Molière - Œuvres complètes, Tome 1
The Project Gutenberg eBook of Molière - Œuvres complètes, Tome 1
Title: Molière - Œuvres complètes, Tome 1
Author: Molière
Editor: Philarète Chasles
Release date: June 26, 2012 [eBook #40086]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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ŒUVRES COMPLÈTES
DE J.-B. POQUELIN
MOLIÈRE
NOUVELLE ÉDITION
PAR
M. PHILARÈTE CHASLES
PROFESSEUR AU COLLÉGE DE FRANCE
«Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Molière».
Sainte-Beuve.
TOME PREMIER
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1888
Droits de reproduction et de traduction réservés
E. COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
JEAN-BAPTISTE POQUELIN MOLIÈRE
NÉ LE 15 JANVIER 1622, MORT LE 17 FÉVRIER 1673
«Quel est le plus grand des écrivains de mon règne? demandait Louis XIV à Boileau.—Sire, c'est Molière.»
Non-seulement Despréaux ne se trompait pas, mais de tous les écrivains que la France a produits, sans excepter Voltaire lui-même, imprégné de l'esprit anglais par son séjour à Londres, c'est incontestablement Molière ou Poquelin qui reproduit avec l'exactitude la plus vive et la plus complète le fond du génie français.
En raison de cette identité de son génie avec le nôtre, il exerça sur l'époque subséquente, sur le dix-huitième siècle, sur l'époque même où nous écrivons, la plus active, la plus redoutable influence. Tout ce qu'il a voulu détruire est en ruine. Les types qu'il a créés ne peuvent mourir. Le sens de la vie pratique, qu'il a recommandé d'après Gassendi, a fini par l'emporter sur les idées qui imposaient à la société française. Il n'y a pas de superstition qu'il n'ait attaquée, pas de crédulité qu'il n'ait saisie corps à corps pour la terrasser, pas de formule qu'il ne se soit efforcé de détruire. A-t-il, comme l'exprime si bien Swift, déchiré l'étoffe avec la doublure? l'histoire le dira. Ce qui est certain, c'est que l'élève de Lucrèce, le protégé de Louis XIV, poursuivait un but déterminé vers lequel il a marché d'un pas ferme, obstiné, tantôt foulant aux pieds les obstacles, tantôt les tournant avec adresse. Le sujet de Tartuffe est dans Lucrèce; à Lucrèce appartient ce vers, véritable devise de Molière:
Et religionis..... nodos solvere curo.[1]
La puissance de Molière sur les esprits a été telle, qu'une légende inexacte, calomnieuse de son vivant, romanesque après sa mort, s'est formée autour de cette gloire populaire. Il est un mythe comme Jules César et Apollon.
Dates, événements, réalités, souvenirs, sont venus se confondre dans un inextricable chaos où la figure de Molière a disparu. Tous les vices jusqu'à l'ivrognerie, jusqu'à l'inceste et au vol, lui furent imputés de son vivant. Les vertus les plus éthérées lui furent attribuées par les prêtres de son culte. Homme d'action, sans cesse en face du public, du roi ou de sa troupe, occupé de son gouvernement et de la création de ses œuvres, il n'a laissé aucune trace de sa propre vie, aucun document biographique, à peine une lettre. Les pamphlets pour et contre lui composaient déjà une bibliothèque, lorsqu'un écouteur aux portes, nommé Grimarest, collecteur d'anas, aimant l'exagération des récits et incapable de critique, prétendit, trente-deux ans après la mort du comédien populaire, raconter et expliquer sa vie. Vers la même époque, une comédienne, à ce que l'on croit du moins, forcée de se réfugier en Hollande, jetait dans un libelle les souvenirs de coulisse qu'elle avait pu recueillir sur l'intérieur du ménage de Molière et de sa femme. Enfin quelques détails authentiques, semés dans l'édition de ses œuvres publiée par Lagrange en 1682, complètent l'ensemble des documents comtemporains qui ont servi de base à cette légende de Molière, excellente à consulter, mais qu'il est bon de soumettre à l'examen le plus scrupuleux.
Essayons d'en extraire le petit nombre de faits dont la biographie de Molière doit se composer désormais et qui, grâce au zèle et à la curiosité infatigable d'une armée de scoliastes et de critiques, ne peuvent plus être contestés.
Les ancêtres de Molière étaient Écossais. Ses auteurs remontaient à des Pawklyn d'Écosse, soldats ou archers de Charles VIII, et dont les descendants étaient devenus bourgeois de Paris, puis tapissiers du roi de père en fils. Ce nom, Pawklyn, qui se retrouve intégralement dans une pièce authentique citée par M. Taschereau, répugnant à l'orthographe française et latine, se transforma tour à tour et par une métamorphose naturelle en Pauquelin, Poclain, Poclin, Pocguelin, Poguelin, Pocquelin et Poquelin. C'est sous cette dernière forme que nous apparaissent le père et le grand-père de Molière. Ajoutons, sans vouloir attacher aucune superstition philologique à ce fait singulier, que des racines teutoniques du mot Pawklyn ou Poquelin, l'une, lyn, ou lein, indique la grâce ou l'élégance au moyen du diminutif: l'autre, Pawky, la sagacité populaire et la pénétration ingénieuse. Dans ce sens, Allan Ramsay et Robert Burns l'emploient souvent.
Au coin de la rue des Vieilles-Étuves et de la rue Saint-Honoré, près le cimetière des Saints-Innocents, non loin des piliers des Halles on voyait, au commencement du dix-huitième siècle, une maison à pignons antiques, habitée de père en fils par de riches tapissiers du roi et remarquable par son enseigne, par les sculptures qui l'ornaient autant que par son achalandage. Une troupe de singes grimpant à un pommier et se jetant des pommes avait été taillée dans la pierre; de là les mots brodés sur une espèce de tente ou de pavillon suspendu au-dessus de la boutique, mots dont l'orthographe inexacte ne choquait alors personne:
av Pavillon des Cinges.
C'était la demeure des Poquelin, qui tenaient rang honorable dans la bourgeoisie; car la charge de tapissier du roi était déjà dans la famille, et l'enfant Poquelin, né et baptisé le 15 janvier 1622, sous les noms de Jean-Baptiste, avait neuf ans lorsque la même charge fut transmise à son père Jean Poquelin, et quinze ans lorsqu'on lui en fit obtenir la survivance.
Jean-Baptiste fit ses classes comme externe à Paris au collége de Clermont, chez les jésuites, qui, depuis la fin du seizième siècle, dirigeaient l'éducation française; admirables humanistes, habiles à aiguiser les facultés de l'esprit, mais qui, s'écartant du sens chrétien de la grâce tel que la sévérité des jansénistes l'enseignait, favorisèrent les belles-lettres et les formules brillantes de l'intelligence, et pétrirent de leurs propres mains Molière, Fontenelle, Voltaire. Ses condisciples, Bernier, Hesnault, Cyrano de Bergerac, Chapelle, le prince de Conti, allèrent, de l'aveu de leurs parents, leur cours d'humanités terminé, écouter les leçons de ce savant et prudent Gassend, surnommé Gassendi, qui transmettait la libre pensée de la Renaissance au monde nouveau du dix-septième siècle. Gassend eût été brûlé ou tout au moins exilé, s'il n'avait pas écrit en latin et prévenu les dangers par l'aménité de son commerce et la réserve de sa conduite. Nul n'avait plus grande horreur de la routine que cet observateur à la fois sagace et hardi, qui complétait la découverte de Harvey, apercevait dans le ciel cinq nouveaux satellites de Jupiter, riait des scolastiques et de leurs raisonnements sur le vide, et poursuivait de son ironie ceux qui ne voyaient aucun salut hors de la formule aristotélique. Sous la direction de Gassendi, le fils du tapissier se mit à traduire en vers français, comme premier essai de son talent énergique, le beau poëme matérialiste du romain Lucrèce. Gassendi lui communiqua sa persévérante haine pour le mensonge et pour la servilité de la pensée toujours séduite par la tradition ou la mode. Les causeries de Gassendi, qui n'ont pas laissé de trace, ont déterminé la voie philosophique suivie par Molière: «L'heureux temps, écrit le malin et doux philosophe à l'un de ses amis (toujours en latin), que celui où, les envieux étant absents, ne craignant pas les espions, nous livrant sans crainte à la recherche du vrai, nous pouvions philosopher à notre gré et rire à notre aise de la comédie que joue le monde entier!» Pour ce chef d'école si modéré et si habile, rire et philosopher, c'était même chose. Molière prit au sérieux les enseignements de Gassendi; son théâtre n'en est que le développement.
Sa famille avait fondé sur lui de grandes espérances; il alla étudier le droit à Orléans, et il paraît prouvé qu'il se fit recevoir avocat. En 1645, date précise (comme le dit très-bien M. Louandre), le brillant élève du collége de Clermont se détacha tout à coup de sa famille; pourquoi? aucun fait et aucun renseignement positif ne l'attestent. Le goût de la comédie et des représentations scéniques, émané de l'Italie, s'était emparé des esprits. La folie des théâtres succédait à la manie des Académies. Le noble métier d'acteur et d'auteur,—et les deux professions se confondaient,—attirait les jeunes âmes, enivrées du succès du Cid, joué en 1632. «A présent, dit Corneille dans l'Illusion:
Est dans un lieu si haut, que chacun l'idolâtre.»
Pas de jeune gentilhomme qui ne fût fier de jouer la comédie et de bien «pousser une passion. Le roi, en 1641, venait de déclarer par ordonnance que l'état de comédien ne peut être désormais imputé à blâme et préjudiciable à la réputation des comédiens dans le commerce public. De nombreuses colonies dramatiques se répandaient à travers la France et l'Europe. Ravis de divertir les autres pour s'amuser eux-mêmes, fils de familles, jeunes artistes, poëtes en herbe, accompagnés de leurs belles, allaient chercher fortune. Le même phénomène s'était manifesté en Espagne du temps de Lope, en Angleterre à l'époque de Shakespeare, surtout en Italie à la fondation des académies, qui créèrent chacune leur théâtre; autant de troupes de théâtre que d'académies, autant d'académies que de hameaux. Les Mémoires de Tristan, ceux de Cosnac, surtout le Roman comique de Scarron et le Viage entretenido (Voyage amusant) de Rojas décrivent plaisamment cette vie nomade, celle de Molière comme de Salvator Rosa, qui peignait pour son théâtre ses propres décorations, récitait des odes et des satires habillé en Scaramouche et soutenait en Italie la dernière gloire de la «Comédie de l'art.»
Emporté par le mouvement général, Molière ne fut pas plus bohémien que son époque; mais il fut bohémien de génie; réunissant un petit nombre d'enfants de famille qu'il qualifia d'Illustre théâtre, il planta ses tréteaux d'abord à la porte de Nesle, où se trouve maintenant un des pavillons du palais de l'Institut, puis au port Saint-Paul, c'est-à-dire en plein vent, en face de l'Hôtel de Ville, enfin au Jeu de Paume de la Croix-Blanche, au carrefour de Buci, dans un lieu couvert.
Pourquoi donner ce titre d'illustre au petit groupe nomade dont il était directeur? Et quel est le sens de ce baptême nouveau (Molière) qu'il imposa à son génie et qu'il a rendu glorieux? C'était le théâtre éclatant par excellence qu'il voulait créer (illustris). Un écrivain étranger, non sans quelque apparence de raison, veut trouver dans moliri (faire effort, tendre vers un but) l'origine du mot Molière qu'il prit en quittant celui de Poquelin et qui avait déjà appartenu à deux romanciers obscurs. Une ambition soutenue caractérise en effet Molière; rien de flottant, rien de livré au hasard; il sait où il va; pas de moyen qu'il n'emploie, pas de labeur qui l'effraye; profondément déterminé et résolu, jamais il ne s'écarte de sa route. Gaieté, érudition, passion, tout est sacrifié à l'œuvre unique; jamais âme plus ardente et plus passionnée ne fut servie par un plus infatigable esprit.
Entre 1645 et 1660, les soins de Molière sont consacrés à la création de sa troupe, dont il fit quelque chose de tellement accompli, que «jamais, dit Segrais, on n'avoit rien vu de tel et on ne le verra jamais. Il en étoit l'âme; elle étoit formée de sa main; il n'y en a jamais eu, il ne pourra jamais y en avoir de pareille[2].» Costumes, personnages, diction, Molière soignait tout, surveillait tout, gouvernait sa petite république avec une extrême vigilance, communiquait à chacun son activité et son énergie, et marchait à travers la France d'un pas libre et déjà triomphant. On croit que Scarron, dans le charmant personnage du comédien «le Destin,» n'a fait que reproduire l'image affaiblie du généreux Molière, favori du peuple et des siens. Sa trace se perd dans cette Odyssée lointaine et vagabonde, école de la vie dont il a tiré si grand profit! En 1648, il apparaît à Nantes, puis à Bordeaux, où, dit-on, une médiocre tragédie de sa composition, la Thébaïde, fut jouée sans succès; à Lyon, en 1653, où sa première œuvre sérieuse, l'Étourdi, fut représentée et bien accueillie; puis à Avignon, à Pézénas, à Narbonne; enfin, en 1654, pendant la tenue des États présidés par le prince de Conti, à Montpellier, selon les uns; à Béziers, selon les autres. Son ancien condisciple, le prince de Conti, personnage libre dans ses mœurs et violent dans son austérité, l'ayant invité à se rendre auprès de lui pour jouer devant les États le Dépit amoureux, qui eut beaucoup de succès, lui offrit, dit-on, de l'attacher à sa personne en qualité de secrétaire. Tout était intrigue et débauche autour de ce bizarre protecteur de Molière, qui n'accepta pas sa proposition et continua de courir la province. Il ne quitta le Languedoc qu'en 1657, passa le carnaval de 1658 à Grenoble, vint s'établir à Rouen, et, pendant son séjour dans cette ville, obtint, par l'entremise soit du prince de Conti, soit du duc d'Orléans, la permission de venir jouer devant la cour.
Il avait trente-six ans, un rare talent de comédien, une habileté consommée à distribuer les emplois, à pénétrer le caractère de ses acteurs, à user même de leurs défauts, à incarner leurs caractères dans ses rôles, à gouverner leurs passions et à profiter de leurs rivalités et de leurs travers; d'ailleurs créé, pour ainsi dire, pour être le modèle et le type de l'artiste méridional, «le teint brun, les sourcils noirs et forts, dit mademoiselle Poisson, qui l'a connu, les lèvres épaisses, la bouche grande et le nez gros; marchant gravement, l'air sérieux; ni trop gras ni trop maigre, la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle.» Il ne connaissait ni la ville ni la cour, mais seulement la province et le monde, beaucoup les anciens et les Italiens; l'étude, l'art, l'observation, l'amour, avaient absorbé treize années de son errante jeunesse. Comme Shakespeare, il avait connu les faiblesses et les ivresses de la passion. De là ces arabesques et ces enjolivements de sa légende, surchargée d'amours légères ou sérieuses qui se croisent et se mêlent comme dans un dédale, et qui sembleraient à peine avoir dû lui laisser le temps de créer une de ses œuvres.
Qu'il ait été forcé à Pézénas de sauter dans la rue par une fenêtre pour échapper à un mari mécontent, cela n'est pas prouvé. Mais on ne peut douter de l'étrange et dramatique situation qu'il occupait dans sa troupe nomade entre Madeleine Béjart, mademoiselle Debrie et mademoiselle Duparc; trois déesses qui le gênaient, disait son ami Chapelle, autant que Junon, Pallas et Vénus embarrassaient Jupiter au siége d'Ilion. Madeleine, impérieuse créature, fille d'un procureur au Châtelet, mariée à un sieur de Modène et devenue veuve, avait deux ans de plus que Molière; c'était elle sans doute qui l'avait entraîné dans la vie nomade. Elle ne cessa pas, malgré les inconstances du poëte, d'exercer sur lui une influence redoutable.
Soit que le caractère peu indulgent de Madeleine eût porté Molière à chercher des distractions ailleurs ou que l'âge eût altéré la beauté de l'ancienne soubrette, Molière avait arrêté ses regards sur mademoiselle Duparc, habile danseuse, d'une beauté majestueuse et classique et qui repoussa ses hommages. Mademoiselle Debrie (tel était le nom de théâtre de Catherine Leclerc, femme d'Elme Wilquin), douée d'un grand talent pour la scène et d'une beauté accomplie, se montra plus indulgente; l'amour, chez elle, était moins une affection violente qu'une indulgente et charitable sympathie; étrange caractère, moins rare que l'on ne pense. Auprès de mademoiselle Debrie, Molière venait se consoler de ses échecs et pleurer ses faiblesses. Une enfant destinée à punir Molière de ses légèretés ou de la fougue de ses passions s'élevait à côté de ces trois femmes; c'était la jeune sœur de Madeleine, que Molière lui-même avait instruite et presque vue naître et qui va tenir une place importante dans la vie du poëte.
Cette troupe, qui passait pour la meilleure de France, arrive à Paris en 1658, conduite par son directeur Molière. Elle joue Nicomède, le 24 octobre de la même année, au vieux Louvre, dans la salle des Gardes, devant le roi. Il y remplissait le premier rôle, et comme, de l'aveu de tous les contemporains, ce grand homme était un acteur tragique détestable, il est probable que la conscience du peu de succès qu'il avait obtenu lui fit adresser au roi la prière de représenter devant lui «un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces.» Le roi le tint pour agréable; satisfait du Docteur amoureux, il permit à la troupe de prendre le titre de Troupe de Monsieur et de jouer sur le théâtre du Petit-Bourbon, alternativement avec les comédiens italiens.
Ici s'arrête le long apprentissage de Molière et commence pour lui une vie nouvelle composée de trois sillons qui s'entre-croisent:—sa vie passionnée et intérieure, la plus douloureuse qui se puisse imaginer;—sa vie d'études et de travaux, série de triomphes entremêlée de rares échecs et soutenue par la constante sympathie et l'inébranlable protection du roi;—sa vie sociale et politique, lutte ardente et habile contre les difficultés de sa direction ou plutôt de son gouvernement, surtout contre les crédulités et les sottises humaines, qu'il aborda et terrassa sans pitié, sans ménagements, non sans adresse; ne craignant pas de frayer sa voie et de conquérir son succès même à travers les plus légitimes appuis et les plus fortes bases de la société humaine.
Chacune de ses œuvres est un combat; c'est sur le champ de bataille, en relisant successivement les drames de Molière, en les replaçant au milieu des faits et des passions qui les ont produits ou vus naître, que l'on peut apprécier la stratégie du maître, la portée de ses attaques et la valeur de sa conquête. Aussi renvoyons-nous le lecteur à chacune des introductions qui, dans l'édition présente, sont destinées à éclairer la marche qu'il a suivie. C'est là que l'on verra s'établir par degrés et se développer, depuis l'arrivée de Molière à Paris jusqu'à sa mort, ce que M. Bazin appelle si bien l'association tacite du monarque et du poëte. Les Précieuses ridicules frappent l'hôtel de Rambouillet; les Fâcheux, l'École des Femmes, le Mariage forcé, continuent, comme nous le montrerons, à démanteler, si l'on peut le dire, les forteresses de la vieille tradition et à ployer les esprits à cette convenance, à cette décence élégante qui devaient être les caractères de la société nouvelle. Bientôt la troupe de Molière obtient de passer au théâtre du Palais-Royal. A la fin de 1661, du vivant de son père, il prend le titre de valet de chambre du roi, «sans y ajouter celui de tapissier.» Après l'École des Femmes il reçoit une pension de mille livres; en août 1665, sa troupe est nommée TROUPE DU ROI et attachée au service du monarque, avec une subvention de sept mille livres. Enfin Molière devient l'âme de toutes les fêtes données à Versailles, et sa faveur ne peut être un moment ébranlée, ni par les médecins qui soignent le roi, ni par les scolastiques encore estimés, ni par les courtisans du petit lever, ni par les ministres.
La source de ses maux était en lui-même. A ces trois déesses, au milieu desquelles, comme dit encore Chapelle, «il cheminait si péniblement,» il avait trouvé bon de joindre un fléau plus terrible pour un homme sérieux et passionné,—une jeune épouse coquette et adorée.
«Son âme, il le dit lui-même, était née avec les dernières dispositions à la tendresse.» Cette jeune fille de dix-sept ans, élevée sur ses genoux, coquette indomptable, admirable cantatrice, «un peu maigre,» disent les contemporains, mais remplie de grâces et de talents qui furent le désespoir et l'unique amour de Molière jusqu'à la fin de sa vie,—Armande-Gresinde Béjart, sœur cadette de Madeleine, devint sa femme le 20 février 1662. Ses ennemis s'écrièrent qu'il épousait sa fille. Il y avait, en effet, vingt-trois ans de différence entre Molière et sa femme. Le roi, pour désarmer la calomnie, tint sur les fonts de baptême le premier enfant de Molière, Louis, né le 28 février 1664. Bientôt le drame que le grand poëte avait préparé de ses propres mains suivit son cours nécessaire. La femme du comédien, en butte aux galanteries et aux assiduités de tout ce que la cour avait de brillant, passa pour s'être laissée séduire par celui que ne dédaignaient pas les princesses, le hardi et brillant Lauzun. Jaloux à la fois comme don Garcie et Sganarelle, Molière exigea de sa femme des explications et reçut d'elle l'aveu très-équivoque d'une inclination «pure, disait-elle, pour M. de Guiche,» le plus jeune et le plus beau des seigneurs. S'il faut ajouter foi à la chronique, d'ailleurs peu digne de crédit quant à ces annales secrètes du boudoir, on peut joindre le nom de l'abbé de Richelieu à celui des deux héros, l'un le don Juan, l'autre le Lovelace de leur époque. Lié avec Chapelle, qui recevait ses tristes confidences, devenu l'ami du peintre Mignard, du physicien Rohault, de Jean de La Fontaine, de Boileau Despréaux, Molière retrouvait auprès de mademoiselle Debrie, toujours patiente et sympathique, les consolations de cette amitié mêlée de tendresse qui donnent à ce personnage un caractère touchant et singulier. Les liens du mariage étaient rompus; il ne voyait sa femme qu'au théâtre et allait à Auteuil, dans une solitude champêtre et opulente, pleurer en liberté sa faiblesse et sa douleur, dont les grâces charitables de mademoiselle Debrie ne pouvaient tarir la source.
Au milieu de ces angoisses et parmi les tracas de son métier, s'acquittant avec la plus active exactitude des tâches pénibles et des improvisations nombreuses que le roi lui commandait, il créa Tartuffe et le Misanthrope.
Il avait reconnu combien est impuissante la prétention de demander à la vie une perfection qu'elle refuse aux plus austères et aux plus indulgents: c'est là le Misanthrope. Il avait compris combien est facile la séduction de l'apparence et du simulacre, et dangereuse l'habileté qui se pare des dehors d'une perfection souveraine: voilà Tartuffe. Faire jouer la première de ces pièces n'était pas difficile; Molière, qui s'était donné le plaisir de faire entrer à la fois dans son drame Lauzun, M. de Guiche et sa femme, se rendit maître, par cette création, plus estimée à son apparition que populaire, du premier rang parmi les rois de la scène élégante et du drame de salon. Cinq années de diplomatie persévérante furent nécessaires pour que Tartuffe prît possession du théâtre. Molière essaya trois actes de la pièce devant le roi, qui eut peur des interprétations que l'on pourrait donner à son consentement. Il lut le manuscrit devant le légat, trop habile pour ne pas faire mine de l'approuver. Dans des conférences particulières avec le roi, audiences intimes dont personne ne nous a révélé les détails, Molière obtint enfin l'autorisation verbale de jouer Tartuffe à Villers-Cotterets, chez Monsieur, puis chez le prince de Condé, au Raincy. Il préparait les voies; il travaillait, si l'on peut le dire, avec la sape, pour atteindre un résultat éloigné mais certain. En 1667, se prévalant de la parole royale et profitant de l'absence du monarque, qui était en Flandre, il changea le titre de son œuvre de Tartuffe, fit l'Imposteur, adoucit quelques passages du dialogue et lui ouvrit hardiment le théâtre. Suspendu par ordre du premier président du parlement, excommunié par l'archevêque de Paris, Tartuffe alla chercher protection auprès du roi lui-même, en Flandre, où deux camarades de Molière présentèrent à Louis XIV la requête modeste, mais urgente et presque sévère, de leur directeur. «Le roi avait donné sa parole, nul de ses sujets ne pouvait l'empêcher de la tenir. Il s'agissait d'ailleurs d'une lutte suprême entre les tartuffes qui en voulaient aux plaisirs de Sa Majesté et ceux qui avaient le soin de la divertir.» Le roi répondit avec bonté, sans donner une solution définitive, revint à Saint-Germain le 7 septembre 1668, vit Molière, écouta ses sollicitations et ses prières, et ne leva pas encore l'interdit. M. Bazin fait remarquer à ce propos avec beaucoup de justesse que les querelles du jansénisme n'étaient pas terminées, et que la représentation de Tartuffe pouvait aigrir et envenimer de nouveau des plaies que Louis XIV avait intérêt à fermer. En effet, le grand athlète de Jansénius, Arnault, fait sa soumission le 4 décembre 1668; le bref définitif de réconciliation, daté du 19 janvier 1669, arrive à Paris vers la fin de janvier. Aussitôt Molière, mettant à profit la paix universelle, glisse son Tartuffe à l'ombre du bref accordé par Clément IX, et le fait jouer de l'aveu de Louis XIV, le 5 février de la même année. La victoire reste à sa persévérance et à son adresse.
Molière avait touché le point culminant de sa gloire. Entre 1664 et 1673, il continua, sans s'élever plus haut que Tartuffe et le Misanthrope, cette campagne contre les hypocrisies, qui est sa vie elle-même. Dans l'Amour médecin, dans le Médecin malgré lui, les tartuffes de la formule médicale et de la Faculté; dans les Femmes savantes, les hypocrites d'érudition et de bel esprit; dans Georges Dandin, le Bourgeois gentilhomme, Amphitryon, M. de Pourceaugnac, la Comtesse d'Escarbagnas, enfin dans le sublime et hardi Don Juan, les hypocrites de l'étiquette, de la formule héréditaire et du rang social substitué au mérite, furent frappés tour à tour. Il alla même, dans l'Avare, jusqu'à s'attaquer à l'excès du respect filial et à l'abus de l'autorité paternelle chez l'homme vicieux. Improvisateur incomparable, d'un génie toujours présent, il s'acquittait envers le roi son protecteur par la rapidité de son obéissance et la création de nombreux divertissements, mêlés de musique, de danses et de décorations presque magiques.
Les Fâcheux, l'Amour médecin, Mélicerte, M. de Pourceaugnac, apparurent ainsi, évoqués par le génie de l'artiste. On n'explique la prodigieuse fécondité de ces rapides enfantements mêlés de plusieurs chefs-d'œuvre que par les ressources dont le roi lui permettait de disposer, l'autorité qui lui était accordée, l'ordre sévère qu'il apportait dans sa vie, enfin la combinaison des qualités les plus rares et des conditions les plus heureuses qui aient pu développer et favoriser le génie de l'artiste.
Il avançait ainsi, et tout était vaincu, marquis, médecins, précieuses, jansénistes, jésuites, lorsque la plaie originelle de cette âme tendre saigna de nouveau, et acheva en peu de temps une carrière si courte et si remplie. La jeune Armande rentra dans la maison de son mari; le 15 septembre 1672, Molière devint père d'un enfant qui mourut presque aussitôt. Le régime était abandonné, la vie devint plus dissipée et plus bruyante, la toux plus fréquente et plus âpre. Molière, qui avait raillé sa propre misanthropie comme le type de la fausse sagesse, et ses jalousies effrénées comme l'apanage de Sganarelle et de Georges Dandin, se mit, dans une œuvre nouvelle, la dernière qu'il ait produite, à railler à la fois médecins et malades: ceux-là comme impuissants, ceux-ci comme crédules. Le monde demi-sceptique et élégant au milieu duquel vivait Molière, la société de Chapelle et de Ninon, trouva la plaisanterie excellente, fournit à l'envi des traits au pauvre Molière, et se réjouit fort de composer à frais communs la cérémonie burlesque du Malade imaginaire; réunis autour d'une table bien servie, les convives de Ninon furent les sacrificateurs et la Faculté de médecine fut la victime.
Enfin le Malade imaginaire parut sur la scène. C'était un malade véritable, ou plutôt un mourant, qui se moquait de la mort et de l'impuissance humaine à la prévenir et à la suspendre. La Danse Macabre du moyen âge n'a pas d'enseignement plus douloureux que ce bouffon homme de génie et ce philosophe artiste venant en robe de chambre de malade plaisanter à la fois la santé qui s'ignore et la mort qui arrive, l'imprudence niaise de ceux qui prétendent guérir et la stupide fantaisie des imaginations frappées. C'est le comble de l'incertitude et de la débilité humaines dont Molière a fait la satire, et c'est au milieu de cette œuvre si triste et si grotesque qu'il a expiré, à la quatrième représentation du Malade imaginaire, en prononçant le mot juro de la célèbre cérémonie. Dévoué, comme toujours, aux intérêts de sa troupe, il avait résisté aux prières de ceux que l'état de sa santé effrayait et qui ne voulaient pas qu'il se rendît au théâtre. «Non, dit-il; que deviendroient tous ces pauvres gens?»
On le reporta chez lui après la représentation, qu'il eut le courage de soutenir jusqu'au bout. Il était épuisé et sentait l'approche de ses derniers moments. Deux prêtres de sa paroisse, qu'il envoya chercher, refusèrent leur secours. Suffoqué par le sang, et assisté, dit Grimarest, par deux sœurs religieuses, il mourut le 17 février 1673, avant l'arrivée d'un troisième ecclésiastique, plus compatissant et plus chrétien.
Philarète Chasles.
ŒUVRES COMPLÈTES
DE MOLIÈRE
PREMIÈRE ÉPOQUE
1645-1658
PREMIÈRES ŒUVRES; ESSAIS DE JEUNESSE ET IMITATIONS DE LA COMMEDIA
DELL'ARTE
| I. | — | LE MÉDECIN VOLANT, canevas italien. |
| II. | — | LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ, canevas italien. |
| III. | 1653. | L'ÉTOURDI, imitation de l'italien. |
| IV. | 1654. | LE DÉPIT AMOUREUX, imitation de l'italien. |
LE MÉDECIN VOLANT.[3]
COMÉDIE
Des personnages dont le caractère est convenu, le costume arrêté d'avance, le langage différent, le type invariable, et qui, sur un plan tracé, improvisent un dialogue pittoresque, conforme aux situations, telle est la comédie «all' improviso» que les Italiens ont inventée; celle que Trivelin, Scaramouche et Mezzetin ont fait applaudir en France. La souplesse physique et la facilité du dialogue prêtent, si ce n'est de la valeur, au moins du charme à cette vive forme de l'art, forme enfantine, la seule qui, au commencement du dix-septième siècle et à la fin du seizième, fût populaire dans le midi de l'Europe.
Poquelin enfant, lorsqu'il allait du collége de Clermont aux Saints-Innocents et de la halle au collége, dut admirer souvent la farce italienne, ses tréteaux, ses masques, ses lazzi déjà imités par nos farceurs qui tenaient en plein air leurs assises sur le pont Neuf. Très-jeune il essaya d'adapter à nos mœurs, de traduire et d'arranger quelques-uns de ces canevas qui lui plaisaient; la traduction du Medico volante fut un des premiers efforts de ce jeune esprit qui débutait par l'admiration docile.
Je ne doute pas que sa troupe nomade n'ait souvent représenté, pour divertir les provinciaux, cette charge populaire, favorable à l'agilité du jeune acteur, valet et médecin à la fois, et qui, pour s'acquitter de son double personnage, saute d'une fenêtre à l'autre, et de la rue dans la maison. Boursault versifia plus tard ce canevas, qu'il fit jouer en 1661. La pièce de Boursault finit par un vers insolent:
La prétendue comédie de la Casaque, représentée ensuite à Paris, par la troupe de Molière, le 25 mai 1666, ne doit faire qu'un avec le canevas du Médecin volant. Quelques traits du rôle de l'avocat semblent révéler la touche de Molière; les germes obscurs du Médecin malgré lui, de l'Amour médecin et des Fourberies de Scapin apparaissent confusément dans cette ébauche.
| PERSONNAGES |
| GORGIBUS, père de Lucile. |
| LUCILE, fille de Gorgibus. |
| VALÈRE, amant de Lucile. |
| SABINE, cousine de Lucile. |
| SGANARELLE, valet de Valère. |
| GROS-RENÉ, valet de Gorgibus. |
| UN AVOCAT. |
SCÈNE I.—VALÈRE, SABINE.
VALÈRE.
Eh bien, Sabine, quel conseil me donnes-tu?
SABINE.
Vraiment, il y a bien des nouvelles. Mon oncle veut résolûment que ma cousine épouse Villebrequin, et les affaires sont tellement avancées, que je crois qu'ils eussent été mariés dès aujourd'hui, si vous n'étiez aimé; mais, comme ma cousine m'a confié le secret de l'amour qu'elle vous porte, et que nous nous sommes vues à l'extrémité par l'avarice de mon vilain oncle, nous nous sommes avisées d'une bonne invention pour différer le mariage. C'est que ma cousine, dès l'heure que je vous parle, contrefait la malade; et le bon vieillard, qui est assez crédule, m'envoie querir un médecin. Si vous en pouviez envoyer quelqu'un qui fût de vos bons amis, et qui fût de notre intelligence, il conseilleroit à la malade de prendre l'air à la campagne. Le bonhomme ne manquera pas de faire loger ma cousine à ce pavillon qui est au bout de notre jardin, et, par ce moyen, vous pourriez l'entretenir à l'insu de notre vieillard, l'épouser, et le laisser pester tout son soûl avec Villebrequin.
VALÈRE.
Mais le moyen de trouver sitôt un médecin à ma porte, et qui voulût tant hasarder pour mon service! Je te le dis franchement, je n'en connois pas un.
SABINE.
Je songe à une chose; si vous faisiez habiller votre valet en médecin: il n'y a rien de si facile à duper que le bonhomme.
VALÈRE.
C'est un lourdaud qui gâtera tout; mais il faut s'en servir faute d'autre. Adieu, je le vais chercher. Où diable trouver ce maroufle à présent? Mais le voici tout à propos.
SCÈNE II.—VALÈRE, SGANARELLE.
VALÈRE.
Ah! mon pauvre Sganarelle, que j'ai de joie de te voir. J'ai besoin de toi dans une affaire de conséquence; mais, comme je ne sais pas ce que tu sais faire...
SGANARELLE.
Ce que je sais faire, monsieur? employez-moi seulement en vos affaires de conséquence, ou pour quelque chose d'importance: par exemple, envoyez-moi voir quelle heure il est à une horloge, voir combien le beurre vaut au marché, abreuver un cheval, c'est alors que vous connoîtrez ce que je sais faire.
VALÈRE.
Ce n'est pas cela; c'est qu'il faut que tu contrefasses le médecin.
SGANARELLE.
Moi, médecin, monsieur! Je suis prêt à faire tout ce qu'il vous plaira; mais, pour faire le médecin, je suis assez votre serviteur pour n'en rien faire du tout; et par quel bout m'y prendre, bon Dieu? Ma foi, monsieur, vous vous moquez de moi.
VALÈRE.
Si tu veux entreprendre cela, va, je te donnerai dix pistoles.
SGANARELLE.
Ah! pour dix pistoles, je ne dis pas que je ne sois médecin; car, voyez-vous bien, monsieur, je n'ai pas l'esprit tant, tant subtil, pour vous dire la vérité. Mais, quand je serai médecin, où irai-je?
VALÈRE.
Chez le bonhomme Gorgibus, voir sa fille qui est malade; mais tu es un lourdaud qui, au lieu de bien faire, pourrois bien...
SGANARELLE.
Eh! mon Dieu, monsieur, ne soyez point en peine; je vous réponds que je ferai aussi bien mourir une personne qu'aucun médecin qui soit dans la ville. On dit un proverbe, d'ordinaire: Après la mort, le médecin; mais vous verrez que, si je m'en mêle, on dira: Après le médecin, gare la mort! Mais, néanmoins, quand je songe, cela est bien difficile de faire le médecin; et si je ne fais rien qui vaille?
VALÈRE.
Il n'y a rien de si facile en cette rencontre: Gorgibus est un homme simple, grossier, qui se laissera étourdir de ton discours, pourvu que tu parles d'Hippocrate et de Galien, et que tu sois un peu effronté.
SGANARELLE.
C'est-à-dire qu'il faudra lui parler philosophie, mathématique. Laissez-moi faire; s'il est un homme facile, comme vous le dites, je vous réponds de tout; venez seulement me faire avoir un habit de médecin, et m'instruire de ce qu'il me faut faire, et me donner les licences, qui sont les dix pistoles promises.
Valère et Sganarelle s'en vont.
SCÈNE III.—GORGIBUS, GROS-RENÉ.
GORGIBUS.
Allez vitement chercher un médecin, car ma fille est bien malade, et dépêchez-vous.
GROS-RENÉ.
Que diable aussi! pourquoi vouloir donner votre fille à un vieillard? Croyez-vous que ce ne soit pas le désir qu'elle a d'avoir un jeune homme qui la travaille? Voyez-vous la connexité qu'il y a, etc. (galimatias).
GORGIBUS.
Va-t'en vite; je vois bien que cette maladie-là reculera bien les noces.
GROS-RENÉ.
Et c'est ce qui me fait enrager; je croyois refaire mon ventre d'une bonne carrelure[4], et m'en voilà sevré. Je m'en vais chercher un médecin pour moi, aussi bien que pour votre fille; je suis désespéré.
Il sort.
SCÈNE IV.—SABINE, GORGIBUS, SGANARELLE.
SABINE.
Je vous trouve à propos, mon oncle, pour vous apprendre une bonne nouvelle. Je vous amène le plus habile médecin du monde, un homme qui vient des pays étrangers, qui sait les plus beaux secrets, et qui sans doute guérira ma cousine. On me l'a indiqué par bonheur, et je vous l'amène. Il est si savant, que je voudrois de bon cœur être malade, afin qu'il me guérît.
GORGIBUS.
Où est-il donc?
SABINE.
Le voilà qui me suit; tenez, le voilà.
GORGIBUS.
Très-humble serviteur à monsieur le médecin. Je vous envoie querir pour voir ma fille qui est malade; je mets toute mon espérance en vous.
SGANARELLE.
Hippocrate dit, et Galien, par vives raisons, persuade qu'une personne ne se porte pas bien quand elle est malade. Vous avez raison de mettre votre espérance en moi, car je suis le plus grand, le plus habile, le plus docte médecin qui soit dans la Faculté végétale, sensitive et minérale.
GORGIBUS.
J'en suis fort ravi.
SGANARELLE.
Ne vous imaginez pas que je sois un médecin ordinaire, un médecin du commun. Tous les autres médecins ne sont, à mon égard, que des avortons de médecins. J'ai des talents particuliers, j'ai des secrets. Salamalec, salamalec, Rodrigue, as-tu du cœur[5]? signor, si; signor, no. Per omnia sæcula sæculorum. Mais encore, voyons un peu.
SABINE.
Eh! ce n'est pas lui qui est malade, c'est sa fille.
SGANARELLE.
Il n'importe; le sang du père et de la fille ne sont qu'une même chose; et, par l'altération de celui du père, je puis connoître la maladie de la fille. Monsieur Gorgibus, y auroit-il moyen de voir de l'urine de l'égrotante?
GORGIBUS.
Oui-da; Sabine, vite allez querir de l'urine de ma fille. (Sabine sort.) Monsieur le médecin, j'ai grand'peur qu'elle ne meure.
SGANARELLE.
Ah! qu'elle s'en garde bien! il ne faut pas qu'elle s'amuse à se laisser mourir sans l'ordonnance de la médecine. (Sabine rentre[6].) Voilà de l'urine qui marque grande chaleur, grande inflammation dans les intestins; elle n'est pas tant mauvaise pourtant.
GORGIBUS.
Eh quoi! monsieur, vous l'avalez?
SGANARELLE.
Ne vous étonnez pas de cela: les médecins, d'ordinaire, se contentent de la regarder; mais moi, qui suis un médecin hors du commun, je l'avale, parce qu'avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie; mais, à vous dire la vérité, il y en avoit trop peu pour avoir un bon jugement: qu'on la fasse encore pisser.
SABINE sort et revient.
J'ai bien eu de la peine à la faire pisser.
SGANARELLE.
Que cela! voilà bien de quoi! Faites-la pisser copieusement, copieusement. Si tous les malades pissent de la sorte, je veux être médecin toute ma vie.
SABINE sort et revient.
Voilà tout ce qu'on peut avoir; elle ne peut pas pisser davantage.
SGANARELLE.
Quoi! monsieur Gorgibus, votre fille ne pisse que des gouttes? voilà une pauvre pisseuse que votre fille; je vois bien qu'il faudra que je lui ordonne une potion pissatrice. N'y auroit-il pas moyen de voir la malade?
SABINE.
Elle est levée; si vous voulez, je la ferai venir.
SCÈNE V.—SABINE, GORGIBUS, SGANARELLE, LUCILE.
SGANARELLE.
Eh bien, mademoiselle, vous êtes malade?
LUCILE.
Oui, monsieur.
SGANARELLE.
Tant pis, c'est une marque que vous ne vous portez pas bien. Sentez-vous de grandes douleurs à la tête, aux reins?
LUCILE.
Oui, monsieur.
SGANARELLE.
C'est fort bien fait. Oui, ce grand médecin, au chapitre qu'il a fait de la nature des animaux, dit... cent belles choses; et, comme les humeurs qui ont de la connexité ont beaucoup de rapport; car, par exemple, comme la mélancolie est ennemie de la joie, et que la bile qui se répand par le corps nous fait devenir jaunes, et qu'il n'est rien de plus contraire à la santé que la maladie, nous pouvons dire, avec ce grand homme, que votre fille est fort malade. Il faut que je vous fasse une ordonnance.
GORGIBUS.
Vite une table, du papier, de l'encre.
SGANARELLE.
Y a-t-il quelqu'un qui sache écrire?
GORGIBUS.
Est-ce que vous ne le savez point?
SGANARELLE.
Ah! je ne m'en souvenois pas; j'ai tant d'affaires dans la tête, que j'oublie la moitié... Je crois qu'il seroit nécessaire que votre fille prît un peu l'air, qu'elle se divertît à la campagne.
GORGIBUS.
Nous avons un fort beau jardin, et quelques chambres qui y répondent; si vous le trouvez à propos, je l'y ferai loger.
SGANARELLE.
Allons visiter les lieux.
Ils sortent tous.
SCÈNE VI.—L'AVOCAT, seul.
J'ai ouï dire que la fille de monsieur Gorgibus étoit malade; il faut que je m'informe de sa santé, et que je lui offre mes services comme ami de toute sa famille. Holà, holà! monsieur Gorgibus y est-il?
SCÈNE VII.—GORGIBUS, L'AVOCAT.
L'AVOCAT.
Ayant appris la maladie de mademoiselle votre fille, je vous suis venu témoigner la part que j'y prends, et vous faire offre de tout ce qui dépend de moi.
GORGIBUS.
J'étois là dedans avec le plus savant homme!
L'AVOCAT.
N'y auroit-il pas moyen de l'entretenir un moment?
SCÈNE VIII.—GORGIBUS, L'AVOCAT, SGANARELLE.
GORGIBUS.
Monsieur, voilà un fort habile homme de mes amis, qui souhaiteroit de vous parler et vous entretenir.
SGANARELLE.
Je n'ai pas le loisir, monsieur Gorgibus; il faut aller à mes malades. Je ne prendrai pas la droite avec vous, monsieur.
L'AVOCAT.
Monsieur, après ce que m'a dit monsieur Gorgibus de votre mérite et de votre savoir, j'ai eu la plus grande passion du monde d'avoir l'honneur de votre connoissance, et j'ai pris la liberté de vous saluer à ce dessein; je crois que vous ne le trouverez pas mauvais. Il faut avouer que ceux qui excellent en quelque science sont dignes de grande louange, et particulièrement ceux qui font profession de la médecine, tant à cause de son utilité que parce qu'elle contient en elle plusieurs autres sciences, ce qui rend sa parfaite connoissance fort difficile: et c'est fort à propos qu'Hippocrate dit dans son premier aphorisme: Vita brevis, ars vero longa, occasio autem præceps, experimentum, judicium periculosum, difficile.
SGANARELLE, à Gorgibus.
Ficile tantinapota baril cambustibus.
L'AVOCAT.
Vous n'êtes pas de ces médecins qui ne s'appliquent qu'à la médecine qu'on appelle rationale ou dogmatique, et je crois que vous l'exercez tous les jours avec beaucoup de succès, experientia magistra rerum. Les premiers hommes qui firent profession de la médecine furent tellement estimés d'avoir cette belle science, qu'on les mit au nombre des dieux pour les belles cures qu'ils faisoient tous les jours. Ce n'est pas qu'on doive mépriser un médecin qui n'auroit pas rendu la santé à son malade, puisqu'elle ne dépend pas absolument de ses remèdes, ni de son savoir; interdum docta plus valet arte malum. Monsieur, j'ai peur de vous être importun: je prends congé de vous, dans l'espérance que j'ai qu'à la première vue j'aurai l'honneur de converser avec vous avec plus de loisir. Vos heures vous sont précieuses, etc.
L'avocat sort.
GORGIBUS.
Que vous semble de cet homme-là?
SGANARELLE.
Il sait quelque petite chose. S'il fût demeuré tant soit peu davantage, je l'allois mettre sur une matière sublime et relevée. Cependant je prends congé de vous. (Gorgibus lui donne de l'argent.)
Eh! que voulez-vous faire?
GORGIBUS.
Je sais bien ce que je vous dois.
SGANARELLE.
Vous moquez-vous, monsieur Gorgibus? Je n'en prendrai pas, je ne suis pas un homme mercenaire. (Il prend l'argent.) Votre très-humble serviteur.
Sganarelle sort, et Gorgibus rentre dans sa maison.
SCÈNE IX.—VALÈRE, seul.
Je ne sais ce qu'aura fait Sganarelle: je n'ai point eu de ses nouvelles, et je suis fort en peine où je le pourrois rencontrer. (Sganarelle revient en habit de valet.) Mais bon, le voici. Eh bien, Sganarelle, qu'as-tu fait depuis que je ne t'ai pas vu?
SCÈNE X.—VALÈRE, SGANARELLE.
SGANARELLE.
Merveille sur merveille: j'ai si bien fait, que Gorgibus me prend pour un habile médecin. Je me suis introduit chez lui; je lui ai conseillé de faire prendre l'air à sa fille, laquelle est à présent dans un appartement qui est au bout de leur jardin, tellement qu'elle est fort éloignée du vieillard, et que vous pourrez l'aller voir commodément.
VALÈRE.
Ah! que tu me donnes de joie! Sans perdre de temps, je la vais trouver de ce pas.
Il sort.
SGANARELLE.
Il faut avouer que ce bonhomme de Gorgibus est un vrai lourdaud de se laisser tromper de la sorte! (Apercevant Gorgibus.) Ah! ma foi, tout est perdu; c'est à ce coup que voilà la médecine renversée; mais il faut que je le trompe.
SCÈNE XI.—SGANARELLE, GORGIBUS.
GORGIBUS.
Bonjour, monsieur.
SGANARELLE.
Monsieur, votre serviteur; vous voyez un pauvre garçon au désespoir: ne connoissez-vous pas un médecin qui est arrivé depuis peu en cette ville, qui fait des cures admirables?
GORGIBUS.
Oui, je le connois; il vient de sortir de chez moi.
SGANARELLE.
Je suis son frère, monsieur: nous sommes jumeaux; et, comme nous nous ressemblons fort, on nous prend quelquefois l'un pour l'autre.
GORGIBUS.
Je me donne au diable si je n'y ai été trompé. Et comment vous nommez-vous?
SGANARELLE.
Narcisse, monsieur, pour vous rendre service. Il faut que vous sachiez qu'étant dans son cabinet j'ai répandu deux fioles d'essence qui étoient sur le bord de sa table; aussitôt il s'est mis dans une colère si étrange contre moi, qu'il m'a mis hors du logis; il ne me veut plus jamais voir, tellement que je suis un pauvre garçon à présent, sans appui, sans support, sans aucune connoissance.
GORGIBUS.
Allez, je ferai votre paix; je suis de ses amis, et je vous promets de vous remettre avec lui; je lui parlerai d'abord que je le verrai.
SGANARELLE.
Je vous serai bien obligé, monsieur Gorgibus.
Sganarelle sort, et rentre aussitôt avec sa robe de médecin.
SCÈNE XII.—SGANARELLE, GORGIBUS.
SGANARELLE.
Il faut avouer que, quand ces malades ne veulent pas suivre l'avis du médecin, et qu'ils s'abandonnent à la débauche...
GORGIBUS.
Monsieur le médecin, très-humble serviteur. Je vous demande une grâce.
SGANARELLE.
Qu'y a-t-il, monsieur? est-il question de vous rendre service?
GORGIBUS.
Monsieur, je viens de rencontrer monsieur votre frère, qui est tout à fait fâché de...
SGANARELLE.
C'est un coquin, monsieur Gorgibus.
GORGIBUS.
Je vous réponds qu'il est tellement contrit de vous avoir mis en colère...
SGANARELLE.
C'est un ivrogne, monsieur Gorgibus.
GORGIBUS.
Eh! monsieur, voulez-vous désespérer ce pauvre garçon?
SGANARELLE.
Qu'on ne m'en parle plus; mais voyez l'impudence de ce coquin-là, de vous aller trouver pour faire son accord; je vous prie de ne m'en pas parler.
GORGIBUS.
Au nom de Dieu, monsieur le médecin, faites cela pour l'amour de moi. Si je suis capable de vous obliger en autre chose, je le ferai de bon cœur. Je m'y suis engagé, et...
SGANARELLE.
Vous m'en priez avec tant d'instance... Quoique j'eusse fait serment de ne lui pardonner jamais; allez, touchez là, je lui pardonne. Je vous assure que je me fais grande violence, et qu'il faut que j'aie bien de la complaisance pour vous. Adieu, monsieur Gorgibus.
Gorgibus rentre dans sa maison, et Sganarelle s'en va.
SCÈNE XIII.—VALÈRE, SGANARELLE.
VALÈRE.
Il faut que j'avoue que je n'eusse jamais cru que Sganarelle se fût si bien acquitté de son devoir. (Sganarelle rentre avec ses habits de valet.) Ah! mon pauvre garçon, que je t'ai d'obligations! que j'ai de joie! et que...
SGANARELLE.
Ma foi, vous parlez fort à votre aise. Gorgibus m'a rencontré; et sans une invention que j'ai trouvée, toute la mèche étoit découverte. (Apercevant Gorgibus.) Mais fuyez-vous-en[7] le voici.
Valère sort.
SCÈNE XIV.—GORGIBUS, SGANARELLE.
GORGIBUS.
Je vous cherchois partout pour vous dire que j'ai parlé à votre frère: il m'a assuré qu'il vous pardonnoit; mais, pour en être plus assuré, je veux qu'il vous embrasse en ma présence; entrez dans mon logis, et je l'irai chercher.
SGANARELLE.
Eh! monsieur Gorgibus, je ne crois pas que vous le trouviez à présent; et puis je ne resterai pas chez vous, je crains trop de sa colère.
GORGIBUS.
Ah! vous y demeurerez, car je vous enfermerai. Je m'en vais à présent chercher votre frère; ne craignez rien, je vous réponds qu'il n'est plus fâché.
Gorgibus sort.
SGANARELLE, de la fenêtre.
Ma foi, me voilà attrapé, ce coup-là; il n'y a plus moyen de m'en échapper. Le nuage est fort épais, et j'ai bien peur que, s'il vient à crever, il ne grêle sur mon dos force coups de bâton, ou que, par quelque ordonnance plus forte que toutes celles des médecins, on ne m'applique tout au moins un cautère royal[8] sur les épaules. Mes affaires vont mal: mais pourquoi se désespérer? puisque j'ai tant fait, poussons la fourbe jusqu'au bout. Oui, oui, il en faut encore sortir, et faire voir que Sganarelle est le roi des fourbes.
Sganarelle saute par la fenêtre et s'en va.
SCÈNE XV.—GROS-RENÉ, GORGIBUS, SGANARELLE.
GROS-RENÉ.
Ah! ma foi! voilà qui est drôle! comme diable on saute ici par les fenêtres! Il faut que je demeure ici, et que je voie à quoi tout cela aboutira.
GORGIBUS.
Je ne saurois trouver ce médecin; je ne sais où diable il s'est caché. (Apercevant Sganarelle qui revient en habit de médecin.) Mais le voici. Monsieur, ce n'est pas assez d'avoir pardonné à votre frère; je vous prie, pour ma satisfaction, de l'embrasser: il est chez moi, et je vous cherchois partout pour vous prier de faire cet accord en ma présence.
SGANARELLE.
Vous vous moquez, monsieur Gorgibus; n'est-ce pas assez que je lui pardonne? je ne le veux jamais voir.
GORGIBUS.
Mais, monsieur, pour l'amour de moi.
SGANARELLE.
Je ne vous saurois rien refuser: dites-lui qu'il descende.
Pendant que Gorgibus entre dans la maison par la porte, Sganarelle y rentre par la fenêtre.
GORGIBUS, à la fenêtre.
Voilà votre frère qui vous attend là-bas: il m'a promis qu'il fera tout ce que vous voudrez.
SGANARELLE, à la fenêtre.
Monsieur Gorgibus, je vous prie de le faire venir ici; je vous conjure que ce soit en particulier que je lui demande pardon, parce que sans doute, il me ferait cent hontes, cent opprobres devant tout le monde.
Gorgibus sort de sa maison par la porte, et Sganarelle par la fenêtre.
GORGIBUS.
Oui-da, je m'en vais lui dire... Monsieur, il dit qu'il est honteux et qu'il vous prie d'entrer, afin qu'il vous demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer; je vous supplie de ne me pas refuser, et de me donner ce contentement.
SGANARELLE.
Il n'y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction: vous allez entendre de quelle manière je vais le traiter. (A la fenêtre.) Ah! te voilà, coquin!—Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu'il n'y a pas de ma faute.—Pilier de débauche, coquin, va, je t'apprendrai à venir avoir la hardiesse d'importuner monsieur Gorgibus, de lui rompre la tête de tes sottises!—Monsieur mon frère...—Tais-toi, te dis-je.—Je ne vous désoblig...—Tais-toi, coquin!
GROS-RENÉ.
Qui diable pensez-vous qui soit chez vous à présent?
GORGIBUS.
C'est le médecin et Narcisse son frère; ils avoient quelque différend, et ils font leur accord.
GROS-RENÉ.
Le diable emporte! ils ne sont qu'un.
SGANARELLE, à la fenêtre.
Ivrogne que tu es, je t'apprendrai à vivre! Comme il baisse la vue! il voit bien qu'il a failli, le pendard! Ah! l'hypocrite, comme il fait le bon apôtre!
GROS-RENÉ.
Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu'il fasse mettre son frère à la fenêtre.
GORGIBUS.
Oui-da... Monsieur le médecin, je vous prie de faire paroître votre frère à la fenêtre.
SGANARELLE, de la fenêtre.
Il est indigne de la vue des gens d'honneur, et puis je ne le saurois souffrir auprès de moi.
GORGIBUS.
Monsieur, ne me refusez pas cette grâce, après toutes celles que vous m'avez faites.
SGANARELLE, de la fenêtre.
En vérité, monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi, que je ne vous puis rien refuser. Montre-toi, coquin! (Après avoir disparu un moment, il se remontre en habit de valet.) Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé. (Il disparoît encore, et reparoît aussitôt en robe de médecin[9].) Eh bien, avez-vous vu cette image de la débauche?
GROS-RENÉ.
Ma foi, ils ne sont qu'un; et, pour vous le prouver, dites-lui un peu que vous les voulez voir ensemble.
GORGIBUS.
Mais faites-moi la grâce de le faire paroître avec vous, et de l'embrasser devant moi à la fenêtre.
SGANARELLE, de la fenêtre.
C'est une chose que je refuserois à tout autre qu'à vous, mais, pour vous montrer que je veux tout faire pour l'amour de vous, je m'y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu'il vous demande pardon de toutes les peines qu'il vous a données.—Oui, monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant importuné, et vous promets, mon frère, en présence de monsieur Gorgibus que voilà, de faire si bien désormais, que vous n'aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s'est passé.
Il embrasse son chapeau et sa fraise, qu'il a mis au bout de son coude.
GORGIBUS.
Eh bien, ne les voilà pas tous deux?
GROS-RENÉ.
Ah! par ma foi, il est sorcier.
SGANARELLE, sortant de la maison, en médecin.
Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends; je n'ai pas voulu que ce coquin soit descendu avec moi, parce qu'il me fait honte; je ne voudrois pas qu'on le vît en ma compagnie, dans la ville où je suis en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis votre serviteur, etc.
Il feint de s'en aller, et, après avoir mis bas sa robe, rentre dans la maison par la fenêtre.
GORGIBUS.
Il faut que j'aille délivrer ce pauvre garçon; en vérité, s'il lui a pardonné, ce n'a pas été sans le bien maltraiter.
Il entre dans sa maison, et en sort avec Sganarelle en habit de valet.
SGANARELLE.
Monsieur, je vous remercie de la peine que vous avez prise, et de la bonté que vous avez eue, je vous en serai obligé toute ma vie.
GROS-RENÉ.
Où pensez-vous que soit à présent le médecin?
GORGIBUS.
Il s'en est allé.
GROS-RENÉ, qui a ramassé la robe de Sganarelle.
Je le tiens sous mon bras. Voilà le coquin qui faisoit le médecin, et qui vous trompe. Cependant qu'il vous trompe et joue la farce chez vous, Valère et votre fille sont ensemble, qui s'en vont à tous les diables.
GORGIBUS.
Oh! que je suis malheureux! mais tu seras pendu, fourbe, coquin!
SGANARELLE.
Monsieur, qu'allez-vous faire de me pendre? Écoutez un mot, s'il vous plaît. Il est vrai que c'est par mon invention que mon maître est avec votre fille; mais, en le servant, je ne vous ai point désobligé: c'est un parti sortable pour elle, tant pour la naissance que pour les biens. Croyez-moi, ne faites point un vacarme qui tourneroit à votre confusion, et envoyez à tous les diables ce coquin-là avec Villebrequin. Mais voici nos amans.
SCÈNE XVI.—VALÈRE, LUCILE, GORGIBUS, SGANARELLE.
VALÈRE.
Nous nous jetons à vos pieds.
GORGIBUS.
Je vous pardonne, et suis heureusement trompé par Sganarelle, ayant un si brave gendre. Allons tous faire noces, et boire à la santé de toute la compagnie.
FIN DU MÉDECIN VOLANT.
LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ
COMÉDIE
Le jeune Poquelin sortait du collége des jésuites et des leçons de Gassendi. Frais émoulu de ses classes, il riait, avec Bernier et Chapelle, du Ferio Darii Bamalipton et de l'inutile parlage des docteurs scolastiques; il leur préférait, au grand scandale de sa famille, Tabarin et Guillot Gorju.
Le canevas qui nous est parvenu sous le titre de la Jalousie du Barbouillé n'est qu'une imitation servile de ces farces qui éveillaient son génie. L'art y manque; l'incisive vigueur de Molière s'y annonce. On y voit la bourgeoise dominant son mari de toute la force de sa finesse et de toute l'autorité de son sang-froid: la femme de Georges Dandin apparaît. Pour but de sa colère et de sa satire, Molière a déjà choisi la formule inutile de la science et les vaines draperies de la rhétorique.
Sans doute cette facétie fut l'une des premières que représenta la troupe des enfants de famille dirigée par Molière, et qui, sous le nom de l'Illustre théâtre, alla s'établir à la porte de Nesle.
«J'ai ouï dire à des gens agez, raconte Perrault, qu'ils avoient veu le théâtre de la comédie de Paris de la même structure et avec les mêmes décorations que celui des danseurs du pont Neuf; que la comédie se jouoit en plein air et en plein jour; que le bouffon de la troupe se promenoit par la ville avec un tambour pour avertir qu'on alloit commencer. Les pièces qui nous restent de ce temps-là sont de la mesme beauté que le lieu où l'on en faisoit la représentation. Ensuite on les joua à la chandelle, et le théâtre fut orné de tapisseries qui donnoient des entrées et des sorties aux acteurs par l'endroit où elles se joignoient l'une à l'autre.
»Ces entrées et ces sorties estoient fort incommodes, et mettoient souvent en désordre les coeffures des comédiens, parce que, ne s'ouvrant que fort peu en haut, elles retomboient rudement sur eux quand ils entroient ou quand ils sortoient. Toute la lumière consistoit d'abord en quelques chandelles dans des plaques de fer-blanc attachées aux tapisseries; mais comme elles n'éclairoient les acteurs que par derrière et un peu sur les côtés, ce qui les rendoit presque tout noirs, on s'avisa de faire des chandeliers avec deux lattes mises en croix portant chacun quatre chandelles, pour mettre au-devant du théâtre. Ces chandeliers, suspendus grossièrement avec des cordes et des poulies apparentes, se haussoient et se baissoient sans artifice et par main d'homme, pour les allumer et les moucher. La symphonie estoit d'une flute et d'un tambour, ou de deux méchans violons au plus.»
Telle était, à peu de chose près, la mise en scène des jeunes acteurs de la porte de Nesle. Par économie, probablement, le chef de la troupe, Poquelin, se couvrait ou se barbouillait le visage de farine, comme le faisait Gros-Guillaume, le Fariné de l'hôtel de Bourgogne. Il ne serait pas impossible que deux autres canevas ou farces jouées par sa troupe à Paris, et dont le titre seul nous est parvenu, le Docteur pédant (18 juin 1660), et la Jalousie du Gros-René (15 avril 1663), fussent identiques, sauf le titre, à la Jalousie du Barbouillé.
Le persécuteur des faux docteurs, des faux médecins, des avocats, des scolastiques, de tous ceux qui sacrifient aux mots la réalité de la vie, prend déjà les armes.
Il n'a que vingt ans: la guerre commence.
| PERSONNAGES |
| LE BARBOUILLÉ,[10] mari d'Angélique. |
| LE DOCTEUR. |
| ANGÉLIQUE, fille de Gorgibus. |
| VALÈRE, amant d'Angélique. |
| CATHAU, suivante d'Angélique. |
| GORGIBUS, père d'Angélique. |
| VILLEBREQUIN. |
| LA VALLÉE. |
SCÈNE I.—LE BARBOUILLÉ, seul.
Il faut avouer que je suis le plus malheureux de tous les hommes! J'ai une femme qui me fait enrager: au lieu de me donner du soulagement, et de faire les choses à mon souhait, elle me fait donner au diable vingt fois le jour; au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle sorte de gens. Ah! pauvre Barbouillé, que tu es misérable! Il faut pourtant la punir. Si tu la tuois... l'intention ne vaut rien, car tu serois pendu. Si tu la faisois mettre en prison... la carogne en sortiroit avec son passe-partout. Que diable faire donc? Mais voilà monsieur le docteur qui passe par ici, il faut que je lui demande un bon conseil sur ce que je dois faire.
SCÈNE II.—LE DOCTEUR, LE BARBOUILLÉ.
LE BARBOUILLÉ.
Je m'en allois vous chercher pour vous faire une prière sur une chose qui m'est d'importance.
LE DOCTEUR.
Il faut que tu sois bien malappris, bien lourdaud, et bien mal morigéné, mon ami, puisque tu m'abordes sans ôter ton chapeau, sans observer rationem loci, temporis et personæ. Quoi! débuter par un discours mal digéré, au lieu de dire: Salve, vel salvus sis, doctor doctorum eruditissime. Eh! pour qui me prends-tu, mon ami?
LE BARBOUILLÉ.
Ma foi, excusez-moi, c'est que j'avois l'esprit en écharpe, et je ne songeois pas à ce que je faisois; mais je sais bien que vous êtes galant homme.
LE DOCTEUR.
Sais-tu bien d'où vient le mot galant homme?
LE BARBOUILLÉ.
Qu'il vienne de Villejuif ou d'Aubervilliers, je ne m'en soucie guère.
LE DOCTEUR.
Sache que le mot galant homme vient d'élégant: prenant le g et l'a de la dernière syllabe, cela fait ga, et puis, prenant l, ajoutant un a et les deux dernières lettres, cela fait galant, et puis, ajoutant homme, cela fait galant homme. Mais, encore, pour qui me prends-tu?
LE BARBOUILLÉ.
Je vous prends pour un docteur. Or çà, parlons un peu de l'affaire que je veux vous proposer; il faut que vous sachiez...
LE DOCTEUR.
Sache auparavant que je ne suis pas seulement une fois docteur, mais que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf et dix fois docteur: 1o parce que, comme l'unité est la base, le fondement et le premier de tous les nombres, aussi, moi, je suis le premier de tous les docteurs, le docte des doctes; 2o parce qu'il y a deux facultés nécessaires pour la parfaite connoissance de toutes choses, le sens et l'entendement; et, comme je suis tout sens et tout entendement, je suis deux fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
D'accord. C'est que...
LE DOCTEUR.
3o Parce que le nombre de trois est celui de la perfection, selon Aristote; et, comme je suis parfait et que toutes mes productions le sont aussi, je suis trois fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Eh bien, monsieur le docteur...
LE DOCTEUR.
4o Parce que la philosophie a quatre parties, la logique, la morale, la physique et la métaphysique; et, comme je les possède toutes quatre, et que je suis parfaitement versé en icelles, je suis quatre fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Que diable, je n'en doute pas. Écoutez-moi donc.
LE DOCTEUR.
5o Parce qu'il y a cinq universaux[11], le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident, sans la connoissance desquels il est impossible de faire aucun bon raisonnement; et, comme je m'en sers avec avantage et que j'en connois l'utilité, je suis cinq fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Il faut que j'aie bonne patience.
LE DOCTEUR.
6o Parce que le nombre de six est le nombre du travail; et, comme je travaille incessamment pour ma gloire, je suis six fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Oh! parle tant que tu voudras!
LE DOCTEUR.
7o Parce que le nombre de sept est le nombre de la félicité; et, comme je possède une parfaite connoissance de tout ce qui peut rendre heureux, et que je le suis en effet par mes talens, je me sens obligé de dire de moi-même: O ter quaterque beatum! 8o parce que le nombre de huit est le nombre de la justice à cause de l'égalité qui se rencontre en lui, et que la justice et la prudence avec lesquelles je mesure et pèse toutes mes actions me rendent huit fois docteur; 9o parce qu'il y a neuf Muses, et que je suis également chéri d'elles; 10o parce que, comme on ne peut passer le nombre de dix sans faire une répétition des autres nombres, et qu'il est le nombre universel, aussi, quand on m'a trouvé, on a trouvé le docteur universel, je contiens en moi tous les autres docteurs. Ainsi tu vois par des raisons plausibles, vraies, démonstratives et convaincantes, que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Que diable est ceci? je croyois trouver un homme bien savant, qui me donneroit un bon conseil, et je trouve un ramoneur de cheminées, qui, au lieu de me parler, s'amuse à jouer à la mourre[12]. Un, deux, trois, quatre...; ah, ah, ah! Oh bien! ce n'est pas cela; c'est que je vous prie de m'écouter, et croyez que je ne suis pas un homme à vous faire perdre vos peines, et que, si vous me satisfaites sur ce que je veux de vous, je vous donnerai ce que vous voudrez, de l'argent, si vous en voulez.
LE DOCTEUR.
Eh! de l'argent?
LE BARBOUILLÉ.
Oui, de l'argent, et toute autre chose que vous pourriez demander.
LE DOCTEUR, troussant sa robe derrière son cul.
Tu me prends donc pour un homme à qui l'argent fait tout faire, pour un homme attaché à l'intérêt, pour une âme mercenaire? Sache, mon ami, que, quand tu me donnerois une bourse pleine de pistoles, et que cette bourse seroit dans une riche boîte, cette boîte dans un étui précieux, cet étui dans un coffre admirable, ce coffre dans un cabinet curieux, ce cabinet dans une chambre magnifique, cette chambre dans un appartement agréable, cet appartement dans un château pompeux, ce château dans une citadelle incomparable, cette citadelle dans une ville célèbre, cette ville dans une île fertile, cette île dans une province opulente, cette province dans une monarchie florissante, cette monarchie dans tout le monde; et que tout le monde où seroit cette monarchie florissante, où seroit cette province opulente, où seroit cette île fertile, où seroit cette ville célèbre, où seroit cette citadelle incomparable, où seroit ce château pompeux, où seroit cet appartement agréable, où seroit ce cabinet curieux, où seroit ce coffre admirable, où seroit cet étui précieux, où seroit cette riche boîte dans laquelle seroit enfermée la bourse pleine de pistoles, que je me soucierois aussi peu de ton argent et de toi que de cela.
Il s'en va.
LE BARBOUILLÉ.
Ma foi, je m'y suis mépris: à cause qu'il est vêtu comme un médecin, j'ai cru qu'il lui falloit parler d'argent; mais, puisqu'il n'en veut point, il n'y a rien de plus aisé que de le contenter: je m'en vais courir après lui.
Il sort.
SCÈNE III.—ANGÉLIQUE, VALÈRE, CATHAU.
ANGÉLIQUE.
Monsieur, je vous assure que vous m'obligerez beaucoup de me tenir quelquefois compagnie: mon mari est si mal bâti, si débauché, si ivrogne, que ce m'est un supplice d'être avec lui, et je vous laisse à penser quelle satisfaction on peut avoir d'un rustre comme lui.
VALÈRE.
Mademoiselle, vous me faites trop d'honneur de me vouloir souffrir. Je vous promets de contribuer de tout mon pouvoir à votre divertissement; et, puisque vous témoignez que ma compagnie ne vous est point désagréable, je vous ferai connoître, par mes empressemens, combien j'ai de joie de la bonne nouvelle que vous m'apprenez.
CATHAU.
Ah! changez de discours, voyez porte-guignon[13] qui arrive.
SCÈNE IV.—LE BARBOUILLÉ, VALÈRE, ANGÉLIQUE, CATHAU.
VALÈRE.
Mademoiselle, je suis au désespoir de vous apporter de si méchantes nouvelles; mais aussi bien les auriez-vous apprises de quelque autre; et, puisque votre frère est fort malade...
ANGÉLIQUE.
Monsieur, ne m'en dites pas davantage; je suis votre servante, et vous rends grâce de la peine que vous avez prise.
LE BARBOUILLÉ.
Ma foi, sans aller chez le notaire, voilà le certificat de mon cocuage. Ah, ah! madame la carogne, je vous trouve avec un homme, après toutes les défenses que je vous ai faites, et vous me voulez envoyer de Gemini en Capricorne[14].
ANGÉLIQUE.
Eh bien, faut-il gronder pour cela? Ce monsieur vient de m'apprendre que mon frère est bien malade: où est le sujet de querelle?
CATHAU.
Ah! le voilà venu; je m'étonnois bien si nous aurions longtemps du repos.
LE BARBOUILLÉ.
Vous vous gâtez, par ma foi, toutes deux, mesdames les carognes: toi, Cathau, tu corromps ma femme; depuis que tu la sers, elle ne vaut pas la moitié de ce qu'elle valoit.
CATHAU.
Vraiment oui, vous la baillez bonne.
ANGÉLIQUE.
Laisse là cet ivrogne; ne vois-tu pas qu'il est si soûl qu'il ne sait ce qu'il dit?
SCÈNE V.—GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, CATHAU, LE BARBOUILLÉ.
GORGIBUS.
Ne voilà pas encore mon maudit gendre qui querelle ma fille!
VILLEBREQUIN.
Il faut savoir ce que c'est.
GORGIBUS.
Eh quoi! toujours se quereller! vous n'aurez pas la paix dans votre ménage?
LE BARBOUILLÉ.
Cette coquine-là m'appelle ivrogne. (A Angélique.) Tiens, je suis bien tenté de te bailler une quinte major[15], en présence de tes parents.
GORGIBUS.
Au diable l'escarcelle, si vous l'aviez fait.
ANGÉLIQUE.
Mais aussi c'est lui qui commence toujours à...
CATHAU.
Que maudite soit l'heure où vous avez choisi ce grigou!
VILLEBREQUIN.
Allons, taisez-vous! la paix!
SCÈNE VI.—GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, CATHAU, LE BARBOUILLÉ, LE DOCTEUR.
LE DOCTEUR.
Qu'est ceci? quel désordre! quelle querelle! quel grabuge! quel vacarme! quel bruit! quel différend! quelle combustion! Qu'y a-t-il, messieurs? qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? Çà, çà, voyons s'il n'y a pas moyen de vous mettre d'accord; que je sois votre pacificateur, que j'apporte l'union chez vous.
GORGIBUS.
C'est mon gendre et ma fille qui ont eu bruit ensemble.
LE DOCTEUR.
Et qu'est-ce que c'est? voyons, dites-moi un peu la cause de leur différend.
GORGIBUS.
Monsieur...
LE DOCTEUR.
Mais en peu de paroles.
GORGIBUS.
Oui-da: mettez donc votre bonnet.
LE DOCTEUR.
Savez-vous d'où vient le mot bonnet?
GORGIBUS.
Nenni.
LE DOCTEUR.
Cela vient de bonum est, bon est, voilà qui est bon, parce qu'il garantit des catarrhes et fluxions.
GORGIBUS.
Ma foi, je ne savois pas cela.
LE DOCTEUR.
Dites donc vite cette querelle.
GORGIBUS.
Voici ce qui est arrivé.
LE DOCTEUR.
Je ne crois pas que vous soyez homme à me tenir longtemps, puisque je vous en prie. J'ai quelques affaires pressantes qui m'appellent à la ville; mais, pour remettre la paix dans votre famille, je veux bien m'arrêter un moment.
GORGIBUS.
J'aurai fait en un moment.
LE DOCTEUR.
Soyons donc bref.
GORGIBUS.
Voilà qui est fait incontinent.
LE DOCTEUR.
Il faut avouer, monsieur Gorgibus, que c'est une belle qualité que de dire les choses en peu de paroles, et que les grands parleurs, au lieu de se faire écouter, se rendent le plus souvent si importuns, qu'on ne les entend point. Virtutem primam esse puta compescere linguam. Oui, la plus belle qualité d'un honnête homme, c'est de parler peu.
GORGIBUS.
Vous saurez donc...
LE DOCTEUR.
Socrate recommandait trois choses fort soigneusement à ses disciples: la retenue dans les actions, la sobriété dans le manger, et de dire les choses en peu de paroles. Commencez donc, monsieur Gorgibus.
GORGIBUS.
C'est ce que je veux faire.
LE DOCTEUR.
En peu de mots, sans façon, sans vous amuser à beaucoup de discours, tranchez-moi d'un apophthegme, vite, vite, monsieur Gorgibus, dépêchons, évitez la prolixité.
GORGIBUS.
Laissez-moi donc parler.
LE DOCTEUR.
Monsieur Gorgibus, touchez là, vous parlez trop; il faut que quelque autre me dise la cause de leur querelle.
VILLEBREQUIN.
Monsieur le docteur, vous saurez que...
LE DOCTEUR.
Vous êtes un ignorant, un indocte, un homme ignare de toutes les bonnes disciplines, un âne en bon français. Eh quoi! vous commencez la narration sans avoir fait un mot d'exorde! Il faut que quelque autre me conte le désordre. Mademoiselle, contez-moi un peu le détail de ce vacarme.
ANGÉLIQUE.
Voyez-vous bien là mon gros coquin, mon sac à vin de mari?
LE DOCTEUR.
Doucement, s'il vous plaît; parlez avec respect de votre époux, quand vous êtes devant la moustache d'un docteur comme moi.
ANGÉLIQUE.
Ah! vraiment oui, docteur! Je me moque bien de vous et de votre doctrine, et je suis docteur quand je veux.
LE DOCTEUR.
Tu es docteur quand tu veux? Ouais! Je pense que tu es un plaisant docteur. Tu as la mine de suivre fort ton caprice: des parties d'oraison, tu n'aimes que la conjonction; des genres, que le masculin; des déclinaisons, le génitif; de la syntaxe, mobile cum fixo; et enfin de la quantité, tu n'aimes que le dactyle, quia constat ex una longa et duabus brevibus. Venez çà, vous, dites-moi un peu quelle est la cause, le sujet de votre combustion.
LE BARBOUILLÉ.
Monsieur le docteur...
LE DOCTEUR.
Voilà qui est bien commencé: monsieur le docteur, ce mot a quelque chose de doux à l'oreille, quelque chose plein d'emphase: monsieur le docteur!
LE BARBOUILLÉ.
A la mienne volonté...
LE DOCTEUR.
Voilà qui est bien... à la mienne volonté! La volonté présuppose le souhait, le souhait présuppose des moyens pour arriver à ses fins, et la fin présuppose un objet. Voilà qui est bien... à la mienne volonté!
LE BARBOUILLÉ.
J'enrage!
LE DOCTEUR.
Otez-moi ce mot, j'enrage; voilà un terme bas et populaire.
LE BARBOUILLÉ.
Eh! monsieur le docteur, écoutez-moi, de grâce!
LE DOCTEUR.
Audi, quæso, auroit dit Cicéron.
LE BARBOUILLÉ.
Oh! ma foi, si se rompt, si se casse, ou si se brise, je ne m'en mets guère en peine; mais tu m'écouteras, ou je te vais casser ton museau doctoral. Eh! que diable donc est ceci?
LE BARBOUILLÉ, ANGÉLIQUE, GORGIBUS, CATHAU, VILLEBREQUIN, voulant dire la cause de la querelle, et LE DOCTEUR disant que la paix est une belle chose, parlent tous à la fois. Au milieu de tout ce bruit, le Barbouillé attache le Docteur par le pied et le fait tomber; le Docteur se doit laisser tomber sur le dos: le Barbouillé l'entraîne par la corde qu'il lui a attachée au pied, et, pendant qu'il l'entraîne, le Docteur doit toujours parler, et compter par ses doigts toutes ses raisons, comme s'il n'étoit point à terre.—Le Barbouillé et le Docteur disparoissent.
GORGIBUS.
Allons, ma fille, retirez-vous chez vous, et vivez bien avec votre mari.
VILLEBREQUIN.
Adieu, serviteur et bonsoir.
Villebrequin, Gorgibus et Angélique s'en vont.
SCÈNE VII.—VALÈRE, LA VALLÉE.
VALÈRE.
Monsieur, je vous suis obligé du soin que vous avez pris, et je vous promets de me rendre dans une heure à l'assignation que vous me donnez.
LA VALLÉE.
Cela ne peut se différer; et, si vous tardez d'un quart d'heure, le bal sera fini dans un moment: vous n'aurez pas le bien d'y voir celle que vous aimez, si vous n'y venez tout présentement.
VALÈRE.
Allons donc ensemble de ce pas.
Ils s'en vont.
SCÈNE VIII.—ANGÉLIQUE, seule.
Cependant que mon mari n'y est pas, je vais faire un tour à un bal que donne une de mes voisines. Je serai revenue auparavant lui, car il est quelque part au cabaret; il ne s'apercevra pas que je suis sortie. Ce maroufle-là me laisse toute seule à la maison, comme si j'étais son chien.
Elle s'en va.
SCÈNE IX.—LE BARBOUILLÉ, seul.
Je savois bien que j'aurois raison de ce diable de docteur et de sa fichue doctrine. Au diable l'ignorant! j'ai bien envoyé toute sa science par terre. Il faut pourtant que j'aille un peu voir si ma bonne ménagère m'aura fait à souper.
Il entre.
SCÈNE X.—ANGÉLIQUE, seule.
Que je suis malheureuse! j'ai resté trop tard, l'assemblée est finie; je suis arrivée justement comme tout le monde sortoit; mais il n'importe, ce sera pour une autre fois. Je m'en vais cependant au logis comme si de rien n'étoit. Ouais! la porte est fermée! Cathau, Cathau!
SCÈNE XI.—LE BARBOUILLÉ, à la fenêtre, ANGÉLIQUE.
LE BARBOUILLÉ.
Cathau, Cathau! Eh bien, qu'a-t-elle fait, Cathau? et d'où venez-vous, madame la carogne, à l'heure qu'il est, et par le temps qu'il fait?
ANGÉLIQUE.
D'où je viens? ouvre-moi seulement, et je te le dirai après.
LE BARBOUILLÉ.
Oui, ah! ma foi, tu peux aller coucher là d'où tu viens, ou, si tu l'aimes mieux, dans la rue; je n'ouvre point à une coureuse comme toi. Comment diable! être toute seule à l'heure qu'il est! Je ne sais si c'est imagination, mais mon front m'en paroît plus rude de moitié.
ANGÉLIQUE.
Eh bien, pour être toute seule, qu'en veux-tu dire? Tu me querelles quand je suis en compagnie: comment donc faut-il faire?
LE BARBOUILLÉ.
Il faut être retirée à la maison, donner ordre au souper, avoir soin du ménage, des enfants; mais, sans tant de discours inutiles, adieu, bonsoir, va-t'en au diable, et me laisse en repos.
ANGÉLIQUE.
Tu ne veux pas m'ouvrir?
LE BARBOUILLÉ.
Non, je n'ouvrirai pas.
ANGÉLIQUE.
Eh! mon pauvre petit mari, je t'en prie, ouvre-moi, mon cher petit cœur.
LE BARBOUILLÉ.
Ah! crocodile! ah! serpent dangereux! tu me caresses pour me trahir.
ANGÉLIQUE.
Ouvre, ouvre donc!
LE BARBOUILLÉ.
Adieu, vade retro, Satanas!
ANGÉLIQUE.
Quoi! tu ne m'ouvriras pas?
LE BARBOUILLÉ.
Non.
ANGÉLIQUE.
Et tu n'as point de pitié de ta femme qui t'aime tant?
LE BARBOUILLÉ.
Non, je suis inflexible; tu m'as offensé, je suis vindicatif comme tous les diables; c'est-à-dire bien fort, je suis inexorable.
ANGÉLIQUE.
Sais-tu bien que, si tu me pousses à bout et que tu me mettes en colère, je ferai quelque chose dont tu te repentiras?
LE BARBOUILLÉ.
Et que feras-tu, bonne chienne?
ANGÉLIQUE.
Tiens, si tu ne m'ouvres, je m'en vais me tuer devant la porte: mes parents, qui sans doute viendront ici auparavant de se coucher, pour savoir si nous sommes bien ensemble, me trouveront morte, et tu seras pendu.
LE BARBOUILLÉ.
Ah, ah, ah, ah, la bonne bête! et qui y perdra le plus de nous deux? Va, va, tu n'es pas si sotte que de faire ce coup-là.
ANGÉLIQUE.
Tu ne le crois donc pas? Tiens, tiens, voilà mon couteau tout prêt; si tu ne m'ouvres, je m'en vais tout à cette heure m'en donner dans le cœur.
LE BARBOUILLÉ.
Prends garde, voilà qui est bien pointu.
ANGÉLIQUE.
Tu ne veux donc pas m'ouvrir?
LE BARBOUILLÉ.
Je t'ai déjà dit vingt fois que je n'ouvrirai point; tue-toi, crève, va-t'en au diable, je ne m'en soucie pas.
ANGÉLIQUE, faisant semblant de se frapper.
Adieu donc... Aïe! je suis morte!
LE BARBOUILLÉ.
Seroit-elle bien assez sotte pour avoir fait ce coup-là? il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir.
ANGÉLIQUE.
Il faut que je t'attrape. Si je peux entrer dans la maison subtilement cependant que tu me chercheras, chacun aura bien son tour.
LE BARBOUILLÉ.
Eh bien, ne savois-je pas bien qu'elle n'étoit pas si sotte? Elle est morte, et si elle court comme le cheval de Pacolet[16]... Ma foi, elle m'avoit fait peur tout de bon. Elle a bien fait de gagner du pied; car, si je l'eusse trouvée en vie, après m'avoir fait cette frayeur-là, je lui aurois apostrophé cinq ou six clystères de coups de pied dans le cul, pour lui apprendre à faire la bête. Je m'en vais me coucher cependant. Oh! oh! je pense que le vent a fermé la porte. Hé! Cathau, Cathau, ouvre-moi.
ANGÉLIQUE.
Cathau, Cathau! Eh bien, qu'a-t-elle fait, Cathau? et d'où venez-vous, monsieur l'ivrogne? Ah! vraiment, va, mes parens, qui vont venir dans un moment, sauront tes vérités. Sac à vin, infâme, tu ne bouges du cabaret, et tu laisses une pauvre femme avec des petits enfants, sans savoir s'ils ont besoin de quelque chose, à croquer le marmot tout le long du jour!
LE BARBOUILLÉ.
Ouvre vite, diablesse que tu es, ou je te casserai la tête!
SCÈNE XII.—GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, LE BARBOUILLÉ.
GORGIBUS.
Qu'est ceci? toujours de la dispute, de la querelle et de la dissension!
VILLEBREQUIN.
Eh quoi! vous ne serez jamais d'accord?
ANGÉLIQUE.
Mais voyez un peu, le voilà qui est soûl, et revient, à l'heure qu'il est, faire un vacarme horrible; il me menace.
GORGIBUS.
Mais aussi ce n'est pas l'heure de revenir. Ne devriez-vous pas, comme un bon père de famille, vous retirer de bonne heure, et bien vivre avec votre femme?
LE BARBOUILLÉ.
Je me donne au diable si j'ai sorti de la maison: demandez plutôt à ces messieurs qui sont là-bas dans le parterre; c'est elle qui ne fait que de revenir. Ah! que l'innocence est opprimée!
VILLEBREQUIN.
Çà, çà, allons, accordez-vous; demandez-lui pardon.
LE BARBOUILLÉ.
Moi, pardon! j'aimerois mieux que le diable l'eût emportée. Je suis dans une colère que je ne me sens pas.
GORGIBUS.
Allons, ma fille, embrassez votre mari, et soyez bons amis.
SCÈNE XIII.—LE DOCTEUR, à la fenêtre, en bonnet de nuit et en camisole; LE BARBOUILLÉ, VILLEBREQUIN, GORGIBUS, ANGÉLIQUE.
LE DOCTEUR.
Eh quoi! toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des querelles, des débats, des différends, des combustions, des altercations éternelles! Qu'est-ce? qu'y a-t-il donc? On ne sauroit avoir du repos.
VILLEBREQUIN.
Ce n'est rien, monsieur le docteur; tout le monde est d'accord.
LE DOCTEUR.
A propos d'accord, voulez-vous que je vous lise un chapitre d'Aristote, où il prouve que toutes les parties de l'univers ne subsistent que par l'accord qui est entre elles?
VILLEBREQUIN.
Cela est-il bien long?
LE DOCTEUR.
Non, cela n'est pas long; cela contient environ soixante ou quatre-vingts pages.
VILLEBREQUIN.
Adieu, bonsoir, nous vous remercions.
GORGIBUS.
Il n'en est pas besoin.
LE DOCTEUR.
Vous ne le voulez pas?
GORGIBUS.
Non.
LE DOCTEUR.
Adieu donc, puisque ainsi est; bonsoir: latine bona nox.
VILLEBREQUIN.
Allons-nous-en souper ensemble, nous autres.
FIN DE LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ.
L'ÉTOURDI
OU LES CONTRE-TEMPS
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A LYON, EN 1653, ET A PARIS SUR LE THÉATRE DU PETIT-BOURBON, LE 3 NOVEMBRE 1658.
La France était en feu; le mouvement de la Fronde emportait dans un tourbillon confus princes, parlements et seigneurs, les femmes, les protestants et les catholiques. C'était le temps des ruses, des trames, des doubles et triples fourberies, des changements de parti les plus imprévus et des catastrophes les plus étourdies; l'époque où Mazarin fuyait à Sedan après avoir épousé secrètement Anne d'Autriche et préparé, avec cette rare finesse dont tout le monde riait et qui se riait de tous, le gouvernement de Louis XIV.
Molière avait quitté Paris à la tête de sa petite troupe, mécontent de sa famille, qui maudissait le comédien nomade. Ici commence pour lui une odyssée provinciale qui n'a point laissé de traces. Comme le jeune héros de sa première œuvre, il échappe aux vieillards chagrins, fuit les vieux penards qui veulent «brider sa jeunesse,» fait librement trotter son bidet comme Lélie, et, poussé par son humeur inquiète, porte ses pas en divers lieux[17]. Il vit à peu près comme Shakespeare, jetant la plume au vent et très-amoureux du hasard, des événements et des nouveautés de caractères. Laborieux aussi, au courant de la belle littérature contemporaine, il lit et relit les facéties du seizième siècle, même les satires du treizième; il aime Rabelais, Noël du Fail, l'Arioste, Cervantès; surtout il feuillette l'immense bibliothèque de comédies italiennes, filles de la Renaissance et sœurs jumelles de ces académies qui, dès le commencement du siècle précédent, avaient couvert la Péninsule, depuis Venise jusqu'à Rome. Il n'avait pas d'autres modèles. Le goût populaire était exécrable; le Menteur de Corneille, traduit de l'espagnol d'Alarcon, et représenté en 1642, avait ouvert une nouvelle voie que personne n'avait suivie. Frappé de la supériorité du Menteur, Molière n'osait pas se hasarder sur cette trace. Il connaissait peu le monde; pendant son voyage à Narbonne il avait seulement entrevu la cour. Les tours d'adresse de Scaramouche amusaient encore les plus difficiles. En courant la province dans cette situation peu favorable au travail de l'esprit, il essaya sa première comédie, comédie d'intrigues et d'aventures: ce fut l'Étourdi.
Le personnage qui en occupe le centre, emprunté à l'Emilia de «l'Aveugle de l'Adriatique,» Grotto, ingénieux dramaturge du seizième siècle[18], est le génie même de l'intrigue dans un rang subalterne. Valet à tout faire, dont le type remonte jusqu'à l'esclave antique, qui tient une grande place dans le théâtre italien moderne, Sicilien comme les Mazzarini, ce petit-fils de Dave et cet aïeul de Figaro aime la ruse pour la ruse et respecte profondément sa mission.
En face de ce maître fripon, digne des galères, supérieur dans son ordre, et qui rappelle le Sbratta de Bernardino Pino da Cagli, un garçon généreux et honnête dérange, par les maladresses de sa loyauté, les escroqueries et les ruses du fourbe qui veut le servir.
Ce personnage de l'Étourdi appartient tout entier à l'Innavertito du comédien Nicolo Barbieri, qui l'a esquissé avec grâce et vigueur. La plupart des ressorts subsidiaires du drame, l'esclave achetée par un amant, le valet qui feint d'avoir été chassé par son maître et qui entre au service du rival, la bague qui sert de signe de reconnaissance pour livrer l'esclave, tous ces détails sont de l'Innavertito. L'inexpérience de la jeunesse se trahit par plus d'un défaut de composition et de style: tels sont l'épisode du valet Ergaste, qui ne tient pas à l'action, le dénoûment romanesque emprunté maladroitement à Cervantès, la suture grossière des diverses parties de l'œuvre, l'expression emphatique et confuse des sentiments de l'amour, enfin la nullité des deux personnages de femmes. Le théâtre reste toujours vide; l'intérêt de cœur n'est pas même indiqué; les archaïsmes et les provincialismes surabondent.
Mais il y a dans toute l'œuvre un air vif et charmant d'aventure qui va bien à l'époque de Louis XIII et qui s'effacera sous Louis XIV; rien ne ressemble davantage à une brillante et leste gravure de Callot.
Représentée à Lyon en 1653 pour la première fois, la pièce avait eu beaucoup de succès en province. Le 3 novembre 1658, elle fut jouée sur le théâtre du Petit-Bourbon, que le roi venait de concéder à Molière, en partage avec la troupe italienne, à laquelle la troupe nouvelle dut payer un droit. «Cette salle, dit un contemporain, est de dix-huit toises de longueur sur huit de largeur, au bout de laquelle il y a encore un demi-rond de sept toises de profondeur sur huit et demi de large, le tout en voûte semée de fleurs de lis. Son pourtour est orné de colonnes avec leurs bases, chapiteaux, architraves, frises et corniches d'ordre dorique, et entre icelles corniches, des arcades en niches. En l'un des bouts de la salle, directement opposé au dais de Leurs Majestés, étoit élevé un théâtre de six pieds de hauteur, de huit toises de largeur et d'autant de profondeur.» L'Étourdi obtint un succès si brillant à Paris, que le jeune Quinault, contemporain et rival de Molière, se plut à l'imiter et à le versifier quelques années plus tard.
Au fond de l'œuvre se trouve cachée et comme en germe la pensée secrète du futur contemplateur. Deux types, l'un de générosité étourdie, l'autre de fourberie vigilante, luttent ensemble et se déjouent l'un l'autre. Donnée profonde et douloureuse! Lélie n'est pas seulement étourdi, il est loyal, il est plein de cœur: c'est ce qui le perd. M. Sainte-Beuve a eu raison de le dire: «Molière est plus triste que Pascal.»
| PERSONNAGES | ACTEURS |
| LÉLIE, fils de Pandolfe. | La Grange. |
| CÉLIE[19], esclave de Truffaldin. | Mlle Debrie. |
| MASCARILLE[20], valet de Lélie. | Molière. |
| HIPPOLYTE, fille d'Anselme. | Mlle Duparc. |
| ANSELME, père d'Hippolyte. | Louis Béjart. |
| TRUFFALDIN[21], vieillard. | |
| PANDOLFE, père de Lélie. | Béjart aîné. |
| LÉANDRE, fils de famille. | |
| ANDRÈS, cru Égyptien. | |
| ERGASTE, ami de Mascarille. | |
| Un courrier. | |
| Deux troupes de masques. | |
| La scène est à Messine[22]. | |