Molière et Shakespeare
[1] Études sur la littérature contemporaine, t. VI, p. 210.
[2] Traduction de M. Poyard.
[3] Préface du Tartuffe.
[4] Écrit en 1883.
[5] Voy. Les Tragédies romaines de Shakespeare, chap. VII.
[6] Maurice Morgann, An Essay on the dramatic character of sir John Falstaff.
APPENDICE[1]
UNE CURE D'HOMÉOPATHIE MORALE DANS LE THÉATRE DE SHAKESPEARE
LA MÉCHANTE FEMME MISE A LA RAISON
Shakespeare nous enseigne, dans une de ses comédies, comment on guérit les méchantes femmes de leur méchanceté par une sorte de traitement qu'on peut appeler homéopathique, quoique ce terme date d'une époque postérieure. Cette comédie a donc un sens, et un sens très utile. C'est probablement la raison pour laquelle elle plaît davantage à notre goût français qu'au goût des étrangers; car il arrive le plus souvent que les comédies de Shakespeare n'ont pas de sens, et c'est même ainsi que les Anglais et les Allemands les préfèrent. Ils disent que la poésie ne doit pas être trop claire ni trop sensée, et ils nous accusent de prosaïsme parce que nous avons toujours aimé à trouver dans les pièces de théâtre l'intérêt d'une étude ou l'utilité d'une leçon.
La comédie de la Méchante Femme mise à la raison parut pour la première fois sous le nom de Shakespeare en 1623, sept ans après sa mort, dans la première édition complète de ses œuvres. Mais il y avait déjà eu, du vivant de Shakespeare, trois éditions sans nom d'auteur d'une première ébauche de cette pièce: en 1594, en 1596 et en 1607. L'apprenti anonyme était-il Shakespeare, ou bien ce grand poète, qui ne se gênait pas plus que Molière ou Dumas pour piller ses contemporains, a-t-il accaparé et refait l'ouvrage d'un confrère? C'est un point débattu. Le fait est que les Anglais sont choqués d'un certain défaut d'unité dans le style de la comédie en question; nous sommes naturellement moins sensibles à cette disparate, et de là on peut tirer cette conclusion paradoxale, mais vraie, qu'il est quelquefois avantageux, pour mieux goûter un poète, de ne pas connaître trop bien la langue dans laquelle il a écrit. Si le fond est solide et la forme défectueuse, une traduction habile vaut et remplace heureusement le texte.
La scène est en Italie, et les noms de tous les personnages sont italiens. L'action est double, comme dans la plupart des comédies de Shakespeare; mais mon analyse laissera dans l'ombre l'histoire médiocrement originale de Bianca, sœur de la méchante femme, et de ses prétendants, histoire tirée tout entière d'une pièce de l'Arioste. Ce que je ne puis omettre, c'est le prologue qui précède ou plutôt qui encadre notre comédie; car l'idée en est si ingénieuse qu'on a pu dire qu'il était plus piquant et plus philosophique que la pièce même.
Un seigneur anglais, revenant de la chasse avec ses piqueurs, ses valets et ses chiens, aperçoit un ivrogne endormi devant la porte d'un cabaret. Pendant qu'il l'examine avec dégoût, la pensée lui vient de faire une excellente plaisanterie. Il ordonne à ses gens de transporter cette brute dans un lit magnifique, entouré de tous les objets les plus somptueux, les plus agréables qui puissent éblouir la vue et flatter les sens; à son réveil, une musique céleste jouera. Un domestique dira en s'avançant: «Quels sont les ordres de monseigneur?» Un mitre lui présentera un bassin d'argent rempli d'eau de rose, avec du linge damassé, en disant: «Votre Grandeur veut-elle se rafraîchir les mains?» Un troisième lui parlera de sa meute et de son faucon, en ajoutant que Milady est très affligée de sa maladie. A ses questions étonnées, à ses mines stupéfaites, on répondra qu'il vient d'avoir un accès de folie, et s'il persiste à soutenir qu'il est Christophe le chaudronnier, on lui répétera qu'il rêve et qu'il est un puissant seigneur.
Aussitôt fait que dit. Pendant qu'on emporte l'ivrogne, des comédiens se présentent. Le seigneur anglais les retient pour jouer la comédie devant son homme.
En s'éveillant, Christophe demande de la bière. Trois serviteurs s'empressent autour de lui, et l'appelant avec respect Votre Seigneurie, Votre Honneur, lui offrent du vin d'Espagne, des conserves, etc... «Je m'appelle Christophe Sly. Ne m'appelez ni Votre Honneur ni Votre Seigneurie: je n'ai jamais bu de vin d'Espagne de ma vie, et si vous voulez que je mange des conserves, donnez-moi des conserves de bœuf.—Que le ciel guérisse Votre Honneur de cette manie bizarre! Oh! la déplorable chose qu'un homme de votre rang, de votre naissance, possesseur de si riches domaines, jouissant d'une considération si haute, soit ainsi possédé de l'esprit malin!—Quoi! vous voulez donc me faire passer pour fou? Ne suis-je pas Christophe Sly, fils du vieux Sly de Burton-Heath? porte-balle de naissance, cardeur de laine par éducation, montreur d'ours par métamorphose, et pour le présent, chaudronnier de mon état? Demandez à Cécile Hacket, la grosse cabaretière de Wincot, si je ne suis pas inscrit sur son compte pour quatorze sous de petite bière...—Oh! voilà ce qui désole Milady votre épouse, voilà ce qui fait sécher vos gens de chagrin, voilà ce qui a mis en fuite tous vos parents, chassés de ce superbe château par les tristes égarements de votre folie. Allons, noble Lord, souvenez-vous de votre naissance, revenez à une notion saine de la réalité, et bannissez de votre esprit tous ces rêves abjects.»
Bref, les mystificateurs du pauvre Sly lui en disent tant et tant qu'il finit par les croire. «Suis-je un Lord? est-il vrai que je possède pour femme une grande dame? ou bien est-ce un rêve que je fais? mais plutôt n'aurais-je pas rêvé jusqu'à ce jour? car je ne dors pas; je vois, j'entends, je parle, je sens ces suaves odeurs, je touche ces moelleux oreillers. Sur ma vie, je suis un Lord en effet, et non pas un chaudronnier, ni Christophe Sly. Allons, amenez-nous un peu madame notre femme, que nous la voyions; et encore un coup, de la bière!—Oh! que nous sommes joyeux de voir votre raison revenue. Voilà quinze ans que vous étiez plongé dans un songe continuel.—Quinze ans! ma foi, c'est un bon somme. Mais n'ai-je jamais parlé pendant tout ce temps?—Oui, Milord, des mots vagues, dépourvus de sens. Couché comme vous étiez dans ce bel appartement, vous racontiez toujours qu'on vous avait mis à la porte; vous vous querelliez avec je ne sais quelle maîtresse de cabaret, vous disiez que vous la citeriez en justice parce que ses bouteilles n'avaient pas la mesure. Quelquefois, vous appeliez Marianne!—Oui, la fille du cabaret.—Allons donc, Milord; vous ne connaissez ni ce cabaret, ni cette fille, ni tous ces hommes que vous nommiez, comme Étienne Sly, le vieux Jean Naps. Pierre Turf, Henri Pimprenel et vingt autres noms et individus de la sorte qui n'ont jamais existé et qu'on n'a jamais vus.—Eh bien, que Dieu soit loué de mon heureux rétablissement!»
L'illusion de Sly nous fait rire; mais elle n'a rien de contraire à la raison, car il n'existe aucun signe certain pour distinguer la réalité du rêve.
«Personne, a dit Pascal, n'a d'assurance s'il veille ou s'il dort, vu que dans le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons; on croit voir les espaces, les figures, les mouvements; on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu'éveillé... La moitié de notre vie se passant en sommeil, qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir?... Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours; et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan... La vie est un songe un peu moins inconstant... Comme on rêve souvent qu'on rêve, entassant un songe sur l'autre, écrit enfin Pascal (mais il a cru devoir, je ne sais pourquoi, barrer ces lignes dans son manuscrit), il se peut aussi bien faire que cette vie n'est elle-même qu'un songe sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort.»
Des systèmes entiers de philosophie sont fondés sur cette impossibilité où nous sommes de conclure logiquement de l'apparence à la réalité, de l'impression que font sur nous les choses à leur existence effective.
Supposons que le chaudronnier Christophe Sly passe deux jours, huit jours, autant de jours que vous voudrez dans les grandeurs et l'opulence, puis, qu'on le replace tout doucement, pendant son sommeil, à la porte du cabaret de Mrs Hacket, il est clair qu'à son réveil il croira avoir rêvé. Ce beau rêve pourra demeurer dans son souvenir avec une intensité inaccoutumée, un degré de vie exceptionnel; mais il ne différera pas essentiellement d'un rêve ordinaire.
Shakespeare a oublié d'ajouter à son prologue cet épilogue naturel. Les Allemands, qui aiment que les œuvres poétiques n'aient pas de sens déterminé, afin de pouvoir leur en prêter un de leur invention, ont voulu nous faire admirer ici la «générosité» du grand poète qui n'a pas eu le cœur de rendre l'ivrogne à son cabaret et à ses chaudrons après l'avoir ravi dans les régions de l'idéal! mais la vérité est que l'omission de Shakespeare est une simple distraction de l'auteur ou une lacune de l'édition de 1623. Cette scène finale, si manifestement requise et attendue, de Sly rendu à son état primitif, ne manque point aux éditions plus anciennes.
C'est pour le divertissement du chaudronnier métamorphosé en grand seigneur, que des acteurs de passage jouent devant lui la comédie, dont je vais maintenant faire l'analyse, de la Méchante Femme mise à la raison. L'illusion d'une représentation dramatique, la surprenante histoire de guérison mentale et morale qu'on met sous les yeux de notre homme, tout cela contribue à rendre plus confuses encore, dans l'esprit de ce spectateur émerveillé, les limites indécises de la réalité et du rêve.
Un riche gentilhomme de Padoue, nommé Baptista, avait deux filles: l'aînée, Catherine, était si méchante qu'on l'appelait Katharina the shrew, c'est-à-dire Catherine la mégère, Katharina the curst, c'est-à-dire l'exécrable Catherine, et comme si chacun de ces termes eût été trop faible à lui seul, Katharina the curst shrew, Catherine la mégère exécrable. La cadette, Blanche, Bianca, était un ange, et plusieurs amoureux aspiraient à sa main. Mais la volonté bien arrêtée de Baptista est de ne point se séparer de l'ange avant de s'être défait de la diablesse.
«Messieurs, ne m'importunez pas davantage. Vous connaissez ma ferme résolution de ne point donner ma plus jeune fille avant d'avoir trouvé un mari pour l'aînée. Si l'un de vous aime Catherine, il a ma permission de la mettre en ménage...—En ménage! dites donc à la ménagerie[2]... Un mari pour Catherine! un démon plutôt... Parlez-moi de la dot sans la fille, à la bonne heure; j'aimerais mieux cela et recevoir le fouet tous les matins sur la grande place du marché.»
Les prétendants à la main de Bianca désespéraient de découvrir un homme assez fou pour vouloir épouser Catherine, lorsque Petruchio, gentilhomme de Vérone et ami de l'un de ces jeunes seigneurs, arriva à Padoue. Devenu seul maître de ses actions par la mort de son père, il s'était mis en voyage pour chercher fortune, se faisant un programme de vie heureuse dont l'article premier était de se marier richement.
«Petruchio, lui dit Hortensio son ami, veux-tu que je te mène droit au but? J'ai à ton service une damnée mégère... Merci bien, me diras-tu, et pourtant je te promets qu'elle sera riche, et très riche ... mais tu es trop mon ami, je ne puis te la souhaiter pour femme.—Seigneur Hortensio, répond Petruchio, entre amis tels que nous un mot doit suffire. Si tu connais une femme assez riche pour être l'épouse de Petruchio, fût-elle aussi revêche et aussi acariâtre que la Xantippe de Socrate, aussi furibonde que les flots de l'orageuse Adriatique, cela ne saurait m'inquiéter ni m'arrêter le moins du monde. Je suis venu à Padoue pour faire un mariage riche; une fois marié richement, comptez sur moi pour vivre heureux.»
Petruchio, on le voit, est un homme pratique qui tient que «l'argent est plus précieux que toutes les choses du monde[3];» mais bien d'autres très que lui l'ont cru et se sont grossièrement trompés dans leur rêve de bonheur, parce que leur prétendue sagesse pratique n'était que platitude et vulgarité, et n'avait rien de commun avec une philosophie éclairée et solide, fondée sur l'expérience de la vie et sur la connaissance du cœur humain. Petruchio, lui, est un vrai sage. Le sang-froid étonnant avec lequel il déclare qu'il épousera Mégère en personne, pourvu qu'elle soit riche, n'est point de sa part légèreté téméraire; c'est la ferme et tranquille expression de sa confiance dans une méthode infaillible qu'il possède pour mettre à la raison la pire des furies. Jamais homme ne fut plus sûr de son fait. Cette intrépide assurance, cette vue nette des choses ne laisse place dans son esprit à rien d'obscur, dans sa conduite à rien d'hésitant; il va toujours droit en besogne, avec une rapidité d'exécution admirable, mais qui surprend et scandalise son entourage peu habitué à des allures d'une brusquerie aussi choquante.
Hortensio s'inquiète de l'étonnante déclaration de principes que vient de faire son ami, et il essaie de l'arrêter: «Petruchio, lui dit-il, puisque nous nous sommes avancés si loin, je vais reprendre sérieusement l'idée que j'avais d'abord jetée en avant par pure plaisanterie. Il est vrai que je puis te procurer une femme qui ne manque pas de biens, jeune encore, et belle, et dont l'éducation a été celle qu'on donne aux personnes du meilleur monde; son seul défaut, mais il est grave, c'est qu'elle est abominablement méchante, oui, méchante à tel point que, ma fortune fût-elle dans un état cent fois pire, je ne voudrais pas l'épouser, moi, pour une mine d'or.—Silence, Hortensio! tu ne connais pas le pouvoir de l'or. Dis-moi seulement de qui elle est fille, le reste me regarde.» On lui indique le nom et la demeure du riche Baptista, et voilà Petruchio parti pour faire sa demande.
Avant d'introduire Petruchio auprès du père de Catherine, le poète nous la présente elle-même dans son intérieur domestique et nous fait assister à une petite scène de famille entre elle et sa jeune sœur. Elle a attaché les mains de la douce Bianca, et elle lui ordonne de dire celui de tous ses galants qu'elle aime le mieux, en la menaçant de la battre si elle ne répond pas catégoriquement. Bianca, dont le cœur n'est pas encore pris et qui craint surtout d'irriter sa terrible sœur en nommant imprudemment tel ou tel gentilhomme pour lequel celle-ci pourrait avoir de l'inclination, Bianca répond d'une façon aimable mais évasive; Catherine l'injurie et la soufflette. Au bruit du soufflet et des pleurs de Bianca, Baptista paraît, console la cadette, gronde l'aînée, les sépare, les congédie, et c'est à ce moment que Petruchio entre.
«Pardon! n'avez-vous pas une fille nommée Catherine, jolie et vertueuse?
—J'ai, monsieur, une fille nommée Catherine.
—Vous êtes trop brusque, dit à Petruchio un ami, le tirant par sa manche. Procédez méthodiquement.»
Petruchio prie cet ami de le laisser tranquille et continue:
«Je suis, monsieur, un gentilhomme de Vérone. Ayant ouï célébrer la beauté de votre fille, son esprit, son affabilité, sa réserve modeste et sa douceur de caractère, j'ai pris la liberté de m'introduire sans façon chez vous pour contrôler de mes propres yeux la vérité de l'éloge que j'ai entendu faire d'elle si souvent.»
Le bonhomme Baptista ne sait trop ce qu'il faut penser d'un préambule si abrupt et si étrange. Il hésite, il se demande s'il doit honnêtement prévenir ce monsieur qu'on le trompe sur les qualités aimables de sa fille aînée; et, pour ménager un peu de temps à la réflexion, il engage son visiteur à faire un tour de promenade dans le jardin.
«Seigneur Baptista, reprend Petruchio, mon temps est occupé et précieux, et je ne puis tous les jours venir faire ma cour... Abrégeons, et veuillez me dire quelle dot votre fille m'apportera en mariage?
—Après ma mort la moitié de mes terres, et dès à présent vingt mille écus... Mais d'abord il vous faut obtenir l'amour de ma fille, car tout dépend de là.
—Bah! c'est la moindre des choses. Écoutez-moi bien, mon père, je suis aussi résolu qu'elle est fière et hautaine... Je vais être pour elle un ouragan, et il faudra bien qu'elle me cède. Car j'ai de la poigne et je ne fais pas ma cour en enfant.»
Le consentement du père de Catherine, ainsi emporté par surprise, n'a rien au fond qui puisse nous choquer. Le poète a eu soin de nous apprendre que Baptista connaissait la parenté de Petruchio, sa position, sa fortune, et d'ailleurs comment ne se sentirait-il pas tout porté pour le premier brave garçon qui vient lui offrir de le débarrasser de la mégère? Us sont encore en conférence lorsqu'on voit entrer sur la scène, avec une bosse énorme à la tête, Hortensio, sortant de l'appartement des jeunes filles où il s'était introduit sous le déguisement d'un maître de musique, afin d'approcher de Bianca.
«Eh bien, mon ami, lui demande Baptista, pourquoi donc as-tu l'air si pâle?
—Si j'ai l'air pâle, c'est de peur.
—Catherine deviendra-t-elle bonne musicienne?
—Elle deviendra plutôt bon soldat. Le fer, entre ses mains, tiendra mieux que le luth.
—Est-ce que vous ne pouvez pas la rompre au luth?
—C'est elle qui a rompu son luth sur moi. Je lui disais seulement qu'elle se trompait de touches et je voulais prendre sa main pour lui montrer à placer ses doigts, lorsque, dans un accès d'impatience diabolique: «Ah! s'est-elle » écriée, vous appelez ça des touches? Vous allez » voir comment je louche, moi!» et à ces mots, elle m'a frappé sur la tête, si fort que ma pauvre caboche a passé tout entière à travers l'instrument, et je suis resté abasourdi, comme un homme exposé le carcan au cou, pendant qu'elle m'appelait coquin de ménétrier, mauvais racleur de cordes, avec une profusion d'autres noms injurieux.
—Ah! s'écrie Petruchio émerveillé, par l'univers! c'est une vaillante fille! Je l'en aime encore dix fois davantage. Combien donc il me tarde d'avoir avec elle une petite causerie!»
Il nous tarde aussi de voir aux prises cette mégère et cet original, et nous attendons leur première entrevue avec le genre de curiosité et d'inquiétude qu'on éprouve au moment où un dompteur de bêtes féroces se glisse dans la cage de l'hyène ou de la panthère. Car Petruchio est un dompteur, je veux dire un homme absolument froid, calme et maître de lui, au milieu de toutes les mines qu'il va faire, de toutes les fureurs et de toutes les extravagances qu'il va feindre pour étonner, intimider, réduire la terrible fille de Baptista. Le plaisant de son rôle consiste par excellence dans le contraste de ses emportements simulés avec son flegme réel, de l'apparente folie de sa conduite avec la profonde sagesse du plan dont il poursuit très méthodiquement l'exécution.
Ajoutons que ce motif de rire étant donné, Petruchio, ou, si l'on veut, Shakespeare, s'y complaît et s'y amuse. Notre poète n'est pas homme à contenir sa gaieté gigantesque dans les justes mesures de la fine comédie. Il s'en donne à cœur joie. Il exagère. Il tombe dans la farce et dans la charge. Petruchio va sans doute nous paraître plus fantasque, exigeant, absurde et bizarre que la vraisemblance ne le comporte et que la nécessité ne l'ordonne; mais, de même que ses manières excentriques ne sont qu'une livrée d'emprunt sous laquelle l'honnête homme et l'habile homme demeure reconnaissable, ainsi les débauches de fantaisie auxquelles le poète se livre ne peuvent cacher qu'à des esprits superficiels le solide sens moral de sa comédie.
Petruchio sera pour Catherine un ouragan, comme il l'a promis. Il va faire sa cour, tambour ballant, s'annonçant dès l'abord en maître, brusquant tout, emportant la position comme à la pointe de la baïonnette. Il débute avec une familiarité insolente.
«Bonjour, Cateau; car c'est votre nom, m'a-t-on dit.
—Vous ayez entendu, mais un peu de travers; ceux qui parlent de moi me nomment Catherine.
—Allons donc! on vous appelle Cateau tout court... Cateau, écoute-moi! Ayant entendu dans toutes les villes parler de ta douceur, célébrer tes vertus et vanter ta beauté, bien moins cependant qu'elles ne le méritent, l'idée m'est venue de te rechercher pour femme...»
Un bon soufflet est la réponse de la demoiselle.
«Je jure que je vous le rendrai si vous recommencez... Allons, Cateau, ne montrez pas tant d'aigreur... Au fond, je vous trouve excessivement aimable. On m'avait dit que vous étiez revêche, hargneuse et sauvage; mais je vois que la renommée est une menteuse, car tu es charmante, enjouée, on ne peut plus courtoise, lente à parler et douce dans ton langage comme une fleur du printemps. Tu ne sais pas seulement froncer le sourcil, ni regarder de travers, ni te mordre la lèvre, comme font les filles d'humeur colère; tu ne prends point plaisir à la contradiction, mais tu accueilles les soupirants avec douceur, avec un langage gracieux, caressant et affable.»
La scène est longue dans Shakespeare, déparée par quelques grossièretés. Elle gagne à être résumée et réduite à l'essentiel. Au bruit des pas de Baptista qui approche, Petruchio conclut ainsi l'entretien:
«Laissons de côté tout ce babil, et expliquons-nous en termes clairs. Votre père consent à ce que vous soyez ma femme, votre dot est une affaire réglée, et bon gré, mal gré, je vous épouse. Croyez-moi. Cateau, je suis le mari qu'il vous faut, et je jure par cette lumière qui me fait voir ta beauté, ta beauté pour laquelle je t'aime, je jure que tu ne seras point mariée à un autre homme que moi. Voici votre père. Ne vous avisez pas de refuser. Je veux avoir et j'aurai Catherine pour femme.»
Baptista entre, et Petruchio lui dit que la noce est fixée à dimanche prochain.
«Je te verrai plutôt pendre dimanche!» gronde Catherine entre ses dents. Ce rugissement inspire à Baptista quelque doute sur la parfaite harmonie des fiancés; mais Petruchio se hâte d'expliquer à son beau-père, comme il l'appelle déjà, qu'il a été convenu entre elle et lui que, dès qu'ils ne seraient plus seuls, elle ferait semblant d'être méchante, «Beau-père, je vous le jure, on n'a pas idée comme elle m'aime. Oh! la bonne et tendre Catherine! Elle se suspendait à mon cou, elle me prodiguait baiser sur baiser... Donne-moi la main, Cateau: je vais à Venise acheter tout ce qu'il faut pour la noce. Je réponds que ma Catherine sera belle. Vous, beau-père, préparez la fête, et invitez les convives. Adieu jusqu'à dimanche!»
Il va sans dire que Catherine est furieuse, et que sa colère, plus ou moins comprimée d'abord par l'ouragan de Petruchio, éclate après son départ en mille imprécations. «C'est un fou! un brutal!» s'écrie-t-elle; mais dans le vocabulaire de Catherine de pareilles épithètes ne constituent point un refus; elle consent à épouser ce brutal, ce fou, et il faudrait être médiocrement versé dans cette science du cœur de la femme qui faisait la force de Petruchio, pour s'en étonner outre mesure. Tout le monde à Padoue est persuadé que Catherine coiffera la sainte, sa patronne: comment laisserait-elle échapper cette occasion unique d'infliger un démenti éclatant à tout le monde? Ses bonnes amies rient d'elle et se marient; sa sœur Bianca, la péronnelle! est courtisée par un tas de jeunes muguets: pourquoi donc n'aurait-elle pas, elle aussi, comme toutes ces mijaurées, son prétendant et son épouseur? Sans doute, le sien est bizarre; mais ses manières un peu rudes ne valent-elles pas mieux, après tout, que les mines langoureuses de ces fades soupirants qu'elle jetterait par terre d'un coup de poing? A la bonne heure! voilà au moins un gaillard avec lequel elle pourra causer. Son humeur querelleuse se réjouit au fond d'avoir de quoi s'exercer, et elle aiguise déjà ses griffes pour la lutte; car, si elle a rencontré dans Petruchio un compagnon digne de se mesurer avec elle, elle n'a pas encore reconnu son maître.
Elle va maintenant apprendre à le connaître. Devant la volonté de fer, ou, pour mieux dire, devant la tyrannie systématiquement absurde et injuste de cet habile mari, sa hautaine obstination finira par comprendre qu'elle n'a qu'à se soumettre, et dans ce cœur violent et dur, brisé par la main d'un homme vraiment fort, chose merveilleuse mais naturelle, la fleur de l'amour germera. Alors Petruchio relèvera et embrassera sa femme, devenue, par sa tendre obéissance et par sa raison, le modèle de toutes les épouses. C'est dans la peinture en action de cette étonnante cure morale que nous allons voir la fantaisie du grand poète s'ébattre en liberté joyeuse et se donner largement carrière.
Le dimanche, jour fixé par Petruchio pour la noce, tous les parents, tous les amis, invités en grand nombre, attendaient dans la maison de Baptista le marié, qui n'arrivait pas. Et Catherine pleurait de rage, disant qu'on s'était moqué d'elle. Tout à coup un valet s'élance, porteur d'une grande nouvelle: Petruchio arrive enfin, mais dans quel attirail, grands dieux!
«Petruchio arrive avec une vieille jaquette, des culottes retournées pour la troisième fois, une paire de bottes bonne à servir d'étui à chandelles, l'une bouclée, l'autre lacée; à son côté pend une épée antique toute couverte de rouille, prise dans l'arsenal de la ville, avec une garde rompue et point de fourreau; juché de travers sur une selle rongée des mites et sur des étriers dépareillés et inégaux, il monte un cheval déhanché, infecté de la morve, efflanqué et pelé comme un rat, affligé d'un lampas au palais, atteint du farcin, rempli d'écorchures, embarrassé dans sa marche par les éparvins, rayé de jaunisse, plein d'avives incurables et absolument hébété par le vertigo. Pour tenir sa bête de court et l'empêcher de broncher, il a une bride composée d'une seule guide et d'une têtière en peau de mouton, cent fois rompue et raccommodée avec des nœuds. Derrière sa selle est une croupière de velours pour femme, marquée des initiales de la mariée par de gros clous dorés en relief, et rapiécée çà et là avec de la ficelle.»
Ainsi annoncé et décrit, Petruchio ne tarde pas à paraître en personne aux yeux de toute la noce stupéfaite et consternée.
«Qu'y a-t-il donc, messieurs? vous me semblez avoir la mine bien sombre. Pourquoi toute cette belle compagnie reste-t-elle ébahie, comme si elle voyait quelque étrange monument, une comète, un phénomène extraordinaire?
—Monsieur, vous savez que c'est aujourd'hui le jour de votre mariage. Nous étions tristes d'abord, dans la crainte que vous ne vinssiez pas; mais nous le sommes encore plus maintenant, de vous voir venir si mal accoutré... Ce n'est pas dans ce costume sans doute que vous comptez vous marier.
—D'honneur, tout comme me voilà. Ainsi, trêve de discours; c'est moi qu'elle épouse, et non mes habits. Mais où est donc Catherine? La matinée se passe, nous devrions déjà être à l'église.»
Shakespeare n'a pas mis en action les incidents prodigieux de la cérémonie nuptiale. Il s'est contenté d'un récit, mais le récit est si vivant qu'il égale, qu'il surpasse en couleur et en mouvement dramatique le spectacle de la chose même.
«Seigneur Gremio, venez-vous de l'église?
—Ah! d'aussi bon cœur que je suis jamais sorti de l'école.
—Et le marié et la mariée reviennent-ils au logis?
—Le marié, dites-vous? joli mari! fi, le brutal! la pauvre fille en saura quelque chose.
—Quoi! plus bourru qu'elle? c'est impossible.
—Je vous dis qu'il est un démon.
—Eh bien, comme elle est une diablesse, les deux font la paire.
—Elle? mais c'est un agneau, une colombe, une sotte auprès de lui. Je vais vous raconter l'histoire. Lorsque le prêtre a demandé s'il voulait Catherine pour femme, oui, de par tous les diables, a-t-il crié, et il s'est mis à jurer si horriblement que le prêtre, abasourdi, a laissé tomber son livre de ses mains, et comme il se baissait pour le rattraper, ce fou furieux de mari lui a porté un si rude coup de poing qu'il a jeté par terre le prêtre et le livre, le livre et le prêtre. Et maintenant, a-t-il crié, qu'on vienne les ramasser, si l'on ose!
—Mais qu'a dit la mariée, quand le prêtre s'est relevé?
—Elle tremblait de tous ses membres; car il frappait du pied et disait en jurant que le prêtre avait voulu se moquer de lui. Enfin, après diverses cérémonies, il a demandé du vin. Une santé! a-t-il crié comme s'il eût été à bord d'un vaisseau, trinquant avec des camarades après une tempête; et il a avalé des rasades de vin muscat, en jetant le fond du verre à la barbe du sacristain, roide et sèche broussaille, disait-il, qui avait besoin d'être humectée. Cela fait, il a pris la mariée par le cou et lui a donné sur les lèvres un baiser si bruyant que l'écho en a retenti dans toute l'église. Et moi, à ce spectacle, je me suis enfui de honte, et toute la noce me suit. Jamais on n'a vu de mariage si extravagant.»
Un banquet somptueux avait été préparé, comme d'usage, à la maison de la mariée. Mais il n'entre pas dans le plan de Petruchio d'y assister avec sa femme, et après avoir remercié en excellents termes les parents et les amis d'avoir bien voulu honorer la cérémonie de leur présence et se rendre «témoins de la foi qu'il vient de donner à sa vertueuse épouse, si douce et si patiente,» il déclare son dessein d'emmener Catherine sur-le-champ. Tout le monde le presse de rester, et Catherine elle-même, ô premier et surprenant effet de la cure qu'il a entreprise Catherine, à son tour, le supplie humblement «C'est moi, dit-elle, qui vous en prie.»
Mais Petruchio juge l'épreuve insuffisante, et il a raison; car, mal guérie encore, la terrible fille de Baptista, après cet éclair de bon sentiment, se révolte, se fâche, et toute son ancienne nature reparaît: «Je ne partirai pas! vous pouvez partir, monsieur; les portes sont ouvertes; vous pouvez vous mettre en route, pendant que vos bottes sont fraîches. Mais moi, je resterai. Messieurs, en avant marche dans la salle du festin!»
Un murmure d'approbation accueille cette fière bravade de l'épousée, qui se sent encouragée par le secret appui de toute l'assistance, et l'autorité du mari est sur le point de subir un échec; mais avec quelle prestesse d'esprit, avec quelle verve d'imagination inventive Petruchio sait redevenir en un instant le maître de la situation! «Messieurs, dit-il, obéissez à la mariée. Ces messieurs vont aller dîner, Catherine, suivant ton ordre. Allez au banquet, vous autres; buvez, riez et réjouissez-vous! Mais, pour ma belle Catherine, il faut qu'elle vienne avec moi. Elle est mon bien, elle est mon tout, et j'entends rester le maître de ce qui m'appartient. La voyez-vous près de moi? qu'aucun de vous ose la toucher! je mettrai à la raison l'homme assez hardi pour oser nous barrer le chemin à travers Padoue. Aux armes, Grumio! dégaine et sauve ta maîtresse, si tu as du cœur. N'aie pas peur, chère petite! Ils ne te toucheront pas, ma Catherine! Je serai ton bouclier contre un million d'ennemis!»
Et Petruchio, faisant le moulinet avec sa vieille épée, sort et emmène Catherine, aux éclats de rire des gens de la noce.
Les incidents du voyage, comme ceux de la cérémonie nuptiale, nous sont présentés sous forme de récit; dans ce second récit la figure de langage qu'on appelle en rhétorique prétérition est employée d'une façon assez plaisante. Cette figure bien connue consiste à faire semblant de passer sous silence des choses qu'on dit en réalité. «Vous ne saurez pas,» dit, par exemple, un personnage de Molière,
Vous ne saurez pas qu'avec magnificence
Le roi vient d'honorer Tempé de sa présence:
Qu'il entra dans Larisse, hier sur le haut du jour;
Qu'à l'aise je l'y vis avec toute sa cour;
Que ces bois vont jouir aujourd'hui de sa vue...
Je garde ma nouvelle, et ne veux dire rien[4].
De même, dans la comédie de Shakespeare, Grumio, plusieurs fois interrompu par un camarade auquel il veut conter le voyage de son maître et de sa maîtresse, finit par s'impatienter et lui dit: «Alors, raconte toi-même l'histoire. Si tu ne m'avais pas interrompu, tu aurais appris comment le cheval est tombé, et elle sous le cheval, dans une mare de boue; comment il l'a laissée avec le cheval sur elle; comment il m'a battu parce que le cheval était tombé; comment elle s'est glissée hors de son bain de boue pour courir à nous et l'empêcher de m'assommer; comment il jurait; comment elle suppliait, elle qui jusque-là n'avait jamais supplié personne; comment je criais, comment les chevaux se sont échappés; comment la bride s'est rompue et comment j'ai perdu ma croupière: avec mille autres circonstances mémorables, qui maintenant périront dans l'oubli, et toi tu descendras au tombeau avec toute ton ignorance.»
Ainsi précédé et annoncé par Grumio, Petruchio, accompagné de sa nouvelle femme, entre, toujours semblable à un ouragan, dans sa propriété de campagne:
«Où sont donc ces drôles? Quoi! personne à la porte!... où est Nathaniel, Grégoire, Philippe?
TOUS LES VALETS.—Voilà, voilà, monsieur, voilà!
PETRUCHIO.—Voilà, monsieur, voilà, monsieur! Têtes de bûches! lourdauds que vous êtes! quoi! plus de service! plus de prévenance! plus de respect! où est le stupide coquin que j'avais envoyé en avant?
GRUMIO.—Me voici, monsieur.
PETRUCHIO.—Manant! espèce d'idiot! est-ce que je ne t'avais pas ordonné d'aller à ma rencontre dans le parc et d'amener avec toi tous ces chenapans-là?... allez, butors, allez me chercher à souper.»
Catherine, abasourdie, demeure bouche close, et Petruchio continue à brutaliser ses valets. Il en frappe un qui lui fait mal en lui tirant ses bottes. Il en frappe un autre qui présentait à Catherine de l'eau pour se laver les mains avant souper, et qui, bousculé à dessein par son maître, a laissé choir l'aiguière.
«Patience, je vous prie, dit alors la jeune femme, c'est une faute involontaire.» Quelle nouveauté qu'une parole semblable dans la bouche de celle qui la prononçait! quel succès, quel triomphe de la méthode suivie par Petruchio, et comme son cœur dut tressaillir de joie! Catherine prêchant la patience! Catherine intercédant pour un serviteur! Nous serions tentés, à son exemple, d'intercéder pour elle et d'implorer sa grâce... Mais Petruchio ne fait pas les choses à demi, et très encouragé par ce premier beau fruit de l'épreuve commencée, il n'a garde de s'arrêter en si bonne voie.
Les domestiques ont cependant servi le souper. «Allons, Cateau, asseyez-vous. Je sais que avez de l'appétit. Voulez-vous dire le Benedicite, ou bien le dirai-je? Qu'est ceci? du mouton!... mais il est brûlé! Chiens que vous êtes! où est ce gueux de cuisinier? comment, maroufles, avez-vous osé apporter çà du fourneau, et le servir ainsi, à moi qui n'aime pas la viande calcinée?»
Disant ces mots, il jette tout le souper par terre.
«CATHERINE.—Je vous en prie, cher mari, ne vous emportez pas ainsi. Cette viande était bonne, si vous vous en étiez contenté.
—Je le dis, Cateau, qu'elle était brûlée et desséchée; et il m'est expressément défendu de la manger ainsi, car elle engendre la colère et fait durcir la bile. Pour nous, qui sommes tous deux assez irascibles de nature, il vaudrait mieux rester à jeun que de nous nourrir de viande trop cuite. Prends patience; demain on fera mieux. Et pour ce soir, nous jeûnerons de compagnie. Viens, je vais te conduire à la chambre nuptiale.»
Un monologue de Petruchio nous instruit de ses projets pour la nuit de noces: «Je trouverai quelque défaut imaginaire à la manière dont le lit est fait, comme j'en ai trouvé au souper, et alors je jetterai l'oreiller par ici, le traversin par là, la couverture d'un côté et les draps de l'autre. Et au milieu de ce tohu-bohu, je répéterai sans cesse que tout ce que j'en fais, c'est par égard et prévenance pour elle. Conclusion: elle veillera toute la nuit, et s'il lui arrive de fermer l'œil, je la réveillerai par mon tapage assourdissant. C'est ainsi que je finirai par courber son humeur hautaine et intraitable.»
Il va sans dire que les valets de Petruchio n'étaient pas habitués, dans le train ordinaire de leur vie, à essuyer de sa part des bourrasques comme celle qui les attendait à son retour, et la surprise qu'ils éprouvent d'abord à une manière d'agir si nouvelle pour eux doit être sur la scène un spectacle assez amusant. Mais ils ne tardent pas à pénétrer le motif de sa conduite et à entrer dans le jeu de leur maître. Restés seuls, ils se communiquent le secret de la comédie:
«Pierre, as-tu jamais rien vu de pareil?
—C'est tout simple. Il la bat avec sa propre humeur. He kills her in her own humour.»
Le lendemain, Catherine montre qu'elle n'est pas encore complètement guérie, car elle soufflette Grumio qui, agissant par ordre, lui refuse à déjeuner de la moutarde avec son bœuf, puis le bœuf lui-même, et en fin de compte ne lui offre que de la moutarde sans le bœuf; mais il faut avouer qu'on se fâcherait à moins, et qu'il n'est pas nécessaire d'être une mégère pour trouver intolérable une pareille insolence de la part d'un valet et une rigueur pareille de la part d'un mari.
Shakespeare abuse. Petruchio tend la corde jusqu'à la rompre, ou, puisque c'est à un dompteur que nous l'avons comparé, on peut dire que le succès le rend téméraire et qu'en le voyant irriter inutilement la bête fauve que son pied presse et foule, nous sommes à la gêne et lui crions: Assez! Une scène, trop semblable pour le fond à celles qui précèdent, mais où le poète montre au moins sa verve de virtuose à multiplier les variations sur un même thème, fait passer sous nos yeux successivement un marchand de modes el un tailleur auxquels Petruchio a commandé divers objets de toilette pour Catherine.
«Fi! dit Petruchio au marchand de modes, ce chapeau ressemble à une soupière. C'est ridicule! c'est indécent! enlevez ça.
CATHERINE.—Je n'en veux pas d'autre; il est à la mode. Toutes les dames comme il faut les portent ainsi... Je ne suis pas une enfant et on ne me mène pas comme un singe.
PETRUCHIO.—Tu dis vrai, ma Catherine; ce chapeau te ferait une tête de singe. On dirait une omelette soufflée, un flan monumental en soie jaune... La robe, à présent. Allons, tailleur, montre-nous la robe. O mon Dieu! miséricorde! qu'est-ce que cette mascarade? Ça, une manche! ... Au nom du diable, tailleur, comment appelles-tu ça?
LE TAILLEUR.—Vous m'avez commandé de la faire à la mode du jour.
PETRUCHIO.—Oui, morbleu! mais je ne vous ai pas dit de la gâter à la mode du jour. Allons! enjambez-moi tous les ruisseaux jusque chez vous, et vivement; car vous n'aurez point ma pratique.
CATHERINE.—Je n'ai jamais vu de robe mieux faite, plus gracieuse, plus élégante, plus noble. Il paraît que vous voudriez faire de moi une poupée?
PETRUCHIO.—Bien tapé! ma foi! cet homme voudrait faire de toi une poupée.
LE TAILLEUR.—Pardon, monsieur, madame dit que c'est votre seigneurie qui voudrait faire d'elle une poupée.
PETRUCHIO.—O monstrueuse arrogance! tu mens, fil; tu mens, dé à coudre; tu mens, aune, trois quarts d'aune, demi-aune, quart et pouce d'aune! tu mens, puce, œuf de pou, pointe d'aiguille cassée! Je me verrai bravé chez moi par un écheveau de fil! Hors d'ici, loque, chiffe, bout, reste, rognure, ou je m'en vais si bien te mesurer avec ton aune, que tu te souviendras toute ta vie des inconvénients du bavardage!»
La scène dernière du quatrième acte nous montre Catherine et son mari en route pour Padoue où ils se rendent pour faire leur visite de noce à la maison paternelle.
A ce moment, la victoire de Petruchio est complète. Non seulement sa femme n'a plus sur ses lèvres une seule parole de révolte ou de murmure, mais elle n'a plus dans son cœur un seul sentiment amer, et c'est avec un bonheur intime qu'elle accepte sa défaite. La fille aînée de Baptista qui, après tout, n'est pas un animal sauvage, mais une personne bien née, douée par la nature de sensibilité et de raison, n'était devenue si méchante que par la faute d'une éducation maladroite ou faible: un éducateur nouveau a paru, le mari a refait l'ouvrage des parents, Catherine a trouve son véritable maître, et chose admirable, mais conforme à l'observation de tous les moralistes, elle aime l'homme qui a su la prendre, la plier, la soumettre à l'empire de sa volonté despotique. Ce n'est point d'ailleurs à la force qu'elle cède ainsi d'un cœur joyeux: le triomphe de la force brutale n'a rien que d'affligeant: c'est devant la supériorité reconnue de l'homme dont elle porte le nom qu'elle est heureuse, et si j'ose le dire, fière de s'incliner. Très intelligente, elle a parfaitement compris la raison des violences fantasques de Petruchio, et elle s'amuse désormais à entrer d'elle-même dans les plus extravagantes lubies de son cher seigneur, en renchérissant sur elles avec tant de bonne grâce, qu'il faudra bien que celui-ci y mette un terme, plus que satisfait du succès de sa leçon, émerveillé, ravi, amoureux de son élève.
Les dernières exigences de ce tyran d'époux ont un caractère de haute fantaisie. C'est comme le bouquet de son feu d'artifice.
Il veut qu'à l'avenir il soit l'heure qu'il lui plaît: Catherine consent à n'avoir plus d'autre horloge que le bon plaisir de sa majesté maritale. Regardant le soleil, il s'écrie: «Grands dieux! comme la lune est brillante et sereine!—Soit, c'est la lune, répond Catherine après une très courte protestation où elle a d'abord essayé de rappeler les sens de son compagnon de route à une notion plus juste de la réalité, c'est la lune, ce n'est plus le soleil, du moment que vous dites que ce n'est pas lui; et s'il vous plaît de déclarer que c'est une chandelle, désormais, je vous le jure, ce sera une chandelle pour moi.»
Les deux voyageurs rencontrent un vieillard: «Charmante demoiselle, dit Petruchio au vieux bonhomme, bonjour. Où allez-vous de ce pas?» Et s'adressant à Catherine: «Dis-moi, ma chère Catherine, as-tu jamais vu une jeune fille plus fraîche? quelle rivalité de lys et de roses sur ses joues! Où trouver dans tout le firmament deux diamants comparables aux yeux qui illuminent cette figure céleste? Aimable et jolie fille, encore une fois, bonjour! Douce Catherine, embrasse-la pour l'amour de sa beauté.» Et la spirituelle Catherine fait chorus; elle ne veut pas rester en arrière de ce lyrisme, et ce sont des vers mêmes d'Homère qu'elle récite à son tour au vieillard mystifié et stupéfait: «Jeune vierge, frais bouton de rose, où vas-tu? Quelle est ta demeure? Heureux les parents d'une si belle enfant! plus heureux l'homme auquel un astre favorable te donnera pour aimable compagne de sa couche!» Brusquement, Petruchio fait cesser le jeu. «Eh bien, Cateau, qu'est-ce que cela signifie? Tu n'es pas folle, j'espère. C'est un vieillard ridé, fané, flétri, que tu vois, et non une vierge, comme tu dis.—Vénérable vieillard, reprend Catherine sans se déconcerter, pardonnez à mes yeux leur absurde méprise; ils ont été tellement éblouis par l'éclat du jour, que tout ce que je vois me paraît vert.» Appréciez-vous la fine et agréable raillerie contenue dans cette allusion au soleil nié tout à l'heure par Petruchio?
Maintenant le mari et la femme se connaissent, ils se comprennent, ils s'aiment, et nous pouvons arriver à l'édifiante conclusion de cette comédie morale.
Une autre noce vient d'avoir lieu dans la maison de Baptista; la douce Bianca a épousé Lucentio. On est à table. Les convives sont, entre les nouveaux mariés, Baptista, Petruchio, Catherine, Hortensio, qui vient de prendre femme, lui aussi, et qui, à défaut de Bianca, s'est contenté d'une veuve; enfin, plusieurs autres joyeux invités. Selon l'usage anglais, les dames se sont retirées au dessert, laissant les messieurs en face des bouteilles. Les maris causent de leurs femmes. «Çà, mon gendre, dit Baptista à Petruchio, pour parler sérieusement, je crois que c'est vous qui avez la plus méchante femme de toutes.
PETRUCHIO.—Eh bien, moi, je dis que non, et je le prouve. Que chacun de nous fasse chercher sa femme. Celui qui aura l'épouse la plus obéissante, la plus empressée à se rendre à son appel, gagnera un prix dont nous allons convenir.
HORTENSIO.—D'accord. Quelle est la gageure?
LUCENTIO.—Vingt ducats.
PETRUCHIO.—Vingt ducats! Je risquerais cela sur mon faucon ou sur mon chien; mais sur ma femme je veux risquer vingt fois plus.
LUCENTIO.—Eh bien! cent ducats.
HORTENSIO.—Accepté.
PETRUCHIO.—Marché fait.
HORTENSIO.—Qui commencera?
LUCENTIO.—Ce sera moi. Va, Biondello, dis à ta maîtresse de venir me parler.»
Biondello sort et revient un instant après en disant:
«Monsieur, ma maîtresse vous fait dire qu'elle est occupée en ce moment et qu'elle ne peut venir.»
C'est le tour d'Hortensio. «Va, dit-il à Biondello, et prie ma femme de venir me parler tout de suite.
—Oh! oh! prie ma femme... Comment pourrait-elle résister?» dit ironiquement Petruchio.
Mais Biondello rentre avec la réponse suivante: «Elle dit que vous devez avoir quelque bonne farce en tête; elle ne veut pas venir, elle vous fait dire d'aller la trouver.»
Petruchio montre enfin aux autres comment il faut s'y prendre: «Maraud, dit-il à son valet, va dire à ta maîtresse que je lui ordonne de venir.
HORTENSIO.—Je sais sa réponse.
PETRUCHIO.—Quoi?
HORTENSIO.—Qu'elle ne veut pas.»
Catherine paraît. «Par notre dame! s'écrie le vieux Baptista qui n'en croit pas ses yeux, voilà Catherine qui vient.
CATHERINE.—Que voulez-vous, monsieur? vous m'avez fait appeler.
PETRUCHIO.—Où sont votre sœur et la femme d'Hortensio?
CATHERINE.—Elles causent dans le salon, assises près du feu.
PETRUCHIO.—Allez les chercher. Si elles refusent de venir, houspillez-les-moi vigoureusement jusque entre les mains de leurs maris. Allez, vous dis-je, et ramenez-les ici sur-le champ.»
Catherine sort. «Voilà un prodige, dit Lucentio, si jamais il en fut.
HORTENSIO.—Oui, en vérité, et je me demande ce qu'il présage.
PETRUCHIO.—Ce qu'il présage? Mais la paix, le bonheur, l'amour, une vie tranquille, la légitime suprématie du mari, enfin tout ce qu'il y a de doux et d'heureux.
BAPTISTA.—Gloire à vous, brave Petruchio! vous avez gagné la gageure. Ils vous doivent deux cents ducats; j'y en ajoute vingt mille, c'est une autre dot que je donne à une autre fille, car elle est changée comme si elle commençait une seconde existence.
PETRUCHIO.—Je vous donnerai de plus grandes preuves de son obéissance et de sa patience nouvelles. Tenez! la voilà qui revient et qui vous amène prisonnières vos rebelles épouses. Catherine, le chapeau que vous avez ne vous va pas. Otez-moi ce colifichet, mettez-le sous vos pieds.»
Catherine ôte son chapeau et le jette à terre.
«Fi donc! s'écrie la douce Bianca révoltée. Quelle folie est-ce d'obéir à des ordres pareils!
LUCENTIO.—Je voudrais, Bianca, que votre obéissance pour moi fut aussi folle. Car votre sage conduite, ma belle amie, m'a coûté cent ducats depuis le souper.
BIANCA.—Vous êtes un grand fou de risquer cent ducats sur mon obéissance.
PETRUCHIO.—Catherine, je te charge d'expliquer à ces deux mauvaises têtes le respect qu'elles doivent à leurs époux, leurs seigneurs et leurs maîtres.
LA FEMME D'HORTENSIO.—Vous vous moquez de nous. Nous n'avons pas besoin de leçon.
PETRUCHIO A CATHERINE.—Allons, fais ce que je te dis, et commence par elle.
CATHERINE.—Fi! fi! madame! déridez ce visage sombre et menaçant; ne lancez plus ces regards courroucés à l'adresse de votre maître, de votre seigneur, de votre roi. Ce front plissé vous défigure, comme la gelée flétrit les prairies; il vous ôte toute grâce et vous perd dans l'opinion du monde, comme un tourbillon de vent d'hiver détruit les bourgeons délicats. Une femme en colère est semblable à une source troublée et fangeuse; jusqu'à ce qu'elle ait repris sa transparence, personne, dans l'excès même de la soif, ne daignera en boire une seule goutte ni seulement y mouiller ses lèvres. Votre mari est votre seigneur, votre protecteur, votre guide, votre chef, votre souverain; celui qui a souci de vous et de votre subsistance, qui livre son corps à de pénibles travaux et sur mer et sur terre, qui veille nuit et jour par la tempête et par le froid, tandis que vous reposez chaudement au logis eu paix et en sécurité; et en retour de pareils services, il n'exige d'autre tribut que l'amour, d'affectueux regards et une cordiale obéissance: faible rétribution pour une dette aussi grande! Le respect et la soumission qu'un sujet doit à son prince, la femme les doit à son mari; et quand elle est indocile, revêche, acariâtre et morose, quand elle n'obéit pas à ses ordres honnêtes, qu'est-elle sinon une rebelle coupable, une traîtresse indigne de pardon envers son tendre époux? Je rougis de voir des femmes assez folles pour déclarer la guerre, lorsqu'elles devraient demander la paix à genoux; assez insensées pour s'arroger le sceptre et le commandement, quand leur destinée est de servir, d aimer et d'obéir. Pourquoi la nature nous a-t-elle donné une constitution faible, sensible et délicate, incapable de soutenir les fatigues et les agitations du monde, sinon pour que nos qualités morales, conservant leur douceur aimable, restassent en harmonie avec notre condition physique? Allons, allons, vermisseaux révoltés et impuissants, mon caractère était naturellement aussi impérieux que le vôtre, mon cœur aussi altier, et peut-être avais-je plus de raison que vous pour riposter à l'injure par l'injure, à la menace par la menace; mais je vois aujourd'hui que nos lances ne sont que des fétus de paille, que notre force n'est que faiblesse, que notre faiblesse passe toute comparaison, et que, lorsque nous paraissons être le plus, nous sommes le moins en réalité. Allons, fléchissez votre orgueil, car il ne vous sert à rien, et placez vos mains sous les pieds de vos maris, en signe de l'obéissance qui leur est due; si le mien l'ordonne, si c'est son bon plaisir, voici mes mains, elles sont prêtes.
—Ah! s'écrie Petruchio transporté de joie et d'amour, voilà ce qui s'appelle une femme! Viens m'embrasser, Catherine.»
Telle est la comédie de la Méchante Femme mise à la raison.
Il est clair qu'elle appartient au genre de la farce par ses exagérations, ses excentricités, par l'absence totale de la notion des droits, des travaux, des douleurs et de la dignité de la femme, comme aussi par une lacune grave dans la représentation du caractère de l'homme à qui revient l'honneur d'une guérison si merveilleuse. Pour rendre entièrement vraisemblable le changement moral de Catherine et le tendre amour qu'elle conçoit pour Petruchio, vainqueur de sa mauvaise nature, il aurait fallu que cet homme habile, cet homme fort nous fût expressément donné aussi pour un homme excellent, non moins supérieur par les qualités du cœur que par celles de l'esprit et de la tête. C'est ce qu'a très bien compris de nos jours l'auteur du Maître de forges, drame romanesque qui n'est point sans rapport avec la comédie de Shakespeare, puisqu'il a de même pour sujet un cœur de femme orgueilleux et rebelle ramené par le talent du mari au joug de l'amour et de la raison. Mais il n'était pas dans les habitudes des poètes du XVIe et du XVIIe siècle d'introduire dans leurs comédies un élément sérieux; ils aimaient mieux pencher du côté de la farce que du côté du drame, et Shakespeare se proposant d'abord d'amuser les spectateurs, il suffisait à son dessein de faire briller chez Petruchio les qualités purement intellectuelles des héros ordinaires de comédie: la clairvoyance, la raison pratique, l'adresse, le sang-froid, la possession de soi-même.
Les extravagances et les bouffonneries de la pièce de Shakespeare ne l'empêchent pas d'être pleine de sens pour qui sait, selon le conseil de Rabelais, «rompre l'os et sucer la substantifique moelle». Le système original suivi par Petruchio, faisant le diable et le fou furieux afin de guérir Catherine de sa méchanceté diabolique, est celui même que plus tard un célèbre médecin, le docteur Hahnemann, devait appliquer scientifiquement à la cure des maladies du corps. L'homéopathie, quelle que soit sa valeur en médecine, est, pour le redressement de certains travers intellectuels ou moraux, une méthode d'une efficacité non douteuse, que les gens habiles, de toute antiquité, ont pratiquée d'instinct, puisque déjà le vieux Lycurgue, législateur de Sparte, savait utiliser l'ivresse pour la guérison de l'ivrognerie.
Dans la fable intitulée le Dépositaire infidèle, La Fontaine nous offre divers exemples de traitement homéopathique de cette maladie d'esprit si commune qui consiste à tout exagérer:
J'ai vu (dit Paul) un chou plus grand qu'une maison.
Et moi (dit Pierre) un pot aussi grand qu'une église.
Le premier se moquant, l'autre reprit: Tout doux;
On le fit pour cuire vos choux.
Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur
De vouloir par raison combattre son erreur:
Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile.
Il y a des gens dont l'âme est si basse, l'esprit si vulgaire, la conversation si plate, que ce serait en vérité jeter ses perles aux pourceaux que de prendre la peine de causer sérieusement avec eux. Ne prenez point cette peine inutile; durant les heures maussades qu'une destinée cruelle vous oblige à passer dans la compagnie des philistins, proposez-vous comme un exercice amusant de vous mettre à leur niveau, et si possible, de descendre encore plus bas, en rivalisant de sottise avec toutes les idées, de platitude avec tous les sentiments dont l'expression vous choque et vous irrite. Ce sera le seul moyen de changer votre supplice en divertissement salutaire pour vous d'abord, qui pourrez y tremper votre esprit et votre caractère, salutaire aussi pour vos interlocuteurs s'ils sont capables d'un reste de pudeur et de réflexion. On raconte qu'un homme d'esprit, fatigué des propos indécents qu'il entendait tenir dans un salon, les fit brusquement cesser en lâchant une indécence tellement forte que tous les amateurs de gravelures restèrent bouche close: il avait éteint leur feu d'un seul coup.
L'avarice comme la prodigalité de certaines femmes ou de certains maris (car je ne voudrais pas avoir l'air de donner à entendre que dans tous les ménages ce soit la femme seule qui ait besoin d'être mise à la raison) peut quelquefois être guérie par l'excès affecté ou réel de l'avarice ou de la prodigalité de l'autre conjoint.
L'homéopathie s'emploie avec succès dans toutes sortes de circonstances de la vie domestique, moins cependant pour l'éducation des enfants que pour celle des parents, car c'est une méthode médicale spécialement destinée à l'usage des adultes et qu'il ne serait peut-être pas très prudent d'essayer avant l'âge de raison, je veux dire avant l'âge où l'on devrait être raisonnable.
Je suppose, pour borner avec Shakespeare mes exemples au cercle de la vie conjugale, que vous ayez projeté avec votre femme une partie de plaisir, un voyage, dont l'attente la rend toute joyeuse. Par un de ces cas de force majeure auxquels on ne peut rien, le départ est devenu impossible et il vous faut annoncer à votre femme ce fâcheux contre-temps. Madame votre épouse est nerveuse (c'est une simple supposition que je fais), nerveuse, c'est-à-dire que chez elle la sensibilité est beaucoup plus vive que la raison n'est ferme; vous savez qu'elle prendra la chose en véritable enfant, qu'elle se répandra en lamentations assommantes, que sa mauvaise humeur la rendra insupportable, finira par aigrir la vôtre, lui fera du mal à elle-même, et vous entrevoyez avec effroi, au bout d'une journée perdue par elle à gémir, par vous à prêcher, à consoler, à gronder, une nuit blanche et deux migraines pour le lendemain. Allez-vous pour la soixante-dix-huitième fois faire une belle morale à madame? mais vous savez bien que c'est inutile; et puis, c'est si ennuyeux! Essayez donc de l'homéopathie. Prenez hardiment les devants: feignez un violent désespoir, maudissez avec un emportement puéril cette fatalité contre laquelle il est si vain de se fâcher, puisque, comme le dit Euripide, cela ne lui fait rien du tout; étonnez votre femme par l'excès de votre absurdité et rendez-vous enfin tellement ridicule, tellement digne de pitié et de risée, qu'elle sente tout ce qu'il y a de raison en elle s'éveiller glorieusement au spéciale de cette folie; alors, fière d'avoir le beau rôle, c'est elle qui vous sermonnera et vous fera de la morale, pendant que vous rirez dans votre barbe de médecin et de comédien.
Madame aime-t-elle le monde un peu trop pour son repos et pour le vôtre? aimez-le plus qu'elle pendant une semaine; menez-la tous les soirs au bal, au théâtre: elle criera grâce avant le huitième jour, et cette héroïque vaillance vous vaudra, pour une semaine perdue, un hiver de travail paisible et tranquille.
Vos femmes, enfin, ont la tête près du bonnet (c'est toujours une simple supposition); elles s'emportent avec une facilité extrême contre les domestiques; vous êtes, vous, messieurs, la douceur et la patience mêmes, et vous vous figurez que le spectacle de cette patience, de cette douceur est fait pour édifier et calmer à la longue mesdames vos épouses: quelle naïveté! que cela est pauvre! c'est la vieille médecine allopathique; elle n'est bonne, en contrariant les humeurs, qu'à les exaspérer, comme tous les homéopathes le démontrent.
Les tempêtes de femmes s'évanouissent subitement, semblables à une bougie qu'on souffle, dès que s'élève le vent impétueux de l'ouragan du mari. Quand donc l'omelette ne sera pas cuite à point ou que les pommes de terre seront brûlées, prenez feu comme la poudre; devancez l'impatiente vivacité de vos femmes et rendez les muettes par l'explosion de la vôtre. L'esprit de contradiction leur fera trouver l'omelette bonne et les pommes de terre délicieuses. Que si, contre toute attente, elles faisaient avec vous chorus, ayez seulement soin de donner toujours dans ce concert les notes les plus hautes: si elles parlent fort, criez; si elles crient, frappez sur la table, et si elles trépignent rageusement, faites voler le plat à la tête de la cuisinière. Mais je serais bien surpris qu'elles attendissent cette dernière extrémité pour vous dire, comme Catherine à Petruchio: «Patience, cher mari, c'est une faute involontaire.» Elles commenceront par là si vous savez vous y prendre.
Tel est l'enseignement pratique, aussi juste qu'originel, qui ressort de la comédie de Shakespeare. En ce temps de pédagogie où les questions d'éducation sont à l'ordre du jour, il m'a semblé qu'il y aurait peut-être quelque intérêt et quelque nouveauté à montrer comment la méthode homéopathique peut s'employer avec succès pour la cure morale des adultes, et notamment dans certains cas difficiles de l'existence à deux.
Comme on met à la raison les méchantes femmes, il y a un art aussi de soumettre et de dompter les hommes; mais c'est de tous les arts le moins utile à enseigner au sexe qu'on appelle à tort sexe faible. Car il règne généralement sur nous par le double ascendant de la beauté et de l'esprit. Les maris maîtres dans leur ménage comme Petruchio sont une exception dés plus rares. La plupart des femmes dominent et ne sont point dominées. L'empire que nous leur cédons d'abord par galanterie, elles s'entendent merveilleusement à le saisir d'une main habile et ferme, à le consolider de jour en jour et à l'étendre par un progrès constant jusqu'à la fin. Comptons sur leur adresse naturelle pour rester nos maîtresses; elles n'ont pas besoin de nos leçons.
[2] Jeu de mots heureusement imaginé par M. François-Victor Hugo comme équivalent de celui du texte: Leave shall you have to court her...—To cart her rather!
[3] L'Avare, V, 1.
TABLE DES MATIÈRES
Un apologiste allemand de Molière.—Des comédies de Shakespeare en général.—Universalité de Molière.—Les disputes de goût.—Shakespeare et Aristophane.—Shakespeare et Plante.—Shakespeare et Molière.
PARADOXES ALLEMANDS SUR MOLIÈRE
Guillaume Schlegel.—Point de départ de son argumentation.—Sa théorie de la gaieté.—Prétendue incompatibilité du comique et du sérieux.—Perfection d'Aristophane, prosaïsme de Ménandre et de Molière selon Schlegel.—Le Roi de Cocagne de Legrand.—Étrange paradoxe de Hegel.—L'Avare—Le Médecin malgré lui.—Peines d'Amour perdues.
CRITIQUE DU DOGMATISME EN LITTÉRATURE
La Critique de l'École des femmes de Molière et la Critique du jugement de Kant.—L'ancien et le nouveau dogmatisme.—Critique de l'idée a priori ou rationnelle de la comédie.—Critique de l'idée du beau.—Critique de l'idée a posteriori ou empirique de la comédie.—Critique de l'idée de la poésie.—Vanité de la méthode dogmatique.
ANALYSE OU JUGEMENT DE GOUT
Comment Molière définit le goût dans la Critique de l'École des femmes.—Liberté du jugement de goût; sens et limites de cette liberté: union nécessaire du goût avec l'intelligence.—Comment se fait la culture du goût.—Les classiques.—Que le goût ne peut rien prouver logiquement, et que néanmoins il doit raisonner; fausseté de la maxime De gustibus non disputendum.—Double sens de ce mot, perfectionnement du goût: 1° élargissement; 2° épuration.—Impossibilité de concilier théoriquement ces deux choses, et nécessité de les admettre l'une et l'autre.—Antinomie de l'intelligence et de la sensibilité.—Que la sensibilité est l'âme de la critique; prétention vaine de l'école historique, qui veut la supprimer.—Services immenses rendus d'ailleurs à la critique littéraire par la connaissance de l'histoire.
LE COMIQUE ET LA POÉSIE DANS MOLIÈRE ET DANS SHAKESPEARE
L'imitation de la nature recommandée par Shakespeare et par Molière.—Comment Shakespeare n'a pas suivi son propre précepte dans ses comédies.—Comment Molière est supérieur à tous les autres poètes comiques par la vérité de ses traits.—Rareté des jeux d'esprit dans son théâtre.—Sérieux de Molière et de l'esprit français.—Que néanmoins la raison de Molière et du XVIIe siècle n'est pas la plus haute qui se puisse concevoir.—La poésie de Molière.—Différence entre la fantaisie et la poésie.—La pastorale dans Shakespeare et dans Molière.—Jugements de Victor Hugo et de Sainte-Beuve sur le style de Molière.—Poésie du Misanthrope.
LES CARACTÈRES DE MOLIÈRE COMPARÉS A CEUX DE SHAKESPEARE
Brusque révélation des caractères comiques de Molière.—Leur exagération.—Leur généralité.—Critique du personnage d'Harpagon.—Individualité de Tartuffe.—Mélange du tragique et du comique dans Molière comme dans Shakespeare.—Caractères d'Orgon et de Chrysale.—Moins riche que la galerie d'originaux de Shakespeare, celle de Molière est complète aussi.
DÉFINITIONS PARTIELLES DE L'HUMOUR
Sens du mot humour dans Corneille; dans Diderot; dans Sainte-Beuve.—Une colère inutile de Voltaire et de M. Genin.—Montaigne.—Les digressions de Sterne.—Définitions données par M. Hillebrand et par M. Montégut.—Le docteur Samuel Johnson.—Le bon ton, selon Duclos.—Une scène du Voyage sentimental.—Antipathie de l'esprit français et de l'esprit humoristique.—Exemples particuliers d'humour.—L'esprit dans la bêtise.—L'esprit dans le sentiment.—Définitions données par Thackeray; par Carlyle; par M. Taine.—Le style de l'humour.
PHILOSOPHIE DE L'HUMOUR AVEC UN APERÇU SUR L'HISTOIRE DE CE GENRE D'ESPRIT
L'humour considéré comme le contraire de la gravité.—Idée du néant universel.—Différence entre l'humoriste et l'auteur comique ordinaire.—Explication de l'amour de l'humoriste pour ses personnages grotesques.—Rapprochement insolent de tous les contrastes.—Loi de contradiction de l'humour en tant que forme de l'art.—L'humour chez les Babyloniens; chez les Perses; dans la décadence romaine; au moyen Age.—La fête des fous.—La danse des morts.—L'Ecclésiaste.—L'humour des Espagnols.—L'humour des Anglais.—Rabelais.—Villon.—Pascal.—Voltaire.—Humoristes divers du XIXe siècle.
L'HUMOUR DANS SHAKESPEARE ARISTOPHANE ET MOLIÈRE
Les Oiseaux d'Aristophane.—La raison moyenne dans le théâtre de Molière.—Humour du Malade imaginaire et du Misanthrope.—Les clowns et les philosophes de Shakespeare.—Falstaff.—Les sept âges de la vie humaine.—Le banquet de la lin.—Conclusion générale.
UNE CURE D'HOMÉOPATHIE MORALE DANS LE THÉATRE DE SHAKESPEARE
La Méchante Femme mise à la raison