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Molière et Shakespeare

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The Project Gutenberg eBook of Molière et Shakespeare

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Title: Molière et Shakespeare

Author: Paul Stapfer

Release date: March 20, 2016 [eBook #51505]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez & Marc D'Hooghe (Images generously made available by Europeana and the Bayerische Staatsbibliothek)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MOLIÈRE ET SHAKESPEARE ***

MOLIÈRE ET SHAKESPEARE

PAR

PAUL STAPFER

Doyen de le Faculté des lettres de Bordeaux

Ouvrage couronné par l'Académie française

QUATRIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1899

Table des matières

AVANT-PROPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION

L'ouvrage en deux volumes in-8°, Shakespeare et l'Antiquité, que l'Académie française a couronné en 1880, était suivi d'un opuscule intitulé Molière, Shakespeare et la Critique allemande.

C'est cet opuscule que nous réimprimons aujourd'hui, après y avoir fait certaines additions et des changements sensibles qui s'étendent jusqu'au titre lui-même.

Les rares lecteurs qui se souviennent encore d'un volume publié en 1866, Petite comédie de la Critique littéraire ou Molière selon trois écoles philosophiques, reconnaîtront dans la publication présente quelques débris sauvés du naufrage de ce premier essai.


MOLIÈRE ET SHAKESPEARE


INTRODUCTION

Un apologiste allemand de Molière.—Des comédies de Shakespeare en général.—Universalité de Molière.—Les disputes de goût.—Shakespeare et Aristophane.—Shakespeare et Plante.—Shakespeare et Molière.

Molière, Shakespeare und die deutsche Kritik[1]: tel est le titre d'un volume in-octavo de cinq cents et quelques pages publié en 1869 à Leipzig par le docteur G. Humbert.—M. Rümelin, chef de la réaction anti-shakespearienne en Allemagne, avait opposé et préféré Schiller et Gœthe à Shakespeare; M. Humbert lui oppose et lui préfère Molière, pour lequel il professe un culte enthousiaste.

Comment n'aimerions-nous pas un si brave homme? Qui, en France, aurait le cœur assez dur pour lui dire que son livre est long, diffus, mal composé? Et, si l'on se croyait permis de critiquer la forme, oserait-on sans rougir faire des réserves sur le fond, avertir l'auteur qu'en prouvant trop il risque de prouver moins, qu'en attribuant à Molière toutes les perfections il tombe dans l'excès même reproché par lui aux shakespearomanes, et qu'il eût agi plus habilement dans l'intérêt de la cause s'il avait dédaigneusement laissé à l'adversaire quelques os à ronger?

Tout! M. Humbert admire tout,—jusqu'au discours de l'exempt à la fin du Tartuffe, jusqu'à la dissertation du frère d'Argan sur la vanité de la médecine, jusqu'aux sermons du sage Cléante en faveur de la modération! Il y a quelque chose de touchant dans son dévouement absolu à Molière. «Notre amour pour Molière, écrit-il dans sa préface, s'est renouvelé à chaque lecture que nous avons faite de ses œuvres; et cet amour (nous osons ajouter: notre amour pour la littérature française en général) pourrait malaisément nous être reproché, puisque nous le partageons avec Gœthe et plusieurs autres grands esprits de notre nation. Mais ce sentiment nous autorisait-il à parler avec irritation des contempteurs de Molière et de la littérature française? Non, sans doute, si ces derniers par leur conduite ne nous avaient provoqué à prendre un ton pareil; or c'est ce qu'ils ont fait, à tel point que nous aurions pu donner pour épigraphe à notre livre le mot fameux de Juvénal: «L'indignation fait ... le critique».

On excusera sans peine quelques vivacités d'expression dans l'ouvrage du docteur Humbert, si l'on veut tenir compte de l'agacement bien légitime que devait causer à un si chaud partisan de Molière la manie des critiques de son pays de lui préférer Shakespeare sur tous les points. La patience, la subtilité allemande s'appliquant avec piété à ce grand sujet, l'analyse du génie de Molière, devait trouver et mettre au jour une quantité de jolies idées, fraîches et neuves, qui ne sont pas encore tombées dans le domaine de la critique banale. Par exemple, M. Humbert ne consacre pas moins de cinquante-neuf grandes pages à cette question: convient-il d'appeler prosaïque le genre de Molière, par opposition au genre de la comédie shakespearienne qui serait seul poétique? Nous n'avons rien d'analogue en France, où l'on a renoncé depuis longtemps, comme à un sujet complètement épuisé, à toute étude esthétique des comédies de Molière, et où ce grand homme n'est plus, comme Shakespeare pour les Anglais, que l'objet d'une érudition aride et d'une curiosité purement matérielle. Dans l'ordre des recherches historiques, biographiques, philologiques, M. Humbert n'a pas la prétention d'apprendre la moindre chose à son lecteur; mais il nous fait assister à une grande bataille rangée d'idées et de doctrines. Comme il ne manque jamais de citer très au long les opinions qu'il combat, et comme il s'efface lui-même avec un empressement modeste derrière tous les maîtres dont la pensée est en harmonie avec la sienne, son livre est un répertoire commode de ce qui a été écrit en Allemagne de plus curieux et de plus profond sur Molière. Je compte mettre largement à contribution le volume de M. Humbert dans l'étude qui va suivre, et je commence le pillage en volant à l'auteur la meilleure moitié de son titre: «Molière et Shakespeare».


La première édition complète des œuvres de Shakespeare, l'in-folio de 1623, donne à quatorze pièces de son théâtre le nom de comédies. Les voici dans leur ordre: la Tempête, les Deux Amis de Vérone, les Joyeuses Bourgeoises de Windsor, Mesure pour mesure, la Comédie des méprises, Beaucoup de bruit pour rien, Peines d'amour perdues, le Songe dune nuit d'été, le Marchand de Venise, Comme il vous plaira, la Méchante Femme mise à la raison, Tout est bien qui finit bien, le Soir des Bois ou Ce que vous voudrez, le Conte d'hiver. Ce serait une naïveté d'avoir le moindre égard à cette classification; elle a été faite sans aucune critique. Qui ne sait que le mot comédie a souvent servi autrefois pour désigner indistinctement toute espèce de pièce de théâtre? C'était l'usage en Espagne au XVIe siècle, et encore au XVIIe en France. Aussi les commentateurs de Shakespeare ne se sont-ils point gênés pour refaire à leur idée la classification de 1623.

Gervinus réduit le nombre des comédies proprement dites à onze, par l'élimination du Marchand de Venise, de la Tempête et de Mesure pour mesure. Ulrici, au contraire, le porte jusqu'à seize, en y ajoutant deux pièces: Cymbeline et Troïlus et Cressida. M. Kreyssig, avec un discernement judicieux, sépare nettement du groupe des comédies cinq pièces qu'il appelle des drames, parce que ce sont de véritables tragédies dont le dénouement seul est heureux: ces cinq pièces sont les trois déjà retranchées par Gervinus, et en outre Cymbeline et le Conte d'hiver. M. Kreyssig aurait bien pu ranger parmi les drames au moins deux pièces encore: Tout est bien qui finit bien et les Deux Amis de Vérone, et, s'il lui avait plu de débaptiser aussi Beaucoup de bruit pour rien, ni le rôle brillant de Béatrice et de Benedict, ni les personnages grotesques de Dogberry et de la garde ne me feraient réclamer en faveur de cette pièce, assez tragique au fond, le nom de comédie.

D'ailleurs, toutes ces classifications relèvent du goût, c'est-à-dire de l'arbitraire. Pour qu'elles pussent être rigoureuses, il faudrait avoir d'abord défini avec certitude ce qu'est la comédie en soi; mais l'espoir de trouver une telle définition, comme je me propose de le démontrer plus loin, n'est qu'un leurre. Les poètes dramatiques font des ouvrages pour le théâtre, et ils se moquent bien de savoir dans quelle catégorie esthétique ces ouvrages doivent rentrer! Si l'on avait dit à Molière que ses deux chefs-d'œuvre, le Misanthrope et le Tartuffe, sortaient du domaine de la comédie pure et empiétaient sur celui de la tragédie, j'imagine que cette révélation l'aurait peu troublé; et Shakespeare a raillé la manie des classificateurs, lorsqu'il a fait dire au pédant Polonius présentant au prince Hamlet une troupe de comédiens: «Monseigneur, ce sont les meilleurs acteurs du monde pour la tragédie, la comédie, le drame historique, la pastorale, la comédie pastorale, la pastorale historique, la tragédie historique, la pastorale tragico-comico-historique, les pièces avec unité et les poèmes sans règles».

Il n'est guère possible d'analyser aucune pure comédie de Shakespeare, la plus grande valeur de ces œuvres légères consistant en général dans le charme poétique de la forme, c'est-à-dire dans un élément qui se dérobe au commentaire comme à la traduction. Ce sont, pour la plupart, moins des comédies de caractère ou meme d'intrigue que des comédies fantastiques, des féeries, dont le nœud est naturellement assez faible et où la psychologie est superficielle, comme il convient aux productions de ce genre. Le narré pur et simple de ces sortes de fables, tel que l'ont fait Charles Lamb et sa sœur dans leurs jolis Contes tirés de Shakespeare, ne peut intéresser que l'enfance. Commenter ces poèmes gracieux, où le génie glisse et se joue sans appuyer ni creuser jamais, serait une entreprise imprudente qui risquerait de faire rire à nos dépens les gens d'esprit, comme Henri Heine riait du docteur Samuel Johnson: «Le docteur Johnson, cette énorme cruche de porter, ce John Huit de l'érudition, ne savait pas pourquoi il éprouvait, en commentant le Songe d'une nuit d'été, tant de démangeaisons aux narines et une si forte envie d'éternuer; c'est que, pendant ce temps, la reine Mab exécutait sur son nez les plus drôles de cabrioles».

Des œuvres si délicates occupent je ne sais quelle région intermédiaire entre la poésie et la musique; elles n'ont pas été faites pour être profondément étudiées; et elles doivent être lues dans ces heures de rêverie où l'imagination se laisse aller au charme du vague, où sommeillent les facultés de l'esprit qui raisonnent et qui jugent.

Un moyen facile de rendre piquante l'analyse des comédies de Shakespeare serait d'en faire une critique rationnelle, en montrant sur combien de points elles choquent cet esprit raisonneur, auquel précisément nous refusons le droit de donner ici son avis et qui doit dormir pendant leur lecture: mais à quoi bon prouver que le poète n'a pas su atteindre un certain idéal de perfection qu'il ne s'est jamais proposé? Il ne voulait, avec ces charmants ouvrages, qu'amuser la fantaisie; il ne prétendait point satisfaire la raison. Un homme qui portait dans son cerveau le poids de tant de grandes tragédies pouvait apparemment, sans le congé de la critique, se délasser l'esprit à des œuvres moins fortes, et ce serait manquer lourdement de tact que de venir reprocher à l'auteur de Macbeth d'avoir négligé dans ses comédies les caractères et l'intrigue. Il faut, au contraire, s'émerveiller de ce que ces jeux du génie ont encore de puissant et d'original, de ce que ces productions moindres,

De toute autre valeur éternels monuments,
Ne sont d'Achille oisif que les amusements.

M. Humbert a fait, il est vrai, des comédies de Shakespeare une critique sévère qui, à la réserve de quelques excès de langage, est juste, spirituelle et utile; mais M. Humbert se trouvait placé dans de tout autres conditions que nous. Il avait à redresser le jugement de ses compatriotes égaré par les incroyables aberrations des Gervinus et des Ulrici. Ces critiques trop pénétrants avaient découvert dans les comédies du grand tragique de profondes intentions morales, des idées, comme ils disaient, dont le germe même n'a jamais existé que dans leur propre cerveau; ils considéraient son théâtre comique comme réunissant toutes les perfections, et au lieu de prendre le Songe d'une nuit d'été simplement pour ce qu'il est, c'est-à-dire pour un charmant libretto d'opéra fantastique, ils prétendaient y voir le chef-d'œuvre de la comédie de caractère! M. Humbert a donc bien fait de montrer aux Allemands qu'il n'y a point de caractères dans le Songe d'une nuit d'été, non plus que dans les autres comédies féeriques de Shakespeare; qu'un solide aliment pour l'esprit, semblable à celui qu'offre le théâtre de Molière, manque en général aux productions de sa veine comique; que ses meilleures pièces en ce genre sont des fantaisies pures, et que le poète n'a jamais eu d'autre idée que d'amuser l'imagination des spectateurs par des aventures romanesques. En principe, ce n'est point Shakespeare que M. Humbert attaque dans son livre, c'est la superstition absurde des shakespearomanes; mais, comme il arrive inévitablement en pareil cas, le respect pour le dieu lui-même ne laisse pas de souffrir un peu des railleries lancées contre ses adorateurs indiscrets.

Semblable critique serait superflue et même tout à fait déplacée en France, où les comédies de Shakespeare ne sont point surfaites. Jamais les divagations d'outre-Rhin n'ont altéré la santé du goût français en matière de comédie. Nous qui avons l'honneur de compter dans notre littérature le plus grand de tous les poètes comiques, nous aurions mauvaise grâce à nous montrer avares d'éloges pour ceux des autres nations, et nous devons au contraire nous piquer de rendre à Shakespeare sur ce point quelque chose de mieux que la stricte justice.

Une pièce de son théâtre répond assez à l'idée que nous nous faisons en France de la comédie: c'est la Méchante Femme mise à la raison[2]. Ici l'élément fantastique est nul; l'action, pleine de verve et de gaieté naturelle, se développe raisonnablement et logiquement, et une idée morale d'une clarté parfaite s'en dégage à la fin. Par malheur, cette farce excellente ne saurait être comptée au nombre des richesses vraiment personnelles de Shakespeare sans injustice pour le poète antérieur qui lui en a fourni non seulement le sujet, mais presque toute l'ébauche et la première façon; elle n'est qu'un rifacimento. La Méchante Femme mise à la raison, par l'imitation des réalités de la vie bourgeoise, constitue une exception dans le théâtre comique de Shakespeare, ainsi que les Joyeuses Bourgeoises de Windsor. Ces deux pièces, les plus franchement comiques que le poète ait signées de son nom, sont aussi les moins propres à caractériser son génie. D'après une tradition qu'on a tout lieu de croire vraie, la farce des Joyeuses Bourgeoises de Windsor fut écrite en quinze jours, sur un ordre de la reine Élisabeth, qui voulait rire aux dépens de Falstaff amoureux; elle est presque tout entière en prose, contrairement à l'usage de Shakespeare, et, par une dérogation plus grave aux habitudes du grand poète, le fond en est presque aussi prosaïque que le style. Jamais personnage de théâtre n'a subi une dégénération plus complète que Falstaff, en tombant du drame historique de Henry IV sur la nouvelle scène où Shakespeare le replaçait pour le divertissement d'une reine de peu de goût. Le brillant et vaillant humoriste est devenu un lourd coquin, sans esprit, sans invention, qui se laisse berner par deux femmes, s'avoue vaincu au dénouement et fait amende honorable. «Ce drôle, s'écrie un critique anglais, n'est qu'un vulgaire imposteur qui a volé au vrai Falstaff son gros ventre et son nom!»

Nous touchons ici à une distinction extrêmement importante: celle des comédies ou prétendues comédies de Shakespeare et de son génie comique en général; pour avoir de son génie comique une idée juste et complète, ce ne sont pas seulement les ouvrages qui portent, à tort ou à raison, le nom de comédies, c'est tout l'ensemble de l'œuvre shakespearienne qu'il conviendrait de considérer. En France, la tragédie et la comédie se sont rigoureusement séparées, celle-là vivant dans un monde idéal, celle-ci dans le monde réel: voilà pourquoi dans notre théâtre la comédie se détache avec un relief d'une incomparable netteté; mais ailleurs les choses se sont passées tout autrement. Les deux muses ne craignaient pas de faire ménage ensemble, et il y avait déjà tant de réalisme comique dans les œuvres de la tragédie, que, lorsqu'il a plu à la comédie d'habiter un domaine à part, elle a dû se construire dans les airs un palais de fantaisie.

M. Guizot a très clairement expliqué ce point dans une page de son étude sur Shakespeare qui a toujours beaucoup frappé par sa justesse les critiques étrangers, et qui jette en effet la plus vive lumière sur la question.

«A l'arrivée de Shakespeare, écrit M. Guizot, la nature et la destinée de l'homme, matière de la poésie dramatique, ne s'étaient point divisées ni classées entre les mains de l'art... Le comique, cette portion des réalités humaines, avait droit de prendre sa place partout où la vérité demandait ou souffrait sa présence... En un tel état du théâtre et des esprits, que pouvait être la comédie proprement dite? Comment lui était-il permis de prétendre à porter un nom particulier, à former un genre distinct? Elle y réussit en sortant hardiment des réalités ... elle ne s'astreignit point à peindre des mœurs déterminées ni des caractères conséquents; elle ne se proposa point de représenter les choses et les hommes sous un aspect ridicule, mais véritable; elle devint une œuvre fantastique et romanesque, le refuge de ces amusantes invraisemblances que, dans sa paresse ou sa folie, l'imagination se plaît à réunir par un fil léger, pour en former des combinaisons capables de divertir ou d'intéresser sans provoquer le jugement de la raison. Des tableaux gracieux, des surprises, la curiosité qui s'attache au mouvement d'une intrigue, les mécomptes, les quiproquos, les jeux d'esprit que peut amener un travestissement, tel était le fond de ce divertissement sans conséquence...»


Une comédie de Shakespeare en général est un roman d'aventures ou un conte de fées dont les héros sont deux amoureux. Une séparation arrive pour un motif ou pour un autre entre l'amant et sa maîtresse; celle-ci, sous un déguisement d'homme, suit ou rejoint son amant qui ne la reconnaît pas. Ce fait, sans cesse reproduit, donne la mesure de ce que le poète croit pouvoir oser dans l'ordre des choses invraisemblables et impossibles. Les personnages principaux de la pièce n'ont jamais d'autre folie que l'amour, qui chez eux n'a rien de ridicule, puisqu'ils sont deux jeunes gens; leur passion n'est donc point comique. Les jeunes premiers du théâtre de Molière ne sont pas comiques non plus; mais chez Molière ils n'occupent pas le premier plan du tableau; ce sont des figures autrement caractérisées, Harpagon, Chrysale, Orgon, Tartuffe, Argan, M. Jourdain, avec la diversité de leurs ridicules et de leurs vices, qui attirent surtout et retiennent l'attention du spectateur: chez Shakespeare ce sont toujours des amoureux et des amoureux jeunes.

De tels personnages n'ayant rien de plaisant par eux-mêmes, et leur situation étant souvent tragique, le poète, afin d'égayer leur rôle, a recours à la vivacité spirituelle du dialogue. L'esprit de mots, extrêmement rare et presque introuvable dans le théâtre de Molière, surabonde dans celui de Shakespeare. Les calembours, les concetti, les équivoques, les assauts brillants et les vives ripostes constituent certainement le plus clair de ses ressources comme auteur comique. Il n'est pas nécessaire que ces traits d'esprit soient en même temps des traits de caractère et de nature; il n'est pas même nécessaire qu'ils aient quelque rapport avec le sujet: il suffit qu'ils brillent. Comme ils ne tiennent aux personnages par aucun lien profond, on peut les transporter indifféremment d'une bouche à l'autre, ils sont également bons en toute circonstance; aussi peu variés qu'ils sont nombreux, ce sont le plus souvent des joyeusetés égrillardes sur le rapport des sexes, auxquelles des femmes modestes prêtent l'oreille et répondent dans le même style sans aucun embarras.

A côté de ces personnages spirituels, il y a généralement dans les comédies de Shakespeare un groupe d'idiots dont la bêtise est démesurée et idéale, je veux dire hors de toute proportion avec ce que la réalité offre communément en ce genre; leur stupidité consiste principalement à prendre les mots les uns pour les autres, et ces grosses balourdises constituent, après les traits d'esprit, la seconde source ordinaire du rire dans la comédie shakespearienne.

Le hasard, autrement dit le caprice et l'arbitraire, joue dans ces pièces un rôle suprême; c'est un heureux hasard qui délie subitement le nœud de Beaucoup de bruit pour rien, donnant ainsi un dénouement de comédie à cet imbroglio tragique. Les figures principales n'étant point des pères de famille vicieux ou ridicules, mais de jeunes et sympathiques amoureux, ces œuvres légères ont pour cadre non pas, comme chez Molière, le foyer domestique, mais l'espace illimité du monde réel et du monde idéal ouvert à l'imagination. Les titres sont vagues: Comme il vous plaira, le Soir des Rois ou Ce que vous voudrez, le Songe d'une nuit d'été, Peines d'amour perdues, parce qu'il n'y a jamais de caractère central qui puisse donner son nom à l'ouvrage.—Tels sont les traits généraux de la comédie shakespearienne.

Le docteur Johnson a prétendu que le génie de Shakespeare était instinctivement plus porté vers la comédie que vers la tragédie, qu'il était comique par nature, tragique par la volonté et l'art. L'assertion contraire serait évidemment moins fausse. Ce n'est certes pas dans ses comédies proprement dites que Shakespeare a donné toute sa mesure comme poète; et quant aux éléments comiques de ses tragédies, dont on fait tant de bruit, ils ne sont ni plus nombreux ni plus remarquables que les éléments tragiques de ses comédies. Il y a toujours dans celles-ci un côté pathétique; nous avons noté ailleurs cette part du sentiment dans la Comédie des méprises[3]; l'émotion ne fait pas défaut non plus à Ce qu'il vous plaira, au Soir des Rois, même au Songe d'une nuit d'été. Shakespeare a généralement besoin d'agrandir et de relever ses sujets comiques par quelque inspiration demandée aux pensées plus hautes de la tragédie; la pure farce n'est point de son goût, et les deux pièces de son théâtre qui appartiennent par exception à cette catégorie ne sont pas, comme nous l'avons remarqué tout à l'heure, des productions vraiment originales de sa muse.

On ne sait rien de certain sur le caractère du poète; mais une tradition très vraisemblable le présente comme un homme d'humeur gaie, bienveillante et sereine. Cette disposition optimiste est beaucoup moins favorable qu'on pourrait le croire d'abord au développement du véritable génie comique. «Je me figure, a dit Sainte-Beuve, que, dans la vie commune, Shakespeare, le poète des pleurs et de l'effroi, développait volontiers une nature plus riante et plus heureuse, et que Molière, le comique réjouissant, se laissait aller à plus de mélancolie et de silence.» Avec un peu de réflexion, on reconnaîtra que ce qui semble un paradoxe est la vérité même, et que la comédie est plus triste au fond que la tragédie.

Le poète tragique s'amuse à peindre les crimes et les grandes passions de l'homme; cela ne peut pas le toucher beaucoup, parce que l'objet de sa peinture est trop éloigné de lui et trop exceptionnel; mais le poète comique étudie des vices, des ridicules, des folies que le spectacle du monde met en abondance sous ses yeux: comment, pour peu qu'il ait de sérieux dans l'âme, conserverait-il une inaltérable gaieté naturelle au milieu de tant de misères intellectuelles et morales?

Shakespeare a pu garder toute sa gaieté, parce qu'il n'a fait qu'effleurer la comédie. Productions de sa jeunesse pour la plupart, ses œuvres comiques se distinguent toutes par un optimisme que rien ne déconcerte; les méchants s'y convertissent à la fin, et les malheureux y voient changer leur infortune en joie. Vive la gaieté, la jeunesse et l'amour! chante l'heureux poète, et à bas leurs ennemis! à bas les puritains, les philistins, les pédants, la raison morose, l'esprit de discipline et de morgue, les graves et lourds censeurs de la folie et du plaisir, tels qu'ils sont personnifiés dans Malvolio: ce sont les seules victimes de Shakespeare. Son esprit n'est jamais blessant ni cruel; il ne fond pas sur les ridicules pour les mettre en pièces et les dévorer à la façon d'un oiseau de proie; il rit, chante et prend son essor en plein ciel bleu, comme l'alouette. Sa gaieté est celle d'un enfant; de même que les enfants, elle s'amuse de rien. «Je supplie votre Grâce de me pardonner, dit Béatrice; je suis née pour ne dire que des folies sans conséquence:» voilà l'épigraphe qu'il faudrait mettre à tout le théâtre comique de Shakespeare.

Nulle amertume ne trouble l'innocence de ces aimables jeux. Le poète eût applaudi de bon cœur au sentiment de Sterne disant dans un de ses sermons: «Il y a bien de la différence entre ce qui est amer et ce qui est piquant, entre la malignité et la verves spirituelle. L'une est sans humanité, et c'est un talent du diable; l'autre descend du père des esprits, si pure, si inoffensive dans sa généralité, qu'elle ne fait individuellement de mal à personne; lorsqu'elle effleure un ridicule, c'est d'une touche délicate et légère; le seul coup qu'elle donne à la sottise, c'est, en passant, un coup de pinceau.»—Nulle amertume, avons-nous dit; mais prenons-y garde: ces mots ne sont-ils pas synonymes de superficiel et sans profondeur? l'arrière-goût de tout ce qui est profond, en fait de comédie, n'est-il pas toujours plus ou moins amer?


Henri Heine s'amusait beaucoup de la difficulté particulière qu'éprouvent les Français à goûter sincèrement les comédies de Shakespeare, à cause de leur prédilection marquée pour ce qui est raisonnable, clair, logique et substantiel en littérature:

«Ils regardent d'un air stupéfait à travers la grille dorée; ils voient se promener sous les grands arbres les chevaliers et les nobles dames, les bergers et les bergères, les fous et les sages; ils voient l'amant et sa maîtresse qui, couchés sous l'ombre fraîche, échangent de tendres propos; de temps en temps, ils aperçoivent quelque animal fabuleux: par exemple, un cerf à ramure d'argent, ou une licorne effarouchée qui sort en bondissant de dessous un bosquet et vient poser sa tête sur le sein de la belle jeune fille... Ils voient encore sortir des ruisseaux les ondines avec leur chevelure verte et leurs voiles brillants, et tout à coup la lune qui vient éclairer ce tableau... Ils entendent ensuite le chant du rossignol... Et ils secouent leurs petites têtes raisonneuses en présence de toutes ces folies incompréhensibles pour eux! C'est que les Français qui comprennent le soleil, sont incapables de comprendre la lune, et encore bien moins les sanglots délicieux et les trilles du rossignol dans son ravissement mélancolique... Ils entendent des mots connus, mais ces mots ont un tout autre sens. Ils prétendent alors que ces gens-là n'entendent rien à la passion ardente, à la grande passion, que c'est de l'esprit à la glace qu'ils se servent les uns aux autres, en guise de rafraîchissement, et non le breuvage brûlant de l'amour... Et ils ne s'aperçoivent pas que ces gens ne sont que des oiseaux déguisés qui conversent dans une langue à part, langue qu'on ne peut apprendre qu'en rêve.»

Cette page délicieuse est aussi une page profonde. Il est certain que les personnes (peuples ou individus) qui ne goûtent pas les comédies de Shakespeare, sont moins habiles et moins heureuses que celles qui les goûtent, puisqu'elles manquent d'un sens et d'un plaisir. Le but propre de l'éducation esthétique n'est point de fermer avec une sévérité chagrine, mais au contraire d'ouvrir et de multiplier les sources de jouissance pour l'esprit. D'une manière générale on peut dire que, plus un homme a d'instruction, plus il sait apprécier de fruits différents dans ce paradis terrestre des beaux-arts et de la poésie, où les gens d'un esprit étroit et contentieux prétendent que les seuls arbres bons sont ceux de leur petit verger, et du haut de leur ignorance regardent dédaigneusement tout le reste du jardin. L'homme dans l'esprit duquel le mot comédie n'éveille pas d'autre idée que celle du genre cultivé par Molière, est exclusif et borné; d'autant plus borné que ce genre n'est nullement, à tout prendre, le plus répandu. Bien des œuvres, dans notre littérature elle-même, peuvent nous préparer à l'intelligence de Shakespeare et nous acclimater en quelque sorte à l'air de sou théâtre comique. De ce nombre sont les six comédies de Corneille avant le Menteur; le théâtre de Marivaux, où les jeux de l'amour et du hasard constituent, comme dans celui de Shakespeare, le fond même et toute la substance des pièces; enfin le théâtre d'Alfred de Musset. La comédie selon Molière et la comédie selon Shakespeare se ressemblent comme le jour et la nuit, rien de plus juste que cette comparaison de Heine, mais elles ont chacune leur beauté: le jour a le soleil divin; la nuit a ses délicieux mystères et son ordre de splendeurs aussi, ses clairs de lune, son ciel étoilé et la musique des rossignols.

Cela dit, je me permettrai d'opposer à la jolie page d'Henri Heine, en style moins poétique que le sien, une remarque dont la portée me semble considérable: c'est que, si les Français ont besoin de tant d'éducation pour goûter les comédies de Shakespeare, la réciproque n'est pas vraie et que la même étude n'est point nécessaire aux étrangers pour goûter les comédies de Molière. On parle beaucoup du caractère étroitement national de cette forme de l'art dramatique: oui, cela est certain, la tragédie, vivant dans un monde plus ou moins idéal, vague et conventionnel, se fait aisément comprendre partout, au lieu que la comédie, puisant généralement ses sujets dans la réalité contemporaine et locale, devient vite inintelligible pour les autres âges et les autres peuples; mais prétend-on, par cette remarque banale, clore toute discussion et renvoyer en paix chacun chez soi? Je suis plus intolérant que cela, et je réclame formellement pour Molière le sceptre souverain de tout l'empire comique.

En l'année 1800, un célèbre acteur anglais, Kemble, vint à Paris. Ses confrères de la Comédie-Française lui offrirent un banquet. A table on causa d'abord des poètes tragiques des deux nations; la supériorité de Shakespeare sur Racine et sur Corneille était vivement soutenue par l'Anglais contre ses hôtes, qui, par politesse ou par conviction, commençaient à céder le terrain, quand tout à coup le comédien Michot s'écria: «D'accord, d'accord, Monsieur; mais que direz-vous de Molière?» Kemble répondit tranquillement: «Molière? c'est une autre question. Molière n'est pas un Français.—Bah! un Anglais peut-être?—Non, Molière est un homme. Le bon Dieu voulut un jour faire goûter au genre humain dans toute leur perfection, dans toute leur plénitude, les joies dont la comédie peut être la source. Il fit alors Molière et lui dit: «Va, dépeins les hommes tes frères et amuse-les; rends-les meilleurs, si tu peux.» Puis il le lança sur la terre. Sur quel point du globe allait-il tomber? au nord ou au midi? de ce côté-ci ou de l'autre côté de la Manche? Le hasard a fait qu'il est tombé chez vous, mais il nous appartient autant qu'à vous-mêmes. N'a-t-il peint que vos mœurs? n'amuse-t-il que vous? Non, il a peint tous les hommes, et nous jouissons tous également de ses œuvres et de son génie. Devant lui s'évanouissent les petites différences de temps et de lieux; aucun peuple, aucun siècle ne peut le revendiquer comme sien: il est à tous les âges et à toutes les nations.»


Un savant professeur de littérature étrangère, M. Karl Hillebrand, dans un article de la Revue critique[4] consacré à l'appréciation du livre de M. Humbert, fait cette réserve à ses éloges: «Le tort de M. Humbert, c'est d'établir dans les genres une hiérarchie que rien ne justifie. Pourquoi la comédie à caractères serait-elle supérieure à la comédie fantastique? Pourquoi l'Arioste serait-il inférieur à Cervantes, et Rembrandt au Corrège? Ce sont là affaires de goût... Le Songe d'une nuit d'été et le Petit Poucet me font rire ou me touchent, me plaisent en un mot autant que le Festin de Pierre ou le Malade imaginaire, et point n'est besoin, ce me semble, d'établir des comparaisons et de mesurer le degré de plaisir qu'on éprouve.»

Je ne saurais être de l'avis de M. Hillebrand, quel que soit le crédit de l'adage sur lequel il s'appuie: «Il ne faut pas disputer des goûts.» Il est vrai que les disputes littéraires sont sans fin, de même que les disputes politiques, de même que les disputes religieuses; pourquoi? parce que l'esthétique, la politique, la religion, ne sont pas des sciences, et qu'il n'y a point, dans cet ordre de questions, de principe assez évident ou assez démontré pour fermer la bouche à l'adversaire. Il y a longtemps que Socrate l'a dit:

«Si nous disputions ensemble sur deux nombres, Eutyphron, pour savoir lequel est le plus grand, ce différend nous rendrait-il ennemis et nous armerait-il l'un contre l'autre? et en nous mettant à compter, ne serions-nous pas bientôt d'accord?

—Cela est sûr.

—Et si nous disputions sur les différentes grandeurs des corps, ne nous mettrions-nous pas à mesurer, et cela ne finirait-il pas sur-le-champ notre dispute?

—Sur-le-champ

—Et si nous contestions sur la pesanteur, notre différend ne serait-il pas bientôt terminé par le moyen d'une balance?

—Sans difficulté.

—Qu'y a-t-il donc, Eutyphron, qui puisse nous rendre ennemis irréconciliables, si nous venions à en disputer sans avoir de règle fixe à laquelle nous puissions avoir recours?... Vois un peu si par hasard ce ne serait pas le juste et l'injuste, l'honnête et le déshonnête, le bien et le mal. Ne sont-ce pas là les choses sur lesquelles, faute d'une règle suffisante pour nous mettre d'accord dans nos différends, nous nous jetons dans des inimitiés déplorables? Et quand je dis nous, j'entends tous les hommes.»

Il en est de même dans l'ordre du beau. La différence des goûts peut exaspérer jusqu'à une «inimitié irréconciliable» les natures passionnées; et les haines littéraires, aussi bien que les haines politiques et les haines religieuses, ont une singulière amertume, provenant sans aucun doute du sentiment humiliant de l'impuissance où nous sommes de convaincre et de convertir notre adversaire. Voilà, semble-t-il, une bonne raison pour supprimer toute dispute de ce genre; et en effet les sages de ce siècle, professant en matière de goût une indifférence très philosophique, ont enseigné qu'il fallait désormais remplacer la critique des œuvres par l'analyse des talents; mais ils n'ont pas réussi à imposer silence, ni autour d'eux ni dans leurs propres ouvrages, aux libres manifestations du sentiment littéraire. C'est qu'il s'agit ici d'un instinct naturel et, par conséquent, indestructible.

La critique littéraire repose, il est vrai, sur une contradiction: la légitimité des disputes de goût et l'impossibilité d'y mettre un terme; mais cela ne l'empêche pas de vivre et de se bien porter, au contraire. Il y a autre chose, dans le monde de la pensée, que des faits de science et des vérités de l'ordre logique; Dieu merci, l'idéal du positivisme n'est pas encore réalisé. Parce que je ne puis pas vous prouver mathématiquement que j'ai raison, dois-je me taire? Non pas; j'aurai besoin seulement, pour communiquer mon sentiment à autrui, d'une éloquence plus persuasive, il n'y a point de mal à cela. La nature intime d'une conviction ne prouve pas que cette conviction soit vaine, et les vérités impossibles à démontrer ne sont pas celles qui s'emparent de nos âmes avec le moins de puissance.

La préférence de M. Humbert et de bien d'autres pour Molière et pour la comédie à caractères n'a point de fondement logique, c'est vrai; elle ne peut pas s'imposer victorieusement à l'adversaire rendu muet par un syllogisme péremptoire: mais est-ce à dire qu'elle ne soit pas fondée en raison et qu'elle ne puisse se justifier par des arguments très forts et des considérations excellentes? M. Hillebrand soutient que rien n'autorise à établir dans les genres une hiérarchie, que la comédie à caractères n'est point supérieure en soi à la comédie fantastique: est-ce bien sûr? A sa comparaison de Cervantes et de l'Arioste, de Rembrandt et du Corrège, j'en opposerai une autre, qui me paraît plus juste.

Les opéras du style italien ont leur charme: tant pis pour les personnes qui ne les goûtent pas: mais n'est-ce pas une chose reconnue par ceux même qui comprennent mal la musique allemande, qu'elle est d'un ordre supérieur? Les grandes compositions de Molière, où tout est vrai, profond, sérieux, où nul mot n'est inutile, où nul trait ne s'égare, me semblent être aux spirituelles extravagances de la comédie shakespearienne ce que la puissante harmonie d'un Beethoven est aux mélodies agréables, mais sans rapport avec le sujet, qui caractérisent le style italien. Les Mille et une Nuits sont des contes amusants; mais qui oserait les mettre en parallèle avec Don Quichotte? Il y a un comique d'homme et un comique d'enfant: Molière a choisi le premier. La haute raison, la profondeur morale, sont en littérature quelque chose de plus relevé que les caprices riants de l'imagination et de l'esprit; l'homme est un objet plus digne de l'étude d'un poète que le monde fantastique des lutins et des fées. Je ne puis pas prouver cela, mais je le sens, et je me crois parfaitement autorisé à le dire.

Répliquera-t-on que si Molière l'emporte sur l'auteur du Songe d'une nuit d'été comme penseur et comme moraliste, il lui est inférieur comme poète? Je ne demande pas mieux que de faire regagner à Shakespeare en poésie ce qu'il me paraît perdre du côté de l'étude des caractères et des passions; mais, d'autre part, je ne suis nullement disposé à faire bon marché de Molière comme poète. Il y a là sur la nature et sur l'objet de la poésie la matière d'une discussion sans fin, comme toutes celles du même genre, mais non point vaine pour cela; car si les gens éclairés se taisent, le vulgaire, que ces questions éternellement à l'ordre du jour ont le privilège d'intéresser, ne s'en mêlera pas moins de donner sur elles son avis et dira encore un peu plus de sottises.


Que les critiques consultent leurs forces et suivent la voie à laquelle lu nature et l'éducation les destinent. Parmi les hommes qui ne sont ni des créateurs ni des inventeurs et qui doivent, faute d'un génie original, se contenter du rôle utile et modeste d'interprètes de la pensée d'autrui, les uns mettent leur étude à constituer le texte exact des grands écrivains, à en commenter la lettre, à remonter aux sources des idées et des mots: ce sont les philologues. D'autres ont à cœur de réunir le plus grand nombre de faits positifs relativement à la personne des auteurs, au lieu et au temps où ils ont vécu, afin d'expliquer par les influences de la race, de la famille, de l'éducation, du moment et du milieu la nature particulière de leur talent: ce sont les historiens. D'autres enfin ne craignent pas d'exercer, en présence des œuvres du génie, une fonction de l'esprit vraiment bien délicate et bien aventureuse; elle consiste à traduire en jugements plus ou moins absolus et généraux les impressions diverses que la sensibilité a reçues: ce sont les critiques littéraires proprement dits, ou, pour employer un terme d'une parfaite exactitude, les esthéticiens. Le mot esthétique, tiré du grec αἰσθάνεσθαι, sentir, a été introduit au XVIIIe siècle par un philosophe allemand pour désigner ce qu'on appelle faussement la science du beau; néologisme excellent, parce que sa racine transparente empêche qu'on se fasse illusion sur le caractère foncièrement subjectif de cette prétendue science.

Il n'est pas impossible à un même individu de réunir en sa personne les aptitudes diverses du philologue, de l'historien et de l'esthéticien, et de remplir ainsi les conditions du critique complet; mais en tout la perfection est chose rare, et la différence naturelle des goûts, la division de plus en plus fine du travail intellectuel, sont cause que la plupart des critiques choisissent entre ces trois tendances et en suivent une avec une prédilection assez marquée pour qu'il soit permis de les classer par genres. Aujourd'hui, deux fonctions de la critique sont en honneur: ce sont la philologie et l'histoire; la troisième, l'esthétique, est méprisée. Ce mépris a sa source dans l'esprit positif du siècle, qui a besoin de certitude et de notions concrètes, et que les vaines discussions et les vaines théories ont abreuvé jusqu'au dégoût. Quelques-uns des adeptes les plus enthousiastes de la philologie sont des transfuges de l'esthétique, apportant comme d'usage dans leur foi nouvelle la passion et l'intolérance propre aux néophytes. Épouvantés un jour du néant, ou, pour rappeler une expression célèbre, du grand creux qui se trouve au fond de toutes les idées purement littéraires, ils se sont jetés tout à coup dans les bras de la science comme un sceptique se jette dans ceux de la religion.

Je comprends trop bien ce découragement, et je n'essaierai pas de défendre l'esthétique contre la philologie et l'histoire en revendiquant pour elle un caractère scientifique quelconque, car je n'y crois point. J'ai cherché, parmi les idées littéraires qui ont été mises en circulation depuis Aristote jusqu'à Hegel, des vérités à la fois assez sûres et assez riches en conséquences utiles pour servir de pierres d'assise à la critique: je n'en ai point trouvé; les propositions incontestables sont toutes plus ou moins insignifiantes, et les seules qui vaillent la peine d'être avancées sont sujettes à contestation.

Cependant, j'oserai dire quelque chose en faveur de l'esthétique. De même que l'homme ne vit pas seulement de pain, l'esprit ne saurait se nourrir uniquement de science et de faits. Le degré de culture intellectuelle d'un individu ne se mesure pas par la simple addition de ses connaissances exactes et positives. La politesse, l'esprit, le goût, le sentiment exquis des nuances, le doute prudent et l'ignorance modeste, sont aussi des fruits de l'éducation, et de l'éducation littéraire, non point scientifique. Les lettres sont l'agent civilisateur par excellence, humaniores litteræ, tandis que le triomphe exclusif des sciences et l'avènement d'un état purement positif du monde, rêvé par quelques philosophes modernes, ferait tomber l'humanité sous le joug de la plus féroce tyrannie. La douceur et le charme seront bannis de la société des hommes le jour où l'on n'aura plus le droit de se tromper librement sur aucun sujet, et où toute erreur se verra brutalement enregistrée au compte de l'ignorance.

Donnons-nous garde d'introduire dans les questions littéraires, qui relèvent avant tout du sentiment, c'est-à-dire de la liberté, un esprit de roideur scientifique, et continuons à les traiter, non avec l'âpreté de cuistres convaincus qu'ils ont seuls tout à fait raison contre leurs adversaires, mais avec le tact et la bonne grâce d'hommes éclairés qui savent que dans cet ordre de choses rien ne saurait être absolument vrai ni absolument faux. Si un jour je dois faire comme tant d'autres, et abandonner à mon tour le sol incertain des jugements de goût pour me reposer et m'affermir sur le terrain plus commode et plus sûr de la philologie ou de l'histoire, qu'au moins ce ne soit pas sans avoir donné â l'esthétique un banquet d'adieu et fait avec les pures idées littéraires une dernière orgie..


J'ai comparé, dans un autre ouvrage, Shakespeare et les Tragiques grecs. Il n'y a point lieu de faire la même comparaison entre Shakespeare et Aristophane, car ici les rapports deviennent extrêmement superficiels. La matière et l'inspiration des deux théâtres diffèrent autant qu'il est possible. Quand on a dit que l'un et l'autre sont pleins de fantaisie, quand on a nommé la féerie des Oiseaux, cette brillante exception dans l'œuvre toute politique d'Aristophane, on a complètement payé sa dette envers une comparaison des deux poètes. Au fond, quoi de moins semblable au doux et inoffensif Shakespeare que ce violent pamphlétaire athénien, animé de terribles haines littéraires, politiques, religieuses, poursuivant ses ennemis sur la scène et faisant du théâtre un pilori? Quel rapport sérieux peut-on établir entre des imaginations si pures, si éthérées, si détachées du monde réel, qu'elles donnent un démenti à la définition vulgaire de la comédie, et un théâtre cynique qui ne s'écarte pas moins de cette définition, mais dans l'autre sens, et qui, à force de réalisme au contraire et d'actualité, ressemble à une polémique de journal, ou, comme on l'a si vivement dit, à «une tribune dressée sur des tréteaux, où l'orateur improvisé venait faire de la politique à sa manière, gambadant à droite et à gauche et tirant la langue aux hommes d'État[5]»?

L'habitude de rapprocher les noms d'Aristophane et de Shakespeare est une tradition de la critique qui doit probablement son origine moins à des qualités communes aux deux poètes qu'à ce qui leur manque à l'un et à l'autre: peu ou point d'intrigue, encore moins de caractères, composition décousue et capricieuse. Plutarque a dit, non sans justesse, mais avec dureté et dans un esprit malveillant: «Chez Aristophane, le choix et l'arrangement des mots est tantôt tragique, tantôt comique, fastueux ou terre à terre, obscur et commun, enflé et prétentieux, mêlé de bavardage et de futilités qui donnent la nausée. Ce style qui a tant d'incohérence et d'inégalité ne prête pas à chaque personnage le ton qui lui convient et lui est propre. Un roi devrait parler avec majesté, un orateur avec adresse, les femmes avec naturel, les simples citoyens sans recherche, le marchand de l'agora sans façons; mais chez Aristophane, c'est le hasard qui met dans la bouche de chaque personnage les premières paroles venues, d on ne peut reconnaître si c'est un fils, un père, un paysan, un dieu, une vieille femme ou un héros qui parle.»

Pareillement, si l'idée venait à quelqu'un de rapprocher Plaute de Shakespeare, ce ne pourrait être que pour les bizarreries ou les faiblesses qui se mêlent à leur comique; parce que chez l'un et chez l'autre l'esprit est surtout dans les mots, et parce que le hasard joue dans la conduite de leurs pièces un rôle prépondérant. Il n'y aurait donc point de base solide pour une comparaison du poète anglais avec les grands comiques anciens.

Je me propose, dans ce volume, de traiter, à l'occasion des comédies de Shakespeare, quelques questions générales de critique littéraire plus instructives et même plus amusantes (je l'espère, du moins) que ne pourrait l'être la critique particulière de ces charmantes productions, insaisissables à l'analyse, musique aérienne faite pour être écoutée en rêvant, non pour être commentée.

Le point de départ de nos considérations sera l'examen des jugements que certains admirateurs trop exclusifs de Shakespeare et d'Aristophane en Allemagne ont portés sur Molière, et j'aime à penser que cette étude fortifiera en nous la double conviction que Molière et Shakespeare sont les deux plus grands noms du théâtre moderne, l'un dans la comédie, l'autre dans la tragédie. Je ne voudrais nullement abaisser Shakespeare; mais je prétends, contre la critique allemande, élever Molière à son niveau. Les qualités qu'on a toujours le plus admirées dans le théâtre tragique de Shakespeare, la profondeur psychologique et morale, la vie des caractères, la puissante objectivité dramatique, la poésie, oui, la poésie, nous les retrouvons toutes dans Molière. Il ne faut pas que les sottises des pédants qui voudraient brouiller ces deux grands hommes nous empêchent de reconnaître et de saluer en eux deux frères. Ils avaient, comme nous le verrons, les mêmes idées sur le théâtre, la même poétique.

La parenté de leurs génies a vivement frappé le plus excellent des critiques français:

«Molière, écrit Sainte-Beuve, est, avec Shakespeare, l'exemple le plus complet de la faculté dramatique et, à proprement parler, créatrice ... Corneille, Crébillon, Schiller, Ducis, le vieux Marlowe, sont sujets à des émotions directes et soudaines dans les accès de leur veine dramatique. Souvent sublimes et superbes, ils obéissent à je ne sais quel cri de l'instinct et à une noble chaleur du sang, comme tes animaux généreux, lions ou taureaux; ils ne savent pas bien ce qu'ils font. Molière, comme Shakespeare, le sait; comme ce grand devancier, il se meut, on peut le dire, dans une sphère plus librement étendue, et par cela supérieure, se gouvernant lui-même, dominant son feu, ardent à l'œuvre, mais lucide dans son ardeur. Et sa lucidité néanmoins, sa froideur habituelle de caractère au sein de l'œuvre si mouvante, n'aspirait en rien à l'impartialité calculée et glacée, comme on l'a vu de Gœthe, le Talleyrand de l'art: ces raffinements critiques au sein de la poésie n'étaient pas alors inventés. Molière et Shakespeare sont de la race primitive[6]

Ajoutons qu'à eux seuls, parmi les grands génies dramatiques, il a été donné de ravir également le goût des délicats et celui du peuple.

Une touchante conformité de destinées achève la ressemblance et leur fait traverser l'histoire littéraire la main dans la main. Des légendes ont eu cours sur l'un et sur l'autre, honneur qui n'appartient qu'aux poètes populaires. La sotte envie les a tous deux accusés de plagiat; en effet ils ont pillé largement, sans prendre la peine de démarquer le linge, avec le sans façon de l'âge d'or où tout était en commun[7]: la belle affaire! dévoré par de tels princes, le menu fretin de la littérature meurt pour entrer dans une vie plus haute...

... Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur.

D'infâmes calomnies ont tenté de noircir la réputation morale de Molière comme de Shakespeare. Ils ont l'un et l'autre connu de près la multitude et fréquenté la cour, subissant ainsi la double et salutaire influence, du peuple avec lequel leur profession les mettait en contact, et de la société élégante. Ils ont tous deux souffert des affronts attachés au métier de comédien. Tous deux ils étaient riches, ils aimaient le luxe, et n'affectaient nullement la gueuserie de la bohême littéraire. Shakespeare entendait fort bien ses affaires de directeur de théâtre; Molière avait trente mille livres de revenu et donnait d'excellents dîners.

Bref, ils ont pleinement joui des réalités de la vie présente; ils ont connu toutes les joies, toutes les douleurs de l'humanité, et ils ont usé rapidement leur existence dans le tourbillon dévorant d'une incessante activité dramatique. A la différence des hommes de cabinet et de tranquille étude, le théâtre, le monde était leur laboratoire. Tout entiers à l'œuvre du moment, leur modestie ne paraît pas avoir deviné quelle gloire immortelle et grandissante ils auraient dans l'avenir: les premières éditions complètes de leurs œuvres ne furent pas publiées de leur vivant ni préparées par leurs soins; elles parurent sept ans après la mort de Shakespeare, neuf ans après celle de Molière.


[1] Molière, Shakespeare et la Critique allemande.

[2] The taming of the Shrew. Nous donnons l'analyse de cette comédie en Appendice à la fin du présent volume.

[3] Voy. Drames et poèmes antiques de Shakespeare, chap. VII.

[4] 1er janvier 1870

[5] Edelestand du Méril.

[6] Portraits littéraires, t. II.

[7] Sainte-Beuve, ibid.


CHAPITRE PREMIER

PARADOXES ALLEMANDS SUR MOLIÈRE

Guillaume Schlegel.—Point de départ de son argumentation.—Sa théorie de la gaieté.—Prétendue incompatibilité du comique et du sérieux.—Perfection d'Aristophane, prosaïsme de Ménandre et de Molière selon Schlegel.—Le Roi de Cocagne de Legrand.—Étrange paradoxe de Hegel.—L'AvareLe Médecin malgré lui.Peines d'Amour perdues.

Il faut être juste envers tout le monde, même envers les Allemands. J'ai vu jouer à Munich quelques comédies de Molière: elles ont fait grand plaisir, et le succès du poète est le même, assure-t-on, sur tous les théâtres d'Allemagne. La nation allemande, les hommes de génie qui sont les représentants les plus éminents de l'esprit germanique, partagent sur Molière le sentiment de la France et de l'Europe. Ne nous lassons pas de citer les belles paroles de Gœthe: «Molière est si grand que chaque fois qu'on le relit on éprouve un nouvel étonnement ... Tous les ans je lis quelques pièces de Molière, de même que de temps en temps je contemple les gravures d'après les grands maîtres italiens, pour me maintenir toujours en commerce avec la perfection. Car de petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de pareilles œuvres; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles pour rafraîchir nos impressions.»

Et néanmoins il est vrai de dire que la critique allemande en général est hostile à Molière. Chez les gens du métier, professeurs, historiens de la littérature, philosophes, critiques de profession, une tradition s'est établie de l'autre côté du Rhin, en vertu de laquelle Aristophane et Shakespeare sont les seuls poètes qui réalisent vraiment l'idée de la comédie, tandis que le genre inauguré en Grèce par Ménandre et porté par Molière au plus haut point de perfection est prosaïque, inférieur et vulgaire. Le nom d'Aristophane ou celui de Shakespeare ne se rencontre guère sous la plume d'un esthéticien allemand sans qu'il en prenne occasion de dire quelque chose de désobligeant pour Molière, et rien n'est plus agaçant que ce parti-pris de dénigrement systématique; ou bien encore, ces savants critiques construisent leur théorie de la comédie, multiplient les exemples tirés des théâtres d'Aristophane et de Shakespeare, et passent sous silence celui de Molière, absolument comme s'il n'existait pas[1].

D'où vient une si étrange dissidence? Il convient de l'attribuer d'abord, en grande partie, à une révolte bien légitime de l'esprit national. La littérature française, non contente de régner sur l'Europe comme une reine doublement glorieuse, doublement digne d'admiration et de respect, par l'ancienneté de sa naissance et par l'incomparable éclat de ses œuvres, l'avait trop longtemps gouvernée et régentée à la façon d'un maître d'école. Lessing commença la réaction, elle était juste et nécessaire alors; mais Guillaume Schlegel en fut l'instrument attardé et passionné sans motif littéraire sérieux. Quand on lit ces fameuses leçons sur la littérature dramatique faites à Vienne en 1808, pendant que Napoléon amassait la haine de l'Europe contre la France, l'intérêt esthétique que pourrait offrir la critique du professeur est gâté désagréablement par le souvenir d'une parole que Lord Byron raconte avoir entendu tomber de sa bouche: «Je médite une terrible vengeance contre les Français, je leur prouverai que Molière n'est pas un poète.»

Cependant, tout n'est pas fureur aveugle dans la critique de Schlegel; elle a un côté rationnel et philosophique qu'il serait injuste de méconnaître. Schlegel reste, après tout, un écrivain d'une valeur considérable, un éloquent vulgarisateur d'idées fécondes, comme Villemain l'a été en France, et de plus un érudit et un artiste; sa traduction de Shakespeare, faite en collaboration avec Tieck, est un ouvrage classique en Allemagne. Nous n'avons point le droit de traiter un tel homme de haut en bas, comme pouvait le faire Gœthe ou Henri Heine[2].

«Pour un être comme Schlegel, disait Gœthe, une nature solide comme Molière est une vraie épine dans l'œil; il sent qu'il n'a pas une seule goutte de son sang et il ne peut pas le souffrir. Il a de l'antipathie contre le Misanthrope, que moi, je relis sans cesse comme une des pièces du monde qui me sont les plus chères; il donne au Tartuffe, malgré lui, un petit bout d'éloge, mais il le rabat tout de suite autant qu'il lui est possible. Il ne peut pas pardonner à Molière d'avoir tourné en ridicule l'affectation des femmes savantes, et il est probable, comme un de ses amis la remarqué, qu'il sent que, s'il avait vécu de son temps, il aurait été un de ceux que Molière a voués à la moquerie... Sa critique est essentiellement étroite; dans presque toutes les pièces il ne voit que le squelette de la fable et la disposition; toujours il se borne à indiquer les petites ressemblances avec les grands maîtres du passé; quant à la vie et à l'attrait que le poète a répandus dans son œuvre, quant à la hauteur et à la maturité d'esprit qu'il a montrées, tout cela ne l'occupe absolument en rien... Dans la manière dont Schlegel traite le théâtre français, le trouve tout ce qui constitue le mauvais critique, à qui manque tout organe pour honorer la perfection, et qui méprise comme la poussière une nature solide et un grand caractère.»

Il est doux de répéter ces paroles de Gœthe; mais ce serait faire beaucoup trop bon marché de Schlegel que de nous en tenir à ce jugement, ou de nous contenter de dire avec Heine qu'«il prit Molière en aversion, comme Napoléon prit en aversion Tacite».

Un penseur bien autrement profond que Schlegel, un homme aussi exempt de sot patriotisme littéraire que fêlait Gœthe lui-même. Hegel, a prouvé par raisons démonstratives que Molière n'avait pas fait de bonnes comédies.

Il y a là un phénomène des plus curieux pour les personnes qu'intéresse l'histoire des singularités de la critique, et je voudrais m'y arrêter quelque temps. A quoi bon? m'a dit quelqu'un. Mais pourquoi serait-il permis au naturaliste, à l'antiquaire, d'examiner en détail dans l'ordre des faits certaines bizarreries de la nature ou de l'art, et défendrait-on au philosophe de faire la même chose dans l'ordre des idées? Un paradoxe est plus amusant qu'une vérité triviale, et j'estime d'ailleurs que les erreurs humaines ont toute espèce de droit à l'indulgente et sérieuse attention des personnes modestes, assez sages pour ne pas prétendre avoir seules la raison de leur côté. Craindrait-on par hasard de se fausser l'esprit en prenant connaissance des idées cornues de ces logiciens qui, par le raisonnement, sont arrivés à cette conclusion rare, que la lune (pour rappeler la jolie comparaison de Heine) est plus brillante que le soleil, et que les comédies de Shakespeare sont plus belles que celles de Molière?

J'ose promettre que les résultats de cette étude seront sains et réellement instructifs: nous en recueillerons l'utile enseignement de la vanité du dogmatisme en littérature. Je ne m'amuserai pas à réfuter les idées particulières des ennemis de Molière, mais j'attaquerai la méthode générale sur laquelle toute leur critique se fonde: je prouverai, contre ces raisonneurs, qu'il n'y a point d'idée, ni rationnelle, ni même empirique, du beau, du comique, de la poésie; que leurs prétentions doctrinales sont une chimère, et que tout jugement esthétique se réduit en dernière analyse à un sentiment libre, spontané, qui est susceptible de culture, mais qui se moque de la science. Je les renverrai au principe éternel, posé par Kant dans sa Critique du jugement de goût et d'abord par Molière dans sa Critique de l'École des femmes: «Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d'avoir du plaisir.»


Guillaume-Auguste Schlegel part de ce principe, que la comédie doit offrir avec la tragédie un contraste parfait. De tous les genres de poésie la tragédie est le plus sérieux: de tous les genres de poésie la comédie est donc le plus gai; le sérieux est l'essence de la tragédie: donc l'essence de la comédie, c'est la gaieté. Voilà la pierre de l'angle de tout le système. Pour donner à son assise une sorte de consécration, Schlegel cite un passage du Banquet de Platon, où Socrate déclare qu'«il appartient au même homme de savoir traiter la comédie et la tragédie, et que le vrai poète tragique, qui l'est avec art, est en même temps poète comique». Personne, assurément, ne se serait avisé que ces paroles de Socrate pussent être invoquées à l'appui de la théorie; mais admirons ici la subtilité allemande: selon Schlegel, le philosophe grec a voulu dire par là que la connaissance des contraires est une, ou (pour employer les termes mêmes dont Socrate s'est servi ailleurs et les comparaisons qui lui sont familières), qu'on ne peut connaître les choses opposées que l'une par l'autre, et qu'en conséquence il est impossible d'approfondir la nature de la santé sans savoir ce que c'est que la maladie; du contentement, sans savoir ce que c'est que la tristesse; du sérieux, sans savoir ce que c'est que la gaieté; de même il est impossible de pénétrer un peu profondément dans l'essence de la tragédie, sans découvrir du même coup l'idée de la comédie, qui est son contraire.

Je me suis profondément assimilé la pensée de Schlegel, et je me propose de la développer avec autant de soin que si c'était la mienne propre. Foin de ces résumés avares et iniques qui mutilent et qui défigurent la thèse de l'adversaire! Je préviens le lecteur que, dans l'exposé qui va suivre, il trouvera beaucoup de choses qui lui sembleront justes et qui le sont en effet. La vérité est l'alliage grâce auquel l'erreur a cours: il convient, si l'on veut comprendre le succès qu'ont eu dans la critique allemande les idées de Schlegel sur la comédie et sur Molière, de n'y point séparer le faux d'avec le vrai.

Le sérieux et la gaieté, dit Schlegel, ont assez souvent la même apparence pour qu'il puisse nous arriver presque à chaque pas, si nous n'y sommes pas très attentifs, de prendre l'une pour l'autre deux choses si profondément contraires. Qu'on veuille bien y réfléchir: ne sommes-nous pas enclins à croire qu'il n'y a pas de disposition vraiment sérieuse sans une ombre marquée de tristesse, et que le rire qui éclate sur les lèvres d'un homme ou dans les pages d'un livre est un signe non équivoque de gaieté? Eh bien, c'est justement là notre erreur; le sérieux n'est pas toujours triste, et le rire est si peu identique à la gaieté, qu'il peut être sérieux jusqu'à la tristesse. Que dis-je? il peut être tragique. C'est l'arme la plus terrible de l'indignation, du mépris, de la haine; c'est le coup de massue qui terrasse et achève l'ennemi. La gaieté, cette chose vive, ailée et légère, fuit bien loin devant un tel rire. Elle voltige au-dessus du monde réel et glisse, sans jamais s'y abattre, sur nos misères et nos passions. C'est l'hôte d'un monde aérien et fantastique, qui, de loin en loin, vient visiter notre vie lasse et désenchantée, traverse nos ténèbres d'un rayon de lumière et remonte au ciel avec la poésie. L'enfance est gaie; mais combien d'hommes, combien de poètes, ont su conserver ou rappeler les joyeux éclats de rire de l'enfance? Ne vous y trompez pas, nous avertit Schlegel: la plupart des inventions soi-disant comiques appartiennent au fond à la tragédie; car leur rire est sérieux ou même triste. La gaieté, voilà le signe, le seul signe auquel se reconnaît la bonne et franche comédie. Qu'est-ce donc que la gaieté, en langage précis et sans métaphores? Montrons d'abord tout ce qui lui ressemble sans être elle; nous dirons ensuite ce qu'elle est.

La gaieté comique n'a rien de commun avec le rire amer et moqueur ou l'ironie. Pour cesser d'être comique et gaie, il n'est pas nécessaire que l'ironie soit terrible; la plus fine, la plus légère, fût-ce celle de Voltaire, est toujours grave au fond, quelque enjouée qu'en soit la forme; elle trahit une disposition sérieuse, qui est contraire à l'essence de la comédie. Que la colère et le mépris lui inspirent une satire, ou la malice une épigramme, si elle ne tue pas, elle blesse toujours. La gaieté comique, au contraire, est inoffensive et douce: le jeu varié d'une intrigue, les accidents imprévus, les contrastes bizarres, voilà les matières où elle s'exerce, et, si quelquefois elle se moque des travers des hommes, c'est d'une manière si générale qu'elle fait rire tout le monde sans offenser personne.

Il existe, poursuit Schlegel, une autre espèce de gaieté triste et fausse qu'il ne faut pas confondre avec la gaieté comique. Dans le Légataire universel de Regnard, un pauvre vieillard, accablé d'infirmités, touche à sa fin; des scélérats le tourmentent pour son héritage et fabriquent en son nom un faux testament pendant qu'ils le croient à l'agonie. On rit, parce qu'il est impossible de ne pas rire en voyant Crispin s'envelopper dans la robe de chambre du moribond et contrefaire sa voix cassée: mais quel triste sujet de gaieté, grand Dieu! un malheureux qui se débat contre la mort entre les mains avides de ses héritiers!

Ce que Schlegel ajoute est fin et délicat. Je ne demande point, dit-il, au poète comique une morale positive; je ne lui demande même pas de s'interdire la représentation de la ruse, du mensonge, de l'égoïsme, des mauvaises passions, de l'immoralité en un mot; la comédie ferait mieux de ne rien peindre de pire que des ridicules, mais il lui est permis de produire sur la scène le vice lui-même, pourvu que le poète ait une assez grande intelligence de son art et assez de tact moral pour empêcher que ma conscience ne vienne élever sa voix au milieu de la fête qu'il donne à mon esprit. Il ne faut pas que j'aie compassion des victimes de la fourberie, il ne faut pas que je m'indigne contre les fourbes. Si le poète laisse la moindre place à l'indignation ou à la pitié, c'en est fait de toute franche gaieté comique, il ne me fait rire qu'à contre-cœur; je suis mécontent de moi-même, parce que je ris malgré moi; mécontent de sa société de coquins, parce qu'ils sont moins plaisants qu'odieux, mécontent de lui tout le premier, parce qu'il blesse ma conscience en m'amusant. Le théâtre de Regnard et celui de Lesage, ainsi que son plus illustre roman, n'excitent guère que cette gaieté fausse et triste, qui est aussi éloignée du vrai comique que l'ironie.

Enfin (et c'est ici un point capital dans la théorie de Schlegel) il ne faut pas confondre le comique avec le ridicule. Le ridicule n'est qu'un motif de la gaieté comique, le motif le plus ancien et le plus nouveau, la source la plus riche, j'y consens; mais il est si peu la gaieté elle-même, qu'il ne réussit pas toujours à la provoquer, et que celle-ci peut très bien prendre ses inspirations ailleurs.

Nous avons, dans la Métromanie de Piron, l'exemple d'un ridicule qui n'est point gai, en d'autres termes, qui n'est point comique. Que cette pièce manque absolument de gaieté, je ne prétends pas cela, dit notre auteur; il y a de la gaieté dans deux ou trois situations fort plaisantes: mais le comique n'égaie que les parties accessoires de l'œuvre; le ridicule qui en est l'objet principal, la manie de faire des vers, n'a produit qu'une peinture froide et incomparablement moins gaie que le reste.

Le Roi de Cocagne du poète Legrand nous offre l'exemple opposé: ici, point de ridicule, mais seulement du comique; car la folie du roi, tant qu'il a au doigt l'anneau magique, n'a rien qui ressemble à ces travers du caractère ou de l'esprit qu'on appelle proprement des ridicules. Et néanmoins «cette petite pièce est d'un comique achevé, la gaieté s'y élève jusqu'à une sorte de délire...» Qu'est-ce que cette pièce? Qu'est-ce que cet anneau? Qu'est-ce que le Roi de Cocagne? Nous le saurons tout à l'heure. L'analyse de la comédie de Legrand doit être le couronnement logique de notre petit exposé. L'admiration de Guillaume Schlegel pour cette farce inepte est célèbre et a voué son nom à un ridicule immortel.

Après avoir distingué la gaieté comique de tout ce qui a la même apparence, il ne reste plus à Schlegel, pour en trouver l'exacte définition, qu'à appliquer le grand principe de Socrate. N oppose à la gaieté son contraire et se demande en quoi consiste le tragique ou le sérieux.

Nous sommes sérieux toutes les fois que les facultés de notre âme sont dirigées vers quelque but. Quand ce but concentre tellement toutes nos forces intellectuelles et morales qu'en dehors de lui nous n'avons ni sentiment ni activité pour rien, alors le sérieux nous domine et nous possède exclusivement; et quand ce but est un objet infini, l'accomplissement d'un devoir sublime ou la satisfaction d'une passion profonde, alors l'état de notre âme est tragique. Ce qui constitue le sérieux, c'est donc la direction de notre activité vers un but; et ce qui élève le sérieux jusqu'au tragique, c'est le caractère infini du but proposé à notre activité.

La tragédie, en nous offrant le spectacle agrandi de nos devoirs, de nos passions, de notre destinée, nous invite à rentrer en nous-mêmes et à réfléchir profondément sur la vie; c'est là sa mission: mais que la comédie s'en garde bien! elle doit, au contraire, nous faire sortir de nous-mêmes, nous enlever à toute préoccupation sérieuse et nous inviter gaiement à l'oubli.

Le sérieux, qui est le fond de la tragédie, donne aussi à la forme du drame tragique un caractère spécial: cette forme est une, simple, grande, sévère; le poète marche rapidement et nous entraîne à sa suite vers un but qu'il ne perd pas de vue et qu'il nous fait entrevoir de moment en moment; il écarte les accessoires étrangers à l'action et tous ces incidents minutieux, importuns, qui entravent dans la vie réelle le cours des grands événements, afin de concentrer toute l'attention des spectateurs sur la catastrophe où il précipite le drame. Quelle doit être, par opposition, la forme de la comédie? La tragédie se plaît dans l'unité: la comédie aime donc le chaos; la variété, la bigarrure, les contrastes, les contradictions même, voilà son empire. Le poète comique doit éviter par-dessus tout de fixer sur un seul et même objet l'attention de ses spectateurs; car la direction de notre esprit vers un point unique, c'est le sérieux, et la gaieté ne peut s'épanouir librement que lorsque tout but sérieux est écarté et toute impression sérieuse dissipée. Elle ne supporte aucun travail, aucune gêne, aucun effort; la moindre attention suivie lui est un tourment et une fatigue. Elle rit de tout et ne s'intéresse à rien; elle touche à toutes les idées de la raison et n'en épouse aucune; elle joue avec toutes les passions de la nature humaine et demeure indépendante en face d'elles; elle voltige d'objet en objet, dans le monde réel et dans tous les mondes imaginaires, sans se poser plus d'un instant sur chaque fleur.

Qu'est-elle donc, en dernière analyse? Je la définirais volontiers, conclut notre philosophe, une sorte d'oubli de la vie, un état de bien-être et de vitalité plus haute, où nous nous sentons enlever non seulement à toute idée triste, mais à toute idée sérieuse; alors nous ne prenons rien qu'en jouant, tout passe sans laisser de trace et glisse légèrement sur la surface de notre âme. Le spectateur qui est dans cet état aime à promener ses regards vaguement, sans but et sans suite, sur une infinie diversité de choses, et si le poète ose lui faire violence en exigeant de lui la disposition sérieuse qui ne convient qu'au spectateur d'une tragédie, je veux dire en voulant arrêter jusqu'à la fin ses yeux sur un objet unique, sans incidents, sans interruptions et mélanges bizarres de toute nature pour le distraire, sans jeux d'esprit ou mots piquants pour l'éveiller à toute minute, sans inventions inattendues, amusantes, pour le tenir sans cesse en haleine, la gaieté tombe, le sérieux reste et le comique s'évanouit.

Telle est toute la théorie du comique ou de la gaieté, selon Schlegel.—Voyons maintenant l'application qu'il en fait à la critique des différents théâtres.

Méconnaissant pour les besoins de son système le côté sérieux, et sérieux jusqu'à la violence la plus âpre, du théâtre d'Aristophane, Schlegel ne veut y voir que la fantaisie poétique et la gaieté. C'est la réalisation la plus parfaite, selon lui, de l'idée de la comédie. Car, dit-il. l'imagination du poète est affranchie de toute contrainte de la raison. Tandis qu'une tragédie de Sophocle ou d'Eschyle rappelle, par sa structure grande et simple, la monarchie des temps héroïques, le théâtre d'Aristophane offre dans sa constitution intérieure une fidèle image de cette démocratie excessive contre laquelle le poète dirigeait ses coups. Il est plaisant de voir avec quelle ingénieuse subtilité Schlegel fait tourner à la louange d'Aristophane et à la confirmation de sa théorie du comique les choses qui y semblent le plus contraires.

Il n'y avait, dit-il, qu'une partie sérieuse en apparence dans les comédies d'Aristophane, c'était la parabase et les chœurs; et cela même, h bien prendre la chose, était au profit de la gaieté. En effet la parabase, ce morceau étranger à la pièce, avait beau être sérieux en lui-même, il montrait que le poète ne prenait pas au sérieux la forme dramatique; et les chœurs, tout sublimes qu'ils étaient, et précisément parce qu'ils étaient sublimes, faisaient voir avec quelle liberté il se jouait même de la comédie, en illuminant soudain de toutes les magnificences du lyrisme les bas-fonds de la plus grossière obscénité. Si Sophocle, s'adressant à l'assemblée par l'entremise du chœur, eût vanté son propre mérite et dénigré ses compétiteurs, ou si, en vertu de son droit de citoyen d'Athènes, il eût fait des propositions sérieuses pour le bien public, assurément toute impression tragique aurait été détruite par de semblables infractions aux règles de la scène. Mais les incidents épisodiques, les bizarreries de toute espèce reçoivent de la gaieté un favorable accueil, lors même que ces hors-d'œuvre sont plus sérieux que tout le reste du spectacle; car la gaieté est toujours bien aise d'échapper à la chose dont on l'occupe, et toute attention prolongée, quel qu'en soit l'objet, lui est pénible. C'était pour les spectateurs un plaisir de se soustraire un instant aux lois de la scène, à peu près comme dans un déguisement burlesque on s'amuse quelquefois à lever le masque.

Il était nécessaire, pour des raisons étrangères à l'art, que la forme de l'ancienne comédie fût abolie bientôt; mais son esprit, c'est-à-dire la fantaisie poétique et la gaieté, pouvait et devait lui survivre, et lui a survécu en effet dans les comédies de Shakespeare, dans le Roi de Cocagne de Legrand, dans le Désespoir de Jocrisse, «ouvrage classique» s'écrie Schlegel dans sa douzième leçon, «ouvrage qui a conquis la palme de l'immortalité»!

De Ménandre, Térence et Plaute, Schlegel fait peu de cas, parce que chez les auteurs comiques de cette école la forme de la composition est sérieuse; tout y est régulièrement ordonné et dirigé avec effort vers un but. L'unité d'impression est le grand souci de ces poètes: de peur de l'affaiblir ou de la troubler, ils évitent soigneusement tout ce qui pourrait distraire les spectateurs en les égayant hors de propos; ils n'admettent les saillies de la verve comique que dans la mesure où elles concourent à l'effet principal. Et le sérieux n'est pas seulement dans la contexture de leurs poèmes, où tout se lie, où tout se tient comme les scènes d'une tragédie: il est dans l'esprit de ces pièces, qui s'appellent pourtant des comédies et qui ne sont que des moralités lourdes ou des drames gonflés de pathétique. Quant au prosaïsme, il est partout: dans l'imitation de la vie réelle, dans le but instructif que se propose le poète, dans le dénouement de ces œuvres graves et raisonnables qui se terminent régulièrement par un mariage. En les lisant, on croit entendre Euripide s'écrier, dans les Grenouilles d'Aristophane:

Grâce à moi, grâce à la logique
De mes drames judicieux,
Et surtout à l'esprit pratique
De mes héros sentencieux,
Le bourgeois plus moral, plus sage,
Apprend à mener sa maison,
Car il rencontre à chaque page
Des maximes pour sa raison
Et des conseils pour son ménage!

Arrivons à Molière.—Il y a dans son théâtre des scènes pleines de folie poétique et de gaieté, et que Schlegel, conséquent avec ses doctrines, fait profession d'admirer beaucoup; telles sont: les ballets du Malade imaginaire; les coups de bâton que les archers donnent à Polichinelle; les coups de plats de sabre que les Turcs distribuent en cadence à M. Jourdain; la danse des dervis: Dara, dara bastonara ... «Mamamouchi, vous dis-je, je suis mamamouchi;» M. de Pourceaugnac poursuivi par des apothicaires armés des outils de leur profession; ou bien encore cette petite scène de la Princesse d'Élide où Moron caresse un ours:

«Ah! monsieur l'ours, je suis votre serviteur de tout mon cœur. De grâce, épargnez-moi. Je vous assure que je ne vaux rien du tout à manger, je n'ai que la peau et les os, et je vois de certaines gens là-bas qui seraient bien mieux votre affaire. Eh! eh! eh! monseigneur, tout doux, s'il vous plaît. Là, là, là, là. Ah! monseigneur, que votre altesse est bien faite! elle a tout à fait l'air galant et la taille la plus mignonne du monde. Ah! beau poil! belle tête! beaux yeux brillants et bien fendus! Ah! beau petit nez! belle petite bouche! petites quenottes jolies! Ah! belle gorge! belles petites menottes! petits ongles bien faits!...»

Voilà, selon Schlegel, les endroits magistraux de Molière. L'auteur des Plaisirs de l'île enchantée excelle, quand il veut, dans cette gaieté inoffensive, dans ces douces et poétiques folies qui ne font de mal à personne; il connaît le grand art des intermèdes, ces interruptions si éminemment comiques dans la suite naturelle des scènes et des actes, surtout quand elles n'ont aucun rapport avec le sujet de la pièce; il dit parfois de pures bêtises: par exemple, quand le docteur Pancrace prie Sganarelle de passer de l'autre côté, «car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques et étrangères, et l'autre est pour la vulgaire et la maternelle»; quand Clitandre, pour savoir si Lucinde est malade, tâte le pouls à son père, ce sont là, Dieu merci! de vraies gaietés comiques et nullement des traits de caractère.

J'ai entendu dire à M. Guizot que Schlegel, dans ses conversations, professait une admiration particulière pour les Fourberies de Scapin.

Malheureusement, Molière a écrit le Misanthrope et le Tartuffe, sans parler de l'Avare, des Femmes savantes et de tant d'autres erreurs d'un homme qui n'était pourtant pas sans génie comique. Le Tartuffe est une assez belle satire en forme de drame; mais, à quelques scènes près, ce n'est point une comédie. Sauf la gaieté obligée de la soubrette, tous les personnages sont sérieux, la mère et le fils par leur bigoterie, le reste de la famille par sa haine pour l'imposteur, et le beau-frère par ses sermons, où il prêche avec tant d'onction que les dévots de cœur ne doivent

Jamais contre un pécheur avoir d'acharnement,
Mais attacher leur haine au péché seulement.

Quant à Tartuffe lui-même, le théâtre tout entier n'a point de personnage moins gai que ce scélérat, qui fait passer le pauvre Orgon par «une alarme si chaude», que le dénouement de cette prétendue comédie allait être tragique, si Molière ne se fût avisé à temps que Louis XIV était «un prince ennemi de la fraude». Après le discours inopiné du messager royal, on conçoit l'allégresse de toute la famille, le soulagement du public et notre reconnaissance pour le poète qui, par un coup de son art, vient de nous délivrer de la terreur et de la pitié tragiques et de sauver la comédie; mais nous comptions sans le beau-frère, qui nous interdit toute joie profane et nous ramène à des sentiments sérieux par cette exhortation finale, tout à fait édifiante:

... Souhaitez que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
Qu'il corrige sa vie en détestant son vice
Et puisse du grand prince adoucir la justice.

Le crime puni, cela est tragique; mais le crime repentant, cela s'éloigne encore davantage de la gaieté et de la comédie. En sorte que le Tartuffe est une satire entremêlée de sermons et terminée comme un drame moral, à laquelle l'auteur a eu soin d'ajouter un personnage superflu, Dorine, pour avoir au moins un rôle gai et ne pas faire mentir tout à fait le titre de comédie qu'il a donné à son œuvre.

Et le Misanthrope? Soyons sérieux; on n'assiste pas à la représentation de cette pièce pour s'amuser:

Ah! ne plaisantez pas, il n'est pas temps de rire!

nous dit Alceste d'un ton courroucé, et s'il nous arrive de nous dérider à la scène comique de Dubois ou à la plaisante description du «grand flandrin de vicomte» qui, «trois quarts d'heure durant, crache dans un puits pour faire des ronds,» le drame étonné et indigné s'écrie, par l'organe de son principal personnage:

Par la sambleu, messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis!...

Tel est le jugement de Guillaume Schlegel sur Molière, ou, plus exactement (car je laisse de côté, pour l'heure, mainte critique de détail plus ou moins curieuse), la partie de ce jugement qui est en relation directe avec sa théorie du comique.

Il me reste à faire connaître aux lecteurs de ce fidèle exposé le Roi de Cocagne de Legrand, poète français (1673-1728), l'héritier d'Aristophane en France, comme Shakespeare est son héritier en Angleterre, le seul écrivain de notre prosaïque nation qui ait vraiment réalisé l'idéal de la comédie. Schlegel a malheureusement omis de donner à ses auditeurs de 1808 l'analyse du chef-d'œuvre; je comblerai cette lacune, mais le critique allemand fera lui-même le commentaire.

La pièce est précédée d'un prologue. Legrand en personne, sous le nom de Geniot, s'efforçant d'escalader le Parnasse, rencontre Thalie, qui cherche précisément un poète. Elle vient de rebuter Plaisantinet, parce qu'il aime la gaillardise et qu'il ne sait pas faire rire sans choquer l'honnêteté. Geniot lui propose son sujet, le Roi de Cocagne. Thalie en est charmée, et l'auteur, impatient du dieu qui l'agite: Allons, s'écrie-t-il,

Allons, Muse, il est temps! Se m'abandonne pas!
Déjà tous m'inspire! du badin, du folâtre,
Du bouffon.

Ce petit prologue est, sans doute, peu de chose; mais «il ne faut pas qu'un prologue ait trop d'importance». Shakespeare est tombé dans le défaut qu'a su éviter Legrand: «Dans la Méchante Femme mise à la raison, le prologue est plus remarquable que la pièce même.»

Philandre, chevalier errant, Zacorin, son valet, et Lucelle, infante de Trébizonde, sont transportés dans le pays de Cocagne par la puissance de l'enchanteur Alquif. Bombance, ministre du roi, les accueille avec bonté au nom de son maître et leur fait une description merveilleuse de l'empire:

Quand on veut s'habiller, on va dans les forêts,
Où l'on trouve à choisir des vêtements tout prêts.
Veut-on manger? Les mets sont épars dans nos plaines,
Les vins les plus exquis coulent de nos fontaines;
Les fruits naissent confits dans toutes tes saisons;
Les chevaux tout sellés entrent dans les maisons;
Le pigeonneau farci, l'alouette rôtie,
Nous tombent ici-bas du ciel, comme la pluie.

«Si les critiques français ne se montraient pas indifférents ou même contraires à tous les élans de la véritable imagination, ils ne dédaigneraient pas une petite pièce dont l'exécution est aussi soignée que celle d'une comédie régulière, par cette seule raison que le merveilleux y joue un grand rôle et y occupe la première place. L'esprit fantastique est rare en France, et Legrand n'a dû qu'à son génie l'idée d'un genre alors absolument neuf; car il est probable qu'il ne connaissait pas le théâtre comique des Grecs.»

Dès la seconde scène, le théâtre change, et l'on voit s'élever le palais du roi; les colonnes en sont de sucre d'orge et les ornements, de fruits confits.

«Les critiques français affectent de mépriser les changements de décoration. Au milieu d'un peuple léger, ils ont pris le poste d'honneur de la pédanterie; pour qu'un ouvrage leur inspire de l'estime, il faut qu'il porte l'empreinte d'une difficulté péniblement vaincue; ils confondent la légèreté aimable, qui n'a rien de contraire à la profondeur de l'art, avec cette autre espèce de légèreté qui est un défaut du caractère et de l'esprit.»

Au moment où les étrangers se disposent, en dépit du désespoir de Bombance, à manger le palais, le roi s'avance au bruit de la symphonie:

Que chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici.
Bombance, demeurez, et tous, Ripaille, aussi.
Cet empire envié par le reste du monde,
Ce pouvoir qui s'étend une lieue à la ronde,
N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit
Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit.
Je ne suis pas heureux tant que vous pourriez croire;
Quel diable de plaisir! toujours manger et boire!
Dans la profusion le goût se ralentit;
Il n'est, mes chers amis, viande que d'appétit.


Je suis donc résolu, si vous le trouvez bon,
De laisser pour un temps le trône à l'abandon...
Le trône, cependant, est une belle place:
Qui la quitte, la perd. Que faut-il que je fasse?
Je m'en rapporte à vous, et par votre moyen
Je veux être empereur ou simple citoyen.

«Folie aimable et pleine de sens! La parodie des vers tragiques est un des meilleurs motifs de la comédie.»—Toute cette scène est excellente. Je regrette seulement que Bombance dise au roi:

Si le trop de santé vous cause des dédains,
Souffrez dans vos États deux ou trois médecins:
Ils vous la détruiront, je me le persuade.

L'influence de Molière est sensible ici; mais elle est rare partout ailleurs, et à part deux ou trois traits mordants de la même nature, une gaieté douce règne dans ce petit poème exempt de fiel et parfaitement inoffensif.

Cependant le roi tombe amoureux de Lucelle, et Philandre est mis en prison. Cet embarras du héros de la comédie n'est point pénible pour le spectateur, comme celui d'Orgon, victime des machinations de Tartuffe. Pourquoi? parce que le poète a eu bien soin de ne nous intéresser à aucun des personnages de sa pièce, et que dans le monde purement idéal où il les a placés nous savons qu'ils ne manqueront jamais d'expédients pour se tirer d'affaire. En effet, le sage Alquif possède une bague fée, qui a la propriété de rendre fou l'imprudent qui la met à son doigt. Zacorin, devenu échanson, cherche un moyen de la substituer à l'anneau royal. Il présente au roi un bassin avant son repas.

ZACORIN.

Sire...

LE ROI.

Que voulez-vous? tous ce apprêts sont vains.

ZACORIN.

Quoi?...

LE ROI.

Je viens là-dedans de me laver les mains.

ZACORIN.

Et ne voulez-vous pas les laver davantage?

LE ROI.

Et par quelle raison les laver, dis?

ZACORIN bas.

J'enrage.

Haut.
Sire, dans nos climats, la coutume des rois
Est de laver leurs mains toujours deux ou trois fois.

De guerre lasse, il imagine de répandre, comme par mégarde, un encrier sur la main du roi. Le roi quitte son diamant pour se laver, et quand il a fini, Zacorin lui présente à la place la bague enchantée. Mais l'infortuné prince ne l'a pas plutôt mise à son doigt que la tête lui tourne ... il ne sait plus ce qu'il dit ni ce qu'il fait. Il chasse Lucelle de sa présence en l'accablant d'injures; il donne l'ordre d'élargir Philandre, et entre autres extravagances du meilleur comique il s'écrie:

Gardes!

UN GARDE.

Seigneur?

LE ROI.

Voyez là-dedans si j'y suis.

Telle est la comédie que Guillaume Schlegel met au-dessus de tout le théâtre de Molière: rien de plus logique, c'est la conséquence de ses principes,—et voilà ce qu'on appelle une réfutation par l'absurde.

On peut omettre sans inconvénient le côté métaphysique de la théorie de Hegel, en ce qui concerne la comédie. Si la métaphysique hegelienne de la tragédie, vraie ou non, je veux dire conforme ou non à la réalité historique et à la pratique des poètes, est en soi une construction de premier ordre, d'une grandeur et d'une beauté incontestables, la métaphysique hegelienne de la comédie est obscure et sans intérêt. Je la néglige, et je vais droit à la partie originale de la doctrine de Hegel—originale, dois-je dire? ou étrange, inconcevable, inouïe, renversant toutes nos idées et tous les faits!

S'il y a dans l'ordre esthétique une vérité qui nous semblait sûre et certaine, c'est que, pour qu'un individu soit comique, il faut qu'il se prenne lui-même au sérieux. A partir du moment où nous nous apercevons qu'il n'a plus en sa propre personne une foi naïve, il peut continuer à nous égayer par sa brillante humeur, à nous faire rire par son esprit, mais il a cessé d'être comique. Et cela est si bien senti par tout le monde, que le premier talent des pitres de société consiste à garder autant que possible l'apparence du sérieux et à être, comme on dit, des pince-sans-rire. La naïveté humaine, voilà incontestablement (nous le pensions du moins) la source du vrai comique. Dans le rire provoqué par l'esprit, nous rions avec le personnage; dans le rire provoqué par le comique, nous rions du personnage, qui lui-même ne rit pas.

Prenons un exemple bien simple. Quand Dogberry, fonctionnaire imbécile dans Beaucoup de bruit pour rien, vient faire des lapsus de cette force: «La dissemblée est-elle au complet?... Qui de vous est le plus indigne d'être constable?... Corbleu! je voudrais vous faire part d'une affaire qui vous décerne»; ou quand le paysan Thibaut, dans le Médecin malgré lui, consulte Sganarelle en ces termes: «Ma mère est malade d'hypocrisie, monsieur.—D'hypocrisie?—Oui. C'est-à-dire qu'allé est enflée partout ... alle a de deux jours l'un la fièvre quotiguenne avec des lassitudes et des douleurs dans les mufles des jambes,» cela est d'un comique assurément très vulgaire et très bas, mais enfin cela est comique, parce que Thibaut est naïf, parce que Dogberry est sérieux. Ce genre tout à fait inférieur de comique consistant en inconscientes bévues de langage abonde jusqu'à l'excès dans les comédies de Shakespeare; mais une chose y surabonde encore: ce sont des jeux de mots, pointes, concetti, calembours, qui, étant voulus et ayant l'intention d'être spirituels, n'ont absolument rien de comique à nos yeux.

Ducis, succédant à Voltaire comme membre de l'Académie française, faisait des comédies de son prédécesseur la critique suivante dans son discours de réception[3]: «Il y a quelquefois dans les comédies de M. de Voltaire un comique de mots et d'expressions, au lieu du comique de situations et de caractères. On dirait que le personnage qu'il fait parler veut se moquer de lui-même. Le poète paraît sourire à sa propre plaisanterie. Mais plus il montre le projet d'être comique, plus il diminue reflet... Rien n'est si différent que la plaisanterie et le comique.» Ces vérités-là sont élémentaires en France; on peut dire quelles traînent partout; le hasard ayant fait tomber entre mes mains une feuille perdue de l'Année littéraire, j'eus la curiosité d'y jeter les yeux, et voici ce que je lus: «Les personnages de la comédie des Plumes du paon ne sont ni de la bohême, ni du demi-monde, ni d'aucune fraction du monde: ce sont, en argot d'atelier, des bonshommes impossibles; ils ont plus de bizarrerie que d'originalité; pleins de contradictions dans leurs mœurs, leurs sentiments, leur langage, leur excentricité n'est pas prise assez au sérieux pour nous en faire rire.» La langue est incorrecte, mais la pensée est juste.

Eh bien, croirait-on que Hegel change tout cela, met le cœur à droite et le foie à gauche, et, sans avoir l'air de se douter que sa doctrine est un paradoxe contredisant le sens commun et l'évidence, enseigne tranquillement que le personnage comique ne doit point se prendre lui-même au sérieux!

«On doit bien distinguer, dit-il, si les personnages sont comiques pour eux-mêmes ou seulement pour les spectateurs. Le premier cas seul doit être regardé comme le vrai comique. Un personnage n'est comique qu'autant qu'il ne prend pas lui-même au sérieux le sérieux de son but et de sa volonté...

«Aristophane, le vrai comique, avait fait de ce dernier caractère seulement la base de ses représentations. Cependant, plus tard, déjà dans la comédie grecque, mais surtout chez Plaute et Térence, se développe la tendance opposée. Dans la comédie moderne celle-ci domine si généralement, qu'une foule de productions comiques tombent ainsi dans la simple plaisanterie prosaïque, et même prennent un ton âcre et repoussant... Il faut excepter Shakespeare, chez qui les personnages comiques conservent leur bonne humeur et leur gaieté insouciante malgré les mésaventures et les fautes commises... Mais Molière, dans celles de ses fines comédies qui ne sont nullement du genre purement plaisant, est dans ce cas.

«Le prosaïque, ici, consiste en ce que les personnages prennent leur but au sérieux avec une sorte d'âpreté. Ils le poursuivent avec toute l'ardeur de ce sérieux. Aussi, lorsqu'à la fin ils sont déçus ou déconfits par leur faute, ils ne peuvent rire comme les autres, libres et satisfaits. Ils sont simplement les objets d'un rire étranger. Ainsi, par exemple, le Tartuffe de Molière, ce faux dévot, véritable scélérat qu'il s'agit de démasquer, n'est nullement plaisant. L'illusion d'Orgon trompé va jusqu'à produire une situation si pénible, que pour la lever il faut un deus ex machina... De même, des caractères parfaitement soutenus, comme l'avare de Molière, par exemple, mais dont la naïveté absolument sérieuse dans sa passion bornée ne permet pas à l'âme de s'affranchir de ces limites, n'ont rien, à proprement parler, de comique. L'avarice, aussi bien quant à ce qui est son but que sous le rapport des petits moyens qu'elle emploie, apparaît naturellement comme nulle de soi; car elle prend l'abstraction morte de la richesse, l'argent comme tel, pour la fin suprême où elle s'arrête. Elle cherche à atteindre cette froide jouissance par la privation de toute autre satisfaction réelle, tandis que dans cette impuissance de son but comme de ses moyens, de la ruse, du mensonge, etc., elle ne peut arriver à ses fins. Mais maintenant, si le personnage s'absorbe tout entier dans ce but, en soi faux, et cela sérieusement, comme constituant le fond même de son existence, au point que, si celui-ci se dérobe sous lui, il s'y attache d'autant plus et se trouve d'autant plus malheureux, une pareille représentation manque de ce qui est l'essence du comique. Il en est de même partout où il n'y a, d'un côté, qu'une situation pénible, et de l'autre que la simple moquerie et une joie maligne[4]

Je ne trouve guère dans tout le théâtre de Molière qu'un seul personnage principal qui soit comique selon la formule de Hegel: c'est Sganarelle, dans son rôle de médecin malgré lui. Comme il est fagoteur de son état et qu'on l'a fait médecin à son corps défendant, il est clair qu'il ne peut pas se prendre au sérieux dans sa nouvelle profession. Le bon, c'est qu'«il finit par prendre goût à son métier de médecin. Son esprit inventif y trouve beau jeu, et, par plaisir plus encore que par nécessité, il se lance, il brode, il argumente, il pérore, il extravague, il embrouille le cœur et les poumons; il va chercher au fond de sa mémoire quelque bribe rouillée de son latin d'autrefois, et la fait resservir à merveille, s'admirant lui-même de jouer si bien avec l'inconnu[5]».

Certes, Sganarelle est amusant; mais il n'y a pas en France un homme de goût qui ne trouve les deux Diafoirus, père et fils, plus comiques dans le vrai sens du mot, lorsqu'ils tâtent sérieusement le pouls d'Argan: «Quid dicis, Thomas?—Dico que le pouls de monsieur est le pouls d'un homme qui ne se porte point bien,»—plus comiques, dis-je, que Sganarelle, si plaisant qu'il soit d'ailleurs, lorsqu'il gesticule dans sa robe et déblatère en son latin: Cabricias arci thuram catalamus singulariter, nominativo, hæc musa la muse, bonus bona bonum, Deus sanctus, est ne oratio latinas? Etiam oui, quare pourquoi, quia substantivo et adjectivum concordat in generi, numerum et casus.

Il y a toute une grande comédie de Shakespeare conforme d'un bout à l'autre à la théorie de Hegel, et je ne lui en fais pas mon compliment: c'est Peines d'amour perdues.

Le roi de Navarre et trois seigneurs de sa suite font vœu, on ne sait pourquoi, de consacrer trois années à l'étude, de ne point voir de femme durant tout ce temps, de ne dormir que trois heures par nuit, de jeûner complètement un jour par semaine et de ne manger qu'un plat les autres jours. Il est manifeste que ce serment n'est pas sérieux, et dès le début de la comédie les quatre partenaires se trouvent placés dans des conditions telles, qu'ils sont obligés par la force des choses de le violer partiellement. A dater de cet instant, la situation a entièrement perdu le peu d'intérêt qu'elle pouvait avoir. Ils ne tardent pas à se parjurer tout à fait et à se moquer ouvertement de leurs vœux: «Considérons ce que nous avons juré: jeûner, étudier, et ne pas voir de femme! Autant d'attentats notoires contre la royauté de la jeunesse. Dites-moi, pouvons-nous jeûner? Nos estomacs sont trop jeunes, et l'abstinence engendre les maladies. En jurant d'étudier, chacun de nous a abjuré le vrai livre... Les femmes sont les livres et les académies... L'amour enseigné par les yeux d'une femme se répand, rapide comme la pensée, dans chacune de nos facultés; à toutes nos forces il donne une force double en surexcitant leur action et leur pouvoir, etc., etc.»

Cette tirade, quoique d'une longueur excessive, est juste et spirituelle; mais l'absence de tout sérieux, de toute naïveté dans les rôles, est évidemment la cause principale de l'insipidité de Peines d'amour perdues en tant que comédie.

Falstaff est un autre exemple, et le plus intéressant qu'on puisse produire, d'un personnage comique qui ne se prend pas au sérieux, s'associe au rire qu'il excite et se moque de lui-même. «Que voulez-vous? dit ce bon vivant, c'est ma vocation; et ce n'est pas péché pour un homme que de suivre sa vocation. Si, dans létal d'innocence, Adam a failli, que peut donc faire le pauvre John Falstaff dans ce siècle corrompu? Vous voyez bien qu'il y a plus de chair chez moi que dans un autre, partant, plus de fragilité.» «Me voici, moi, dit-il encore, le plus vieux et le plus gros des honnêtes gens qui en Angleterre aient échappé à la potence!»

Je me contente ici d'indiquer ce trait du caractère de Falstaff; pour peu que j'insistasse à présent sur ce point, je toucherais à une question réservée, et que je désire garder intacte à cause de son importance: la question du genre d'esprit nommé humour et de la littérature humoristique. Hegel, dans la page citée tout à l'heure, a confondu, je crois, deux choses très différentes: l'humour et le comique proprement dit.

La théorie hegelienne de la comédie ressemble beaucoup au fond à celle de Guillaume Schlegel. Elles aboutissent toutes de deux à cette même conclusion absurde, mais logique, que le prix de l'art appartient à des farces telles que le Roi de Cocagne, l'Œil crevé, etc., et que le théâtre des Folies-Dramatiques est plus vraiment comique que celui de la Comédie-Française! Qui se serait attendu à tant de légèreté de la part des doctes professeurs allemands? J'aime bien l'Œil crevé dans son genre, et je serais fâché que ce genre n'existât point; seulement je ne crois pas qu'il y ait des raisons logiques et scientifiques de penser que cette pièce réalise mieux que le Misanthrope l'idéal de la comédie: c'est ce que je me propose de montrer dans le chapitre qui va suivre.

[1] Il y a de très honorables exceptions, parmi lesquelles il convient principalement de nommer MM. Devrient, Arndt, Schweitzer, Lotheissen, Laun, Paul Landau, Léopold de Ranke, sans reparler de M. Humbert.

[2] Dans son intéressant volume sur Henri Heine et son temps, M. Louis Ducros rend à Schlegel ce bel hommage: «Il avait réussi à faire passer dans la langue allemande les beautés du théâtre espagnol et des poésies italiennes; mais surtout, par son théâtre de Shakespeare, que Heine appelle «un chef-d'œuvre incomparable», il s'était montré, le mot n'est que juste, traducteur de génie... Schlegel a si bien réussi à faire entrer Shakespeare tout vivant, à l'incorporer dans la littérature allemande, que David Strauss a pu dire, dans son remarquable essai sur Schlegel: «L'Homère de Voss et le Shakespeare de Schlegel sont devenus les fondements de notre culture esthétique.»—Il est vrai que M. Ducros appelle Schlegel un peu plus loin «le plus grand fat qu'ait produit la littérature allemande».


[3] Ce discours ne put être prononcé, parce que la critique, dit-on au récipiendaire, n'était pas de mise dans un discours académique.

[4] Cours d'Esthétique, traduit par M. Bénard, t. V.

[5] Rambert.—Corneille, Racine et Molière.


CHAPITRE II

CRITIQUE DU DOGMATISME EN LITTÉRATURE

La Critique de l'École des femmes de Molière et la Critique du jugement de Kant.—L'ancien et le nouveau dogmatisme.—Critique de l'idée a priori ou rationnelle de la comédie.—Critique de l'idée du beau.—Critique de l'idée a posteriori ou empirique de la comédie.—Critique de l'idée de la poésie.—Vanité de la méthode dogmatique.

Nous venons de voir à l'œuvre la méthode par laquelle on prouve, en vertu de certains principes généraux dogmatiquement formulés d'avance, que Molière est un assez méchant poète comique, tandis qu'Aristophane et Shakespeare sont les vrais maîtres dans l'art de la comédie. On pourrait, par le même procédé, prouver tout aussi pertinemment le contraire et réfuter ainsi d'une façon indirecte les paradoxes de l'école allemande. Mais ce n'est pas ce que je me propose de faire. J'aime mieux entreprendre franchement la critique du dogmatisme en littérature, et montrer que dans les jugements de l'ordre esthétique rien ne relève de la science et tout dépend du goût.

Ce n'est pas une petite satisfaction, pour celui qui veut faire cet utile travail, de sentir qu'il a pour lui Shakespeare et Molière. Shakespeare, nous l'avons vu ailleurs, professait à l'égard de toutes les doctrines littéraires la plus superbe indifférence[1]. Le grand esprit de Molière pensait de même sur ce point. Tous ses principes de critique sont résumés dans le dialogue suivant de Dorante et d'Uranie, les deux personnages sensés et sérieux de la délicieuse petite comédie intitulée la Critique de l'École des femmes.

«DORANTE.—Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrappé son but n'a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu'il y prend?

URANIE.—J'ai remarqué une chose de ces messieurs-là: c'est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE.—Et c'est ce qui marque, Madame, comme on doit s'arrêter peu à leurs disputes embarrassées. Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d'avoir du plaisir.

URANIE.—Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent; et, lorsque je m'y suis bien divertie, je ne vais point demander si j'ai eu tort et si les règles d'Aristote me défendaient de rire.

DORANTE.—C'est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier français.

URANIE.—Il est vrai, et j'admire les raffinements de certaines gens sur des choses que nous devons sentir par nous-mêmes.

DORANTE.—Vous avez raison, Madame, de les trouver étranges, tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s'ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire; nos propres sens seront esclaves en toutes choses; et jusques au manger et au boire, nous n'oserons plus trouver rien de bon sans le congé de messieurs les experts.»

Cette petite comédie de Molière est l'image la plus charmante et la plus vraie de la grande et éternelle comédie de la critique. On y voit un savant, M. Lysidas, qui dit exactement comme Guillaume Schlegel: «Ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies.» On y voit une femme d'esprit, Élise, dont l'agréable ironie traduit bien l'impression que les élégants sophismes de Schlegel ont dû faire sur l'esprit de plus d'un lecteur: «Mon Dieu! que tout cela est dit élégamment! J'aurais cru que cette pièce était bonne; mais Madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les choses d'une manière si agréable, qu'il faut être de son sentiment, malgré qu'on en ait.» Et n'est-ce pas Hegel que Dorante désigne lorsqu'il parle des personnes que le trop d'esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumières?


La fausse méthode contre laquelle Molière protestait par la bouche de Dorante est abandonnée depuis longtemps, un autre abus lui a succédé; mais l'argumentation de Dorante reste éternellement bonne et prévaudra toujours contre tous les dogmatismes.

Le dogmatisme littéraire du XVIIe siècle invoquait non la raison, mais l'autorité, l'autorité d'Aristote d'abord et des autres anciens; puis, chose bizarre, celle des Pères de l'Église, d'Heinsius, de Grotius, et de tous les savants de quelque renom qui avaient pu glisser dans leurs énormes in-folio une pensée relative à la poésie. En ce temps-là, prouver une proposition quelconque sur l'art, c'était purement et simplement citer une autorité à l'appui; le mot preuve n'avait pas d'autre sens dans la langue de la critique au XVIIe siècle.

Boileau s'étonne, dans la troisième préface de ses œuvres, que l'on ose combattre les règles de son Art poétique, après qu'il a déclaré que c'était une traduction de celui d'Horace. Racine avait trop d'esprit pour s'engager avec une confiance aveugle dans cette voie; cependant, lorsqu'une de ses tragédies avait réussi, il expliquait très bien son succès par les règles: «Je ne suis point étonné, écrit-il dans la préface de Phèdre, que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d'Euripide, et qu'il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu'il a toutes les qualités qu'Aristote demande dans le héros de la tragédie.» Et dans la préface de Bérénice: «Je conjure mes critiques d'avoir assez bonne opinion d'eux-mêmes pour ne pas croire qu'une pièce qui les touche et qui leur donne du plaisir puisse être absolument contre les règles.»

Molière poussait le scepticisme peut-être un peu plus loin que Racine, pas aussi loin pourtant qu'on serait tenté de le croire. Il n'allait pas jusqu'à prétendre que les fameuses règles pussent être fausses; il soutenait seulement que la connaissance n'en était point utile, si ce n'est pour fermer la bouche aux pédants:

«Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours! Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du monde; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poèmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d'Horace et d'Aristote.» Quand Lysidas dit à Dorante: «Enfin, Monsieur, toute votre raison, c'est que l'École des femmes a plu; et vous ne vous souciez point qu'elle soit dans les règles, pourvu...—Tout beau! M. Lysidas, interrompt Dorante avec feu, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, et que, cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c'est assez pour elle et qu'elle doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu'elle ne ne cite contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ai lues, Dieu merci, autant qu'un autre, et je ferais voir aisément que peut-être n'avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là.» Dorante prend contre le marquis la défense des jugements du parterre, «par la raison qu'entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.»

Mais rien n'égale, en présence des règles et de l'autorité, la soumission crédule de notre grand Corneille. Il repousse avec indignation le système de défense adopté par les plus zélés partisans du Cid: «Ils se sont imaginé avoir pleinement satisfait à toutes les objections, quand ils ont soutenu qu'il importait peu que le Cid fût selon les règles d'Aristote, et qu'Aristote en avait fait pour son siècle et pour des Grecs, et non pour le nôtre et pour des Français Cette erreur n'est pas moins injurieuse à Aristote qu'à moi... Certes, je serais le premier qui condamnerais le Cid, s'il péchait contre les grandes et souveraines maximes que nous tenons de ce philosophe.» Dans le même écrit, la préface du Cid, Corneille appelle la poétique d'Aristote un traité divin. Par une subtilité qui était bien dans la nature de son génie, ce naïf grand homme avait besoin de trouver dans les anciens des exemples et des règles pour faire autrement que les anciens, et il voulait leur rester soumis en leur désobéissant. Voici comment il justifie l'une de ses pièces, Don Sanche, d'être sans modèle dans l'antiquité: «L'amour de la nouveauté était l'humeur des Grecs dès le temps d'Eschyle, et, si je ne me trompe, c'était aussi celle des Romains.

Nec minimum meruere decus, vestigia græca
Ausi deserere.

Ainsi, j'ai du moins des exemples d'avoir entrepris une chose qui n'en a point.»

L'histoire des erreurs de l'esprit humain n'offre pas de page plus curieuse que cette longue aberration du monde lettré au sujet d'Aristote et de sa Poétique. Aristote n'avait pu faire et sans doute n'avait voulu faire que la poétique des Grecs, et des Grecs de son temps. C'est à peine si, par le regard divinateur du génie, il pouvait entrevoir une bien faible partie du développement futur de la poésie en Grèce, sans qu'il put aucunement prétendre à lui imposer à l'avance des lois; quant à la marche de l'art à travers les âges, elle était tout à fait hors de ses conjectures commode sa juridiction. Cependant les générations successives ont pris les informations de sa Poétique sur les poètes qui l'avaient précédé pour autant d'arrêts définitifs réglant la forme de toute la poésie à venir, et ce document d'histoire a conservé jusqu'au XVIIIe siècle l'autorité d'un code dans la république des lettres.

Lessing, grand polémiste, critique de beaucoup de sensibilité et de talent, mais trop étroitement renfermé dans les questions de métier et de main d'œuvre pour ne pas mériter, lui aussi, le reproche fait à Schlegel par Gœthe de ne jamais voir dans les ouvrages dramatiques que le squelette de la fable et son arrangement extérieur, Lessing gardait encore dans son intégrité le culte d'Aristote, «Je n'hésite pas à déclarer, écrit-il vers la fin de sa Dramaturgie, dût-on se moquer de moi en ce siècle de lumière, que je tiens la Poétique d'Aristote pour aussi infaillible que les éléments d'Euclide. Les principes n'en sont ni moins vrais ni moins sûrs que ceux d'Euclide; seulement ils sont moins faciles à saisir et par conséquent plus exposés à la chicane. Et particulièrement pour la tragédie, puisque le temps nous a fait la grâce de nous conserver à peu près toute la partie de la Poétique qui la concerne, je me fais fort de prouver victorieusement qu'elle ne saurait s'écarter d'un seul pas de la direction qu'Aristote lui a tracée sans s'éloigner d'autant de sa perfection.» Voilà l'ancien dogmatisme dans toute sa ferveur et sa roideur.

Notre siècle a enfin renversé l'idole, puis il l'a relevée avec un soin respectueux et intelligent, en la cataloguant à son numéro d'ordre dans sa collection d'antiques. L'ancien temple de la superstition est devenu un musée. Nous ne croyons plus à l'«infaillibilité» d'Aristote. Ses doctrines littéraires ont perdu pour nous leur autorité singulière et absolue; objet de curiosité érudite plutôt que d'indispensable étude, nous ne sommes plus obligés même d'en tenir compte, et nous écrivons librement sur l'art sans nous inquiéter de ce que le philosophe grec a pu dire. Les théories de ce sage se trouvent-elles d'accord avec les nôtres, nous louons hautement la sagacité extraordinaire de son perçant génie; sommes-nous d'un autre avis que cet ancien, nous trouvons cela tout naturel, et celui que nos pères révéraient comme un oracle ou comme un dieu à cause de son antiquité, c'est à cause de son antiquité que nous l'excusons et lui pardonnons ses erreurs.

L'opinion générale du XIXe siècle sur la Poétique d'Aristote est assez fidèlement exprimée dans cette note de M. Cousin: «On ne peut dire le mal qu'a fait à la poésie nationale l'admiration dont se prirent les pédants d'autrefois, à la suite de ceux d'Espagne et d'Italie, pour cet ouvrage d'Aristote, assez médiocre en lui-même, sauf quelques parties qui tranchent fort sur tout le reste. Cette Poétique, qu'on a voulu imposer à l'Europe entière, n'est pas autre chose, en ce qui concerne le drame, que la pratique du théâtre grec, ou plutôt d'un bien petit nombre de pièces de ce théâtre, érigée en théorie universelle: comme si une poésie éteinte depuis deux mille ans pouvait servir de type à la poésie d'une autre nation, et d'une nation chrétienne et moderne!»

Le principe d'autorité est ruiné aujourd'hui, on ne se survit qu'à peine à lui-même chez quelques rares revenants d'un autre âge. Le dogmatisme moderne ne prétend plus que l'excellence d'une comédie consiste dans sa conformité avec les règles posées par les anciens; il soutient qu'une comédie est bonne lorsqu'elle est conforme à l'idéal de la comédie: en conséquence, il détermine l'idéal de la comédie et montre que Molière n'est pas comique, il définit l'idée de la poésie et fait voir que Molière n'est pas poète. Mais je crois que sa méthode, plus rationnelle que par le passé, n'est pas moins chimérique, et qu'il fait toujours comme un homme qui voudrait vérifier «si une sauce est bonne sur les préceptes du Cuisinier français,» au lieu d'en faire l'essai sur son palais et sur sa langue. L'unique différence, c'est qu'autrefois le chef de cuisine était un Grec, qui s'appelait Aristote, tandis que les pédants nouveaux composent eux-mêmes leurs recettes, leurs formules et leur dogmes au fond des laboratoires de l'Allemagne.

Les comparaisons de l'ordre culinaire sont naturelles et presque inévitables toutes les fois qu'on agite la question du goût esthétique. Le livre de «haulte gresse» auquel Dorante fait allusion dans la Critique de l'École des femmes était l'œuvre d'un sieur de la Varenne, écuyer de cuisine de M. le marquis d'Uxelles; il avait paru en 1651 à Paris sous ce titre: «Le Cuisinier Français, enseignant la manière de bien apprêter et assaisonner toutes sortes de viandes grasses et maigres, légumes, pâtisseries et autres mets qui se servent tant sur les tables des grands que des particuliers, avec une introduction pour faire des confitures.»

Le fondateur de la philosophie critique au XVIIIe siècle, Emmanuel Kant, dans sa Critique du Jugement, dit exactement comme Molière: «On peut bien m'énumérer tous les ingrédients qui entrent dans un certain mets et me rappeler que chacun d'eux m'est d'ailleurs agréable, en m'assurant de plus avec vérité qu'il est très sain: je reste sourd à toutes ces raisons, je fais l'essai de ce mets sur ma langue et sur mon palais, et c'est d'après cela et non d'après des principes universels que je porte mon jugement... Les critiques ont beau raisonner d'une manière plus spécieuse que les cuisiniers, le même sort les attend; ils ne doivent pas compter sur la force de leurs preuves pour justifier leurs jugements... Il semble que ce soit là une des principales raisons qui ont fait désigner sous le nom de goût cette faculté du jugement esthétique.»

On pourrait faire une édition de la Critique de l'École des femmes avec un commentaire perpétuel de Kant. Le grand ouvrage auquel j'emprunte cette citation, et dont je continuerai à m'inspirer, n'est que la traduction en langue philosophique des principes pleins de bon sens que Molière a placés dans la bouche de Dorante et dans celle d'Uranie.


On peut déterminer l'idée de la comédie de deux manières: a posteriori, c'est-à-dire d'après les œuvres des comiques; ou a priori, c'est-à-dire d'après les considérations de la raison. L'esthétique allemande définit la comédie a priori.

Commençons par être juste envers elle et ne lui prêtons pas une absurdité gratuite; elle est assez riche de ce côté-là sans que nous ajoutions à son avoir. Pour introduire un élément a priori dans la définition de la comédie, il n'est point nécessaire de faire complètement abstraction des œuvres des comiques. Il serait impossible au logicien le plus hardi de faire ainsi table rase de toutes ses connaissances littéraires. Quoi de plus inconcevable qu'une définition a priori de la comédie, si cette définition devait être absolument pure de toute donnée empirique? Comment une idée qu'Aristophane, Ménandre, Shakespeare, Molière ont mis plus de vingt siècles à composer partie par partie, sortirait-elle en un seul bloc du cerveau d'un penseur allemand, comme Minerve armée de pied en cap s'élança de la tête de Jupiter? Une définition a priori de la comédie ne saurait donc être une création de la raison pure; mais qu'est-ce alors? Voici, je pense, ce qu'il convient d'entendre par là.

Un os, un fragment d'os suffit, dit-on, à la science et au génie pour reconstruire l'animal entier. Si, devant un fragment de la comédie universelle, le théâtre d'Aristophane, par exemple, ou bien encore l'ensemble du théâtre comique depuis son origine sur notre globe jusqu'à nos jours, nous avons et l'idée de ce fragment et celle de quelque chose de plus, que ce fragment ne contient pas, ce quelque chose de plus est une notion a priori. Dans cette hypothèse, quel avantage n'aurions-nous pas sur Aristote! Le pauvre Stagyrite ne possédait qu'un os, la comédie antique; au lieu que nous, par notre vaste connaissance de la comédie chinoise, russe, grecque, latine, espagnole, anglaise, française, allemande, italienne, etc., nous sommes en mesure de composer bien plus facilement l'idée totale de la comédie. Toute la question est de savoir si nos notions idéales dépassent en fait ou peuvent dépasser les données de la réalité.

Voilà ce que j'entends par une définition a priori de la comédie, et ce sens est évidemment le meilleur.—En voici un autre qui est moins bon. J'ai peur que ce ne soit le sens allemand.

Il y a des maladies qui nous font perdre partiellement la mémoire; nous nous souvenons nettement de certaines choses, point du tout de quelques autres, confusément de la plupart. Cette dernière condition est justement celle de certaines définitions a priori. Une profonde méditation philosophique a pour effet, en nous entretenant d'idées pures, d'affaiblir en nous, sans l'effacer complètement, le souvenir de la réalité. Alors, par une application nouvelle du principe de contradiction, les choses que nous nous représentons avec netteté nous servent à reconstruire a priori quelques-unes de celles dont l'image est devenue confuse.

Prenons un exemple, et supposons que deux naturalistes, bons logiciens, aient perdu, à la suite d'une maladie, le souvenir net et complet de la nature. Ils profiteront sur-le-champ de cette heureuse circonstance pour écrire a priori l'histoire naturelle, et pour communiquer ainsi à certaines parties de cette science un caractère nouveau de certitude rationnelle que l'empirisme est incapable de lui donner. Arrivés à la définition du singe, ils se rappelleront confusément que le singe est un animal comique, dont l'aspect donne envie de rire; mais tous les caractères de la bête seront entièrement sortis de leur mémoire: précieuse condition pour l'exercice de la logique. Voici à peu près comme ils pourront raisonner.

L'un d'eux dira: Le singe est le contraire de l'homme. En effet, l'homme est l'être le plus sérieux de la création. Rien ne donne plus de gravité à la figure humaine qu'une grande barbe: donc le singe est absolument dépourvu de poils; mais, comme l'homme est un animal à deux pieds sans plumes, il est nécessaire de nous représenter comme emplumé le singe, qui est son contraire: cette bête est donc un oiseau. Voilà une déduction a priori assez logique de l'idée du singe. Il est vrai que l'autre logicien pourra se lever et dire: Votre principe est faux. Le singe n'est pas le contraire de l'homme. Car l'homme n'est pas toujours sérieux; il lui arrive de faire des grimaces et, soit dit sans vous offenser, de dire des choses ridicules. Le singe est le contraire de l'éléphant. Y a-t-il, en effet, un animal plus grave? Son aspect est sublime, il éveille en nous l'idée de l'infiniment grand; donc le singe doit éveiller en nous l'idée de l'infiniment petit: c'est un insecte.

Guillaume Schlegel raisonne ainsi:

La comédie est le contraire de la tragédie. En effet, quand je ferme les yeux, quand j'oublie tout ce que je sais, quand je noie dans la rêverie philosophique mes notions empiriques de la comédie, une idée vague surnage encore dans mon esprit: c'est que la comédie est quelque chose de gai. Or, la tragédie est ce qu'il y a de plus sérieux en poésie; donc la comédie est son contraire. Ce qu'il fallait démontrer.

Partant de là, il en détermine l'idée, superficiellement, selon son usage, avec cette préoccupation dominante des choses extérieures que Gœthe lui reprochait. La structure de la tragédie est simple et forte: donc le nœud de la comédie doit être lâche et embrouillé; la tragédie est rapide dans sa marche et va droit au but: donc la comédie doit être pleine de digressions et de hors-d'œuvre; les personnages de la tragédie sont nobles, ils nous montrent le principe moral vainqueur du principe animal: donc les personnages de la comédie doivent nous montrer le triomphe du principe animal sur le principe moral; ils doivent être ivres, poltrons, vains, débauchés, paresseux, gourmands et égoïstes.

Mais notez bien que Guillaume Schlegel n'a pas dit: Les personnages de la tragédie marchent sur leurs deux pieds: donc les personnages de la comédie doivent aller à quatre pattes. Cette lacune dans sa théorie est absolument remarquable; elle suffit pour nous faire voir que sa définition de l'idée du comique n'est point a priori. En effet, il s'arrête dans la voie de l'absurde. Mais pourquoi s'arrête-t-il? La logique le pousse; il a bon vent, bon courage... Il s'arrête net, parce qu'une connaissance a posteriori lui barre le chemin. Il sait que dans le théâtre d'Aristophane les personnages ne vont pas habituellement à quatre pattes. Or, c'est d'après le théâtre d'Aristophane qu'il a défini le comique, et d'a priori point d'affaire. Pourquoi d'après le théâtre d'Aristophane? Parce qu'il le préférait à tous les autres, soit par une prédilection véritable, soit plutôt (j'incline à le croire) par affectation, et parce que cet amour prétendu pour Aristophane était une forme de la haine qu'il avait jurée à Molière.

«Nous ne cherchons, a dit Bossuet, ni la raison ni le vrai en rien; mais après que nous avons choisi quelque chose par notre humeur ou plutôt que nous nous y sommes laissé entraîner, nous trouvons des raisons pour appuyer notre choix.» M. de Roannez disait avec finesse à Pascal: «Les raisons me viennent après; mais d'abord la chose m'agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu'ensuite.» Mais Pascal lui répondit avec plus de finesse encore: «Je crois non pas que cela choquait par ces raisons qu'on trouve après, mais qu'on ne trouve ces raisons que parce que cela choque.» Guillaume Schlegel ne devait pas dire: Je préfère Aristophane à tous les poètes comiques, parce que la comédie a tel et tel caractère que je trouve seulement dans son théâtre. Il devait dire: Je déclare que la comédie a tel et tel caractère, parce que je préfère Aristophane à tous les poètes comiques.

Un esthéticien allemand que je n'ai point cité au précédent chapitre (mon dessein étant de réfuter non les idées particulières, mais la méthode générale), il était superflu de multiplier les exemples, Jean-Paul-Frédéric Richter, raisonne tout autrement que Schlegel.

La comédie, dit-il, n'est pas le contraire de la tragédie; le théâtre de Shakespeare, où les deux genres sont mêlés, en est la preuve. Elle est le contraire de l'épopée, et le comique est l'ennemi juré du sublime. Or le sublime est l'infiniment grand: donc le comique est l'infiniment petit.

Mais pourquoi un autre logicien, à son tour, ne raisonnerait-il pas en ces termes:

La comédie est le contraire de l'ode. En effet, Jean-Paul a démontré qu'elle n'est pas le contraire de la tragédie; et, quant à la considérer avec lui comme le contraire de l'épopée, cela est impossible, puisque Thersite est une caricature, l'épisode du Cyclope une scène comique, et la mésaventure de Mars avec Vénus un objet capable d'exciter le rire inextinguible non seulement des dieux, mais des hommes. Il faut donc, de toute nécessité, que la comédie soit le contraire de l'ode; car, autrement, elle ne serait le contraire de rien: ce qui apporterait une perturbation fâcheuse dans l'esthétique, considérée comme science a priori. Or, quels sont les principaux caractères de l'ode? Il y en a trois: la personnalité du poète s'y révèle; l'enthousiasme l'emporte dans un monde imaginaire; son style est métaphorique. Les caractères de la comédie sont donc: 1° l'impersonnalité (l'auteur doit disparaître derrière ses personnages); 2° la peinture de la réalité; 3° un style naturel. Donc Molière, qui remplit mieux que personne ces trois conditions, est le poète comique par excellence.—Ce syllogisme ne vaudrait ni plus ni moins que ceux de Schlegel et de Jean-Paul.

En fait, ni Schlegel, ni Jean-Paul, ni Hegel lui-même, ni aucun philosophe, n'a encore défini la comédie a priori.

Demandons-nous maintenant si une telle définition est possible, et posons la question dans les termes qui sont les seuls raisonnables: peut-il y avoir une notion de la comédie, contenant quelque chose de plus que ce que donne l'analyse des œuvres, contenant une idée qui ne soit pas dans la réalité, contenant un élément a priori? Si la connaissance étendue et approfondie du théâtre comique nous suggère une idée telle du comique parfait, qu'elle puisse nous servir de criterium unique, absolu, pour juger et pour classer toutes les œuvres, cette idée, quelles que soient les conditions empiriques de sa formation, renferme une part d'a priori qui constitue le grand principe de nos jugements et de notre classification. Mais je soutiens qu'une telle idée n'est qu'une chimère, et bien loin d'accorder que nous puissions avoir la notion d'un comique plus parfait que celui de Molière, d'Aristophane et de Shakespeare, je prétends que nous n'avons pas même l'intuition de l'idéal d'une seule de leurs comédies.

La France compte un certain nombre de philosophes qu'on appelle spiritualistes et qui, pour la magnificence et l'antiquité d'une doctrine qui remonte à Platon, sont naïvement persuadés d'une chose véritablement fantastique. Au spectacle ou à la lecture d'un chef-d'œuvre, disent-ils, l'image de quelque chose de plus parfait surgit dans notre esprit; nous comparons la réalité à ce modèle divin, et nous avons trouvé le principe de la critique littéraire. L'analyse dissipe cette illusion.

Prenons le Tartuffe. Cette pièce, il faut le reconnaître, nous paraît imparfaite. Le dénouement en est artificiel; plusieurs critiques, sans être allemands, trouvent même qu'il est bien sérieux pour une comédie, et que le personnage qui le rend nécessaire est un peu trop terrible et un peu trop odieux pour être franchement comique. Qu'est-ce donc dans leur idée que le Tartuffe parfait? Un Tartuffe qui ne nous ferait point passer par une alarme si chaude. Rien de plus; leur intuition de l'idéal se réduit à cette correction toute négative.

Le Misanthrope aussi est imparfait. Il a deux ou trois vers, quelques-uns disent quatre, mal écrits. Cela devait être! s'écrient nos philosophes spiritualistes, la perfection n'est pas de ce monde! Il est vrai, elle habite le monde intelligible. Mais qu'est-ce que le Misanthrope idéal? Tout simplement le Misanthrope réel, moins ces trois ou quatre vers mal écrits. Quelques raffinés ajoutent, j'en conviens: «Molière, ce moraliste, n'est pas assez gai pour être comique; la satire et la raison prévalent trop sur l'imagination dans son théâtre; on n'est poète et poète comique que lorsque la Muse est en délire et tient un thyrse à la main.» A la bonne heure! Voilà une idée positive de la perfection; mais est-elle a priori? Aristophane sait bien que non, et son ombre se moque des théoriciens allemands.

«Vous me faites, leur dit-elle tout bas, bien de l'honneur. L'idéal que vous avez extrait de mes œuvres est plus pur et plus parfait que mes œuvres mêmes; car voici comment vous l'avez formé: vous avez retranché de mon théâtre deux fautes, les allusions personnelles et les indécences. Vous n'avez rien pu ajouter au tableau que j'ai fait de main de maître; mais vous avez eu soin d'en effacer quelques taches qui le déparaient. En sorte que l'archétype et le prototype de la comédie dans vos doctes traités, le modèle éternel et universel des poètes comiques à travers les peuples et les âges, c'est mon théâtre—moins les indécences et les allusions personnelles. Encore une fois, vous me faites beaucoup d'honneur; mais rendez-moi ce qui m'appartient.»

Pendant que l'ombre d'Aristophane murmure ces choses à l'oreille des critiques d'outre-Rhin, ceux de la patrie de Molière disent en chœur: «Aristophane, ce rieur, n'est pas assez moraliste pour être comique; l'imagination, dans son théâtre, prévaut trop sur la satire et sur la raison; on n'est poète et poète comique que lorsque la Muse se fait psychologue et porte son flambeau jusqu'au fond du cœur humain.» A la bonne heure encore! Voilà une idée positive, et non plus seulement négative, du comique parfait. Mais que les critiques français ne s'avisent pas de dire qu'elle est a priori, de peur que l'ombre de Molière ne vienne aussi se moquer d'eux et réclamer ce qui lui est dû.

Les pièces de Molière nous font penser à celles d'Aristophane ou de Shakespeare, qui sont différentes; et les pièces de Regnard, de Destouches, de Brueys, de Dancourt, de Lemercier, de Piron, d'Étienne, nous font penser à celles de Molière, qui sont plus parfaites. Les comédies d'un maître nous remettent en mémoire celles d'un autre maître, et les comédies d'une école celles de son chef. Nous pouvons établir une certaine hiérarchie entre les diverses imitations d'un même modèle, parce que nous avons une commune mesure pour les comparer; nous ne pouvons point établir de hiérarchie sûre et claire entre deux modèles, parce que nous n'imaginons pas d'exemplaire idéal supérieur à l'un et à l'autre. Il est vrai que nous pouvons découvrir des défauts dans l'un et dans l'autre: mais il ne faut pas confondre la faculté d'apercevoir des taches au soleil avec celle de concevoir un soleil plus beau.

Je conclus que nos idées a priori de la perfection sont purement négatives, et que nos idées positives de la perfection sont purement empiriques.

Faisons toutefois cette réserve, qu'il ne s'agit que de nos idées à nous, humbles critiques. Car il est raisonnable de supposer dans le génie des grands poètes originaux des images idéales de leurs œuvres et des idées plus ou moins obscures, mais positives et a priori de la perfection, comparables à ces idées créatrices que la métaphysique platonicienne faisait résider dans l'intelligence divine. S'il existe un critique capable de concevoir avec clarté un idéal positivement supérieur aux œuvres de l'art, ce critique-là a du génie, mais un génie analogue à celui des poètes. Nous en avons rencontré un, et nous avons admiré ailleurs un rare et magnifique exemple de cette application du génie poétique à l'analyse littéraire dans la théorie hegelienne du chœur antique [2]. Cette théorie, supérieure à la pratique d'Eschyle et de Sophocle, est l'œuvre d'une imagination hors ligne; c'est une création idéale, et c'est en ce sens glorieux qu'elle n'est point vraie. Les grands métaphysiciens sont des poètes, et Hegel, en croyant écrire l'histoire de l'art, en a fait l'épopée [3].

Poursuivons notre œuvre de destruction. Lors même que la critique pourrait avoir une idée a priori et positive du comique parfait, elle n'aurait pas encore trouvé la pierre philosophale, j'entends un principe unique et absolu. Car une comédie pourrait être parfaite selon la définition sans être belle, ou belle sans être parfaite.

Nous avons cité d'Uranie, dans la Critique de l'École des femmes, une remarque bien fine et bien juste: «J'ai remarqué une chose, disait cette femme d'esprit, c'est que ceux qui parlent le plus des règles et qui les savent mieux que les autres font des comédies que personne ne trouve belles.» S'il fallait accepter les oracles de Guillaume Schlegel et sa définition du comique, force nous serait bien de convenir que le Roi de Cocagne est plus parfait que le Misanthrope; mais le Roi de Cocagne n'en resterait pas moins une platitude, et le Misanthrope une merveille. Nous dirions bien: Bien ne manque à Vénus, ni les lys, ni les roses; rien ne manque au Roi de Cocagne, ni la folie, ni la bêtise, ni le mélange exquis de tous les éléments du comique. Mais s'il lui manque ce charme secret dont l'œil est enchanté, nous ne saurions nous empêcher d'aimer davantage, d'admirer davantage une pièce moins comique, moins folle et moins bête, mais plus belle.

La perfection d'une chose, c'est son harmonie intérieure, l'accord des moyens qui concourent à sa fin, l'union des qualités qui conviennent à son idée. Mais la beauté est essentiellement un charme secret, un je ne sais quoi. Nous ne pouvons ni la nier, ni la définir. Semblable à ces déesses d'Homère et de Virgile qui apparaissaient aux mortels, elle enchante nos yeux, subjugue nos cœurs; mais si nous voulons la saisir, nous embrassons une nuée.

Kant dit dans son langage exact et sévère: «La finalité objective interne ou la perfection se rapproche du prédicat de la beauté, et c'est pourquoi de célèbres philosophes l'ont regardée comme identique à la beauté, en y ajoutant cette condition, que l'esprit n'en eût qu'une conception confuse... Mais c'est une erreur de croire qu'entre le concept du beau et celui du parfait il n'y ait qu'une différence logique, c'est-à-dire que l'un soit confus et l'autre clair... La différence est spécifique... Un jugement de goût ne nous donne aucune connaissance même confuse... Le motif du jugement que nous portons sur le beau ne peut jamais être un concept, ni par conséquent le concept d'une fin déterminée... Pour décider si une chose est belle ou ne l'est pas, nous n'en rapportons pas la représentation à son objet, au moyen de l'entendement et en vue d'une connaissance, mais au sujet, et au sentiment du plaisir ou de la peine, au moyen de l'imagination. Notre jugement n'est pas logique, mais esthétique, c'est-à-dire que le principe qui le détermine est purement subjectif.»

Ne disons donc pas que nous comparons les chefs-d'œuvre de Molière à une certaine idée du beau qui existe dans notre esprit; car cette hypothèse est fausse et ce langage incorrect. Il est contradictoire de poser comme terme d'une comparaison une idée aussi indéterminée, dans l'esprit du commun des hommes, que celle de la beauté; quant aux philosophes qui l'ont définie, il faut les plaindre, si le fantôme de leur formule abstraite les poursuit durant la lecture du Misanthrope. Se laissent-ils aller au plaisir d'admirer la beauté sans se souvenir de leur formule? Il est démontré alors que le sentiment du beau n'est pas le résultat d'une opération logique.

Il n'y a point d'idée du beau; il n'y a point de notion rationnelle et a priori du comique ni de la comédie.—Voyons maintenant ce qu'il faut penser d'une définition plus modeste, qui serait a posteriori et empirique.


Un certain nombre d'œuvres à la fois semblables et diverses sont comprises sous la dénomination commune de comédies. Il semble donc que, sous la diversité des formes particulières, toutes ces œuvres doivent avoir une essence commune, et que, pour dégager ce caractère général qui constitue le fond de chacune d'elles, l'analyse et l'abstraction soient suffisantes.

Ici pourtant un scrupule m'inquiète et m'arrête. Je ne suis point sûr que le langage humain ne se trompe pas, et que toutes les œuvres qui portent le nom de comédies soient vraiment des comédies. Un philosophe m'affirme que le Misanthrope est une tragédie et le Tartuffe une satire. Le monde a beau se récrier et dire: «C'est absurde!» je n'en sais rien; Guillaume Schlegel est un homme de beaucoup d'esprit, de beaucoup de savoir, et le sens commun, le langage, sont faillibles. Voilà deux autorités considérables qui se contredisent. Pour décider entre elles la question, il faudrait que j'eusse une notion a priori du comique et de la comédie. Mais cette notion est impossible. Quel étrange embarras! Je me croyais hors de l'impasse, et d'abord je me trouve en plein cercle vicieux.

Passons sur cette première difficulté; supposons que rien ne fasse obstacle à une définition empirique de la comédie. Je dis qu'une telle définition est condamnée à être superficielle et insignifiante si elle est vraie, à être fausse si elle est intéressante et précise.

Je ne suis pas sceptique au point de ne pas croire que des rivages de l'Attique à ceux de la Nouvelle-Hollande, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à la consommation des siècles, on a ri partout et on rira toujours de voir un lourdaud perdre l'équilibre, un étranger faire des quiproquos, une vieille dame lutter contre le vent qui soulève ses jupes, un nain se baisser en passant sous un portique, un homme grave laisser tomber ses lunettes dans sa soupe. Je crois aussi que du commencement à la fin du monde, des bords de l'Atlantique et du grand Océan à ceux de toutes les mers intérieures, une comédie a été et sera une pièce dramatique, représentant des actions ridicules, des discours ridicules, des personnages ridicules, en un mot, le petit côté de la nature humaine; oui, je crois encore cela, et pourtant je n'en suis pas aussi sûr. Voilà ma profession de foi; voilà mon idée a posteriori du comique et de la comédie. La voilà tout entière, et je trouverais singulièrement hardi quelqu'un qui en croirait plus long sur cet article.

Cependant les téméraires ne manquent pas, et leur audace m'étonne. Fénelon dit, et le Dictionnaire de l'Académie française a répété d'après lui, que «la comédie représente une action de la vie commune que l'on suppose s'être passée entre des personnes de condition privée»: voilà une définition qui exclut du domaine de la comédie tout le théâtre politique d'Aristophane et tout le théâtre fantastique de Shakespeare. Mme de Staël écrit: «Le comique exprime l'empire de l'instinct physique sur l'existence morale.» Elle oublie donc Philaminte, Armande et Bélise, ainsi que Vadius, les pédants de Molière en général, et Alceste: rien que cela. Boileau définit la comédie: une peinture fine et fidèle des caractères, ne songeant pas ou ne voulant pas considérer qu'on chercherait en vain un caractère dans beaucoup de pièces modernes, et que les caricatures de l'ancienne comédie n'étaient assurément ni fidèles ni fines.

Grecs et Latins, Anglais et Français, étrangers et nationaux, anciens et modernes, sont des hommes; si les poètes sont des hommes aussi, s'ils méritent vraiment qu'on inscrive sur leurs œuvres ce beau vers, devenu banal, de Térence:

Homo sum, humani nihil a me alienuim pulo,

on doit pouvoir noter dans leurs comédies un certain nombre de traits, d'expressions, de gestes, comiques pour toutes les époques et pour toutes les nations. Certes, ce travail aurait son utilité, et j'estime que Molière en retirerait une singulière gloire. Pourtant, ce n'est point la tâche la plus instructive que puisse se proposer la critique.

Car, ce qui nous instruit, ce n'est pas de savoir que Phidippide, ronflant dans cinq couvertures et rêvant courses et chevaux, pendant que Strepsiade, son père, compte en gémissant ses dépenses, serait encore comique sur une scène française [4]; ou que ce valet espagnol énumérant ce qu'on épargne à recevoir de la main d'un maître un habit tout fait, aurait pu être un personnage de Ménandre[5]; ou que les amis de Timon d'Athènes, refusant de le secourir dans sa détresse, font valoir pour justifier leur abandon des excuses que Molière aurait signées [6]; ou que le Malade imaginaire éprouvant par une mort feinte l'affection des siens est une idée aussi vieille que la comédie, comme Schlegel le remarque avec un dédain absurde. Non, ce qui nous instruit surtout, c'est d'apprendre qu'Aristophane ne développe pas d'intrigues, ne peint pas de caractères; que son comique est une gaieté sans frein et une fantaisie sans bornes poétisant la satire des mœurs publiques; qu'il est tantôt lyrique et tantôt grossier, à la fois cynique et charmant, tel enfin que Voltaire a pu l'appeler un bouffon indigne de présenter ses farces à la foire, et que Platon a pu dire: Les Grâces, choisissant un tombeau, trouvèrent l'âme d'Aristophane. Ce qui est instructif, c'est de montrer que les personnages de Calderon sont des idées abstraites, leurs discours une rhétorique pompeuse parée de toutes les splendeurs de la poésie, et le comique de ces pièces froides et brillantes un ingénieux imbroglio. Ce qui nous instruit encore, c'est la page où M. Guizot définit avec tant de netteté les caractères de la comédie shakespearienne [7], et celle où Henri Heine oppose si spirituellement ces caractères à la nature de l'esprit français [8]. Ce qui nous intéresse enfin, c'est d'entendre répéter, fût-ce pour la millième fois, que Molière seul a surpris le comique au sein de la nature, qu'il n'a pas cherché à dire de bons mots, à faire briller son imagination ou son esprit, mais à peindre le cœur humain et à être vrai, qu'en un mot son comique est un comique moral.

Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque grand théâtre, voilà la seule chose vraiment instructive et intéressante dans les études de la critique; quant aux caractères généraux qui peuvent être communs à tous les théâtres et à tous les poètes, les regarder comme l'objet principal de l'analyse littéraire, c'est, sous une apparence d'esprit philosophique, s'attacher à ce qui est superficiel, c'est prendre l'ombre pour le corps. La recherche des idées générales est la chimère du platonisme; Aristote n'a-t-il pas démontré aux platoniciens qu'en toutes choses l'étude des espèces est plus instructive que celle des genres, et qu'à mesure qu'on remplace davantage les abstractions et les généralités par des notions particulières et concrètes, on augmente, avec l'intensité de la vie, l'intensité de l'intérêt?


Ce que je viens de dire de l'idée du comique, je le dirai de l'idée de la poésie; fausse, si elle est originale et précise; vague et banale, si elle est vraie.

Il n'est pas possible de la définir a posteriori; car on nie que toutes les œuvres en vers soient poétiques, on conteste que tous les genres même de versification le soient, et pour savoir où prendre les éléments de notre définition, pour décider si le poème didactique, la satire et la comédie nouvelle doivent être éliminés d'emblée, comme quelques-uns le veulent, il faudrait avoir une idée préalable de la poésie: ce qui fait un cercle vicieux.

Il n'est pas possible de la définir a priori; car ou ne le peut qu'au moyen de la grande méthode des contraires, qui n'est, on l'a bien vu, qu'une mauvaise farce de sophiste. On oppose la poésie à la prose, mais qu'est-ce que la prose? et pourquoi ne l'opposerait-on pas tout aussi pertinemment, comme Lessing l'a fait, aux arts du dessin, ou bien encore à la musique? Que sort-il de cette opposition? ce qu'on veut, suivant le terme de contradiction qu'on a choisi.

Les Allemands disent qu'il n'y à point de poésie quand la réalité est peinte telle qu'elle est, quand la raison gouverne et tempère l'imagination, quand les mathématiciens, les épiciers, les notaires, bref les esprits exacts, positifs ou pratiques, ne font pas au poète l'honneur de ne l'entendre point. Quelle étrange étroitesse! Pourquoi restreindre le domaine de la poésie à celui de la fantaisie? Pourquoi défendre à l'imagination de faire alliance avec la raison et, si cela lui plaît, de se subordonner librement à elle? Pourquoi exclure Molière du céleste chœur, parce qu'il est le poète, non de quelques rêveurs, mais de l'humanité, et parce que sa pauvre servante le comprenait mieux que certains savants? Pourquoi Orgon, Tartuffe, Chrysale, Argan, Alceste, seraient-ils des objets moins dignes de la poésie qu'Obéron, Titania, Fleur-des-Pois ou Grain-de-Moutarde? Pourquoi «la lune» enfin serait-elle plus poétique que «le soleil»?

Mieux vaut s'en tenir aux vieilles définitions de la philosophie grecque et appeler la poésie une imitation belle avec Aristote, ou avec Platon une création: cela ne veut pas dire grand'chose et ne mène pas bien loin; mais, au moins, cela est vrai.

On voit à présent toute la vanité de la méthode qui consiste à déterminer l'idée de la comédie pour montrer que Molière est ou n'est pas comique, et à définir celle de la poésie pour faire voir qu'il est ou n'est pas poète [9]. Ce que je reproche aux critiques allemands, ce n'est point de préférer Shakespeare ou Aristophane à Molière, c'est d'avoir la prétention de fonder leur préférence sur la plus petite raison de l'ordre scientifique et logique. On est toujours libre de ne pas trouver une sauce excellente; mais, si nous la trouvons bonne, c'est perdre son temps et sa peine que de nous démontrer qu'elle est mauvaise et qu'une autre vaut mieux, soit d'après les règles du cuisinier grec, comme le voulait l'ancien dogmatisme, soit d'après l'idée de la sauce en général, comme le fait le nouveau.

Je me propose, toujours sur les pas de Molière et de Kant, de montrer dans le chapitre qui va suivre qu'il n'y a point d'autre principe de la critique littéraire que le goût, c'est-à-dire le libre choix de l'intelligence, avec tous ses périls d'erreur, avec l'esprit de prudence et les autres qualités que l'expérience et l'éducation peuvent lui faire acquérir, mais sans rien absolument qui relève de la science ni de la logique, sans gage aucun de certitude.


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