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Mistress Branican

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Préparatifs

Une vie nouvelle allait commencer pour Mrs. Branican. S'il y avait eu certitude absolue de la mort de son enfant, il n'en était pas de même en ce qui concernait son mari. John et ses compagnons ne pouvaient-ils avoir survécu au naufrage de leur navire et s'être réfugiés sur l'une des nombreuses îles de ces mers des Philippines, des Célèbes ou de Java? Était-il donc impossible qu'ils fussent retenus chez quelque peuplade indigène, et sans nul moyen de s'enfuir? C'est à cette espérance que devait désormais se rattacher Mrs. Branican, et avec une ténacité si extraordinaire qu'elle ne tarda pas à provoquer un revirement dans l'opinion de San-Diégo au sujet du Franklin. Non! elle ne croyait pas, elle ne pouvait pas croire que John et son équipage eussent péri, et, peut-être, fut-ce la persistance de cette idée qui lui permit de garder sa raison intacte. À moins, comme quelques-uns inclinèrent à le penser, que ce fût là une espèce de monomanie, une sorte de folie qu'on aurait pu appeler la «folie de l'espoir à outrance». Mais il n'en était rien: on le verra par la suite. Mrs. Branican était rentrée en possession complète de son intelligence; elle avait recouvré cette sûreté de jugement qui l'avait toujours caractérisée. Un seul but: retrouver John, se dressait devant sa vie, et elle y marcherait avec une énergie que les circonstances ne manqueraient pas d'accroître.

Puisque Dieu avait permis que Zach Fren l'eût sauvée d'une première catastrophe, et que la raison lui fût rendue, puisqu'il avait mis à sa disposition tous les moyens d'action que donne la fortune, c'est que John était vivant, c'est qu'il serait sauvé par elle. Cette fortune, elle l'emploierait à d'incessantes recherches, elle la prodiguerait en récompenses, elle la dépenserait en armements. Il n'y aurait pas une île, pas un îlot des parages traversés par le jeune capitaine, qui ne serait reconnu, visité, fouillé. Ce que lady Franklin avait fait pour John Franklin, Mrs. Branican le ferait pour John Branican, et elle réussirait là où avait échoué la veuve de l'illustre amiral.

Depuis ce jour, ce que comprirent les amis de Dolly, c'était qu'il fallait l'aider dans cette nouvelle période de son existence, l'encourager à ses investigations, joindre leurs efforts aux siens. Et c'est ce que fit M. William Andrew, bien qu'il n'espérât guère un heureux résultat de tentatives qui auraient pour but de retrouver les survivants du naufrage. Aussi devint-il le conseiller le plus ardent de Mrs. Branican, appuyé en cela par le commandant du Boundary, dont le navire était alors à San-Diégo en état de désarmement. Le capitaine Ellis, homme résolu, sur lequel on pouvait compter, ami dévoué de John, reçut l'invitation de venir conférer avec Mrs. Branican et M. William Andrew.

Il y eut de fréquents entretiens à Prospect-House. Si riche qu'elle fût maintenant, Mrs. Branican n'avait pas voulu quitter ce modeste chalet. C'était là que John l'avait laissée en partant, c'est là qu'il la retrouverait à son retour. Rien ne devait être changé à sa manière de vivre, tant que son mari ne serait pas revenu à San-Diégo. Elle y mènerait la même existence avec la même simplicité, ne dépensant au delà de ses habitudes que pour subvenir aux frais de ses recherches et au budget de ses charités.

On le sut bientôt dans la ville. De là un redoublement de sympathie envers cette vaillante femme, qui ne voulait pas être veuve de John Branican. Sans qu'elle s'en doutât, on se passionnait à son égard, on l'admirait, on la vénérait même, car ses malheurs justifiaient qu'on allât pour elle jusqu'à la vénération. Non seulement nombre de gens faisaient des voeux pour la réussite de la campagne qu'elle se préparait à entreprendre, mais ils voulaient croire à son succès. Lorsque Dolly descendant des hauts quartiers se rendait soit à la maison Andrew, soit chez le capitaine Ellis, lorsqu'on l'apercevait, grave et sombre, serrée dans ses vêtements de deuil, vieillie de dix ans — et elle en avait à peine vingt-cinq — on se découvrait avec respect, on s'inclinait sur son passage. Mais elle ne voyait rien de ces déférences qui s'adressaient à sa personne.

Pendant les entretiens de Mrs. Branican, de M. William Andrew et du capitaine Ellis, le premier travail porta sur l'itinéraire que le Franklin avait dû suivre. C'était ce qu'il importait d'établir avec une rigoureuse exactitude.

La maison Andrew avait expédié son navire, aux Indes après relâche à Singapore, et c'était dans ce port qu'il avait à livrer une partie de sa cargaison avant de se rendre aux Indes. Or, en gagnant le large dans l'ouest de la côte américaine, les probabilités étaient pour que le capitaine John fût allé prendre connaissance de l'archipel des Hawaï ou Sandwich. En quittant les zones de la Micronésie, le Franklin avait dû rallier les Mariannes, les Philippines; puis, à travers la mer des Célèbes et le détroit de Mahkassar, gagner la mer de Java, limitée au sud par les îles de la Sonde, afin d'atteindre Singapore. À l'extrémité ouest du détroit de Malacca, formé par la presqu'île de ce nom et l'île de Java, se développe le golfe du Bengale, dans lequel, en dehors des îles Nicobar et des îles Andaman, des naufragés n'auraient pu trouver refuge. D'ailleurs, il était hors de doute que John Branican n'avait pas paru dans le golfe du Bengale. Or, du moment qu'il n'avait pas fait relâche à Singapore — ce qui n'était que trop certain — c'est qu'il n'avait pu dépasser la limite de la mer de Java et des îles de la Sonde.

Quant à supposer que le Franklin, au lieu de prendre les routes de la Malaisie, eût cherché à se rendre à Calcutta en suivant les difficiles passes du détroit de Torrès, le long de la côte septentrionale du continent australien, aucun marin ne l'eût admis. Le capitaine Ellis affirmait que jamais John Branican n'avait pu commettre cette inutile imprudence de se hasarder au milieu des dangers de ce détroit. Cette hypothèse fut absolument écartée: c'était uniquement sur les parages malaisiens que devaient se poursuivre les recherches.

En effet, dans les mers des Carolines, des Célèbes et de Java, les îles et les îlots se comptent par milliers, et c'était là seulement, s'il avait survécu à un accident de mer, que l'équipage du Franklin pouvait être abandonné ou retenu par quelque tribu, sans aucun moyen de se rapatrier.

Ces divers points établis, il fut décidé qu'une expédition serait envoyée dans les mers de la Malaisie. Mrs. Branican fit une proposition à laquelle elle attachait une grande importance. Elle demanda au capitaine Ellis s'il lui conviendrait de prendre le commandement de cette expédition.

Le capitaine Ellis était libre alors, puisque le Boundary avait été désarmé par la maison Andrew. Aussi, bien que surpris par l'inattendu de la proposition, il n'hésita pas à se mettre à la disposition de Mrs. Branican, avec l'acquiescement de M. William Andrew, qui l'en remercia vivement.

«Je ne fais que mon devoir, répondit-il, et, tout ce qui dépendra de moi pour retrouver les survivants du Franklin, je le ferai!… Si le capitaine est vivant…

— John est vivant!» dit Mrs. Branican d'un ton si affirmatif que les plus incrédules n'auraient pas osé la contredire.

Le capitaine Ellis mit alors en discussion divers points qu'il était nécessaire de résoudre. Recruter un équipage digne de seconder ses efforts, cela se ferait sans difficultés. Mais restait la question du navire. Évidemment, il n'y avait pas à songer à utiliser le Boundary pour une expédition de ce genre. Ce n'était pas un bâtiment à voiles qui pouvait entreprendre une telle campagne, il fallait un navire à vapeur.

Il se trouvait alors dans le port de San-Diégo un certain nombre de steamers très convenables à cette navigation. Mrs. Branican chargea donc le capitaine Ellis d'acquérir le plus rapide de ces steamers, et mit à sa disposition les fonds nécessaires à cet achat. Quelques jours après, l'affaire avait été conduite à bonne fin, et Mrs. Branican était propriétaire du Davitt, dont le nom fut changé en celui de Dolly-Hope, de favorable augure[4].

C'était un steamer à hélice de neuf cents tonneaux, aménagé de manière à embarquer une grande quantité de charbon dans ses soutes, ce qui lui permettait de fournir un long parcours, sans avoir à se réapprovisionner. Gréé en trois-mâts-goélette, pourvu d'une voilure assez considérable, sa machine, d'une force effective de douze cents chevaux, fournissait une moyenne de quinze noeuds à l'heure. Dans ces conditions de vitesse et de tonnage, le Dolly-Hope, très maniable, très marin, devait répondre à toutes les exigences d'une traversée au milieu de mers resserrées, semées d'îles, d'îlots et d'écueils. Il eût été difficile de faire un choix mieux approprié à cette expédition.

Il ne fallut pas plus de trois semaines pour remettre le Dolly- Hope en état, visiter ses chaudières, vérifier sa machine, réparer son gréement et sa voilure, régler ses compas, embarquer son charbon, assurer les vivres d'un voyage qui durerait peut-être plus d'un an. Le capitaine Ellis était résolu à n'abandonner les parages où le Franklin avait pu se perdre qu'après qu'il en aurait exploré tous les refuges. Il y avait engagé sa parole de marin, et c'était un homme qui tenait ses engagements.

Joindre bon navire à bon équipage, c'est accroître les chances de réussite, et, à cet égard, le capitaine Ellis n'eut qu'à se féliciter du concours que lui prêta la population maritime de San- Diégo. Les meilleurs marins s'offrirent à servir sous ses ordres. On se disputait pour aller à la recherche des victimes, qui appartenaient toutes aux familles du port.

L'équipage du Dolly-Hope fut composé d'un second, d'un lieutenant, d'un maître, d'un quartier-maître et de vingt-cinq hommes, en comprenant les mécaniciens et les chauffeurs. Le capitaine Ellis était certain d'obtenir tout ce qu'il voudrait de ces matelots dévoués et courageux, si longue ou si dure que dût être cette campagne à travers les mers de la Malaisie.

Il va sans dire que, pendant que se faisaient ces préparatifs, Mrs. Branican n'était pas restée inactive. Elle secondait le capitaine Ellis par son intervention incessante, résolvant toutes difficultés à prix d'argent, ne voulant rien négliger de ce qui pourrait garantir le succès de l'expédition.

Entre temps, cette charitable femme n'avait point oublié les familles que la disparition du navire avait laissées dans la gêne ou la misère. En cela, elle avait seulement complété les mesures déjà prises par la maison Andrew et appuyées par les souscriptions publiques. Désormais, l'existence de ces familles était suffisamment assurée, en attendant que la tentative de Mrs. Branican leur eût rendu les naufragés du Franklin.

Ce que Dolly avait fait pour les familles si cruellement éprouvées par ce sinistre, que ne pouvait-elle le faire aussi pour Jane Burker? Elle savait à présent combien cette pauvre femme s'était montrée bonne envers elle pendant sa maladie. Elle savait que Jane ne l'avait pas quittée d'un instant. Et, en ce moment, Jane serait encore à Prospect-House, partageant son espoir, si les déplorables affaires de son mari ne l'eussent obligée à quitter San-Diégo, et même les États-Unis, sans doute. Quelques reproches que méritât Len Burker, il est certain que la conduite de Jane avait été celle d'une parente dont l'affection allait jusqu'à l'absolu dévouement. Dolly lui avait donc conservé une profonde amitié, et, en songeant à sa malheureuse situation, son plus vif regret était de ne pouvoir lui témoigner sa reconnaissance en lui venant en aide. Mais, malgré toute la diligence de M. William Andrew, il avait été impossible de savoir ce qu'étaient devenus les époux Burker. Il est vrai, si le lieu de leur retraite eût été connu, Mrs. Branican n'aurait pu les rappeler à San-Diégo, puisque Len Burker était sous le coup des plus accablantes accusations de détournements; mais elle se serait empressée de faire parvenir à Jane des secours dont cette infortunée devait avoir grand besoin.

Le 27 juillet, le Dolly-Hope était prêt à partir. Mrs. Branican vint à bord dans la matinée, afin de recommander une dernière fois au capitaine Ellis de ne rien ménager pour découvrir les traces du Franklin. Elle ne doutait pas, d'ailleurs, qu'il y réussirait. On rapatrierait John, on rapatrierait son équipage!… Elle répéta ces paroles avec une telle conviction, que les matelots battirent des mains. Tous partageaient sa foi, aussi bien que leurs amis, leurs parents, qui étaient venus assister au départ du Dolly- Hope.

Le capitaine Ellis s'adressant alors à Mrs. Branican, en même temps qu'à M. William Andrew, qui l'avait accompagnée à bord:

«Devant vous, mistress, dit-il, devant M. William Andrew, au nom de mes officiers et de mon équipage, je jure, oui! je jure de ne me laisser décourager par aucun danger ni par aucune fatigue pour retrouver le capitaine John et les hommes du Franklin. Ce navire que vous avez armé s'appelle maintenant le Dolly-Hope, et il saura justifier ce nom…

— Avec l'aide de Dieu et le dévouement de ceux qui mettent leur confiance en lui! répondit Mrs. Branican.

— Hurrah!… Hurrah pour John et Dolly Branican!»

Ces cris furent répétés par la foule entière, qui se pressait sur les quais du port.

Ses amarres larguées, le Dolly-Hope, obéissant aux premiers tours d'hélice, évolua pour sortir de la baie. Puis, dès qu'il eut franchi le goulet, il mit le cap au sud-ouest, et, sous l'action de sa puissante machine, il eut bientôt perdu de vue la terre américaine.

XI

Première campagne dans la Malaisie

Après un parcours de deux mille deux cents milles[5], le Dolly-Hope eut connaissance de la montagne de Mouna Kea, qui domine de quinze mille pieds l'île Hawaï, la plus méridionale du groupe des Sandwich.

Indépendamment de cinq grandes îles et de trois petites, ce groupe compte encore un certain nombre d'îlots, sur lesquels il n'y avait pas lieu de rechercher les traces du Franklin. Il était évident que ce naufrage eût été depuis longtemps connu, s'il se fût produit sur les nombreux écueils de cet archipel, même ceux de Medo-Manou, bien qu'ils ne soient fréquentés que par d'innombrables oiseaux de mer. En effet, les Sandwich possèdent une population assez dense — cent mille habitants, rien que pour l'île Hawaï — et, grâce aux missionnaires français, anglais et américains qui séjournent dans ces îles, la nouvelle du désastre fût promptement arrivée aux ports de la Californie.

D'ailleurs, quatre ans auparavant, lorsque le capitaine Ellis avait fait la rencontre du Franklin, les deux navires se trouvaient déjà au delà du groupe des Sandwich. Le Dolly-Hope continua donc sa route vers le sud-ouest, à travers cette mer admirable du Pacifique, qui mérite volontiers son nom pendant les quelques mois de la saison chaude.

Six jours plus tard, le rapide steamer avait franchi la ligne conventionnelle que les géographes ont tracée du sud au nord entre la Polynésie et la Micronésie. Dans cette partie occidentale des mers polynésiennes, le capitaine Ellis n'avait aucune investigation à faire. Mais, au delà, les mers micronésiennes fourmillent d'îles, d'îlots et de récifs, où le Dolly-Hope aurait la tâche périlleuse de relever les indices d'un naufrage.

Le 22 août, on relâcha à Otia, l'île la plus importante du groupe des Marshall, visité par Kotzebue et les Russes en 1817. Ce groupe[6], réparti sur trente milles de l'est à l'ouest, et treize milles du nord au sud, ne renferme pas moins de soixante-cinq îlots ou attolons.

Le Dolly-Hope, qui aurait eu la facilité de refaire sa provision d'eau en quelques heures à l'aiguade de l'île, prolongea cependant sa relâche durant cinq jours. Embarqué sur la chaloupe à vapeur, le capitaine Ellis put se convaincre qu'aucun navire ne s'était perdu sur ces écueils les quatre dernières années. On rencontra bien quelques débris le long des îlots Mulgrave; mais ce n'étaient que des troncs de sapins, de palmiers, de bambous, apportés par les courants du nord ou du sud, et dont les habitants se servent pour construire leurs pirogues. Le capitaine Ellis apprit du chef de l'île Otia que, depuis 1872, on n'avait mentionné qu'un seul bâtiment qui se fût brisé sur les attolons de l'est, et c'était un brick anglais, dont l'équipage dut être rapatrié ultérieurement.

Une fois hors de l'archipel des Marshall, le Dolly-Hope fit route vers les Carolines. En passant, il détacha sa chaloupe sur l'île Oualam, dont l'exploration ne donna aucun résultat. Le 3 septembre, il s'engagea à travers le vaste archipel, qui s'étend entre le douzième degré de latitude nord et le troisième degré de latitude sud, d'une part, et de l'autre, entre le cent vingt- neuvième degré de longitude est et le cent soixante-dixième degré de longitude ouest, soit deux cent vingt-cinq lieues du nord au midi des deux côtés de l'équateur, et mille lieues environ de l'ouest à l'est.

Le Dolly-Hope demeura trois mois dans ces mers des Carolines, suffisamment connues maintenant que les travaux de Lütke, l'audacieux navigateur russe, se sont ajoutés à ceux des Français Duperrey et Dumont d'Urville. Il ne fallut pas moins que ce temps pour visiter successivement les principaux groupes, qui forment cet archipel, groupe des Péliou, des Dangereuses-Matelotes, des Martyrs, de Saavedra, de Sonsorol, les îles Mariera, Anna, Lord- North, etc.

Le capitaine Ellis avait pris pour centre de ses opérations Yap ou Gouap, qui appartient au groupe des Carolines propres, lequel comprend près de cinq cents îles. C'est de là que le steamer dirigea ses investigations vers les points les plus éloignés. De combien de naufrages cet archipel avait été le théâtre, entre autres celui de l'Antilope en 1793, du capitaine américain Barnard sur les îles Mortz et Lord-North, en 1832!

Durant cette période, le dévouement des hommes du Dolly-Hope fut au-dessus de tout éloge. Aucun d'eux ne regarda ni aux périls ni aux fatigues, occasionnés par cette navigation au milieu de récifs sans nombre, à travers ces étroites passes dont les fonds sont hérissés d'excroissances coralligènes. En outre, la mauvaise saison commençait à troubler ces parages, où les vents se déchaînent avec une effroyable impétuosité, et dans lesquels les sinistres sont si nombreux encore.

Chaque jour, les embarcations du bord fouillaient les criques, au fond desquelles les courants auraient pu jeter quelques débris. Lorsque les marins débarquaient, ils étaient bien armés, car il ne s'agissait pas ici de recherches pareilles à celles qui furent faites pour l'amiral Franklin, c'est-à-dire sur les terres désertes des contrées arctiques, les îles étaient habitées pour la plupart, et la tâche du capitaine Ellis consistait surtout à manoeuvrer comme fit d'Entrecasteaux, lorsqu'il fouilla les attolons où l'on pensait qu'avait dû se perdre Lapérouse. Ce qui importait, c'était de se mettre en rapport avec les indigènes. L'équipage du Dolly-Hope fut souvent accueilli par des démonstrations hostiles chez certaines de ces peuplades, qui ne sont rien moins qu'hospitalières aux étrangers. Des agressions se produisirent, et il fallut les repousser par la force. Deux ou trois matelots reçurent même des blessures, lesquelles, heureusement, n'eurent pas de suites fâcheuses.

Ce fut de cet archipel des Carolines que les premières lettres du capitaine Ellis purent être adressées à Mrs. Branican par des navires qui faisaient route vers le littoral américain. Mais elles ne contenaient rien de relatif aux traces du Franklin ou des naufragés. Les tentatives, n'ayant pas abouti dans les Carolines, allaient être reprises à l'ouest, en englobant le vaste système de la Malaisie. Là, en réalité, il y avait des chances plus sérieuses de retrouver les survivants de la catastrophe, peut-être sur l'un de ces nombreux îlots dont les travaux hydrographiques révèlent encore l'existence, même après les trois reconnaissances qui ont été faites dans cette partie de l'océan Pacifique.

Sept cents milles plus à l'ouest des Carolines, à la date du 2 décembre, le Dolly-Hope atteignit l'une des grandes îles des Philippines, le plus important des archipels malais, le plus considérable aussi de ceux dont les géographes ont relevé la position dans l'hydrographie malaisienne et même sur toute la surface de l'Océanie. Ce groupe, découvert par Magellan en 1521, s'étend du cinquième degré au vingt et unième degré de latitude septentrionale, et du cent quatorzième degré au cent vingt- troisième degré de longitude orientale.

Le Dolly-Hope ne vint point relâcher à la grande île de Luçon, aussi nommée Manille. Comment admettre que le Franklin se fût élevé si haut dans les mers de Chine, puisqu'il faisait route vers Singapore. C'est pour cette raison que le capitaine Ellis préféra établir son centre d'investigations à l'île Mindanao, au sud dudit archipel, c'est-à-dire sur l'itinéraire même qu'avait certainement suivi John Branican pour atteindre la mer de Java.

À cette date, le Dolly-Hope était mouillé sur la côte sud-ouest, dans le port de Zamboanga, résidence du gouverneur duquel dépendent les trois alcadies de l'île.

Mindanao comprend deux parties, l'une espagnole, l'autre indépendante sous la domination d'un soulthan, qui a fait de Sélangan sa capitale.

Il était indiqué que le capitaine Ellis prît ses premières informations près du gouverneur et des alcades à propos d'un naufrage dont le littoral de Mindanao aurait pu être le théâtre. Les autorités se mirent très obligeamment à sa disposition. Mais, dans la région espagnole de Mindanao, tout au moins, aucun sinistre maritime n'avait été signalé depuis cinq ans.

Il est vrai, sur les côtes de la partie indépendante de l'île, où habitent les Mindanais, les Caragos, les Loutas, les Soubanis, et aussi diverses peuplades sauvages très justement suspectées de cannibalisme, que de désastres peuvent se produire, sans qu'on en ait jamais connaissance, ces populations ayant intérêt à ne point les ébruiter! Il se rencontre même nombre de ces Malais, qui font couramment le métier de corsaires. Avec leurs légers navires, armés de fauconneaux, ils donnent la chasse aux bâtiments de commerce que les vents d'ouest poussent sur leur littoral, et, lorsqu'ils s'en emparent, c'est pour les détruire. Que pareil sort eût été réservé au Franklin, certainement le gouverneur n'en aurait pas été informé. Les seuls renseignements qu'il put donner relativement à la portion de l'île soumise à son autorité furent donc jugés insuffisants.

Aussi le Dolly-Hope dut-il braver ces mers si dures pendant la saison d'hiver. Maintes fois, on opéra des débarquements sur plusieurs points de la côte, et les matelots s'aventurèrent sous ces admirables forêts de tamarins, de bambous, de palétuviers, d'ébéniers noirs, d'acajous sauvages, de bois de fer, de mangliers qui sont une des richesses des Philippines. Au milieu des fertiles campagnes où s'entremêlent les produits des zones tempérées et des zones tropicales, le capitaine Ellis et ses hommes visitèrent certains villages dans l'espoir d'y recueillir quelques indices, débris de naufrage, prisonniers retenus par les tribus malaisiennes; mais leurs opérations furent infructueuses, et le steamer fut contraint de revenir à Zamboanga, très fatigué par le mauvais temps, et n'ayant échappé que par miracle aux récifs sous- marins de ces parages.

L'exploration de l'archipel des Philippines ne dura pas moins de deux mois et demi; il avait fallu s'attarder à plus de cent îles, dont les principales, après Luçon et Mindanao, sont Mindoro, Leyte, Samar, Panay, Négros, Zebou, Masbate, Palawan, Catandouanès, etc.

Le capitaine Ellis fouilla le groupe de Bassilan au sud de Zamboanga, puis se dirigea vers l'archipel de Rolo où il arriva le 25 février 1880.

C'était là un véritable nid à pirates, dans lequel les indigènes fourmillent au milieu de ces nombreuses îles couvertes d'un fouillis de jungles, qui sont semées entre la pointe sud de Mindanao et la pointe nord de Bornéo. Un seul port est parfois fréquenté par les navires qui traversent la mer de Chine et les bassins de la Malaisie, le port de Bévouan, situé sur l'île principale qui a donné son nom au groupe.

C'est à Bévouan que vint relâcher le Dolly-Hope. Là, quelques relations purent être établies avec le soulthan et les datous, qui gouvernent une population de six ou sept mille habitants. Il est vrai que le capitaine Ellis n'épargna les présents ni en argent ni en nature. Les indigènes le mirent alors sur la piste de différents naufrages, dont ces îles, défendues par leur ceinture de coraux et de madrépores, avaient été le théâtre.

Mais, parmi les débris qui furent recueillis, on n'en reconnut aucun qui eût pu appartenir au Franklin. D'ailleurs, les naufragés avaient péri ou avaient été rapatriés.

Le Dolly-Hope, qui avait refait son charbon pendant sa relâche à Mindanao, était déjà très allégé à la fin de cette navigation à travers les méandres du groupe du Holo. Il lui restait néanmoins assez de combustible pour franchir la mer des Célèbes, en se dirigeant sur les îles Maratoubas, et atteindre le port de Bandger-Massing, situé au sud de Bornéo.

Le capitaine Ellis se lança au milieu de ce bassin fermé comme un lac, ici par les grandes îles malaises, là par une ceinture d'îlots. La mer des Célèbes est mal défendue, d'ailleurs, malgré ces obstacles naturels, contre la furie des tempêtes, et, s'il est permis de vanter les splendeurs de ses eaux qui fourmillent de zoophytes aux couleurs éclatantes et de mollusques de mille espèces, si l'imagination des navigateurs est allée jusqu'à la comparer à un parterre de fleurs liquides, les typhons qui la désolent font ombre à ce merveilleux tableau.

Le Dolly-Hope l'éprouva rudement dans la nuit du 28 au 29 février. Pendant la journée, le vent avait fraîchi peu à peu, et, bien qu'il se fût sensiblement apaisé vers le soir, d'énormes nuages de teinte livide, entassés à l'horizon, laissaient présager une nuit très troublée.

En effet, l'ouragan se déclara avec une extrême violence vers onze heures, et la mer se montra en quelques instants d'une impétuosité vraiment extraordinaire.

Le capitaine Ellis, justement alarmé pour la machine du Dolly- Hope, voulut prévenir tout accident qui aurait pu compromettre sa campagne; dans ce but il se mit en cape, de manière à ne demander à l'hélice que la vitesse nécessaire pour que son navire restât sensible à l'action de la barre.

Malgré ces précautions, la tornade se déroula avec une telle intensité, les lames déferlaient avec tant de furie que le Dolly- Hope ne put éviter de formidables coups de mer. En plusieurs embardées, une centaine de tonnes d'eau furent précipitées sur le pont, défoncèrent les capots, s'accumulèrent dans la cale. Mais les cloisons étanches résistèrent, et, faisant obstacle à l'eau, l'empêchèrent de se répandre jusque dans les compartiments de la chaufferie et de la machine. Cela fut très heureux, car, ses feux éteints, le Dolly-Hope aurait été livré sans défense à la lutte des éléments, et, ne gouvernant plus, roulé dans le creux des lames, assailli par le travers, il se serait trouvé en perdition.

L'équipage témoigna d'autant de sang-froid que de courage en ces circonstances critiques. Il seconda vaillamment son commandant et ses officiers. Il fut digne du capitaine qui l'avait choisi parmi l'élite des marins de San-Diégo. Le navire fut sauvé par l'habileté et la précision de ses manoeuvres.

Après quinze terribles heures de tourmente, la mer s'apaisa; on peut même dire qu'elle tomba presque subitement aux approches de la grande île de Bornéo, et, dans la matinée du 2 mars, le Dolly- Hope eut connaissance des îles Maratoubas.

Ces îles, qui, géographiquement, dépendent de Bornéo, devinrent l'objet des plus minutieuses explorations pendant la première quinzaine de mars. Grâce aux présents qui ne furent point ménagés, les chefs de peuplades se prêtèrent à toutes les exigences de l'enquête. Pourtant, il fut impossible de se procurer le moindre renseignement relatif à la disparition du Franklin. Comme ces parages de la Malaisie sont trop souvent écumés par les pirates, on pouvait craindre que John Branican et son équipage eussent été massacrés jusqu'au dernier homme.

Et un jour, le capitaine Ellis, causant de ces éventualités avec son second, lui dit:

«Il est fort possible que la perte du Franklin soit due à une attaque de ce genre. Cela expliquerait pourquoi nous n'avons jusqu'ici découvert aucun indice de naufrage. Ces pirates ne se vantent pas de leurs exploits. Quand un navire disparaît, on met la catastrophe sur le compte d'un typhon, et tout est dit!

— Vous n'avez que trop raison, capitaine, fit observer le second du Dolly-Hope. Ce ne sont pas les pirates qui manquent dans ces mers et nous aurons même à redoubler de vigilance en descendant le détroit de Mahkassar.

— Sans doute, reprit le capitaine Ellis, mais nous sommes dans des conditions meilleures que celles où se trouvait John Branican pour échapper à ces coquins. Avec des vents irréguliers et changeants, un navire à voiles ne manoeuvre pas à volonté. Pour nous, tant que notre machine fonctionnera, ce ne sont pas les embarcations malaises qui pourront nous atteindre. Néanmoins, je recommande la plus complète vigilance.»

Le Dolly-Hope embouqua le détroit de Mahkassar, qui sépare le littoral de Bornéo du littoral si capricieusement découpé de l'île Célèbes. Pendant deux mois, du 15 mars au 15 mai, après avoir renouvelé son charbon au port de Damaring, le capitaine Ellis fouilla toutes les criques de l'est.

Cette île Célèbes, qui fut reconnue par Magellan, ne mesure pas moins de cent quatre-vingt-douze lieues de longueur sur une largeur de vingt-cinq. Elle est dessinée de telle sorte que certains géographes ont pu la comparer à une tarentule, dont les énormes pattes seraient figurées par des presqu'îles. La beauté de ses paysages, la richesse de ses produits, l'heureuse disposition de ses montagnes, en font l'égale de la superbe Bornéo. Mais les découpures multiples de sa côte offrent tant de refuges à la piraterie, que la navigation du détroit est réellement des plus dangereuses.

Malgré cela, le capitaine Ellis mit toute la précision désirable dans l'accomplissement de son oeuvre. Ayant toujours ses chaudières en pression, il visitait les anses avec les embarcations du bord, prêt à les rallier à la moindre apparence de danger.

En se rapprochant de l'extrémité méridionale du détroit, le Dolly-Hope put naviguer dans des conditions moins alarmantes. En effet, cette partie de l'île Célèbes est sous la domination hollandaise. La capitale de ces possessions est Mahkassar, autrefois Wlaardingen, défendue par le fort Rotterdam. C'est là que le capitaine Ellis vint en relâche, le 17 mai, afin de donner un peu de repos à l'équipage et de refaire le combustible. S'il n'avait rien découvert qui pût le mettre sur la trace de John Branican, il apprit dans ce port une nouvelle très importante au sujet de l'itinéraire qu'avait dû suivre le Franklin: à la date du 3 mai 1875, ce bâtiment avait été signalé à dix milles au large de Mahkassar, se dirigeant vers la mer de Java. La certitude existait dès lors qu'il n'avait point péri dans ces redoutables mers de la Malaisie. C'était au delà de Célèbes et de Bornéo, c'est-à-dire dans la mer de Java, qu'il fallait aller rechercher ses vestiges, en poussant jusqu'à Singapore.

Dans une lettre qu'il adressa à Mrs. Branican de ce point extrême de l'île Célèbes, le capitaine Ellis l'informa de cette circonstance, en renouvelant sa promesse de la tenir au courant des investigations qui seraient maintenant localisées entre la mer de Java et les îles de la Sonde.

En effet, il convenait que le Dolly-Hope ne dépassât pas le méridien de Singapore, qui serait le terminus de sa campagne vers l'ouest. Il la compléterait au retour en scrutant les rivages méridionaux de la mer de Java, et en visitant ce chapelet d'îles qui en forme la limite; puis, se dirigeant parmi ce groupe des Moluques, il regagnerait l'océan Pacifique pour revenir à la terre américaine.

Le Dolly-Hope quitta Mahkassar le 23, longea la partie inférieure du détroit qui sépare l'île Célèbes de l'île Bornéo, et vint en relâche à Bandger-Massing. C'est là que réside le gouverneur de l'île de Bornéo, ou plutôt Kalématan, pour lui restituer son véritable nom géographique. Les registres de la marine y furent compulsés minutieusement; mais on n'y put relever la mention que le Franklin eût été aperçu dans ces parages. Après tout, cela s'expliquait, s'il avait gardé le large à travers la mer de Java.

Dix jours après, le capitaine Ellis, ayant porté vers le sud- ouest, vint jeter l'ancre dans le port de Batavia, à l'extrémité de cette grande île de Java, d'origine essentiellement volcanique, et presque toujours empanachée de la flamme de ses cratères.

Quelques jours suffirent à l'équipage pour refaire ses approvisionnements dans cette grande cité, qui est la capitale des possessions hollandaises de l'Océanie. Le gouverneur général, que les correspondances maritimes avaient tenu au courant des efforts de Mrs. Branican pour retrouver les naufragés, reçut avec empressement le capitaine Ellis. Malheureusement, il ne put fournir aucun renseignement sur le sort du Franklin. À cette époque, l'opinion des marins de Batavia était que le trois-mâts américain, désemparé dans quelque tornade, avait dû sombrer sous voiles et être englouti corps et biens. Pendant les premiers six mois de 1875, on citait un certain nombre de navires dont on n'avait pas eu de nouvelles, et qui avaient disparu ainsi, sans que les courants en eussent jamais jeté la moindre épave à la côte.

En quittant Batavia, le Dolly-Hope laissa sur bâbord le détroit de la Sonde, qui met en communication la mer de Java et la mer de Timor, puis il prit connaissance des îles de Billitow et de Bangha. Autrefois, les approches de ces îles étaient infestées par les pirates, et les bâtiments qui s'y rendaient pour embarquer des chargements de minerais de fer et d'étain, n'évitaient pas sans peine leurs attaques. Mais la police maritime a fini par les détruire, et il n'y avait pas lieu de penser que le Franklin et son équipage eussent été victimes de leurs agressions.

Continuant à remonter vers le nord-ouest, en visitant les îles du littoral de Sumatra, le Dolly-Hope, ayant relevé la pointe de la presqu'île de Malacca, relâcha à l'île de Singapore dans la matinée du 20 juin, après une traversée qui avait été retardée par les vents contraires.

Des réparations à sa machine obligèrent le capitaine Ellis à rester quinze jours dans le port, qui est situé au sud de l'île. Peu étendue — deux cent soixante-dix milles carrés sans plus — cette possession, si importante par le mouvement de son commerce avec l'Europe et l'Amérique, est devenue l'une des plus riches de l'extrême Orient, depuis le jour où les Anglais y fondèrent leur premier comptoir en 1818.

C'était à Singapore, on le sait, que le Franklin devait livrer une partie de sa cargaison pour le compte de la maison Andrew, avant de se rendre à Calcutta. On sait aussi que le trois-mâts américain n'y avait jamais paru. Toutefois, le capitaine Ellis voulut mettre son séjour à profit afin d'obtenir des informations relatives aux sinistres survenus dans la mer de Java durant les dernières années.

Effectivement, puisque, d'une part, le Franklin avait été signalé au large de Mahkassar, et que, d'autre part, il n'était point arrivé à Singapore, il fallait de toute nécessité admettre qu'il avait fait naufrage entre ces deux points. À moins que le capitaine John Branican n'eût quitté la mer de Java et franchi l'un de ces détroits qui séparent les îles de la Sonde pour descendre vers la mer de Timor… Mais pourquoi s'y serait-il résolu, puisqu'il était à destination de Singapore? C'eût été inexplicable, c'était inadmissible.

L'enquête n'ayant donné que des résultats négatifs, le capitaine Ellis n'eut plus qu'à prendre congé du gouverneur de Singapore pour ramener son navire en Amérique.

Le 25 août, l'appareillage se fit par un temps très orageux. La chaleur était excessive, comme elle l'est d'ordinaire au mois d'août en cette partie de la zone torride, située à quelques degrés au-dessous de l'équateur. Le Dolly-Hope fut très éprouvé par les mauvais temps qui marquèrent les dernières semaines de ce mois. Cependant, en longeant les semis des îles de la Sonde, il n'en laissa pas un point inexploré. Successivement, l'île de Madura, une des vingt régences de Java, Bâli, l'une des plus commerçantes de ces possessions, reçurent sa visite, et aussi Lombok et Sumbava, dont le volcan de Tombovo menaçait alors cette région d'une éruption aussi désastreuse que celle de 1815.

Entre ces diverses îles s'ouvrent autant de détroits, qui donnent accès sur la mer de Timor. Le Dolly-Hope eut à manoeuvrer prudemment afin d'éviter des courants d'une telle impétuosité qu'ils entraînent les bâtiments même contre la mousson de l'ouest. On comprend dès lors combien la navigation offre de périls dans cette mer, surtout aux voiliers, qui n'ont pas en eux leur puissance de locomotion. De là, ces catastrophes maritimes si fréquentes à l'intérieur de la zone malaisienne.

À partir de l'île de Flores, le capitaine Ellis suivit la chaîne des autres îles, qui ferme au sud la mer des Moluques, mais inutilement. À la suite de si nombreuses déceptions, on ne s'étonnera pas que son équipage fût découragé par l'insuccès de cette campagne. Il ne fallait pas, malgré cela, renoncer à toute espérance de retrouver le Franklin, tant que l'exploration ne serait pas achevée. Il était possible que le capitaine John, au lieu de descendre le détroit de Mahkassar en quittant Mindanao des Philippines, eût traversé l'archipel et la mer des Moluques pour atteindre la mer de Java, et se montrer au large de l'île Célèbes.

Cependant le temps s'écoulait, et le livre de bord continuait à être muet sur le sort du Franklin. Ni à Timor, ni dans les trois groupes qui constituent l'archipel des Moluques, le groupe d'Amboine, résidence du gouverneur général, qui comprend Céram et Bourou, le groupe de Banda, celui de Gilolo, il ne fut possible de recueillir des renseignements sur un navire qui se serait perdu entre ces îles au printemps de 1875. Du 23 septembre, date de l'arrivée du Dolly-Hope à Timor, au 27 décembre, date de son arrivée à Gilolo, trois mois avaient été employés en investigations, auxquelles les Hollandais se prêtaient de bonne grâce, et rien n'était venu jeter un peu de lumière sur ce sinistre.

Le Dolly-Hope avait terminé son expédition. À cette île de Gilolo, qui est la plus importante des Moluques, se fermait le cercle que le capitaine Ellis s'était engagé à suivre autour des contrées malaisiennes. L'équipage prit alors quelques jours de repos, auxquels il avait bien droit. Et, pourtant, si un nouvel indice eût été relevé, que n'eussent pas encore tenté ces braves gens, même au prix de dangers plus grands encore!

Ternate, la capitale de l'île Gilolo, qui commande la mer des Moluques, et où demeure un résident hollandais, fournit au Dolly- Hope tout ce qui lui était nécessaire en vivres et en charbon pour le voyage de retour. Là s'acheva cette année 1881 — la sixième qui se fut écoulée depuis la disparition du Franklin.

Le capitaine Ellis appareilla dans la matinée du 9 janvier et prit direction vers le nord-est.

On était alors dans la mauvaise saison. La traversée fut pénible, et les vents défavorables occasionnèrent d'assez longs retards. C'est seulement à la date du 23 janvier, que le Dolly-Hope fut signalé par les sémaphores de San-Diégo.

Cette campagne de la Malaisie avait duré dix-neuf mois. Malgré les efforts du capitaine Ellis, malgré le dévouement de son équipage, le secret du Franklin restait enseveli dans le mystérieux dédale des mers.

XII

Encore un an

Les lettres que Mrs. Branican avait reçues au cours de l'expédition ne lui permettaient guère d'espérer que cette tentative serait couronnée de succès. Aussi, après l'arrivée de la dernière, ne conservait-elle que peu d'espoir au sujet des recherches que le capitaine Ellis opérait dans les parages des Moluques.

Dès qu'elle apprit que le Dolly-Hope était au large de San- Diégo, Mrs. Branican, accompagnée de M. William Andrew, se rendit sur le port. À peine eut-il pris son poste de mouillage, que tous deux se firent conduire à bord.

L'attitude du capitaine Ellis et de son équipage disait assez que la seconde période de la campagne n'avait pas eu meilleure chance que la première.

Mrs. Branican, ayant tendu la main au capitaine, s'avança vers ces hommes, si durement éprouvés par les fatigues d'un pareil voyage, et, d'une voix ferme:

«Je vous remercie, capitaine Ellis, dit-elle, je vous remercie, mes amis!… Vous avez fait tout ce que je devais attendre de votre dévouement! Vous n'avez pas réussi, et peut-être désespérez- vous de jamais réussir?… Je ne désespère pas, moi!… Non! je ne désespère pas de revoir John et ses compagnons du Franklin!… Mon espoir est en Dieu… Dieu le réalisera!»

Ces paroles, empreintes d'une extraordinaire assurance, affirmaient une si rare énergie, disaient si fermement la résolution où était Mrs. Branican de ne jamais s'abandonner, que sa conviction aurait dû se communiquer à tous les coeurs. Mais, si on l'écouta avec le respect que commandait son attitude, il n'était personne qui mit en doute la perte définitive du Franklin et de son équipage.

Et pourtant, peut-être eût-il mieux valu s'en rapporter à cette pénétration spéciale dont une femme est souvent douée par sa nature? Tandis que l'homme ne s'attache qu'à l'observation directe des faits et aux conséquences qui en découlent, il est certain que la femme a parfois une plus juste prévision de l'avenir, grâce à ses qualités intuitives. C'est une sorte d'instinct génial qui la guide, et lui donne une certaine prescience des choses… Qui sait si Mrs. Branican n'aurait pas un jour raison contre l'opinion générale?

M. William Andrew et elle se rendirent alors dans le carré du Dolly-Hope, où le capitaine Ellis leur fit le récit détaillé de son expédition. Les cartes de la Polynésie et de la Malaisie, déployées sur la table, permettaient de suivre la route du steamer, ses relâches sur les nombreux points explorés, les renseignements recueillis dans les principaux ports et les villages indigènes, les recherches exécutées au milieu des îlots et des îles avec une minutieuse patience et un zèle infatigable.

Puis, en terminant:

«Permettez-moi, mistress Branican, dit le capitaine Ellis, d'appeler plus particulièrement votre attention sur ceci: le Franklin a été aperçu pour la dernière fois à la pointe sud de Célèbes, le 3 mai 1875, environ sept semaines après son départ de San-Diégo, et, depuis ce jour, il n'a été rencontré nulle part. Donc, puisqu'il n'est pas arrivé à Singapore, il est hors de doute que la catastrophe s'est produite dans la mer de Java. Comment? Il n'y a que deux suppositions. La première, c'est que le Franklin a sombré sous voiles ou qu'il a péri dans une collision, sans qu'il en soit resté aucune trace. La seconde, c'est qu'il s'est brisé sur des écueils ou qu'il a été détruit par les pirates malais, et, dans ces deux cas, il eût été possible d'en retrouver quelques débris. Or, malgré nos recherches, nous n'avons pu relever la preuve matérielle de la destruction du Franklin

La conclusion qui ressortait de cette argumentation, c'est qu'il était plus logique de se ranger à l'un des cas de la première hypothèse — celui qui attribuait la perte du Franklin au déchaînement de ces tornades si fréquentes dans les parages malaisiens. En effet, pour le second cas, celui d'une collision, comme il est assez rare que l'un des deux navires abordés ne continue pas à tenir la mer, le secret de cette rencontre aurait été connu tôt ou tard. Il n'y avait donc plus aucun espoir à garder.

C'est là ce qu'avait compris M. William Andrew, et il baissait tristement la tête devant le regard de Mrs. Branican, qui ne cessait de l'interroger.

«Eh bien, non! dit-elle, non!… Le Franklin n'a pas sombré!…
Non!… John et son équipage n'ont point péri!…»

Et, l'entretien continuant sur l'instance de Dolly, il fallut que le capitaine Ellis lui rapportât les détails les plus circonstanciés. Elle y revenait sans cesse, questionnant, discutant, ne cédant rien.

Cette conversation se prolongea pendant trois heures, et lorsque Mrs. Branican se disposa à prendre congé du capitaine Ellis, celui-ci lui demanda s'il entrait dans ses intentions que le Dolly-Hope fût désarmé.

«Nullement, capitaine, répondit-elle, et je verrais avec regret que votre équipage et vous eussiez l'intention de débarquer. Peut- on affirmer que de nouveaux indices ne nous amèneront pas à entreprendre une nouvelle campagne? Si donc vous consentiez à garder le commandement du Dolly-Hope

— Ce serait très volontiers, répondit le capitaine Ellis, mais j'appartiens à la maison Andrew, mistress Branican, et elle peut avoir besoin de mes services…

— Que cette considération ne vous arrête pas, mon cher Ellis, répondit M. William Andrew. Je serai heureux que vous restiez à la disposition de Dolly, puisqu'elle le désire.

— Je suis à ses ordres, monsieur Andrew. Mon équipage et moi nous ne quitterons pas le Dolly-Hope

— Et je vous prie, capitaine, répondit Mrs. Branican, de veiller à ce qu'il soit toujours en état de reprendre la mer!»

En donnant son consentement, l'armateur n'avait eu d'autre pensée que de déférer aux désirs de Dolly. Mais le capitaine Ellis et lui ne doutaient pas qu'elle renoncerait à une seconde campagne, après les inutiles résultats de la première. Si le temps ne devait jamais affaiblir en elle le souvenir de la catastrophe, il finirait du moins par y détruire tout reste d'espoir.

Ainsi, conformément à la volonté de Mrs. Branican, le Dolly-Hope ne fut pas désarmé. Le capitaine Ellis et ses hommes continuèrent à figurer sur les rôles d'équipage, à toucher leurs gages, comme s'ils eussent été en cours de navigation. Il y avait d'ailleurs d'importantes réparations à faire, après dix-neuf mois dans ces mers si dures de la Malaisie, la coque à passer au bassin de carénage, le gréement à renouveler en partie, les chaudières à remplacer, quelques pièces de la machine à changer. Puis, lorsque ces travaux eurent pris fin, le Dolly-Hope embarqua ses vivres, fit son plein de charbon, et il fut en mesure de mettre en mer au premier ordre.

Mrs. Branican avait repris sa vie habituelle à Prospect-House, où, sauf M. William Andrew et le capitaine Ellis, personne n'était admis dans son intimité. Elle vivait entièrement absorbée par ses souvenirs et ses espérances, ayant toujours présent le double malheur qui l'avait atteinte. Le petit Wat aurait eu sept ans à cette époque — l'âge où les premières lueurs de la raison éclairent ces jeunes cerveaux si impressionnables, et le petit Wat n'était plus! Puis, la pensée de Dolly se reportait sur celui qui s'était dévoué pour elle, ce Zach Fren, qu'elle aurait voulu connaître et qui n'était pas encore de retour à San-Francisco. Mais cela ne pouvait tarder. Plusieurs fois, les annales maritimes avaient donné des nouvelles du Californian, et sans doute, l'année 1881 ne finirait pas avant qu'il ne fût rentré à son port d'attache. Dès qu'il y serait arrivé, Mrs. Branican appellerait Zach Fren près d'elle, et lui paierait sa dette de reconnaissance en assurant son avenir.

D'ici là, Mrs. Branican ne cessait de venir en aide aux familles éprouvées par la perte du Franklin. C'était uniquement pour visiter leurs modestes demeures, les aider de ses soins, faire oeuvre de charité envers elles qu'elle quittait Prospect-House et descendait aux bas quartiers de la ville. Sa générosité se manifestait sous toutes les formes, s'inquiétant des besoins moraux comme des besoins matériels de ses protégés. Ce fut aussi dans les premiers mois de cette année qu'elle consulta M. William Andrew sur un projet qu'elle avait hâte de mettre à exécution.

Il s'agissait de la fondation d'un hospice, destiné à recueillir les enfants abandonnés, les petits orphelins de père et de mère, et dont elle voulait doter San-Diégo.

«Monsieur Andrew, dit-elle à l'armateur, c'est en souvenir de notre enfant, que je veux me dévouer à cette institution et lui garantir les ressources nécessaires à son entretien. John, je n'en doute pas, m'approuvera à son retour. Et quel meilleur emploi pourrions-nous faire de notre fortune?»

M. William Andrew, n'ayant aucune objection à exprimer, se mit à la disposition de Mrs. Branican à propos des démarches que nécessitait la création d'un établissement de ce genre. Cent cinquante mille dollars devaient y être consacrés, d'abord pour l'acquisition d'un immeuble convenable, ensuite pour en rétribuer annuellement les divers services.

Cette affaire fut très rapidement conduite, grâce au concours que la municipalité prêta à Mrs. Branican. Du reste, il n'y eut pas lieu de bâtir. On fit l'acquisition d'un vaste édifice, situé en bon air, sur les pentes de San-Diégo, du côté de Old-Town. Un habile architecte appropria cet édifice à sa nouvelle destination, et sut l'aménager de manière à pouvoir loger une cinquantaine d'enfants avec un personnel suffisant pour les élever, soigner et instruire. Entouré d'un vaste jardin, couvert de beaux ombrages, arrosé d'eaux courantes, il offrait, en ce qui se rapporte aux questions d'hygiène, les systèmes réclamés par l'expérience.

Le 19 mai, cet hospice — qui reçut le nom de Wat-House — fut inauguré aux applaudissements de la ville entière, qui voulut, à cette occasion, prodiguer à Mrs. Branican les plus éclatants témoignages de sympathie. La charitable femme ne parut point à la cérémonie cependant, elle n'avait pas voulu quitter son chalet. Mais, dès qu'un certain nombre d'enfants eurent été recueillis à Wat-House, elle vint, chaque jour, les visiter comme si elle eût été leur mère. Ces enfants pouvaient rester jusqu'à douze ans dans l'hospice. Dès que leur âge le permettait, on leur enseignait à lire, à écrire, on s'occupait de leur donner une éducation morale et religieuse, en même temps que de leur apprendre un métier suivant leurs aptitudes. Quelques-uns, appartenant à des familles de marins, qui montraient du goût pour la mer, étaient destinés à s'embarquer comme mousses ou novices. Et, en vérité, il semblait que Dolly ressentît pour ceux-là une affection plus particulière - - sans doute en souvenir du capitaine John.

À la fin de 1881, aucune nouvelle relative au Franklin n'était parvenue à San-Diégo ni ailleurs. Bien que des primes considérables eussent été offertes à quiconque en eût retrouvé le plus léger indice, il n'avait pas été possible de lancer le Dolly-Hope dans une seconde campagne. Et pourtant, Mrs. Branican ne désespérait pas. Ce que 1881 ne lui avait pas donné, peut-être 1882 le lui donnerait-il?…

Pour ce qui concerne M. et Mrs. Burker, qu'étaient-ils devenus? En quel endroit s'était réfugié Len Burker afin d'échapper aux poursuites ordonnées contre lui? La police fédérale ayant fini par abandonner toute enquête à ce sujet, Mrs. Branican avait dû renoncer à savoir ce que Jane était devenue.

Et, cependant, c'était là une cause de sincère affliction pour elle, si vivement préoccupée de la situation de son infortunée parente. Elle s'étonnait de n'avoir jamais reçu aucune lettre de Jane — lettre que celle-ci aurait pu lui écrire, sans compromettre la sécurité de son mari. Ignoraient-ils donc tous les deux que Dolly, rendue à la raison, avait envoyé un navire à la recherche du Franklin, et que cette expédition n'avait donné aucun résultat? C'était inadmissible. Est-ce que les journaux des deux mondes n'avaient-ils pas suivi les diverses phases de cette entreprise, et pouvait-on imaginer que Len et Jane Burker n'en eussent pas eu connaissance? Ils devaient même avoir appris que Mrs. Branican avait été enrichie par la mort de son oncle Edward Starter, et qu'elle était en situation de leur venir en aide! Et pourtant, ni l'un ni l'autre n'avaient essayé d'entrer en correspondance avec elle, bien que leur position fût probablement très précaire.

Janvier, février, mars, étaient déjà passés, et l'on pouvait croire que l'année 1882 n'apporterait aucune modification à cet état de choses, lorsqu'un fait se produisit, qui parut de nature à jeter quelque lumière sur la catastrophe du Franklin.

Le 27 mars, le steamer Californian, sur lequel était embarqué le matelot Zach Fren, vint mouiller dans la baie de San-Francisco, après une campagne de plusieurs années à travers les diverses mers d'Europe.

Aussitôt que Mrs. Branican eut appris le retour de ce navire, elle écrivit à Zach Fren, qui était alors maître d'équipage à bord du Californian, en l'invitant à partir immédiatement pour se rendre auprès d'elle à San-Diégo.

Comme Zach Fren avait précisément l'intention de revenir dans sa ville natale afin d'y prendre quelques mois de repos, il répondit que, dès qu'il pourrait débarquer, il se rendrait à San-Diégo, où sa première visite serait pour Prospect-House. C'était l'affaire de quelques jours.

Mais, en même temps, se répandit une nouvelle, dont le retentissement serait immense dans les États de la Confédération, si elle se confirmait.

On disait que le Californian avait recueilli une épave, qui, vraisemblablement, provenait du Franklin… Un journal de San- Francisco ajoutait que le Californian avait rencontré cette épave au nord de l'Australie, dans les parages compris entre la mer de Timor et la mer d'Arafoura, au large de l'île Melville, à l'ouest du détroit de Torrès.

Dès que cette nouvelle fut arrivée à San-Diégo, M. William Andrew et le capitaine Ellis, qui en avaient été informés par dépêche, accoururent à Prospect-House.

Au premier mot qui lui fut dit à ce sujet, Mrs. Branican devint très pâle. Mais, de ce ton qui dénotait chez elle une conviction absolue:

«Après l'épave, on retrouvera le Franklin, dit-elle, et après le Franklin, on retrouvera John et ses compagnons?»

En réalité, la rencontre de cette épave était un fait qui avait son importance.

C'était la première fois, en somme, qu'un débris du navire perdu venait d'être recueilli. Pour aller chercher le théâtre de la catastrophe, Mrs. Branican possédait maintenant un anneau de cette chaîne qui reliait le présent au passé.

Immédiatement, elle fit apporter une carte de l'Océanie. Puis, M. William Andrew et le capitaine Ellis durent étudier la question d'une nouvelle campagne à entreprendre, car elle voulait que cette résolution fût prise séance tenante.

«Ainsi le Franklin n'aurait pas fait route sur Singapore en traversant les Philippines et la Malaisie, fit tout d'abord observer M. William Andrew.

— Mais cela est improbable… cela est impossible! répondit le capitaine Ellis.

— Cependant, reprit l'armateur, s'il avait suivi cet itinéraire, comment cette épave aurait-elle pu être retrouvée dans la mer d'Arafoura, au nord de l'île Melville?

— Je ne puis l'expliquer, je ne puis le comprendre, monsieur Andrew, répondit le capitaine Ellis. Tout ce que je sais, c'est que le Franklin a été vu à son passage au sud-ouest de l'île Célèbes, après être sorti du détroit de Mahkassar. Or, s'il a pris ce détroit, c'est évidemment parce qu'il est venu par le nord et non par l'est. Il n'a donc pu s'engager à travers le détroit de Torrès!»

Cette question fut discutée longuement, et il fallut se ranger à l'opinion du capitaine Ellis.

Mrs. Branican écoutait les objections et les réponses sans faire aucune observation. Mais un pli vertical de son front indiquait avec quelle ténacité, avec quel entêtement, elle se refusait à admettre la perte de John et de ses compagnons. Non! elle n'y croirait pas, tant que la preuve de leur mort ne lui serait pas matériellement fournie!

«Soit! dit M. William Andrew. Je pense comme vous, mon cher Ellis, que le Franklin a dû traverser la mer de Java, en faisant route sur Singapore…

— En partie du moins, monsieur Andrew, puisque c'est entre
Singapore et l'île Célèbes que le naufrage a pu se produire.

— Soit, vous dis-je. Mais comment l'épave a-t-elle dérivé jusqu'aux parages de l'Australie, si le Franklin s'est brisé sur quelque écueil de la mer de Java?

— Cela ne peut se comprendre que d'une façon, répondit le capitaine Ellis, en admettant que cette épave a été entraînée à travers le détroit de la Sonde ou l'un des autres détroits qui séparent ces îles des mers de Timor et d'Arafoura.

— Les courants portent-ils de ce côté?…

— Oui, monsieur Andrew, j'ajouterai même que si le Franklin était désemparé à la suite de quelque tempête, il a pu être drossé dans l'un de ces détroits, pour aller finalement se perdre sur les récifs au nord du littoral australien.

— En effet, mon cher Ellis, répondit M. William Andrew, c'est la seule hypothèse plausible, et, dans ce cas, si une épave a été rencontrée au large de l'île Melville, six ans après le naufrage, c'est qu'elle s'est récemment détachée des écueils sur lesquels s'est fracassé le Franklin

Cette explication, très sérieuse, pas un marin n'aurait accepté de la combattre.

Mrs. Branican, dont les regards ne s'étaient point distraits de la carte déployée devant elle, dit alors:

«Puisque le Franklin a été vraisemblablement jeté sur la côte de l'Australie, et puisque les survivants du naufrage n'ont pas reparu, c'est qu'ils sont prisonniers d'une peuplade indigène…

— Cela, Dolly, cela n'est pas impossible… et pourtant…» répondit M. William Andrew.

Mrs. Branican allait protester avec énergie contre le doute que laissait pressentir la réponse de M. William Andrew, lorsque le capitaine Ellis crut devoir dire:

«Il reste à savoir si l'épave repêchée par le Californian appartient réellement au Franklin.

— En doutez-vous? demanda Dolly.

— Nous serons bientôt fixés à cet égard, répondit l'armateur, car j'ai donné ordre que cette épave nous fût expédiée…

— Et moi, ajouta Mrs. Branican, je donne ordre que le Dolly-Hope se tienne prêt à reprendre la mer.»

Trois jours après cet entretien, le maître d'équipage Zach Fren, qui venait d'arriver à San-Diégo, se présentait au chalet de Prospect-House.

Âgé de trente-sept ans à cette époque, vigoureux et d'allure résolue, avec sa face rougie par le hâle de la mer, sa physionomie franche et avenante, il était de ces matelots qui inspirent la confiance en eux-mêmes, et qui vont toujours droit où on leur dit d'aller.

L'accueil qu'il reçut de Mrs. Branican fut empreint d'un tel sentiment de reconnaissance, que le brave marin ne savait trop comment répondre.

«Mon ami, lui dit-elle, après avoir donné cours aux premiers épanchements de son coeur, c'est vous… vous qui m'avez sauvé la vie, vous qui avez tout fait pour sauver mon pauvre enfant… Que puis-je pour vous?»

Le maître se défendit d'avoir fait plus que son devoir!… Un matelot qui n'agirait pas comme il avait agi, ce ne serait pas un matelot… ce ne serait qu'un mercenaire!… Son seul regret, c'était de n'avoir pu rendre à sa mère son petit bébé!… Mais enfin il ne méritait rien pour cela… Il remerciait Mrs. Branican de ses bonnes intentions à son égard… Si elle le permettait, il retournerait la voir, tant qu'il serait à terre…

«Depuis bien des années, Zach Fren, j'attends votre arrivée, répondit Mrs. Branican, et j'espère que vous serez près de moi, le jour où le capitaine John reparaîtra…

— Le jour où le capitaine John reparaîtra!…

— Zach Fren, pouvez-vous penser…

— Que le capitaine John a péri?… Ah! cela, non, par exemple! répliqua le maître.

— Oui!… vous avez l'espoir…

— Plus que l'espoir, mistress Branican… une belle et bonne certitude!… Est-ce qu'un capitaine tel que le capitaine John, cela se perd à la façon d'un béret dans un coup de vent!… Allons donc!… Voilà ce qui ne s'est jamais vu!…»

Ce que disait Zach Fren, et dans ces termes qui témoignent d'une foi absolue, fit palpiter le coeur de Mrs. Branican. Elle ne serait plus seule à croire que John serait retrouvé… Un autre partageait sa conviction… et cet autre, c'était celui à qui elle-même devait la vie… Elle voulait voir là comme une indication de la Providence.

«Merci, Zach Fren, dit-elle, merci!… Vous ne savez pas le bien que vous me faites!… Répétez-moi… répétez-moi que le capitaine John a survécu à ce naufrage…

— Mais oui!… mais oui! mistress Branican. Et la preuve qu'il a survécu, c'est qu'on le retrouvera un jour ou l'autre!… Et si ce n'est pas là une preuve…»

Puis, Zach Fren dut donner nombre de détails sur les circonstances dans lesquelles l'épave avait été repêchée par le Californian. Enfin Mrs. Branican lui dit:

«Zach Fren, je suis décidée à entreprendre immédiatement de nouvelles recherches.

— Bien… et elles réussiront cette fois… et j'en serai, si vous le permettez, mistress!

— Vous accepteriez de vous joindre au capitaine Ellis?…

— De grand coeur!

— Merci, Zach Fren!… Je me figure que, vous à bord du Dolly-
Hope
, ce serait une chance de plus…

— Je le crois, mistress Branican! répondit le maître, en clignant de l'oeil… Oui!… je le crois… et suis prêt à partir…»

Dolly avait pris la main de Zach Fren, elle la pressait comme celle d'un ami. Son imagination l'entraînait, l'égarait peut-être. Mais elle voulait croire que le maître devait réussir là où d'autres avaient échoué.

Cependant, ainsi que l'avait fait observer le capitaine Ellis — et bien que la conviction de Mrs. Branican fût à ce sujet — il fallait obtenir cette certitude que l'épave rapportée par le Californian avait appartenu au Franklin.

Expédiée, ainsi qu'il a été dit, sur la demande de M. William Andrew, cette épave arriva à San-Diégo par chemin de fer, et fut aussitôt transportée aux chantiers de la marine. Là on la soumit à l'examen de l'ingénieur et des contremaîtres qui avaient dirigé la construction du Franklin.

Le débris, rencontré par l'équipage du Californian au large de l'île Melville, à une dizaine de milles de la côte, était un morceau d'étrave, ou plutôt de cette guibre sculptée qui figure ordinairement à la proue des navires à voiles. Ce fragment de bois avait été très détérioré, non par un long séjour dans l'eau, mais parce qu'il avait été exposé aux intempéries de l'air. De là cette conclusion qu'il avait dû demeurer longtemps sur les récifs contre lesquels s'était brisé le navire, puis qu'il s'en était détaché pour une cause quelconque — probablement sous l'action d'un courant — et qu'il allait en dérive depuis plusieurs mois ou plusieurs semaines, lorsqu'il avait été aperçu par les matelots du Californian. Quant à ce navire, était-ce celui du capitaine John?… Oui, car les débris de sculpture, reconnus sur ce fragment, ressemblaient à ceux qui ornaient le guibre du Franklin.

C'est, en effet, ce qui fut établi à San-Diégo. À cet égard, il n'y eut aucun doute de la part des constructeurs. Le bois de teck, employé pour cette guibre, provenait bien des réserves du chantier. On releva même la trace d'une armature en fer, qui reliait la guibre à l'extrémité de l'étrave, et les restes d'une couche de peinture rouge, à filet d'or, sur le rinceau dessiné à l'avant.

Ainsi, l'épave rapportée par le Californian appartenait sans conteste au navire de la maison Andrew, vainement recherché dans le bassin de la Malaisie.

Ce point acquis, il y avait lieu d'admettre l'explication donnée par le capitaine Ellis: puisque le Franklin avait été signalé dans la mer de Java, au sud-ouest de l'île Célèbes, il fallait nécessairement que, quelques jours plus tard, il eût été entraîné à travers le détroit de la Sonde ou autres passes ouvertes sur la mer de Timor ou la mer d'Arafoura, pour aller se perdre contre les accores de la côte australienne.

L'envoi d'un bâtiment, qui aurait pour mission d'explorer le bassin compris entre les îles de la Sonde et le littoral nord de l'Australie, était par là entièrement justifié. Cette campagne réussirait-elle mieux que celle des Philippines, des Célèbes et des Moluques? Il y avait lieu de l'espérer.

Cette fois, Mrs. Branican eut la pensée d'y prendre part personnellement, en s'embarquant sur le Dolly-Hope. Mais M. William Andrew et le capitaine Ellis, auxquels se joignit Zach Fren, parvinrent à l'en dissuader, non sans peine. Une navigation de ce genre, qui serait forcément très longue, aurait pu être compromise par la présence d'une femme à bord.

Il va de soi que Zach Fren fut embarqué comme maître d'équipage du Dolly-Hope, et le capitaine Ellis prit ses dernières dispositions pour mettre en mer dans le plus court délai.

XIII

Campagne dans la mer de Timor

Le Dolly-Hope quitta le port de San-Diégo à dix heures du matin, le 3 avril 1882. Au large de la terre d'Amérique, le capitaine Ellis suivit vers le sud-ouest une direction un peu inférieure à celle de sa première campagne. En effet, il voulait atteindre par le plus court la mer d'Arafoura, en franchissant le détroit de Torrès, au-delà duquel avait été rencontré le fragment de guibre du Franklin.

Le 26 avril, on eut connaissance des îles Gilbert, éparses au milieu de ces parages, où les calmes du Pacifique, à cette époque de l'année, rendent la navigation si lente, si pénible pour les navires à voiles. Après avoir laissé dans le nord les deux groupes de Scarborough et de Kingsmill, qui composent cet archipel, situé à huit cents milles du littoral californien, au sud-est des Carolines, le capitaine Ellis s'engagea à travers le groupe de Vanikoro, signalé depuis une quinzaine de lieues par le mont Kapogo, qui pointait à l'horizon.

Ces îles verdoyantes et fertiles, couvertes d'impénétrables forêts sur toute leur étendue, appartiennent à l'archipel Viti. Elles sont cernées de récifs madréporiques, qui en rendent les approches extrêmement dangereuses. C'est là, on le sait, que Dumont d'Urville et Dillon retrouvèrent les débris des bâtiments de Lapérouse, la Recherche et l'Espérance, partis de Brest en 1791, et qui, poussés sur les récifs de Vanikoro, ne devaient jamais revenir.

En vue de cette île si tristement célèbre, il s'opérait un rapprochement bien naturel dans l'esprit des hommes du Dolly- Hope. Le Franklin avait-il subi le sort des navires de Lapérouse? Ainsi que cela était arrivé pour Dumont d'Urville et Dillon, le capitaine Ellis ne retrouverait-il que les débris du navire perdu? Et, s'il ne découvrait pas le lieu de la catastrophe, le destin de John Branican et de ses compagnons demeurerait-il à l'état de mystère?

À deux cents milles au delà, le Dolly-Hope traversa obliquement l'archipel des Salomon, dénommé autrefois Nouvelle-Géorgie ou Terres Arsacides.

Cet archipel renferme une dizaine de grandes îles, dispersées sur une aire de deux cents lieues en longueur et quarante en largeur. Parmi elles se trouvent les îles Carteret, autrement dites les îles du Massacre, et dont le nom indique de quelles scènes sanglantes elles furent le théâtre.

Le capitaine Ellis n'avait aucun renseignement à demander aux indigènes de ce groupe, aucune investigation à faire dans ces parages. Il n'y relâcha pas et hâta sa marche vers le détroit de Torrès, non moins impatient que Zach Fren de rallier la partie de cette mer d'Arafoura où l'épave avait été découverte. Ce serait là que l'enquête serait conduite avec un soin minutieux, une infatigable persévérance, qui en assurerait peut-être le succès.

Les terres de la Papouasie, appelées aussi Nouvelle-Guinée, n'étaient pas très éloignées. Quelques jours après avoir franchi l'archipel des Salomon, le Dolly-Hope eut connaissance de l'archipel des Louisiades. Il passa au large des îles Rossel, d'Entrecasteaux, Trobriand, et d'un grand nombre d'îlots, enfouis sous le magnifique dôme de leurs cocotiers.

Enfin, au bout d'une traversée de trois semaines, les vigies reconnurent à l'horizon les hautes terres de la Nouvelle-Guinée, puis les pointes du cap York, projetées par le littoral australien, qui limitent au nord et au sud le détroit de Torrès.

C'est un passage extrêmement dangereux, ce détroit. À moins d'y être contraints, les capitaines au long cours se gardent bien de s'y hasarder. C'est à ce point, paraît-il, que les compagnies d'assurances maritimes refusent de garantir les risques de mer que l'on y rencontre.

Il y a lieu de se défier de ces courants, qui vont incessamment de l'est à l'ouest, entraînant les eaux du Pacifique vers la mer des Indes. Les hauts-fonds y rendent la navigation extrêmement périlleuse. On ne peut s'y aventurer que pendant quelques heures de jour, lorsque la position du soleil permet d'apercevoir les brisants sous les traînées de la houle.

Ce fut en vue du détroit de Torrès que le capitaine Ellis, dans une conversation qu'il eut avec son second officier et Zach Fren, demanda au maître:

«C'est bien à la hauteur de l'île Melville que le Californian a repêché l'épave du Franklin?

— Précisément, répondit Zach Fren.

— Il faudrait donc compter à peu près cinq cents milles à travers la mer d'Arafoura depuis le détroit?…

— En effet, capitaine, et je comprends ce qui vous embarrasse. Étant donnés les courants réguliers, qui portent de l'est à l'ouest, il semble que, puisque ce morceau de guibre a été recueilli au large de l'île Melville, c'est que le Franklin a dû se perdre à l'entrée du détroit de Torrès…

— Sans doute, Zach Fren, et il faudrait en conclure que John Branican serait allé choisir ce dangereux passage pour se rendre à Singapore? Or, cela, je ne l'admettrai jamais. À moins de circonstances qui m'échappent, je persiste à croire qu'il a dû traverser les parages de la Malaisie, comme nous l'avons fait lors de notre première campagne, puisqu'il a été aperçu pour la dernière fois dans le sud de l'île Célèbes.

— Et comme ce fait ne peut être discutable, fit observer le second, il en résulte que si le capitaine Branican a pénétré dans la mer de Timor, il n'a pu y arriver que par l'un des détroits qui séparent les îles de la Sonde.

— C'est incontestable, répondit le capitaine Ellis, et je ne comprends plus comment le Franklin a pu être ramené vers l'est. De deux choses l'une, ou il était désemparé, ou il ne l'était pas. S'il était désemparé, c'est à des centaines de milles dans l'ouest du détroit de Torrès que les courants ont dû l'entraîner. S'il ne l'était pas, pourquoi serait-il revenu vers ce détroit, puisque Singapore est dans une direction opposée.

— Je ne sais que penser, répliqua le second. Si l'épave avait été trouvée dans la mer des Indes, cela pourrait s'expliquer par un naufrage qui aurait eu lieu soit sur les îles de la Sonde, soit sur le littoral ouest de l'Australie…

— Tandis qu'elle a été repêchée à la hauteur de l'île Melville, répondit le capitaine Ellis, ce qui indiquerait que le Franklin s'est perdu dans la partie de la mer d'Arafoura voisine du détroit de Torrès, ou même dans ce détroit.

— Peut-être, fit observer Zach Fren, existe-t-il des contrecourants le long de la côte australienne, qui ont repoussé l'épave vers le détroit. Dans ce cas, le naufrage pourrait s'être produit dans l'ouest de la mer d'Arafoura.

— Nous le verrons, dit le capitaine Ellis. Mais, en attendant, manoeuvrons comme si le Franklin s'était brisé sur les écueils du détroit de Torrès…

— Et si nous manoeuvrons bien, répéta Zach Fren, nous retrouverons le capitaine John!»

C'était, en somme, ce qu'il y avait de mieux à faire, et c'est ce qui fut fait.

La largeur du détroit de Torrès est estimée à une trentaine de milles. On se figurerait difficilement le fourmillement de ses îlots et de ses récifs, dont la position est à peine établie par les meilleurs hydrographes. On en compte au moins neuf cents, à fleur d'eau pour la plupart, et dont les plus considérables ne mesurent que trois à quatre milles de circonférence. Ils sont habités par des tribus d'Andamènes, très redoutables aux équipages qui tombent entre leurs mains, ainsi que le prouve le massacre des matelots du Chesterfield et du Hormuzier.

En se transportant de l'un à l'autre dans leurs légères pirogues, leurs praos-volants, de construction malaise, ces naturels peuvent aller sans peine de la Nouvelle-Guinée à l'Australie ou de l'Australie à la Nouvelle-Guinée. Donc, si le capitaine John et ses compagnons s'étaient réfugiés sur l'un de ces îlots, il leur eût été assez facile de rallier la côte australienne, puis de gagner quelque bourgade du golfe de Carpentarie ou de la péninsule du cap York, et leur rapatriement n'aurait pas offert de grandes difficultés. Or, comme aucun d'eux n'avait reparu, la seule hypothèse admissible, c'est qu'ils étaient tombés au pouvoir des indigènes du détroit, et ce n'est point de ces sauvages qu'il faut attendre le respect des prisonniers: ils les tuent sans pitié, ils les dévorent, et où alors rechercher les traces de ces sanglantes catastrophes?

Voilà ce que pensait le capitaine Ellis, ce que disaient les hommes du Dolly-Hope. Tel avait dû être le sort des survivants du Franklin, s'il s'était perdu dans le détroit de Torrès… Restait, il est vrai, le cas où il ne se serait pas engagé à travers ce détroit; mais alors, de quelle façon expliquer que ce fragment de sa guibre eût été rencontré au large de l'île Melville?

Le capitaine Ellis se lança intrépidement à travers ces redoutables passes, prenant en même temps toutes les mesures que commandait la prudence. Ayant un bon steamer, des officiers vigilants, un équipage courageux et de sang-froid, il comptait bien se débrouiller au milieu de ce labyrinthe d'écueils et aussi tenir en respect les indigènes qui tenteraient de l'attaquer.

Lorsque — pour une raison ou pour une autre — les bâtiments embouquent le détroit de Torrès, dont l'ouverture est sillonnée de bancs de coraux du côté de l'océan Pacifique, ils longent de préférence la côte australienne. Mais, dans le sud de la Papouasie, il existe une assez grande île, l'île Murray, qu'il importait de visiter avec soin.

Pour cela, le Dolly-Hope s'avança entre les deux dangereux récifs désignés par les noms Eastern-Fields et Boot-Reef. Et même, ce dernier, par la disposition de ses roches, présentant de loin l'apparence d'un navire naufragé, on put croire que c'étaient les restes du Franklin. De là une émotion de courte durée, car la chaloupe à vapeur eut bientôt permis de constater qu'il n'y avait là qu'un bizarre amoncellement de masses coralligènes.

Plusieurs canots, simples troncs d'arbres creusés au feu ou à la hache, munis de balanciers qui assurent leur stabilité en mer, manoeuvrés à la pagaie par cinq ou six naturels, furent aperçus aux approches de l'île Murray. Ces naturels s'en tinrent à des cris, ou plutôt à de véritables hurlements de fauves. Sous petite vapeur, le Dolly-Hope put faire le tour de l'île, sans avoir à repousser leur agression. Nulle part, on n'aperçut les débris d'un naufrage. Sur ces îles et îlots, rien que de noirs indigènes aux formes athlétiques, à la chevelure laineuse, teinte en rouge, à la peau luisante, au nez gros, non épaté. En vue de manifester des intentions hostiles, ils agitaient leurs lances, leurs arcs, leurs flèches, après s'être rassemblés sous l'abri de cocotiers, qui se comptent par milliers dans ces régions du détroit.

Pendant un mois, jusqu'au 10 juin, après avoir renouvelé sa provision de combustible à Somerset, un des ports de l'Australie septentrionale, le capitaine Ellis visita minutieusement l'espace compris entre le golfe de Carpentarie et la Nouvelle-Guinée. Il relâcha aux îles Mulgrave, Banks, Horn, Albany, à l'île Booby, creusée de cavernes obscures, dans l'une desquelles est établie la boîte aux lettres du détroit de Torrès. Mais les navigateurs ne se contentent pas de déposer leurs lettres dans cette boîte, dont la levée n'est pas régulière, on le pense bien. Une sorte de convention internationale oblige les marines des divers États à faire des dépôts de charbon et de vivres sur cette île Booby, et il n'est pas à craindre qu'ils soient pillés par les naturels, car la violence des courants ne permet pas à leurs fragiles embarcations d'y accoster.

À plusieurs reprises, en les amadouant par des présents d'infime valeur, on réussit à communiquer avec quelques mados ou chefs de ces îles. Ils offraient en revanche du «kaiso» ou écailles de tortue, et des «incras», coquilles enfilées qui leur servent de monnaie. Faute de pouvoir se faire comprendre ou de comprendre leur langage, il fut impossible de savoir si ces Andamènes avaient connaissance d'un naufrage, qui aurait coïncidé par sa date avec la disparition du Franklin. En tout cas, il ne semblait pas qu'ils eussent en leur possession des objets de fabrication américaine, armes ou ustensiles. On ne trouva ni ferrures, ni pièces de charpente, ni débris de mâture ou d'espars, qui auraient pu provenir de la démolition d'un navire. Aussi, lorsque le capitaine Ellis quitta définitivement les insulaires du détroit de Torrès, s'il n'était pas à même d'affirmer que le Franklin n'était pas venu se fracasser sur ces récifs, du moins n'avait-il recueilli aucun indice à ce sujet.

Il s'agissait maintenant d'explorer la mer d'Arafoura, à laquelle fait suite la mer de Timor, entre le chapelet des petites îles de la Sonde au nord, et le littoral australien au sud. Quant au golfe de Carpentarie lui-même, le capitaine Ellis ne jugea point à propos de le visiter, vu qu'un naufrage qui se fût produit sur ses côtes n'aurait pu rester inconnu des colons du voisinage. C'était, au contraire, sur le littoral de la Terre d'Arnheim qu'il songeait à porter d'abord ses investigations. Puis, au retour, il explorerait la partie septentrionale de la mer de Timor, et les nombreuses passes qui y donnent accès entre les îles.

Cette navigation sur les accores de la Terre d'Arnheim, semés d'îlots et de récifs, ne demanda pas moins d'un mois. Elle fut faite avec un zèle et aussi une audace que rien ne pouvait décourager. Mais partout, depuis la pointe occidentale du golfe de Carpentarie jusqu'au golfe de Van Diémen, les renseignements firent défaut. Nulle part, l'équipage du Dolly-Hope ne parvint à retrouver les restes d'un bâtiment naufragé. Ni les indigènes australiens, ni les Chinois, qui font le commerce du tripang dans ces mers, ne fournirent un éclaircissement quelconque. En outre, si les survivants du Franklin avaient été faits prisonniers par les tribus australiennes de cette contrée, tribus adonnées au cannibalisme, pas un d'eux n'aurait été épargné, ou c'eût été miracle.

Le 11 juillet, arrivé sur le cent trentième degré de longitude, le capitaine Ellis commença à opérer la reconnaissance de l'île Melville et de l'île Bathurst, qui ne sont séparées l'une de l'autre que par une passe assez étroite. C'était à dix milles dans le nord de ce groupe que l'épave du Franklin avait été recueillie. Pour qu'elle n'eût pas été entraînée plus loin vers l'ouest, il fallait que les courants ne l'eussent détachée des récifs que peu de temps avant l'arrivée du Californian. Il était donc possible que le théâtre de la catastrophe ne fût pas très éloigné.

Cette exploration dura près de quatre mois, car elle engloba non seulement le périple des deux îles, mais aussi les lignes côtières de la Terre d'Arnheim jusqu'au canal de la Reine et même jusqu'à l'embouchure de la Victoria River.

Il était très difficile de pousser les investigations vers l'intérieur. C'eût été se risquer sans aucune chance d'obtenir des renseignements. Elles sont extrêmement redoutables, ces tribus qui fréquentent les territoires au nord du continent australien. Récemment — et le capitaine Ellis venait de l'apprendre pendant une des relâches de sa campagne — de nouveaux faits de cannibalisme s'étaient accomplis dans ces parages. L'équipage d'un navire hollandais, le Groningue, attiré par de fausses démonstrations des indigènes de l'île Bathurst, avait été massacré et dévoré par ces bêtes fauves — n'est-ce pas le seul nom qui leur convienne? Quiconque devient leur prisonnier peut être considéré comme destiné à la plus épouvantable des morts!

Cependant, si le capitaine Ellis devait renoncer à savoir où et quand l'équipage du Franklin était tombé entre les mains de ces naturels, peut-être parviendrait-on à retrouver quelque indice du naufrage. Et il y avait d'autant plus lieu de l'espérer que huit mois ne s'étaient pas écoulés depuis que le Californian avait ramassé ce fragment de guibre au nord de l'île Melville.

Le capitaine Ellis et son équipage s'appliquèrent dès lors à fouiller les anses, les criques, les récifs de la côte, sans souci ni des fatigues ni des dangers auxquels ils s'exposaient. C'est ce qui explique la durée de cette exploration. Elle fut très longue parce qu'il importait qu'elle fût très minutieuse.

Plusieurs fois, le Dolly-Hope faillit s'anéantir sur les brisants encore mal reconnus de ces mers. Plusieurs fois aussi, il fut sur le point d'être envahi par les indigènes, dont on eut à repousser les praos, à coups de fusil lorsqu'ils étaient à distance, à coups de hache lorsqu'ils tentaient l'abordage.

Mais, ni sur les îles Melville et Bathurst, pas plus sur la Terre d'Arnheim jusqu'à l'embouchure de la Victoria, que dans le détroit de Torrès, les recherches ne donnèrent satisfaction. On ne découvrit nulle part les restes d'un naufrage, et aucune épave ne fut rencontrée.

Voilà où en était l'expédition à la date du 3 novembre. Quel parti allait prendre le capitaine Ellis? Considérait-il sa mission comme terminée — du moins en ce qui concernait le littoral australien, les îles et îlots qui en dépendent? Devait-il songer au retour, après avoir exploré les petites îles de la Sonde, dans la partie septentrionale de la mer de Timor? En un mot, avait-il conscience d'avoir fait tout ce qu'il était humainement possible de faire?

Ce brave marin hésitait, on le comprend, à se tenir quitte de sa tâche même en l'ayant poursuivie jusqu'aux rivages de l'Australie.

Un incident vint mettre un terme à ses hésitations.

Dans la matinée du 4 novembre, il se promenait avec Zach Fren à l'arrière du steamer, lorsque le maître lui montra quelques objets qui flottaient à un demi-mille du Dolly-Hope. Ce n'étaient point des morceaux de bois, des fragments de bordages ou des troncs d'arbres, mais d'énormes paquets d'herbes, sortes de sargasses jaunâtres arrachées des profondeurs sous-marines, et qui suivaient les contours de la haute terre.

«Voilà qui est singulier, fit observer Zach Fren. Que je perde mon nom, si ces herbes ne remontent pas de l'ouest et même du sud- ouest! Il y a certainement un courant qui les porte du côté du détroit?

— Oui, répondit le capitaine Ellis, et ce doit être un courant local, qui se dirige à l'est, à moins qu'il n'y ait là qu'un déplacement de marée.

— Je ne crois pas, capitaine, répondit Zach Fren, car, au petit jour — cela me revient en ce moment — j'ai déjà vu quantité de ces sargasses dérivant vers l'amont.

— Maître, vous êtes certain du fait?…

— Comme je suis certain que nous finirons par retrouver le capitaine John!

— Eh bien, si ce courant existe, reprit le capitaine Ellis, il pourrait se faire que l'épave du Franklin fût venue de l'ouest, en longeant la côte australienne.

— C'est absolument ma manière de voir, répondit Zach Fren.

— Alors nous n'avons pas à hésiter, maître. Il faut prolonger la reconnaissance de ces côtes à travers la mer de Timor jusqu'à l'extrémité de l'Australie occidentale?

— Jamais je n'en ai été plus convaincu, capitaine Ellis, puisqu'il est hors de doute qu'il y ait un courant de côte, dont la direction, très sensible, va toucher l'île Melville. À supposer que le capitaine Branican se soit perdu dans les parages de l'ouest, cela expliquerait qu'un débris de son navire ait pu être ramené dans les parages où nous l'avons repêché à bord du Californian

Le capitaine Ellis fit venir son second, et le consulta sur la convenance qu'il y aurait de continuer la navigation plus avant dans l'ouest.

Le second fut d'avis que l'existence de ce courant local exigeait qu'elle fût au moins poussée jusqu'à l'endroit où il prenait naissance.

«Poursuivons notre route à l'ouest, répondit le capitaine Ellis. Ce ne sont pas des doutes, c'est une certitude que nous devons rapporter à San-Diégo. La certitude qu'il ne reste plus rien du Franklin, s'il a péri sur la côte australienne!»

En conséquence de cette détermination, très justifiée d'ailleurs, le Dolly-Hope remonta jusqu'à l'île Timor, afin de renouveler son approvisionnement de combustible.

Après une relâche de quarante-huit heures, il redescendit vers ce promontoire de Londonderry, qui se projette à l'angle de l'Australie occidentale.

En quittant Queen's Channel, le capitaine Ellis s'appliqua à suivre d'aussi près que possible les contours du continent à partir de Turtle-Point. En cet endroit, le courant manifestait très nettement sa direction de l'ouest à l'est.

Ce n'était pas un de ces effets de marée, qui changent avec le flux et le reflux, mais un transport permanent des eaux d'aval en amont dans cette partie méridionale de la mer de Timor. Il y avait donc lieu de le remonter, en fouillant les criques et les récifs, tant que le Dolly-Hope ne se trouverait pas en face de la haute mer, sur la limite de l'océan Indien.

Arrivé à l'entrée du golfe de Cambridge, qui baigne la base du mont Cockburn, le capitaine Ellis jugea qu'il serait imprudent d'aventurer son navire au sein de ce long entonnoir, hérissé d'écueils, et dont les rives sont fréquentées par de redoutables tribus. Aussi la chaloupe à vapeur, montée par une demi-douzaine d'hommes bien armés, fut-elle mise sous les ordres de Zach Fren, afin de visiter l'intérieur de ce golfe.

«Évidemment, lui fit observer le capitaine Ellis, si John Branican est tombé au pouvoir des indigènes de cette partie du continent, il n'est pas supposable que son équipage et lui aient survécu. Mais, ce qui nous importe, c'est de savoir s'il existe encore quelques débris du Franklin, au cas où les Australiens l'auraient fait échouer dans le golfe de Cambridge…

— Ce qui ne m'étonnerait pas de la part de ces coquins!» répondit
Zach Fren.

La tâche du maître étant bien justifiée, il la remplit consciencieusement, en se tenant toujours sur le qui-vive. Il conduisit sa chaloupe jusqu'à l'île Adolphus, presque au fond du golfe; il en fit le tour, et ne découvrit rien qui l'engageât à porter plus loin ses investigations.

Le Dolly-Hope reprit alors sa route au delà du golfe de Cambridge, contourna le cap Dusséjour, et remonta vers le nord- ouest, en longeant la côte qui appartient à l'une de ces grandes divisions de l'Australie, connue sous le nom d'Australie Occidentale. Les îlots y sont nombreux, les anses s'y découpent très capricieusement. Mais, ni au cap Rhuliers, ni au promontoire de Londonderry, un résultat quelconque ne vint payer l'équipage de tant de fatigues, si courageusement acceptées.

Les fatigues et les dangers de cette navigation furent bien autrement graves, lorsque le Dolly-Hope eut doublé le promontoire de Londonderry. Sur cette côte, directement assaillie par les grandes houles de l'océan Indien, il existe peu de refuges praticables, dans lesquels un bâtiment désemparé puisse se mettre à l'abri. Or un steamer est toujours à la merci de sa machine, qui peut lui manquer, lorsque les secousses du tangage et du roulis sont dues à de violents coups de mer. À partir de ce promontoire jusqu'à la baie Collier, dans le York-Sund et dans la baie Brunswick, on ne voit qu'un entremêlement d'îlots, un labyrinthe de bas-fonds et de récifs, comparables à ceux qui fourmillent dans le détroit de Torrès. Aux caps Talbot et Bougainville, la côte se défend par un si monstrueux ressac que ses abords ne sont possibles qu'aux embarcations des indigènes, rendues presque inchavirables par le contrepoids de leurs balanciers. La baie Admiralty, ouverte entre le cap Bougainville et le cap Voltaire[7], est tellement enchevêtrée de roches, que la chaloupe à vapeur risqua plus d'une fois de se perdre. Mais rien n'arrêta l'ardeur de l'équipage, et, parmi ces hardis marins, c'était à qui se disputerait la redoutable tâche de coopérer à une si périlleuse opération.

Au delà de la baie Collier, le capitaine Ellis se lança à travers l'archipel Buccaneer. Son intention n'était pas, d'ailleurs, de dépasser le cap Lévêque, dont la pointe termine le King-Sund au nord-ouest.

Ce n'est pas qu'il y eût lieu de se préoccuper de l'état atmosphérique, lequel tendait à s'améliorer chaque jour. Pour cette partie de l'océan Indien, située dans l'hémisphère austral, les mois d'octobre et de novembre correspondent aux mois d'avril et de mai de l'hémisphère boréal. La belle saison commençait ainsi à s'établir graduellement, et la campagne aurait pu se poursuivre dans des conditions assez favorables. Mais il n'y avait pas à la prolonger indéfiniment; son point extrême serait atteint dès que ce courant littoral, qui remontait vers l'est en charriant des épaves jusqu'à l'île Melville, aurait cessé de se faire sentir.

C'est ce qui fut enfin reconnu vers la fin du mois de janvier 1883, lorsque le Dolly-Hope eut achevé — infructueusement du reste — la reconnaissance du large estuaire du King-Sund, au fond duquel vient se jeter la rivière de Fitz-Roy. La chaloupe à vapeur avait même eu à subir à l'embouchure de cet important cours d'eau une furieuse attaque des naturels. Deux hommes furent blessés dans cette rencontre, peu grièvement, il est vrai. Ce fut grâce au sang-froid du capitaine Ellis que cette dernière tentative ne dégénéra pas en désastre.

Dès que le Dolly-Hope fut sorti du King-Sund, il vint stopper à la hauteur du cap Lévêque. Le capitaine Ellis tint alors conseil avec son second et le maître d'équipage. Les cartes ayant été soigneusement examinées, il fut décidé que l'expédition prendrait fin ici même, sur la limite du dix-huitième parallèle de l'hémisphère austral. Au delà du King-Sund, la côte est franche, on n'y compte que de rares îlots, et cette portion de la Terre de Tasman, qu'elle limite sur la mer des Indes, figure encore en blanc dans les atlas de publication récente. Il n'y avait aucun intérêt à se porter plus loin vers le sud-ouest, ni à visiter les abords de l'archipel de Dampier.

En outre, il ne restait plus au Dolly-Hope qu'une faible quantité de charbon, et le mieux était de prendre route directement sur Batavia, où il pourrait refaire son plein de combustible. Puis il regagnerait le Pacifique en traversant la mer de Timor le long des îles de la Sonde. Le cap fut donc mis au nord, et bientôt le Dolly-Hope eut perdu de vue la côte australienne.

XIV

L'île Browse

L'espace compris entre la côte nord-ouest de l'Australie et la partie occidentale de la mer de Timor ne contient pas d'îles importantes. À peine les géographes y relèvent-ils quelques îlots. Ce qu'on y rencontre, ce sont principalement de ces hauts-fonds bizarres, de ces formations coralligènes, désignés par les qualifications de «banks», de «rocks», de «rifts» ou de «shoals» - - tels Lynher-Riff, Scotts-Riff, Seringapatam-Riff, Korallen-Riff, Courtier-Shoal, Rowley-Shoal, Hibernia-Shoal, Sahul-Bank, Echo- Rock, etc. La position de ces écueils est déterminée, exactement pour la plupart, approximativement pour quelques-uns. Il est même possible qu'il reste à découvrir un certain nombre de ces inquiétants récifs parmi ceux qui se trouvent à fleur d'eau. Aussi la navigation est-elle difficile et exige-t-elle une surveillance constante au milieu de ces parages où se hasardent quelquefois les bâtiments en venant de la mer des Indes.

Le temps était beau, la mer assez calme en dehors des brisants. L'excellente machine du Dolly-Hope n'avait point souffert depuis le départ de San-Diégo; ses chaudières fonctionnaient généreusement. Toutes les circonstances de temps et de mer promettaient une traversée favorable entre le cap Lévêque et l'île de Java. Mais, en réalité, c'était la route du retour. Le capitaine Ellis ne prévoyait d'autres retards que ceux des relâches dont il voulait profiter encore en explorant les petites îles de la Sonde.

Pendant les premiers jours qui suivirent le départ effectué à la hauteur du cap Lévêque, il ne se produisit aucun incident de mer. La plus sévère vigilance était imposée aux hommes de garde. Placés dans la mâture, ils devaient signaler d'aussi loin que possible ces shoals, ces riffs, dont quelques-uns émergeaient à peine de la surface des eaux.

Le 7 février, vers neuf heures du matin, l'un des matelots juchés sur les barres de misaine cria:

«Récif par bâbord devant!»

Comme ce récif n'était pas visible pour les hommes du pont, Zach Fren s'élança dans les haubans, afin de reconnaître par lui-même la position indiquée.

Lorsqu'il se fut achevalé sur les barres, le maître aperçut assez distinctement un plateau rocheux à six milles au large par la hanche de bâbord.

En réalité, ce n'était ni un rock ni un shoal, mais bien un îlot disposé en dos d'âne, qui se dessinait vers le nord-ouest. Étant donnée la distance, il était même admissible que cet îlot fût une île d'une certaine étendue, si elle se présentait alors dans le sens de sa largeur.

Quelques minutes après, Zach Fren redescendit et fit son rapport au capitaine Ellis. Celui-ci donna l'ordre de lofer d'un quart, afin de se rapprocher du dit îlot.

À l'observation de midi, lorsqu'il eut pris hauteur et fait son point, le capitaine nota sur le livre de bord que le Dolly-Hope se trouvait par 14°07' de latitude sud et 133°13' de longitude est. Ce point, ayant été rapporté sur la carte, coïncidait avec le gisement d'une certaine île, désignée sous le nom d'île Browse par les géographes modernes, et située à deux cent cinquante milles environ du York-Sund de la côte australienne.

Puisque cette île était à peu près sur sa route, le capitaine Ellis résolut d'en suivre les contours, bien qu'il n'eût pas l'intention de s'y arrêter.

Une heure plus tard, l'île Browse n'était plus qu'à un mille par le travers du Dolly-Hope. La mer, un peu houleuse, brisait avec fracas et couvrait d'une poussière d'embruns un cap allongé vers le nord-est. On ne pouvait guère juger de l'étendue de l'île, parce que le regard la prenait obliquement. En tout cas, elle se présentait sous l'apparence d'un plateau ondulé, dont aucune tumescence ne dominait la surface.

Cependant, comme il n'avait pas de temps à perdre, le capitaine Ellis, ayant un peu ralenti sa marche, allait donner au mécanicien l'ordre de se remettre en route, lorsque Zach Fren attira son attention, en disant:

«Capitaine, voyez donc… là-bas… Est-ce que ce n'est pas un mât qui se dresse sur ce cap?»

Et le maître tendait la main dans la direction du cap projeté au nord-est, et que terminait brusquement une haute arête rocheuse taillée à pic.

«Un mât?… Non!… Il me semble que ce n'est qu'un tronc d'arbre», répondit le capitaine Ellis.

Puis, prenant sa lunette, il regarda avec plus d'attention l'objet signalé par Zach Fren.

«C'est vrai, dit-il, vous ne vous trompez pas, maître!… C'est un mât, et je crois apercevoir un morceau de pavillon déloqueté par le vent… Oui!… oui!… Ce doit être un signal!…

— Alors nous ferions peut-être bien de laisser arriver… dit le maître d'équipage.

— C'est mon avis», répondit le capitaine Ellis. Et il donna ordre de porter sur l'île Browse à petite vapeur. Cet ordre fut immédiatement exécuté. Le Dolly-Hope commença à se rapprocher des récifs, qui faisaient ceinture à l'île sur environ trois cents pieds au large. La mer les battait violemment, non pas que le vent fût fort, mais parce que les courants poussaient la houle dans cette direction. Bientôt les détails de la côte apparurent nettement à l'oeil nu. Ce littoral se présentait sous un aspect sauvage, aride, désolé, sans une échappée de verdure, et montrait des trous béants de caverne, où le ressac se propageait avec des bruits de tonnerre. Par intervalles, un morceau de grève jaunâtre coupait la ligne des roches, au-dessus desquelles voltigeaient des bandes d'oiseaux de mer. De ce côté, toutefois, on ne voyait rien des épaves d'un naufrage, ni débris de mâture, ni restes de coque. Le mât planté à la pointe extrême du promontoire devait être formé d'un bout-dehors de beaupré; mais, quant à cette étamine, dont la brise agitait les lambeaux, il était impossible d'en discerner la couleur.

«Il y a là des naufragés… s'écria Zach Fren.

— Ou il y en a eu! répondit le second.

— Il n'est pas douteux, dit le capitaine Ellis, qu'un bâtiment s'est mis au plein sur cette île.

— Ce qui est non moins certain, ajouta le second, c'est que des naufragés y ont trouvé refuge, puisqu'ils ont dressé ce mât de signal, et peut-être ne l'ont-ils pas quittée, car il est rare que les navires à destination de l'Australie ou des Indes passent en vue de l'île Browse.

— Je pense que votre intention, capitaine, est de la visiter? demanda Zach Fren.

— Oui, maître, mais, jusqu'à présent, je n'ai aperçu aucun endroit où on pût l'accoster. Commençons donc par la contourner, avant de prendre une décision. Si elle est encore habitée par de malheureux naufragés, il est impossible qu'ils ne nous aperçoivent pas et ne fassent pas des signaux…

— Et si nous ne voyons personne, quelles sont vos intentions?… demanda Zach Fren.

— Nous essaierons de débarquer, dès que la chose sera praticable, répondit le capitaine Ellis. Si elle n'est pas habitée, cette île peut avoir conservé les indices d'un naufrage, et cela est d'un grand intérêt pour notre campagne.

— Et qui sait?… murmura Zach Fren.

— Qui sait?… Voulez-vous dire, maître, que le Franklin a pu se jeter sur cette île Browse, située en dehors de la route à suivre?…

— Pourquoi non, capitaine?…

— Bien que ce soit absolument invraisemblable, répondit le capitaine Ellis, nous ne devons pas nous arrêter devant une invraisemblance, et nous tenterons un débarquement!»

Ce projet, qui consistait à contourner l'île Browse, fut aussitôt mis à exécution. En se tenant par prudence à une encablure des récifs, le Dolly-Hope ne tarda pas à doubler les diverses pointes que l'île projetait vers le nord. L'aspect du littoral ne variait pas — roches rangées comme si elles eussent cristallisé sous une forme presque identique, accores rudement battus de la houle, écueils couverts d'embruns, et qui rendaient l'atterrissage impraticable. En arrière-plan, quelques bouquets de cocotiers rabougris dominant un plateau rocailleux, où n'apparaissait aucune trace de culture. D'habitants, personne. D'habitations, néant. Pas une chaloupe, pas un canot de pêche. Mer déserte, île aussi. De nombreuses bandes de mouettes, s'enfuyant d'une pointe à l'autre, animaient seules cette morne solitude.

Si ce n'était pas là l'île souhaitée des naufragés, où les besoins de l'existence sont assurés, du moins avait-elle pu offrir refuge aux survivants d'un naufrage.

L'île Browse mesure environ six à sept milles de circonférence: c'est ce qui fut constaté, lorsque le Dolly-Hope eut relevé ses contours du sud. En vain l'équipage cherchait-il à distinguer l'entrée d'un port, ou, à défaut de port, une crique ménagée au milieu des roches, entre lesquelles le steamer eût pu se mettre à l'abri au moins pendant quelques heures. Il fut bientôt démontré qu'un débarquement ne pourrait s'effectuer qu'en employant les embarcations du bord, et encore fallait-il trouver une passe qui leur permît d'atterrir.

Il était une heure après midi, lorsque le Dolly-Hope se trouva sous le vent de l'île. Comme la brise soufflait alors du nord- ouest, la houle battait moins violemment le pied des roches. En cet endroit, la côte, décrivant une large concavité, formait une sorte de vaste rade foraine, où un bâtiment pourrait mouiller sans imprudence, tant que l'aire du vent ne serait pas modifiée. Il fut aussitôt décidé que le Dolly-Hope se tiendrait là, sinon à l'ancre, du moins sous petite vitesse, tandis que sa chaloupe à vapeur irait à terre. Restait à reconnaître l'endroit où les hommes seraient à même de prendre pied entre ces récifs, que blanchissait la longue écume du ressac.

En fouillant la grève du bout de sa lunette, le capitaine Ellis finit par découvrir une dépression du plateau, une sorte de coupure, évidée dans le massif de l'île, et par laquelle un ruisseau se déversait dans la mer.

Lorsqu'il eut regardé à son tour, Zach Fren affirma qu'un débarquement pourrait s'effectuer au pied de cette coupure. La côte semblait y être moins accore, et son profil se rompait par un angle assez aigu. On voyait aussi une étroite passe, ménagée à travers le récif, et sur laquelle la mer ne brisait pas.

Le capitaine Ellis commanda d'armer la chaloupe à vapeur qu'une demi-heure suffisait à mettre en état de marcher. Il s'y embarqua avec Zach Fren, un homme de barre, un homme de gaffe, le chauffeur et le mécanicien. Par prudence, deux fusils, deux haches et quelques revolvers furent mis à bord. Pendant l'absence du capitaine, le second devait évoluer avec le Dolly-Hope dans cette rade foraine, et donner attention à tous les signaux qui pourraient être faits.

À une heure et demie, l'embarcation déborda, se dirigea vers le rivage distant d'un bon mille, et s'engagea à travers la passe, tandis que des milliers de mouettes assourdissaient l'espace de leurs cris stridents. Quelques minutes plus tard, elle vint s'échouer doucement sur une grève sablonneuse, percée çà et là d'arêtes vives. Le capitaine Ellis, Zach Fren et les deux matelots débarquèrent aussitôt, laissant le mécanicien et le chauffeur de garde à la chaloupe, qui devait être maintenue en pression. Remontant alors la coupure par laquelle le ruisseau s'écoulait à la mer, tous quatre atteignirent la crête du plateau.

À quelque cents mètres de distance se dressait une sorte de morne rocheux, de forme bizarre, dont le sommet dominait la grève d'une trentaine de yards.

Le capitaine Ellis et ses compagnons se dirigèrent immédiatement vers ce morne, ils le gravirent non sans difficulté, et, observée de cette hauteur, l'île apparut dans toute son étendue.

Ce n'était, en réalité, qu'un massif ovale, ressemblant à une carapace de tortue, dont le promontoire aurait figuré la queue. Un peu de terre végétale recouvrait par endroits ce massif, qui n'était pas de formation madréporique, tels que les attolons de la Malaisie ou les groupes coralligènes du détroit de Torrès. Çà et là, des morceaux de verdure apparaissaient entre le granit; mais il y avait plus de mousses que d'herbes, plus de pierres que de racines, plus de broussailles que d'arbrisseaux. D'où sortait ce creek, dont le lit, visible sur une partie de son cours, sinuait à travers les pentes du plateau? S'alimentait-il à quelque source intérieure? C'est ce qu'il eût été malaisé de reconnaître, bien que la vue s'étendît jusqu'au mât de signal.

De la crête du morne, le capitaine Ellis et ses hommes regardèrent en toutes directions. Aucune fumée ne se déroulait dans l'air, aucun être humain ne se montrait. Il s'ensuivait dès lors que, si l'île Browse avait été habitée — et nul doute à cela — il était peu probable qu'elle le fût actuellement.

«Triste abri pour des naufragés! dit alors le capitaine Ellis. Si leur séjour s'y est prolongé longtemps, je me demande comment ils ont pu y vivre!

— Oui… répondit Zach Fren, ce n'est qu'un plateau presque nu. Çà et là, un maigre bouquet d'arbres… C'est à peine si la roche y est recouverte de terre végétale… Mais enfin, il ne faut pas être difficile quand on a fait naufrage!… Un morceau de roche sous le pied, ça vaut toujours mieux qu'un trou avec de l'eau par- dessus la tête!

— Au premier moment, oui! dit le capitaine Ellis, mais après!…

— D'ailleurs, fit observer Zach Fren, il est possible que les naufragés qui s'étaient réfugiés sur cette île aient été promptement recueillis par quelque bâtiment…

— Comme il est également possible, maître, qu'ils aient succombé aux privations…

— Et qui vous le fait penser, capitaine?

— C'est que, s'ils avaient pu quitter l'île d'une façon ou d'une autre, ils auraient pris la précaution d'abattre ce mât de signal. Il est à craindre que le dernier de ces malheureux ne soit mort avant d'avoir pu être secouru. Au surplus, dirigeons-nous vers ce mât. Peut-être trouverons-nous là quelque indice sur la nationalité du navire qui s'est perdu dans ces parages.»

Le capitaine Ellis, Zach Fren et les deux matelots redescendirent les talus du morne, et marchèrent vers le promontoire qui se projetait dans la direction du nord. Mais, à peine avaient-ils avancé que l'un des hommes s'arrêtait, pour ramasser un objet que son pied venait de heurter.

«Tiens, qu'est-ce que cela?… dit-il.

— Donne!» répondit Zach Fren.

C'était une lame de coutelas, du genre de ceux que les marins portent à leur ceinture, engainé dans un fourreau de cuir. Brisée au ras du manche, tout ébréchée, cette lame avait été jetée sans doute comme étant hors d'usage.

«Eh bien, maître?… demanda le capitaine Ellis.

— Je cherche quelque marque qui indique la provenance de cette lame», répondit Zach Fren.

Il était à croire, en effet, qu'elle portait une marque de fabrication. Mais elle était tellement oxydée qu'il fallut d'abord en gratter l'épaisse rouille.

C'est ce que fit Zach Fren, et il put alors, non sans un peu de difficulté, déchiffrer ces mots gravés sur l'acier: Sheffield England.

Ainsi ce coutelas était d'origine anglaise. Mais, affirmer de là que les naufragés de l'île Browse étaient anglais, c'eût été se montrer trop affirmatif. Pourquoi cet ustensile n'aurait il pas appartenu à un matelot d'une nationalité différente, puisque les produits de la manufacture de Sheffield sont répandus dans le monde entier? Si l'on trouvait d'autres objets, cette hypothèse pourrait se changer en certitude.

Le capitaine Ellis et ses compagnons continuèrent à se diriger vers le promontoire. Sur ce sol, que ne sillonnait aucun sentier, la marche fut assez pénible. En admettant qu'il eût été foulé par le pied des hommes, cela remontait à une époque difficile à déterminer, puisque toute empreinte avait disparu sous l'herbe et les mousses.

Après un parcours de deux milles environ, le capitaine Ellis s'arrêta près d'un bouquet de cocotiers, de pauvre venue, et dont les noix, tombées il y avait longtemps, n'étaient plus que poussière et pourriture.

Jusqu'alors, aucun autre objet n'avait été recueilli; mais, à quelques pas du bouquet d'arbres, sur la pente d'un léger vallonnement, il fut facile de reconnaître quelques traces de culture au milieu du fouillis clairsemé de broussailles. Ce qui en restait, c'étaient des ignames et des patates paraissant revenues à l'état sauvage. Une pioche gisait sous d'épaisses ronces, où l'un des matelots la découvrit par hasard. Il semblait bien qu'elle dût avoir été fabriquée en Amérique, d'après l'emmanchement de son fer, qui était profondément rongé par la rouille.

«Qu'en pensez-vous, capitaine Ellis? demanda le maître d'équipage.

— Je pense qu'il n'y a pas lieu, pour l'instant, de nous prononcer à ce sujet, répondit le capitaine Ellis.

— Alors poussons plus avant», répliqua Zach Fren, en faisant signe aux hommes de le suivre.

Ayant descendu les pentes du plateau, ils arrivèrent sur la bordure à laquelle se rattachait le promontoire du nord. En cet endroit, se creusait une étroite sinuosité, entaillant la crête, qui permettait de descendre sans trop de peine au niveau d'une petite grève sablonneuse. Cette grève, mesurant un acre environ, était encadrée de roches d'un beau ton roux que les coups du ressac balayaient sans relâche.

Sur ce sable étaient épars de nombreux objets, indiquant que des êtres humains avaient fait un séjour prolongé en ce point de l'île — morceaux de verre ou de faïence, débris de grès, chevilles de fer, boîtes de conserves dont la provenance américaine n'était pas douteuse cette fois; puis, d'autres ustensiles à l'usage de la marine, quelques fragments de chaînes, des anneaux rompus, des bouts de gréement en fer galvanisé, une patte de grappin, plusieurs réas de poulie, un organeau faussé, une bringuebale de pompe, des débris d'espars et de dromes, des plaques de tôle arrachées d'une pièce à eau, sur l'origine desquels des marins de la Californie ne pouvaient guère se tromper.

«Ce n'est point un navire anglais qui s'est mis au plein sur cette île, dit le capitaine Ellis, c'est un navire des États-Unis…

— Et l'on pourrait même affirmer qu'il a été construit dans un de nos ports du Pacifique!» répondit Zach Fren, dont l'opinion fut partagée par les deux matelots.

Toutefois, rien jusqu'ici ne permettait de croire que ce navire eût été le Franklin.

En tout cas, une question se posait: ce bâtiment, quel qu'il fût, avait-il donc sombré en mer, puisqu'on ne retrouvait ni les couples ni les bordages de sa coque? Était-ce à bord de ses embarcations que l'équipage avait pu se réfugier sur l'île Browse?

Non! et le capitaine Ellis acquit bientôt la preuve matérielle que le naufrage avait eu lieu sur ces récifs.

À une encablure environ de la grève, au milieu d'un amoncellement de roches aiguës et d'écueils à fleur d'eau, apparut ce lamentable enchevêtrement d'un bâtiment qui s'est jeté à la côte, alors que la mer est démontée, que les lames se précipitent avec la violence d'un mascaret, et qu'en un instant, bois ou fer, tout est démembré, démoli, dispersé, fracassé, emporté par le ressac jusque par-dessus les écueils.

Le capitaine Ellis, Zach Fren, les deux matelots regardaient, non sans une émotion profonde, ce que les roches gardaient encore d'un tel désastre. De la coque de ce navire, il ne restait que des courbes déformées, des bordages déchiquetés et hérissés de chevilles rompues, des barreaux faussés, un morceau de safre du gouvernail, plusieurs virures du pont, mais rien de l'acastillage extérieur, rien de la mâture, soit qu'elle eût été coupée en mer, soit que, depuis l'échouage du bâtiment, on l'eût employée aux besoins de l'installation sur l'île. Il n'y avait pas une pièce de la membrure qui fût intacte, pas une pièce de la quille qui fût entière. Au milieu de ces rochers aux arêtes coupantes, disposés comme des chevaux de frise, on s'expliquait que ce navire eût été broyé à ce point que ses débris n'eussent pu être utilisés.

«Cherchons, dit le capitaine Ellis, et peut-être trouverons-nous un nom, une lettre, une marque, qui permette de reconnaître la nationalité de ce bâtiment…

— Oui! et fasse Dieu que ce ne soit point le Franklin qui ait été réduit à un pareil état!» répondit Zach Fren.

Mais existait-il cet indice que réclamait le capitaine? En admettant même que le ressac eût respecté un morceau du tableau d'arrière ou des pavois de l'avant, sur lequel s'inscrit ordinairement le nom des navires, est-ce que les intempéries du ciel, les embruns de la mer, ne devaient pas l'avoir effacé?

D'ailleurs, rien ne se rencontra ni des pavois ni du tableau. Les recherches demeurèrent infructueuses, et, si quelques-uns des objets ramassés sur la grève étaient de fabrication américaine, on ne pouvait affirmer qu'ils eussent appartenu au Franklin.

Mais, en admettant que des naufragés eussent trouvé refuge sur l'île Browse — et le mât de signal, dressé à l'extrémité du promontoire, le prouvait péremptoirement — et que, pendant un temps dont on ne pouvait évaluer la durée, ils eussent vécu sur cette île, ils avaient certainement dû chercher abri au fond d'une grotte, probablement dans le voisinage de la grève, afin de pouvoir utiliser les débris accumulés entre les roches.

L'un des matelots ne tarda pas à découvrir la grotte, qui avait été occupée par les survivants du naufrage. Elle était creusée dans une énorme masse granitique, à l'angle formé par le plateau et la grève.

Le capitaine Ellis et Zach Fren se hâtèrent de rejoindre le matelot qui les appelait. Peut-être cette grotte renfermait-elle le secret du sinistre?… Peut-être révélerait-elle le nom du bâtiment?…

On ne pouvait y pénétrer que par une étroite ouverture très surbaissée, près de laquelle se voyaient les cendres d'un foyer extérieur, dont la fumée avait noirci la paroi rocheuse.

À l'intérieur, haute d'environ dix pieds sur vingt de profondeur et quinze de large, cette grotte était suffisante pour servir de logement à une douzaine de personnes. Pour tout mobilier, une litière d'herbes sèches, recouverte d'une voile en lambeaux, un banc fabriqué avec des morceaux de bordage, deux escabeaux de même nature, une table boiteuse qui provenait du navire — probablement la table du carré. En fait d'ustensiles, quelques assiettes et quelques plats en fer battu, trois fourchettes, deux cuillers, un couteau, trois gobelets de métal, le tout mangé de rouille. Dans un coin, un baril, placé sur champ, qui devait servir à la provision d'eau fournie par le creek. Sur la table, une lampe de bord, bossuée et oxydée, qui était hors d'usage. Çà et là, divers objets de cuisine, plusieurs vêtements en loques, jetés sur la litière d'herbes.

«Les malheureux! s'écria Zach Fren, à quel dénuement ils ont été réduits pendant leur séjour sur cette île!

— Ils n'avaient à peu près rien sauvé du matériel de leur bâtiment, répondit le capitaine Ellis, et cela démontre avec quelle violence il s'est mis à la côte! Tout ayant été brisé, tout! comment ces pauvres gens ont-ils pourvu à leur nourriture?… Sans doute un peu de graines qu'ils auront semées, de la viande salée, des conserves dont ils auront vidé jusqu'à la dernière boîte!… Mais quelle existence, et ce qu'ils ont dû souffrir!»

Oui! et, en y ajoutant les ressources que leur procurait la pêche, c'est bien ainsi que ces naufragés avaient dû subvenir à leurs besoins. Quant à dire s'ils étaient encore sur l'île, il semblait que cette question était résolue négativement. Du reste, s'ils avaient succombé, il était probable que l'on trouverait les restes de celui qui était mort le dernier… Cependant, de minutieuses recherches, faites à l'intérieur et en dehors de la grotte, ne donnèrent aucun résultat.

«Cela me porterait à croire, fit observer Zach Fren, que ces naufragés ont pu être rapatriés?…

— Et comment? répondit le capitaine Ellis. Est-ce qu'ils auraient été en état de construire, avec les débris de leur bâtiment, une embarcation assez grande pour tenir la mer?…

— Non, capitaine, et ils n'avaient pas même de quoi construire un canot. Je croirais plus volontiers que leurs signaux auront été aperçus de quelque navire…

— Et moi, je ne puis accepter ce fait, maître.

— Et pourquoi, capitaine?

— Parce que, si un navire les eût recueillis, cette nouvelle se fût répandue dans le monde entier, à moins que ce navire n'eût ultérieurement péri corps et biens — ce qui n'est guère croyable. J'écarte donc l'hypothèse que les naufragés de l'île Browse aient été sauvés dans ces conditions.

— Soit! dit Zach Fren, qui ne se rendait pas aisément. Mais, s'il leur était impossible de construire une chaloupe, rien ne prouve que toutes les embarcations du bord eussent péri dans le naufrage, et en ce cas…

— Eh bien, même en ce cas, répondit le capitaine Ellis, puisqu'on n'a point entendu dire qu'un équipage disparu ait été recueilli, depuis quelques années, dans les parages de l'Australie occidentale, je penserais que l'embarcation a dû sombrer pendant cette traversée de plusieurs centaines de milles entre l'île Browse et la côte australienne!»

Il eût été difficile de répondre à ce raisonnement. Zach Fren le comprit bien; mais, ne voulant pas renoncer à savoir ce qu'étaient devenus les naufragés:

«Maintenant, capitaine, demanda-t-il, je pense que votre intention est de visiter les autres parties de l'île?

— Oui… par acquit de conscience, répondit le capitaine Ellis. Et d'abord, allons abattre ce mât de signal, afin que des navires ne se dérangent pas de leur route, puisqu'il n'y a plus un homme à sauver ici!»

Le capitaine, Zach Fren et les deux matelots, après être sortis de la grotte, explorèrent une dernière fois la grève. Puis, ayant remonté par la coupure sur le plateau, ils se dirigèrent vers l'extrémité du promontoire.

Ils eurent à contourner une profonde excavation, sorte d'étang pierreux dans lequel s'amassaient les eaux pluviales, et reprirent ensuite leur première direction.

Soudain le capitaine Ellis s'arrêta.

En cet endroit, le sol présentait quatre renflements, parallèles les uns aux autres. Probablement, cette disposition n'aurait pas attiré l'attention, si de petites croix de bois, à demi pourries, n'eussent signalé ces renflements. C'étaient des tombes. Là était le cimetière des naufragés.

«Enfin, s'écria le capitaine Ellis, peut-être allons-nous pouvoir apprendre?…»

Ce n'était point manquer de ce respect dû aux morts que de fouiller ces tombes, d'en exhumer les corps qu'elles renfermaient, de reconnaître l'état dans lequel ils étaient réduits, de chercher là un indice réel de leur nationalité.

Les deux matelots se mirent à l'oeuvre, et, creusant la terre avec leurs couteaux, ils la rejetèrent de chaque côté. Mais nombre d'années déjà s'étaient écoulées depuis que ces cadavres avaient été ensevelis à cette place, car le sol ne renfermait que des ossements. Le capitaine Ellis les fit alors recouvrir, et les croix furent replacées sur les tombes.

Il s'en fallait beaucoup que les questions relatives à ce naufrage fussent résolues. Si quatre créatures humaines avaient été ensevelies en cet endroit, qu'était devenu celui qui leur avait rendu les derniers devoirs? Et lui-même, lorsque la mort l'avait frappé à son tour, où était-il tombé, et ne retrouverait-on pas son squelette abandonné sur un autre point de l'île?

Le capitaine Ellis ne l'espérait pas.

«Ne parviendrons-nous pas, s'écria-t-il, à connaître le nom du navire qui s'est perdu sur l'île Browse!… Rentrerons-nous à San- Diégo, sans avoir découvert les débris du Franklin, sans savoir ce que sont devenus John Branican et son équipage?…

— Pourquoi ce navire ne serait-il pas le Franklin? dit un des matelots.

— Et pourquoi serait-ce lui?» répondit Zach Fren.

Rien, en effet, ne permettait d'affirmer que c'était le Franklin dont les débris couvraient les récifs de l'île Browse, et il semblait que cette seconde expédition du Dolly-Hope ne devait pas réussir mieux que la première. Le capitaine Ellis était resté silencieux, les regards baissés vers ce sol, où de pauvres naufragés n'avaient trouvé qu'avec la fin de leur vie la fin de leurs misères! Étaient-ce des compatriotes, des Américains comme lui?… Étaient-ce ceux que le Dolly-Hope était venu chercher?…

«Au mât de signal!» dit-il.

Zach Fren et ses hommes l'accompagnèrent, pendant qu'il suivait la longue pente rocailleuse, par laquelle le promontoire se raccordait au massif de l'île.

Le demi-mille qui les séparait du mât, vingt minutes furent employées à le franchir, car le sol était encombré de ronces et de pierres.

Lorsque le capitaine Ellis et ses compagnons eurent fait halte près du mât, ils virent qu'il était profondément engagé par le pied dans une excavation rocheuse — ce qui expliquait qu'il eût pu résister à de longues et rudes tourmentes. Ainsi que cela avait été déjà reconnu à l'aide de la lunette, ce mât — un bout-dehors de beaupré — provenait des débris du navire.

Quant au chiffon, cloué à sa pointe, ce n'était qu'un morceau de toile à voile, effiloché par les brises, sans aucun indice de nationalité.

Sur l'ordre du capitaine Ellis, les deux matelots se préparaient à abattre le mât, lorsque Zach Fren s'écria:

«Capitaine… là… voyez!…

— Cette cloche!»

Sur un bâti assez solide encore, il y avait une cloche, dont la poignée de métal était rongée de rouille. Ainsi les naufragés ne s'étaient pas contentés de dresser ce mât de signal et d'y attacher ce pavillon. Ils avaient transporté en cet endroit la cloche du bord, espérant qu'elle pourrait être entendue d'un bâtiment qui passerait en vue de l'île… Mais cette cloche ne portait-elle pas le nom du navire auquel elle appartenait, suivant l'usage à peu près commun à toutes les marines? Le capitaine Ellis se dirigeait vers le bâti, lorsqu'il s'arrêta. Au pied de ce bâti gisaient les restes d'un squelette, ou, pour mieux dire, un amas d'ossements tombés sur le sol, auxquels n'adhéraient plus que quelques haillons. Ils étaient donc au nombre de cinq les survivants qui avaient trouvé refuge sur l'île Browse. Quatre étaient morts, et le cinquième était resté seul… Puis, un jour, il avait quitté la grotte, il s'était traîné jusqu'à l'extrémité du promontoire, il avait sonné cette cloche, pour se faire entendre d'un navire au large… et il était tombé à cette place pour ne plus se relever… Après avoir donné ordre aux deux matelots de creuser une tombe pour y enfermer ces ossements, le capitaine Ellis fit signe à Zach Fren de le suivre pour examiner la cloche…

Sur le bronze, il y avait ce nom et ce chiffre, gravés en creux, très lisibles encore:

FRANKLIN 1875

XV

Épave vivante

Tandis que le Dolly-Hope poursuivait sa seconde campagne à travers la mer de Timor et l'achevait dans les conditions que l'on sait, Mrs. Branican, ses amis, les familles de l'équipage disparu, avaient passé par toutes les angoisses de l'attente. Que d'espérances s'étaient rattachées à ce morceau de bois recueilli par le Californian et qui appartenait sans conteste au Franklin! Le capitaine Ellis parviendrait-il à découvrir les débris du navire sur une des îles de cette mer ou sur quelque point du littoral australien? Retrouverait-il John Branican, Harry Felton, les douze matelots embarqués sous leurs ordres? Ramènerait-il enfin à San-Diégo un ou plusieurs des survivants de cette catastrophe?

Deux lettres du capitaine Ellis étaient arrivées depuis le départ du Dolly-Hope. La première faisait connaître l'inutile résultat de l'exploration parmi les passes du détroit de Torrès et jusqu'à l'extrémité de la mer d'Arafoura. La seconde apprenait que les îles Melville et Bathurst avaient été visitées, sans qu'on eût trouvé trace du Franklin. Ainsi Mrs. Branican était avisée que les recherches allaient être portées, en suivant la mer de Timor, jusqu'à la partie occidentale de l'Australie, au milieu des divers archipels qui confinent à la Terre de Tasman. Le Dolly-Hope reviendrait alors, après avoir fouillé les petites îles de la Sonde, et lorsqu'il aurait perdu tout espoir de recueillir un dernier indice.

À la suite de cette dernière lettre, les correspondances avaient été interrompues. Plusieurs mois s'écoulèrent, et maintenant on attendait d'un jour à l'autre que le Dolly-Hope fût signalé par les sémaphores de San-Diégo.

Cependant l'année 1882 avait pris fin, et, bien que Mrs. Branican n'eût plus reçu de nouvelles du capitaine Ellis, il n'y avait pas lieu d'en être surpris; les communications postales sont lentes et irrégulières à travers l'océan Pacifique. En fait, on n'avait aucune raison d'être inquiet sur le compte du Dolly-Hope, tout en étant impatient de le revoir.

Fin février, pourtant, M. William Andrew commençait à trouver que l'expédition du Dolly-Hope se prolongeait outre mesure. Chaque jour, un certain nombre de personnes se rendaient à la pointe Island, dans l'espoir que le navire serait aperçu au large. D'aussi loin qu'il se montrerait, et sans qu'il eût besoin d'envoyer son numéro, les marins de San-Diégo sauraient le reconnaître rien qu'à son allure — comme on reconnaît un Français d'un Allemand, et même un Anglais d'un Américain.

Le Dolly-Hope apparut enfin dans la matinée du 27 mars, à neuf milles au large, marchant à toute vapeur, sous une fraîche brise de nord-ouest. Avant une heure, il aurait franchi le goulet et pris son poste de mouillage à l'intérieur de la baie de San-Diégo.

Ce bruit s'étant répandu à travers la ville, la population se massa partie sur les quais, partie à la pointe Island et à la pointe Loma.

Mrs. Branican, M. William Andrew, joints à quelques amis, ayant hâte d'entrer en communication avec le Dolly-Hope, s'embarquèrent sur un remorqueur pour se porter au-devant de lui. La foule était dominée par on ne sait quelle inquiétude, et, lorsque le remorqueur rangea le dernier wharf pour sortir du port, il n'y eut pas un cri. Il semblait que si le capitaine Ellis eût réussi dans cette seconde campagne, la nouvelle en aurait déjà dû courir le monde entier.

Vingt minutes plus tard, Mrs. Branican, M. William Andrew et leurs compagnons accostaient le Dolly-Hope.

Encore quelques instants, et chacun connaissait le résultat de l'expédition. C'était à la limite ouest de la mer de Timor, sur l'île Browse, que s'était perdu le Franklin… C'était là qu'avaient trouvé refuge les survivants du naufrage… C'est là qu'ils étaient morts!

«Tous?… dit Mrs. Branican.

— Tous!» répondit le capitaine Ellis.

La consternation était générale, lorsque le Dolly-Hope vint mouiller au milieu de la baie, son pavillon en berne, signe de deuil — le deuil des naufragés du Franklin. Le Dolly-Hope, parti de San-Diégo le 3 avril 1882, y revenait le 27 mars 1883. Sa campagne avait duré près de douze mois — campagne au cours de laquelle les dévouements ne fléchirent jamais. Mais elle n'avait eu d'autre résultat que de détruire jusqu'aux dernières espérances. Pendant les quelques instants que Mrs. Branican et M. William Andrew étaient restés à bord, le capitaine Ellis avait pu sommairement leur faire connaître les faits relatifs au naufrage du Franklin sur les récifs de l'île Browse. Bien qu'elle eût appris qu'il n'existait aucun doute à l'égard du capitaine John et de ses compagnons, Mrs. Branican n'avait rien perdu de son attitude habituelle. Pas une larme ne s'était échappée de ses yeux. Elle n'avait articulé aucune question. Puisque les débris du Franklin avaient été retrouvés sur cette île, puisqu'il ne restait plus un seul des naufragés qui s'y étaient réfugiés, qu'aurait-elle eu à demander de plus en ce moment? Le récit de l'expédition, on le lui communiquerait plus tard. Aussi, après avoir tendu la main au capitaine Ellis et à Zach Fren, elle était allée s'asseoir à l'arrière du Dolly-Hope, concentrée en elle-même et, malgré tant de preuves irréfragables, ne se résignant pas à désespérer encore, «ne se sentant pas veuve de John Branican»!

Aussitôt que le Dolly-Hope eut jeté l'ancre dans la baie, Dolly revenant sur l'avant de la dunette, pria M. William Andrew, le capitaine Ellis et Zach Fren, de vouloir bien se rendre le jour même à Prospect-House. Elle les attendrait dans l'après-midi, afin d'apprendre par le détail tout ce qui avait été tenté pendant cette exploration à travers le détroit de Torrès, la mer d'Arafoura et la mer de Timor.

Une embarcation mit à terre Mrs. Branican. La foule s'écarta respectueusement, tandis qu'elle traversait le quai, et elle se dirigea vers le haut quartier de San-Diégo.

Un peu avant trois heures, le même jour, M. William Andrew, le capitaine Ellis et le maître se présentèrent au chalet, où ils furent immédiatement reçus, puis introduits dans le salon du rez- de-chaussée, où se trouvait Mrs. Branican.

Lorsqu'ils eurent pris place autour d'une table, sur laquelle était déployée une carte des mers de l'Australie septentrionale:

«Capitaine Ellis, dit Dolly, voulez-vous me faire le récit de votre campagne?»

Et alors, le capitaine Ellis parla comme s'il avait eu sous les yeux son livre de bord, n'omettant aucune particularité, n'oubliant aucun incident, s'adressant quelquefois à Zach Fren pour confirmer son dire. Il raconta même par le menu les explorations opérées dans le détroit de Torrès, dans la mer d'Arafoura, aux îles Melville et Bathurst, entre les archipels de la Terre de Tasman, bien que ce fût au moins inutile. Mais Mrs. Branican y prenait intérêt, écoutant en silence, et fixant sur le capitaine un regard que ses paupières ne voilèrent pas un seul instant.

Lorsque le récit fut arrivé aux épisodes de l'île Browse, il dut relater heure par heure, minute par minute, tout ce qui s'était passé depuis que le Dolly-Hope avait aperçu le mât de signal dressé sur le promontoire. Mrs. Branican, toujours immobile, avec un léger tremblement des mains, revoyait en son imagination ces divers incidents comme s'ils eussent été reproduits devant ses yeux: le débarquement du capitaine Ellis et de ses hommes à l'embouchure du creek, l'ascension du morne, la lame de coutelas ramassée sur le sol, les traces de culture, la pioche abandonnée, la grève où s'étaient accumulés les débris du naufrage, les restes informes du Franklin parmi cet amoncellement de roches, où il n'avait pu être jeté que par la plus violente des tempêtes, la grotte que les survivants avaient habitée, la découverte des quatre tombes, le squelette du dernier de ces malheureux, au pied du mât de signal, près de la cloche d'alarme… À ce moment, Dolly se releva, comme si elle eût entendu les sons de cette cloche au milieu des solitudes de Prospect-House…

Le capitaine Ellis, tirant de sa poche un médaillon, terni par l'humidité, le lui présenta.

C'était le portrait de Dolly — un médaillon photographique à demi effacé qu'elle avait remis à John au départ du Franklin, et que des recherches subséquentes avaient fait retrouver dans un coin obscur de la grotte.

Et, si ce médaillon témoignait que le capitaine John était au nombre des cinq naufragés ayant trouvé refuge sur l'île, n'en fallait-il pas conclure qu'il était de ceux qui avaient succombé aux longues misères du dénuement et de l'abandon?…

La carte des mers australiennes était déployée sur la table — cette carte devant laquelle, pendant sept ans, Dolly avait tant de fois évoqué le souvenir de John. Elle demanda au capitaine de lui montrer l'île Browse, ce point à peine perceptible, perdu dans les parages que battent les typhons de l'océan Indien.

«Et, en y arrivant quelques années plus tôt, ajouta le capitaine Ellis, peut-être eût-on trouvé encore vivants… John… ses compagnons…

— Oui, peut-être, murmura M. William Andrew, et c'était là qu'il eût fallu conduire le Dolly-Hope à sa première campagne!… Mais qui aurait jamais pensé que le Franklin fût allé se perdre sur une île de l'océan Indien?…

— On ne le pouvait pas, répondit le capitaine Ellis, d'après la route qu'il devait suivre, et qu'il a effectivement suivie, puisque le Franklin a été vu au sud de l'île Célèbes!… Le capitaine John, n'étant plus maître de son bâtiment, aura été entraîné à travers les détroits de la Sonde dans la mer de Timor et poussé jusqu'à l'île Browse?

— Oui, et il n'est pas douteux que les choses se soient passées ainsi! répondit Zach Fren.

— Capitaine Ellis, dit alors Mrs. Branican, en cherchant le Franklin dans les mers de la Malaisie, vous avez agi comme vous deviez agir… Mais c'est à l'île Browse qu'il aurait fallu aller d'abord!… Oui!… c'était là!»

Puis, prenant part à la conversation, et voulant en quelque sorte appuyer sur des chiffres certains sa ténacité à conserver une dernière lueur d'espoir:

«À bord du Franklin, dit-elle, il y avait le capitaine John, le second, Harry Felton, et douze matelots. Vous avez retrouvé sur l'île les restes des quatre hommes, qui avaient été enterrés, et le dernier mort au pied du mât de signal. Que pensez-vous que soient devenus les neuf autres?

— Nous l'ignorons, répondit le capitaine Ellis.

— Je le sais, reprit Mrs. Branican, en insistant, mais je vous demande: Que pensez-vous qu'ils aient pu devenir?

— Peut-être ont-ils péri pendant que le Franklin se fracassait sur les récifs de l'île.

— Vous admettez donc qu'ils n'ont été que cinq à survivre au naufrage?…

— C'est malheureusement l'explication la plus plausible! ajouta
M. William Andrew.

— Ce n'est pas mon avis, répondit Mrs. Branican. Pourquoi John, Felton et les douze hommes de l'équipage n'auraient-ils pas atteint l'île Browse sains et saufs?… Pourquoi neuf d'entre eux ne seraient-ils pas parvenus à la quitter?…

— Et comment, mistress Branican? répondit vivement le capitaine
Ellis.

— Mais en s'embarquant sur une chaloupe construite avec les débris de leur navire…

— Mistress Branican, reprit le capitaine Ellis, Zach Fren vous l'affirmera aussi bien que moi, dans l'état où étaient ces débris, il nous a paru que c'était impossible!

— Mais… un de leurs canots…

— Les canots du Franklin, en admettant qu'ils n'eussent pas été brisés, n'auraient pu s'aventurer dans une traversée jusqu'à la côte australienne ou aux îles de la Sonde.

— Et, d'ailleurs, fit observer M. William Andrew, si neuf des naufragés ont pu quitter l'île, pourquoi les cinq autres y seraient-ils restés?

— J'ajoute, reprit le capitaine Ellis, que, s'ils ont eu une embarcation quelconque à leur disposition, ceux qui sont partis ont péri en mer, ou ils ont été victimes des indigènes australiens, puisqu'ils n'ont jamais reparu!»

Alors Mrs. Branican, sans laisser voir aucun signe de faiblesse, s'adressant au maître:

«Zach Fren, dit-elle, vous pensez de tout cela ce qu'en pense le capitaine Ellis?

— Je pense… répondit Zach Fren en secouant la tête, je pense que, si les choses ont pu être ainsi… il est très possible qu'elles aient pu être autrement!

— Aussi, répondit Mrs. Branican, mon avis est-il que nous n'avons pas de certitude absolue sur ce que sont devenus les neuf hommes dont on n'a pas retrouvé les restes sur l'île. Quant à vous et à votre équipage, capitaine Ellis, vous avez fait tout ce qu'on pouvait demander au plus intrépide dévouement.

— J'aurais voulu mieux réussir, mistress Branican!

— Nous allons nous retirer, ma chère Dolly, dit M. William
Andrew, estimant que cet entretien avait assez duré.

— Oui, mon ami, répondit Mrs. Branican. J'ai besoin d'être seule… Mais, toutes les fois que le capitaine Ellis voudra venir à Prospect-House, je serai heureuse de reparler avec lui de John, de ses compagnons…

— Je serai toujours à votre disposition, mistress Branican, répondit le capitaine.

— Et vous aussi, Zach Fren, ajouta Mrs. Branican, n'oubliez pas que ma maison est la vôtre.

— La mienne?… répondit le maître. Mais que deviendra le Dolly-
Hope
?…

— Le Dolly-Hope? dit Mrs. Branican, comme si cette demande lui eut paru inutile.

— Votre avis n'est-il pas, ma chère Dolly, fit observer M. William Andrew, que, s'il se présente une occasion de le vendre…

— Le vendre, répondit vivement Mrs. Branican, le vendre?… Non, monsieur Andrew, jamais!»

Mrs. Branican et Zach Fren avaient échangé un regard; tous deux s'étaient compris.

À partir de ce jour, Dolly vécut très retirée à Prospect-House, où elle avait ordonné de transporter les quelques objets recueillis sur l'île Browse, les ustensiles dont s'étaient servis les naufragés, la lampe de bord, le morceau de toile cloué en tête du mât de signal, la cloche du Franklin, etc.

Quant au Dolly-Hope, après avoir été reconduit au fond du port et désarmé, il fut confié à la garde de Zach Fren. Les hommes de l'équipage, généreusement récompensés, avaient désormais leur existence à l'abri du besoin. Mais, si jamais le Dolly-Hope devait reprendre la mer pour une nouvelle expédition, on pouvait compter sur eux.

Toutefois Zach Fren ne laissait pas de venir fréquemment à Prospect-House. Mrs. Branican se plaisait à le voir, à causer avec lui, à reprendre par le détail les divers incidents de sa dernière campagne. D'ailleurs, une même manière d'envisager les choses les rapprochait chaque jour davantage l'un de l'autre. Ils ne croyaient pas que le dernier mot eût été dit sur la catastrophe du Franklin, et Dolly répétait au maître:

«Zach Fren, ni John ni ses huit compagnons ne sont morts!

— Les huit?… je ne sais pas, répondait invariablement le maître. Mais, pour sûr, le capitaine John est vivant!

— Oui!… vivant!… Et où l'aller chercher, Zach Fren?… Où est-il, mon pauvre John?

— Il est où il est, et bien certainement quelque part, mistress Branican!… Et si nous n'y allons pas, nous recevrons de ses nouvelles!… Je ne dis pas que ce sera par la poste avec lettre affranchie… mais nous en recevrons!…

— John est vivant, Zach Fren!

— Sans cela, mistress Branican, est-ce que j'aurais jamais pu vous sauver?… Est-ce que Dieu l'aurait permis?… Non… Cela aurait été trop mal de sa part!»

Et Zach Fren, avec sa façon de dire les choses, Mrs. Branican, avec l'obstination qu'elle y apportait, s'entendaient pour garder un espoir que ni M. William Andrew, ni le capitaine Ellis, ni personne de leurs amis, ne pouvaient plus conserver.

Durant l'année 1883, il ne survint aucun incident de nature à ramener l'attention publique sur l'affaire du Franklin. Le capitaine Ellis, pourvu d'un commandement pour le compte de la maison Andrew, avait repris la mer. M. William Andrew et Zach Fren étaient les seuls visiteurs qui fussent reçus au chalet. Quant à Mrs. Branican, elle se donnait tout entière à l'oeuvre de Wat- House pour les enfants abandonnés.

Maintenant, une cinquantaine de pauvres êtres, les uns tout petits, les autres déjà grandelets, étaient élevés dans cet hospice, où Mrs. Branican les visitait chaque jour, s'occupant de leur santé, de leur instruction et aussi de leur avenir. La somme considérable affectée à l'entretien de Wat-House permettait de les rendre heureux autant que peuvent l'être des enfants sans père ni mère. Lorsqu'ils étaient arrivés à l'âge où l'on entre en apprentissage, Dolly les plaçait dans les ateliers, les maisons de commerce et les chantiers de San-Diégo, où elle continuait de veiller sur eux. Cette année-là, trois ou quatre fils de marins purent même s'embarquer sous le commandement d'honnêtes capitaines dont on était sûr. Partis mousses, ils passeraient novices entre treize et dix-huit ans, puis matelots, puis maîtres, assurés ainsi d'un bon métier pour leur âge mûr et d'une retraite pour leurs vieux jours. Et cela fut constaté par la suite, l'hospice de Wat- House était destiné à constituer la pépinière de ces marins qui font honneur à la population de San-Diégo et autres ports de la Californie.

En outre de ces occupations, Mrs. Branican ne cessait d'être la bienfaitrice des pauvres gens. Pas un ne frappait en vain à la porte de Prospect-House. Avec les revenus considérables de sa fortune, administrée par les soins de M. William Andrew, elle concourait à toutes ces bonnes oeuvres, dont les familles des matelots du Franklin avaient la plus importante part. Et, de ces absents, n'espérait-elle pas que quelques-uns reviendraient un jour?

C'était l'unique sujet de ses entretiens avec Zach Fren. Quel avait été le sort des naufragés dont on n'avait point retrouvé trace sur l'île Browse?… Pourquoi ne l'auraient-ils pas quittée sur une embarcation construite par eux, quoi qu'en eût dit le capitaine Ellis?… Il est vrai, tant d'années s'étaient écoulées déjà, que c'était folie d'espérer encore!

La nuit surtout, au sein d'un sommeil agité par d'étranges rêves, Dolly voyait et revoyait John lui apparaître… Il avait été sauvé du naufrage et recueilli dans ces mers lointaines… Le navire qui le rapatriait était au large… John était de retour à San- Diégo… Et, ce qu'il y avait de plus extraordinaire, c'est que ces illusions, après le réveil, persistaient avec une intensité telle que Dolly s'y attachait comme à des réalités.

Et c'est bien à cela aussi que s'obstinait Zach Fren. À l'en croire, ces idées-là étaient forcées à coups de maillet dans son cerveau comme des gournables dans la membrure d'un navire! Lui aussi se répétait qu'on n'avait retrouvé que cinq naufragés sur quatorze, que ceux-ci avaient pu quitter l'île Browse, qu'on errait en affirmant qu'il eût été impossible de construire une embarcation avec les débris du Franklin. Il est vrai, on ignorait ce qu'ils étaient devenus depuis si longtemps? Mais Zach Fren n'y voulait pas songer, et ce n'était pas sans effroi que M. William Andrew le voyait entretenir Dolly dans ces illusions. N'y avait-il pas lieu de craindre que cette surexcitation devînt dangereuse pour un cerveau que la folie avait déjà frappé?… Mais, lorsque M. William Andrew voulait entreprendre le maître à ce sujet, celui-ci s'entêtait dans ses idées et répondait:

«Je n'en démordrai pas plus qu'une maîtresse ancre, quand ses pattes sont solides et que la tenue est bonne!»

Plusieurs années s'écoulèrent. En 1890, il y avait quatorze ans que le capitaine John Branican et les hommes du Franklin avaient quitté le port de San-Diégo. Mrs. Branican était alors âgée de trente-sept ans. Si ses cheveux commençaient à blanchir, si la chaude coloration de son teint se faisait plus mate, ses yeux étaient toujours animés du même feu qu'autrefois. Il ne semblait pas qu'elle eût rien perdu de ses forces physiques et morales, rien perdu de cette énergie qui la caractérisait, et dont elle n'attendait qu'une occasion pour donner de nouvelles preuves.

Que ne pouvait-elle, à l'exemple de lady Franklin, organiser expéditions sur expéditions, dépenser sa fortune entière pour retrouver les traces de John et de ses compagnons? Mais où les aller chercher?… L'opinion générale n'était-elle pas que ce drame maritime avait eut le même dénouement que l'expédition de l'illustre amiral anglais?… Les marins du Franklin n'avaient-ils pas succombé dans les parages de l'île Browse, comme les marins de l'Erebus et du Terror avaient péri au milieu des glaces des mers arctiques?…

Pendant ces longues années, qui n'avaient apporté aucun éclaircissement à cette mystérieuse catastrophe, Mrs. Branican n'avait pas cessé de s'enquérir de ce qui concernait Len et Jane Burker. De ce côté, aussi, défaut absolu de renseignements. Aucune lettre n'était parvenue à San-Diégo. Tout portait à croire que Len Burker avait quitté l'Amérique, et était allé s'établir sous un nom d'emprunt en quelque pays éloigné. C'était pour Mrs. Branican un très vif chagrin ajouté à tant d'autres. Cette malheureuse femme qu'elle affectionnait, quel bonheur elle aurait éprouvé à l'avoir près d'elle!… Jane eût été une compagne dévouée… Mais elle était loin, et non moins perdue pour Dolly que l'était le capitaine John!

Les six premiers mois de l'année 1890 avaient pris fin, lorsqu'un journal de San-Diégo reproduisit, dans son numéro du 26 juillet, une nouvelle dont l'effet devait être et fut immense, on peut dire, dans les deux continents.

Cette nouvelle était donnée d'après le récit d'un journal australien, le Morning-Herald de Sydney, et voici en quels termes:

«On se souvient que les dernières recherches faites, il y a sept ans, par le Dolly-Hope, dans le but de retrouver les survivants du Franklin, n'ont pas abouti. On devait croire que les naufragés avaient tous succombé, soit avant d'avoir atteint l'île Browse, soit après l'avoir quittée.

«Or, la question est loin d'être résolue.

«En effet, l'un des officiers du Franklin vient d'arriver à Sydney. C'est Harry Felton, le second du capitaine John Branican. Rencontré sur les bords du Parru, un des affluents du Darling, presque sur la limite de la Nouvelle-Galles du Sud et du Queensland, il a été ramené à Sydney. Mais son état de faiblesse est tel qu'on n'a pu tirer aucun renseignement de lui, et il est à craindre que la mort l'emporte d'un jour à l'autre.

«Avis de cette communication est donné aux intéressés dans la catastrophe du Franklin

Le 27 juillet, dès que M. William Andrew eut connaissance de cette note, qui arriva par le télégraphe à San-Diégo, il se rendit à Prospect-House, où Zach Fren se trouvait en ce moment.

Mrs. Branican fut aussitôt mise au courant, et sa seule réponse fut celle-ci:

«Je pars pour Sydney.

— Pour Sydney?… dit M. William Andrew.

— Oui…» répondit Dolly.

Et se retournant vers le maître:

«M'accompagnerez-vous, Zach Fren?

— Partout où vous irez, mistress Branican.

— Le Dolly-Hope est-il en état de prendre la mer?

— Non, répondit M. William Andrew, et il faudrait trois semaines pour l'armer…

— Avant trois semaines, il faut que je sois à Sydney! dit Mrs.
Branican. Y a-t-il un paquebot en partance pour l'Australie?…

— L'Orégon quittera San-Francisco cette nuit même.

— Zach Fren et moi, nous serons ce soir à San Francisco.

— Ma chère Dolly, dit M. William Andrew, que Dieu vous réunisse à votre John!…

— Il nous réunira!» répondit Mrs. Branican.

Ce soir-là, vers onze heures, un train spécial, qui avait été organisé sur sa demande, déposait Mrs. Branican et Zach Fren dans la capitale de la Californie.

À une heure du matin, l'Orégon quittait San-Francisco à destination de Sydney.

XVI

Harry Felton

Le steamer Orégon avait marché à une vitesse moyenne de dix-sept noeuds pendant cette navigation, qui fut favorisée par un temps superbe — temps normal d'ailleurs dans cette partie du Pacifique et à cette époque de l'année. Ce brave navire partageait l'impatience de Mrs. Branican, à ce que répétait volontiers Zach Fren. Il va sans dire que les officiers, les passagers, l'équipage, témoignaient à cette vaillante femme la respectueuse sympathie, dont ses malheurs et l'énergie avec laquelle elle les supportait, la rendaient si digne.

Lorsque l'Orégon se trouva par 33°51' de latitude sud et 148°40' de longitude est, les vigies signalèrent la terre. Le 15 août, après une traversée de sept mille milles, accomplie en dix-neuf jours, le steamer pénétrait dans la baie de Port-Jackson, entre ces hautes falaises schisteuses qui forment comme une porte grandiose, ouverte sur le Pacifique.

Laissant à droite et à gauche ces petits golfes, semés de villas
et de cottages, portant les noms de Watson, Vaucluse, Rose,
Double, Elisabeth, l'Orégon passa devant Earme-Love, Sydney-
Love, et vint dans Darling-Harbour, qui est le port même de
Sydney, s'amarrer au quai de débarquement.

À la première personne qui se présenta à bord — c'était un des agents de la douane — Mrs. Branican demanda:

«Harry Felton?…

— Il est vivant», lui répondit cet agent, qui avait reconnu Mrs.
Branican.

Tout Sydney ne savait-il pas qu'elle s'était embarquée sur l'Orégon, et n'était-elle pas attendue avec la plus vive impatience?

«Où est Harry Felton? ajouta-t-elle.

— À l'hôpital de la Marine.»

Mrs. Branican, suivie de Zach Fren, débarqua aussitôt. La foule l'accueillit avec cette déférence qui l'accueillait à San-Diégo, et qu'elle eût trouvée partout. Une voiture les conduisit à l'hôpital de la Marine, où ils furent reçus par le médecin de service.

«Harry Felton a-t-il pu parler?… A-t-il sa connaissance?… demanda Mrs. Branican.

— Non, mistress, répondit le médecin. Cet infortuné n'est pas revenu à lui… Il semble qu'il ne puisse parler… La mort peut l'emporter d'une heure à l'autre!

— Il ne faut pas que Harry Felton meure! dit Mrs. Branican. Lui seul sait si le capitaine John, si quelques-uns de ses compagnons, vivent encore!… Lui seul peut dire où ils sont!… Je suis venue pour voir Harry Felton… pour l'entendre…

— Mistress, je vous conduis sur-le-champ près de lui», répondit le médecin. Quelques instants après, Mrs. Branican et Zach Fren étaient introduits dans la chambre occupée par Harry Felton. Six semaines auparavant, des voyageurs traversaient la province d'Ulakarara, dans la Nouvelle-Galles du Sud, à la limite inférieure du Queensland. Arrivés sur la rive gauche du Parm, ils aperçurent un homme qui gisait au pied d'un arbre. Couvert de vêtements en lambeaux, épuisé par les privations, brisé par la fatigue, cet homme ne put reprendre connaissance, et, si son engagement d'officier de la marine marchande n'eût été trouvé dans l'une de ses poches, on n'aurait jamais su qui il était.

C'était Harry Felton, le second du Franklin.

D'où arrivait-il? De quelle partie lointaine et inconnue du continent australien était-il parti? Depuis combien de temps errait-il à travers ces redoutables solitudes des déserts du centre? Avait-il été prisonnier des indigènes, et était-il parvenu à leur échapper? Ses compagnons, s'il lui en restait, où les avait-il laissés? À moins, cependant, qu'il ne fût le seul survivant de ce désastre, vieux de quatorze ans déjà?… Toutes ces questions étaient demeurées sans réponse jusqu'alors.

Il y avait pourtant un intérêt considérable à savoir d'où venait Harry Felton, à connaître son existence depuis le naufrage du Franklin sur les récifs de l'île Browse, à savoir enfin le dernier mot de cette catastrophe.

Harry Felton fut conduit à la station la plus proche, la station d'Oxley, d'où le railway le transporta à Sydney. Le Morning- Herald, informé, avant tout autre journal, de son arrivée dans la capitale de l'Australie, en fit l'objet de l'article que l'on connaît, en ajoutant que le lieutenant du Franklin n'avait encore pu répondre à aucune des questions qui lui avaient été adressées.

Et maintenant, Mrs. Branican était devant Harry Felton, qu'elle n'aurait pu reconnaître. Il n'était âgé que de quarante-six ans alors, et on lui en eût donné soixante. Et c'était le seul homme - - presque un cadavre — qui fût à même de dire ce qu'il en était du capitaine John et de son équipage!

Jusqu'à ce jour, les soins les plus assidus n'avaient en rien amélioré l'état d'Harry Felton — état évidemment dû aux épouvantables fatigues subies pendant les semaines, qui sait même? les mois qu'avait duré son voyage à travers l'Australie centrale. Ce souffle de vie qui lui restait, une syncope pouvait l'éteindre d'un instant à l'autre. Depuis qu'il était dans cet hospice, c'est à peine s'il avait ouvert les yeux, sans qu'on eût pu savoir s'il se rendait compte de ce qui se passait autour de lui. On le soutenait d'un peu de nourriture, et il ne semblait même pas s'en apercevoir. Il était à craindre que des souffrances excessives n'eussent annihilé ses facultés intellectuelles, détruit en lui le fonctionnement de sa mémoire, auquel se rattachait peut-être le salut des naufragés.

Mrs. Branican avait pris place au chevet d'Harry Felton, guettant son regard, lorsque ses paupières s'agitaient, les murmures de sa voix, le moindre indice qu'il serait possible de saisir, un mot échappé à ses lèvres. Zach Fren, debout près d'elle, cherchait à surprendre quelque lueur d'intelligence, comme un marin cherche un feu à travers les brumes de l'horizon.

Mais la lueur ne brilla ni ce jour-là ni les jours suivants. Les paupières d'Harry Felton demeuraient obstinément closes, et, lorsque Dolly les soulevait, elle n'y trouvait qu'un regard inconscient.

Elle ne désespérait pas, cependant, Zach Fren non plus, et il lui répondait:

«Si Harry Felton reconnaît la femme de son capitaine, il saura bien se faire comprendre, et cela sans parler!»

Oui! il était important qu'il reconnût Mrs. Branican, et possible qu'il en éprouvât une impression salutaire? On agirait alors avec une extrême prudence, tandis qu'il s'accoutumerait à la présence de Dolly. Peu à peu, les souvenirs du Franklin se rétabliraient dans sa mémoire… Il saurait exprimer par signe ce qu'il ne pourrait dire…

Bien qu'on eût conseillé à Mrs. Branican de ne pas rester enfermée dans la chambre d'Harry Felton, elle refusa de prendre même une heure de repos pour aller respirer l'air du dehors. Elle ne voulut pas abandonner le chevet de ce lit.

«Harry Felton peut mourir, et, si le seul mot que j'attends de lui s'échappe avec son dernier souffle, il faut que je sois là pour l'entendre… Je ne le quitterai pas!»

Vers le soir, une légère amélioration sembla se manifester dans l'état d'Harry Felton. Ses yeux s'ouvrirent plusieurs fois; mais leur regard ne s'adressait pas à Mrs. Branican. Et pourtant, penchée sur lui, elle l'appelait par son nom, elle répétait le nom de John… le capitaine du Franklin… de San-Diégo!… Comment ces noms ne lui rappelaient-ils pas le souvenir de ses compagnons?… Un mot… on ne lui demandait qu'un mot: «Vivants?… Étaient-ils vivants?»

Et, tout ce qu'Harry Felton avait eu à souffrir pour en arriver là, Dolly se disait que John devait l'avoir souffert aussi… Puis la pensée lui venait que John était tombé sur la route… Mais non… John n'avait pu suivre Harry Felton… Il était resté là- bas… avec les autres… Où?… Était-ce chez une tribu du littoral australien?… Quelle était cette tribu?… Harry Felton pouvait seul le dire, et il semblait que son intelligence était anéantie, que ses lèvres avaient désappris de parler!

La nuit, la faiblesse d'Harry Felton augmenta. Ses yeux ne se rouvraient plus, sa main se refroidissait, comme si le peu de vie qui lui restait se fût retiré vers le coeur. Allait-il donc mourir sans avoir prononcé une parole?… Et il passait par l'esprit de Dolly qu'elle aussi avait perdu le souvenir et la raison pendant bien des années!… De même qu'on ne pouvait rien obtenir d'elle alors, elle ne pouvait rien obtenir de ce malheureux… rien de ce qu'il était seul à savoir!

Le jour venu, le médecin, très inquiet de l'état de prostration de Harry Felton, essaya des plus énergiques médications, qui ne produisirent aucun effet. Il ne tarderait pas à expirer…

Ainsi, Mrs. Branican allait voir rentrer dans le néant les espérances que le retour de Harry Felton avait permis de concevoir!… À la lumière qu'il aurait pu apporter succéderait une obscurité profonde, qu'on ne parviendrait plus à dissiper!… Et alors, tout serait fini, bien fini!…

Sur la demande de Dolly, les principaux médecins de la ville s'étaient réunis en consultation. Mais, après avoir examiné le malade, ils se déclarèrent impuissants.

«Vous ne pouvez quoi que ce soit pour ce malheureux? leur demanda
Mrs. Branican.

— Non, madame, répondit l'un des médecins.

— Pas même lui redonner une minute d'intelligence… une minute de souvenir?…»

Et, cette minute, Mrs. Branican l'eût payée de sa fortune tout entière! Mais ce qui n'est plus au pouvoir des hommes est toujours au pouvoir de Dieu. C'est à lui que l'homme doit s'adresser, lorsque les ressources humaines font défaut.

Dès que les médecins se furent retirés, Dolly s'agenouilla, et, quand Zach Fren vint la rejoindre, il la trouva en prière près du mourant.

Soudain, Zach Fren, qui s'était rapproché pour s'assurer si un souffle s'échappait encore des lèvres de Harry Felton, s'écria:

«Mistress!… mistress!»

Dolly, croyant que le maître n'avait plus trouvé qu'un cadavre dans ce lit, se releva…

«Mort?… murmura-t-elle.

— Non… mistress… non!… Voyez… Ses yeux sont ouverts… Il regarde…»

En effet, sous ses paupières soulevées, les yeux d'Harry Felton brillaient d'un éclat extraordinaire. Sa figure s'était colorée légèrement, et ses mains s'agitèrent à plusieurs reprises. Il parut sortir de cette torpeur dans laquelle il était depuis si longtemps plongé. Puis, son regard s'étant porté vers Mrs. Branican, une sorte de sourire anima ses lèvres.

«Il m'a reconnue! s'écria Dolly.

— Oui!… répondit Zach Fren… C'est la femme de son capitaine qui est près de lui, il le sait… il va parler!…

— Et, s'il ne le peut, que Dieu permette qu'il se fasse du moins comprendre!»

Alors, prenant la main de Harry Felton qui pressa faiblement la sienne, Dolly s'approcha près de lui.

«John?… John? …» dit-elle.

Un mouvement des yeux indiqua que Harry Felton l'avait entendue et comprise.

«Vivant?… demanda-t-elle.

— Oui!»

Et ce oui! si faiblement qu'il eût été prononcé, Dolly avait bien su l'entendre!

XVII

Par oui et par non

Mrs. Branican fit aussitôt appeler le médecin. Celui-ci, malgré le changement qui s'était produit dans l'état intellectuel de Harry Felton, comprit qu'il n'y avait là qu'une dernière manifestation de la vie, que la mort allait anéantir.

Le mourant, d'ailleurs, ne semblait voir que Mrs. Branican. Ni Zach Fren ni le médecin n'attiraient son attention. Ce qui lui restait de force intellectuelle se concentrait en entier sur la femme de son capitaine, de John Branican.

«Harry Felton, demanda Mrs. Branican, si John est vivant, où l'avez-vous laissé?… Où est-il?»

Harry Felton ne répondit pas.

«Il ne peut parler, dit le médecin, mais peut-être aurons-nous de lui une réponse par signes?…

— Et rien qu'à son regard, je saurai interpréter! répondit Mrs.
Branican.

— Attendez, dit Zach Fren. Il importe que les questions lui soient posées d'une certaine manière, et, comme nous nous entendons entre marins, laissez-moi faire. Que mistress Branican tienne la main de Felton, que ses yeux ne quittent pas les siens. Je vais l'interroger… Il dira oui ou non du regard, et cela suffira!»

Mrs. Branican, penchée sur Harry Felton, lui prit la main.

Si Zach Fren eut, pour commencer, demandé où se trouvait le capitaine John, il aurait été impossible d'obtenir une indication satisfaisante, puisque c'eût été obliger Harry Felton à prononcer le nom d'une contrée, d'une province, ou d'une bourgade — ce dont sans nul doute il était incapable. Mieux valait y arriver graduellement en reprenant l'histoire du Franklin à partir du dernier jour où il avait été aperçu jusqu'à celui où Harry Felton s'était séparé de John Branican.

«Felton, dit Zach Fren d'une voix claire, vous avez près de vous mistress Branican, la femme de John Branican, le commandant du Franklin. Vous l'avez reconnue?…»

Les lèvres de Harry Felton ne remuèrent pas; mais un mouvement de ses paupières, une faible pression de sa main, répondirent affirmativement.

«Le Franklin, reprit Zach Fren, n'a plus été signalé nulle part après qu'on l'eut vu dans le sud de l'île Célèbes… Vous m'entendez… vous m'entendez, n'est-ce pas, Felton?»

Nouvelle affirmation du regard.

«Eh bien, reprit Zach Fren, écoutez-moi, et, selon que vous ouvrirez ou fermerez les yeux, je saurai si ce que j'exprime est exact ou ne l'est pas.»

Il n'était pas douteux que Harry Felton eût compris ce que venait de dire Zach Fren.

«En quittant la mer de Java, reprit celui-ci, le capitaine John a donc passé dans la mer de Timor?

— Oui.

— Par le détroit de la Sonde?…

— Oui.

— Volontairement?…»

Cette question fut suivie d'un signe négatif, auquel il n'y avait pas à se tromper.

«Non!» dit Zach Fren.

Et c'est bien ce que le capitaine Ellis et lui avaient toujours pensé. Pour que le Franklin eût passé de la mer de Java dans la mer de Timor, il fallait qu'il y eût été contraint.

«C'était pendant une tempête?… demanda Zach Fren.

— Oui.

— Une violente tornade, qui vous a surpris dans la mer de Java, probablement?…

— Oui.

— Et qui vous a rejetés à travers le détroit de la Sonde?…

— Oui.

— Peut-être le Franklin était-il désemparé, sa mâture en bas, son gouvernail démonté?…

— Oui.»

Mrs. Branican, les yeux fixés sur Harry Felton, le regardait sans prononcer une parole. Zach Fren, voulant reconstituer les diverses phases de la catastrophe, continua en ces termes:

«Le capitaine John, n'ayant pu faire son point depuis quelques jours, ignorait sa position?…

— Oui.

— Et, après avoir été entraîné pendant un certain temps jusque dans l'ouest de la mer de Timor, il est venu se perdre sur les récifs de l'île Browse?…»

Un léger mouvement marqua la surprise de Harry Felton, qui ignorait évidemment le nom de l'île sur laquelle le Franklin était allé se briser, et dont aucune observation n'avait permis de déterminer la position dans la mer de Timor.

Zach Fren reprit:

«Quand vous avez pris la mer à San-Diégo, il y avait à bord le capitaine John, vous, Harry Felton, douze hommes d'équipage, en tout quatorze… Étiez-vous quatorze, après le naufrage du Franklin?…

— Non.

— Quelques-uns des hommes avaient donc péri au moment où le navire se jetait sur les roches?…

— Oui.

— Un?… Deux?…»

Un signe affirmatif approuva ce dernier chiffre.

Ainsi deux matelots manquaient lorsque les naufragés avaient pris pied sur l'île Browse. En ce moment, à la recommandation du médecin, il convint de donner un peu de repos à Harry Felton, que cet interrogatoire fatiguait visiblement. Puis, les questions ayant été reprises quelques minutes après, Zach Fren obtint divers renseignements sur la manière dont le capitaine John, Harry Felton et leurs dix compagnons avaient pourvu aux besoins de leur existence. Sans une partie de la cargaison, consistant en conserves et farines, qui avait été recueillie à la côte, sans la pêche qui devint une de leurs principales ressources, les naufragés seraient morts de faim. Ils n'avaient vu que très rarement des navires passer au large de l'île. Leur pavillon, hissé au mât de signal, ne fût jamais aperçu. Et, cependant, ils n'avaient pas d'autre chance de salut que d'être rapatriés par un bâtiment.

Lorsque Zach Fren demanda:

«Combien de temps avez-vous habité l'île Browse?… Un an… deux ans… trois ans… six ans?…»

Ce fut sur ce dernier chiffre que Harry Felton répondit «oui» du regard.

Ainsi, de 1875 à 1881, le capitaine John et ses compagnons avaient vécu sur cette île!

Mais comment étaient-ils parvenus à la quitter? C'était là un des points les plus intéressants que Zach Fren aborda par cette question:

«Est-ce que vous avez pu construire une embarcation avec les débris du navire?…

— Non.»

C'est bien ce qu'avaient admis le capitaine Ellis et le maître, alors qu'ils exploraient le lieu du naufrage: il n'eût pas été possible de tirer seulement un canot avec ces débris. Arrivé à ce point de l'interrogatoire, Zach Fren fut assez embarrassé pour les questions relatives à la manière dont les naufragés avaient réussi à abandonner l'île Browse.

«Vous dites, demanda-t-il, qu'aucun bâtiment n'a aperçu vos signaux…

— Non.

— Est-ce donc un prao des îles malaisiennes, une embarcation des indigènes de l'Australie, qui est venu aborder?…

— Non.

— Alors ce serait donc une chaloupe — la chaloupe d'un navire — qui a été entraînée sur l'île?…

— Oui.

— Une chaloupe en dérive?…

— Oui.»

Ce point étant enfin éclairci, il fut facile à Zach Fren d'en déduire les conséquences naturelles.

«Cette chaloupe, vous avez pu la mettre en état de prendre la mer? demanda-t-il.

— Oui.

— Et le capitaine John s'en est servi pour gagner la côte la plus proche sous le vent?…

— Oui.»

Mais pourquoi le capitaine John et ses compagnons ne s'étaient-ils pas tous embarqués dans cette chaloupe? C'est ce qu'il importait de savoir.

«Sans doute, cette chaloupe était trop petite pour prendre douze passagers?… demanda Zach Fren.

— Oui.

— Et vous êtes partis à sept, le capitaine John, vous et cinq hommes?…

— Oui.»

Et alors on put lire clairement dans le regard du mourant qu'il y avait peut-être encore à sauver ceux qui étaient restés dans l'île Browse. Mais, sur un signe de Dolly, Zach Fren s'abstint de dire que les cinq matelots avaient succombé depuis le départ du capitaine. Quelques minutes de repos furent données à Harry Felton, dont les yeux s'étaient fermés, pendant que sa main continuait à presser la main de Mrs. Branican.

Maintenant, transportée par la pensée sur l'île Browse, Dolly assistait à toutes ces scènes… Elle voyait John tenter même l'impossible pour le salut de ses compagnons… Elle l'entendait, elle lui parlait, elle l'encourageait, elle prenait passage avec lui… Où avait-elle abordé, cette chaloupe?…

Les yeux de Harry Felton se rouvrirent, et Zach Fren recommença à l'interroger.

«C'est bien ainsi que le capitaine John, vous et cinq hommes, avez quitté l'île Browse?…

— Oui.

— Et la chaloupe a mis le cap à l'est, afin de gagner la terre la plus rapprochée de l'île?…

— Oui.

— C'était la terre australienne?…

— Oui.

— A-t-elle donc été jetée à la côte par quelque tempête au terme de sa traversée?…

— Non.

— Vous avez pu aborder dans une des criques du littoral australien?…

— Oui.

— Sans doute, aux environs du cap Lévêque?…

— Oui.

— Peut-être à York-Sund?…

— Oui.

— En débarquant, êtes-vous donc tombés aux mains des indigènes?…

— Oui.

— Et ils vous ont entraînés?…

— Oui.

— Tous?…

— Non.

— Quelques-uns de vous avaient-ils donc péri au moment où ils débarquaient à York-Sund?…

— Oui.

— Massacrés par les indigènes?…

— Oui.

— Un… deux… trois… quatre?…

— Oui.

— Vous n'étiez plus que trois, lorsque les Australiens vous ont emmenés à l'intérieur du continent?…

— Oui.

— Le capitaine John, vous et un des matelots?…

— Oui.

— Et ce matelot… est-il encore avec le capitaine John?…

— Non.

— Il était mort avant votre départ?…

— Oui.

— Il y a longtemps?…

— Oui.»

Ainsi, le capitaine John et le second Harry Felton étaient actuellement les seuls survivants du Franklin, et encore l'un d'eux n'avait-il plus que quelques heures à vivre!

Il ne fut pas aisé d'obtenir de Harry Felton les éclaircissements qui concernaient le capitaine John — éclaircissements qu'il convenait d'avoir avec une extrême précision. Plus d'une fois, Zach Fren dut suspendre l'interrogatoire; puis, quand il reprenait, Mrs. Branican lui faisait poser questions sur questions afin de savoir ce qui s'était passé depuis neuf ans, c'est-à-dire depuis le jour où le capitaine John et Harry Felton avaient été capturés par les indigènes du littoral. On apprit ainsi qu'il s'agissait d'Australiens nomades… Les prisonniers avaient dû les suivre pendant leurs incessantes pérégrinations à travers les territoires de la Terre de Tasman, en menant l'existence la plus misérable… Pourquoi avaient-ils été épargnés?… Était-ce pour tirer d'eux quelques services, ou, si l'occasion se présentait, pour en obtenir un haut prix des autorités anglaises? Oui — et ce dernier fait, si important, put être formellement établi par les réponses d'Harry Felton. Ce ne serait qu'une question de rançon, si l'on parvenait à pénétrer jusqu'à ces indigènes. Quelques autres questions permirent de comprendre de plus que le capitaine John et Harry Felton avaient été si bien gardés que, pendant neuf ans, ils n'avaient pu trouver la moindre possibilité de s'enfuir.

Enfin, le moyen s'en était présenté. Un lieu de rendez-vous avait été choisi, où les deux prisonniers devaient se rejoindre pour s'échapper ensemble; mais quelque circonstance, inconnue de Harry Felton, avait empêché le capitaine John de venir à l'endroit indiqué. Harry Felton avait attendu plusieurs jours; ne voulant pas s'enfuir seul, il avait cherché à rejoindre la tribu; elle s'était déplacée… Alors, bien résolu à revenir délivrer son capitaine, s'il parvenait à atteindre un des villages de l'intérieur, il s'était jeté à travers les régions du centre, se cachant pour éviter de retomber aux mains des indigènes, épuisé par les chaleurs, mourant de faim et de fatigue… Pendant six mois, il avait ainsi erré jusqu'au moment où il était tombé inanimé près des rives du Parru, sur la frontière méridionale du Queensland.

C'est là, on le sait, qu'il fut reconnu, grâce aux papiers qu'il portait sur lui. C'est de là qu'il fut ramené à Sydney, où sa vie s'était prolongée comme par miracle, afin qu'il pût dire ce que depuis tant d'années on cherchait vainement à savoir.

Ainsi, seul de tous ses compagnons, le capitaine John était vivant, mais il était prisonnier d'une tribu nomade, qui parcourait les déserts de la Terre de Tasman.

Et, lorsque Zach Fren eut prononcé divers noms des tribus, qui fréquentent ordinairement ces territoires, ce fut le nom des Indas que Harry Felton accueillit d'un signe affirmatif. Zach Fren parvint même à comprendre que, pendant la saison d'hiver, cette tribu campait le plus habituellement sur les bords de la Fitz-Roy- river, un des cours d'eau qui se jettent dans le golfe Lévêque, au nord-ouest du continent australien.

«C'est là que nous irons chercher John! s'écria Mrs. Branican.
C'est là que nous le retrouverons!»

Et Harry Felton la comprit, car son regard s'anima à la pensée que le capitaine John serait enfin sauvé… sauvé par elle.

Harry Felton avait maintenant accompli sa mission… Mrs. Branican, sa dernière confidente, savait en quelle partie du continent australien il fallait porter les investigations… Et il avait refermé les yeux, n'ayant plus rien à dire.

Ainsi, voilà à quel état avait été réduit cet homme si courageux et si robuste, par les fatigues, les privations, et surtout l'influence terrible du climat australien!… Et pour l'avoir affronté, il succombait, au moment où ses misères allaient finir! N'était-ce pas ce qui attendait le capitaine John, s'il tentait de s'enfuir à travers les solitudes de l'Australie centrale? Et les mêmes dangers ne menaçaient-ils pas ceux qui se jetteraient à la recherche de cette tribu des Indas?…

Mais une telle pensée ne vint pas même à l'esprit de Mrs. Branican. Tandis que l'Orégon l'emportait vers le continent australien, elle avait conçu et combiné le projet d'une nouvelle campagne; il ne s'agissait plus que de le mettre à exécution.

Harry Felton mourut vers neuf heures du soir. Une fois encore, Dolly l'avait appelé par son nom… Une fois encore, il l'avait entendue… Ses paupières s'étaient relevées, et ce nom s'était enfin échappé de ses lèvres:

«John… John!»

Puis, les soupirs du râle gonflèrent sa poitrine, et son coeur cessa de battre…

Ce soir-là, au moment où Mrs. Branican sortait de l'hôpital, elle fut accostée par un jeune garçon, qui attendait sur le seuil de la porte.

C'était un novice de la marine marchande, en service sur le Brisbane, l'un des paquebots qui font les escales de la côte australienne entre Sydney et Adélaïde.

«Mistress Branican?… dit-il d'une voix émue.

— Que voulez-vous, mon enfant? répondit Dolly.

— Il est mort, Harry Felton?…

— Il est mort.

— Et le capitaine John?…

— Il est vivant… lui!… Vivant!

— Merci, mistress Branican», répondit le jeune novice. Dolly avait à peine entrevu les traits de ce garçon, qui se retira sans dire ni qui il était, ni pourquoi il avait fait ces questions. Le lendemain eurent lieu les obsèques de Harry Felton, auxquelles assistèrent les marins du port avec une partie de la population de Sydney. Mrs. Branican prit place derrière le cercueil, et suivit jusqu'au cimetière celui qui avait été le compagnon dévoué, le fidèle ami du capitaine John. Et, près d'elle, marchait ce jeune novice qu'elle ne reconnut pas au milieu de tous ceux qui étaient venus rendre les derniers devoirs au second du Franklin.

Deuxième partie

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