptères, les unes recueillies entre la ramure des acacias, les autres déterrées au milieu des pourritures ligneuses, qui encombrent le dessous des fourrés… Et, c'est tout.

Voilà pourquoi, dans cette lutte de chaque heure pour l'existence, le cannibalisme s'explique avec toutes ses horribles monstruosités. Ce n'est pas même l'indice d'une férocité innée, ce sont les conséquences d'un besoin impérieux que la nature pousse le noir australien à satisfaire, car il meurt de faim. Aussi, dans ces conditions, que se passe-t-il?

Sur le cours inférieur du Murray et chez les peuples de la région du nord, la coutume est de tuer les enfants pour s'en repaître, et même on coupe aux mères une phalange du doigt à chaque enfant qu'elle est contrainte de livrer à ces festins d'anthropophages. Détail épouvantable: lorsqu'elle n'a plus rien à manger, la mère va jusqu'à dévorer le petit être sorti de ses entrailles, et des voyageurs ont entendu ces malheureuses parler de cette abomination comme de l'acte le plus simple!

Toutefois, ce n'est pas uniquement la faim qui pousse les Australiens au cannibalisme: ils ont un goût très prononcé pour la chair humaine — cette chair qu'ils appellent «talgoro», «la viande qui parle», suivant une de leurs expressions d'un effrayant réalisme. S'ils ne s'abandonnent pas à ce désir entre gens de la même tribu, ils n'en font pas moins la chasse à l'homme. Grâce à ces guerres incessantes, ces expéditions n'ont d'autre but que de se procurer le talgoro, aussi bien celui que l'on mange fraîchement tué que celui qui est mis en réserve. Et, voici ce qu'affirme le docteur Carl Lumholtz: pendant son audacieux voyage à travers les provinces du nord-est, les noirs de son escorte ne cessaient de traiter cette question de nourriture, disant: «Pour les Australiens, rien ne vaut la chair humaine.» Et encore faut-il que ce ne soit pas la chair des blancs, car ils lui trouvent un arrière-goût de sel fort désagréable.

Il y a d'ailleurs un autre motif qui prédispose ces tribus à s'entre-détruire. Les Australiens sont extraordinairement crédules. Ils s'effraient de la voix du «kvin'gan'», du mauvais esprit, qui court les campagnes et fréquente les gorges des contrées montagneuses, bien que cette voix ne soit que le chant mélancolique d'un charmant oiseau, l'un des plus curieux de l'ornithologie australienne. Cependant, s'ils admettent l'existence d'un être supérieur et méchant, d'après les voyageurs les plus autorisés, jamais un indigène ne fait une prière et nulle part on ne trouve des vestiges de pratiques religieuses.

En réalité, ils sont très superstitieux, et, comme ils ont cette ferme croyance que leurs ennemis peuvent les faire périr par sortilèges, ils se hâtent de les tuer — ce qui, joint aux habitudes de cannibalisme, soumet ces contrées à un régime de destruction sans limites.

On notera, en passant, que les Australiens ont le respect des morts. Ils ne les mettent point en contact avec la terre; ils entourent les corps de bandelettes de feuillage ou d'écorce, et les déposent dans des fosses peu profondes, les pieds tournés vers le levant, à moins qu'ils ne les enterrent debout, ainsi que cela se pratique chez certaines tribus. La tombe d'un chef est alors recouverte d'une hutte, dont l'entrée est orientée vers l'est. Il faut aussi ajouter que, parmi les moins sauvages, on relève cette croyance bizarre: c'est que les morts doivent renaître sous la forme d'hommes blancs, et, suivant l'observation de Carl Lumholtz, la langue du pays emploie le même mot pour désigner «l'esprit et l'homme de couleur blanche». Selon une autre superstition indigène, les animaux auraient été antérieurement des créatures humaines — ce qui est de la métempsycose à rebours.

Telles sont ces tribus du continent australien, destinées sans doute à disparaître un jour comme ont disparu les habitants de la Tasmanie. Tels étaient ces Indas, entre les mains desquels étaient tombés John Branican et Harry Felton.

Après la mort du matelot, John Branican et Harry Felton avaient dû suivre les Indas dans leurs pérégrinations continues au milieu des régions du centre et du nord-ouest. Tantôt attaquant les tribus hostiles, tantôt attaqués par elles, ils obtenaient une incontestable supériorité sur leurs ennemis, grâce à ces conseils de leurs prisonniers dont Willi tenait bon compte. Des centaines de milles furent franchis depuis le Golfe du Roi jusqu'au golfe de Van Diémen, entre la vallée de la Fitz-Roy river et la vallée de la Victoria, et jusqu'aux plaines de la Terre Alexandra. C'est ainsi que le capitaine John et son second traversèrent ces contrées inconnues des géographes, restées en blanc sur les cartes modernes, dans l'est de la Terre de Tasman, de la Terre d'Arnheim et des territoires du Great-Sandy-Desert.

Si ces interminables voyages leur paraissaient extrêmement pénibles, les Indas ne s'en préoccupaient même pas. Leur habitude est de vivre ainsi, sans souci des distances ni même du temps, dont ils ont à peine une notion exacte. En effet, sur tel événement qui ne doit s'accomplir que dans cinq ou six mois par exemple, l'indigène répond de très bonne foi qu'il arrivera dans deux, dans trois jours… ou la semaine prochaine. L'âge qu'il a, il l'ignore; l'heure qu'il est, il ne le sait pas davantage. Il semble que l'Australien soit d'une espèce spéciale dans l'échelle des êtres — comme le sont plusieurs animaux de son pays.

C'est à de telles moeurs que John Branican et Harry Felton furent contraints de se conformer. Ces fatigues, provoquées par des déplacements quotidiens, ils durent les subir. Cette nourriture, si insuffisante quelquefois, si répugnante toujours, ils durent s'en contenter. Et cela, sans parler des épouvantables scènes de cannibalisme dont ils ne purent jamais empêcher les horreurs, après ces batailles où les ennemis étaient tombés par centaines.

En se soumettant ainsi, l'intention bien arrêtée du capitaine John et de Harry Felton était d'endormir la vigilance de la tribu, afin de s'enfuir dès que l'occasion s'en présenterait. Et pourtant, ce qu'une évasion au milieu des déserts du nord-ouest présente de mauvaises chances, on l'a vu en ce qui concerne le second du Franklin. Mais les deux prisonniers étaient surveillés de si près que les occasions de fuir furent extrêmement rares, et c'est à peine si, dans le cours de neuf ans, John et son compagnon purent essayer de les mettre à profit. Une seule fois — c'était l'année même qui avait précédé l'expédition de Mrs. Branican en Australie — une seule fois, l'évasion aurait pu réussir. Voici dans quelles circonstances.

À la suite de combats avec des tribus de l'intérieur, les Indas occupaient alors un campement sur les bords du lac Amédée, au sud- ouest de la Terre Alexandra. Il était rare qu'ils se fussent aussi profondément engagés dans le centre du continent. Le capitaine John et Harry Felton, sachant qu'ils n'étaient qu'à trois cents milles de l'Overland-Telegraf-Line, crurent l'occasion favorable et résolurent d'en profiter. Après réflexion, il leur parut convenable de s'évader séparément, quitte à se rejoindre quelques milles au delà du campement. Après avoir déjoué la surveillance des indigènes, Harry Felton fut assez heureux pour gagner l'endroit où il devait attendre son compagnon. Par malheur, John venait d'être mandé près de Willi, qui réclamait ses soins à propos d'une blessure, reçue dans la dernière rencontre. John ne put donc s'éloigner, et Harry Felton l'attendit vainement pendant quelques jours… Alors, dans la pensée que s'il parvenait à gagner une des bourgades de l'intérieur ou du littoral, il pourrait organiser une expédition en vue de délivrer son capitaine, Harry Felton prit la direction du sud-est. Mais ce qu'il eut à supporter de fatigues, de privations, de misères, fut tel que, quatre mois après son départ, il vint tomber mourant sur le bord du Parru, dans le district d'Ulakarara de la Nouvelle- Galles du Sud. Ramené à l'hôpital de Sydney, il y avait langui pendant plusieurs semaines, puis il était mort, après avoir pu dire à Mrs. Branican tout ce qui concernait le capitaine John.

Terrible épreuve pour John de n'avoir plus son compagnon près de lui, et il fallait que son énergie morale fût à la hauteur de son énergie physique pour qu'il ne s'abandonnât pas au désespoir. À qui parlerait-il désormais de ce qui lui était si cher, de son pays, de San-Diégo, des êtres adorés qu'il avait laissés là-bas, de sa courageuse femme, de son fils Wat qui grandissait loin de lui et qu'il ne connaîtrait jamais peut-être, de M. William Andrew, de tous ses amis enfin?… Depuis neuf ans déjà, John était prisonnier des Indas, et combien d'années s'écouleraient, avant que la liberté lui fût rendue? Cependant, il ne perdit pas espoir, étant soutenu par cette pensée que s'il réussissait à gagner une des villes du littoral australien, Harry Felton ferait tout ce qu'il est humainement possible de faire pour délivrer son capitaine…

Pendant les premiers temps de sa captivité, John avait appris à parler la langue indigène, qui, par la logique de sa grammaire, la précision de ses termes, la délicatesse de ses expressions, semble témoigner que l'indigénat australien aurait joui autrefois d'une réelle civilisation. Aussi avait-il souvent entretenu Willi des avantages qu'il aurait à laisser ses prisonniers libres de retourner au Queensland ou dans l'Australie méridionale, d'où ils seraient en mesure de lui faire parvenir telle rançon qu'il exigerait. Mais, de nature très défiante, Willi n'avait rien voulu entendre à ce propos. Si la rançon arrivait, il rendrait la liberté au capitaine John et à son second. Quant à s'en rapporter à leurs promesses, jugeant probablement les autres d'après lui- même, jamais il n'avait voulu y consentir.

Il s'ensuit donc que l'évasion de Harry Felton, qui lui causa une violente irritation, rendit Willi plus sévère encore envers le capitaine John. On lui interdit d'aller et de venir pendant les haltes ou pendant les marches, et il dut subir la garde d'un indigène qui en répondait sur sa tête.

De longs mois s'écoulèrent sans que le prisonnier eût reçu aucune nouvelle de son compagnon. Et n'était-il pas fondé à croire que Harry Felton avait succombé en route? Si le fugitif eût réussi à gagner le Queensland ou la province d'Adélaïde, est-ce qu'il n'aurait pas déjà fait une tentative pour l'arracher aux mains des Indas?

Pendant le premier trimestre de l'année 1891 — c'est-à-dire au début de l'été australien — la tribu était revenue vers la vallée de la Fitz-Roy, où Willi passait habituellement la partie la plus chaude de la saison, et dans laquelle il trouvait les ressources nécessaires à sa tribu.

C'est là que les Indas se trouvaient encore dans les premiers jours d'avril, et leur campement occupait un coude de la rivière, à un endroit où venait se jeter un petit affluent, qui descendait des plaines du nord.

Depuis que la tribu était fixée en cet endroit, le capitaine John, n'ignorant pas qu'il devait être assez rapproché du littoral, avait songé à l'atteindre. S'il y parvenait, il ne lui serait peut-être pas impossible de se réfugier dans les établissements situés plus au sud, là où le colonel Warburton avait pu terminer son voyage.

John était décidé à tout risquer pour en finir avec cette odieuse existence, fût-ce par la mort.

Malheureusement, une modification, apportée aux projets des Indas, vint mettre à néant les espérances que le prisonnier avait pu concevoir. En effet, dans la seconde quinzaine d'avril, il fut manifeste que Willi se préparait à partir, afin de reporter son campement d'hiver sur le haut cours du fleuve.

Que s'était-il passé, et à quelles causes fallait-il attribuer ce changement des habitudes de la tribu?

Le capitaine John parvint à le savoir, mais ce ne fut pas sans peine: si la tribu cherchait à remonter le cours d'eau plus à l'est, c'est que la police noire venait d'être signalée sur le cours inférieur de la Fitz-Roy.

On n'a pas oublié ce que Tom Marix avait dit de cette police noire, qui, depuis les révélations fournies par Harry Felton sur le capitaine John, avait reçu ordre de se transporter sur les territoires du nord-ouest.

Cette police, très redoutée des indigènes, déploie un acharnement dont on ne peut se faire idée, quand elle a lieu de les poursuivre. Elle est commandée par un capitaine, appelé «mani», ayant sous ses ordres un sergent, une trentaine d'agents de race blanche et quatre-vingts agents de race noire, montés sur de bons chevaux, armés de fusils, de sabres et de pistolets. Cette institution, connue sous le nom de «native police», suffit à garantir la sécurité des habitants dans les régions qu'elle visite à diverses époques. Impitoyable dans les répressions qu'elle exerce sur les indigènes, si elle est blâmée par les uns au nom de l'humanité, elle est approuvée par les autres au nom de la sécurité publique. Le service qu'elle fait est très actif, et son personnel se transporte avec une rapidité incroyable d'un point du territoire à l'autre. Aussi les tribus nomades redoutent-elles de la rencontrer, et voilà pourquoi Willi, ayant appris qu'elle se trouvait dans le voisinage, se disposait à remonter le cours de la Fitz-Roy.

Mais ce qui était un danger pour les Indas, pouvait être le salut pour le capitaine John. S'il parvenait à rejoindre un détachement de cette police, c'était sa délivrance assurée, son rapatriement infaillible. Or, pendant la levée du campement, peut-être ne lui serait-il pas impossible de tromper la surveillance des indigènes?

Willi se douta-t-il des projets de son prisonnier, on pourrait le croire, puisque le matin du 20 avril, la porte de la hutte où John était enfermé ne s'ouvrit pas à l'heure habituelle. Un indigène était de garde près de cette hutte. Aux questions que John adressa, on ne fit aucune réponse. Lorsqu'il demanda à être conduit près de Willi, on refusa d'accéder à sa demande, et le chef ne vint même pas lui rendre visite.

Qu'était-il donc arrivé? Les Indas faisaient-ils en hâte leurs préparatifs pour quitter le campement? C'était probable, et John entendait les allées et venues tumultueuses autour de sa hutte, où Willi s'était contenté de lui envoyer quelques aliments.

Un jour entier s'écoula, puis un autre. Nul changement ne se produisit dans la situation. Le prisonnier était toujours étroitement surveillé. Mais, pendant la nuit du 22 au 23 avril, il put constater que les rumeurs du dehors avaient cessé, et il se demanda si les Indas ne venaient pas d'abandonner définitivement le campement de la Fitz-Roy river.

Le lendemain, dès l'aube, la porte de la hutte s'ouvrit brusquement.

Un homme — un blanc — parut devant le capitaine John. C'était
Len Burker.

XIV

Le jeu de Len Burker

Il y avait trente-deux jours — depuis la nuit du 22 au 23 mars — que Len Burker s'était séparé de Mrs. Branican et de ses compagnons. Ce simoun, si fatal à la caravane, lui avait fourni l'occasion d'exécuter ses projets. Entraînant Jane, et suivi des noirs de l'escorte, il avait poussé devant lui les chameaux valides et entre autres ceux qui portaient la rançon du capitaine John.

Len Burker se trouvait dans des conditions plus favorables que Dolly pour rejoindre les Indas dans la vallée arrosée par la Fitz- Roy. Déjà, pendant sa vie errante, il avait eu de fréquents rapports avec les Australiens nomades, dont il connaissait la langue et les habitudes. La rançon volée lui assurait bon accueil de Willi. Le capitaine John, une fois délivré, serait en son pouvoir, et, cette fois…

Après avoir abandonné la caravane, Len Burker s'était hâté de prendre la direction du nord-ouest, et au lever du jour, ses compagnons et lui étaient à une distance de plusieurs milles.

Jane voulut alors implorer son mari, le supplier de ne point abandonner Dolly et les siens au milieu de ce désert, lui rappeler que c'était un crime ajouté au crime commis à la naissance de Godfrey, le prier de racheter son abominable conduite en rendant cet enfant à sa mère, en joignant ses efforts à ceux qu'elle faisait pour retrouver le capitaine John…

Jane n'obtint rien. Ce fut en vain. Empêcher Len Burker de marcher à son but, cela n'était au pouvoir de personne. Encore quelques jours, et il l'aurait atteint. Dolly et Godfrey morts de privations et de misères, John Branican disparu, l'héritage d'Edward Starter passerait entre les mains de Jane, c'est-à-dire entre les siennes, et, de ces millions, il saurait faire bon usage!

Il n'y avait rien à attendre de ce misérable. Il imposa silence à sa femme, qui dut se courber sous ses menaces, sachant bien que, s'il n'avait eu besoin d'elle pour entrer en possession de la fortune de Dolly, il l'aurait abandonnée depuis longtemps, et peut-être pis encore. Quant à s'enfuir, à tenter de rejoindre la caravane, comment aurait-elle pu y songer? Seule, que serait-elle devenue? D'ailleurs, deux des noirs ne devaient pas la quitter d'un instant.

Il n'y a pas lieu d'insister sur les incidents qui marquèrent le voyage de Len Burker. Ni les bêtes de somme ni les vivres ne lui faisaient défaut. Dans ces conditions, il put fournir de longues étapes en se rapprochant de la Fitz-Roy, avec des gens habitués à cette existence et qui avaient été moins éprouvés que les blancs depuis le départ d'Adélaïde.

En dix-sept jours, à la date du 8 avril, Len Burker eut atteint la rive gauche de la rivière, précisément le jour où Mrs. Branican et ses compagnons tombaient à leur dernière halte.

En cet endroit, Len Burker fit la rencontre de quelques indigènes, et il obtint d'eux des renseignements sur la situation actuelle des Indas. Ayant appris que la tribu avait suivi la vallée plus à l'ouest, il résolut de la redescendre, afin de se mettre en rapport avec Willi.

Le cheminement n'offrait plus aucune difficulté. Pendant ce mois d'avril, dans la province de l'Australie septentrionale, le climat de ces régions est moins excessif, quelque bas qu'elle soit située en latitude. Il était évident que si la caravane de Mrs. Branican avait pu atteindre la Fitz-Roy, elle eût été au terme de ses misères. Quelques jours après, elle serait entrée en communication avec les Indas, car c'est à peine si quatre-vingt-cinq milles séparaient alors John et Dolly l'un de l'autre.

Lorsque Len Burker eut la certitude qu'il n'était plus qu'à deux ou trois journées de marche, il prit le parti de s'arrêter. Emmener Jane avec lui chez les Indas, la mettre en présence du capitaine John, courir le risque d'être dénoncé par elle, cela ne pouvait lui convenir. Par ses ordres, une halte fut organisée sur la rive gauche, et malgré ses supplications, c'est là que la malheureuse femme fut abandonnée à la garde des deux noirs.

Cela fait, Len Burker, suivi de ses compagnons, continua de se diriger vers l'ouest, avec les chameaux de selle et les deux bêtes chargées des objets d'échange.

Ce fut le 20 avril que Len Burker rencontra la tribu, alors que les Indas se montraient si inquiets du voisinage de la police noire, dont la présence avait été signalée à une dizaine de milles en aval. Déjà même Willi se préparait à quitter son campement, afin de chercher refuge dans les hautes régions de cette Terre d'Arnheim, qui appartient à la province de l'Australie septentrionale.

En ce moment, sur les injonctions de Willi, et dans le but de prévenir toute tentative d'évasion de sa part, John était enfermé dans une hutte. Aussi ne devait-il rien apprendre des négociations qui allaient s'établir préalablement entre Len Burker et le chef des Indas.

Ces négociations ne donnèrent lieu à aucune difficulté. Antérieurement, Len Burker avait été en rapport avec ces indigènes. Il connaissait leur chef, et n'eut qu'à traiter la question de rachat du capitaine John.

Willi se montra très disposé à rendre son prisonnier contre rançon. L'étalage que lui fit Len Burker des étoffes, des bimbeloteries, et surtout la provision de tabac qui lui était offerte, l'impressionnèrent favorablement. Toutefois, en négociant avisé, il fit valoir qu'il ne se séparerait pas sans regret d'un homme aussi important que le capitaine John qui depuis tant d'années vivait au milieu de la tribu et lui rendait de réels services, etc., etc. D'ailleurs, il savait que le capitaine était Américain, et n'ignorait même pas qu'une expédition avait été formée en vue d'opérer sa délivrance — ce que Len Burker confirma en disant qu'il était précisément le chef de cette expédition. Puis, lorsque celui-ci apprit que Willi s'inquiétait de la présence de la police noire sur le cours inférieur de la Fitz-Roy river, il profita de cette circonstance pour l'engager à traiter sans retard. En effet, dans son intérêt à lui, Burker, il importait que la délivrance du capitaine demeurât secrète, et, en éloignant les Indas, il y avait toute probabilité que ses agissements resteraient ignorés. La disparition définitive de John Branican ne pourrait jamais lui être imputée, si les gens de son escorte se taisaient à cet égard, et il saurait s'assurer leur silence.

Il suit de là que la rançon ayant été acceptée par Willi, ce
marché fut terminé dans la journée du 22 avril. Le soir même, les
Indas abandonnèrent leur campement et remontaient le cours de la
Fitz-Roy river.

Voilà ce qu'avait fait Len Burker, voilà comment il était arrivé à son but, et, maintenant, on va voir quel parti il allait tirer de cette situation.

C'était vers huit heures du matin, le 23, que la porte de la hutte s'était ouverte. John Branican venait de se trouver en présence de Len Burker.

Quinze ans s'étaient écoulés depuis le jour où le capitaine lui avait serré une dernière fois la main au départ du Franklin du port de San-Diégo. Il ne le reconnut pas, mais Len Burker fut frappé de ce que John eût si peu changé relativement. Vieilli, sans doute — il avait quarante-trois ans alors — mais moins qu'on aurait pu le croire après un si long séjour chez les indigènes, il avait toujours ses traits accentués, ce regard résolu dont le feu ne s'était point éteint, son épaisse chevelure, blanchie il est vrai. Resté solide et robuste, John, mieux que Harry Felton peut-être, eût supporté les fatigues d'une évasion à travers les déserts australiens — fatigues auxquelles son compagnon avait succombé.

En apercevant Len Burker, le capitaine John recula tout d'abord. C'était la première fois qu'il se trouvait en face d'un blanc depuis qu'il était prisonnier des Indas. C'était la première fois qu'un étranger allait lui adresser la parole.

«Qui êtes-vous? demanda-t-il.

— Un Américain de San-Diégo.

— De San-Diégo?…

— Je suis Len Burker…

— Vous!»

Le capitaine John s'élança vers Len Burker, il lui prit les mains, il l'entoura de ses bras… Quoi?… Cet homme était Len Burker… Non!… c'était impossible… Il n'y avait là qu'une apparence… John avait mal entendu… Il était sous l'influence d'une hallucination… Len Burker… le mari de Jane… Et, en ce moment, le capitaine John ne songeait guère à l'antipathie que Len Burker lui inspirait autrefois, à l'homme qu'il avait si justement suspecté!

«Len Burker! répéta-t-il.

— Moi-même, John.

— Ici… dans cette région!… Ah!… vous aussi, Len… vous avez été fait prisonnier…»

Comment John aurait-il pu s'expliquer autrement la présence de Len
Burker au campement des Indas?

«Non, se hâta de répondre Len Burker, non, John, et je ne suis venu que pour vous racheter au chef de cette tribu… pour vous délivrer…

— Me délivrer!»

Le capitaine John ne parvint à se dominer qu'au prix d'un violent effort. Il lui semblait qu'il allait devenir fou, que sa raison était sur le point de l'abandonner…

Enfin, lorsqu'il fut redevenu maître de lui, il eut la pensée de se jeter hors de la hutte… Il n'osa pas… Len Burker lui avait parlé de sa délivrance!… Mais était-il libre?… Et Willi!… Et les Indas?…

«Parlez, Len, parlez!» dit-il, après s'être croisé les bras, comme s'il eût voulu empêcher sa poitrine d'éclater.

Alors Len Burker, fidèle au plan qu'il avait formé de ne dire qu'une partie des choses et de s'attribuer tout le mérite de cette campagne, allait raconter les faits à sa façon, lorsque John, d'une voix étranglée par l'émotion, s'écria:

«Et Dolly?… Dolly?…

— Elle est vivante, John.

— Et Wat… mon enfant?…

— Vivants… tous deux… et tous deux… à San-Diégo.

— Ma femme… mon fils!…» murmura John, dont les yeux se noyèrent de larmes.

Puis il ajouta:

«Maintenant, parlez… Len… parlez!… J'ai la force de vous entendre!»

Et Len Burker, poussant l'effronterie jusqu'à le regarder en face, lui dit:

«John, il y a quelques années, lorsque personne ne pouvait plus mettre en doute la perte du Franklin, ma femme et moi nous dûmes quitter San-Diégo et l'Amérique. De graves intérêts m'appelaient en Australie, et je me rendis à Sydney, où j'avais fondé un comptoir. Depuis notre départ, Jane et Dolly ne cessèrent jamais de rester en correspondance, car vous savez quelle affection les unissait l'une à l'autre, affection que ni le temps ni la distance ne pouvaient affaiblir.

— Oui… je sais! répondit John. Dolly et Jane étaient deux amies, et la séparation a dû être cruelle!

— Très cruelle, John, reprit Len Burker, mais, après quelques années, le jour était arrivé où cette séparation allait prendre fin. Il y a onze mois environ, nous nous préparions à quitter l'Australie pour retourner à San-Diégo, lorsqu'une nouvelle inattendue suspendit nos projets de départ. On venait d'apprendre ce qu'était devenu le Franklin, en quels parages il s'était perdu, et, en même temps, le bruit se répandait que le seul survivant du naufrage était prisonnier d'une tribu australienne, que c'était vous, John…

— Mais comment a-t-on pu savoir, Len?… Est-ce que Harry
Felton?…

— Oui, cette nouvelle avait été rapportée par Harry Felton. Presque au terme de son voyage, votre compagnon avait été recueilli sur les bords du Parru, dans le sud du Queensland, et transporté à Sydney…

— Harry… mon brave Harry!… s'écria le capitaine John. Ah! je savais bien qu'il ne m'oublierait pas!… Dès qu'il a été rendu à Sydney, il a organisé une expédition…

— Il est mort, répondit Len Burker, mort des fatigues qu'il avait éprouvées!

— Mort!… répéta John. Mon Dieu… mort!… Harry Felton…
Harry!»

Et des larmes coulèrent de ses yeux.

«Mais, avant de mourir, reprit Len Burker, Harry Felton avait pu raconter les événements qui suivirent la catastrophe du Franklin, le naufrage sur les récifs de l'île Browse, dire comment vous aviez atteint l'ouest du continent… C'est à son chevet que moi… j'ai tout appris de sa bouche… tout!… Puis, ses yeux se sont fermés, John, tandis qu'il prononçait votre nom…

— Harry!… mon pauvre Harry!…» murmurait John, à la pensée de ces effroyables misères auxquelles avait succombé ce fidèle compagnon qu'il ne devait plus revoir.

«John, reprit Len Burker, la perte du Franklin, dont on était sans nouvelles depuis quatorze ans, avait eu un retentissement considérable. Vous jugez de l'effet qui se produisit, lorsque le bruit se répandit que vous étiez vivant… Harry Felton vous avait laissé, quelques mois auparavant, prisonnier d'une tribu du nord… Je fis immédiatement passer un télégramme à Dolly, en la prévenant que j'allais me mettre en route pour vous retirer des mains des Indas, car ce ne devait être qu'une question de rançon, d'après ce qu'avait dit Harry Felton. Puis, ayant organisé une caravane dont j'ai pris la direction, Jane et moi nous avons quitté Sydney. Voilà de cela sept mois… Il ne nous a pas fallu moins que ce temps pour atteindre la Fitz-Roy… Enfin, Dieu aidant, nous sommes arrivés au campement des Indas…

— Merci, Len, merci!… s'écria le capitaine John. Ce que vous avez fait pour moi…

— Vous l'auriez fait pour moi en pareilles circonstances, répondit Len Burker.

— Certes!… Et votre femme, Len, cette courageuse Jane, qui n'a pas craint de braver tant de fatigues, où est-elle?…

— À trois jours de marche en amont, avec deux de mes hommes, répondit Len Burker.

— Je vais donc la voir…

— Oui, John, et si elle n'est pas ici, c'est que je n'ai pas voulu qu'elle m'accompagnât, ne sachant trop quel accueil les indigènes feraient à notre petite caravane…

— Mais vous n'êtes pas venu seul? demanda le capitaine John.

— Non, j'ai là mon escorte, composée d'une douzaine de noirs. Il y a deux jours que je suis arrivé dans cette vallée…

— Deux jours?…

— Oui, et je les ai employés à conclure mon marché. Ce Willi tenait à vous, mon cher John… Il connaissait votre importance… ou plutôt votre valeur. Il a fallu longuement discuter pour obtenir qu'il vous rendît la liberté contre rançon…

— Alors je suis libre?…

— Aussi libre que je le suis moi-même.

— Mais les indigènes?…

— Ils sont partis avec leur chef, et il n'y a plus que nous au campement.

— Partis?… s'écria John.

— Voyez!»

Le capitaine John s'élança d'un bond hors de la hutte.

En ce moment, sur le bord de la rivière, il n'y avait que les noirs de l'escorte de Len Burker: les Indas n'étaient plus là.

On voit ce qu'il y avait de vrai et de mensonger dans le récit de Len Burker. De la folie de mistress Branican, il n'avait rien dit. De la fortune qui était échue à Dolly par la mort d'Edward Starter, il n'avait pas parlé. Rien, non plus, des tentatives faites par le Dolly-Hope à travers les parages de la mer des Philippines et le détroit de Torrès pendant les années 1879 et 1882. Rien de ce qui s'était passé entre Mrs. Branican et Harry Felton à son lit de mort. Rien enfin de l'expédition organisée par cette intrépide femme, maintenant abandonnée au milieu du Great- Sandy-Desert, et dont lui, l'indigne Burker, s'attribuait le mérite. C'était lui qui avait tout fait, c'était, lui qui, au risque de sa vie, avait délivré le capitaine John!

Et comment John aurait-il pu mettre en doute la véracité de ce récit? Comment n'aurait-il pas remercié avec effusion celui qui, après tant de périls, venait de l'arracher aux Indas, celui qui allait le rendre à sa femme et à son enfant?

C'est ce qu'il fit, et en termes qui auraient touché un être moins dénaturé. Mais le remords n'avait plus prise sur la conscience de Len Burker, et rien ne l'empêcherait d'aller jusqu'à l'accomplissement de ses criminels projets. Maintenant John Branican se hâterait de le suivre jusqu'au campement où Jane l'attendait… Pourquoi eût-il hésité?… Et, pendant ce trajet, Len Burker trouverait l'occasion de le faire disparaître, sans être soupçonné des noirs de son escorte, qui ne pourraient témoigner ultérieurement contre lui…

Le capitaine John étant impatient de partir, il fut convenu que le départ s'effectuerait le jour même. Son plus vif désir était de revoir Jane, l'amie dévouée de sa femme, de lui parler de Dolly et de leur enfant, de M. William Andrew, de tous ceux qu'il retrouverait à San-Diégo…

On se mit en route dans l'après-midi du 23 avril. Len Burker avait des vivres pour quelques jours. Pendant le voyage, la Fitz-Roy devait fournir l'eau nécessaire à la petite caravane. Les chameaux, qui servaient de montures à John et à Len Burker, leur permettraient au besoin de devancer leur escorte de quelques étapes. Cela faciliterait les desseins de Len Burker… Il ne fallait pas que le capitaine John arrivât au campement… et il n'y arriverait pas.

À huit heures du soir, Len Burker s'établit sur la rive gauche de la rivière pour y passer la nuit. Il était encore trop éloigné, pour mettre à exécution son projet de devancer l'escorte, au milieu de ces régions où quelques mauvaises rencontres étaient toujours à craindre.

Aussi, le lendemain, dès l'aube, reprit-il sa marche avec ses compagnons.

La journée suivante se partagea en deux étapes, qui ne furent interrompues que par une halte de deux heures. Il n'était pas toujours facile de suivre le cours de la Fitz-Roy, dont les berges étaient tantôt coupées de profondes entailles, tantôt barrées par des massifs inextricables de gommiers et d'eucalyptus, ce qui obligeait à faire de longs détours.

La journée avait été très dure, et, après leur repas, les noirs s'endormirent.

Quelques instants plus tard, le capitaine John était plongé dans un profond sommeil.

Il y avait peut-être là une occasion dont Len Burker aurait pu profiter, car il ne dormait pas, lui. Frapper John, traîner son cadavre à une vingtaine de pas, le précipiter dans la rivière, il semblait même que les circonstances se réunissaient pour faciliter la perpétration de ce crime. Puis, le lendemain, au moment du départ, on aurait vainement cherché le capitaine John…

Vers les deux heures du matin, Len Burker, se relevant sans bruit, rampa vers sa victime, un poignard à la main, et il allait le frapper, lorsque John se réveilla.

«J'avais cru vous entendre m'appeler? dit Len Burker.

— Non, mon cher Len, répondit John. Au moment où je me suis réveillé, je rêvais de ma chère Dolly et de notre enfant!»

À six heures, le capitaine John et Len Burker reprirent leur route le long de la Fitz-Roy.

Pendant la halte de midi, Len Burker, décidé à en finir puisqu'il devait arriver le soir même au campement, proposa à John de devancer leur escorte.

John accepta, car il lui tardait d'être près de Jane, de pouvoir lui parler plus intimement qu'il n'avait pu le faire avec Len Burker.

Tous deux allaient donc partir, lorsqu'un des noirs signala, à quelques centaines de pas, un blanc qui s'avançait, non sans prendre certaines précautions.

Un cri échappa à Len Burker…

Il avait reconnu Godfrey.

XV

Le dernier campement

Poussé par une sorte d'instinct, sans presque avoir conscience de ce qu'il faisait, le capitaine John venait de se précipiter au- devant du jeune garçon.

Len Burker était resté immobile, comme si ses pieds eussent été cloués au sol.

Godfrey en face de lui… Godfrey, le fils de Dolly et de John! Mais la caravane de Mrs. Branican n'avait donc pas succombé?… Elle était donc là… à quelques milles… à quelques centaines de pas… à moins que Godfrey fût le seul survivant de ceux que le misérable avait abandonnés?

Quoi qu'il en soit, cette rencontre si inattendue pouvait anéantir tout le plan de Len Burker. Si le jeune novice parlait, il dirait que Mrs. Branican était à la tête de cette expédition… Il dirait que Dolly avait affronté mille fatigues, mille dangers au milieu des déserts australiens pour porter secours à son mari… Il dirait qu'elle était là… qu'elle le suivait en remontant le cours de la Fitz-Roy…

Et cela était, en effet.

Le matin du 22 mars, après l'abandon de Len Burker, la petite caravane s'était remise en marche dans la direction du nord-ouest. Le 8 avril, on le sait, ces pauvres gens, épuisés par la faim, torturés par la soif, étaient tombés à demi morts.

Soutenue par une force supérieure, Mrs. Branican avait essayé de ranimer ses compagnons, les suppliant de se remettre en marche, de faire un dernier effort pour atteindre cette rivière où ils pourraient trouver quelques ressources… C'était comme si elle se fût adressée à des cadavres, et Godfrey lui-même avait perdu connaissance.

Mais l'âme de l'expédition survivait en Dolly, et Dolly fit ce que ses compagnons ne pouvaient plus faire. C'était vers le nord-ouest qu'ils se dirigeaient, c'était de ce côté que Tom Marix et Zach Fren avaient tendu leurs bras défaillants… Dolly s'élança dans cette direction.

À travers la plaine qui se développait à perte de vue vers le couchant, sans vivres, sans moyens de transport, qu'espérait cette énergique femme?… Son but était-il de gagner la Fitz-Roy, d'aller chercher assistance soit chez les blancs du littoral, soit chez les indigènes nomades?… Elle ne savait, mais elle fit ainsi quelques milles — une vingtaine en trois jours. Pourtant, ses forces la trahirent, elle tomba à son tour, et elle serait morte, si un secours ne lui fût arrivé — providentiellement, on peut le dire.

Vers cette époque, la police noire battait l'estrade sur la limite du Great-Sandy-Desert. Après avoir laissé une escouade près de la Fitz-Roy, son chef, le mani, était venu opérer une reconnaissance dans cette partie de la province avec une soixantaine d'hommes.

Ce fut lui qui rencontra Mrs. Branican. Dès qu'elle eut repris connaissance, elle put dire où étaient ses compagnons, et on la ramena vers eux. Le mani et ses hommes parvinrent à ranimer ces pauvres gens, dont pas un n'eût été retrouvé vivant vingt-quatre heures plus tard.

Tom Marix, qui avait autrefois connu le mani dans la province du Queensland, lui fit le récit de ce qui s'était passé depuis le départ d'Adélaïde. Cet officier n'ignorait pas dans quel but une caravane, dirigée par Mrs. Branican, était engagée à travers les lointaines régions du nord-ouest, et, puisque la Providence voulait qu'il pût la secourir, il lui offrit de se joindre à elle. Et, quand Tom Marix eut parlé des Indas, le mani répondit que cette tribu occupait en ce moment les bords de la Fitz-Roy, à moins de soixante milles.

Il n'y avait pas de temps à perdre, si l'on voulait déjouer les projets de Len Burker, que le mani avait déjà eu mission de poursuivre, lorsqu'il courait avec une bande de bushrangers la province du Queensland. Il n'était pas douteux que si Len Burker parvenait à délivrer le capitaine John, qui n'avait aucune raison de se défier de lui, il serait impossible de retrouver leurs traces?

Mrs. Branican pouvait compter sur le mani et sur ses hommes, qui partagèrent leurs vivres avec ses compagnons et leur prêtèrent leurs chevaux. La troupe partit le soir même, et dans l'après-midi du 21 avril, les hauteurs de la vallée se montraient à peu près sur la limite du dix-septième parallèle.

En cet endroit, le mani retrouva ceux de ses agents qui étaient restés en surveillance le long de la Fitz-Roy. Ils lui apprirent que les Indas étaient alors campés à une centaine de milles sur le cours supérieur de la rivière. Ce qui importait, c'était de les rejoindre au plus tôt, bien que Mrs. Branican n'eût plus rien des objets d'échange destinés à la rançon du capitaine. D'ailleurs, le mani, renforcé de toute sa brigade, aidé de Tom Marix, de Zach Fren, de Godfrey, de Jos Meritt et de leurs compagnons, n'hésiterait pas à employer la force pour arracher John aux Indas. Mais, lorsqu'on eut remonté la vallée jusqu'au campement des indigènes, ceux-ci l'avaient déjà abandonné. Le mani les suivit d'étape en étape, et c'est ainsi que, dans l'après-midi du 25 avril, Godfrey, qui s'était porté d'un demi-mille en avant, se trouva soudain en présence du capitaine John.

Cependant Len Burker était parvenu à se remettre, regardant Godfrey, sans prononcer un mot, attendant ce que le jeune novice allait faire, ce qu'il allait dire.

Godfrey ne l'avait pas même aperçu. Ses regards ne pouvaient se détacher du capitaine. Bien qu'il ne l'eût jamais vu, il connaissait ses traits d'après le portrait photographique que Mrs. Branican lui avait donné. Nul doute possible… Cet homme était le capitaine John.

De son côté, John regardait Godfrey avec une émotion non moins extraordinaire. Bien qu'il ne pût deviner quel était ce jeune garçon, il le dévorait des yeux… il lui tendait ses mains… il l'appelait d'une voix tremblante… oui! il l'appelait comme si c'eût été son fils.

Godfrey se précipita dans ses bras, en s'écriant:

«Capitaine John!

— Oui… moi… c'est moi! répondit le capitaine John. Mais… toi… mon enfant… qui es-tu?… D'où viens-tu?… Comment sais- tu mon nom?…»

Godfrey ne put répondre. Il était devenu effroyablement pâle en apercevant Len Burker, et, ne pouvant maîtriser l'horreur qu'il éprouvait à la vue de ce misérable:

«Len Burker!» s'écria-t-il.

Len Burker, après avoir réfléchi aux suites de cette rencontre, ne pouvait que s'en féliciter. N'était-ce pas le plus heureux des hasards, qui lui livrait à la fois Godfrey et John? N'était-ce pas une incroyable chance que d'avoir à sa merci le père et l'enfant? Aussi, s'étant retourné vers les noirs, leur fit-il signe de séparer Godfrey et John, de les saisir…

«Len Burker!… répéta Godfrey!

— Oui, mon enfant, répondit John, c'est Len Burker… celui qui m'a sauvé…

— Sauvé! s'écria Godfrey. Non, capitaine John, non, Len Burker ne vous a pas sauvé!… Il a voulu vous perdre, il nous a abandonnés, il a volé votre rançon à mistress Branican…»

À ce nom, John répondit par un cri, et, saisissant la main de
Godfrey:

«Dolly?… Dolly?… répétait-il.

— Oui… mistress Branican, capitaine John, votre femme… qui est près d'ici!…

— Dolly?… s'écria John.

— Ce garçon est fou!… dit Len Burker, en s'approchant de
Godfrey…

— Oui!… fou!… murmura le capitaine John. Le pauvre enfant est fou!

— Len Burker, reprit Godfrey, qui tremblait de colère, vous êtes un traître… vous êtes un assassin!… Et si cet assassin est ici, capitaine John, c'est qu'il veut se défaire de vous, après avoir abandonné mistress Branican et ses compagnons…

— Dolly!… Dolly!… s'écria le capitaine John. Non… Tu n'es pas un fou, mon enfant!… Je te crois… je te crois!… Viens!… viens!»

Len Burker et ses hommes se précipitèrent sur John et sur Godfrey, qui, prenant un revolver à sa ceinture, frappa un des noirs en pleine poitrine. Mais John et lui furent saisis, et les noirs les entraînèrent vers la rivière.

Heureusement, la détonation avait été entendue. Des cris lui répondirent à quelques centaines de pas en aval, et presque aussitôt, le mani et ses agents, Tom Marix et ses compagnons, Mrs. Branican, Zach Fren, Jos Meritt, Gîn-Ghi, se précipitaient de ce côté.

Len Burker et les noirs n'étaient pas en force pour résister, et, un instant après, John était entre les bras de Dolly.

La partie était perdue pour Len Burker. Si l'on s'emparait de lui, il n'avait aucune grâce à attendre, et, suivi de ses noirs, il prit la fuite en remontant le cours d'eau.

Le mani, Zach Fren, Tom Marix, Jos Meritt et une douzaine d'agents se lancèrent à sa poursuite.

Comment peindre les sentiments, comment rendre l'émotion qui débordait du coeur de Dolly et de John? Ils pleuraient, et Godfrey se mêlait à leurs étreintes, à leurs baisers, à leurs larmes.

Tant de joie fit alors sur Dolly ce que tant d'épreuves n'avaient pu faire. Ses forces l'abandonnèrent, et elle tomba sans connaissance.

Godfrey, agenouillé près d'elle, aidait Harriett à la ranimer.
John l'ignorait, mais ils savaient, eux, qu'une première fois
Dolly avait perdu la raison sous l'excès de la douleur… Allait-
elle donc la perdre une seconde fois sous l'excès contraire?

«Dolly… Dolly!» répétait John.

Et Godfrey, prenant les mains de Mrs. Branican, s'écriait:

«Ma mère… ma mère!»

Les yeux de Dolly se rouvrirent, sa main serra la main de John, dont la joie débordait et qui tendit ses bras à Godfrey, en disant:

«Viens… Wat!… Viens, mon fils!»

Mais Dolly ne pouvait le laisser dans cette erreur, lui laisser croire que Godfrey fût son enfant…

«Non, John, dit-elle, non… Godfrey n'est pas notre fils!… Notre pauvre petit Wat est mort… mort peu de temps après ton départ!…

— Mort!» s'écria John, qui, cependant, ne cessait de regarder
Godfrey.

Dolly allait lui dire quel malheur l'avait frappée quinze années auparavant, lorsqu'une détonation retentit du côté où le mani et ses compagnons s'étaient mis à la poursuite de Len Burker.

Est-ce que justice avait été faite du misérable, ou était-ce un nouveau crime que Len Burker avait eu le temps de commettre?

Presque aussitôt, tous reparurent en groupe sur la rive de la Fitz-Roy. Deux des agents rapportaient une femme, dont le sang s'échappait d'une large blessure et rougissait le sol.

C'était Jane.

Voici ce qui s'était passé.

Malgré la rapidité de sa fuite, ceux qui poursuivaient Len Burker ne l'avaient point perdu de vue, et quelques centaines de pas les séparaient encore de lui, lorsqu'il s'arrêta en apercevant Jane.

Depuis la veille, cette infortunée, étant parvenue à s'échapper, descendait le long de la Fitz-Roy. Elle allait comme au hasard et quand les premières détonations se firent entendre, elle n'était pas à un quart de mille de l'endroit où John et Godfrey venaient de se retrouver. Elle hâta sa course, et se vit bientôt en présence de son mari qui fuyait de ce côté.

Len Burker, l'ayant saisie par le bras, voulut l'emmener.

À la pensée que Jane rejoindrait Dolly, qu'elle lui dévoilerait le secret de la naissance de Godfrey, sa fureur fut portée au comble. Et, comme Jane résistait, il la renversa d'un coup de poignard.

À ce moment, éclata un coup de fusil, qui fut accompagné de ces mots — tout à fait en situation, cette fois:

«Bien!… Oh!… Très bien!»

C'était Jos Meritt qui, après avoir tranquillement ajusté Len
Burker, venait de le faire rouler dans les eaux de la Fitz-Roy.

Telle fut la fin de ce misérable, frappé d'une balle au coeur par la main du gentleman.

Tom Marix s'élança vers Jane qui respirait encore, mais bien faiblement. Deux agents prirent la malheureuse femme entre leurs bras, et la rapportèrent près de Mrs. Branican.

En voyant Jane dans cet état, Dolly poussa un cri déchirant. Penchée sur la mourante, elle cherchait à entendre les battements de son coeur, à surprendre le souffle qui s'échappait de sa bouche. Mais la blessure de Jane était mortelle, le poignard lui ayant traversé la poitrine.

«Jane… Jane!…» répéta Dolly d'une voix forte.

À cette voix, qui lui rappelait les seules affections qu'elle eût jamais connues, Jane rouvrit les yeux, regarda Dolly, et lui sourit en murmurant:

«Dolly!… Chère Dolly!»

Soudain son regard s'anima. Elle venait d'apercevoir le capitaine
John.

«John… vous… John! dit-elle, mais si bas qu'on put à peine l'entendre.

— Oui… Jane, répondit le capitaine, c'est moi… moi que Dolly est venu sauver…

— John… John est là!… murmura-t-elle.

— Oui… près de nous, ma Jane! dit Dolly. Il ne nous quittera plus… nous le ramènerons avec toi… avec toi… là-bas…»

Jane n'écoutait plus. Ses yeux semblaient chercher quelqu'un… et elle prononça ce nom:

«Godfrey!… Godfrey!»

Et l'angoisse se peignit sur ses traits déjà décomposés par l'agonie. Mrs. Branican fit signe à Godfrey, qui s'approcha.

«Lui!… lui… enfin!» s'écria Jane, en se redressant dans un dernier effort.

Puis, saisissant la main de Dolly:

«Approche… approche, Dolly, reprit-elle. John et toi, écoutez ce que j'ai encore à dire!»

Tous deux se penchèrent sur Jane de manière à ne pas perdre une seule de ses paroles.

«John, Dolly, dit-elle, Godfrey… Godfrey qui est là… Godfrey est votre enfant…

— Notre enfant!» murmura Dolly.

Et elle devint aussi pâle que l'était la mourante, tant le sang lui reflua violemment au coeur.

«Nous n'avons plus de fils! dit John. Il est mort…

— Oui, répondit Jane, le petit Wat… là-bas… dans la baie de San-Diégo… Mais vous avez eu un second enfant, et cet enfant… c'est Godfrey!»

En quelques phrases, entrecoupées par les hoquets de la mort, Jane put dire ce qui s'était passé après le départ du capitaine John, la naissance de Godfrey à Prospect-House, Dolly, privée de raison, devenue mère sans le savoir, le petit être exposé par ordre de Len Burker, recueilli quelques heures après, puis élevé plus tard à l'hospice de Wat-House sous le nom de Godfrey…

Et Jane ajouta:

«Si je suis coupable de n'avoir pas eu le courage de tout t'avouer, ma Dolly, pardonne-moi… pardonnez-moi, John!

— As-tu besoin de pardon, Jane… toi qui viens de nous rendre notre enfant…

— Oui… votre enfant! s'écria Jane. Devant Dieu… John, Dolly, je le jure… Godfrey est votre enfant!»

Et pendant que tous deux pressaient Godfrey dans leurs bras, Jane eut un sourire de bonheur, qui s'éteignit dans son dernier soupir.

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