Molière et Shakespeare
[1] Voy. Drames et poèmes antiques de Shakespeare, chap. III.
[2] Voy. Shakespeare et les Tragiques grecs, chap. VI.
[3] M. Ribot a parfaitement senti et rendu cette poésie des grands métaphysiciens originaux: «Quand on lit les grands métaphysiciens, Schelling ou Hegel, on éprouve, même sans croire à leurs hypothèses, une impression puissante comme celle que donne la grande poésie. On se sent sur une haute montagne, dans un air très raréfié, à peine respirable, mais en vue d'un immense horizon.» Schopenhauer, p. 176.
[4] 1re scène des Nuées.
[5] Calderon, Maison à deux portes.
[6] Voy. Drames et poèmes antiques de Shakespeare, p. 327 et suiv.
[9] C'est en suivant une méthode exactement pareille que Lessing, grand définisseur, a porté sur La Fontaine un jugement célèbre par son impertinence. Il a défini la fable, et, en vertu de sa définition, il a démontré que l'auteur des Animaux malades de la peste n'est pas un bon fabuliste.
CHAPITRE III
ANALYSE OU JUGEMENT DE GOUT
Comment Molière définit le goût dans la Critique de l'École des femmes.—Liberté du jugement de goût; sens et limites de cette liberté: union nécessaire du goût avec l'intelligence.—Comment se fait la culture du goût.—Les classiques.—Que le goût ne peut rien prouver logiquement, et que néanmoins il doit raisonner; fausseté de la maxime De gustibus non disputandum.—Double sens de ce mot, perfectionnement du goût: 1° élargissement; 2° épuration.—Impossibilité de concilier théoriquement ces deux choses, et nécessité de les admettre l'une et l'autre.—Antinomie de l'intelligence et de la sensibilité.—Que la sensibilité est l'âme de la critique; prétention vaine de l'école historique, qui veut la supprimer.—Services immenses rendus d'ailleurs à la critique littéraire par la connaissance de l'histoire.
Molière, dans la Critique de l'École des Femmes, définit ainsi le goût:
«Du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde on se fait une manière d'esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants.»
Cette manière d'esprit me remet en mémoire ce que Socrate, dans Platon, dit de la rhétorique. Au grand scandale de Gorgias et surtout de Polus, disciple naïf de ce rhéteur, Socrate ose avancer que la rhétorique n'est ni un art ni une science, et l'appelle une espèce de routine, ἐμπειριά τιζ. Car, dit-il, «c'est l'instinct qui la dirige et non des principes. Et, par les dieux, Polus! si je ne craignais de faire de la peine à Gorgias, je te dirais une chose; mais j'ai peur que ce ne soit un peu impoli.—Quelle chose donc, Socrate, s'il te plaît?—C'est que la rhétorique me semble une profession du même genre que la cuisine.» La critique littéraire n'est point une science, et, ne lui en déplaise, ce n'est pas un art non plus: c'est un métier, «une espèce de routine»; le principe ou, pour mieux dire, l'instinct qui la dirige est une manière d'esprit, qu'on appelle le goût.
A égale distance de l'homme de goût se trouvent: d'une part le pédant, qui juge de la beauté d'une œuvre d'art non d'après l'impression directe que sa sensibilité a reçue, mais d'après des règles ou des théories; d'autre part l'ignorant, le sot, qui s'en tient à la sensation pure dans ce qu'elle a de superficiel.
Le sot est celui qui, à une représentation de l'École des Femmes, par exemple, voyant Arnolphe recevoir un coup par la maladresse d'un lourdaud qu'il a pris à son service à cause de sa simplicité, rit, non parce que ce coup est comique et tout à fait en situation, mais parce que c'est un coup; le sot est encore celui qui, entendant le même Arnolphe faire à Agnès cette question d'un comique sublime:
Pourquoi ne m'aimer pas, madame l'impudente?
n'est point frappé de l'incomparable beauté du trait, mais ne prend plaisir qu'aux roulements d'yeux et aux contorsions du pauvre homme. Qu'un acteur, traversant le théâtre, vienne à trébucher par hasard et tombe sur son nez, le sot s'amusera de cette chute autant que de la comédie elle-même. Ce personnage sans éducation et sans esprit, ce sot, en trois lettres qui disent tout, on le rencontre assez souvent pour que tout le monde le connaisse; il se nomme «le marquis» dans la Critique de l'École des Femmes.
Nous connaissons à fond le pédant, nous avons tout à l'heure étudié et critiqué son rôle; dans Molière, son nom est «monsieur Lysidas».
Aussi loin du marquis que de M. Lysidas, aussi loin du sot que du pédant, voici maintenant la personne de goût: c'est celle qui, ayant un simple bon sens naturel, cultivé par le commerce du monde, dit Molière, et nous pouvons ajouter par le commerce des livres, «se laisse aller de bonne foi aux choses qui la prennent par les entrailles». Dans la Critique de l'École des Femmes il y a un homme de goût. Dorante, et une femme de goût, Uranie.
Voyons-les à l'œuvre. M. Lysidas avait dît: «Peut-on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des pièces de théâtre? Car enfin le nom de poème dramatique vient d'un mot grec qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poème consiste dans l'action; et dans cette comédie-ci il ne se passe point d'actions; et tout consiste en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace.» Que répond Dorante? «Les récits eux-mêmes sont des actions, suivant la constitution du sujet; d'autant qu'ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne intéressée, à Arnolphe, qui par là entre à tous coups dans une confusion à réjouir les spectateurs, et prend, à chaque nouvelle, toutes les mesures qu'il peut pour se parer du malheur qu'il craint.—Pour moi, ajoute Uranie, je trouve que la beauté du sujet de l'École des Femmes consiste dans cette confidence perpétuelle; et ce qui me paraît assez plaisant, c'est qu'un homme qui a de l'esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse, et par un étourdi qui est sou rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive.»
M. Lysidas avait dit encore: «Est-il rien de si peu spirituel ou, pour mieux dire, rien de si bas, que quelques mots où tout le monde rit, et surtout celui des enfants par l'oreille?»—«L'auteur, répond Dorante, n'a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l'homme.»
«La scène du valet et de la servante au-dedans de la maison n'est-elle pas d'une longueur ennuyeuse, et tout à fait impertinente?»—«Pour la scène d'Alain et de Georgette dans le logis, que quelques-uns ont trouvée longue et froide, il est certain qu'elle n'est pas sans raison, et de même qu'Arnolphe se trouve attrapé, pendant sou voyage, par la pure innocence de sa maîtresse, il demeure, au retour, longtemps à sa porte par l'innocence de ses valets, afin qu'il soit partout puni par les choses dont il a cru faire la sûreté de ses précautions.»
Ainsi, Dorante et Uranie ne s'en tiennent pas à la sensation de plaisir que la comédie de Molière leur a fait éprouver; ils ne se bornent pas à répondre à ceux qui l'attaquent: «Cette comédie est fort belle; je la trouve fort belle; n'est-elle pas en effet la plus belle du monde?» Ils rendent compte de leur sentiment: ils jugent, ils raisonnent; ils ont une réponse nette et précise à toutes les objections du dogmatisme.
Comment cela peut-il se faire? D'où viennent tant de fins aperçus, dont la variété piquante ne semble point impliquée dans la simple sensation du comique ni du beau? Où est le lien subtil entre l'impression agréable qui leur fait goûter l'École des Femmes, et les remarques si justes et si élégantes qui sortent de leur bouche sur la valeur dramatique des récits d'Agnès et d'Horace, sur la logique profonde de l'art de Molière et sur la haute portée psychologique et morale de ce qu'on appelle ses plaisanteries? Par quelle mystérieuse analyse ont-ils su tirer toutes ces choses du seul fait d'être émus et d'admirer?
L'explication du mystère se trouve dans l'union intime du goût avec l'intelligence; mais les lois de cette union, les conditions qui régissent les rapports de l'intelligence et du goût sont obscures.
Le jugement de goût est libre, en ce sens qu'il n'a rien de logique, ni par conséquent de nécessaire; il ne se fonde point (pour parler le langage de Kant) sur un concept, c'est-à-dire sur une idée qui, s'imposant à la raison avec autorité, engendre une conséquence forcée. Mais, de ce que le goût est libre par rapport aux prétendus principes, de ce qu'il ne dépend point de ces notions particulières de l'intelligence qu'on appelait autrefois règles et qu'on appelle aujourd'hui idéal, théories, etc., il ne s'ensuit pas que le goût soit indépendant de l'intelligence en général; au contraire: «Par cela même, dit Kant, que le jugement de goût ne peut être déterminé par des concepts et des préceptes particuliers, le goût est précisément, de toutes les facultés et de tous les talents, celui qui a le plus besoin d'une culture générale.»
Il n'y a point de goût sans intelligence, et sans une intelligence cultivée. Le sot n'a pas de goût, l'ignorant n'a pas de goût; le logicien qui s'est formé certaines idées et qui juge d'après ces idées, ne porte pas non plus un libre et pur jugement de goût: la véritable personne de goût, c'est cet homme poli, c'est cette femme distinguée, qui sent et qui juge à la fois, tout naturellement, sans savoir comment, de même qu'on respire sans effort et sans en avoir même conscience. Pour jouir d'une liberté raisonnable et digne de ce nom, le goût doit franchement accepter la tutelle et la suprématie de l'intelligence. La distinction si souvent faite entre la vraie liberté, qui se soumet à des lois, et la fausse liberté, qui prétend rejeter toute espèce de joug, est d'une profonde justesse. On obéit toujours à quelque chose: si ce n'est pas à la raison, c'est aux passions; si ce n'est pas à la science et à ses lumières, c'est à l'ignorance et à ses préjugés: en sorte que cette prétendue liberté sans frein n'est qu'une servitude inconsciente. Le goût, affranchi des règles tyranniques et des formules étroites, doit donc, s'il ne veut pas retomber dans une servitude pire encore, se soumettre à la souveraineté douce et libérale de l'intelligence.
Comment se fait la culture générale du goût? Elle se fait au moyen d'une étude comparée, aussi étendue et aussi approfondie qu'il se peut, des formes diverses que le beau a revêtues dans les différents âges et chez les différents peuples. Il faut faire, comme dit Sainte-Beuve, «son tour du monde», et se donner le spectacle des diverses littératures dans leur infinie variété.
Parmi les œuvres que nous présente l'histoire littéraire universelle, il y en a quelques-unes qui se recommandent particulièrement à notre attention par l'admiration générale et durable dont elles sont l'objet de la part des hommes. Cette admiration générale et durable est le seul indice extérieur que nous possédions pour savoir où est le beau, en dehors de l'impression produite sur notre sensibilité, et rien n'est plus faible qu'un tel criterium; car le consentement des hommes est sujet à des variations importantes et même à de complets revirements. L'histoire des réputations littéraires est à tout le moins l'histoire d'une onde, quand elle n'est pas l'histoire d'un flux et d'un reflux. Le XVIIIe siècle ne mettait pas Corneille à son rang et estimait Racine un peu plus qu'on ne le fait généralement aujourd'hui; Shakespeare est, de nouveau, très vivement discuté depuis quelques années, et les attaques de ses adversaires rencontrent une faveur secrète dans le public, las d'entendre toujours vanter ses perfections; la gloire d'Homère lui-même a eu ses périodes d'éclipse ou d'épreuve; le XIXe siècle n'a ni grandi ni diminué Molière, mais on a vu se produire, sous l'influence du romantisme, un changement de point de vue très curieux dans l'évaluation comparative de ses œuvres: deux comédies, le Malade imaginaire et Don Juan, ont acquis de nos jours une valeur que nos pères ne songeaient pas à leur attribuer.
Les écrivains dont les œuvres se recommandent ainsi par une beauté relativement universelle et éternelle (si ces expressions contradictoires peuvent être hasardées), constituent dans la république des lettres l'élite de ceux qu'on nomme les classiques. «On vante avec raison, dit Kant, les ouvrages des anciens comme des modèles, les auteurs en sont appelés classiques et forment, parmi les écrivains, comme une noblesse dont les exemples sont des lois pour le peuple... Le goût a besoin d'apprendre par des exemples ce qui, dans le progrès général de la culture, a obtenu le plus long assentiment, s'il ne veut pas redevenir bientôt inculte et retomber dans la grossièreté de ses premiers essais.»
Les classiques sont donc les grands exemplaires d'après lesquels surtout le goût doit se former; mais les classiques ne sont pas les anciens seulement, et le judicieux conseil de Kant n'est pas suffisamment large. Ce qui fait que la plupart des définitions de ce mot sont si peu satisfaisantes, c'est qu'on y introduit trop d'éléments négatifs, des conditions de régularité, de sagesse, de pondération, de mesure, qui les rendent étroites et exclusives. Sainte-Beuve l'a senti, et dans sa charmante causerie intitulée: «Qu'est-ce qu'un classique?» cherchant pour ce terme une définition flottante et généreuse, il dit excellemment:
«Un vrai classique, comme j'aimerais à l'entendre définir, c'est un auteur qui a enrichi l'esprit humain, qui en a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque mérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention sous une forme n'importe laquelle, mais large et grande, fine et sensée, saine et belle en soi; qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologismes, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges.»
Cette définition a l'avantage de s'appliquer aussi bien et même mieux encore à Shakespeare qu'à Racine. «Les plus grands noms qu'on aperçoit au début des littératures sont ceux qui dérangent et choquent le plus certaines idées restreintes qu'on a voulu donner du beau et du convenable en poésie. Shakespeare est-il un classique, par exemple? Oui, il l'est aujourd'hui pour l'Angleterre et pour le monde; mais du temps de Pope, il ne l'était pas.» Il en est de Molière comme de Shakespeare. «Le moins classique, en apparence, des quatre grands poètes de Louis XIV était Molière; on l'applaudissait alors bien plus qu'on ne l'estimait; on le goûtait sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait La Fontaine; et voyez après deux siècles ce qui, pour tous deux, en est advenu: bien avant Boileau, même avant Racine, ne sont-ils pas aujourd'hui unanimement reconnus les plus féconds et les plus riches pour les traits d'une morale universelle?»
Molière étant à nous, la consécration de sa qualité de classique par un étranger a naturellement plus de prix que toutes celles qu'il reçoit de la main des Français, et je ne veux pas manquer cette occasion de citer Gœthe de nouveau:
«Il ne faut pas étudier nos contemporains et nos rivaux, disait Gœthe, mais les grands hommes du temps passé, dont les ouvrages ont conservé depuis des siècles même valeur et même considération... S'il y a quelque part une poésie comique, Molière doit être mis au rang le plus glorieux dans la première classe des grands poètes comiques. Naturel exquis, soin des développements, habileté d'exécution, voilà les qualités qui règnent chez lui avec une harmonie parfaite; quel plus grand éloge peut-on faire d'un artiste?... Molière est un homme unique; ses pièces touchent à la tragédie. Son Avare, où le vice détruit toute affection, toute piété entre le père et le fils, a une profondeur extraordinaire et est tragique au plus haut degré... Dans une pièce de théâtre chaque situation doit être importante en elle-même et ouvrir une perspective sur une situation plus importante encore. Le Tartuffe est, sous ce rapport, un modèle. Quelle exposition que la première scène! Tout est intéressant dès le début et fait pressentir des événements graves. L'exposition de Minna de Barnhelm de Lessing est fort belle aussi; mais celle du Tartuffe est unique au monde, c'est en ce genre ce qu'il y a de plus excellent.»
L'étude comparée des formes littéraires les plus diverses, et particulièrement des formes classiques: voilà donc le moyen de cultiver le goût, cette «manière d'esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants»; ce que Pascal nommait l'esprit de finesse dans son opposition avec l'esprit géométrique.
Dans la comédie de Molière, la logique de M. Lysidas est sans prise sur la finesse de Dorante et d'Uranie; et, réciproquement, la finesse de Dorante et d'Uranie est sans influence sur la logique de M. Lysidas. En effet, l'esprit de finesse et l'esprit de géométrie ne peuvent rien l'un sur l'autre; la critique littéraire qui se fonde sur le goût et celle qui procède par voie de dialectique sont condamnées aune réciproque impuissance, «On voit à peine les choses de finesse, écrit Pascal; on les sent plutôt qu'on ne les voit; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes ... On ne peut les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède pas les principes et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrès de raisonnement.»
M. Lysidas, je veux dire l'esprit de géométrie, démontre que Molière n'est ni un comique ni un poète, à peu près comme on démontre le carré de l'hypoténuse: Uranie et Dorante, j'entends l'esprit de finesse, ne sont pas de cette force; il leur est absolument impossible de prouver que Molière est un poète comique; mais ils s'y résignent, en considérant que les vérités les plus simples, comme les vérités les plus hautes, ne sont pas susceptibles d'une démonstration rationnelle, et que pour prouver qu'il fait jour, comme pour prouver Dieu, il ne faut point raisonner, mais ouvrir les yeux et sentir. Les preuves les plus convaincantes de M. Lysidas sont perdues pour Dorante et pour Uranie, comme celles de ce sophiste qui niait le mouvement; les preuves les plus persuasives de Dorante et d'Uranie sont perdues pour M. Lysidas, comme le seraient celles d'un homme éloquent qui voudrait par ses discours expliquer et faire sentir la lumière à un aveugle. Le pouvoir que le texte a par lui-même pour remplir tous les hommes, sains de cœur et d'esprit, du sentiment de sa beauté, le commentaire ne l'a point pour rendre cette beauté sensible aux esprits rebelles et aux cœurs indifférents. Ceux qui ne reconnaissent pas le génie de Molière dans le Misanthrope, ne le découvrent point dans les analyses de la critique; ceux qui ne voient pas l'astre du jour au firmament, ne l'aperçoivent point à travers le prisme qui le décompose en sept couleurs.
Pénétré du sentiment de son impuissance, le goût se taira-t-il? Non. Quel que soit le peu d'effet immédiat de ses arguments, il a le droit et même le devoir de disputer, parce que, s'il n'a point de fondement logique, il est néanmoins fondé en raison. Croire qu'on a raison, avoir l'âme remplie d'une certitude intime qui défie tous les doutes, brûler du désir de la communiquer à autrui, être d'humeur batailleuse et même un peu intolérante: c'est là un caractère distinctif, essentiel, du pur jugement de goût, et il n'y a rien de plus faux dans l'ordre esthétique que la maxime: De gustibus non disputandum.
«Il est une vérité, dit Kant, dont, avant tout, il faut se bien convaincre: un jugement de goût en matière de beau exige de chacun la même satisfaction, sans se fonder sur un concept; et ce droit à l'universalité est si essentiel au jugement par lequel nous déclarons une chose belle, que, si nous ne l'y concevions pas, il ne nous viendrait jamais à la pensée d'employer cette expression; nous rapporterions alors à l'agréable tout ce qui nous plairait sans concept; car en fait d'agréable on laisse chacun suivre son humeur, et nul n'exige que les autres tombent d'accord avec lui sur son jugement de goût, comme il arrive toujours au sujet d'un jugement de goût sur la beauté... Le goût esthétique exige l'universalité pour chacun de ses jugements, et le dissentiment entre ceux qui jugent ne porte pas sur la possibilité de ce droit, mais sur l'application qu'on en fait dans les cas particuliers.»
Amusons-nous, pour animer ces abstractions par un exemple, à personnifier poétiquement le goût dans l'aimable Uranie de la Critique de l'École des Femmes, et supposons que cette femme d'esprit ait invité à sa table quelques critiques allemands.
Si entre les convives la discussion tombait, comme il arrive souvent même entre des convives philosophes, sur les qualités agréables d'un mets ou d'un vin, Uranie arrêterait la controverse en disant: «Messieurs, vous paraissez oublier ce que vous avez écrit dans vos livres, qu'en matière de goût physique il ne faut point disputer.» Et si, la conversation passant des vins d'Europe aux fleuves du nouveau monde, les buveurs échauffés agitaient en tumulte la question de savoir si le Tennessee se jette dans l'Ohio ou dans le Mississipi, Uranie terminerait encore le débat; elle enverrait Galopin chercher un atlas, et tout le monde serait bientôt renseigné et en paix. Mais, sur Molière, sur les choses de l'art, comment clore la dispute, et comment ne pas disputer? Si Uranie prétend que l'auteur du Tartuffe, du Misanthrope, de l'École des Femmes, est un grand comique, un grand poète, et si Guillaume Schlegel ou Jean-Paul le conteste, est-ce l'Esthétique de Hegel que Galopin ira chercher pour décider la question?
Il n'y a point d'idée du comique; il n'y a point d'idée du beau; il n'y a point d'idée de la poésie; mais il y a des intelligences qui comprennent diversement la poésie, le comique, le beau: la dispute est donc nécessaire, et la dispute est interminable.
Uranie cependant ne perd pas courage. Loin de se renfermer dans un vain et dédaigneux silence, elle accepte de bonne grâce la nécessité d'une discussion sans terme possible. Elle sait qu'elle ne convaincra pas directement des logiciens; mais elle sait aussi que plus ses idées seront nombreuses, variées, justes et frappantes, plus elle aura d'action lente et inavouée sur l'esprit des hommes savants qui l'écoutent et la contredisent. Oui, ce succès-là, elle peut raisonnablement l'espérer, et il vaut la peine qu'on le tente. C'est un défaut d'intelligence, il faut bien le reconnaître, qui tient caché aux regards de Schlegel, de Jean-Paul et de Hegel lui-même l'ordre particulier de beauté exprimé dans les comédies de Molière; avoir trop d'esprit, c'est exactement la même chose que de ne pas avoir assez d'esprit. Si leur intelligence est capable de s'agrandir et de se compléter, pourquoi Uranie ne contribuerait-elle pas à ce progrès par la richesse de sa conversation? Laissez-la parler, et peu à peu, sans qu'ils s'en rendent compte, sans qu'ils s'en limitent, l'esprit de ces profonds métaphysiciens deviendra plus libre et plus large, leurs préjugés touilleront, leur éducation s'achèvera. Ils se seront instruits à l'école de cette femme sensée et spirituelle. Alors, s'ils rouvrent Molière, peut-être seront-ils frappés de ses beautés; mais il se garderont bien de reconnaître qu'ils doivent cette révélation à Uranie, et ils continueront de disputer fort et ferme avec elle pour couvrir leur retraite et sauver l'honneur de la logique.
«On disputera fort et ferme de part et d'autre, sans que personne se rende:» tel est le programme des acteurs de la Critique de l'École des Femmes. Mais, quand la compagnie s'est dispersée et que chacun est rentré chez soi, c'est alors qu'on réfléchit et qu'on se rend tout bas à la raison. Si les disputes de goût ne laissent jamais sur la place un vainqueur et un vaincu, elles font quelque chose de bien plus utile: elles laissent dans l'esprit des adversaires des idées nouvelles qui germeront. Dans la discussion on s'échauffe, on n'écoute pas, on va au delà de sa pensée, et, croyant lui donner plus de force, en l'exagérant on l'affaiblit; mais, le soir, on se dit en se couchant: «Il pourrait bien y avoir quelque chose de vrai dans ce que j'entendais dire ce matin; voilà une idée qui ne m'était jamais venue; voilà un fait que j'ignorais; voilà un rapprochement nouveau qui m'a frappé; voilà un point de vue où je ne m'étais pas encore mis; il faudra songer à cela.» Là-dessus on s'endort, et, comme la nuit est bonne conseillère, on s'éveille ayant fait un pas de plus dans le chemin de la vérité.
Tel est le genre de victoire que l'éloquence du goût peut remporter. Uranie n'est point un géomètre, répétant la démonstration d'un théorème, remontant aux principes, redescendant aux conséquences, jusqu'à ce qu'il ait forcé la conviction: je la comparerais plutôt à un orateur sacré, plein de grâce et de modestie, qui compte sa propre parole pour rien et croit avoir fait par ses commentaires tout ce qu'il peut faire, s'il persuade à ses auditeurs de sonder d'un cœur et d'un esprit purs le texte de la Parole divine.
Le goût étant avec l'intelligence dans un rapport de dépendance très étroit, à mesure que l'intelligence se développe le goût se perfectionne. Mais que faut-il entendre par là? deux choses très différentes: d'une part, que le goût s'élargit; de l'autre, qu'il s'épure. La première de ces idées est claire comme le jour.
Le goût s'élargit; c'est tout simple: plus l'instruction d'un homme est étendue et son intelligence ouverte, plus il sait apprécier d'œuvres, d'écrivains, de styles, d'écoles, de littératures, de siècles, d'esprits nationaux, d'esprits individuels et de formes diverses de la beauté. Cette capacité de jouir de tout est une source de bonheur et une marque de sagesse. Le sage se défie de son jugement quand il blâme et s'y abandonne avec confiance quand il loue, sachant combien le blâme est plus commun, plus aisé, partant, plus sujet à erreur que l'éloge. «Si quelqu'un, écrit Kant, ne trouve pas beau un édifice ou un poème que vantent mille suffrages, il devra commencer à douter qu'il ait suffisamment cultivé son goût par la connaissance d'un nombre assez considérable d'objets de cette espèce.»
L'homme de goût, qui est en même temps un homme de sens, inquiet de voir qu'il ne comprend pas encore la beauté d'un ouvrage vanté de tout un peuple ou seulement de quelques personnes éclairées, garde un silence modeste; il doute de lui-même; il se demande, comme Kant le lui conseille, s'il a suffisamment cultivé son goût par l'étude et la comparaison des beautés de l'espèce dont il s'agit; puis il étudie, il compare, et attend d'avoir mieux compris. Il ne croît pas avoir raison contre tout le monde. Bien plus: qu'un seul bon juge loue ce qu'il condamne, il ne croira pas avoir raison contre lui; car il sait qu'il faut plus d'intelligence pour pénétrer jusqu'au beau que pour s'arrêter aux taches qui en obscurcissent la splendeur, et que, la laideur fût-elle dominante, il y a plus d'esprit dans la bonté qui cherche encore et découvre quelque chose à louer, que dans la sévérité facile qui condamne tout.
Nous comprenons trop bien aujourd'hui le perfectionnement du goût, en tant que ce perfectionnement est un progrès dans le sens de plus de libéralité et de largeur, pour qu'il soit utile d'insister sur ce point; rien de plus clair, encore une fois, que cette première idée: le goût s élargit.—Il n'en est pas de même de la seconde: le goût s'épure. Qui dit épuration dit le contraire d'élargissement, et la contradiction devient plus sensible encore si au mot «s'épure» on substitue le mot «s'affine». Comment le goût peut-il à la fois s'élargir et s'épurer, s'élargir et s'affiner?
Dans l'impossibilité de concilier ces deux termes, on a généralement supprimé l'un ou l'autre et créé ainsi une situation des plus nettes. Autrefois, on n'avait pas même l'idée que le goût dût devenir plus large par la culture. Trop de largeur était considéré plutôt comme un trait de nature, de barbarie, d'ignorance, et l'éducation avait pour but unique de rendre l'esprit plus délicat; les gens de goût alors étaient les dégoûtés.
Le type de l'homme de goût, ainsi entendu, est ce Damis dont Célimène a tracé pour tous les âges le portrait, dans le Misanthrope:
Depuis que dans la tête il s'est mis d'être habile.
Rien ne touche son goût, tant il est difficile;
Il veut voir des défauts à tout ce qu'on écrit,
Et pense que louer n'est pas d'un bel esprit;
Que c'est être savant que trouver à redire;
Qu'il n'appartient qu'aux sots d'admirer et de rire,
Et qu'en n'approuvant rien des ouvrages du temps
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
L'ancien dogmatisme enseignait qu'il y a un bon et un mauvais goût, déterminait les règles du bon goût et en montrait l'application dans un petit nombre de classiques qu'il proposait comme les seuls modèles, après les avoir corrigés. Mais cette vieille rhétorique est tombée en ruines le jour où une connaissance plus étendue des littératures a fait voir que les formes de l'art sont infiniment diverses, qu'il n'y a point d'étalon de la beauté, et que tout le principe de la distinction du bon et du mauvais goût se réduisait à cette prétention naïve: le bon goût, c'est le mien; le mauvais goût, c'est le vôtre.
Aujourd'hui, on évite de parler d'un bon et d'un mauvais goût, sentant combien il est difficile de mettre cette distinction à l'abri du reproche d'arbitraire et de lui donner un fondement rationnel. Tant qu'il s'agit d'admirer et de louer, nous avons dans le consentement d'un grand nombre d'hommes ou de quelques personnes éclairées un semblant de criterium, et dans cette réflexion, qu'il faut plus d'intelligence pour découvrir certaines qualités cachées que pour apercevoir des défauts superficiels, une règle assurément fort sage; mais, en matière de blâme, toute apparence de criterium et de règle nous manque absolument et nous errons à l'aventure dans les ténèbres de la pure subjectivité. L'impossibilité bien reconnue de concilier un goût pur avec un goût large nous a donc fait tomber dans l'autre extrême; nous avons supprimé l'idée importune d'épuration, et tandis qu'autrefois, les plus gens de goût étaient les plus dégoûtés, les plus gens de goût sont aujourd'hui ceux dont l'estomac est à toute épreuve comme le palais.
Où se trouve le secret de l'accord logique entre les deux grandes qualités contradictoires du goût? J'avoue que je ne le sais point; mais toutes deux sont légitimes, toutes deux doivent donc vivre et s'arranger ensemble comme elles pourront: supprimer l'une, c'est faire offense à la raison; supprimer l'autre, c'est faire violence à la nature.
Louons, aimons les beautés les plus diverses; mais conservons et affirmons hautement notre droit de blâmer, de haïr tout ce qui nous semble laid, mauvais, médiocre, faux, affecté, commun, prétentieux, vide, froid, déclamatoire, boursouflé, ridicule. En blâmant ainsi, nous pourrons nous tromper, je l'avoue, et nous tromper gravement; il pourra nous arriver de mettre notre aversion déclarée là même où un regard plus perçant et plus sûr nous fera découvrir plus tard des raisons d'admirer; mais qu'y faire? l'erreur est le redoutable privilège des êtres libres, et tout le domaine de l'art et du goût est un pays de liberté. Nous nous tromperons, soit; mais nous exercerons notre droit de censure: la perfection du sentiment littéraire est à ce prix, et qui n'est pas capable de vives impatiences et d'antipathies fortes n'est pas capable non plus de vraies admirations. Il est impossible de préconiser, au nom du goût, une tolérance universelle, une prodigalité banale de louanges qui n'est que de l'indifférence et qui, en peu de temps, émousse et supprime le sens même du beau.
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
En littérature, comme à table, il n'est pas de bon ton d'avoir un appétit goulu, et quand on me vante le grand goût de quelqu'un, il me semble toujours entendre les deux premières syllabes du nom de Grandgousier, père de Gargantua. Sainte-Beuve, après avoir recommandé aux libres esprits de faire leur tour du monde pour se donner le spectacle des littératures diverses dans leur variété infinie, ajoute: «Il faut choisir; la première condition du goût, après avoir tout compris, est de ne pas voyager sans cesse, mais de s'asseoir une fois et de se fixer. Rien ne blase et n'éteint plus le goût que les voyages sans fin. L'esprit poétique n'est pas le Juif errant.»
Voltaire n'avait pas tort de trouver qu'on ne perd rien à être difficile, et qu'il n'y a en poésie de vrai plaisir que pour les connaisseurs que la culture de leur esprit et la finesse de leur organisation rendent le plus sensibles à toutes sortes de défauts. Quand, par exemple, Gœthe déclare que Klopstock n'avait aucun talent pour peindre le mon le matériel; quand il trouve ridicule cette ode le poète suppose une course entre la muse allemande et la muse britannique; quand il ne peut supporter «l'image qu'offrent ces deux jeunes filles, courant à toutes jambes en faisant de grands pas et en soulevant la poussière avec leurs pieds»: il est certain qu'à ce moment-là Gœthe éprouve moins de plaisir que Mme de Staël, qui traduit avec enthousiasme cette même ode et proclame fort heureux tout ce que Gœthe juge ridicule. Mais cet avantage que Gœthe perd un moment, il le recouvre an centuple le moment d'après, quand la lecture d un pur chef-d'œuvre de l'art grec fait couler à longs traits dans tous ses sens et dans son âme des délices que probablement ne goûta jamais Mme de Staël.
Les délicats sont malheureux;
Rien ne saurait les satisfaire,
a dit La Fontaine: non, ils sont heureux à leurs heures, et ils préfèrent leurs rares et vives jouissances à celles des esprits faciles que tout satisfait.
L'antinomie qui rend le problème du goût logiquement insoluble apparaît aussi sous la forme d'une contradiction naturelle entre l'intelligence et la sensibilité.
L'intelligence est froide; c'est une lumière sans flamme; elle ne s'étonne et ne s'offense de rien, parce qu'elle comprend tout, et, par la même raison, elle n'admire et ne loue jamais que modérément: grand signe de médiocrité chez un critique, s'il faut en croire Vauvenargues. «L'enthousiasme, disait Suard, est la seule manière de sentir les arts; qui n'est que juste, est froid.» La sensibilité, au contraire, est une source d'erreurs pour la critique, mais en même temps c'est un principe de vie.
«Qu'est-ce que la sensibilité, s'écrie Diderot, qui s'y connaissait, sinon cette disposition compagne de la faiblesse des organes, suite de la mobilité du diaphragme, de la vivacité de l'imagination, de la délicatesse des nerfs, qui incline à perdre la raison, à exagérer, à mépriser, à dédaigner, à n'avoir aucune idée précise du vrai, du bon et du beau, à être injuste, à être fou? Multipliez les âmes sensibles, et vous multiplieriez dans la même proportion les éloges et les blâmes outrés.» Diderot n'a point tort de maudire la sensibilité comme une source d'erreurs: mais Mlle de Lespinasse a raison de l'exalter comme un principe de vie:
«Si je suis exagérée, écrivait cette femme passionnée, je ne suis jamais exclusive, et savez-vous pourquoi? c'est que c'est mon âme qui loue, c'est que je hais le dénigrement, et que d'ailleurs je suis assez heureuse pour aimer à la folie les choses qui paraissent le plus opposées... J'aimerai le paisible, le doux Gessner; il portera le calme et la paix dans mon âme; et j'adorerai le passionné Jean-Jacques, parce qu'il agitera mon âme ... je l'aimerai même pour ses défauts; je lui saurai gré de me séduire au point de m'égarer... J'admirerai dans Clarisse la noble simplicité de Richardson; et dans Marivaux j'irai jusqu'à aimer sa manière et même son affectation, qui est souvent originale et piquante, et qui est toujours spirituelle. J'aime Racine avec passion, et il y a dans Shakespeare des morceaux qui m'ont transportée; et ces deux hommes-là sont absolument opposés: on est attiré, entraîné par le goût de Racine, par l'élégance, la sensibilité et le charme de sa diction; et Shakespeare dégoûte, rebute par la barbarie de son goût; mais aussi on est enlevé, surpris, frappé de la vigueur de son originalité et de son élévation dans de certains endroits: oh! permettez-moi donc d'aimer l'un et l'autre. J'aime la naïveté, la simplicité de La Fontaine, et j'aime aussi le fin, l'ingénieux et le spirituel Lamotte. Enfin, je ne finirais point, si je parcourais tous les genres; car je dirais que je raffole du bon Plutarque et que j'estime le sévère La Rochefoucauld; j'aime le décousu de Montaigne, et j'aime aussi l'ordre et la méthode d'Helvétius... Souffrez que je dise, que je répète que je ne juge rien, mais que je sens tout; et c'est ce qui fait que vous ne m'entendez jamais dire: Cela est bon, cela est mauvais; mais je dis mille fois par jour: J'aime; oui, j'aime et j'aimerai à aimer autant que je respirerai, et je dirai de tout, ce que disait une femme d'esprit en parlant de ses neveux: «J'aime mon neveu l'aîné parce qu'il a de l'esprit, et j'aime mon neveu le cadet parce qu'il est bête.»
La contradiction que Mlle de Lespinasse essayait de se faire pardonner, l'amour des choses les plus opposées, n'a rien qui choque notre goût moderne, habitué en ce genre à tous les excès et à tous les paradoxes. Mais comment concilier l'esprit de largeur, propre à l'intelligence, avec la sensibilité, lorsque celle-ci, au lieu de tout aimer avec un généreux enthousiasme, se dégoûte et s'irrite, exclut, préfère et choisit? Encore une fois je ne concilie point ces deux choses, je constate seulement leur coexistence et j'en affirme la nécessité. Tout critique complet doit unir l'intelligence, qui admet tout parce qu'elle comprend tout, avec la sensibilité, qui a ses étroitesses naturelles. La critique littéraire n'est pas une science; elle ne possède pas la certitude logique et elle a de quoi s'en consoler, puisque ce qu'elle perd de ce côté-là elle le regagne en originalité personnelle, en éloquence, j'allais dire en invention et en génie: qu'elle prenne donc franchement son parti d'une condition si acceptable, et qu'elle réclame en toutes lettres son droit d'erreur, le droit qu'elle a de se tromper, qui n'est autre chose en définitive que le droit même de la liberté.
Est-il donc si difficile de consentir à être homme, c'est-à-dire faillible et limité? Non seulement personne n'a l'âme assez bonne pour apercevoir dans chaque œuvre de la médiocrité ce coin de talent, qu'avec un peu de patience, disait Mme de Sévigné, on finit toujours par découvrir; mais personne n'a l'esprit assez grand pour comprendre et pour aimer toutes les œuvres du génie. Mlle de Lespinasse a beau dire, elle avait ses limites, elle aussi. Si nous faisons candidement notre examen de conscience, nous découvrirons dans l'art et dans la littérature plus d'un auteur du premier ordre, auquel nous rendons bien par convenance le tribut de notre hommage avec le reste du genre humain, mais que nous ne pouvons pas aimer d'un amour vraiment personnel et sincère. Et ce ne sont pas seulement les esprits inférieurs qui ont ces bornes-là: les plus grands et les plus forts n'échappent point à ce que j'ose à peine appeler une faiblesse en songeant combien cette faiblesse est naturelle; si naturelle, en vérité, qu'un homme qui en serait exempt serait en dehors de l'humanité, soit au-dessus d'elle une pure intelligence, soit au-dessous d'elle une chose insensible.
Reculons tant que nous pourrons nos limites, mais ayons la bonne foi de les reconnaître et le bon sens de les accepter. Il n'est pas plus possible qu'un homme ait tous les goûts qu'il n'est possible qu'un homme possède toutes les vérités. Les uns sont attirés par la perfection et la grâce, les autres par la puissance et la grandeur; celui-ci par Racine, par Raphaël et par Mozart, celui-là par Corneille, par Michel-Ange et par Beethoven; vous préférez Shakespeare et les romantiques clartés de la lune (je répète le refrain de la chanson de Heine): nous aimons mieux Molière et l'éclat du soleil. Qui aime tout également n'aime rien, et cette belle équité dont il se vante n'est que l'équité de l'indifférence.
Notre siècle a vu se former une grande école de critique littéraire qui, frappée de l'incertitude des jugements de goût et convaincue du néant de tout dogmatisme, a dit: A quoi bon la sensibilité? l'intelligence suffit. La sensibilité ne peut que nuire en mêlant ses fumées à la pure lumière de la science. Les choses sont ce qu'elles sont, et nous n'y changerons rien. N'est-ce pas assez de savoir pourquoi les choses sont ce qu'elles sont? Que pouvons-nous désirer de plus? Quelle paix cette intelligence donne au cœur de l'homme! Et quelle faiblesse de s'étonner, de s'impatienter, de s'indigner, d'avoir des dédains, des exclusions, d'avoir même des faveurs et des préférences!
L'école historique a donc tenté d'éliminer de la critique littéraire cette cause d'erreur, la sensibilité, de n'admettre que l'intelligence pure et simple des faits, et de reconstituer ainsi l'édifice de la science sur des bases solides et positives; mais proscrire la sensibilité de la critique, c'est tuer son âme: malgré tous ses efforts, l'école historique ne pouvait pas le faire et ne l'a point fait.
D'ailleurs, on ne la remerciera jamais assez des services que sa ferme raison nous a rendus. En aucun temps, la critique littéraire n'a montré un plus libéral esprit d'intelligence, de sympathie, d'hospitalité universelle, que celui qui ranime depuis une soixantaine d'années. Comme elles sont loin de nous ces querelles qui passionnaient nos pères, querelle des anciens et des modernes, querelle des classiques et des romantiques, querelle des nationaux et des étrangers! Nous avons appris à aimer les anciens et les modernes, les classiques et les romantiques, les auteurs de notre patrie et ceux des pays étrangers. Nous croyons à la fraternité des peuples (au moins dans le domaine des choses de l'esprit), à la fraternité des grands hommes, sinon des hommes, à la fraternité de tous les génies et de toutes les gloires. Nous sentons que nous sommes «concitoyens de toute âme qui pense[1]», et nous savons voir dans les premiers poètes de chaque contrée les poètes du genre humain.
Nous ne fabriquons plus avec nos préjugés, nos passions exclusives et nos idées étroites, un certain type artificiel du beau, appelé modèle ou idéal, pour y comparer pédantesquement les œuvres que nous voulons juger: nous nous élançons sur les ondes de la réalité toujours changeante; nous parcourons sa surface et nous en admirons l'immensité, nous plongeons dans son sein et nous sommes éblouis des richesses infinies de cet abîme sans fond.
CHAPITRE IV
LE COMIQUE ET LA POÉSIE DANS MOLIÈRE ET DANS SHAKESPEARE
L'imitation de la nature recommandée par Shakespeare et par Molière.—Comment Shakespeare n'a pas suivi son propre précepte dans ses comédies.—Comment Molière est supérieur à tous les autres poètes comiques par la vérité de ses traits.—Rareté des jeux d'esprit dans son théâtre.—Sérieux de Molière et de l'esprit français.—Que néanmoins la raison de Molière et du XVIIe siècle n'est pas la plus haute qui se puisse concevoir.—La poésie de Molière.—Différence entre la fantaisie et la poésie.—La pastorale dans Shakespeare et dans Molière.—Jugements de Victor Hugo et de Sainte-Beuve sur le style de Molière.—Poésie du Misanthrope.
La chose est entendue, il n'y a point d'autre méthode en critique littéraire que l'usage libre et intelligent du goût, avec les périls d'erreur auxquels la liberté est toujours exposée, avec l'esprit de prudence que l'expérience acquiert, avec les lumières que donne l'instruction en général et particulièrement l'histoire. Schlegel et les autres théoriciens de la comédie ont incontestablement le droit de dire tout ce qu'ils pensent et sentent; la seule chose que nous leur ayons retirée, c'est l'impertinente prétention de présenter leurs jugements sous la forme rigoureuse de propositions scientifiques et logiques.
Nous choisirons dans Shakespeare et dans Molière, pour les étudier et les comparer au point de vue du goût, quelques parties de leur talent comique, poétique et dramatique; mais auparavant il est opportun de dire un mot des idées littéraires de ces deux auteurs.
Reconnaissons d'abord que ni l'un ni l'autre ne peut être égalé à Aristophane pour la finesse, la vivacité, la portée de l'esprit critique en littérature. La polémique du pamphlétaire athénien contre les innovations d'Euripide, quelque opinion qu'on ait sur le fond du débat, est, par l'importance de la question comme par l'ardeur de la querelle, quelque chose de plus relevé et de plus sérieux que les escarmouches de Molière contre les mauvais poètes de son temps, les cuistres, les femmes savantes et les précieuses. Quant à Shakespeare, nous avons maintes fois constaté à son honneur le caractère exclusivement pratique de son activité créatrice et sa profonde indifférence pour les disputes de goût. Aussi le peu qu'on trouve de critique littéraire dans son théâtre a-t-il relativement peu de valeur. Nous pourrions relever dans Timon d'Athènes, dans le Songe d'une nuit d'été, dans Peines d'amour perdues, quelques passages sur les poètes et sur la poésie: ils n'ont guère d'importance. On se rappelle peut-être[1] avec quelle majesté le Temps en personne, dans le Conte d'hiver, vient revendiquer son indépendance contre les pédants qui voudraient assujettir le drame à la règle étroite des vingt-quatre heures; mais la page de littérature la plus intéressante qui soit dans tout le théâtre de Shakespeare, c'est la célèbre allocution d'Hamlet aux comédiens:
«Dites, je vous prie, cette tirade comme je l'ai prononcée devant vous, couramment; mais si vous la braillez, comme font beaucoup de nos acteurs, j'aimerais autant faire dire mes vers par les crieurs de la ville. N'allez pas non plus trop scier l'air en long et en large avec vos bras; mais usez de tout sobrement; car, au milieu même du torrent de la tempête et du tourbillon de la passion, vous devez avoir et conserver une modération qui lui donne de l'harmonie. Oh! cela me blesse jusqu'au fond de l'âme d'entendre un robuste gaillard, à perruque échevelée, mettre une passion en lambeaux, en vrais haillons, pour fendre les oreilles du parterre, qui généralement n'apprécie qu'une pantomime absurde et le bruit. Je voudrais faire fouetter ce gaillard-là qui exagère ainsi le matamore... Ne soyez pas non plus trop châtiés, mais que votre propre discernement soit votre guide: mettez l'action d'accord avec la parole, la parole d'accord avec l'action, en vous appliquant spécialement à n'outrepasser jamais la nature; car toute exagération s'écarte du but du théâtre, qui, dès l'origine comme aujourd'hui, a été et est encore de présenter, pour ainsi dire, un miroir à la nature, de montrer à la vertu ses propres traits, à l'infamie sa propre image, à chaque âge et à chaque transformation du temps sa figure et son empreinte. Si l'expression est affaiblie ou exagérée, elle aura beau faire rire l'ignorant, elle choquera à coup sûr l'homme judicieux, dont la critique a, fût-il seul, plus de poids que l'opinion d'une salle entière. Oh! j'ai vu jouer des acteurs, j'en ai entendu louer hautement, qui n'avaient ni l'accent ni la tournure d'un chrétien, d'un païen, d'un homme! Ils se carraient et beuglaient de telle façon que, pour ne pas offenser Dieu, je les ai toujours crus fabriqués par quelque manouvrier de la nature, qui, voulant faire des hommes, avait manqué son ouvrage, tant ces gens-là imitaient abominablement l'humanité!»
Restez fidèles à la nature: telle est la recommandation que Shakespeare fait aux comédiens, et, du même coup, aux poètes dramatiques.—C'est exactement ce que dit Molière, avec moins d'ampleur et d'éloquence, sous une forme plus familière et plus comique. Et notons bien qu'en parlant ainsi, ces deux grands hommes faisaient un acte de raison indépendante et d'opposition au goût de leur siècle.
Dans les Précieuses ridicules, le marquis de Mascarille se vante d'avoir fait une comédie. «A quels comédiens la donnerez-vous? lui demande une des deux pecques provinciales à qui il fait visite.—Belle demande! aux grands comédiens (c'est-à-dire à ceux de l'Hôtel de Bourgogne). Il n'y a qu'eux qui soient capables de faire valoir les choses; les autres sont des ignorants qui récitent comme l'on parle; ils ne savent pas faire ronfler les vers et s'arrêter au bel endroit: et le moyen de connaître où est le beau vers, si le comédien ne s'y arrête et ne vous avertit par là qu'il faut faire le brouhaha?»
Dans l'impromptu de Versailles, Molière, qui se met personnellement en scène, donne à ses comédiens, toujours sous une forme ironique, la leçon de déclamation qu'on va lire:
«J'avais songé une comédie où il y aurait eu un poète, que j'aurais représenté moi-même, qui serait venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de la campagne. «Avez-vous, aurait-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage? car ma pièce est une pièce...—Eh! monsieur, auraient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé.—Et qui fait les rois parmi vous?—Voilà un acteur qui s'en démêle parfois.—Qui? ce jeune homme bien fait? Vous moquez-vous? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre, un roi, morbleu! qui soit entripaillé comme il faut, un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu'un roi de taille galante! Voilà déjà un grand défaut; mais que je l'entende réciter une douzaine de vers.» Là-dessus le comédien aurait récité quelques vers du roi de Nicomède:
Te le dirai-je, Araspe? il m'a trop bien servi;
Augmentant mon pouvoir...
le plus naturellement qu'il aurait été possible. Et le poète: «Comment? vous appelez cela réciter? C'est se railler: il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi:
Te le dirai-je, Araspe? etc.
Voyez-vous cette posture? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l'approbation et fait faire le brouhaha.—Mais, monsieur, aurait répondu le comédien, il me semble qu'un roi qui s'entretient tout seul avec son capitaine des gardes parle un peu plus humainement, et ne prend guère ce ton de démoniaque.—Vous ne savez ce que c'est. Allez-vous-en réciter comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun ah! Voyons un peu une scène d'amant et d'amante.» Là-dessus une comédienne et un comédien auraient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace:
Iras-tu, ma chère âme, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur?
—Hélas! je vois trop bien, etc.
tout de même que l'autre, et le plus naturellement qu'ils auraient pu. Et le poète aussitôt: «Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille, et voici comment il faut réciter cela:
Iras-tu, ma chère âme...
Non, je le connais mieux...
Voyez-vous comme cela est naturel et passionné? Admirez ce visage riant qu'elle conserve dans les plus grandes afflictions.»
Lorsque Oronte a récité son sonnet, que lui dit Alceste?
Vos expressions ne sont point naturelles...
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité.
Ce n'est que jeu de mots, qu'affectation pure,
Et ce n'est point ainsi que parle la nature.
La nature, la vérité: voilà le mot d'ordre de Molière et de Shakespeare comme chefs de troupes et comme poètes; voilà toute leur rhétorique.
Mais, eux-mêmes, sont-ils restés toujours fidèles à cette grande devise? leur pratique a-t-elle été de tout point conforme à leur doctrine?
Les tragédies de Shakespeare sont hors de la question. Shakespeare est dans son théâtre tragique un peintre sans égal de l'humanité. Il ne s'agit ici que de ses comédies proprement dites. Or, il faut le reconnaître, l'usage de la comédie shakespearienne n'est point d'être fidèle à la nature, et il convient d'ajouter que tel n'est pas non plus son principe. La fantaisie, je veux dire l'imagination capricieuse et le pur bel esprit, dans les situations, les personnages, les incidents, le dialogue, les mots, caractérise ces œuvres plus charmantes que solides.
Il y a de ce fait deux ou trois bonnes raisons. D'abord, les comédies de Shakespeare appartiennent presque toutes à la jeunesse du poète, à une période d'imitation et d'apprentissage où son génie subissait encore l'influence italienne et celle des écrivains à la mode dans son pays, particulièrement de ce fameux John Lilly qui a joué en Angleterre un rôle analogue à celui des précieux et des précieuses en France.—A cette considération, qui n'a que la valeur d'une excuse, joignons-en une autre, beaucoup plus importante: la tragédie shakespearienne ayant (à la différence de notre tragédie classique) une couleur très prononcée de réalisme, la comédie ne pouvait avoir sa raison d'être qu'à la condition de se faire plus ou moins idéale et fantastique; c'est le point si bien mis en lumière par M. Guizot[2].—J'ajouterai enfin, en ce qui touche l'art de jouer sur les mots, cette «affectation» si choquante pour le goût d'Alceste et de Molière, parce qu'elle s'écarte de «la nature» et de «la vérité», que la langue anglaise se prête complaisamment à ce genre d'abus et qu'elle offrait dans ses richesses mêmes une tentation perpétuelle à Shakespeare, de même que la langue grecque à Aristophane et la langue espagnole à Calderon. Des auteurs qui écrivaient en latin, langue au moins aussi grave que le français, Térence et Plaute, n'ont pas su résister à l'attrait des jeux de mots; il faut croire que cette séduction est bien puissante sur l'esprit des poètes comiques. Les allitérations, les calembours, les équivoques, les cliquetis de sons analogues, les bizarres associations d'idées, en un mot l'usage et l'abus de l'esprit sous toutes ses formes, composent une partie essentielle du talent et sont un des ressorts principaux du rire, non seulement chez Shakespeare, mais chez tous les poètes comiques avant Molière et chez la plupart de ceux qui lui ont succédé[3].
Molière, en ce point, fait exception. Je ne me contenterai pas de remarquer historiquement que sa pratique diffère de celle des autres poètes; j'aurai assez de confiance en mon goût pour oser soutenir qu'elle appartient à un art supérieur, et s'il y a jamais eu un jugement esthétique qui soit légitime et sûr, c'est celui-là.
Rien n'est plus charmant que l'esprit; mais, réduit à lui-même, rien n'est plus vide de substance et de réalité; c'est une chose conventionnelle et passagère, qui varie d'un lieu à un autre, d'un temps à un autre, et change avec la mode; les traits d'esprit que nous pouvons saisir encore dans le théâtre d'Aristophane nous laissent complètement froids aujourd'hui. La nature seule existe et reste éternellement la même. Étant donné un personnage ou une situation, un écrivain de belle humeur et d'imagination vive trouvera sans peine une quantité de traits d'esprit qui éblouiront, amuseront ses contemporains, et ne seront plus compris des autres âges; un écrivain profond découvrira par le génie, la patience et l'étude un petit nombre de traits de nature qui seront toujours vrais. L'instinct qui nous fait mesurer (en partie du moins) notre estime pour une œuvre d'art au degré de l'effort dépensé et de la difficulté vaincue, n'est point un sentiment trompeur; il est fondé sur cette notion très juste, que la vraie beauté est une perle de grand prix cachée au fond des mers et hors de la portée des lutteurs sans courage et des plongeurs superficiels.
Le comique de Molière est naturel, réel, ou, pour employer un terme que je n'évite ni ne cherche, mais dont je me sers volontiers quand il s'offre, à cause de sa parfaite précision, il est objectif; c'est-à-dire qu'il nous fait l'effet d'être non dans l'esprit du poète, mais dans les choses et dans les hommes: il n'y a pas moyen de qualifier d'un mot plus juste ni de mieux louer son génie, et là est le secret de sa supériorité sur tous les autres poètes comiques.
Faut-il rappeler quelques exemples? Sganarelle, improvisé médecin, reçoit la visite de Léandre, et d'abord lui tâte le pouls. «Voilà un pouls qui est fort mauvais.—Je ne suis point malade, monsieur, et ce n'est pas pour cela que je viens à vous.—Si vous n'êtes pas malade, que diable ne le dites-vous donc?» Cette exclamation n'est pas une simple drôlerie, elle a en soi une valeur, parce qu'elle exprime naïvement la vanité de la médecine; elle est de plus dans la donnée du caractère de Sganarelle, elle en sort naturellement, j'allais dire nécessairement: c'est un trait de logique et non de fantaisie. Des mots comme le fameux «Sans dot!» d'Harpagon, ou «Que diable allait-il faire dans cette galère?» sont au-dessus des traits d'esprit, de toute la distance qui sépare les faux brillants de la vérité nue et l'artifice de la nature.
Je ne prétends pas qu'en cherchant bien on ne pût trouver çà et là dans le théâtre de Molière des traits sans valeur morale et sans autre prétention que d'assaisonner agréablement le dialogue; mais on les compterait, tant ils sont rares! Tel est, par exemple, ce spirituel duo de Covielle et de Cléonte dans le Bourgeois gentilhomme:
«Peut-on rien voir d'égal, Covielle, à cette perfidie de l'ingrate Lucile?—Et à celle, monsieur, de la pendarde de Nicole?—Après tant de sacrifices ardents, de soupirs et de vœux que j'ai faits à ses charmes!—Après tant d'assidus hommages, de soins et de services que je lui ai rendus dans sa cuisine!—Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux!—Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle!—Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la chérir plus que moi-même!—Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la broche à sa place!»
Les calembours s'appellent dans la langue de Molière des turlupinades; voici ce qu'il en pensait.
Élise, dans la Critique de l'École des Femmes, entre la première chez Uranie et cause avec sa cousine des divers visiteurs qui viennent habituellement la voir. «Je goûte ceux qui sont raisonnables, dit la sage Uranie, et me divertis des extravagants.—Ma foi, répond Élise avec vivacité, les extravagants ne vont guère loin sans vous ennuyer, et la plupart de ces gens-là ne sont plus plaisants dès la seconde visite. Mais, à propos d'extravagants, ne voulez-vous pas me défaire de votre marquis incommode? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, et que je puisse durer à ses turlupinades perpétuelles?—Ce langage est à la mode, et on le tourne en plaisanterie à la cour.—Tant pis pour ceux qui le font et qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur! La belle chose de faire entrer aux conversations du Louvre de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des Halles et de la place Maubert! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans! et qu'un homme montre d'esprit quand il vient vous dire: «Madame, vous êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil», à cause que Boneuil est un village à trois lieues d'ici! Cela n'est-il pas bien galant et bien spirituel? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n'ont-ils pas lieu de s'en glorifier?—On ne dit pas cela aussi comme une chose spirituelle; et la plupart de ceux qui affectent ce langage savent bien eux-mêmes qu'il est ridicule.—Tant pis encore, de prendra peine à dire des sottises et d'être mauvais plaisant de dessein formé! Je les tiens moins excusables; et si j'en étais juge, je sais bien à quoi je condamnerais tous ces messieurs les turlupins.»
Plus loin, Dorante dit au marquis déclarant qu'il n'a pas trouvé le moindre mot pour rire dans toute l'École des Femmes: «Pour toi, marquis, je ne m'en étonne pas: c'est que tu n'y as point trouvé de turlupinades.»
La plus belle devise de l'art de Molière, celle qu'il faudrait choisir entre toutes comme épigraphe pour une édition de ses œuvres, c'est la réponse déjà citée de Dorante à Lysidas critiquant dans l'École des Femmes un mot qu'il qualifie de plaisanterie basse: L'auteur n'a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l'homme.
Cette préoccupation constante de la nature et de la vérité trahit chez notre grand comique une disposition d'esprit bien autrement sérieuse que l'humeur fantasque et folâtre, qui est chez tous les autres auteurs de comédies la source principale du plaisir qu'on goûte à les lire. La lecture de Molière est une fête moins pour l'imagination que pour la raison. La logique règne dans la conduite des événements comme dans la contexture des scènes; le hasard, arbitre souverain du sort des personnages chez Plaute, Shakespeare et la plupart des comiques, est éliminé ou ne joue un rôle que dans les dénouements défectueux et sacrifiés: c'est l'intelligence subtile, c'est la volonté persévérante qui d'ordinaire lèvent les obstacles et dissipent les contre-temps. La victoire est toujours au plus habile, au plus prudent, au plus sensé. Et ce n'est pas seulement par la leçon finale qui résulte des faits, mais encore par de véritables sermons placés tout exprès dans la bouche des Cléantes et des Aristes, que les comédies de Molière sont la glorification du bon sens.
Tout ce qui est paradoxal et outré, tout ce qui s'écarte, dans l'ordre moral comme dans l'ordre intellectuel, des règles de la nature, est dénoncé et raillé par lui. Il semble que ce soit pour la définition de son théâtre qu'ont été écrits ces jolis vers de Marie-Joseph Chénier:
C'est le bon sens, la raison qui fait tout,
Vertu, génie, esprit, talent et goût.
Qu'est-ce vertu? raison mise en pratique;
Talent? raison produite avec éclat;
Esprit? raison qui finement s'exprime;
Le goût n'est rien qu'un bon sens délicat,
Et le génie est la raison sublime.
Cette poétique, prenons-y garde, est la vraie poétique française. Si le siècle de Louis XIV est le plus grand et le plus beau de notre histoire littéraire, c'est apparemment parce que le génie national a trouvé alors sa plus complète expression; or le caractère de la littérature du grand siècle, c'est la suprématie de la raison. Aimez donc la raison, disait Boileau,
Que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
Rien de moins léger, rien de plus grave au fond que la littérature française.
Si cela est vrai de la littérature, il faut savoir remonter de l'effet à la cause et oser dire, en dépit du paradoxe: rien de moins léger, rien de plus grave au fond que l'esprit français. La surface trompe, il est vrai; les Français ont la coquetterie de la légèreté: c'est qu'ils redoutent l'ennui et haïssent la pédanterie; ils se font donc aimables et veulent paraître frivoles pour mieux plaire. Mais pénétrez sous cette enveloppe que la politesse leur impose: vous serez étonnés de voir combien graves sont leurs goûts, combien solide est leur esprit, et comme la nourriture qu'il exige et peut seule supporter longtemps est excellente et substantielle.
Quelles sont les comédies de Molière que les Français apprécient surtout? Les plus sérieuses, celles que recommande à la raison et au cœur soit la portée de renseignement moral exprimé ou sous-entendu, soit même le pathétique de quelques situations, au risque de compromettre un peu la gaieté et la joie. Les étrangers ne sont point de notre avis; leurs professeurs d'art poétique nous reprochent d'aimer moins la «gaie science» que la satire, et, à l'inverse de Boileau, ils préfèrent le sac de Géronte aux discours d'Alceste. Un amusant imbroglio, des situations bouffonnes, des mots pour rire, cela suffit à nos voisins; si le style est poétique, ils n'en demandent pas davantage pour appeler la pièce un chef-d'œuvre; ils n'exigent pas qu'elle renferme une leçon ou une étude. Mais nous, il nous faut de la raison; il nous en faut même dans le vaudeville et dans la farce, il nous en faut jusque dans les caricatures. Une folie soi-disant aristophanesque peut être soutenue quelque temps au théâtre par les acteurs; mais elle n'aura point droit de cité dans notre littérature si l'on n'y découvre pas le coin de philosophie.
Il y a une chose en particulier qui ne saurait entrer dans le cerveau des Français: c'est la fantaisie, le caprice sans but et sans règle. Ils veulent tout comprendre, même ce que les grands humoristes ont écrit pour jeter un défi à la raison. Ils se creusent la tête pour trouver le sens du Pantagruel. Ils cherchent avec le même sérieux dans les albums de Topffer où est l'épigramme, la satire, l'argument, et, s'ils ne l'aperçoivent pas, les pures extravagances de l'imagination sont impuissantes à leur dilater la rate. Leur rire est toujours un jugement, un témoignage de satisfaction rendu par l'esprit à l'esprit, avec beaucoup de vivacité, comme tout ce qu'ils font, mais l'opération de la logique n'en est pas moins complète; l'Allemand, au contraire, rit d'abord, ce qui est plus sûr: car, s'il lui fallait commencer par comprendre, il rirait trop longtemps après[4]. L'Anglais parcourant le Punch, avant même de savoir de quoi il s'agit, est capable de s'amuser, comme un enfant, au seul aspect d'un contraste ou d'une disproportion, d'une jambe maigre comme un fuseau et d'une figure démesurément bouffie... Les étrangers, en cela, sont moins raisonnables que nous, mais sont peut-être plus heureux. Le seul vrai rire est le rire enfantin; si les Français étaient plus gais naturellement, auraient-ils donc besoin qu'on fit une si grande dépense d'esprit pour les faire rire? Selon une remarque profonde de Vinet, les natures les plus sensibles au ridicule ne sont pas celles dont la gaieté est la plus franche.
Voilà le fond du procès que le goût allemand fait à Molière. On reproche à notre grand philosophe d'être trop raisonnable, en d'autres termes, de n'être pas assez poétique. Ulrici trouve contraire à l'esprit de la vraie poésie et de la vraie comédie, comme de la saine morale, que le bon sens pratique et les calculs intéressés d'une prudence terre à terre remportent toujours la victoire au dénouement. Les sages auxquels Molière aime à donner la parole pour les mettre en opposition avec les sots et les fous de son théâtre, et qui prêchent si judicieusement la mesure et la règle en toute chose, paraissent à nos voisins au moins inutiles et ennuyeux. La comédie, disent-ils, se rapproche par là beaucoup trop du poème didactique, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus prosaïque en fait de prose rimée, et ils opposent à l'esprit satirique, agressif, militant des pièces de Molière la gaieté pure, qui, étant sans but et sans malice, est poétique par cela même. La gaie science: tel était l'aimable nom de la poésie dans le langage de nos aïeux.
Mon dessein, dans cet examen des jugements portés sur Molière à l'étranger, n'est nullement de revendiquer pour l'émule de Shakespeare toutes les perfections; s'il avait toutes les perfections, il serait plus grand que Shakespeare, et cela, je n'ai garde de le dire ni de le penser. Je fais bon marché, au point de vue de l'art et de la poésie, des sages du théâtre de Molière, quelle qu'ait pu être d'ailleurs, historiquement, leur utilité, leur nécessité même pour montrer que le poète ne partageait pas certaines exagérations compromettantes. J'irai plus loin, et je ferai aux détracteurs de notre grand comique une concession très importante: je ne crois pas que la raison de Molière, ni la raison française en général, telle surtout qu'elle est apparue au XVIIe siècle, soit la plus haute qui se puisse concevoir; elle est beaucoup trop respectueuse pour le sens commun, pour les formes, pour les conventions, pour les préjugés, pour les idées moyennes et pour les grandeurs officielles; il lui manque cette sagesse «confite, comme disait Rabelais, au mépris des choses fortuites». Je reviendrai à fond sur ce sujet quand je traiterai de l'humour. Il y a néanmoins diverses observations à faire qui atténuent considérablement, si elles ne les réfutent pas tout à fait, les critiques que je viens de résumer.
D'abord, la bonne comédie, comme Schiller l'a remarqué, occupe surtout la raison; elle met en jeu les facultés logiques et intellectuelles, à la différence de la tragédie, qui s'adresse davantage au sentiment. «Le monde, a dit Horace Walpole, est une comédie et une tragédie; une comédie pour l'homme qui pense, une tragédie pour l'homme qui sent.» Molière considérait le comique et le tragique comme identiques au fond, comme deux aspects différents d'une seule et même chose. Mettons-nous bien dans l'esprit que ni lui ni Shakespeare ne se sont jamais souciés des distinctions que fait l'esthétique entre les diverses catégories du drame. Alceste, qui se croit trahi, fait à Célimène une scène de tragédie, et quelle scène! jamais la passion n'a parlé un langage plus ému et plus enflammé; c'est du lyrisme. Marianne, menacée d'être livrée à Tartuffe, se jette aux genoux de son père et lui adresse une prière si touchante, si suave, si pleine de tendresse et de larmes, qu'elle ornerait un chef-d'œuvre de Racine.
Pas plus qu'entre la tragédie et la comédie, Molière ne distingue entre la haute comédie et la farce: il mêle tous les genres; son Misanthrope a des mots qui sont du style burlesque, et ses pièces bouffonnes sont pleines de traits d'une profonde observation. Molière sentait qu'à une certaine profondeur le comique doit toujours être sérieux, car à une certaine profondeur le comique touche au tragique. Rien n'est plus superficiel et plus faux que l'opposition du tragique et du comique sur laquelle est fondée toute la théorie de Guillaume Schlegel. Jean-Paul a dit avec beaucoup plus de raison: «Nous manquons de comique parce que nous manquons de sérieux et que nous avons mis à sa place l'esprit.»
On reproche à Molière de manquer de libre inspiration poétique et d'avoir fait, dans une intention morale trop ostensible, la satire des ridicules et des vices: je ne puis m'empêcher de croire qu'il y a dans cette critique du parti pris et du système plutôt que l'expression naïve et sincère d'un jugement de goût. Il n'est pas vrai que le ton général des comédies de Molière soit didactique, et que l'impression dominante qu'elles nous laissent soit celle d'une leçon reçue. L'art du grand poète se maintient avec beaucoup de tact et d'habileté dans cette région intermédiaire si bien définie par Schiller, quand il dit: «Le but du poète ne comporte ni le ton d'un homme qui châtie, ni le ton d'un homme qui amuse. L'un est trop sérieux pour un libre jeu de l'esprit, et la poésie ne doit jamais perdre ce caractère; l'autre est trop frivole pour le sérieux que nous voulons au fond de toute espèce de jeu poétique.»
Ajoutons que si Molière est sérieux, plus sérieux que Shakespeare dans ses comédies, il est gai aussi, très souvent, et d'une gaieté folle, étourdissante, qui égale celle du poète anglais, «Il n'y en a certes pas de plus vive, a dit Vinet. Molière ne rit pas du bout des lèvres, il ne raille pas à demi-mot; il est hardi, rude parfois, insolent même dans son comique; il boit à longs traits et largement à cette coupe d'ivresse qui rappelle Rabelais.»
Je comprends que la satire âpre et amère, quelque éloquente qu'elle puisse être d'ailleurs, soit bannie par les gens d'un goût délicat du chœur joyeux de la pure et libre poésie; mais tel n'est point en général le style de Molière. Chez lui la satire, loin de tomber jamais dans la violence et la roideur d'un Juvénal, se joue constamment sur des cimes encore plus riantes et plus éthérées que celle d'Horace. Quoi de plus léger, de plus vif, de plus frais, quoi enfin de plus poétique, au sens que le goût attachera toujours à ce mot sans le définir, que ce portrait qu'un petit marquis à la fois ridicule et charmant fait de lui-même dans le Misanthrope:
Parbleu! je ne vois pas, lorsque je m'examine,
Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine.
J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n'en manque pas,
Et l'on m'a vu pousser dans le monde une affaire
D'une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l'esprit, j'en ai, sans doute, et du bon goût,
A juger sans élude et raisonner de tout;
A faire, aux nouveautés dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre,
Y décider en chef et faire du fracas
A tous les beaux endroits qui méritent des ahs.
Je suis assez adroit, j'ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois sans me flatter
Qu'on serait mal venu de me le disputer;
Je me vois dans l'estime autant qu'on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe et bien auprès du maître:
Je crois qu'avec cela, mon cher marquis, je crois
Qu'on peut par tout pays être content de soi.
J'appelle cette aisance et cette grâce poétiques au plus haut degré. Certes, si les œuvres de la comédie, depuis que le genre de Ménandre a succédé à celui d'Aristophane, étaient toujours écrites dans ce goût, il n'y aurait pas lieu de faire la question qu'Horace pose en ces termes: «On s'est demandé si la comédie était ou n'était pas un poème, parce que l'inspiration et la force ne s'y rencontrent ni dans les mots, ni dans les choses, et qu'à la mesure près c'est une pure conversation toute semblable aux entretiens ordinaires.»
C'est avoir une idée singulièrement étroite de la poésie que de la faire consister par excellence dans les fictions fantastiques de l'imagination pure. Je tiens Aristophane pour un grand poète; mais ce n'est pas du tout parce qu'il a déguisé des personnages en oiseaux, en guêpes, en nuées, ni parce qu'au commencement de sa comédie de la Paix Trygée monte jusqu'au trône de Jupiter, à cheval sur un escarbot; nous avons vu dans les opéras bouffes d'Offenbach des fantaisies semblables avec plaisir, mais sans nous pâmer d'admiration pour leur auteur; le genre admis (et il ne faut pas un génie extraordinaire pour l'inventer), la prodigalité d'extravagances de toute nature dans cette donnée appartient à une espèce d'imagination vulgaire et facile. Je regarde le Songe d'une Nuit d'été comme une des productions les plus charmantes de la poésie; mais ce n'est point parce que la fée Titania tombe amoureuse, par les maléfices d'Obéron, d'un homme métamorphosé en âne, ni parce que l'action se passe dans un pays enchanté, où les philtres et les sortilèges jouent un rôle: les mêmes imaginations se rencontrent dans le Roi de Cocagne de Legrand, et le Roi de Cocagne est une platitude. Les féeries ne sont point, au regard du goût, l'œuvre la plus haute de la poésie; une grande comédie de caractères et de mœurs, telle que le Misanthrope ou le Tartuffe, restera toujours, au regard du goût, une production poétique bien supérieure à toutes les féeries.
Il y a sur ce sujet d'excellentes remarques dans le livre de M. Humbert. Le critique allemand proteste contre cette rhétorique fausse, ou tout au moins incomplète, qui prétend identifier la poésie avec la faculté de produire des fictions. Pourquoi Homère est-il le père de toute poésie? Est-ce parce qu'il nous montre Jupiter ébranlant le ciel et la terre d'un mouvement de ses sourcils; l'armée des Grecs couverte par l'ombre du casque de Pallas; les coursiers de Mars franchissant d'un seul bond autant d'espace que le regard d'un homme assis sur un rocher élevé, devant la mer, peut embrasser d'étendue? Non, c'est parce que, le premier, Homère a peint l'humanité avec des couleurs vraies: c'est parce que le petit Astyanax se renverse en criant sur le sein de sa nourrice, saisi d'effroi à l'aspect du casque de son père; c'est parce que le vieux Priam pleure aux genoux d'Achille et le supplie de lui rendre le cadavre d'Hector avec des accents et des mots qui feront éternellement battre les cœurs. L'homme est le grand objet de la curiosité de l'homme. Cela est si vrai, que les dieux, les diables, les anges, les monstres et les fées ne nous intéressent qu'à la condition d'être des hommes et dans la proportion où ils sont des hommes. Les dieux d'Homère sont intéressants, parce qu'ils sont des hommes agrandis; mais les hommes d'Homère sont plus intéressants encore, parce qu'ils sont des hommes tout simplement. Dieu le père, les anges et toute l'armée des séraphins de Milton nous font mourir d'ennui; mais son Satan nous intéresse, parce qu'il a les passions de l'humanité. L'éloge que donne Gervinus aux fées du Songe d'une Nuit d'été, c'est qu'elles ressemblent à des femmes.
Étrange illusion de la poésie fantastique! elle croit s'élancer dans un monde libre où elle s'affranchira de la réalité, et elle est obligée, si elle veut avoir quelque valeur et offrir quelque intérêt, d'imiter la réalité. Elle revient, par une voie détournée, à son éternel objet, la nature humaine. Laissons-la faire, si ces caprices et ces détours l'amusent; mais que cette leçon l'instruise, et qu'elle ne prenne pas de grands airs avec Molière parce que son art est toujours resté dans le vrai et qu'il a suivi la ligne droite.
Il y a un monde qui tient le milieu entre le monde réel et le monde fantastique: c'est celui de la pastorale. Avec le Songe d'une Nuit d'été, qui est une féerie, la plus jolie comédie de Shakespeare est une pastorale, Comme il vous plaira. Ce qui fait le charme singulier de cet ouvrage, c'est un mélange d'imagination poétique et de bon sens pratique à la mode de Molière. D'après ce que nous permettent de conjecturer les deux premiers actes de Mélicerte, ce gracieux poème, malheureusement inachevé, nous aurait laissé une impression semblable. J'aime à rapprocher Molière de Shakespeare pour la poésie, et Shakespeare de Molière pour le bon sens. Ces deux grands hommes, qu'on veut brouiller, se seraient compris l'un l'autre merveilleusement. S'il n'y a rien de plus poétique que la comédie de Comme il vous plaira, il n'y a rien, en même temps, de plus sensé. Le poète jette doucement le ridicule sur les exagérations sentimentales et romanesques. Il se laisse aller à toute la poésie de la nature, il la décrit, il la chante avec son lyrisme habituel, et cependant il n'est pas dupe de son propre enthousiasme. Peintre complet de l'humanité, il a des personnages pour célébrer naïvement le retour de l'âge d'or, et il en a aussi pour railler la vie champêtre et trouver que la civilisation et la société ont du bon. Cette douce ironie du grand poète, ce sourire du bon sens mêlé au sourire de la belle nature, compose l'exquise distinction de cette comédie, plus faite d'ailleurs, comme toutes celles de Shakespeare, pour être goûtée comme en fruit savoureux ou respirée comme un parfum que pour être analysée. Ou analyse Tartuffe, on analyse Coriolan, mais non pas As you like it, ni Mélicerte.
Au point de vue de la poésie du langage, il ne faut pas prétendre égaler Molière à Shakespeare. Molière, comme Racine, a tiré de son instrument le plus heureux parti; mais celui que Shakespeare avait à son service était plus riche sans comparaison. Le malheur de notre poésie, depuis Malherbe jusqu'au jour où les romantiques renouvelèrent sur la langue la tentative généreuse de Ronsard, c'est de n'avoir été trop souvent que de la belle prose rimée. Durant cette période il y a cependant eu quelques hommes si bien doués par la nature que, sans faire aucune violence à la bonne langue maternelle et en suivant tout simplement leur génie, ils ont été poètes autant qu'on peut l'être en français; et ces hommes-là sont par excellence les poètes de la nation. Tels furent Molière et La Fontaine. Tel avait été précédemment avec autant de verve, mais avec moins d'élégance, Mathurin Regnier.
A la différence des écrivains seulement éloquents, qui ne savent
Que proser de la rime et rimer de la prose,
Molière pense poétiquement; je veux dire que chez lui, comme chez La Fontaine et chez Regnier, l'image fait corps avec l'idée et n'en est point séparable. Un critique distingué de la Suisse, M. Rambert, a bien vu ce mérite du style de Molière:
«Molière, écrit M. Rambert, a l'image poétique, animée du souffle de la vie. Que de traits nous aurions à rappeler! ce Damis dont parle Célimène, et dont le portrait s'achève par deux vers admirables:
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit;
ces Femmes savantes, qui savent citer les auteurs
Et clouer de l'esprit à leurs moindres propos;
ces gens enfin dont Tartuffe est le modèle,
Ces gens, dis-je, qu'on voit d'une ardeur non commune
Par le chemin du ciel courir à leur fortune.
Parmi les poètes comiques de la France, il n'en est pas qui aient eu comme Molière cette puissance de création poétique dans le style[5].»
Les premières pièces en vers de Molière, l'Étourdi, le Dépit amoureux, avec leur style franc du collier, étincelant d'imagination, plein de la fougue de deux jeunesses—la jeunesse de l'auteur et celle de la littérature française—étaient l'objet de la prédilection d'un grand poète contemporain, qui a eu quelquefois des aperçus de grand critique. J'ai entendu Victor Hugo réciter avec l'accent de la plus vive admiration deux passages de l'Étourdi. Au troisième acte, Lélie reproche à Mascarille d'avoir dit du mal de celle qu'il aime:
... Sur ce que j'adore oser porter le blâme,
C'est me faire une plaie au plus tendre de l'âme,
«Il n'y a rien de plus beau dans la poésie française du XVIIe siècle, s'écriait Victor Hugo, comme expression d'un amour profond.» Au quatrième acte, c'est Mascarille qui reproche à Lélie une de ses nombreuses étourderies;
Pour moi, j'en ai souffert la gêne sur mon corps;
Malgré le froid, je sue encor de mes efforts.
Attaché dessus vous comme un joueur de boule
Après le mouvement de la sienne qui roule,
Je pensais retenir toutes vos actions
En faisant de mon corps mille contorsions.
Voilà le style poétique. Au goût de Victor Hugo, ce style ne brille nulle part avec plus d'éclat que dans les premières pièces de Molière[6]:
D'un autre côté, Sainte-Beuve remarque que Molière jusqu'à sa mort a été continuellement en progrès dans ce qu'il appelle la poésie du comique.
«On a, dit-il, loué Molière de tant de façons comme peintre des mœurs et de la vie humaine, que je veux indiquer surtout un côté qu'on a trop peu mis en lumière, ou plutôt qu'on a méconnu. Molière, jusqu'à su mort, fut en progrès continuel dans la poésie du comique. Qu'il ait été en progrès dans l'observation morale et ce qu'on appelle le haut comique, celui du Misanthrope, du Tartuffe, des Femmes savantes, le fait est trop évident, et je n'y insiste pas; mais autour, au travers de ce développement, où la raison de plus en plus ferme, l'observation de plus en plus mûre, ont leur part, il faut admirer ce surcroît toujours montant et bouillonnant de verve comique très folle, très riche, très inépuisable, que je distingue fort, quoique la limite soit malaisée à définir, de la farce un peu bouffonne et de la lie un peu scarronesque où Molière trempa au début. Que dirai-je? C'est la distance qu'il y a entre la prose du Roman comique et tel chœur d'Aristophane ou certaines échappées sans fin de Rabelais... C'est ce que n'ont pas senti beaucoup d'esprits de goût, Voltaire, Vauvenargues et autres, dans l'appréciation de ce qu'on a appelé les dernières farces de Molière. M. de Schlegel aurait dû le mieux sentir; lui qui célèbre mystiquement les poétiques fusées finales de Calderon, il aurait dû ne pas rester aveugle à ces fusées, pour le moins égales, d'éblouissante gaieté, qui font aurore à l'autre pôle du monde dramatique. Il a bien accordé à Molière d'avoir le génie du burlesque, mais en un sens prosaïque, comme il eût fait à Scarron, et en préférant de beaucoup le génie fantastique et poétique du comédien Legrand... Quoi qu'on en ait dit, M. de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire, attestent au plus haut point ce comique jaillissant et imprévu, qui, à sa manière, rivalise en fantaisie avec le Songe d'une nuit d'été et la Tempête. Pourceaugnac, M. Jourdain, Argan, c'est le côté de Sganarelle continué, mais plus poétique, plus dégagé de la farce du Barbouillé, plus enlevé souvent par delà le réel... De la farce franche et un peu grosse du début, on s'élève, en passant par le naïf, le sérieux, le profondément observé, jusqu'à la fantaisie du rire dans toute sa pompe et au gai sabbat le plus délirant[7].»
A la remarque de Victor Hugo sur les premières comédies de Molière, à celle de Sainte-Beuve sur les dernières, j'en ajouterai une autre sur le chef-d'œuvre dont la composition signale le milieu de sa carrière dramatique et l'apogée de son talent: le Misanthrope.
J'ose dire qu'Alceste est la création la plus poétique de Molière au sens même que les Allemands donnent à ce mot. Que reprochent-ils à la poésie française en général, à celle de Molière en particulier? d'être trop claire, trop didactique; de faire évanouir par excès de jour ce crépuscule où la rêverie aime à se jouer, et de ne montrer que la splendeur crue du soleil aux dépens des vagues et mystérieuses lueurs de la lune. Eh bien, j'accepte le principe de cette critique, et je demande quel commentateur allemand ou français a jamais trouvé qu'une leçon morale parfaitement nette se dégagent de la lecture du Misanthrope?
Cette grande œuvre est suffisamment obscure pour qu'on en ait beaucoup discuté le sens, et pour que les erreurs de jugement les plus graves aient été commises à son sujet par des hommes qui ne sont pas les premiers venus. Fénelon, J.-J. Rousseau et M. Kreyssig à leur suite, ont pris la défense d'Alceste contre Molière, croyant que Molière avait voulu ridiculiser la vertu! Il est impossible d'imaginer un plus lourd contresens. Alceste est si peu la victime de Molière, que c'est au contraire le fruit le plus cher et le plus personnel de son génie, comme Hamlet était l'enfant chéri de Shakespeare.
Mais pourquoi donc alors Molière a-t-il jeté quelques ridicules sur ce noble Alceste, qu'il aimait? Par la même raison qui fait que Shakespeare a précipité son Hamlet jusque dans le crime; parce qu'ils étaient l'un et l'autre des poètes dramatiques et qu'ils pouvaient bien prendre dans leur propre cœur la donnée première de leurs ouvrages, mais qu'en définitive ils peignaient l'homme. Les grands artistes finissent toujours par s'affranchir de leur sujet et par le traiter objectivement.
Hamlet et le Misanthrope sont le principal trait d'union de cette fraternité que j'ai à cœur d'établir entre Molière et Shakespeare. Il n'existe point d'œuvres mieux faites pour déconcerter cette critique prosaïque qui se demande toujours ce qu'un poète a voulu prouver. Que prouve Hamlet? rien, puisque l'irrésolution du héros, source de ses malheurs, est fondée et n'a rien de coupable en soi. Que prouve le Misanthrope? rien non plus, puisque le dénouement laisse le principal personnage au point où il en était au début.
Des «philistins» demandaient à Gœthe quelle idée il avait voulu exposer dans ses tragédies du Tasse et de Faust... «Quelle idée? répondit-il avec humeur, est-ce que je le sais? J'avais la vie du Tasse,; avais ma propre vie; en mêlant les différents traits de ces deux figures si étranges, je vis naître l'image du Tasse... Je peux dire justement de ma peinture: elle est l'os de mes os et la chair de ma chair... Vous venez me demander quelle idée j'ai cherché à incarner dans mon Faust! Comme si je le savais! comme si je pouvais le dire moi-même... J'ai reçu dans mon âme des impressions, des images... Faust est un ouvrage de fou.»
Moralistes de fait, mais non pas d'intention, moralistes sans moraliser, selon une expression excellente de Schlegel, les vrais poètes sont simplement des peintres de la nature humaine, et ils ne se proposent jamais d'avance un but expressément didactique. Ils ne conçoivent pas d'abord une idée abstraite pour l'incorporer ensuite dans une image et une forme sensible: dans le mystérieux travail du génie poétique, l'opération de la raison et celle de l'imagination sont simultanées et inséparables.
Ainsi a fait Molière pour la conception de œuvres comme pour les détails de son style, et c'est dans ce double sens qu'il est poète.
[1] Voy. Drames et poèmes antiques de Shakespeare, chap. III.
[3] De nos jours et en France, M. Théodore de Banville, que le culte superstitieux de la rime riche a conduit, par une conséquence logique, à l'indulgence, puis à l'estime et à l'admiration pour le calembour, arrive finalement à y voir l'avenir même de la comédie!
[4] «Il y a, dit Mme de Staël, une gaieté allemande douce, paisible, qui se contente à peu de frais; qu'un mot, que le son bizarre de quelques lettres singulièrement assemblées provoquent et satisfont.»
[5] Corneille, Racine et Molière, p. 433.
[6] Voyez nos Artistes juges et parties; Causeries parisiennes.—Deuxième causerie.
CHAPITRE V
LES CARACTÈRES DE MOLIÈRE COMPARÉS A CEUX DE SHAKESPEARE
Brusque révélation des caractères comiques de Molière.—Leur exagération.—Leur généralité.—Critique du personnage d'Harpagon.—Individualité de Tartuffe.—Mélange du tragique et du comique dans Molière comme dans Shakespeare.—Caractères d'Orgon et de Chrysale.—Moins riche que la galerie d'originaux de Shakespeare, celle de Molière est complète aussi.
Les caractères de Molière, dans leur contraste avec ceux de Shakespeare, ont été analysés et discutés d'une manière quelquefois très intéressante par les critiques allemands.
J'ai dit ailleurs un mot de la différence de l'art des deux poètes dans la conception des caractères, lorsque, à propos de Lady Macbeth[1], j'ai remarqué que Shakespeare, contrairement à son propre usage, avait construit son héroïne tout d'une pièce, sans gradation, sans complication, sans nuances,—enfin à la Molière. La méchanceté de Lady Macbeth, dès son entrée en scène, se trouve montée à un tel diapason, qu'il sera impossible de la hausser encore et de la renforcer, et qu'elle ne pourra plus ensuite que rester la même ou faiblir. De même Harpagon est complet, de prime abord; il n'y aura pas moyen pour le poète de renchérir sur la scène avec La Flèche, et tout ce que son art sera capable de faire, c'est de maintenir le personnage au même ton. Alceste commence par déclarer à Philinte que sa misanthropie est absolue et qu'il hait tous les hommes; voilà qui est net, entier, définitif. Tartuffe paraît:
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais, aux prisonniers.
Des aumônes que j'ai partager les deniers.
Le tableau est achevé; quel trait reste-t-il à ajouter à cette plénitude parfaite, à ce nec plus ultra d'hypocrisie?
On peut très bien se demander si cette méthode de Molière est la meilleure, ci si celle de Shakespeare, procédant d'habitude par degrés successifs au lieu de pousser d'abord les choses à l'extrême, n'appartient pas à un art dramatique plus habile et plus profond.
L'auteur d'une thèse distinguée sur le poète comique danois Holberg considéré comme imitateur de Molière, M. Legrelle, très imbu des idées allemandes (avant de présenter sa thèse à la Sorbonne il était déjà docteur en philosophie de l'Université d'Iéna), ne balance pas à donner tort à Molière sur ce point. Après avoir soutenu qu'on s'est exagéré en France les mérites de Molière en fait de variété, qu'on ne peut pas dire de lui ce qu'on a dit de Gœthe et de Shakespeare, à savoir, qu'il n'y a point dans tout leur théâtre deux âmes qui se ressemblent, et que, dans cette partie du procès fait à notre poète, Guillaume Schlegel a raison, M. Legrelle ajoute:
«Chez Molière l'action n'est-elle pas pour les individus bien plutôt une occasion de se manifester qu'une occasion de se développer, et les incidents qui surviennent n'ont-ils pas pour objet de mettre en lumière leurs travers ou leurs vices, sans les faire avancer ou reculer dans ces travers ou dans ces vices? Ce qu'il s'agit pour Molière de produire sous le regard du spectateur, n'est-ce point toujours quelque défaut comique déjà formé, en pleine sève, en plein rapport?... Sa méthode psychologique comporte-t-elle enfin ces progrès continus de la passion ou ces brusques contradictions du cœur qui semblent le fond même de l'homme et le mystère de sa nature? Un écrivain allemand, fort compétent en ces matières, M. Devrient, n'hésite pas à déclarer qu'à ce point de vue il manque quelque chose à Molière, et nous ne saurions le contredire.
«Comparez, par exemple, un instant Shakespeare à Molière, et voyez de quelle manière différente l'étude du cœur humain est comprise et pratiquée par l'un et par l'autre. Ce n'est pas seulement le spectacle d'une passion bonne ou mauvaise, héroïque ou comique, que nous donne le poète anglais, c'en est toute l'histoire. Othello n'est point tout d'abord jaloux, mais il le deviendra. Bénédict et Béatrix, Biron et Rosalinde, se raillent longtemps de l'amour auquel ils doivent finir par succomber. Macbeth n'est point dès le début ambitieux, c'est sa femme qui le poussera à l'ambition. Shakespeare, en un mot, étudie chaque passion, c'est-à-dire chaque affection aiguë et violente de l'âme, soit dans ses sources, soit dans ses effets, et, quand il tient à faire une pièce complète, à la fois dans ses sources et dans ses effets. Il fait, en quelque sorte, la biographie des passions.
«Ce n'est nullement ainsi que procède Molière. Harpagon, dès la première scène où nous le voyons, se montre un parfait avare; il ne saurait plus perfectionner son avarice. Elle ne peut plus croître, elle ne peut que continuer. Il est clair pour nous qu'Harpagon mourra dans l'avarice finale. Voulez-vous prendre Tartuffe? Qui l'a jeté dans l'hypocrisie? quelles infortunes de sa vie ou quels méchants instincts de son âme? A-t-il lutté contre l'effroyable envahissement de ce vice? Dans quel abîme de honte et d'infamie finira-t-il par le précipiter? Ce sont là des points sur lesquels Molière ne nous dit pas un mot. Argan de même s'est voué à la médecine par la plus bizarre des maladies d'imagination; mais à quel propos? à quelle époque? Notez aussi que sa manie n'empire ni ne diminue de la première scène à la dernière. Il n'y a ni progrès pour elle ni décroissance sensible; elle se maintient dans une égalité parfaite d'un bout à l'autre de la comédie. En somme, le quod sibi constet d'Horace a été évidemment la loi d'après laquelle Molière a conçu tous ses caractères, que d'ailleurs la règle sévère de l'unité de temps ne lui eût guère permis de suivre à travers les diverses phases de leur développement.»
Voilà l'acte d'accusation très habilement dressé. Pour que rien n'y manque, j'ajouterai que les critiques allemands voudraient en particulier rencontrer plus fréquemment chez Molière ces monologues où Shakespeare met à nu les âmes, et grâce auxquels ses personnages ressemblent, selon une comparaison de Gœthe, à des montres dont le cadran serait en cristal et laisserait voir tous les rouages intérieurs.
La réponse à faire est si aisée que je suis presque embarrassé de sa simplicité enfantine, de son évidence sans réplique, de sa clarté aveuglante. Oh! que Dorante avait raison de dire: «Il y a des gens que le trop d'esprit gâte et qui voient mal les choses à force de lumières!» Les ingénieux critiques de Molière n'ont oublié qu'un point: c'est que ses ouvrages sont des comédies.
Il est tout naturel que la tragédie développe peu à peu les caractères de ses héros, parce qu'elle doit nous intéresser à leur destinée; elle nous fait donc assister à la naissance et aux progrès de la passion qui les entraîne vers leur ruine; elle nous montre le germe menaçant, l'occasion tentatrice et toutes les circonstances atténuantes. De là vient la sympathie plus ou moins vive que nous portons à des personnages d'ailleurs criminels, Brutus, Macbeth, Hamlet, et presque tous les héros tragiques de Shakespeare. Nous sentons, nous souffrons, nous tremblons avec eux. Mais la comédie n'a aucune sympathie de sentiments à établir entre nous et les personnes ridicules qu'elle voue à la moquerie. Le rire, cette «véhémente concution de la substance du cerveau», comme l'appelle Rabelais, ne peut être excité que par surprise; comment ne voit-on pas que si les progrès lents d'un vice ou d'un travers psychologiquement expliqué se substituaient à la soudaineté imprévue, tout effet comique serait détruit?
M. Humbert, qui fait à nos critiques allemands et français cette réponse si nette et si péremptoire, rappelle avec beaucoup d'à-propos les premiers chapitres de Don Quichotte, où l'auteur espagnol raconte tout au long comment est née la manie de son héros, et il fait observer combien ce début, très intéressant au point de vue psychologique, est pauvre et languissant au point de vue comique. Ce qui est bon dans un roman ne le serait pas dans un drame; si Cervantes avait transporté sur le théâtre son chevalier errant, il avait trop d'intelligence des lois de la comédie dramatique pour conserver sur la scène les longues préparations qui ouvrent son récit, et il est probable qu'il aurait fait brusquement débuter Don Quichotte par l'attaque des moulins à vent.
On à fait aux caractères de Molière une autre critique, qui me paraît mieux fondée. On leur a reproché de manquer de finesse et d'être souvent exagérés jusqu'à a charge, même dans celles de ses comédies qui ne sont point des farces et qui appartiennent au genre le plus relevé.
Des écrivains classiques de notre littérature, Fénelon, La Bruyère, Vauvenargues, se rencontrent dans cette critique avec Guillaume Schlegel, qui refuse à Molière le don de la fine comédie et ne lui reconnaît de talent que pour la farce. «Molière, écrit Fénelon, a outré souvent les caractères; il a voulu, par cette liberté, frapper les spectateurs les moins délicats et rendre le ridicule plus sensible. Mais, quoiqu'on doive marquer chaque passion dans son plus fort degré et par ses traits les plus vifs pour en mieux montrer l'excès et la difformité, on n'a pas besoin de forcer la nature et d'abandonner le vraisemblable.» Pour avoir l'expression perfectionnée de la pensée allemande sur ce point, il suffira de citer de nouveau M. Legrelle:
«Il y a du grotesque dans Aristophane comme dans Shakespeare, écrit le savant auteur de la thèse sur Holberg; mais ce que je ne vois guère avant Molière, dans l'histoire du théâtre comique, c'est une insanité morale jetée en pâture à la risée publique, c'est le grotesque poussé jusqu'à la folie ou la folie tournée au grotesque. Les personnages chargés par les autres poètes de divertir particulièrement la foule sont, en général, soit d'habiles coquins qui mystifient les autres et quelquefois aussi finissent par être mystifiés à leur tour, soit des gens d'esprit, de brillants causeurs, qui ne se vengent de leur mauvaise fortune que par leur bonne humeur, et, bien loin de nous laisser rire à leurs dépens, nous font presque toujours rire aux dépens d'autrui. L'esclave, le proxénète de la comédie latine sont au nombre des premiers. Le gracioso de la comédie espagnole, le clown de la comédie anglaise se distinguent parmi les seconds. Mais ce qu'il faut surtout remarquer chez les uns comme chez les autres, c'est qu'ils sont comiques sans la moindre trace de folie. Leurs facultés intellectuelles, bien loin d'être affaiblies par une monomanie, ont au contraire une vigueur et une finesse exceptionnelles. Ceux-là mêmes qui ont le moins de pénétration et qui subissent le plus de railleries, ont toujours des intervalles lucides, des retours de raison, des mots pleins de bon sens, qui font que l'auditeur, un peu dépaysé à de certains moments par tant de rectitude d'esprit et tant de bonhomie dans le caractère, ne sait plus trop de qui l'on se moque sur la scène.
«Avec Molière, au contraire, si impartiale et si exacte que soit d'ordinaire son observation, nous voyons certains personnages précipités du premier coup et pour toujours dans l'irrévocable ridicule d'une sottise incorrigible. C'est plus même que de la sottise, plus que du ridicule; c'est de la monomanie, et de la mieux caractérisée. Ne nous y trompons pas, il y a dans Molière de véritables cas d'aliénation mentale. Vadius a le délire du pédantisme, M. Purgon a la démence de la médecine, M. de Pourceaugnac pousse la rusticité jusqu'à un degré voisin de l'idiotisme. Pour eux le mal est désormais incurable, leur âme est envahie tout entière. Avec eux nous dépassons le réel, les limites extrêmes du possible et du croyable.»
Ici la contre-critique m'inspire un peu moins de confiance que tout à l'heure. Essayons toutefois, avant de faire les concessions nécessaires, d'opposer ce qu'il est possible de résistance à ce deuxième assaut beaucoup plus sérieux que le premier.
Il convient de remarquer d'abord que la méthode de grossissement employée par notre grand comique est bonne en général et conforme aux lois bien connues de l'optique du théâtre. La plupart des exagérations qu'on serait tenté de lui reprocher à la lecture sont des exagérations scéniques, qui disparaissent si l'on se place au point de vue de la scène. Le masque matériel dont les anciens étaient obligés de se servir à cause des vastes dimensions de leurs théâtres ouverts en plein ciel a cessé d'être en usage; mais le masque moral, je veux dire la nécessité pour l'artiste dramatique de faire un peu plus grand et un peu plus gros que nature, subsistera toujours. Il y a des peintures et des statues qui sont faites pour être vues de loin; les figures du poète tragique ou comique sont dans le même cas. La reproduction trop fine et trop exacte de la réalité ne serait ni appréciée, ni comprise à distance. «La perspective du théâtre, dit Marmontel, exige un coloris fort et de grandes touches, mais dans de justes proportions, c'est-à-dire telles que l'œil du spectateur les réduise sans peine à la vérité de la nature.»
Le mérite que nous avons loué par-dessus tout, dans Molière comme dans Shakespeare, c'est la vérité; mais il ne peut s'agir que d'une vérité relative. Shakespeare est vrai, comparé à Marlowe, de même qu'Euripide, Racine et Gœthe sont vrais, comparés à Eschyle, à Sophocle, à Corneille et à Schiller; ils ne sont pas vrais, ils ne sauraient être absolument vrais, comparés aux réalités vulgaires que la prose de la vie nous met journellement sous les yeux. Par cela seul qu'un artiste fait œuvre d'artiste, à quelque école qu'il appartienne et qu'il le veuille ou non, il transforme toujours la réalité et l'idéalise plus ou moins. Il faut maintenir bien haut les droits de l'idéal et de la poésie en face d'un réalisme naïf, dont les prétentions trahissent une profonde ignorance des conditions les plus élémentaires de l'art.
Il n'est pas suffisamment exact de dire, comme on le fait souvent, que le poète recueille dans la réalité les traits divers de ses peintures; on s'exprimerait avec plus de justesse en disant qu'il conçoit, à propos de la réalité, un type idéal et supérieur. La réalité ne lui sert que comme point de départ et comme point d'appui pour son génie; elle l'excite et elle le soutient; elle le guide et, au besoin, elle le corrige; mais elle ne lui fournit pas tout, elle ne lui fournit même pas l'essentiel. Le principe de vie, l'âme, qui fait que son œuvre existe et ne mourra point, est toujours sa propre création. Il y a dans la littérature d'ingénieuses compositions faites de pièces et de morceaux, qui ne sont que des corps sans âme, parce qu'il leur manque le souffle créateur. Tels sont, en général, les portraits de La Bruyère, et particulièrement cet Onuphre qu'il a prétendu opposer au Tartuffe de Molière.
Onuphre est plus vrai que Tartuffe, en ce sens que nous rencontrons tous les jours dans la vie des Onuphres, c'est-à-dire des hypocrites ordinaires, «aux yeux baissés, à la démarche lente et modeste,» au lieu que Tartuffe est un géant qui n'a paru qu'une fois dans le monde de la pensée; mais cette apparition unique, idéale, est précisément le miracle du génie poétique. «Molière, a dit excellemment Vinet, n'a jamais entendu nous offrir le fac-similé de ce que nous pouvons côtoyer tous les jours... Il prolonge jusqu'à l'idéal les lignes partant du vrai, et nous donne la poésie de l'imposture... Shakespeare va jusqu'à la comédie fantastique, Molière s'en tient à la comédie poétique.»
Et voyez ce qui arrive: Onuphre, à force d'être réel, est un personnage indistinct à nos yeux; nous ne le voyons pas, parce que nous le voyons trop; personne ne peut donner un corps et une physionomie à Onuphre; il se perd dans la foule, il fait nombre, il s'appelle légion.—«Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,» dit Tartuffe en entrant: et voilà une figure à jamais fixée, à jamais vivante dans l'imagination des hommes. La Bruyère prétend qu'il ne doit point parler de sa haire et de sa discipline, parce qu'il passerait pour ce qu'il est, pour un hypocrite, et qu'il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot. La critique est juste et fine; mais, quand La Bruyère passe à l'exécution et veut appliquer son idée, son exemple prouve qu'un bon critique est tout autre chose qu'un grand poète; l'exemple de Molière montre au contraire que la poésie a des secrets que la critique ne connaît point.
Tartuffe continue:
... Ah! mon Dieu, je tous prie,
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.
DORINE.
Comment?
TARTUFFE.
Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Ce n'est pas naturel, pense La Bruyère, ce n'est pas vraisemblable; non, mais cela est vrai, au point de vue de la poésie dramatique, ou, comme Sainte-Beuve l'a si bien dit, «cela parle, cela tranche, et la vérité du fond et de l'ensemble crée ici celle du détail. Voyez-vous pas quel rire universel en rejaillit, et comme toute une scène en est égayée? Avec Molière, on serait tenté à tout instant et à la fois de s'écrier: quelle vérité et quelle invraisemblance! ou plutôt on n'a que le premier cri irrésistible; car le correctif n'existerait que dans une réflexion et une comparaison qu'on ne fait pas, qu'on n'a pas le temps de faire. Il a fallu La Bruyère avec sa toile en regard pour nous avertir; de nous-mêmes nous n'y aurions jamais songé.»
L'auteur d'une thèse sur la Tragédie française au XVIe siècle, M. Faguet, note en passant cette différence «entre l'étude morale et l'œuvre de théâtre, que l'étude morale (portrait, caractère, roman) admet les nuances et même en fait sa matière propre, au lieu que l'œuvre dramatique, excitant des impressions rapides, et non des réflexions, force le trait, grossit l'effet, va à l'extrême, c'est-à-dire au point net et lumineux où l'idée éclate aux yeux dans toute sa force».
Toutes ces remarques sont justes et utiles; mais, à mon avis, elles ne sauraient complètement réfuter la critique qui reproche à Molière certaines exagérations.
Il faut de bonne grâce le reconnaître, Molière force parfois les traits de ses peintures comiques plus que ne l'exige l'optique du théâtre. Valère, voulant flatter la manie d'Harpagon, dit ironiquement à Élise: «L'argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâces au ciel de l'honnête homme de père qu'il vous a donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là dedans, et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse et de probité.» Là-dessus, Harpagon s'écrie: «Ah! le brave garçon! Voilà parler comme un oracle. Heureux, qui peut avoir un domestique de la sorte!» Quelle portée exacte a ceci? Est-ce qu'Harpagon se raille, comme certains personnages d'Aristophane et de Shakespeare, comme Sganarelle dans son rôle extravagant de médecin malgré lui? Non, il reste sérieux, et quoi qu'en pense Hegel, c'est parce qu'il ne cesse pas un instant de se prendre lui-même au sérieux qu'il est comique. Mais alors, si ce trait doit être considéré comme naïf, est-il vraiment dans la nature?
Argan, auquel on représente qu'Angélique n'étant point malade n'a que faire d'épouser un médecin, répond avec une excessive brutalité d'égoïsme: «C'est pour moi que je lui donne ce médecin; et une fille de bon naturel doit être ravie d'épouser ce qui est utile à la santé de son père.»
Le cynisme d'Orgon, louant Tartuffe, est pareil:
De toutes amitiés il détache mon âme;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
Vadius ne trouve rien de plus sot que les auteurs qui vont lisant partout leurs vers, et à l'instant même où il dit cela, il tire de sa poche un manuscrit pour en donner lecture. Les Femmes savantes ne sont pas moins outrées; Armande dit sérieusement:
Nous serons par nos lois les juges des ouvrages.
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis.
Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire.
Avouons-le, cela n'est pas fin. L'infatuation poussée à ce degré et s'étalant avec cette effronterie est trop invraisemblable. Il n'y a pas à dire, Molière a le comique insolent.
Quand nous avons comparé les personnages de Shakespeare à ceux de la tragédie antique[2], aucun contraste n'a plus vivement saisi ni plus longtemps occupé notre attention que celui qu'on aperçoit d'abord entre les caractères profondément individuels du poète anglais et les caractères hautement généraux des poètes grecs. Notre théâtre français est, à cet égard, l'héritier de la tradition classique; il affectionne les procédés larges et sommaires de la généralisation, il ne se pique guère de scruter, de fouiller, comme celui de Shakespeare, les recoins mystérieux de l'individualité humaine.
C'est là un effet de l'humeur différente des deux nations, comme aussi des aptitudes et des goûts propres à l'un et à l'autre génie. Les individus originaux sont plus nombreux en Angleterre qu'en France, où l'esprit de société, développé à l'excès, tend à effacer les aspérités, à arrondir les angles des caractères afin de tout ramener à une uniformité polie. En outre, l'Anglais aime les choses concrètes, les faits, the matter of fact: de là son érudition lourde et matérielle, sa politique pratique et terre à terre, et son drame réaliste. L'esprit philosophique des Français se complaît au contraire aux abstractions, aux idées générales: de là leur impatience de conclure en toutes choses, leur politique idéaliste et révolutionnaire, et les types éminemment généraux de leur théâtre. Passant par-dessus les individus, l'ambition de nos poètes est de s'élever d'abord à l'homme; la rhétorique française a toujours ce grand mot à la bouche: le cœur humain. Shakespeare répondrait volontiers avec Alfred de Musset:
Le cœur humain de qui?...
Celui de mon voisin a sa manière d'être,
Mais, morbleu! comme lui, j'ai mon cœur humain, moi!
Si Shakespeare a peint l'homme en général, c'est à force de peindre des hommes particuliers. Aucune de ses tragédies, pas même Hamlet, n'a la prétention de se présenter au monde avec ce frontispice: Ecce homo! Shakespeare a étudié la variété infinie des caractères individuels, plutôt qu'il n'a analysé les cinq ou six grandes passions du cœur humain. Othello, Timon d'Athènes, Macbeth, ne sont pas la jalousie, la misanthropie et l'ambition; mais Othello est un jaloux, Timon d'Athènes un misanthrope, et Macbeth un ambitieux. Il y a mille autres manières de manifester les mêmes passions, suivant la diversité extrême des natures, des esprits, des tempéraments, des humeurs.
Molière généralise beaucoup plus. Entre toutes ses créations morales, il en est une dans laquelle ce procédé de généralisation a été poussé tellement loin, que nous oserons respectueusement nous demander si cette fois il n'y a pas eu excès, et si l'on retrouve un fond suffisant de réalité concrète et vivante sous tant d'abstraction et d'idéal. Ce caractère, c'est Harpagon. Harpagon n'est pas un certain avare comme le Grandet de Balzac ou même encore l'Euclion de Plaute: c'est l'avarice, l'avarice absolue, l'avarice sous toutes ses formes et dans tous ses modes imaginables.
La critique du caractère d'Harpagon est la partie la plus solide du procès que Guillaume Schlegel a fait à Molière; cependant, on ne l'a jamais honorée, que je sache, d'un examen attentif et d une réponse sérieuse.
On voit dans la pièce de Molière, dit à peu près Schlegel (je traduis librement sa pensée en la développant et en la commentant), un homme qui prête sur gages, un homme qui a de l'argent caché, un homme qui par vanité entretient un grand train de maison et qui le néglige par économie, enfin un vieil avare amoureux. Je sais bien que tous ces gens-là s'appellent Harpagon; mais Harpagon n'est qu'une abstraction, car un avare réel ne saurait être tous ces gens-là. La manie d'enfouir ce qu'on possède ne va guère avec celle de rien prêter, même à gros intérêts. L'avarice ne se concilie point avec l'amour; elle exclut toute autre passion, mais surtout celle-là, et un vieil avare amoureux est une contradiction dans les termes ou un contresens de la nature. Les monstruosités morales appartiennent de droit à l'extravagance voulue de la farce; c'est pourquoi le rôle de vieil avare amoureux est un des lieux communs de l'opéra bouffe italien. Harpagon laisse mourir de faim ses chevaux: mais comment se fait-il qu'il ait des chevaux et un carrosse? Ce luxe ne convient qu'à une autre espèce d'avare, à celui qui veut soutenir l'éclat d'un certain rang sans faire les dépenses que ce rang exige. Un usurier aurait soigné ses chevaux pour les revendre à bénéfice. Harpagon se met dans une colère comique contre Cléante, qui lui prend son diamant au doigt pour le donner à Marianne: mais pourquoi donc a-t-il un diamant? Un enfouisseur l'aurait converti en «bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes» qu'il aurait ajoutés à son trésor. Le répertoire comique serait bientôt épuisé s'il n'y avait qu'un seul caractère pour chaque passion. Harpagon n'est pas tel ou tel avare, c'est l'avarice sous toutes ses formes, et Molière n'est pas exempt défaut capital des tragiques français: il met sur la scène non des individus réels, mais des abstractions personnifiées.
Telle est en substance la critique de Schlegel. Prenons bien garde ici de blâmer dans Molière ce que nous avons loué ailleurs dans Shakespeare. Les fins contrastes de caractère, les vives inconséquences morales, que la nature présente en si grande abondance, sont le moyen le plus heureux qu'emploie l'art dramatique pour enlever à ses personnages la froide roideur d'une logique abstraite et leur communiquer la souplesse et la variété de la vie.
Il n'est nullement impossible, par exemple (bien que Schlegel dise le contraire), que l'avarice et l'amour, la plus égoïste et la plus généreuse des passions personnelles, se combattent dans le cœur d'un même individu, et le spectacle de cette lutte ne peut manquer d'offrir beaucoup de vie et d'intérêt. Il n'est pas impossible non plus qu'un être sordide et crasseux ait, malgré sa gueuserie, de la vanité, et veuille jeter de la poudre aux yeux du monde.
L'exemple le plus dramatique qui soit dans le théâtre de Molière de contradictions naturelles de ce genre, est Alceste. En dépit de ses principes, il aime une coquette, et Philinte s'étonne avec raison de cet étrange choix où s'engage son cœur; mais Alceste lui répond avec plus de raison encore:
Il est vrai, la raison me le dit chaque jour;
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.
En dépit de ses maximes et de l'engagement formel qu'il vient de prendre, le Misanthrope commence par envelopper dans les plis et les détours d'une politesse embarrassée sa critique du sonnet d'Oronte. Rien n'est plus vivant, rien n'est plus vrai que cet amour déraisonnable d'un sage, que ces allures obliques et timides d'un homme franc et hardi. Ces contrastes se fondent dans l'unité morale du héros, qui est tout cœur et tout flamme à travers sa misanthropie, et qui appartient à la meilleure société malgré ses doctrines de loup-garou.
Mais j'avoue que, chez Harpagon, les contrastes me paraissent plutôt juxtaposés que fondus. Ils sont là, moins pour augmenter la vie et la vérité du personnage que pour offrir le thème le plus riche à la verve du poète, qui en tire d'irrésistibles effets comiques. Pourquoi Harpagon veut il épouser Marianne? ce n'est pas par intérêt car elle est pauvre; ce n'est pas par amour, il n'est point passionné: c'est parce que cette situation fournissait à Molière le motif des scènes les plus amusantes. Il s'est royalement diverti, et nous rions avec lui à cœur joie. Est ce là tout ce qu'il a voulu? à la bonne heure mais alors, qu'on n'appelle pas l'Avare une grande comédie de caractère, et qu'on ne met pas cette pièce tout à fait au même rang que le Misanthrope et le Tartuffe.
Si l'Avare reste une œuvre du premier ordre ce n'est point, à mon avis, le caractère d'Harpagon qui en fait l'excellence; c'est plutôt la grandeur tragique, la haute portée morale du spectacle d'un vice par lequel sont détruits tous les liens de nature entre le père et ses enfants. En réunissant dans la personne du seul Harpagon toutes les variétés possibles d'avarice, Molière semble avoir voulu épuiser d'un coup l'étude dramatique de cette passion. Il y a là, si j'ose le dire, une sorte d'accaparement littéraire; le poète fait main basse sur les comédies de ses prédécesseurs et mène dans son chef-d'œuvre, selon Riccoboni, jusqu'à cinq imitations de front. Il prend tout pour lui et fait de l'avarice une représentation si complète, que c'est comme une défense faite à ses successeurs de représenter des avares.
Quoi qu'il en soit du caractère d'Harpagon, il n'est pas juste de prétendre que Molière, dans ses autres grandes figures, ait abusé de la généralisation; la plupart des héros de son théâtre ne sont rien moins que des abstractions personnifiées. Ils résolvent à merveille ce grand problème de l'art dramatique, le plus haut et le plus difficile de tous, la fusion harmonieuse du général et du particulier, l'incarnation d'un vice ou d'un ridicule commun et connu, dans des individus ayant une physionomie bien distincte.
Ce terme d'abstractions personnifiées appliqué aux figures du théâtre français est une de ces formules piquantes et commodes dont l'emploi doit être évité par les critiques qui ne se paient pas de mots; elles sont trop absolues pour la vérité littéraire, qui est toute de nuances et de délicatesse, qui se compose de réserves, de retouches et de repentirs. Sans doute il deviendrait impossible de classer par ordre ses idées si l'on ne pouvait plus dire que le génie de Molière et de Racine aime à généraliser; celui de Shakespeare, à individualiser, au contraire, comme celui d'Euripide, à raisonner; que les Français et les Grecs visent naturellement à l'idéal tandis que les Anglais et les Russes étudient d'instinct le réel: mais combien d'exceptions importantes et de fines restrictions ne faut-il pas apporter ensuite à ces formules pour atténuer la proportion sensible d'erreur qui les remplit, et pour faire de ces vérités approximatives des vérités de plus en plus vraies!
Les créations poétiques de Racine, des abstractions personnifiées! Cela est-il juste d'Andromaque, de Monime, de Néron? Les meilleurs personnages de Molière ont beau être généraux, ils ne sont pas moins individuels, pas moins vivants que ceux de Racine; ils le sont même beaucoup plus encore.
Voyez Tartuffe. Quelle vive individualité est la sienne! «Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri.» Il n'est pas seulement hypocrite, il est sensuel et ambitieux. Molière note son tempérament, sa constitution physique avec autant de soin que Shakespeare a noté la force d'Antoine et la maigreur de Cassius. Tartuffe est «gros et gras». Il est homme à manger pour son souper «deux perdrix et la moitié d'un gigot», à boire à son déjeuner «quatre grands coups de vin». Certains hoquets troublent sa digestion.
A travers les railleries de Dorine nous devinons que Tartuffe est beau, et il faut bien qu'il ait quelque agrément personnel pour que les scènes avec Elmire soient possibles, pour que l'inquiétude jalouse de Valère puisse paraître fondée. Tartuffe doit être «capable, écrit Théophile Gautier, d'inspirer une tendresse mystico-sensuelle... Il était, nous en sommes sûr, fort propre sur soi, vêtu d'étoffes fines et chaudes, mais de nuances peu voyantes, noires probablement, pour rappeler la gravité du directeur; le linge uni mais très blanc, une calotte de maroquin sur le haut de la tête, comme en portaient les personnages austères du temps. Ses façons étaient polies, obséquieuses, mesurées; il avait l'air d'un homme du monde qui se retire du siècle et donne dans la dévotion, et non la mine de bedeau sournois et libidineux qu'on lui prête... Comme Don Juan, qui, lui aussi, joue sa scène d'hypocrisie, Tartuffe ne craint ni Dieu, ni diable; il est l'athée en rabat noir, comme l'autre est l'athée en satin blanc... Comment supposer qu'un homme si fin, si habile, si prudent, se laisse prendre au piège mal tendu d'Elmire, qu'il soit dupe un instant de ses coquetteries et de ses avances invraisemblables, s'il eût été le cuistre immonde qu'on se plaît à représenter? Ce n'était pas sans doute la première fois qu'il se trouvait en semblable posture, et cette bonne fortune qui se présentait n'avait rien dont il eût lieu de se méfier et de s'étonner beaucoup.»
Il n'y a peut-être point de personnage au théâtre qui soit un homme plus que Tartuffe, un homme en chair et en os, et non pas seulement un vice incarné dans un homme. L'hypocrisie, dont il est le symbole poétique par excellence, n'est même pas le fond de sa nature; le fond de sa nature, c'est l'amour des voluptés, la luxure et la gourmandise, et l'hypocrisie ne lui sert que de moyen pour satisfaire ses ardentes convoitises charnelles. De là les impatiences et les maladresses qui se mêlent chez lui à l'astuce. Il n'a pas la profonde habileté d'Iago, parce qu'il n'est pas comme Iago un pur génie d'enfer faisant le mal sans intérêt et par amour de l'art; il a des passions basses qui rendent gauche son adresse et qui aveuglent sa clairvoyance. M. Guillaume Guizot a consacré à l'analyse des contrastes qui font de Tartuffe un personnage si vivant une des meilleures pages de son livre sur Ménandre:
«Tartuffe est à la fois rusé et maladroit, sagace et aveugle; à l'église, il a vu du premier coup qu'Orgon est une proie faite pour lui: après une longue habitude de vivre auprès d'Elmire, il n'a pas vu qu'elle le méprise et le hait. Il sait de longs détours pour capter ou retenir la tendresse d'Orgon: à peine se trouve-t-il seul avec Elmire, qu'il pose le masque et agit en effronté. Tout à l'heure il commandait au son de sa voix et combinait la moindre de ses attitudes: mais il est l'esclave irréfléchi de ses désirs brutaux, qu'il raconte maintenant dans le plus étrange langage, en même temps mystique et sensuel. C'est tantôt un fourbe consommé qui se cache, tantôt un aventurier imprudent qui se perd en voulant pousser à bout sa fortune, et qui va s'offrir de lui-même à la justice, dont il rencontre la vengeance quand il réclame son appui. Personnage plein de contrastes, mais dont les contrastes mêmes s'accordent et s'expliquent l'un l'autre: il est hypocrite de religion, précisément parce qu'il a des passions grossières: il fallait ce voile à ses vices. Il est adroit tant qu'il réussit: ne devrait-il pas l'être surtout au moment de la crise et quand le succès chancelant réclame les suprêmes efforts? Non, le danger l'égare au lieu de l'éclairer; et quand sa propre ruse a tourné contre lui, pendant que sa prison s'apprête, il croit qu'il vient de réussir et qu'il n'a plus qu'à s'établir dans sa maison: le grand imposteur devient la dupe d'un exempt.»
Voilà sur Tartuffe la vérité exacte exprimée avec autant d'élégance que de mesure. L'éminent critique suisse que j'ai déjà cité, M. Rambert, a cru pouvoir aller un peu plus loin que M. Guillaume Guizot et accentuer plus vivement cette maladresse mêlée à la fourberie, qui fait de l'imposteur, selon lui, un personnage comique.
Schlegel avait dit que le Tartuffe, à quelques scènes près, n'est point une comédie. M. Rambert, ayant à cœur de prouver que le comique ne réside pas seulement dans les parties accessoires et chez les personnages secondaires, mais dans le fond même et chez le héros du drame, répond à Schlegel:
«Molière a trouvé le secret de déposer le germe comique dans le cœur de Tartuffe lui-même. Il l'a fait en donnant à son héros, outre l'astuce du faux dévot, l'effronterie du parvenu, du pied-plat qui a réussi. Ce trait de caractère est de toute importance, quoiqu'il ait passé inaperçu de la plupart des critiques... Ce qui rend Tartuffe comique, c'est qu'arrivé au moment où il se croit sûr de son fait, où il pense avoir assez serré le bandeau sur les yeux d'Orgon, il perd toute retenue, et, par son impudence, devient l'artisan de sa propre ruine. Il a la jactance de l'hypocrisie... La plupart des commentateurs n'ont vu que le côté odieux de Tartuffe: ils le comparent à Iago; mais la comparaison n'est pas juste... Iago est assez habile pour prendre dans ses filets un homme de la force d'Othello; il n'y a qu'un Orgon qui puisse tomber dans les grossiers panneaux de Tartuffe. La gaieté à part, Tartuffe ressemble plutôt à Scapin; on peut aussi le rapprocher de Narcisse; et Narcisse et lui, s'ils eussent vécu dans d'autres circonstances, n'eussent été que des valets obscurs et fripons. On parle toujours de la profonde scélératesse de Tartuffe; profonde, elle l'est en un sens, mais cela ne l'empêche point d'être plate et grossière.
«On n'a pas encore remarqué, si je ne me trompe, que le jeu de Tartuffe est exactement celui de Scapin dans la scène de la bastonnade. Orgon, comme Géronte, se laisse mettre la tête dans le sac. Tartuffe croit le tenir et se joue de lui comme Scapin. Un moment il semble qu'Orgon va être délivré; mais, tout aussi facilement que Géronte, il se laisse remettre la tête dans le sac; et cette fois, Tartuffe, toujours comme Scapin, joue son jeu avec si peu de façons, se dispense à tel point de tout ménagement, frappe si fort, se trahit et s'accuse si bien, qu'il se dupe lui-même en croyant duper autrui. Une hypocrisie adroite et ne suivant que dos voies souterraines, comme celle d'Onuphre, n'aurait rien de comique; mais l'hypocrisie qui s'affiche, qui frise la galanterie et l'ostentation: voilà un contraste heureux, propice à la comédie.
«De là vient, par parenthèse, que, malgré le dire de plusieurs critiques, on n'éprouve pas une angoisse bien vive en voyant les malheurs dont la famille d'Orgon est menacée.»
Cette assimilation du rôle de Tartuffe à celui de Scapin est fine, mais à mon avis elle est trop fine. Je veux dire qu'un critique très exercé et très cultivé pourra bien (surtout après avoir été averti par M. Rambert) apercevoir l'analogie qu'il signale, mais qu'elle n'est point conforme à l'impression immédiate que produit l'œuvre de Molière sur l'esprit d'un spectateur naïf et non prévenu.
Quels sont, à la représentation du Tartuffe, les sentiments non des délicats, mais du peuple, pour lequel en définitive Molière écrivait? On déteste l'imposteur, on tremble pour la famille d'Orgon, lorsque le scélérat, se dressant dans toute sa hauteur tragique, répond à Orgon qui le chasse de chez lui:
C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez eu maître,
La maison m'appartient...
Et finalement on est soulagé d'un grand poids quand le dieu vengeur descend sur la scène sous la forme de la justice de Louis XIV. Que la divinité n'intervienne pas sans besoin absolu, a dit Horace: eh bien! le nœud du drame exigeait ce dénouement. «L'intervention de la police est très naturelle et très bien accueillie,» remarque Gœthe avec simplicité.
Dans Beaucoup de bruit pour rien, il est vrai, Shakespeare, en faisant entrevoir le dénouement d'avance, a eu l'art d'écarter l'angoisse qui, sans cela, eût péniblement oppressé l'âme des spectateurs à la vue de l'odieux complot tramé contre le bonheur d'un couple innocent. Molière a négligé cette précaution; j'approuve ici Shakespeare sans désapprouver Molière, parce que je n'attache aucune importance à la question qui préoccupait tellement M. Lysidas, celle de savoir si la comédie de Molière est «proprement une comédie». Il me suffit qu'elle renferme des scènes de comédie, une en particulier qui est le sublime de la littérature comique et à laquelle toutes les comédies du monde n'ont rien de comparable: la scène où Orgon tombe aux genoux de Tartuffe agenouillé. Si à côté de cela, le Tartuffe renferme des éléments tragiques, que m'importe? Il m'est impossible de comprendre pourquoi nous blâmerions dans Molière ce que nous louons dans Shakespeare: l'union ou, pour mieux dire, le rapprochement du risible et du terrible, du gai et du pathétique. La seule différence est que dans les grands drames de Shakespeare le tragique domine, et que c'est le comique dans les grands drames de Molière.
Vinet observe que dans le Tartuffe et le Misanthrope Molière touche hardiment aux problèmes les plus graves et aux premiers intérêts de la conscience et de l'humanité: «Certes, ajoute-t-il avec un grand sens, le Misanthrope de Molière est infiniment plus sérieux que la Bérénice de Racine.»
Pourquoi donc le sérieux, qui fait le fond de ces grandes œuvres, ne se traduirait-il pas aussi quelquefois dans la forme? Croit-on rendre un important service à Molière en revendiquant pour ses comédies un caractère exclusivement comique? Soyons bien persuadés qu'il attachait lui-même fort peu de prix à cette démonstration et qu'il partageait sur ce point la dédaigneuse indifférence de Shakespeare.
La préoccupation pédantesque de l'idée du comique a lourdement égaré la plupart des critiques allemands dans leur appréciation du caractère de Tartuffe; mais on a très finement apprécié en Allemagne celui d'Orgon. M. Otto Marckwaldt, longuement cité et souvent combattu dans le grand ouvrage de N. Humbert, admire sans réserve la vérité parfaite du personnage et fait à son sujet deux jolies remarques, que je crois assez neuves.
Il note dans les plus minces détails du rôle d'Orgon, jusque dans son vocabulaire et sa phraséologie, la puissante influence de Tartuffe sur cet esprit faible. Quand Cléante demande au père de Marianne quels sont ses desseins relativement à la démarche de l'amoureux Valère, il répond en vrai petit Tartuffe qui profite des leçons de son maître:
... De faire
Ce que le ciel voudra.
Plus loin il dit à sa fille, qu'il veut donner pour femme à Tartuffe:
Mortifiez vos sens avec ce mariage.
Orgon, écrit encore M. Marckwaldt, est un de ces hommes chez lesquels le début de force et d'intelligence se traduit par des exagérations perpétuelles, par un manque complet de mesure; ils sont toujours dans les extrêmes. L'opposition qu'on fait à leurs idées ne sert qu'à les y entêter davantage. L'expérience les contraint-elle à changer d'avis, ils ne font que changer d'exagération; ils ne mettent aucun ménagement, aucune retenue dans leur ardeur à maudire ce qu'ils avaient élevé jusqu'au ciel.
Le ridicule des Femmes savantes est trop contemporain et trop local pour intéresser la postérité et le monde autrement qu'à titre de curiosité littéraire; vrai sans doute à l'époque où Molière vivait, il nous paraît outré aujourd'hui; mais Chrysale est de tous les temps. Molière, qui force quelquefois les traits de ses tableaux, n'a pas de peinture plus fine.
Chrysale est faible comme Orgon, mais d'une autre manière; c'est la faiblesse du caractère, après celle de l'esprit: nuance délicate très habilement saisie et rendue par le poète. Ni l'un ni l'autre n'est une abstraction personnifiée; ce sont deux tempéraments, deux originaux, deux hommes.
On voit que ce qui distingue les personnages de Molière, ce n'est pas seulement la netteté logique de la conception rationnelle, c'est aussi la vie et la variété de la nature.
Je reconnais d'ailleurs que ni lui ni aucun poète ne saurait être égalé à Shakespeare pour le nombre et la diversité des figures individuelles. Mais, s'il n'a pas créé une aussi grande profusion de types de toutes sortes, il a du moins parcouru d'un bout à l'autre l'échelle morale et dramatique, du règne de la matière à celui de l'esprit et de Sganarelle à Alceste, comme Shakespeare et Cervantes l'ont parcourue de Falstaff à Hamlet, de Sancho Pança à Don Quichotte, et c'est par là qu'il est grand comme eux. «On montre sa grandeur, a dit Pascal, non en étant à une seule extrémité, mais en touchant les deux extrémités à la fois.»