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Molière et Shakespeare

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[1] Voy. Shakespeare et les Tragiques grecs, chap. XV.

[2] Voy. Shakespeare et tes Tragiques grecs, chap. III et VII.


CHAPITRE VI

DÉFINITIONS PARTIELLES DE L'HUMOUR

Sens du mot humour dans Corneille; dans Diderot; dans Sainte-Beuve.—Une colère inutile de Voltaire et de M. Genin.—Montaigne.—Les digressions de Sterne.—Définitions données par M. Hillebrand et par M. Montégut.—Le docteur Samuel Johnson.—Le bon ton, selon Duclos.—Une scène du Voyage sentimental.—Antipathie de l'esprit français et de l'esprit humoristique.—Exemples particuliers d'humour.—L'esprit dans la bêtise.—L'esprit dans le sentiment.—Définitions données par Thackeray; par Carlyle; par M. Taine.—Le style de l'humour.

Shakespeare est un plus grand humoriste que Molière: telle est; à l'étranger, l'opinion générale. En France, nous n'avons pas le moindre avis dans la question, parce que nous ignorons ce que c'est que l'humour. Il me paraît donc utile de chercher le sens de ce mot, et j'ai quelque espoir de le trouver; voici sur quoi est fondée une espérance si présomptueuse.

La plupart des auteurs qui entreprennent de définir un mot plus ou moins obscur de la langue esthétique, commencent par critiquer toutes les définitions qu'on en a données avant eux; puis, sur les débris qu'ils ont faits, ils installent celle qui a leur préférence, jusqu'à ce qu'un nouveau critique arrive et la ruine à son tour comme les autres. C'est ainsi que le travail de la philosophie est une vraie toile de Pénélope. Ma méthode sera toute différente et beaucoup plus modeste.

Je crois que toutes les définitions de l'humour proposées par des hommes de sens, de goût et de savoir, ont du bon, et je n'en connais aucune qui soit fausse. Mais en même temps je n'en connais aucune qui soit complète. D'où leur vient ce caractère de vérité partielle? Évidemment de ce que les mots de la langue esthétique sont trop riches, de ce qu'ils expriment des idées trop nuancées et trop complexes pour que leur sens puisse être enveloppé tout entier dans une formule, dans une explication brève. «La trame de nos sensations est si compliquée, a dit Lessing, qu'à grand'peine l'analyse la plus subtile en peut-elle saisir un fil bien séparé et le suivre à travers tous ceux qui le croisent. Et lors même qu'elle y a réussi, elle n'en lire aucun avantage. Il n'existe pas dans la nature de sensations absolument simples; chacune d'elles naît accompagnée de mille autres, dont la moindre l'altère entièrement; les exceptions s'accumulent sur les exceptions et réduisent la prétendue loi fondamentale à n'être plus que l'expérience de quelques cas particuliers.»

Voilà pourquoi les gens bien avisés n'ont garde de définir trop rigoureusement les notions esthétiques. Mais, quand ces notions sont obscures ou controversées, que faut-il faire? Il faut les expliquer sans les définir; il faut les éclaircir et, comme on dit en anglais, comme on disait en latin, les illustrer, c'est-à-dire les rendre sensibles à l'intelligence par toutes sortes d'exemples, de rapprochements, de comparaisons et d'images; il faut, loin de viser à une concision et à une rigueur pédantesques, prodiguer les développements, multiplier les citations, tenir la porte toujours ouverte aux exceptions, aux différences, aux contrastes, à toutes les nuances si nombreuses et si variées des choses de l'esprit, et se bien persuader qu'on n'a jamais tout dit.

Je me propose d'étudier de cette manière la notion de l'humour. Commençant par les définitions les plus générales et les plus superficielles qui aient été données de ce mot, j'arriverai progressivement à celles qui sont de plus en plus spéciales et profondes. Suivant une remarque déjà faite à propos de la notion du comique, l'intérêt de notre étude ira en augmentant à mesure que l'idée que nous cherchons, se dégageant du vague et de la banalité des premiers aperçus, deviendra plus précise et plus restreinte. La définition totale de l'humour se composera de tout ce que nous aurons dit—et de ce qui nous resterait à dire encore.


Le mot est français d'origine. Sous sa forme anglaise humour, sous sa forme allemande Humor, il a pris une signification spéciale dont on retrouve quelque chose dans le huitième sens d'humeur selon le dictionnaire de Littré: «Penchant à la plaisanterie, originalité facétieuse.»

M. Littré cite deux passages des comédies de Corneille où le mot humeur a cette acception. Dans l'Illusion comique, Matamore, achevant de vanter ses hauts faits, voit approcher sa maîtresse en compagnie de son rival, et d'abord tourne les talons.

CLINDOR.

Où vous retirez-vous?

MATAMORE.

Le fat n'est pas vaillant,
Mais il a quelque humeur qui le rend insolent.

Dans la Suite du Menteur, Cléandre, à une plaisanterie que dit son valet, s'écrie: «Cet homme a de l'humeur!» et Dorise ajoute:

C'est un vieux domestique
Qui, comme tous voyez, n'est pas mélancolique.

Avoir de l'humeur voudrait dire tout le contraire aujourd'hui; mais on voit par cet exemple de Corneille que le mot humeur, employé absolument, pouvait signifier belle humeur, de même que le mot santé, quand nous l'employons sans adjectif, signifie bonne santé.

Les écrivains qui aiment les archaïsmes n'ont pas complètement renoncé à un usage discret du mot humeur ainsi entendu. On lit dans les Salons de Diderot, à propos d'un tableau de Beaudouin: «Toute la scène du confessionnal voulait être mieux dessinée; cela demandait plus d'humeur, plus de force.» Sainte-Beuve écrit encore, mais dans un sens un peu différent: «La gaieté, chez M. de Chateaubriand, n'a rien de naturel et de doux; c'est une sorte d'humeur ou de fantaisie qui se joue sur un fond triste.»

Voltaire, dans une lettre à l'abbé d'Olivet, revendique pour la France la propriété du mot et de la chose: «Les Anglais, dit-il, ont un terme pour signifier cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté, cette urbanité, ces saillies qui échappent à un homme sans qu'il s'en doute, et ils rendent cette idée par le mot humour, qu'ils prononcent youmor. Et ils croient qu'ils ont seuls cette humour, que les autres nations n'ont point de terme pour exprimer ce caractère d'esprit; cependant c'est un ancien mot de notre langue employé en ce sens dans plusieurs comédies de Corneille.»

M. Genin, qui cite ce passage de Voltaire dans ses Récréations philologiques, souhaite très ardemment que, «mieux éclairés sur leurs droits, les Français reprennent la possession d'un mot qui n'a pas cessé de leur appartenir et laissent désormais aux fils d'Albion leur humour ou youmor, dont ils se croient les inventeurs.» «Il est honteux, s'écrie-t-il avec une fureur comique, de demander la charité quand on est millionnaire, et ridicule de recevoir à ce titre une obole publiquement dérobée dans notre propre escarcelle!» Voilà bien une indignation de philologue! Il est très vrai que notre mot national suffit pour exprimer une partie assez considérable de la signification du mot anglais, mais non pas certes la plus originale ni la plus importante; ce n'est que dans un sens encore vague et peu intéressant que l'humeur et l'humour sont choses identiques.

Je crois d'ailleurs qu'on peut suivre sensiblement plus loin que ne l'ont fait MM. Genin et Littré le parallélisme des deux mots. Il n'y a pas de raison, par exemple, pour appeler humour l'humeur de Montaigne.

Montaigne est humoriste en ce sens qu'il écrit d'humeur, et cette expression est d'une clarté parfaite; elle ne cache aucun mystère ni aucun raffinement. Il a lui-même complètement défini sa méthode lorsqu'il a dit: «Ce sont icy mes humeurs et opinions; je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire; je ne vise icy qu'à découvrir moi-mesme, qui seray par adventure autre demain, si nouveau apprentissage me change.»—«Ceux qui écrivent par humeur, dit La Bruyère, sont sujets à retoucher à leurs ouvrages: comme elle n'est pas toujours fixe et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont le plus aimés.» Et il explique ce qu'il faut entendre par «ceux qui écrivent par humeur»: ce sont les écrivains «que le cœur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent, pour ainsi dire, de leurs entrailles tout ce qu'ils expriment sur le papier». Justifiant d'avance par son propre exemple la remarque de La Bruyère, Montaigne disait: «Mes ouvrages, il s'en faut tant qu'ils me rient, qu'autant de fois que je les retaste, autant de fois je m'en despite.»

Les Essais de Montaigne sont des causeries où il se laisse aller à toutes les digressions que lui suggéré son humeur, marchant, selon son expression, «d'autant plus picquamment que plus obliquement». C'est pourquoi Balzac remarquait que «Montaigne sait bien ce qu'il dit, mais non pas toujours ce qu'il va dire».

Donnant à la même idée une expression bouffonne, un autre humoriste, Laurence Sterne, écrit: «De toutes les manières de commencer un livre en usage dans le monde connu, je suis persuadé que la mienne est la meilleure; je suis sûr, au moins, qu'elle est la plus religieuse: car je commence par écrire la première phrase, et je me confie au Tout-Puissant pour la seconde.» Les ouvrages de Sterne ne sont, en effet, qu'une suite de digressions. On rencontre dans son roman de Tristram Shandy mainte extravagance comme celles-ci: «Une impulsion soudaine me traverse l'esprit: Baisse le rideau, Shandy! Je le baisse. Tire ici une ligne en travers du papier, Tristram! Je la tire. Allons! à un nouveau chapitre. Du diable si j'ai aucune autre règle pour me diriger dans cette affaire.»—«Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit; pourquoi en fais-je mention? Demandez à ma plume: c'est elle qui me mène, je ne la mène pas.» —«Ce chapitre, je le nomme le chapitre des CHOSES, et mon prochain chapitre, c'est-à-dire le premier du volume suivant, si je vis sera mon chapitre sur les MOUSTACHES, afin de conserver quelque liaison dans mes ouvrages.»

Notons toutefois, dès à présent, une nuance importante entre l'humeur de Montaigne et l'humour de Sterne. Le désordre de l'écrivain français est plus naturel que systématique, et l'on s'en aperçoit bien quand on compare le premier texte des Essais, où le plan de l'auteur est encore assez net et assez suivi, à celui des éditions subséquentes, où des surcharges et des digressions à l'infini viennent embrouiller de plus en plus son idée principale. Le désordre de l'écrivain anglais, au contraire, est plus systématique que naturel; c'est évidemment l'effet d'un dessein arrêté d'avance, d'un parti pris et de quelque théorie bizarre et paradoxale de l'art d'écrire. Or, pour désigner cette humeur artificielle, il me semble que notre mot français, quoi qu'en pense M. Genin, cesse de suffire, et qu'il devient nécessaire d'employer un terme aussi exotique, aussi étrange que la chose qu'il doit désigner: il faut dire l'humour et non plus l'humeur.

Quels sont, en somme, les sens dans lesquels les deux mots peuvent être employés indifféremment l'un pour l'autre? Ce sont tous ceux où l'humeur est naïve, bonne enfant, sans prétention à l'originalité et d'autant plus originale, sans ambition de former dans la littérature un genre de style et d'esprit complètement distinct et à part.

Notre vieux mot national suffît pour désigner l'humour tel que le définit M. Hillebrand: «Ce bon plaisir arbitraire du poète qui, au lieu de se proposer un plan, de poursuivre un but, de se conformer à des règles, n'écoute que son humeur momentanée, rit ou pleure, s'agite ou rêve selon les ordres qu'il reçoit de son seul maître, le caprice[1]

Notre vieux mot national suffît encore pour désigner l'humour tel que le définit M. Montégut: «Qui dit humour dit esprit de tempérament, traduction exacte de ce mot si controversé, par conséquent spontanéité, candeur, naïveté, bonhomie, génialité[2]

Oui, tant que l'humour n'est que l'humeur, c'est tout bonnement le vif esprit naturel, heureux don de naissance et de tempérament, par opposition à l'esprit qui s'acquiert plus ou moins, que l'étude développe, que la méditation aiguise, et qui n'est autre chose que la raison parlant avec finesse. Saillies, boutades, calembredaines, disposition joyeuse et joviale de l'âme, drôleries imprévues, tous les éclairs d'une vivacité spirituelle, toutes les grâces d'une feinte niaiserie, voilà l'humeur, voilà le sens primitif, étymologique d'humour, et quiconque possède ce talent ou plutôt ce don peut à bon droit s'appeler humoriste.

M. Montégut a raison en un sens de définir l'humour comme il l'a fait; mais il a tort de croire que sa définition soit complète et de s'appuyer sur elle pour contester à Sterne une partie de son renom d'humoriste. «Sterne, écrit-il, mérite le nom d'humoriste pour sa sensibilité, qui est très vraie, très fine, très riche en beaux caprices, mais non pour son esprit, qui est plus ingénieux que naïf et plus artificiel que spontané.»

Il faut prendre garde d'attribuer à l'étymologie une importance qu'elle n'a pas, qu'elle ne peut pas avoir pour la fixation du sens actuel des mots d'une langue vivante. Que fait aux choses le nom dont on les nomme? et que dirait-on d'un critique qui, voulant aujourd'hui définir la tragédie, fonderait toute sa définition sur les antiques racines du mot, τράγοζ et ῴδἠ, c'est-à-dire chant du bouc?


A partir du moment où l'humour cesse d'être simplement l'humeur, il devient quelque chose de singulièrement peu français.

L'humoriste, dans un des sens les plus usuels de ce mot si complexe, est un homme excentrique, un original, comme nous disons en mauvaise part avec une intention de mépris et l'impression vive d'un ridicule. Tel était, par exemple, ce docteur Samuel Johnson dont M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise, nous fait la caricature suivante:

«On voyait entrer un homme énorme, à carrure de taureau, grand à proportion, l'air sombre et rude, l'œil clignotant, la ligure profondément cicatrisée par des scrofules, avec un habit brun et une chemise sale, mélancolique de naissance et maniaque par surcroît. Au milieu d'une compagnie, on l'entendait tout d'un coup marmotter un vers latin ou une prière. D'autres fois, dans l'embrasure d'une fenêtre, il remuait la tête, agitait son corps d'avant en arrière, avançait, puis retirait convulsivement la jambe. Son compagnon racontait qu'il avait voulu absolument arriver du pied droit et que, n'ayant pas réussi, il avait recommencé avec une attention profonde, comptant un à un tous ses pas. On se mettait à table. Tout d'un coup il s'oubliait, se baissait et enlevait dans sa main le soulier d'une dame... Lorsque enfin son appétit était gorgé et qu'il consentait à parler, il disputait, vociférait, faisait de la conversation un pugilat, arrachait n'importe comment la victoire, imposait son opinion doctoralement, impétueusement, et brutalisait les gens qu'il réfutait: «Monsieur, je m'aperçois que vous êtes un misérable whig.—Ma chère dame, ne parlez plus de ceci; la sottise ne peut être défendue que par la sottise.—Monsieur, j'ai voulu être incivil avec vous, pensant que vous l'étiez avec moi.» Cependant, tout en prononçant, il faisait des bruits étranges, tantôt tournant la bouche comme s'il ruminait, tantôt claquant de la langue comme quelqu'un qui glousse...»

L'antipode de l'humoriste anglais ainsi entendu, c'est le Français aimable et poli, tel que Duclos, au milieu du XVIIIe siècle, en traçait le portrait: «Le bon ton, dans ceux qui ont le plus d'esprit, consiste à dire agréablement des riens et à ne pas se permettre le moindre propos sensé si on ne le fait excuser par les grâces du discours; à voiler enfin la raison, quand on est obligé de la produire, avec autant de soin que la pudeur en exigeait autrefois quand il s'agissait d'exprimer quelque idée libre.»

L'esprit français, l'esprit de société, naturellement ennemi de l'excentricité individuelle, est, en ce sens, tout ce qu'il y a de plus opposé à l'humour. La moindre infraction aux usages, aux manières généralement adoptées, passe chez nous pour une inconvenance, et l'obligation de ressembler à tout le monde étouffe la croissance des originaux. On devient ridicule pour peu qu'on se distingue; en France, la crainte du ridicule «congèle tout», selon l'expression de Stendhal. «Armés du ridicule, écrit aussi Vinet, les Français ont ramené à l'ordre, c'est-à-dire, sur chaque sujet, aux idées convenues ou à la convention de n'en point avoir, tous les esprits rebelles». Joubert appelle la politesse «une sorte d'émoussoir». Mme Geoffrin comparait la société de Paris à une quantité de médailles renfermées dans une bourse, lesquelles, à force de s'être frottées l'une contre l'autre, ont usé leurs empreintes et se ressemblent toutes.

Les Anglais oui ont voyagé en France au XVIIIe siècle, Smollett, Horace Walpole, Sterne, Arthur Young, ont trouvé la société française, malgré tout son esprit, un peu grave, voire même ennuyeuse, parce que les individus leur ont paru manquer de cette originalité rude, mais vive, de cette mâle indépendance qu'ils étaient accoutumés à voir en Angleterre.

«Si je puis hasarder une remarque sur la conversation des salons français, écrit Arthur Young, le savant agronome, j'y louerai volontiers l'égalité du ton, mais j'en blâmerai la fadeur. Il est tellement interdit à toute pensée forte de s'exprimer, que les gens d'esprit et les hommes nuis se trouvent presque absolument pareils. Élégante et froide, polie et dénuée d'intérêt, la conversation française n'est qu'un échange de lieux communs aussi inoffensifs qu'ils sont vides d'instruction. Là où il y a excès de politesse, il y a peu de place pour la discussion, et si vous ne pouvez ni raisonner ni discuter, que devient la conversation? La bonne humeur, une facilité aimable, sont les premiers éléments de toute société privée; mais l'esprit, le savoir, l'originalité doivent briser çà et là cette surface unie et produire quelque inégalité de sentiment; sans quoi la conversation est comme un voyage à travers des plaines d une monotonie sans fin.»

Sterne rapporte dans son Voyage sentimental un entretien piquant et instructif qu'il eut avec le comte de Bissie sur le caractère français:

«Parlez-moi franchement, me demanda le comte: trouvez-vous chez les Français toute l'urbanité dont le monde nous fait honneur?—Je n'ai rien vu, dis-je, qui ne confirme cette réputation.—Vraiment, dit le comte, les Français sont donc polis?—A l'excès, repartis-je.»

«Le comte releva le mot excès, et prétendit que je pensais là-dessus plus que je ne disais. Je me défendis longtemps de mon mieux. Il soutint que j'avais une arrière-pensée, et me pressa de déclarer franchement mon opinion.

«... Une nation polie, mon cher comte, dis-je, rend chacun son débiteur, et d'ailleurs l'urbanité, comme le beau sexe, a tant de charmes par elle-même, qu'il en coûte de dire qu'elle puisse tomber en faute; pourtant, je crois qu'en toutes les choses humaines il n'y a qu'un certain degré de perfection que l'homme ait le pouvoir d'atteindre; ce point dépassé, l'homme ne perfectionne pas ses qualités, il en change. Je ne puis avoir la présomption de dire jusqu'où cette remarque s'applique aux Français dans le sujet dont nous parlons; mais supposez que les Anglais arrivent, par le raffinement progressif de leur civilisation, à ce même extérieur poli qui distingue les Français: si nous ne perdions pas la politesse du cœur, qui incline les hommes plutôt à des actions charitables qu'à des actes de civilité, nous perdrions du moins cette originalité personnelle, cette variété de caractères qui nous distingue non seulement les uns des autres, mais de tout le reste du monde.

«J'avais dans ma poche quelques shillings du roi Guillaume aussi polis qu'une glace, et prévoyant qu'ils serviraient à rendre sensible mon idée, je les avais pris dans ma main.—Voyez, monsieur le comte, poursuivis-je en posant les shillings devant lui sur la table, à force de tinter et de se frotter l'un contre l'autre depuis soixante-dix ans dans la poche du tiers et du quart, les voilà tous devenus si pareils qu'à peine pouvez-vous les distinguer. Les Anglais, comme d'anciennes médailles qui, tenues plus à part, ne passent que par un petit nombre de mains, conservent le relief tranchant que la belle main de la nature leur a donné; ils ne sont pas si agréables au toucher; mais, en revanche, la légende est si visible qu'au premier coup d'œil vous voyez de qui ils portent l'image et l'inscription. Mais les Français, monsieur le comte, ajoutai-je (désirant adoucir ce que j'avais dit), ont tant d'excellentes qualités qu'ils peuvent bien se passer de celle-ci; c'est un peuple loyal, brave, généreux, spirituel et bon, s'il en est sous le ciel. S'ils ont un défaut, c'est d'être trop sérieux.

«—Mon Dieu! s'écria le comte en se levant. Mais vous plaisantez?» dit-il, corrigeant son exclamation. Je mis la main sur ma poitrine et, du ton le plus grave et le plus pénétré, lui affirmai que c'était mon opinion bien arrêtée.»

Pendant que les Anglais trouvaient fade l'urbanité française, les Français ont souvent trouvé désagréable et offensante la verve âpre et rude des Anglais. Voici de petits vers où Colin d'Harleville accuse avec vivacité la différence de l'esprit des deux nations:

Ces Anglais ont dans leur gaieté
Et surtout dans la raillerie,
Un fiel mordant, une âcreté
Insupportable en vérité,
Quand des Français on a goûté
Le sel et la plaisanterie.

M. Mézières remarque que les Anglais se permettent d'introduire la plaisanterie dans des sujets et dans des occasions où ce mélange blesserait, comme une faute de goût des plus choquantes, la gravité française. «Aucun orateur politique, dit-il, ne se permettrait en France les plaisanteries de Lord Palmerston dans ses discours... Childe-Harold riant d'un gros rire et faisant des calembours, au retour de son odyssée mélancolique, quelle lumière cela jette sur la complexité du caractère anglais! Notre René n'a pas de cos contrastes: il est resté jusqu'au bout grave et fier.»

J'ai développé plus haut ce paradoxe de la gravité de l'esprit français[3], et je craindrais d'autant plus de trop insister sur ce point que cette gravité ne forme évidemment qu'une partie de notre caractère national, la moins généralement reconnue, c'est vrai, et, à cause de cela, la plus utile à mettre en lumière; mais il faut prendre garde d'oublier les vérités communes à force de chercher les vérités ignorées Le fait est qu'on distingue deux grands courants dans la littérature française: une veine d'esprit, de gaieté, de malice et aussi de licence, qu'on appelle proprement la veine gauloise; et une veine de gravité, de noblesse, de majesté et de grandeur, qui est notre héritage latin. Il y a sur ce parallélisme—ou cet antagonisme—dos deux traditions la matière d'un développement à perte de vue, que je ne veux pas entamer ici et dont on trouvera la substance dans un article de Sainte-Beuve sur M. Renan au tome II des Nouveaux lundis.

Des deux esprits qui, par leur réunion, composent l'esprit français, le premier, l'esprit gaulois, quoique différent de l'humour des peuples du Nord, est son cousin germain et s'entendrait peut-être assez bien avec lui; le second, l'esprit latin, a pour l'humour une profonde antipathie. Ce n'est pas à cause de notre fond celtique, c'est à cause de notre éducation latine, que l'humour est devenu pour nous quelque chose d'étranger et d'étrange. «Mot intraduisible, car la chose nous manque, a dit M. Taine: l'humour est le genre de talent qui peut amuser des Germains, des hommes du Nord; il convient à leur esprit comme la bière et l'eau-de-vie à leur palais. Pour les gens d'une autre race, il est désagréable; nos nerfs le trouvent trop âpre et trop amer.»

Le XVIIe siècle nous montre la victoire de l'esprit latin sur presque toute la ligne, et M. Nisard loue la «discipline» de ce grand siècle, de ce qu'elle était «plus jalouse de perfectionner dans chacun la raison générale que d'y encourager l'humeur et le caprice de l'individu». Mais à d'autres moments l'esprit celtique a pris sa revanche, et même au XVIIe siècle il n'a pu être complètement étouffé.

L'ethnologie ferait bien d'étudier avec plus de précision qu'on ne l'a fait jusqu'ici ce curieux phénomène que présente l'histoire du peuple français: l'éducation venant corriger et transformer la race; elle expliquerait par là mainte contradiction de notre esprit et mainte révolution de notre existence tant politique que littéraire.

Comment ce peuple si bien morigéné est-il capable, par instants, de tels accès de violence et de folie? Pourquoi le voit-on se révolter soudain contre tout son passé et rompre brusquement avec sa tradition? C'est qu'il y a de la barbarie sous notre civilisation; c'est qu'il y a un fond d'humour celtique sous notre politesse et notre gravité latine. Dans un livre écrit en allemand et consacré à l'étude de la France et des Français[4], M. Hillebrand propose de modifier à notre usage le dicton populaire: «Grattez le Russe, et vous trouverez le Tartare.» On pourrait dire plus justement, assure-t-il: «Grattez le Français, et vous trouverez l'Irlandais.» Or, l'Irlande est la terre classique de l'humour; elle a donné naissance ou asile aux plus grands humoristes de la littérature anglaise, notamment à Swift et à Sterne.


Un Irlandais, au XVe siècle, le comte de Kildare, accusé d'avoir commis un sacrilège en brûlant la cathédrale de Castel, répondit, pour s'excuser, qu'il croyait que l'archevêque était dedans. Voilà une plaisanterie humoristique. Cherchons en quoi consiste son originalité, et rendons-nous compte de ce qui la distingue d'un trait comique ou spirituel.

Le trait comique nous offre toujours une naïveté essentiellement inconsciente. M. Jourdain, faisant un assaut d'armes avec Nicole et recevant d'abord plusieurs coups de bouton, lui crie: «Tout beau! holà! doucement! tu me pousses en tierce avant que de pousser en quarte, et tu n'as pas la patience que je pare!» Nous rions ici d'une naïveté pure, d'une bêtise.

A la différence du comique, le trait spirituel consiste toujours dans une finesse ou une malice logiquement exprimée et consciente d'elle-même. Un Gascon, après avoir donné par politesse son assentiment à une histoire incroyable, ajoutait: «Mais je ne la répéterai pas, à cause de mon accent.» Nous rions ici, ou plutôt nous sourions, parce que notre raison est chatouillée de la façon la plus agréable par la piquante épigramme du Gascon.

Dans l'humour, la bêtise et l'esprit se mêlent de telle sorte qu'il est impossible de les séparer: ce n'est pas assez de dire, avec quelques auteurs, que l'une sert de vêtement à l'autre: l'union est plus intime et n'est pas seulement dans la forme. Mélange contradictoire de bêtise et d'esprit, toute vraie plaisanterie humoristique a pour caractère de déconcerter la raison, de jeter à la logique un défi et d'être un composé d'éléments rebelles à l'analyse. Notre Irlandais de tout à l'heure, accusé d'un crime, présentait en manière d'excuse une circonstance aggravante, et riait. Les plaisanteries d'Agnelet, dans la farce de Maître Pathelin, appartiennent à ce genre simultanément bête et spirituel.

L'amiral Nelson complimentait un de ses capitaines en lui disant que, «quoiqu'il n'eût point pris part au combat, il avait le mérite d'avoir conservé son navire intact». Je pourrais, comme les Philaminte et les Bélise des Femmes savantes, me pâmer d'admiration sur ce quoique. Ce quoique vaut un poème. Ce quoique m'ouvre l'infini. L'absurdité profonde de ce quoique est précisément ce qui en fait le sublime.

Enfin, quoique en dit beaucoup plus qu'il ne semble.
Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble,
Mais j'entends là-dessous un million de mots.

La gloire de l'humour, c'est de faire ouvrir de grands yeux ronds à M. Joseph Prudhomme, je veux dire à la sagesse et à la logique bourgeoise. Devant ses paradoxes surprenants et d'une profondeur insondable, M. Prudhomme reste là, bouche béante et les bras pendants, comme ce bonhomme d'un fabliau allemand qui essayait de consoler une pauvre veuve au convoi funèbre de son mari. Elle sanglotait; il en eut pitié: «Calmez-vous, lui dit-il, soyez raisonnable; n'avez-vous pas dans la boutique un jeune compagnon, bien fait de corps, actif au travail, qui pourra quelque jour avec avantage prendre la place du défunt?—Ah! répondit-elle, j'y ai bien pensé; mais ce qui me désole, c'est qu'on ne peut pas se marier avant Pâques.»

Dorine est impertinente avec Orgon déjà exaspéré par la résistance de Marianne, et Orgon lui donne un soufflet: c'est bien; mais M. Squeers, personnage d'un roman de Dickens, fait mieux. M. Squeers est un maître de pension en voyage, qui s'est ruiné à remplir d'annonces les journaux; personne n'a répondu à son appel, et cela le met de fort mauvaise humeur. Dans la chambre de l'hôtel où il se morfond à attendre les visites, un de ses élèves est en pénitence, debout sur une malle. «De plus en plus agacé, M. Squeers regarda le petit garçon pour voir s'il faisait quelque sottise qui put lui donner un motif pour le battre; comme le petit garçon ne faisait rien du tout, il se contenta de lui appliquer un bon soufflet en lui disant de ne pas recommencer[5]

Dans la fable du Loup plaidant contre le renard par devant le singe, il y a un trait humoristique. Le singe, après avoir entendu les deux parties, prononce l'arrêt en ces termes:

Je vous connais de longtemps, mes amis,
Et tous deux vous paierez l'amende:
Car toi, loup, tu le plains quoiqu'on ne t'ait rien pris.
Et toi, renard, as pris ce que l'on te demande.

Ce qui fait l'humour de ces deux derniers vers, c'est leur illogisme, plein d'un sens profond; mais la moralité qui suit et qui conclut la fable n'a rien d'humoristique:

Le juge prétendait qu'à tort et à travers
On ne saurait manquer, condamnant un pervers.

Cette explication est trop claire, trop logique, trop raisonnable. Le poète aurait mieux fait de nous laisser sur la contradiction paradoxale de la sentence du singe, qui nous rendait rêveurs et ouvrait à notre imagination des perspectives infinies.

On cite un mot délicieux de Fontenelle sur La Fontaine: «M. de La Fontaine est si bête qu'il croit que les anciens ont plus d'esprit que lui.» Essayez donc de ramener cette phrase à une proposition logique! c'est impossible: les éléments en sont réfractaires à toute espèce d'analyse, et c'est justement de cela que se compose le charme particulier de l'humour. En ce sens on peut dire que l'infini est au fond des plaisanteries de l'humour, à la différence des traits simplement spirituels ou comiques, dont la signification est toujours nette et la portée limitée[6].

Voici quelques exemples d'humour consistant dans une contradiction infinie entre la situation où se trouvaient certains personnages et les sentiments qu'ils ont exprimés.

Le colonel Turner fut pendu après la Restauration, comme coupable d'un vol infâme; au moment de monter à la potence, il dit à la multitude qu'une réflexion le consolait puissamment: c'était qu'il avait toujours ôté son chapeau en entrant dans une église.

Montaigne parle d'un criminel qui, mené au gibet, disait qu'il ne voulait pas passer par une certaine rue, «car il y avait danger qu'un marchand luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'un vieux debte. Un autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux.» Dans les Essais de critique et d'histoire de Macaulay, nous rencontrons une anecdote toute pareille: un voleur, marchant au supplice, demandait aux shériffs de lui tenir un parapluie au-dessus de la tête, depuis la porte de Newgate jusqu'à la potence, parce que le brouillard était humide et qu'il craignait de s'enrhumer.


La niaiserie apparente et le renversement de toute logique qui entrent comme éléments dans l'humour ont fait croire à trop de gens qu'il suffisait de dire des bêtises et d'être absurde pour mériter le nom d'humoriste. Ben Jonson proteste, dans le prologue d'une de ses comédies, contre la prétention ridicule des personnes qui voudraient se faire passer pour humoristes parce qu'elles affectent une excentricité quelconque. «Quoi! s'écrie-t-il, un drôle, en portant des plumes bariolées et un câble à son chapeau, une fraise à triple étage, trois pieds de ruban à ses souliers et un nœud à la suisse sur des jarretières à la française, se donnera par là un caractère humoristique! Ah! c'est quelque chose de plus que le comble du ridicule!» Un philistin berlinois vantait devant Henri Heine le grand nombre d'humoristes qu'on voit à Berlin, et, à cause de cela, nommait sa ville la moderne Athènes. Heine lui dit:

«Mon bel ami, l'humour est une invention des Berlinois, le peuple le plus spirituel de la terre. Vexés d'être venus trop tard au monde pour inventer la poudre, ils ont cherché à s'immortaliser par une autre invention qui fût aussi utile et qui pût rendre des services particuliers précisément à ceux qui n'ont pas inventé la poudre. Jadis, quand quelqu'un avait dit une sottise, que trouvait-on à faire? Rien. On ne pouvait pas empêcher l'accident d'être arrivé, et les gens disaient: «Voilà un sot!» C'était désagréable. A Berlin, cette ville de tant d'esprit, mais où il se dit tant de sottises, ce désagrément était senti plus vivement que partout ailleurs. Le ministère essaya d'employer des mesures sérieuses contre le fléau: la presse seule eut la permission de publier les grosses sottises; la conversation dut se contenter des petites,—avec un privilège spécial, toutefois, pour les professeurs et les hauts fonctionnaires; mais aux gens des basses classes on n'accorda le droit de dire tout haut des sottises que dans l'intérieur de leurs maisons. Toutes ces mesures restèrent impuissantes; les sottises comprimées n'en éclatèrent qu'avec plus de force dans les occasions extraordinaires; elles étaient même secrètement protégées par l'autorité; le mal devenait intolérable, lorsque enfin fut imaginé un expédient de génie à effet rétroactif, qui du même coup anéantissait toutes les sottises et les métamorphosait en sagesse. Ce moyen est très simple: il consiste à déclarer que toutes les absurdités qu'on a commises, c'est uniquement par humour qu'on les a dites ou faites. Ainsi tout va se perfectionnant dans le monde: la sottise devient de l'ironie; la plate adulation qui a manqué son but devient de la satire; la balourdise naturelle se change en adroit persiflage, l'absurdité pure et simple en humour, la sotte ignorance en esprit et en sagesse, et toi-même, enfin, mon bel ami, en Aspasie de la moderne Athènes[7]

Schopenhauer condamne, lui aussi, «la tendance qui nous porte à donner aux choses un nom supérieur à celui qui leur convient. De même que chaque auberge s'intitule hôtel, chaque changeur banquier, chaque manège ambulant cirque, la moindre salle de concert académie de musique, toute boutique de marchand bureau, tout potier sculpteur; de même le dernier farceur se fait appeler humoriste! Grands mots et petites choses: telle est la devise du noble siècle où nous vivons.»


L'esprit dans la bêtise, comme toutes les définitions sommaires qu'on a données et qu'on donnera encore de l'humour, n'est qu'un côté de cette chose si complexe; d'autres éléments, d'une importance égale ou supérieure, entrent dans sa composition, et d'abord, l'esprit dans le sentiment.

C'est ainsi que Schlegel définit le mot. Il y a dans tout véritable humour (et ce trait est des plus remarquables) de la sensibilité et de la bonté. L'auteur comique ordinaire ne touche et n'amuse que l'esprit: nous rions des personnages qu'il met en scène, mais notre cœur reste sec pour eux; si nous leur savons gré du bon sang qu'ils nous font faire, on ne peut aller jusqu'à dire que nous les aimions, à proprement parler. L'humoriste a le pouvoir extraordinaire d'intéresser les cœurs à des grotesques et à des ridicules, comme aux héros les plus chéris de la tragédie ou du roman.

Une des créations les plus délicieuses de la littérature humoristique est l'oncle Toby, personnage de Sterne. L'oncle Toby est un vieil enfant qui a une manie très étrange, un dada, et dans le cerveau duquel l'araignée de la folie épaissit sa toile en silence depuis nombre d'années. Mais en même temps il est si parfaitement bon, aimable et vénérable, qu'il n'y a pas dans toute la poésie d'être qui nous soit plus cher, et que, si nous rencontrions sur notre route un type aussi noble de l'humanité, le besoin de nos cœurs serait de nous agenouiller devant lui et de saisir sa main pour la baiser. Nous respectons de même, nous admirons, nous aimons don Quichotte, si loyal, si généreux, si galant homme et même si sensé à travers ses extravagances. La grandeur «horrificque» des bons géants de Rabelais s'oppose seule à ce que nous les portions, eux aussi, sur notre cœur.

Ce n'est pas seulement en créant des caractères où la bonté se mêle à quelques ridicules, que l'humoriste montre sa sensibilité; elle déborde chez lui de toutes parts sur l'homme et sur la nature, et il n'y a pas de talent qui se pique moins d'une froide et impassible objectivité que l'humour. Sterne, rencontrant un âne qui n'a pas l'air heureux, s'émeut sympathiquement a sa vue et, le cœur serré d'une pitié naïve ou étudiée, il en fait le tableau suivant:

«Un pauvre âne venait d'entrer sous la porte avec deux grands paniers sur le dos; il se tenait dans une attitude hésitante, les deux pieds de devant en dedans du seuil, les deux pieds de derrière dans la rue, ne sachant pas très bien s'il devait avancer ou non.. Il mangeait la tige d'un artichaut et l'avait déjà laissée tomber par dégoût une demi-douzaine de fois et ramassée par faim. Dieu t'assiste, dis-je, mon bon! tu fais là un amer déjeuner, et tu as d'amères journées de travail, et, j'en ai peur, des coups amers pour tes gages... Tu n'as pas un ami peut-être dans le monde entier, qui te donne un macaron. Disant ces mots, j'en tirai de ma poche un paquet que je venais d'acheter et je lui en donnai un... Quand l'âne eut mangé son macaron, je le pressai d'entrer; la pauvre bête était lourdement chargée; ses jambes tremblaient sous elle: comme je tirais son licou, il se cassa net dans ma main. L'âne me regarda d'un air pensif: «Ne me frappez pas, semblait-il dire; mais si vous le voulez, vous le pouvez.»

Deux humoristes anglais, Thackeray et surtout Carlyle, ont bien connu et bien décrit cet élément considérable de l'humour: l'esprit dans le sentiment. Dans la préface d'un livre où Carlyle donne la traduction de quelques romans de Jean-Paul, voici ce qu'il écrit à ce sujet:

«L'humourvrai, l'humour de Cervantes et de Sterne a sa source dans le cœur plus encore que dans la tête... On dirait le baume qu'un esprit généreux verse sur les blessures de la vie, et que seul un esprit généreux a le pouvoir de dispenser. L'humour ainsi entendu est compatible avec les sentiments les plus sublimes et les plus tendres, ou, pour mieux dire, il ne saurait exister en l'absence de ces sentiments... Un incident chétif est jeté négligemment sous nos yeux: nous sourions à sa vue, mais d'un sourire plus mélancolique que les pleurs, et le passage sans prétention, dans sa brièveté fugitive, pénètre plus profondément dans nos âmes que des volumes de sentimentalité. Les personnages favoris de Jean-Paul ont toujours une teinte de ridicule, soit dans leur situation, soit dans leur caractère et quelquefois dans tous les deux; souvent ce sont des hommes de rien, vains, pauvres, ignorants, faibles, et nous ne savons pas pourquoi nous les aimons, mais cependant nous les aimons. Ils s'insinuent dans nos affections; nous leur faisons dans notre cœur une place plus intime qu'à beaucoup de héros illustres de la tragédie et de l'histoire: voilà la marque de l'humour vrai.»

Dans un feuilleton du Journal des Débats, daté du 12 mai 1867, la femme d'esprit qui écrivait alors sous le pseudonyme d'Horace Lagardie, a dit finement: «L'humour fait que la griffade elle-même a quelque chose de la caresse.»

M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise, a défini partiellement, mais avec beaucoup de force et d'éclat, le style de l'humour:

«Entre autres choses, dit-il, ce talent contient le goût des contrastes. Swift plaisante avec la mine sérieuse d'un ecclésiastique qui officie, et développe, en homme convaincu, les absurdités les plus grotesques. Hamlet, secoué de terreur et désespéré, pétille de bouffonneries. Heine se moque de ses émotions au moment où il s'y livre[8]. Ils aiment les travestissements, mettent une robe solennelle aux idées comiques, une casaque d'arlequin aux idées graves.—Un autre trait de l'humour est l'oubli du public. L auteur nous déclare qu'il ne se soucie pas de nous, qu'il n'a pas besoin d'être compris ni approuvé, qu'il pense et s'amuse tout seul, et que si son goût et ses idées nous déplaisent, nous n'avons qu'à décamper. Il veut être raffiné et original tout à son aise; il est chez lui dans son livre et portes closes; il se met en pantoufles, en robe de chambre, bien souvent les jambes en l'air, parfois sans chemise.—Un dernier trait de l'humour est l'irruption d'une jovialité violente, enfouie sous un monceau de tristesses. L'indécence saugrenue apparaît brusquement. La nature physique, cachée et opprimée sous des habitudes de réflexion mélancolique, se met à nu pour un instant. Vous voyez une grimace, un geste de polisson; puis tout rentre dans la solennité habituelle.—Ajoutez enfin les éclats d'imagination imprévus. L'humoriste renferme un poète; tout d'un coup, dans la brume monotone de la prose, au bout d'un raisonnement, un paysage étincelle: beau ou laid, il n'importe: il suffit qu'il frappe. Ces inégalités peignent bien le Germain solitaire, énergique, imaginatif, amateur de contrastes violents fondés sur la réflexion personnelle et triste, avec des retours imprévus de l'instinct physique, si différent des races latines et classiques, races d'orateurs ou d'artistes, où l'on n'écrit qu'en vue du public, où l'on n'est heureux que par le spectacle des formes harmonieuses, où l'imagination est réglée, où la volupté semble naturelle.»

M. Taine dit encore: «L'humour consiste à dire d'un ton solennel des choses extrêmement comiques et à garder le style noble et la phrase ample au moment même où l'on fait rire tous ses auditeurs.»

Il est très vrai que tel est souvent le style de l'humour. Sterne, qui s'y connaissait, écrit dans une de ses lettres: «Je suis persuadé que le charme principal de l'humour de Cervantes consiste en ceci, que l'auteur prend soin de décrire la moindre bagatelle avec toute la pompe d'un grand événement.» Et Thackeray cite comme le meilleur trait d'humour de Swift un passage des Voyages de Gulliver où le style a bien le caractère particulier défini par Sterne et par M. Taine. Gulliver, chez les Houyhnhnns, prend congé de son maître, le cheval: «Je pris, dit-il, une seconde fois congé de mon maître; mais, comme j'allais me prosterner devant lui pour baiser la corne de son pied, il me fit l'honneur de la lever lui-même doucement jusqu'à ma bouche. Je n'ignore pas combien on m'a blâmé pour avoir mentionné cette dernière circonstance. Les envieux se plaisent à penser qu'il est trop improbable qu'un aussi illustre personnage ait pu condescendre à donner une telle marque de distinction à une pauvre créature comme moi. Je n'ignore pas non plus combien les voyageurs sont quelquefois enclins à s'enorgueillir des faveurs extraordinaires dont ils ont été les objets. Mais si mes censeurs connaissaient mieux la noble et gracieuse nature des Houyhnhnns, ils changeraient bientôt de sentiment.»

Cependant, le caractère noté par M. Taine, par Sterne, par Thackeray, et généralement par tous les auteurs qui ont traité la question, ne suffit pas pour distinguer et définir le style de l'humour dans sa propriété la plus originale. Ce style a un autre caractère bien curieux qui lui est peut-être plus spécial encore, et que Jean-Paul a signalé: c'est d'éviter soigneusement les termes généraux, de rechercher la familiarité pittoresque et le détail précis, de diviser et de subdiviser l'expression de la pensée jusqu'aux limites les plus extrêmes de la particularisation.

Rabelais écrit par exemple: «Il luy passa la broche un peu au-dessus du nombril vers le flan droit, et luy perça la tierce lobe du foye, et le coup, haussant, luy pénétra le diaphragme, et par à travers la capsule du cœur luy sortit la broche par le haut des espaules, entre les spondyles et l'omoplate senestre... Dont tomba par terre, et tombant rendit plus de quatre potées de soupes, et l'asme meslée parmy les soupes... Puis, se donna à tous les diables, appelant Grilgolh, Astaroth, Rapalus et Gribouillis par neuf fois... Quoy voyant, j'eus de peur pour plus de cinq sols.»

Sterne ne dit pas: «Mon père devint tout rouge»; il ne lui suffit même pas de dire: «Mon père rougit jusqu'aux oreilles ou jusqu'au blanc des yeux»; voici comment il s'exprime: «Mon père rougit de six teintes et demie, sinon d'une pleine octave, au-dessus de sa couleur naturelle.» Au lieu d'écrire: la patience de Job, il écrit: le tiers, le quart, la moitié ou les trois cinquièmes de la patience de Job, indiquant exactement quelle dose de la vertu de ce patriarche est nécessaire pour supporter telle ou telle vexation. Il mesure avec le même scrupule chaque nombre, chaque grandeur, chaque somme d'argent. L'expression «laveuse de vaisselle» a plus de couleur à ses yeux que celle de «fille de cuisine», et s'il nous montre une laveuse de vaisselle à l'ouvrage, il ne lui suffit pas de dire qu'elle est à nettoyer des assiettes, il tiendra à nous apprendre qu'elle récure une poissonnière. La blessure de l'oncle Toby, il faut que nous le sachions, a été reçue à environ trente toises de l'angle de retour de la tranchée, en face de l'angle saillant du demi-bastion de Saint-Roch; l'os pubis et le bord extérieur de la partie du coxendix appelée os ilium ont été horriblement écrasés, et «c'est un grand bonheur que le considérable fait à l'aine de mon oncle ait été produit plutôt par la grosseur et l'irrégularité de la pierre que par sa force projectile».

M. Henri Rochefort, qui de nos jours a repris et poussé singulièrement loin ce curieux procédé de style, voulant énoncer ce fait bien simple, que tous les sénateurs sont vieux, dédaigne les vieilles images dont un écrivain banal se contenterait pour nous montrer dans la haute assemblée une collection de crânes chauves ou de mâchoires dégarnies; il écrit: «On a calculé qu'en mettant bout à bout tous les wagons de la compagnie d'Orléans, le premier serait à Blois que le dernier serait encore à Paris; en réunissant sur une seule ligne les âges de tous les sénateurs, on remonterait facilement jusqu'aux Ptolémées, et M. Nisard, en qualité de dernier nommé, se trouvant à la fin de la colonne, pourrait serrer la main à Rhamsès IV.»

Sterne a rendu cette idée: Quand une femme est en couches, toutes les femmes de la maison prennent un air important,—dans une phrase qui est le nec plus ultra, le chef-d'œuvre du style humoristique, et après laquelle il faut, comme on dit, tirer l'échelle:

«De toutes les énigmes de la vie conjugale, dit mon père en traversant le palier afin d'appuyer son dos contre le mur pendant qu'il exposerait son idée à mon oncle Toby, de toutes les énigmes embarrassantes de l'état de mariage—et vous pouvez m'en croire, frère Toby, il y en a plus de charges d'âne que toute l'écurie des ânes de Job n'en aurait pu porter,—il n'en est aucune qui me semble aussi pleine d'inextricables mystères que celle-ci: Pourquoi, dès l'instant où madame est portée dans son lit, toutes les femelles de la maison, depuis la femme de chambre de madame jusqu'à la fille qui balaye les cendres, en deviennent-elles plus grandes d'un pouce et se donnent-elles plus d'airs pour ce seul pouce que pour tous les autres pouces ensemble?»


J'ai achevé de collectionner toutes les définitions partielles de l'humour, en les éclaircissant par de nombreux exemples, et l'impression qui résulte pour mes lecteurs, sans nul doute, de cette longue revue préliminaire, c'est que l'humour est un genre d'esprit et de talent singulièrement complexe.

L'humoriste aime l'excentricité; il se réjouit de déconcerter la logique et la raison; il donne à ses personnages grotesques des qualités morales qui nous les rendent chers et sympathiques; il a une prédilection de cœur pour les humbles, les fous, les ignorants, les sots, pour tous les déshérités de la nature; il s'attendrit, en passant, sur une pauvre bâte qui souffre, et an fond il estime qu'il

Un âne,
Pour Dieu qui nous voit tous, est autant qu'un ânier[9];

affectionne les contrastes entre les choses qu'il dit et la façon dont il les dit; il est volontiers cynique et brutal; il attache bout à bout la poésie la plus haute à des objets obscènes ou immondes, comme un brillant bouquet de plumes de paon à la queue d'un porc; enfin il prend, dans sa manière d'écrire, exactement le contrepied du précepte de Buffon, évite les ternies généraux qui ont de la noblesse, et recherche la familiarité pittoresque et le détail précis qui anéantissent le sérieux.

Comment ramener à un principe unique cette extrême diversité d'éléments contradictoires et incohérents en apparence? Où est la source, l'idée mère, la cause génératrice de ce talent si bizarre? Quelle est, en un mot, la philosophie de l'humour? C'est ce que je me propose de chercher dans le chapitre qui va suivre.


[1] Revue critique, 1er janvier 1870.

[2] Revue des Deux Mondes, 15 juin 1865.

[3] Voy. pages 164 et suiv.

[4] Frankreich und die Franzosen in der zweiten Hœlfte des XIXten Jahrhunderts.

[5] Much vexed by this reflexion, Mr. Squeers looked at the little boy to see whether he was doing any thing he could beat him for: as he happened not to be doing any thing at all, he merely boxed his ears, and told him not to do it again.

[6] On ne peut trop multiplier les exemples quand ils sont significatifs et piquants. Citons encore une plaisanterie où éclate bien ce caractère d'impossibilité logique et d'absurdité infinie. Dans une fantaisie charmante de M. Eugène Chavette, Aimé de son concierge, un personnage se vante de ressembler à Henri IV; un autre, voulant flatter sa manie, lui dit: «Serait-il quelqu'un qui osât nier votre ressemblance parfaite avec ce souverain!... Quand vous êtes entré tout à l'heure, j'ai cru que c'était Henri IV, le vert galant, qui venait me voir. J'ai regardé si la belle Gabrielle ne vous suivait pas... C'est même à dire que de vous et de Henri IV, c'est encore vous le plus ressemblant!»

[7] Reisebilder.

[8] Dans son livre sur Henri Heine, M. Ducros note naturellement cette singularité, mais sans prendre garde que c'est précisément en cela que l'humour de Heine consiste et en jugeant, avec la juste sévérité du Français classique et de l'honnête homme, ce qui lui Tait l'effet d'une simple inconvenance: «Heine nie et raille lui-même l'idéal, la naïveté et la sincérité de l'inspiration, au moment même où il semblait le plus naïvement et le plus sincèrement inspiré... L'auteur des Reisebilder n'a garde de se laisser aller bonnement et naïvement à sa propre émotion: il veut pouvoir, à la fin d'un développement ému ou d'une description enthousiaste, nous mystifier par une plaisanterie inattendue, qui est souvent brutale et vulgaire.»

[9] Alfred de Musset, Mardoche.


CHAPITRE VII

PHILOSOPHIE DE L'HUMOUR AVEC UN APERÇU SUR L'HISTOIRE DE CE GENRE D'ESPRIT

L'humour considéré comme le contraire de la gravité.—Idée du néant universel.—Différence entre l'humoriste et l'auteur comique ordinaire.—Explication de l'amour de l'humoriste pour ses personnages grotesques.—Rapprochement insolent de tous les contrastes.—Loi de contradiction de l'humour en tant que forme de l'art.—L'humour chez les Babyloniens; chez les Perses; dans la décadence romaine; au moyen Age.—La fête des fous.—La danse des morts.—L'Ecclésiaste.—L'humour des Espagnols.—L'humour des Anglais.—Rabelais.—Villon.—Pascal.—Voltaire.—Humoristes divers du XIXe siècle.

J'emprunterai un instant à Guillaume Schlegel sa fameuse méthode des contraires[1] pour donner une dernière définition de l'humour, plus précise, plus profonde, plus intéressante que toutes celles qui ont passé devant nos yeux, mais peut-être aussi moins applicable à la grande généralité des cas où les hommes ont coutume d'employer ce terme. J'opposerai à l'humour l'état d'esprit qui lui est le plus contraire: cet état, c'est la gravité.

Écartons avant tout les idées de tristesse et de morgue qu'on associe d'habitude au mot gravité, mais qui sont étrangères à la notion de la chose. Qu'est-ce qu'un homme grave? c'est simplement un homme qui se prend lui-même au sérieux et qui prend les choses au sérieux; c'est, selon l'étymologie, un homme qui pèse. J'entends le verbe peser dans les deux sens, au sens neutre et au sens actif: l'homme grave, gravis, a du poids,—du lest, comme on dit par métaphore; dans l'ordre général du monde il pèse pour sa part—on croit peser; et, en outre, il a une balance dans laquelle il pèse toutes choses. Cette double idée de poids, figurée sous les deux symboles du lest et de la balance, telle est la signification complète du mot gravité.

L'homme grave, ai-je dit, prend tout au sérieux, et d'abord sa propre personne.

Rire de lui-même, manquer au respect qu'il se doit, se donner un petit soufflet sur la joue ou la moindre chiquenaude sur le bout du nez, déroger tant soit peu à sa dignité de sénateur, de député, de ministre, de prêtre, de capitaine, de professeur, de juge, la pensée ne saurait lui en venir.

Il envisage avec le même sérieux le monde, la société, les hommes, toutes choses. Cela, répétons-le encore, ne signifie point qu'il voit tout en noir, qu'il prend tout au tragique; non, c'est un esprit juste, parfaitement réglé, mesuré et sensé. Chaque chose à sa place; rien de trop: voilà ses devises. Il sait qu'il y a un temps pour rire et un temps pour pleurer; il sait qu'il y a des choses qui sont gaies et d'autres choses qui sont tristes. L'homme grave rit donc lui aussi et s'égaie, mais seulement des objets convenables et aux heures convenables. Il croit à une valeur réelle et relative des choses. Il a des opinions arrêtées, des principes, des convictions. Il a aussi des passions: elles donnent du sérieux à la vie.

La gravité est l'état normal de l'homme, son état de santé et d'équilibre. Mais, de même que la vertu, elle a ses hypocrites, et l'immense majorité des hommes n'en possède que quelques faux dehors. «La forme, la fo-orme, disait Bridoison; on-on doit rem-emplir les formes.»—«Dans toutes les professions, écrit La Rochefoucauld, chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu'il veut qu'on le croie; ainsi on peut dire que le monde n'est composé que de mines.» Et encore: «La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l'esprit.»

Voilà l'humour presque défini, mais négativement et par son contraire; nous n'avons qu'à retourner les termes de notre définition de la gravité.

L'humoriste ne prend rien au sérieux, ni les hommes, ni les choses, ni lui-même.

Pourquoi? veut-il simplement contredire cette gravité fausse qui n'est qu'hypocrisie et mensonge? ou bien serait-ce seulement qu'il n'a pas su s'élever jusqu'à la vraie gravité et atteindre les sommets d'où l'on découvre le rapport et la raison des choses? Non; il a tout vu, tout compris, et il a jugé que tout n'est qu'une farce. L'idée du néant universel est le fond de sa philosophie. Il méprise tout, ou plutôt il rit de tout, sans colère, sans amertume et sans passion, car la passion est chose sérieuse. Rien, à ses yeux, ne mérite l'honneur d'être distingué dans ce grand amas de vanités qui constitue l'univers moral; surtout il ne fait pas de distinction entre la folie et la sagesse. Il n'y a point de sages, il n'y a point de fous particuliers; mais «tout le monde est fol», comme dit Panurge, et lui-même non moins que les autres. Car il ne se prend pas plus au sérieux que le reste de l'univers, et à la folie il ajouterait la sottise, si, «fol estant, fol ne se reputoit.» Un de ses traits les plus caractéristiques est une perpétuelle raillerie intérieure qui a pour objet sa propre personne; l'humoriste possède par excellence l'art de se dédoubler et d'offrir la moitié de son individu en spectacle à l'autre moitié. A toute heure, je veux dire en temps et hors de temps, il se coiffe du bonnet à grelots; et léger, turbulent, irrévérencieux, brouillant tout, confondant tout à plaisir, il brise d'un petit coup de sa marotte la balance de la gravité.

Par là, l'humoriste se sépare profondément des auteurs ordinaires de satires et de comédies.

Le satirique ordinaire flagelle les vices ou fustige les ridicules du ton âpre et caustique de l'homme exempt lui-même, par hypothèse, des infirmités dont il fait le tableau. Le poète comique ordinaire produit sur son théâtre des sottises spéciales: l'avarice, l'affectation, la couardise, l'ignorance, la pédanterie, etc. Et quelles sortes de personnes invite-t-il au spectacle? des dames et des messieurs bien raisonnables, pour lesquels il témoigne la considération la plus respectueuse, des femmes très graves et des hommes très haut juchés sur leur cravate, qui se rengorgent dans leur sagesse, rient d'un rire sec et hautain en regardant la scène, et rendent grâce au ciel, comme le Pharisien orgueilleux, de n'être point pareils à ces gens-là: Ridicules personnages de la comédie, nous sommes beaucoup plus sages que vous, et nous nous rendons parfaitement compte que vous êtes des sots.

H. Hillebrand, dans un mémoire couronné par l'Académie de Bordeaux sur les Conditions de la bonne comédie, dit fort justement: «L'esprit ravale et rapetisse l'objet qu'il frappe. Or, pour pouvoir faire cela, il faut de toute nécessité qu'il soit au-dessus de cet objet, que celui qui l'exerce se trouve sur un point plus élevé d'où il puisse lancer ses dards... L'esprit n'est comique et n'atteint son but qu'autant qu'il s'élève au-dessus de son objet... Toute la force du talent comique est là. Lui-même supérieur à ce qu'il attaque, il nous élève, nous spectateurs, à sa propre hauteur.»

Oui, voilà bien le point de vue du bon sens et de ce que nous appelons orgueilleusement la raison; mais quel mépris cette courte et présomptueuse sagesse n'inspire-t-elle pas à l'humoriste! Écoutons Jean-Paul sur ce point. Suivant mon habitude quand je cite les esthéticiens allemands, je ne traduis pas littéralement ses expressions, je développe et commente sa pensée:

Pygmée grimpé sur des échasses, dit à peu près Jean-Paul, l'auteur comique vulgaire attaque et poursuit vaillamment de pauvres sottises individuelles: l'amour-propre, la vanité aristocratique ou bourgeoise, les charlatans, les précieuses, les coquettes, les dupes, les imposteurs, les cuistres. Ce vainqueur rabaisse ce qui est bas, rapetisse ce qui est petit, terrasse ce qui est déjà à terre et croit, par cette généreuse exécution, se rehausser lui-même ainsi que tous les riches en esprit! Fou un peu plus fou que les autres dans la maison de fous du globe terrestre, il prononce orgueilleusement, du haut de sa folie qu'il ignore, un sermon triomphant contre ses frères les fous.—L'humoriste, plein d'indifférence à l'égard des sottises individuelles, se dresse sur la roche tarpéienne d'où sa pensée précipite l'humanité tout entière: tel nous apparaît Swift dans son Gulliver; ou bien, comme Sterne, il pose sur la tête de l'Humanité une couronne de fleurs et la mène en souriant aux Petites-Maisons.

Jean-Paul est, avec Henri Heine, le seul auteur, à ma connaissance, qui ait profondément compris la philosophie de l'humour.

L'humoriste n'éprouve pas pour son public la déférence ni pour les personnages qu'il met en scène l'ironie dédaigneuse que professe le poète comique ordinaire. Il ne divise pas les hommes en fous et en sages, les sages instruisant et guérissant les fous. Il n'est d'aucun parti, d'aucune église, d'aucune école, d'aucune coterie ni d'aucune secte. S'il a percé à jour les meneurs de la populace, ce n'est pas pour être la dupe des chefs de l'aristocratie; Nicias, à ses yeux, ne vaut pas mieux que Cléon: ce sont deux variétés de la grande folie humaine. De quel droit insulterait-il Trissotin? est-ce que les plus grands savants de la terre ne sont pas aussi de triples sots? est-ce que toute la science de l'homme est autre chose que vanité? Quelle illusion, quelle outrecuidance, chez les spectateurs comme chez le poète, de s'imaginer qu'ils sont supérieurs aux personnages de la comédie! Le petit monde qui grouille sur la scène, le monde tout aussi microscopique qui est assis dans la salle, sa propre personne et l'univers entier, tout est confondu aux yeux de l'humoriste dans l'égalité du néant.

Non seulement l'humoriste n'éprouve aucun sentiment de dédain pour ses grotesques; mais, par une conséquence naturelle de son mépris général du monde et comme pour humilier le sot orgueil de la galerie, il les aime, il a pour eux une prédilection secrète, une tendresse de cœur.

C'est ici le trait le plus profond de l'humour. Nous l'avons noté dans notre dernier chapitre, mais sans explication, sans dire de quelle idée il procédait, parce que nous n'étions pas encore remontés à la source philosophique de ce genre d'esprit. Nous comprenons maintenant ce curieux amour de l'humoriste pour tous les déshérités du royaume de Dieu. L'humoriste part de ce grand principe, que le poète ne doit point immoler quelques misérables victimes pour l'amusement égoïste d'une élite intellectuelle qui n'existe pas, et il raisonne ainsi:

Vous donc qui savez que vous êtes fou, ô poète! ne soyez pas méchant, ne soyez pas avare pour vos frères les fous. Protégez-les, au contraire, avec un tendre et maternel amour, contre la malignité des sots; puissent les sots sécher d'envie en voyant combien ce pauvre fou leur est supérieur en bonté, en esprit, en imagination, en sagesse! Ne faites pas comme les comiques vulgaires, qui emprisonnent leurs mannequins dans des camisoles trop justes et qui croiraient l'art et la morale compromis s'ils donnaient de l'esprit à Harpagon, de la délicatesse à Sganarelle, du cœur à Scapin ou de l'imagination à Vadius. Leurs avares, à eux, sont des imbéciles; leurs maris jaloux n'ont point d'habileté; leurs faux savants sont lourds et bêtes, et leurs visionnaires manquent d'idées. Vous, au contraire, ornez vos grotesques de toutes sortes de grâces; enrichissez-les généreusement de talents et de vertus. Ajoutez aux débauches de Falstaff la philosophie de Falstaff pour contre-poids; ne laissez pas Hamlet perdre la raison sans réparer aussitôt cette perte au centuple par les saillies brillantes de l'esprit et les clartés mystiques de la seconde vue; faites sortir de la bouche édentée de don Quichotte les discours d'un sage, et mettez dans ses membres amincis par le jeûne et roidis par un long usage des coups la grâce polie et les gestes courtois d'un parfait gentilhomme; que la science et l'adresse de Panurge nous étonne et nous ravisse autant que sa poltronnerie nous amuse, et que l'ex-capitaine Toby Shandy, ce vieil enfant qui joue avec des canons et des forteresses pour rire, reçoive de vos mains libérales un cœur d'or et l'innocence des anges!

Je ne dis pas qu'il n'y ait point de contradiction dans ce mélange de tant de grâce avec tant d'absurdité. Comment Panurge, ce vaurien qui «toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre le guet», a-t-il pu avoir le temps et la volonté d'apprendre treize langues? Et comment ce même Panurge, mourant de faim, a-t-il le cœur de donner un échantillon complet de ce prodigieux savoir linguistique?

Mais l'humoriste, loin d'éviter les contradictions, y prend un vif plaisir; car elles apportent leur contingent d'appui à la seule doctrine qu'il professe, celle du néant de toute chose. Son amusement par excellence, sa plus délicieuse joie, est de détruire de ses propres mains ce qu'il vient d'édifier. A la suite d'un développement qui paraît sérieux, il lâche une sottise et fait une gambade, pour bien montrer que tout cela n'a aucune importance et qu'il n'est pas assez dupe de lui-même pour en croire un seul mot.

Voilà pourquoi il aime à rapprocher, à confondre des choses que notre point de vue borné de gens graves nous fait considérer comme contraires: les larmes et le rire, la tristesse et la joie, la sagesse et la folie, la grandeur et la petitesse; voilà pourquoi il débite gravement des plaisanteries, signale avec soin le côté grotesque de tout ce que les hommes vénèrent et, dans le récit d'une scène émouvante ou douloureuse, ne manque jamais de faire entrevoir l'ombre de ridicule qui se projette impitoyablement sur tous les accidents de la vie humaine. Le rire tout à coup surgit de quelque coin, comme le gros bras nu du Suisse endormi dans le tableau célèbre où Saint-Simon peint la cour de Versailles à la mort de Monseigneur.

L'humoriste est effrontément cynique, non pas tant par goût pour le libertinage, que par mépris pour le décorum hypocrite, afin de rire des pudeurs effarouchées, de retourner l'envers de l'étoffe et d'exhiber à nu la bête qui est dans l'homme. Soulever tous les voiles; produire sur la scène les mystères des coulisses et les secrets du machiniste; livrer aux regards téméraires le cabinet de toilette de la beauté; traîner sous les yeux du public les héros tels qu'ils sont pour leur valet de chambre, en pantoufles, chemise de nuit et casque à mèche; humilier tout ce qui est fier, exalter tout ce qui est humble: c'est la volupté de l'humoriste.

En bonne logique, l'humour est la négation même et la ruine de l'art, puisque le mépris de l'univers, principe de l'humour, embrassant tout ce qui existe, doit comprendre l'art comme les autres choses; et nous voyons, en effet, les humoristes conséquents faire profession de mépriser jusqu'à la forme qu'ils donnent à leur pensée.

Ils altèrent à cœur joie la beauté de leur œuvre, en dérangent l'harmonie, en bouleversent les proportions, se livrent à des écarts de toute sorte, bizarreries, lazzis et zigzags de plume. S'ils ne se sentent pas de folie naturelle, ils se font une folie par raison. Coiffés du bonnet à clochettes, affublés d'une veste d'arlequin, ils saluent la noble compagnie le dos tourné, en lui montrant «le lieu que les Arabes appellent al-katim[2]», ouvrent généralement leur livre par une culbute et le ferment sur une pirouette. Rabelais remplit six colonnes avec une liste d'adjectifs. Sterne s'échappe en perpétuels hors-d'œuvre: ici l'histoire d'une abbesse des Andouillettes, là une fable de Hafen-Slawkenbergius, de Nasis, en latin; au beau milieu de son roman, il s'amuse à dessiner une table composée de petits carrés blancs et noirs en défiant le lecteur d'en deviner le sens, et il commence un chapitre ainsi: «Pt ...r ...ing—twing—twing—prut—trut (c'est un abominable violon). Tr...a...e...i...o...u—twang...Diddle, diddle, diddle, diddle, diddle, diddle, dum dum ... twaddle diddle, twiddle, diddle, twoddle diddle, twuddle diddle—prut—trut—krish—krash—krush.»

Mais il est clair que l'humour est obligé de se modérer lui-même. Car son extrémité logique, son dernier terme, serait la destruction de toute espèce de plaisir et d'intérêt, l'anéantissement du fond et de la forme, le rien pur et simple,—zéro. Aussi l'humoriste a-t-il beau se piquer d'excentricité, il s'impose une règle et une mesure; il n'échappe point, quoi qu'il dise et quoi qu'il fasse, à la grande loi de tout art, qui est de se tracer une limite. Sous son masque de folie, il se surveille et se possède très bien; ce Socrate en démence n'est pas si fou qu'il le prétend et sait parfaitement ce qu'il fait.

Inconséquence piquante! il a du goût, ce grotesque briseur de lignes; si vous pouviez le surprendre aux heures de composition, vous le verriez tranquillement assis dans son cabinet de travail (et non pas toujours sous la table, comme il s'en vante), mesurer son coup, calculer son effet, appliquer certains principes mystérieux. C'est ici la contradiction intime de l'humour. Comme tant d'autres contradictions du même genre, elle n'est pas un principe de mort, mais de vie, puisque c'est à elle que l'humoriste doit d'exister littérairement et d'être à sa manière un artiste. L'humour, qui semble à la plupart des personnes qui le définissent ce qu'il y a de naturel et de spontané par excellence, est donc aussi quelque chose de très factice et de très voulu. Il devient aisément choquant par affectations, et alors rien n'est plus insupportable; ici comme partout, la nuance entre l'art et le procédé, entre le style et la manière, est le mystère du goût, le secret du talent.


Je voudrais maintenant sortir des considérations générales et plus ou moins abstraites, pour considérer l'humour dans les faits de l'histoire et dans les œuvres de la littérature; mais je ne saurais avoir la prétention d'esquisser en un chapitre l'historique, même sommaire, de ce genre d'esprit, et mon seul dessein est de produire çà et là quelques exemples, sans m'astreindre à un ordre logique rigoureux.—Je réserve Shakespeare, Aristophane et Molière, dont le génie dans ses rapports avec l'humour sera plus loin l'objet d'un examen spécial.

On s'est souvent demandé si l'antiquité classique en général avait connu et pratiqué l'humour? La réponse dépend naturellement de l'explication qu'on donne de ce mot: à l'entendre dans toute la plénitude du sens que je viens de développer en dernier lieu, il est évident que l'esprit grec et l'esprit humoristique sont deux choses profondément contraires. La seule supposition d'une existence possible de l'humour au siècle de Périclès et de Phidias serait une témérité sacrilège. Aux époques primitives et aux époques classiques, l'humour, fleur artificielle d'une civilisation raffinée en train de se corrompre, cache au sein de la terre ses couleurs de mauvais goût et le poison enivrant de ses parfums. Car alors l'homme est plein de santé, et l'humour est une maladie; l'homme est heureux, croyant, et l'humour est une forme du scepticisme; l'homme est dans un état d'équilibre parfait, et l'humour est le renversement frénétique de tous les rapports et de toutes les proportions.

Quel est le principe de l'immortelle beauté de l'art et de la nature humaine en Grèce, sinon l'harmonie idéale de la matière avec l'esprit? «Les anciens, a dit Jean-Paul, aimaient trop le monde et la vie pour les mépriser à la façon de l'humour

Dans la décadence de l'antiquité l'humour fit éclosion; mais, pour qu'il s'épanouît dans tout son faux éclat, deux conditions étaient nécessaires: il a fallu d'abord que le christianisme révélât à l'individu sa valeur infinie comme être spirituel et moral, son prix supérieur à celui «des corps, du firmament, des étoiles, de la terre et de ses royaumes»; il a fallu ensuite que le scepticisme philosophique inclinât l'individu à penser qu'il n'est lui-même qu'une illusion fugitive au sein d'un univers illusoire, rêve d'une ombre qui passe, création fantasmagorique d'un fantôme.

Les peuples de l'antique Orient avaient eu la bizarre idée de consacrer un ou plusieurs jours à la fête de la Folie, et cet usage, transmis aux nations occidentales par les Latins de la décadence, n'a pas disparu de nos mœurs; il se retrouve dans les mascarades et les débauches par lesquelles nous disons adieu au carnaval.

Dans son beau livre sur les Fragments cosmogoniques de Bérose, commentés d'après les textes cunéiformes et les monuments de l'art asiatique. M. François Lenormant rapporte que les Babyloniens avaient coutume de célébrer cinq jours de suite une fête humoristique appelée Sacée, durant laquelle les esclaves commandaient à leurs maîtres; un d'entre eux était revêtu d'un costume pareil à celui du roi. Les Perses empruntèrent cette mode aux Babyloniens en la perfectionnant: au lieu d'un esclave, ce fut un condamné à mort qu'on chargea pendant quelques jours du rôle du roi; puis, la fête terminée, il était dépouillé, battu de verges et pendu. Séimiramis avait été d'abord une esclave du harem de Ninus; lors des Sacées, ce fut elle qu'on choisit pour l'asseoir sur le trône comme reine de la fête; elle prit son rôle au sérieux, donna l'ordre de mettre à mort le monarque, et c'est ainsi qu'elle s'empara du pouvoir.

M. Gaston Boissier, dans le chapitre de son grand ouvrage sur la Religion romaine où il raconte l'invasion des religions étrangères à Rome, fait de bien curieuses citations d'Apulée et d'Hérodien.

«Apulée, dit-il, a décrit la procession grotesque qui précédait au printemps les fêtes d'Isis: c'était un véritable carnaval. On y prenait les costumes les plus bizarres, on y montrait les spectacles les plus variés. Après avoir dépeint les gens qui s'habillent en soldats, en femmes, en gladiateurs, en magistrats, en philosophes, il ajoute: «Je vis un ours qui était vêtu en matrone et qu'on portai t dans une litière; un singe avec un chapeau de paille et une tunique phrygienne, qui tenait une coupe d'or et représentait le berger Pâris; un âne couvert de plumes qui précédait un vieillard décrépit: l'un était Bellérophon et l'autre Pégase.» Hérodien rapporte précisément la même chose des fêtes de Cybèle qui se célébraient aussi au printemps: «Alors, dit-il, on a liberté entière de faire toutes les folies et toutes les extravagances qui viennent dans l'esprit. Chacun se déduise à sa fantaisie: il n'est dignité si considérable, personnage si sévère dont on ne puisse prendre l'air et les vêtements.»

Au moyen âge, une sorte d'humour en action nous est également offerte dans la fameuse fête des Fous. C'était une mascarade où l'État, l'Église et toutes les choses respectées étaient livrées au ridicule pendant un jour. Un prédicateur en chaire justifiait ainsi cet usage: «Les tonneaux de vin crèveraient si on ne leur ouvrait quelquefois la bonde ou le fausset pour leur donner de l'air. Or, nous sommes de vieux vaisseaux et des tonneaux mal cerclés, que le vin de la sagesse ferait rompre si nous le laissions bouillir ainsi par une dévotion continuelle au service divin. C'est pour cela que nous donnons quelques jours aux joies et aux bouffonneries, afin de retourner ensuite avec plus de ferveur à l'étude et aux exercices de la religion.»

D'autres scènes humoristiques, mais du plus lugubre caractère, appartenant à la fois aux représentations de l'art et à l'histoire réelle, nous apparaissent dans la Danse des morts. Quel théâtre que ce cimetière des Innocents où, en l'année 1424, une foule de misérables, atteints de je ne sais quelle démence épidémique, vinrent danser sur les fosses béantes qu'ils allaient tout à l'heure remplir! Et quel histrion de comédie que ce grimaçant squelette aux formes anguleuses et gauches, tel qu'il est figuré dans les peintures du XVe siècle, venant convier à la danse tous les états et toutes les classes: pape, empereur, cardinaux, évêques; riches et pauvres, nobles et vilains; l'avare couvant ses monceaux d'or et la belle dame à sa toilette, qui, dans la glace de son miroir, voit en pâlissant l'horrible fantôme ricaner derrière elle!


L'humour peut être triste, triste jusqu'à la mort; certes il a de quoi être mélancolique, puisque son principe est le sentiment profond du néant de toute chose:

«Vanité des vanités, disait l'Ecclésiaste; vanité des vanités; tout est vanité!... Moi, l'Ecclésiaste, j'ai été roi sur Israël à Jérusalem... Ayant vu toutes les choses qui se font sous le soleil, je n'y trouvai que vanité et pâture de vent... Je me disais en moi-même: «Me voilà grand; j'ai accumulé plus de science qu'aucun de ceux qui ont vécu avant moi à Jérusalem; mon intelligence a vu le fond de toute chose; j'ai appliqué mon esprit à connaître la sagesse et à lu discerner de la folie.» J'appris vite que cela aussi est pâture de vent; car

Beaucoup de sagesse,
Beaucoup de tristesse;
Grandir son savoir
Est peine vouloir.

«Alors, je me dis à moi même: «Voyons; essayons de la joie; goûtons le plaisir.» Je devais reconnaître bientôt que cela aussi était vanité... Je fis de grandes œuvres; je me bâtis des maisons, je me plantai des vignes, je me fis des jardins et des parcs; j'y fis venir des arbres fruitiers de toute sorte; je fis creuser des réservoirs d'eau pour arroser mes arbres de haute futaie; j'achetai des esclaves des deux sexes; si bien que le nombre des enfants de ma maison, de mes bœufs et de mes brebis surpassa celui que personne eût jamais possédé avant moi à Jérusalem. En même temps, j'entassai dans mes trésors l'argent, l'or, l'épargne des rois et des provinces; je me procurai des troupes de chanteurs et de chanteuses et toutes les délices des fils d'Adam... Et je ne refusai à mes yeux rien de ce qu'ils souhaitèrent; je n'interdis à mon cœur aucune joie... Puis, m'étant mis à considérer les œuvres de mes mains et les travaux auxquels je m'étais livré, je reconnus encore une fois que tout est vanité et pâture de vent... Je me tournai alors à étudier quelle différence il peut y avoir entre la sagesse d'une part, la folie et la sottise de l'autre... Je crus d'abord que la supériorité de ta sagesse sur la sottise est comme la supériorité de la lumière sur les ténèbres.

Le sage a ses yeux dans sa tête,
Et le fou marche dans la nuit.

«Or bientôt je vis qu'une même fin est réservée à tous deux. Alors, je pensai en moi-même: Si la destinée qui m'attend est la même que colle du fou, que me sert d'avoir travaillé sans relâche à augmenter ma sagesse? et je dis en mon cœur: Encore une vanité!... Ces réflexions me firent prendre la vie en haine; j'eus en aversion tout ce qui se passe sous le soleil, voyant que tout est vanité et pâture de vent[3]

Telle est l'expérience de l'humanité depuis Salomon jusqu'à Faust.

Cependant, si l'humour se confondait en dernière analyse avec le pessimisme et la mélancolie, il ne formerait pas dans la littérature un genre suffisamment original. Son caractère propre consiste dans l'alliance paradoxale d'un tempérament optimiste et joyeux avec ridée du néant de l'existence. Le parfait humoriste pense, connue l'Ecclésiaste, que tout est vanité sous le soleil; mais au lieu de dire cela ou pleurant, il rit. La tristesse est pénible et fâcheuse, elle est trop parente de la gravité; le rire affranchit l'âme; chose ailée, légère, il voltige, secouant toute révérence pour les majestés qui inspirent aux hommes la vénération ou l'effroi.

L'humour triste est d'ailleurs beaucoup plus fréquent que l'humour gai. Les grands romans russes, révélés à la France depuis quelques années, initient l'esprit français à l'humour slave, plein de mélancolie douce et d'humaine pitié. La littérature italienne a beau fleurir sous un soleil plus chaud, elle manque essentiellement de joie; M. Marc Monnier remarqué que Giusti lui-même, le plus spirituel des poètes de l'Italie moderne, rit amèrement; l'Arioste seul fait exception par «l'ironie bienveillante et presque attendrie de sa conception du monde[4]».

Les Espagnols sont, paraît-il, beaucoup plus gais que les Italiens. M. Victor Cherbuliez, arrivant de Genève, ville très grave, en Espagne, a été frappé de cette gaieté d'une nation malheureuse, «qui éclate dans leur vie publique et privée en dépit des nombreuses tourmentes politiques, et dans toute leur littérature, même dans les œuvres des grands infortunés, comme Cervantes». Cette union étrange et contradictoire de la gaieté avec des raisons d'être triste constitue précisément le tempérament humoristique.

Le Français est trop logique et se prend lui-même trop au sérieux pour être gai à la façon l'humour; il redoute excessivement d'être l'objet du rire. Il est très moqueur, mais de quoi se moque-t-il? Ce n'est pas de l'homme, ce n'est pas du monde, comme l'humoriste; c'est du voisin et de la voisine, des académiciens et des juges, des jésuites et du parlement, de Fréron et de Nonotte: petit persiflage qui est fort différent de l'humour et de la grande ironie. Le persiflage se moque des individus; la grande ironie se moque de l'homme, et le hait; l'humour se moque aussi de l'homme, mais il l'aime.

L'humour anglais, plus riche d'ailleurs et plus fécond que celui d'aucune autre nation, manque généralement, lui aussi, de gaieté et de joie. «Ils se réjouissaient tristement, écrit déjà Froissart au XIVe siècle, suivant la coutume de leur pays.» En plein renouveau de la Renaissance, Surrey, brillant poète, n'imagine rien de plus opportun que de traduire en vers l'Ecclésiaste. «Le désenchantement, remarque à ce propos M. Taine, la rêverie morne ou amère, la connaissance innée de la vanité des choses humaines, ne manquent guère dans ce pays et dans cette race.»

Quand les voyageurs anglais au XVIIIe siècle venaient nous dire: «Messieurs les Français, vous êtes trop graves,» nous leur répondions: «Vous êtes trop tristes.» Une dame française en 1749, écrivait de Londres à une personne de ses amies: «On s'enivre ici au cabaret aussi tristement que si l'on y était forcé par le parlement pour augmenter les droits de l'accise. Le paysan, malgré son aisance et sa liberté, qu'il fait consister à nommer dans un cabaret à bière ses députés à la chambre des Communes, n'est pas plus gai à la campagne; il danse, il court le lièvre ou le renard avec le même chagrin qu'il s'enivre.» Charles Lamb, écrivain d'ailleurs délicat, prend un plaisir bizarre à intituler ses chapitres: «Du caractère du croque-mort.»—Des inconvénients qui résultent de la pendaison.» Thomas Warton, à l'âge de dix-sept ans écrit un poème sur les Plaisirs de la mélancolie. Shelley s'écrie sous le ciel de Naples: «Pour moi le désespoir est doux, comme ces vents et ces eaux!» Swift célébrait chaque année l'anniversaire de sa naissance en lisant le chapitre de la Bible où Job maudit le jour auquel il fut dit dans la maison de son père qu'un enfant des hommes était né.

Le fond de la plaisanterie de Swift est extrêmement amer. Il a plus d'ironie que d'humour. Il hait et méprise l'humanité. Qu'est-ce que l'homme, suivant lui? un animal égoïste, envieux, menteur, lâche, cupide, brutal, sanguinaire; et, pour que nous n'en doutions pas, Swift arrache le voile de fausse politesse et de civilisation prétendue qui cache à nos yeux notre nature, et il nous montre dans le troupeau des humains les bêtes féroces primitives, se poursuivant d'arbre en arbre pour se faire le plus de mal possible, s'atteignant et se déchirant de leurs griffes, fuyant de terreur à l'approche des autres animaux qui sont leurs maîtres, et se disputant avec d'horribles cris une charogne dont ils n'ont pas besoin! Dans la grande ironie, personne n'égale Swift; il est l'Homère du genre.

Sterne, au contraire, a plus d'humour que d'ironie. Son esprit, comme celui de tous les vrais humoristes, est sans méchanceté. Il n'a pas la plus petite goutte amère, et si, de place en place, des ombres légères passent dans son ciel bleu, sa mélancolie fugitive est comme la fraîcheur d'un jour d'été. L'optimisme est le fond de sa nature.

Entre Thackeray et Dickens, il y a à peu près le même parallélisme qu'entre Swift et Sterne: Thackeray, plus amer et plus fort; Dickens, plus aimable et plus riant.

Le plus grand de tous les humoristes est Rabelais. Il est dans l'humour ce qu'Homère est dans l'épopée, ce que Swift est dans l'ironie: le père, la source, sacrum caput.

Qu'y a-t-il de si grand dans l'humour de Rabelais? C'est que chez lui le mépris de l'univers, le sentiment de la vanité et du néant des choses, que nous avons tant de peine à nous figurer autrement que triste et amer, est accompagné de bienveillance et de joie. Cette bonté profonde du patriarche des humoristes, ce rire large et serein font de son livre, qui est par excellence Bible de l'humour c'est-à-dire d'un art raffiné, corrompu et malade, un livre sain comme fis écrits des classiques. «J'en ai vu par le monde (ce ne sont fariboles) qui, étant grandement affligés du mal de dents, après avoir tous leurs biens dépensés eu médecins sans en rien profiter, n'ont trouvé remède plus expédient que de mettre nos chroniques pantagruéliques entre deux beaux linges bien chauds et les appliquer au lieu de la douleur, les sinapizant avec un peu de poudre d'oribus. Est-ce rien cela? Trouvez-moi un livre, en quelque langue, en quelque faculté et science que ce soit, qui ait telles vertus, propriétés et prérogatives, et je vous paye chopine.»

Une autre grandeur de Rabelais, c'est qu'il est naturel, à tel point que chez lui l'écrivain humoriste et l'homme ne font qu'un. La leçon de philosophie contenue dans le premier verset de l'Ecclésiaste, et qui est tout renseignement de l'humour, il l'a donnée dans sa personne en même temps que dans ses écrits: il a d'abord construit dans sa vaste mémoire, dans sa puissante intelligence, l'édifice tout entier de la science humaine; il est devenu l'homme le plus savant de son siècle, plus savant qu'Erasme, que Calvin, que Guillaume Budé; puis, culbutant d'un coup de pied cette pyramide orgueilleuse, il s'est mis à gambader sur ses ruines afin qu'on sût que tout est vanité.

Mais admirez ici le grand sens de l'artiste: il a su contenir et borner l'humour. S'il ne nous avait offert que des ruines, son livre n'aurait aucun intérêt. Or, c'est un livre «de haulte gresse» et plein d'«une substantificque moelle», c'est-à-dire plein de sagesse et de raison, mais d'une sagesse et d'une raison (notez bien ce point, c'est l'essentiel) que l'auteur a toujours soin d'anéantir poétiquement, à mesure qu'elles se produisent, de peur que nous ne les prenions trop au sérieux.

Voyez, par exemple, la lettre que Gargantua écrit à Pantagruel, sou fils, sur ses études: cette lettre est excellente; il ne se peut rien de plus solide, de plus sensé, de plus juste; un noble enthousiasme y respire pour la science et pour la vertu; mais cherchez bien, et vous trouverez l'humour qui se cache et rit en un coin: c'est dans la signature de la lettre, datée du pays d'Utopie. De même, dans les chapitres sur l'éducation,—chapitres si judicieux qu'ils ont servi de type à tous les moralistes qui se sont occupés du même sujet, jusqu'à MM. Jules Simon et Waddington dans leurs plans d'une réforme de l'Université,—Rabelais a le bon goût de chasser doucement le sérieux par quelques détails, quelques images, quelques impossibilités grotesques. La taille seule de ses géants suffirait pour nous rappeler à chaque instant que nous sommes dans un monde de fantaisie, et quand Pantagruel raconte une lamentable histoire touchant le trépas des héros, si l'émotion nous gagnait, nos larmes sécheraient bien vite en voyant celles du narrateur «couler de ses œilz grosses comme œufs d'autruche».

Mais, quels que soient la finesse et l'esprit de Rabelais, donnons-nous garde d'exagérer la fonction de l'art proprement dit chez un tel humoriste. Ce qui domine dans son génie, c'est la spontanéité, la nature; il abonde, il excède, il déborde, il a quelque chose d'inconscient qui rappelle encore une fois sous ma plume le nom et le souvenir d'Homère. O l'erreur, l'erreur des critiques, qui, cherchant le sens du Pantagruel, veulent y voir tantôt une satire de la société contemporaine, tantôt un protestantisme caché, et tantôt je ne sais quels symboles platoniciens! Comme cela montre bien l'impuissance naturelle de nos petits esprits à concevoir la haute universalité de l'humour, l'impuissance particulière de la raison française à comprendre la folie poétique! Platon, la société contemporaine, les protestants, les catholiques, le roi, le pape... qu'est-ce que ces pygmées? Rabelais se moque bien de cela[5]!

C'est une vraie plaisanterie humoristique de la destinée que le plus grand des humoristes soit né en France, pays où l'humour est si rare.

Avant Rabelais et après lui il y a cependant eu dans notre littérature et dans notre histoire un certain nombre d'humoristes plus ou moins complets. Le fond de l'humour étant, en somme, le sentiment que tout est néant et vanité sous le soleil, on peut d'avance affirmer qu'il n'y a point d'esprit vraiment supérieur, philosophe ou poète, qui n'en possède une certaine dose. Une histoire de l'humour en France serait un travail intéressant et très neuf. Je ne prétends point le faire, ni même en tracer le plan général; je ne veux que citer quelques noms ça et là.

Le génie de Villon, au XVe siècle, a été résumé par un érudit dans une phrase que je me plais à transcrire ici, parce qu'elle contient les termes mêmes de notre dernière définition de l'humour. «Dans les vers de Villon, dit fort bien M. Anatole de Montaiglon, la bouffonnerie se mêle à la gravité, l'émotion à la raillerie, la tristesse à la débauche; le trait piquant se termine avec mélancolie; le sentiment du néant des choses et des êtres est mêlé d'un burlesque soudain qui en augmente l'effect.»

Au XVIIe siècle, l'humour de Pascal, désespéré, battu des flots, est venu aborder au christianisme comme dans un port mal abrité contre la tempête et toujours plein d'une tragique agitation.

Au siècle suivant, Voltaire, polémiste passionné, prend trop au sérieux les choses de ce bas monde pour qu'il pût mériter le nom d'humoriste, s'il ne lui arrivait parfois, comme le dit très justement Jean-Paul dans son langage bizarre, de «se séparer des Français et de lui-même par l'idée anéantissante». Ses romans, Micromégas surtout et Candide, sont des œuvres qui s'élèvent fort au-dessus de la satire et du simple persiflage, et qui appartiennent à l'humour ou du moins à la haute ironie.—De tous les écrivains de notre littérature, le plus étranger à toute espèce d'humour est certainement Buffon. Dans son discours de réception à l'Académie française, Buffon apparaît à nos yeux comme l'oracle par excellence de la gravité, lorsqu'il recommande à ses confrères d'employer dans leur style les expressions les plus générales, parce qu'elles sont les plus nobles. Le style de l'humour, nous l'avons vu, affectionne le procédé directement inverse: fuyant par dessus tout les termes généraux, il recherche la familiarité pittoresque et le détail précis, qui anéantissent le sérieux et rendraient ridicule le sublime lui-même.

Napoléon Ier, dans un autre genre et sur une autre scène, était, lui aussi, totalement dépourvu d'humour. «On ne trouverait pas dans sa vie entière, écrit son historien le plus rigoureux, une seule de ces philosophiques ironies sur soi-même, qui nous ravissent dans un César ou dans un Frédéric, parce qu'elles nous montrent que l'homme est supérieur au rôle, qu'il se juge lui-même, qu'il n'est pas dupe de sa propre fortune. Écoutez Frédéric exposant les motifs qui le poussèrent à s'emparer de la Silésie: «L'ambition, dit-il, l'intérêt, le désir de faire parler de moi décidèrent de la guerre.» Napoléon, au contraire ... Même, lorsqu'il a vendu Venise ou fait fusiller le duc d'Enghien, il prétend avoir agi en bienfaiteur de l'humanité. Il n'a pas cette suprême grandeur de l'homme qui consiste à s'apprécier soi-même à sa juste valeur; il reste, par son incurable infatuation, au niveau des petits esprits. Il n'a pas même ce sublime quart d'heure d'Auguste mourant, qui demande en souriant à ses amis «s'il leur semble avoir bien joué le drame de la vie[6]». Mme de Rémusat raconte dans ses Mémoires que Napoléon reprochait à Henri IV d'avoir manqué de gravité. «C'est une affectation qu'un souverain doit éviter, disait-il, que celle de la bonhomie. Que veut-il? rappeler à ceux qui l'entourent qu'il est un homme comme un autre? Quel contresens! Dès qu'un homme est roi, il est à part de tous; et j'ai trouvé l'instinct de la vraie politique dans l'idée qu'eut Alexandre de se faire descendre d'un dieu.»


La littérature de notre siècle compte un certain nombre d'humoristes partiels, dont Sterne mesurerait exactement l'esprit en disant qu'ils possèdent la moitié, le quart ou les deux cinquièmes de l'humour.

Par exemple, ce n'est pas le scepticisme qui manquait à l'auteur du Génie du christianisme, depuis l'Essai sur les Révolutions, ouvrage de sa jeunesse, où Chateaubriand disait de Chamfort: «Je me suis toujours étonné qu'un homme qui avait tant de connaissance des hommes eût pu épouser si chaudement une cause quelconque», jusqu'au jour où, las de vivre et rassasié d'années, il écrivait à Béranger: «La politique, vous savez que depuis longtemps je n'y crois plus; peuples et rois, tout s'en va; liberté et tyrannie ne sont à craindre ou à espérer pour personne. Une seule chose seulement me fait rire, c'est qu'il y ait des hommes d'esprit qui prennent tout ce qui se passe au sérieux.» Mais chez Chateaubriand, la forme, qui est toujours grave, emporte le fond; il y a dans ses boutades plus de pose que de véritable humour, et surtout il était vain et infatué de lui-même à un degré incompatible avec ce genre d'esprit.

Courier, persifleur excellent à la vraie mode de France, n'a pas le moindre grain d'humour. Stendhal en a un peu plus, et il en affecte encore davantage. Mérimée en a autant que Stendhal, mais sans affectation. L'humour, chez ce parfait écrivain, est sévèrement mesuré et réglé par le goût; l'artiste et l'homme du monde se sont unis en lui pour tenir l'humoriste en échec. Mais je reconnais l'humour au plaisir que prend l'auteur de Lokis et de la Vénus d'Ille à mystifier le lecteur ébahi.

Mérimée raconta un jour à M. Jules Sandeau une anecdote qui est, à mon sentiment, le dernier mot de l'humour, en ce sens qu'elle nous fait toucher du doigt la limite extrême que l'humour ne peut pas dépasser et où il confine au scandale:

«Le 29 juillet 1830, quand la lutte touchait à sa fin, un enfant de Paris, un de ces intrépides vauriens qu'on est sûr de trouver mêlés dans toutes les insurrections, tirait d'un point de la rive gauche sur le Louvre, qu'on attaquait. Il ne ménageait ni le plomb ni la poudre; seulement il tirait de loin, et, novice encore dans le maniement des armes, il tirait mal et perdait tous ses coups. Témoin de sa maladresse, touché de son inexpérience, un particulier qui flânait par là en simple curieux l'aborda civilement, lui prit son fusil des mains, et après quelques bons conseils sur la façon de s'en servir, voulant joindre l'exemple au précepte, il ajusta magistralement un garde suisse qui, debout dans l'embrasure d'une fenêtre, brûlait ses dernières cartouches et faisait tête aux assaillants. Le coup partit, le garde suisse tomba. Là-dessus, l'obligeant inconnu remit gracieusement le fusil à son propriétaire, et comme celui-ci, tout émerveillé, l'engageait à le reprendre et à continuer: «Non, répliqua-t-il, ce ne sorti pas mes opinions[7]

Il n'y a rien au delà de ce trait. La seule chose que je puisse, non point égaler à un tel paradoxe d'humour, mais lui comparer dans une certaine mesure, c'est une histoire, extraite par Bayle des Aventures de Charles d'Assoucy; il s'agit d'un voleur qui se contentait, le jour de Pâques, d'ôter la bourse aux passants et qui leur laissait le manteau, «en considération, disait-il, de ce que je viens de communier et du grand mystère que nous célébrons aujourd'hui».

M. Renan est un humoriste aux trois quarts parfait; personne n'a compris plus profondément que lui la philosophie de l'Ecclésiaste; mais dans la cathédrale «désaffectée» où ce grand-prêtre du scepticisme proclame le néant des espérances humaines et la farce divine de la création, il dit toujours la messe avec une gravité que le bon Rabelais eût prise pour de la foi.


Il ne faut pas demander aux critiques français dont la culture est trop exclusivement classique une bonne définition de l'humour; on en chercherait vainement une dans Sainte-Beuve, qui n'a jamais su goûter Rabelais que du bout des lèvres. Pour comprendre comme il faut l'humour, il est nécessaire d'avoir reçu le baptême de l'esprit étranger; M. Scherer remplissait cette condition, et dans un article du Temps (24 mai 1870) recueilli plus lard dans la sixième série de ses Études sur la littérature contemporaine, il a défini le mot aussi complètement qu'il est possible de le faire en trois pages.

Bien que l'Angleterre soit, avec l'Irlande, le pays de l'humour, il ne faut pas attendre non plus de la critique anglaise une notion générale et abstraite de l'esprit humoristique. La critique anglaise s'est toujours fort peu souciée d'esthétique; les faits l'intéressent plus que les idées. Dans son livre sur les humoristes anglais du XVIIIe siècle, Thackeray n'a pas jugé utile de définir vraiment l'humour une seule fois. Carlyle aussi s'en est tenu à une définition partielle. M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise, a fort brillamment décrit quelques-uns des caractères extérieurs de l'humour, mais sans remonter à l'idée génératrice de ce genre d'esprit et de talent.

En Allemagne, la Poétique de Jean-Paul, livre extravagant et obscur, est le vrai code de d'humour, et plusieurs chapitres des admirables Reisebilder d'Henri Heine en sont le commentaire lumineux.—Le grand sens de Hegel a condamné l'humour avec la dernière sévérité. Il y voit la fin du romantisme et la ruine de l'art. La subjectivité infinie, en d'autres termes le sentiment du moi spirituel, principe de l'art moderne, finit fatalement par tomber dans le plus détestable excès. L'humour, c'est la personnalité de l'artiste gonflée, débordée et envahissant toute son œuvre. Un humoriste est un écrivain rempli de vanité ou d'orgueil, qui se regarde lui-même comme le personnage le plus important et le plus intéressant de ses écrits, ou plutôt comme le seul qui ait de l'importance et qui soit digne d'intérêt. Il est l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin. Les sujets qu'il traite sont tous égaux et sont tous indifférents. Moïse et les Israélites traversant la mer Rouge, Léonidas et les trois cents Spartiates mourant aux Thermopyles, n'ont pas plus de valeur, pas plus de dignité à ses yeux ... qu'un vieux balai, un mouchoir de poche de couleur ou un morceau de pipe cassée, puisque la seule chose substantielle dans l'art et dans ses productions, c'est l'esprit, l'imagination, la sensibilité, la grâce et les grâces de l'artiste.

Rien de plus juste que cette magistrale sentence de condamnation. Mais Hegel se trompe en donnant à entendre que l'humoriste a foi en lui-même et n'a pas d'autre foi: non, s'il met ainsi sa personne en avant, ce n'est ni par vanité ni par orgueil; c'est pour l'anéantir, elle aussi, sur les débris de l'univers.


[1] On se rappelle que Schlegel fonde toute sa théorie de la comédie sur une prétendue contradiction du tragique et du comique.

[2] Rabelais.

[3] Traduction de M. Renan.

[4] Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 200.

[5] Je n'ai garde de révoquer en doute certaines allusions contemporaines qui sont incontestables; ce que je nie, au nom de la poésie comme de l'humour, c'est que le Pantagruel soit le développement logique et suivi d'une allégorie particulière.

[6] Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, t. II, p. 336.

[7] Séance de l'Académie française du 8 janvier 1878. Réponse du directeur, M. Jules Sandeau, à M. de Loménie, récipiendaire.


CHAPITRE VIII

L'HUMOUR DANS SHAKESPEARE, ARISTOPHANE ET MOLIÈRE

Les Oiseaux d'Aristophane.—La raison moyenne dans le théâtre de Molière.—Humour du Malade imaginaire et du Misanthrope.—Les clowns et les philosophes de Shakespeare.—Falstaff.—Les sept âges de la vie humaine.—Le banquet de la lin.—Conclusion générale.

L'humour signifie maintenant pour nous quelque chose, grâce au soin que nous avons eu de exclure aucun des sens partiels de ce mot, depuis le plus superficiel, où il se confond avec le huitième sens du mot français humeur, selon le dictionnaire de Littré, jusqu'au plus profond, où cette bizarre forme d'esprit nous est apparue comme l'alliance paradoxale d'un tempérament optimiste et joyeux avec l'espèce de philosophie si amèrement exprimée dans le premier verset de l'Ecclésiaste.

J'ai essayé de rendre sensible à l'imagination l'idée générale de l'humour par toutes sortes d'exemples tirés de la littérature et de l'histoire; je craindrais, en résumant cette longue investigation, de prêter une précision trop rigoureuse à une définition qui, pour être vraie, doit rester, à mon avis, un peu vague et flottante. S'il faut en rassembler une dernière fois les termes principaux, j'aime mieux ne pas prendre moi-même la responsabilité d'une besogne si délicate, et je cède la parole au critique français qui a donné de l'humour la plus juste définition que je connaisse.

«Le rire, écrit M. Scherer[1], est excité par le ridicule, et le ridicule naît de la contradiction entre l'usage d'une chose et sa destination. Un homme tombe à la renverse; nous ne pouvons nous empêcher de rire, à moins pourtant que sa chute n'entraîne un danger, et qu'un sentiment ne soit ainsi chassé par l'autre ... Grossissons maintenant les choses, étendons les termes: la disparate n'est plus dans le double sens d'un mot, entre une attitude et le décorum habituel, entre la folie du moment et la raison qui forme le fond de la vie; elle est entre l'homme même et sa destinée, entre la réalité tout entière et l'idéal... Supposons maintenant qu'un artiste ait saisi dans toute sa vivacité cette ironie de la destinée. Non pas, toutefois, pour s'en irriter ou s'en indigner. Il a appris à être tolérant... Il supporte, avec une sorte de pitié et presque de sympathie, toutes ces tristesses, ces misères, ces petitesses, ces pauvretés... Il se plaît à recueillir partout des vestiges d'une noblesse première et inaltérable. Seulement, il sait en même temps qu'à tout cela il y a un envers, et il aime à retourner l'envers de l'étoffe, à montrer la vertu dans son cortège d'étroitesses et de ridicules, à signaler le grotesque jusque dans les choses vénérables et vénérées. L'ironie de notre artiste est tempérée d'une sorte de mélancolie; il s'amuse de l'humanité, mais sans amertume. La perception des disparates de la destinée humaine par un homme qui ne se sépare pas lui-même de l'humanité, mais qui supporte avec bonhomie ses propres faiblesses et celles de ses chers semblables,—telle est l'essence de l'humour. On comprend le genre de plaisanterie qui en résulte: une sorte de satire sans fiel, un mélange de choses drôles et touchantes, le comique et le sentimental qui se pénètrent réciproquement.

«Ce n'est pas tout cependant. L'humoriste, en dernière analyse, est un sceptique. Cette tolérance «les misères de l'humanité qui le caractérise ne peut provenir que d'un affaiblissement de l'idéal en lui. D'où il résulte que notre humoriste joue volontiers avec sou sujet. Sou but principal est de s'amuser et d'amuser les autres. Et c'est pourquoi il outrera facilement le genre de plaisanterie auquel il se livre; il multipliera les contrastes et les dissonances; il cherchera le bizarre pour le bizarre même. Il lui faudra la drôlerie à tout prix; il aura des inventions burlesques; il tombera dans l'équivoque et la bouffonnerie. Ce qui n'empêche pas que la disposition de l'humoriste ne soit probablement, en somme, la plus heureuse qu'on puisse apporter dans la vie, le point de vue le plus juste d'où l'on puisse la juger... L'humoriste est sans doute le vrai philosophe—pourvu cependant qu'il soit philosophe.»


Il nous reste à examiner l'humour dans Shakespeare et dans Molière, à chercher si ces deux poètes sont des humoristes, et dans quelle mesure ils le sont.—Un mot d'abord sur Aristophane.

Incompatible avec la saine raison, avec la beauté simple et sévère de l'art classique en général, l'humour s'est cependant glissé dans l'ancienne comédie grecque à cause de la licence extraordinaire qui la distingue à tous les points de vue.

Dans la comédie de la Paix, Trygée, traversant les airs à cheval sur un escarbot, s'écrie: «Machiniste, fais bien attention à moi, car la peur commence à me prendre au ventre.» Cette plaisanterie, dont l'effet est de détruire l'illusion théâtrale, est un trait d'humour, et il y en a mille de même espèce dans le théâtre d'Aristophane. La forme générale en est humoristique par le décousu de la composition, par les digressions, les allusions et les saillies de toute nature qui escamotent continuellement l'idée principale sous l'inattendu et l'accessoire; par la parabase elle-même, intervention directe et brusque de la personne du poète dans son œuvre, sorte de préface bizarrement jetée au beau milieu de l'action dramatique; enfin, par le rapprochement ou le mélange des trivialités les plus ignobles et du lyrisme le plus pur et le plus éclatant.

Mais, à considérer d'autres choses plus importantes—l'inspiration habituelle du poète, ses préoccupations favorites, son caractère, bref le fond de son théâtre et de sa pensée—Aristophane m'apparaît comme le contraire même de l'humoriste. Il est plein de petites passions et de préjugés étroits. On n'a jamais été plus homme de parti, et quel parti! celui du passé contre l'avenir et le progrès, des ténèbres contre la lumière. Sa polémique violente contre Euripide et contre Socrate ne fait pas honneur à la portée de son esprit aux yeux de la postérité. S'il raille avec une verve acharnée les démagogues et le peuple, c'est qu'il est très passionnément du parti conservateur et qu'il pense en politique comme les aristocrates. En combattant Cléon, il fait simplement les affaires de Nicias. Il est avant tout citoyen, et je ne lui en fais pas un reproche; mais ce degré de passion civique est inconciliable avec la haute philosophie de l'humour. Il est impossible d'être moins dégagé des préjugés de son temps, plus claquemuré dans le point de vue borné du passé et de la routine.

Une œuvre, cependant, fait exception dans le théâtre tout politique d'Aristophane: c'est la fantaisie aérienne des Oiseaux. Cette comédie charmante est le chef-d'œuvre de la poésie humoristique dans l'antiquité. Ici, le poète s'élève bien au-dessus de la simple satire individuelle ou sociale; son ironie universelle, exempte d'amertume, se joue de toutes les classes de la société indistinctement, philosophes, devins, poètes, avocats, magistrats, législateurs; montant plus haut encore, elle s'envole jusque pardessus l'Olympe; elle se moque des hommes et des dieux, de la terre et du ciel. Il n'y a rien de plus gracieux ni de plus hardi.


Dans les champs libres de l'air, les oiseaux imaginent de bâtir une ville forte et de devenir les maîtres du momie en interceptant toute communication entre les dieux et les hommes. Les dieux, inquiets, dépêchent en éclaireur la messagère Iris. Menacée de mort par les oiseaux» elle s'écrie:

«Je suis immortelle!

—Tu n'en mourrais pas moins. Ah! ce serait vraiment intolérable! Quoi! l'univers nous obéirait, et les dieux seuls feraient les insolents, et ne comprendraient pas encore qu'il leur faut à leur tour subir la loi du plus fort! Mais, dis-moi, où diriges-tu ton vol?

—Moi? Envoyée par Jupiter auprès des hommes, je vais leur dire de sacrifier aux dieux olympiens, d'immoler sur les autels des brebis et des bœufs, et de remplir leurs rues d'une épaisse fumée de graisse grillée.

—De quels dieux parles-tu?

—Desquels? mais de nous, des dieux du ciel.

—Vous, dieux?

—Y en a-t-il d'autres?

—Les hommes maintenant adorent les oiseaux comme dieux, et c'est à eux qu'ils doivent offrir leurs sacrifices, et non à Jupiter, par Jupiter[2]

Rien de plus humoristique que ce dernier trait.—La situation devient tout à fait intolérable pour les dieux, qui se décident à envoyer aux oiseaux une ambassade composée de Neptune, d'Hercule et d'un dieu triballe, personnage grotesque. Ils se présentent dans la nouvelle cité au moment où Pisthétérus, organisateur de la république des oiseaux, est occupé à faire la cuisine.

«PISTHÉTÉRUS.—Esclave, donne la râpe au fromage; apporte le silphium, passe-moi le fromage, veille au charbon.

HERCULE.—Mortel, nous sommes trois dieux qui te saluons.

PISTHÉTÉRUS.—Attends que j'aie mis mon silphium.

HERCULE.—Qu'est-ce que ces viandes?

PISTHÉTÉRUS.—Ce sont des oiseaux punis de mort pour avoir attaqué les amis du peuple.

HERCULE.—Et tu les assaisonnes avant que de nous répondre?

PISTHÉTÉRUS.—Ah! Hercule, salut! Qu'y a-t-il?

HERCULE.—Les dieux nous envoient ici en ambassade pour traiter de la paix... Nous n'avons pas intérêt à vous faire la guerre; pour vous, soyez nos amis, et nous promettons que vous aurez toujours de l'eau de pluie dans vos citernes et la plus douce température. Nous sommes, à cet égard, munis de pleins pouvoirs.

PISTHÉTÉRUS.—Nous n'avons jamais été les agresseurs; et, aujourd'hui encore, nous sommes disposés à la paix selon votre désir, pourvu que vous accédiez à une condition équitable; c'est que Jupiter rendra le sceptre aux oiseaux. Cette convention faite, j'invite les ambassadeurs à dîner.

HERCULE.—Cela me suffit, je vote pour la paix.

NEPTUNE.—Malheureux! Tu n'es qu'un idiot et un goinfre. Veux-tu donc détrôner ton père?

PISTHÉTÉRUS.—Quelle erreur! Mais les dieux seront bien plus puissants, si les oiseaux gouvernent la terre. Maintenant les mortels, cachés sous les nues, échappent à vos regards et parjurent votre nom; mais si vous aviez les oiseaux pour alliés, qu'un homme, après avoir juré par le corbeau et par Jupiter, ne tienne pas son serment, le corbeau s'abat sur lui à l'improviste et lui crève l'œil.

NEPTUNE.—Bonne idée, par Neptune!

HERCULE.—C'est aussi mon avis ... je vote pour que le sceptre leur soit rendu..?

PISTHÉTÉRUS.—Ah! j'allais oublier un second article: je laisse Junon à Jupiter, mais à condition qu'on me donne en mariage la jeune Royauté.

NEPTUNE.—Alors, tu ne veux pas la paix. Retirons-nous.

PISTHÉTÉRUS.—Peu m'importe; cuisinier, soigne la sauce.

HERCULE.—Quel homme bizarre que ce Neptune! Où vas-tu? Ferons-nous la guerre pour une femme?

NEPTUNE.—Et quel parti prendre?

HERCULE.—Lequel? conclure la paix.

NEPTUNE.—O le niais! veux-tu donc toujours être dupé? Mais tu fais ton malheur. Si Jupiter meurt après avoir abdiqué la puissance royale à leur profit, tu es ruiné; car c'est à toi que reviennent toutes les richesses qu'il laissera.

PISTHÉTÉRUS.—Ah! mon Dieu! comme il t'en fait accroire! Viens ici à l'écart, que je te parle. Ton oncle t'entortille, mon pauvre ami. La loi ne t'accorde pas une obole des biens paternels, puisque tu es bâtard et non fils légitime.

HERCULE.—Moi, bâtard! Que dis-tu là?

PISTHÉTÉRUS.—Mais sans doute; n'es-tu pas né d'une femme étrangère? D'ailleurs, Minerve n'est-elle pas reconnue pour l'unique héritière de Jupiter? Et une fille ne le serait pas, si elle avait des frères légitimes.

HERCULE.—Mais si mon père, au lit de mort, voulait me donner ses biens, tout bâtard que je suis?

PISTHÉTÉRUS.—La loi s'y oppose; et ce Neptune même qui t'excite maintenant serait le premier à revendiquer les richesses de ton père, en sa qualité de frère légitime. Écoute; voici comment est conçue la loi de Solon: «Un bâtard ne peut hériter s'il y a des enfants légitimes; et s'il n'y a pas d'enfants légitimes, les biens passent aux collatéraux les plus proches.»

HERCULE.—Et moi, je n'ai rien de la fortune paternelle?

PISTHÉTÉRUS.—Rien absolument. Mais, dis-moi, ton père t'a-t-il fait inscrire sur les registres de sa phratrie?

HERCULE.—Non, et il y a longtemps que je m'en étonnais.

PISTHÉTÉRUS.—Qu'as-tu à montrer le poing au ciel? Veux-tu te battre? Mais sois pour nous, je te ferai roi et te donnerai monts et merveilles.

HERCULE.—Ta seconde condition me semble juste; je t'accorde la jeune fille...

PISTHÉTÉRUS.—Voilà des oiseaux découpés fort à propos pour le repas de noces.»


Tout est humoristique dans cette scène prodigieuse, notamment la plaisante attribution que le poète fait aux dieux des usages et de la législation des hommes. On a obtenu de nos jours un grand succès de rire en travestissant d'une manière semblable les personnages célestes; mais, bien entendu, on n'a osé parodier qu'une mythologie morte, au lieu que la témérité, presque inconcevable pour nous, de l'humour d'Aristophane se jouait de la vivante religion du peuple.

C'est peu de dire que l'ironie du poète n'épargne pas les dieux. Elle ne ménage pas même les oiseaux, ces nouveaux maîtres du monde. Pisthétérus en fricasse quelques-uns pour le repas d'Hercule et de Neptune, et il ose dire au chœur entier des oiseaux, qu'il veut exciter contre les hommes: «Une foule d'oiseleurs vous tendent des lacets, des pièges, des gluaux, des filets de toute espèce; on vous prend, on vous vend en masse, et les acheteurs vous tâtent, pour s'assurer si vous êtes gras. Encore si l'on vous servait simplement rôtis sur ta table! mais on râpe du fromage dans un mélange d'huile, de vinaigre et de silphium, auquel on ajoute une autre sauce grasse, et on verse le tout bouillant sur votre dos!»


Arrivons enfin à Shakespeare et à Molière. Aux yeux des critiques étrangers (nous l'avons dit en commençant cette élude sur l'humour) Shakespeare est plus humoriste que Molière. Je partage le sentiment de ces critiques: mais je ne suis pas du tout disposé à faire de la qualification d'humoriste un éloge absolu et sans réserve. J'accorde que l'humoriste est le vrai sage; il est seul déniaisé; il n'est la dupe de rien; il connaît trop les secrets des coulisses pour prendre au sérieux la comédie humaine; le monde lui apparaît comme une grande foire aux vanités, et en même temps il est né avec un tempérament si heureux qu'au lieu de pleurer et de s'indigner au spectacle de tant de misères et de sottises, il rit. Reste à savoir si ce désintéressement, cette indifférence suprême doit être l'idéal du véritable artiste.

Si l'on croit avec Malherbe qu'un bon poète n'est pas plus utile à l'État qu'un bon joueur de quilles (et ce paradoxe est soutenable), alors tout ce qui peut élever le poète sur les stériles sommets de cette philosophie, même aux dépens de l'activité pratique et des services rendus, est à souhaiter pour son propre perfectionnement et pour notre plaisir. Si, au contraire, on regarde le poète, non comme un individu complètement isolé du monde dans ces temples sereins dont parle Lucrèce, mais comme un membre du corps social; si l'on pense avec Aristote que l'homme est un animal politique et que l'auteur comique doit à sa manière, pro sua parte virili, satisfaire, lui aussi, à cette définition, alors il ne faut pas que le poète plane trop au-dessus de l'univers et se dispense ainsi de contribuer de sa personne au mouvement de la machine. Il doit pousser aux roues et, pour cela, marcher franchement avec nous sur la roule poudreuse et, s'il le faut, dans l'ornière. «Montre moi ton pied, génie, dit quelque pari Victor Hugo, et voyons si tu as comme moi au talon de la poussière terrestre. Si tu n'as pas de cette poussière, si tu n'as jamais marché dans mon sentier, tu ne me connais pas et je ne te connais pas. Va-t-en!»

Il n'y a de réellement utiles en ce monde que les gens naïfs et bornés; quant à ces sages, si affranchis de nos passions et si désintéressés de nos affaires, on s'en passerait, car ils ne font rien.

Molière croyait ingénument que «l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes[3]»; il s'en tenait à la bonne vieille devise: Castigat ridendo mores, et il agissait en conséquence. Les dilettanti de l'esthétique, qui sourient de cette prétention, sont-ils bien sûrs qu'elle n'ait pas été justifiée par le succès? Sont-ils bien sûrs que le progrès moral et intellectuel de la France aurait été aussi rapide si Molière n'avait pas fait, en homme honnête et convaincu, la guerre aux vices et aux ridicules de son temps?

L'auteur du mémoire que j'ai déjà cité sur les Conditions de la bonne comédie, M. Hillebrand, pense que ce qui manque à notre comédie contemporaine pour rivaliser avec celle de Molière, c'est avant tout le courage et te bon sens de ce grand homme, et il dit éloquemment:

«Si aujourd'hui le poète avait la hardiesse de peindre d'après nature, comme dit Molière, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde; s'il osait attaquer les engouements du moment; si, au lieu de la glorifier, il flétrissait la bohême de l'art et des lettres; s'il mettait à nu l'ineptie de nos «grands hommes» ou la pauvreté de nos «brillantes» réputations; s'il portait impitoyablement sur la scène nos grands écrivains organisant la réclame à défier le charlatan de foire; s'il riait de la littérature pompeuse et guindée que personne n'ose ne pas admirer; s'il flagellait un peu nos hommes aux grands principes humanitaires, aux idées généreuses; s'il raillait nos ni voleurs insatiables, nos défenseurs pathétiques du droit nouveau, nos belliqueux apôtres de la Révolution et de la civilisation; s'il défendait avec verve la société contre les attaques creuses et emphatiques qu'on accumule contre elle, et s'il découvrait l'inanité des idoles du temps, ne trouverait-il personne qui voulût rire avec lui[4]

Pour suivre le programme que M. Hillebrand trace à nos auteurs contemporains et que Molière a suivi, il faut que le poète ait la naïveté sublime de croire qu'il est, lui aussi, un homme d'action et qu'il peut faire quelque bien. Cette illusion généreuse ou cette noble confiance n'est guère possible à l'humoriste, qui est désabusé, sceptique, comme le dit fort justement M. Scherer, et chez qui la tolérance philosophique pour toute l'humanité provient d'un affaiblissement de l'idéal. Voilà la vilain côté de l'humour, le revers de la médaille. Et voilà pourquoi, en convenant que Shakespeare est un plus grand humoriste que Molière, je ne saurais attribuer à ce mot la valeur d'un éloge absolu pour le premier de ces poètes ni d'un blâme quelconque pour le second.

L'humour universel de Shakespeare a peut-être été moins utile à la civilisation que la lutte en champ clos soutenue par Molière pour la vérité contre l'erreur. L'humanité les admire également tous les deux; mais son cœur a plus d'estime pour la foi vive du combattant que pour la haute indifférence du philosophe et de l'artiste, et Molière est plus aimé que Shakespeare.


L'horizon du poète français est plus étroit que celui de son grand rival, j'aime mieux dire de son frère aîné; cela n'est vraiment pas contestable, et il ne sert à rien de le nier, comme l'a fait son apologiste allemand, M. Humbert, dans l'ardeur un peu indiscrète de son zèle; reconnaissons plutôt les bornes de Molière, et montrons, ce qui n'est pas difficile, que ces bornes faisaient sa force.

Une des barrières qui se dressaient devant lui était la puissance royale; notre grand comique l'a toujours respectée, et pour cause. Faut-il appeler Louis XIV la limite de Molière, ou bien sa force et son appui? Oublie-t-on que sa verve n'aurait pu s'exercer librement contre la noblesse si le roi ne l'avait protégé? Protection parfois dure et humiliante, j'en conviens, mais intelligente en somme, et dont on doit féliciter le poète, au lieu de l'en blâmer ou de l'en plaindre, comme font des libéraux qui se trompent de siècle.

Une autre borne du génie de Molière était l'Église et la foi catholique. Le comique français n'a jamais osé prendre avec cette puissance sacrée la moindre des libertés que se permettait l'humour d'Aristophane. Il n'aurait plus manqué que cela! C'est assez, c'est beaucoup, qu'il ait eu l'audace d'écrire et de jouer Tartuffe. La critique contemporaine en prend fort à son aise; elle trouve que la comédie, la poésie et l'humour se passeraient bien de cette froide personnification de la sagesse à laquelle l'auteur a donné le nom de Cléante: mais le rôle et les discours de Cléante étaient le laissez-passer indispensable du Tartuffe.

Ce point de fait bien établi, ne craignons pas de reconnaître la gravité, la pondération, la mesure de l'esprit de Molière, et son manque total d'humour en ce sens. Il est à mille lieues de la hardiesse et de la liberté sans frein de Rabelais, qui ne ménageait personne, ni le peuple, ni les savants, ni la cour, ni l'Église même, qui osait s'attaquer à tout ce qui avait nom dans le monde et allait chercher ses victimes jusque sur le trône et sur le saint siège. L'idéal de Molière est une sorte de raison moyenne, de sens commun, qui n'est en somme que le préjugé du grand nombre, et que l'Ariste de l'École des maris définit fort prosaïquement en ces termes:

Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder,
Et jamais il ne faut se faire regarder.
L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N'y rien trop affecter, et sans empressement
Suivre ce que l'usage y fait de changement.
Mon sentiment n'est pas qu'on prenne la méthode
De ceux qu'on voit toujours renchérir sur la mode,
Et qui dans ses excès, dont ils sont amoureux,
Seraient fâchés qu'un autre eût été plus loin qu'eux:
Mais je tiens qu'il est mal, sur quoi que l'on se fonde,
De fuir obstinément ce que suit tout le monde,
Et qu'il vaut mieux souffrir d'être au nombre des fous
Que du sage parti se voir seul contre tous.

Molière représente l'un après l'autre les ridicules du siècle et de la société; comme sa galerie de portraits est riche et comme son pinceau est un pinceau de génie qui élève chaque modèle particulier à la hauteur d'un type général, il se trouve qu'en définitive il a peint l'humanité; mais il ne paraît point avoir eu et il n'a jamais exprimé, non pas même par la bouche d'Alceste, la profonde idée humoristique de l'humaine folie. Il n'a pas la haute sagesse de Rabelais proclamant par l'organe de Panurge que «tout le monde est fol». Le spectacle actuel du monde, dans le rôle nettement défini de chaque acteur, absorbait uniquement son attention; il n'avait pas le loisir ou le goût de laisser s'envoler bien haut sa rêverie et de contempler les tréteaux où s'agitent un moment les marionnettes humaines, du point de vue de l'éternité.


En un sens cependant Molière est humoriste. Il a su se dédoubler et rire de lui-même avec une telle sérénité, que, si l'on n'était pas averti pur l'histoire mélancolique de sa vie, on ne se douterait jamais que c'est sa propre personne qu'il livre à la raillerie dans plusieurs de ses œuvres. «Il s'est joué le premier», écrit son camarade Lagrange, «en plusieurs endroits, sur les affaires de sa famille et qui regardaient ce qui se passait dans son domestique.»

Ce n'est pas tant dans l'Impromptu de Versailles (la seule pièce de Molière louée expresse-meut par Jean-Paul) que j'admire cette puissante objectivité humoristique du poète, que dans George Dandin, le Malade imaginaire et le Misanthrope. Voilà les œuvres où Molière s'est réellement élevé par le rire au-dessus de ses propres douleurs, el il n'y a rien de plus fort, rien de plus étonnant. Ce miracle d'humour a tellement frappé M. Humbert, qu'il n'hésite pas à dire que l'objectivité même d'un Shakespeare ou d'un Gœthe n'a rien d'aussi extraordinaire. Shakespeare et Gœthe, en effet, offrent-ils quelque chose de comparable au rire de Molière malade, de Molière mourant sur la scène en jouant le personnage d'Argan, et faisant précéder les folies de la pièce et du ballet qui la termine, de ce prologue triste comme la mort:

Votre plus haut savoir n'est que pure chimère,
Vains et peu sages médecins;
Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins
La douleur qui me désespère!...

Nous avons fait ailleurs une assez ample connaissance avec l'humour de Shakespeare quand nous avons étudié la tragédie d'Antoine et Cléopâtre[5], et nous avons signalé la scène qui se passe à bord de la galère de Sextus Pompée comme la plus humoristique de son théâtre. D'autres pièces, Hamlet par exemple et le Roi Lear, sont hautement humoristiques, en ce sens qu'elles nous laissent l'impression profonde du néant du monde et de la vie.—Mais ce n'est point par ce dernier mot de la sagesse qu'il convient de commencer une revue générale de l'humour du grand poète.

Partons du clown, qui est, dans ses tragédies comme dans ses comédies, le personnage humoristique par excellence. Pourquoi humoristique? Ce n'est pas seulement parce qu'il dit des facéties et fait rire par sa balourdise; cette fonction vulgaire est la partie inférieure de son rôle; le vieux théâtre anglais et les poètes qui ne sont point de vrais humoristes se sont contentés de cela. Shakespeare a élevé le clown ou plutôt le fou (car ce mot indique dans la hiérarchie un degré supérieur, et bon nombre des clowns de son théâtre ne sont que de gros balourds sans esprit), Shakespeare, dis-je, a élevé le fou à la hauteur d'un interprète bouffon de sa propre sagesse. Il a personnifié en lui son humour ou son ironie.

«Le fou, dit finement Ulrici, est avec conscience ce que les autres personnages de la comédie sont sans le savoir, un fou; et par cette vue juste il cesse d'être fou, il acquiert le droit de dire: Le plus fou de nous tous n'est pas celui qu'on pense; et il devient pour son entourage le miroir de la vérité.»

Le galimatias de Pierre-de-Touche, dans Comme il vous plaira, renferme la pensée intime de cette comédie, où le bon sens de Shakespeare a raillé doucement la vie pastorale pendant que son instinct de poète se complaisait à en célébrer lyriquement les charmes. «Et comment trouvez-vous cette vie de berger, maître Pierre-de-Touche? demande Corin.—Franchement, berger, en tant qu'elle est solitaire, je l'apprécie fort; mais en tant qu'elle est retirée, c'est une vie misérable. En tant qu'elle se passe à la campagne, elle me plaît beaucoup; mais en tant qu'elle se passe loin de la cour, elle est fastidieuse. Comme vie frugale, voyez-vous, elle sied parfaitement à mon humeur; mais, comme vie dépourvue d'abondance, elle est tout à fait contre mon goût.»

L'idée de revêtir la raison d'un masque de folie est d'ailleurs vieille comme le monde, et Shakespeare n'a eu qu a la transporter de la réalité dans son théâtre. Dans l'antiquité, Solon et le premier Brutus sont des exemples classiques de ce genre de travestissement. Au moyen âge, les bouffons chargés d'amuser les princes répondaient, quand ils se faisaient une idée élevée de leur rôle, à la définition de l'humoriste. Les fous de cour out disparu des palais des rois; mais on les retrouve dans nos assemblées politiques: il n'en est presque pas qui n'ait son humoriste, faisant entendre du haut de la tribune des vérités qu'on lui pardonne à cause du déguisement plus ou moins extravagant et burlesque dont les affuble l'art ou la nature.

Ce n'est pas seulement un contraste bizarre que recherche l'humour, c'est, au fond, une preuve d'intelligence philosophique qu'il donne, en choisissant des insensés pour être les organes de la raison. Un auteur allemand qui vivait au XVIIe siècle a écrit un roman intitulé Simplice, où il signale les abus contemporains et avise au moyen de les corriger; mais, pour montrer son peu de foi en la sagesse humaine, il met ses plans de réforme dans la bouche d'un fou.

L'humour de Shakespeare se plaît à faire briller l'esprit des personnages frappés de folie réelle, d'un éclat qui redouble au milieu de leur égarement. «Comme ses répliques sont parfois grosses de sens!» s'écrie Polonius en écoutant divaguer Hamlet; «heureuses reparties qu'a souvent la folie, et que la raison et le bon sens ne trouveraient pas avec autant d'à-propos!»—«O mélange de bon sens et d'extravagance! s'écrie de même Edgar en entendant parler le roi Lear; la raison dans la folie!»

Les meilleurs grotesques de Shakespeare sont plutôt spirituels que comiques, et leur esprit a naturellement pour effet qu'au lieu de rire à leurs dépens nous rions de concert avec eux, et que, loin de les mépriser, nous pouvons éprouver de la sympathie pour leur personne. L'art de rendre aimables les grotesques a été soigneusement relevé dans nos deux chapitres précédents comme le trait le plus caractéristique de l'humour considéré en général; ce trait distingue particulièrement l'humour de Shakespeare.

Ses ivrognes, ses gueux, ses fripons, ses débauchés, ne se confinent point dans les limites étroites de leur rôle de mauvais sujets. Ils sont indépendants, et leur âme affranchie promène sur leur personne et sur le monde un regard philosophique. Shakespeare relève par la poésie ces pauvres diables ou ces méchants diables, et fait abonder sur leurs lèvres folles de brillantes images et des sentences d'or. «Par l'éclat de l'esprit qu'il leur prêle, dit admirablement Hegel, par la grâce avec laquelle ils se peignent eux-mêmes à leurs propres yeux, Shakespeare fait de ces hommes des créations poétiques et, en quelque sorte, des artistes d'eux-mêmes.»


Considérons Falstaff.—Le problème le plus délicat que la critique puisse se poser au sujet de Falstaff, est celui-ci: Comment se fait-il que cette «grosse panse», comme l'appellent ses compagnons de débauche, cette «énorme tonne de vin d'Espagne», ce «coquin au ventre omnipotent», ce «doyen du vice», cette «iniquité en cheveux gris», n'excite point notre dégoût, et que nous lui portions, au contraire, une tendresse si réelle et si vive que la sévérité du prince Henry à son égard nous peine lorsque, devenu roi d'Angleterre et homme sérieux, il renie son ancienne connaissance avec de dures paroles?

D'ingénieux moralistes ont remarqué, il est vrai, que le vice est plus aimable que la vertu; mais pour que le vice soit aimable, encore faut-il qu'il soit élégant, et cette condition manque au vieux et corpulent Falstaff.

«Combien y a-t-il de temps, Jack, que tu n'as vu ton propre genou?» lui demande le prince. La réponse de Falstaff est pleine de fantaisie, de bonne humeur et d'esprit sans fiel: «Mon genou! Quand j'avais ton âge, Hal, j'avais ia taille plus mince que la serre d'un aigle; je me serais glissé dans la bague d'un alderman. Peste soit des soupirs et des chagrins! ils vous gonflent un homme comme une vessie.»

L'imagination, l'esprit, quand il est inoffensif, l'ensemble des qualités qui constituent ce qu'on appelle un bon caractère, sont choses aimables en soi; Falstaff nous plaît par cette heureuse disposition de sa nature et par la bonne grâce avec laquelle il se moque de lui-même. Rien de plus agréablement impertinent que la scène où notre humoriste suppose qu'il est le roi et gronde le prince de Galles, afin de l'accoutumer à soutenir l'éclat de la colère de son père. Il y a une idée semblable dans les Fourberies de Scapin; mais combien Scapin est plus sec, plus brusque, plus direct, moins inventif dans le détail! Scapin dit à Octave:

«Ça, essayons un peu pour vous accoutumer. Répétons un peu votre rôle, et voyons si vous ferez bien. Allons. La mine résolue, la tête haute, les regards assurés... Bon. Imaginez-vous que je suis votre père qui arrive, et répondez-moi fermement comme si c'était à lui-même.—Comment, pendard, vaurien, infâme, fils indigne d'un père comme moi, oses-tu bien paraître devant mes yeux après tes bons déportements, après le lâche tour que lu m'as joué pendant mon absence? Est-ce là le fruit de mes soins, maraud, est-ce là le fruit de mes soins? le respect qui m'est dû? le respect que tu me conserves? (Allons donc!) Tu as l'insolence, fripon, de t'engager sans le consentement de ton père? de contracter un mariage clandestin? Réponds-moi, coquin, réponds-moi. Voyons un peu tes belles raisons... Oh! que diable, vous demeurez tout interdit.»

Écoutons maintenant Falstaff:

«Si le feu de la grâce n'est pas tout à fait éteint en toi, tu vas être ému... Donnez-moi une coupe de vin d'Espagne, pour que j'aie les yeux rouges et que je sois censé avoir pleuré; car il faut que je parle avec émotion... Henry, je m'étonne non seulement des lieux où tu passes ton temps, mais aussi de la société dont tu t'entoures. Car, bien que la camomille pousse d'autant plus vite qu'elle est plus foulée aux pieds, cependant plus la jeunesse est gaspillée, plus elle s'épuise. Pour croire que tu es mon fils, j'ai d'abord la parole de ta mère, puis ma propre opinion; mais j'ai surtout pour garant cet affreux tic de ton œil et cette dépression idiote de ta lèvre inférieure. Si donc tu es mon fils, voici ma remontrance. Pourquoi, étant mon fils, te fais-tu montrer au doigt? Voit-on le radieux fils du ciel faire l'école buissonnière et aller manger des mûres sauvages? ce n'est pas une question à poser. Verra-t-on le fils d'Angleterre devenir filou et coupeur de bourses? voilà la question. Il est une chose, Harry, dont tu as souvent ouï parler, et qui est connue à bien des gens dans notre pays sous le nom de poix. Cette poix, selon le rapport des anciens auteurs, est salissante; il en est de même de la société que tu fréquentes. Harry, en ce moment je te parle dans les larmes et non dans l'ivresse, dans le désespoir et non dans la joie, dans les maux les plus réels et non en vains mots!... Pourtant il y a un homme que j'ai souvent remarqué dans ta compagnie; mais je ne sais pas son nom.

LE PRINCE HENRY.—Quelle manière d'homme est-ce, sous le bon plaisir de Votre Majesté?

FALSTAFF.—Un homme de belle prestance, ma foi! corpulent, l'air enjoué, le regard gracieux et la plus noble attitude; âgé, je pense, de quelque cinquante ans ou, par Notre-Dame, inclinant vers la soixantaine. Et je me souviens maintenant, son nom est Falstaff. Si cet homme est d'humeur libertine, il me trompe fort; car, Harry, je lis la vertu dans ses yeux. Si donc l'arbre peut se connaître par le fruit, comme le fruit par l'arbre, je déclare hautement qu'il y a de la vertu dans ce Falstaff. Attache-toi à lui, et bannis tout le reste.»


L'absence de tout sérieux dans le rôle de Falstaff en tempère l'immoralité et le rend presque innocent; il se moque du monde et se joue de lui-même en virtuose, en artiste, avec une véritable poésie, selon la remarque profonde de Hegel. Le moyen d'attacher la moindre importance à ce qu'il dit, lorsque dans la même phrase il se contredit effrontément?

«Tu m'as fait bien du tort, Hal, Dieu te le pardonne! Avant de te connaître Je ne connaissais rien; et maintenant, s'il faut dire la vérité, je ne vaux pas mieux que ce qu'il y a de pis. Il faut que je renonce à cette vie-là, et j'y renoncerai; pardieu, si je ne le fais pas, je suis un coquin! Je ne me damnerais pas pour tous les fils de rots de la chrétienté!

LE PRINCE HENRY.—Où prendrons-nous une bourse demain, Jack?

FALSTAFF.—Où tu voudras, mon garçon! J'en suis. Si je me récuse, appelle-moi coquin et moque-toi de moi.»

La partie est organisée. On attaquera le lendemain matin, à quatre heures, des pèlerins qui vont à Cantorbéry avec de riches offrandes. Mais le prince, avec un de ses joyeux compagnons, médite une farce excellente: les pèlerins détroussés, pendant que Falstaff se partage le butin avec le reste de la bande, ils fondront tous deux sur les voleurs, masqués, et les détrousseront a leur tour. Cette seconde partie du plan s'exécute aussi aisément que la première. Le prince Henry et Poins n'ont qu'à s'élancer à l'improviste sous leur nouveau déguisement, pour que la bande se disperse et pour que Falstaff se sauve le premier, suant et criant grâce! Tout cela, ce n'est que le préparatif de la fête. La vraie fête doit consister dans le récit que Falstaff fera de l'aventure, dans les mensonges énormes qu'on attend de lui et dans la confusion finale qu'on se promet bien de lui infliger.

Les amis se réunissent le soir dans une salle d'auberge. Falstaff raconte, en effet, comment il a croisé le fer avec une douzaine d'adversaires deux heures durant, comment son bouclier a été percé de part en part, son épée ébréchée comme une scie à main; et, pour convaincre les incrédules, il montre son épée, qu'il vient d'ébrécher dans l'antichambre avec sa dague.


«POINS.—Je prie Dieu que vous n'en ayez pas égorgé quelques-uns!

FALSTAFF.—Ah! les prières n'y peuvent plus rien! car j'en ai poivré deux; il y en a deux à qui j'ai réglé leur compte, deux drôles en habit de bougran. Je vais te dire, Hal: si je te fais un mensonge, crache-moi à la figure, appelle-moi cheval. Tu connais ma vieille parade; voici ma position, et voici comme je tendais ma lame... Quatre coquins vêtus de bougran fondent sur moi...

LE PRINCE HENRY.—Comment? quatre! Tu disais deux tout à l'heure...

FALSTAFF.—Ces quatre s'avançaient de front, et il ont foncé sur moi en même temps. Moi, sans faire plus d'embarras, j'ai reçu leur sept pointes dans mon bouclier comme ceci.

LE PRINCE HENRY.—Sept! mais ils n'étaient que quatre tout à l'heure...

FALSTAFF.—Fais attention, car la chose en vaut la peine. Les neuf en bougran, dont je te parlais...

LE PRINCE HENRY.—Bon! deux de plus déjà!

FALSTAFF—... ayant rompu leurs pointes, commencèrent à lâcher pied. Mais je les suivis de près, je les attaquai corps à corps et, en un clin d'œil, je réglai le compte à sept des onze.

LE PRINCE HENRY.—O monstruosité! de deux hommes en bougran il en est sorti onze.

FALSTAFF.—Mais, comme si le diable s'en mêlait, trois malotrus, trois goujats, en drap de Kendal vert, sont venus derrière mon dos et ont foncé sur moi; car il faisait si noir, Hal, que tu n'aurais pas pu voir ta main.

LE PRINCE HENRY.—Ces mensonges sont pareils au père qui les enfante, gros comme des montagnes, effrontés, palpables. Ah! énorme montagne de chair, magasin d'humeurs, muid humain, coffre à mangeaille, pain de suif graisseux, bœuf gras rôti avec la farce dans son ventre, comment donc as-tu pu reconnaître que ces hommes portaient du drap de Kendal vert, puisqu'il faisait si noir que tu ne pouvais voir ta main? Allons, donne-nous une raison! Qu'as-tu à dire?

POINS.—Allons, une raison, Jack, une raison!

FALSTAFF.—Quoi! par contrainte? Non, quand on m'infligerait l'estrapade et tous les supplices du monde, je ne dirais rien par contrainte. Vous donner une raison par contrainte! Quand les raisons seraient aussi abondantes que les mûres des haies, je n'en donnerais à personne par contrainte, moi!»


Le prince de Galles rétablit enfin la vérité des faits et prétend confondre l'impudent menteur. Vain espoir! on ne désarçonne point Falstaff, toujours ferme et bien en selle sur le coursier de la fantaisie:

«Pardieu! je vous ai reconnus aussi bien que celui qui vous a faits. Ah çà, écoutez-moi, mes maîtres: vouliez-vous donc que j'allasse escofier l'héritier présomptif? Était-ce à moi à tenir tête à mon prince légitime?.. Pardieu, mes enfants! je suis charmé que vous ayez l'argent. A quoi allons-nous nous amuser?»


Le caractère des mensonges de Falstaff, c'est d'être humoristiques, je veux dire d'être faits sans dessein sérieux de tromper le monde, mais pour la gloire de l'invention et le plaisir de l'art. Ils ne sont pas une manie morale comme ceux du Menteur de Corneille; ils sont une création poétique de l'esprit. Leur invraisemblance même est une garantie que la vérité n'est pas sérieusement menacée par eux; leur propre énormité les réduit à néant.

En parfait humoriste, Falstaff est un fanfaron de toutes sortes de vices qu'il n'a pas, et il vaut personnellement beaucoup mieux que la mauvaise réputation qu'il semble avoir à cœur de se faire à lui-même et qu'il travaille à obtenir avec une joie et une rage de possédé. Il y a chez les humoristes un besoin véritablement démoniaque de jeter le ridicule sur eux-mêmes et de se perdre dans l'estime des gens sérieux. Oh! qu'il est aisé d'atteindre ce beau résultat! Le monde ne croit rien plus volontiers que le mal que nous disons de nous-mêmes. Aussi la première règle de conduite de quiconque tient à sa bonne réputation doit-elle être de ne jamais se permettre la moindre plaisanterie sur sa propre personne. «Que cette idée ne vous vienne jamais de paraître douter de vous, car aussitôt tout le monde en doute», dit un homme de bon conseil dans une comédie d'Alfred de Musset; «eussiez-vous avancé par hasard la plus grande sottise du monde, n'en démordez pas pour un diable et faites-vous plutôt assommer.»

La plus grande duperie des gens naïfs et sans expérience est la modestie. Ce n'est point la réalité de la vertu ou du vice qui décide de la réputation des hommes et, par suite, de leur destinée: c'est l'apparence de ces deux choses; la prudence la plus élémentaire consiste donc à montrer l'une et à cacher l'autre. Falstaff méprisait cette prudence; il s'est amusé à passer pour un vaurien: le monde n'a pas demandé mieux que de le prendre au mot. Mais, en réalité, sans être un parangon de toutes les vertus. Falstaff n'était pas plus vicieux que vous ou moi, et s'il avait voulu être prudent, s'il avait appliqué son brillant esprit à faire valoir l'honnête médiocrité morale de sa nature, au lieu de la vilipender à cœur joie, il pouvait, en restant au fond le même homme, devenir l'objet de l'estime du monde superficiel et dupe dos apparences.

Un critique anglais du XVIIIe siècle, Maurice Morgann, a écrit sur le caractère de sir John Falstaff un essai vraiment délicieux, humoristique comme le personnage même auquel il est consacré, mais sans s'écarter jamais du bon goût et de la distinction la plus exquise. L'écrivain fait l'apologie du héros, réhabilite sa réputation, et soutient en particulier ce piquant paradoxe, que Falstaff était un homme de courage. S'il passe pour un poltron, ce n'est pas à cause de ce qu'il a fait, c'est à cause de ce qu'il a dit; sur ce point-là surtout, par son imprudence volontaire, il est l'auteur de la mauvaise opinion que le monde a de lui; mais ses actions vident mieux que ses paroles.

Sans aller jusqu'à faire de Falstaff un Bayard, ou peut, en toute justice et en toute vérité, soutenir qu'il n'était pas plus poltron qu'un autre et que, s'il est cité partout comme un type de poltronnerie, c'est que son humour a ambitionné ce singulier honneur et, comme il arrive toujours, l'a sans peine obtenu. Il avait le degré de vaillance compatible avec son grand âge et son énorme masse de chair; et dans toutes les occasions où nous le voyons lâcher pied ou faire le mort, l'équité oblige de reconnaître qu'à moins de se faire tuer comme un Romain de Corneille, ce vieux et gros homme ne pouvait pas, s'il voulait conserver sa chère guenille, agir autrement qu'il n'a fait.

Il est clair que si Shakespeare avait voulu faire de Falstaff un type de miles gloriosus, c'est-à-dire de vantardise et de lâcheté, il aurait dû le représenter dans la fleur et la force de l'âge; un vieil infirme qui fuit n'est point ridicule. Mais Falstaff n'est pas un soldat fanfaron; il ne se vante pas d'avance d'exploits qu'il n'accomplira point; ses rodomontades ne viennent qu'après l'action et sont une libre et joyeuse invention de l'humour brodant sur des faits particuliers.

Sur le champ de bataille de Shrewsbury, en pleine ardeur de la lutte, Falstaff plaisante, et le prince Henry lui dit: «Ah çà! est-ce le moment de plaisanter et de batifoler?» Non sans doute; un caractère sérieux ne voudrait pas plaisanter en pareille circonstance; mais un lâche ne le pourrait pas[6].

Un vigoureux gaillard de l'armée ennemie, Archibald, comte de Douglas, s'élance contre Falstaff qui, à sa vue,

Plus froid que n'est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï dire
Que l'ours s'acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.

Il fait, parbleu! joliment bien. «Sandis! il était temps de simuler le mort, ou ce bouillant dragon d'Écossais m'aurait payé mou écot. Simuler? je me trompe, je n'ai rien de simulé. C'est mourir qui est simuler; car on n'est que le simulacre d'un homme quand on n'a plus la vie d'un homme; au contraire, simuler le mort, quand par ce moyen-là on vit, ce n'est pas être un simulacre, mais bien le réel et parfait modèle de la vie. La meilleure partie du courage, c'est la prudence; et c'est grâce à cette meilleure partie que j'ai sauvé ma vie.»

Je vous demande un peu à quoi il eût servi que Falstaff se fît tuer? Sans profit pour la société, il aurait donc cherché—l'égoïste!—la satisfaction personnelle d'un fantastique bonneur?

«L'honneur! est-ce que l'honneur peut remettre une jambe, un bras? enlève-t-il la douleur d'une blessure? s'entend-il à la chirurgie? Qu'est-ce que l'honneur? un mot. Qu'y a-t-il dans ce mot? un souffle ... Les morts y sont insensibles, et il ne peut vivre avec les vivants, car la médisance ne le permet pas... L'honneur n'est qu'un écusson funèbre, et ainsi finit mon catéchisme.»

Falstaff fait le mort, non en lâche, mais en bouffon; sans doute, c'était d'abord une ruse, et la plus légitime des ruses; mais c'était aussi (ce qu'il aimait par-dessus tout) une bonne farce; car, le danger passé, il ne se relève pas de suite, il continue à faire le mort, pour entendre l'oraison funèbre que fera sur lui le prince de Galles, et pour rire. Cet incident de la bataille servira de matière à son humour, comme l'aventure des voleurs volés. Le cadavre de Hotspur est étendu à côté de lui; il lui donne un grand coup de poignard et le charge sur son dos.

«Voilà Percy! Je m'attends à être duc ou comte.

LE PRINCE HENRY.—Mais c'est moi qui ai tué Percy, et toi, je l'ai vu mort.

FALSTAFF.—Toi?... Seigneur! Seigneur! que ce monde est adonné au mensonge! Je vous accorde que j'étais à terre et hors d'haleine, et lui aussi; mais nous nous sommes relevés tous deux au même instant, et nous nous sommes battus une grande heure à l'horloge de Shrewsbury ... Je soutiendrai jusqu'à la mort que c'est moi qui lui ai fait cette blessure à la cuisse; si l'homme était vivant et qu'il osât me démentir, je lui ferais avaler un pied de mon épée.»


Falstaff est l'humoriste le plus plaisant du théâtre de Shakespeare.

D'autres ont une tournure d'esprit plus chagrine et plus sombre. Tel est Jacques dans Comme il vous plaira. Le tableau que ce mélancolique personnage fait de la vie humaine est une grande page de philosophie à la façon de l'humour:

«Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Ils entrent et ils sortent, et chacun y joue successivement les différents rôles d'un drame en sept âges. C'est d'abord l'enfant, vagissant et bavant dans les bras de sa nourrice. Puis l'écolier pleurnicheur avec son petit sac et son frais visage du matin, qui, aussi lent qu'un limaçon, rampe à contre-cœur vers l'école. Et puis l'amoureux, ardent comme une fournaise et soupirant une ballade plaintive dédiée aux sourcils de sa maîtresse. Puis le soldat, prodigue de jurons étrangers, barbu comme le léopard, jaloux sur le point d'honneur, brusque et vif à la querelle, poursuivant la réputation, cette fumée, jusque sous la gueule du canon. Et puis le juge, dans sa belle panse ronde garnie d'un gras chapon, l'œil sévère, la barbe taillée bien gravement, plein d'antiques adages et de maximes banales et jouant, lui aussi, son rôle. Le sixième âge nous offre un maigre Pantalon en pantoufles, avec des lunettes sur le nez et une grande poche à sa robe de chambre; les bas bien conservés de sa jeunesse, infiniment trop larges pour son mollet maigri; sa voix, jadis pleine et mâle, revenue au fausset des premières années et modulant un aigre sifflement. La scène finale, qui termine ce drame historique plein d'accidents inattendus, est une seconde enfance, état de pur oubli: sans dents, sans yeux, sans goût,—sans rien!»


Et après?

Hamlet va nous le dire.

«Où est Polonius? lui demande le roi.

—A souper.

—A souper! où donc?

—Dans un endroit où il ne mange pas, mais où il est mangé. Un certain congrès de vermine politique est en affaire avec lui en ce moment. Le ver, voyez-vous, est l'empereur qui préside à toute votre diète. Nous engraissons les autres créatures, et nous nous engraissons nous-mêmes pour les asticots. Le roi gras et le mendiant maigre ne sont qu'un service différent pour la même table. Voilà la fin... Un homme peut pêcher avec un ver qui a mangé d'un roi, et manger du poisson qui a mangé ce ver.

—Que veux-tu dire par là?

—Rien. Je veux seulement vous montrer comment un roi peut faire un voyage à travers l'intestin d'un mendiant.»


Une fresque sublime d'Orcagna représente la Mort armée de sa faux et planant au-dessus d'une brillante société de jeunes gens et de jeunes filles, qui rient et se parlent à l'oreille amoureusement inclinés, et, pendant que la musique joue, caressent leurs faucons et leurs chiens.

Voilà le frontispice qu'il faudrait mettre aux œuvres de Shakespeare. La Mort est la seule majesté que ce grand poète ait révérée. Sa supériorité consiste en ceci, qu'il contemplait la vie humaine du point de vue de l'éternité. Il n'a pas épousé avec l'ardeur d'Aristophane les passions et les préjugés d'un parti à vue courte; il ne s'est pas incliné respectueusement, comme Molière, devant des institutions politiques et religieuses, vénérables sans doute, mais humaines et, comme tout ce qui est humain, condamnées à périr. Il reste en dehors de nos querelles d'une heure; il s'élève au-dessus de notre sagesse d'un jour. Voilà pourquoi son théâtre est le plus profond de tous et le plus universel.

«C'est un divin bateleur, a-t-on dit[7]. Le monde lui apparaissait comme un tréteau de saltimbanques, les vivants comme des masques de théâtre forain, la vie comme une pièce de marionnettes. Il pose devant nous ses personnages dans les attitudes les plus tragiques, il tire de leur poitrine des accents qui nous remuent les entrailles et nous glacent le cœur, et soudain il leur crie par la voix d'un fou: Othello, Macbeth, aimable Ophélie, et toi, gentil Roméo, vous avez beau faire, vous n'êtes que des poupées; j'aperçois au travers de votre pourpre le bois et le carton dont vous êtes faits. Nous sommes ici dans la baraque de Polichinelle, et c'est l'aveugle Destinée qui tient les fils.»


Quand les enfants, ayant fait des progrès dans l'intelligence, commencent à devenir de petits singes et à pouvoir imiter les gestes qu'ils voient faire, leurs mamans leur apprennent à remuer comiquement leurs petites mains au rythme d'une chansonnette humoristique qui renferme tout le sens de la vie humaine selon Shakespeare:

Ainsi font, font, font
Les follettes
Marionnettes,
Ainsi font, font, font
Trois p'tits tours—et puis s'en vont.


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