Molière - Œuvres complètes, Tome 1
LES PRÉCIEUSES RIDICULES
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A PARIS, LE 18 NOVEMBRE 1659, SUR LE THÉATRE DU PETIT-BOURBON.
Le règne de Louis XIV commençait; le succès de l'Étourdi et du Dépit amoureux venait de fixer à Paris la troupe de Molière, dont la réputation grandissait. La salle du Petit-Bourbon, au Louvre, était souvent pleine; on admirait le jeu comique de Mascarille et de ses camarades. Néanmoins le nouveau maître de la scène ne se détachait guère de ses prédécesseurs et de ses rivaux que par une verve plus spirituelle et plus nourrie, par une ironie plus goguenarde et plus gauloise, mêlée encore de caprices italiens et de souvenirs espagnols. Nulle attaque directe aux travers contemporains ne signalait le réformateur des mœurs et le souverain des esprits.
Le 18 novembre 1659, le roi étant à Irun, d'où il devait ramener sa fiancée, Marie-Thérèse d'Autriche, les Précieuses ridicules furent jouées par la troupe de Molière devant la cour et la bourgeoisie. L'œuvre nouvelle produisit un effet surprenant. On n'avait pas encore vu sur le théâtre une farce en un acte et en prose dans le genre des saynètes espagnoles, écrite du plus vigoureux style, d'une vérité poignante, d'une naïveté parfaite et d'une exquise finesse de ton. Dès la première scène l'originalité éclatait. Deux nouveaux acteurs, La Grange et du Croisy, qui s'étaient joints récemment à la troupe de Molière, faisaient leur entrée sous leur propre nom, et se présentaient d'eux-mêmes au public. Ensuite apparaissait le vieux bourgeois, gonflé de sa fortune, fier de sa roture, mécontent de sa famille, qui tourne au bel esprit, pressé surtout de marier ses filles, qui dépensent en frivolités son revenu péniblement acquis. Les voici elles-mêmes, superbement ornées et semblables à mademoiselle Paulet la Lionne de Voiture; avec force rubans, fleurs et dentelles, «se démontant les hanches,» dit un contemporain, pour imiter la belle désinvolture andalouse, et ne parlant que du bout des lèvres avec un rhythme musical, emprunté de l'Italie. Les deux «Pecques provinciales» sont récemment débarquées dans la capitale, où elles viennent se faire admirer du beau monde. Madame de Rambouillet elle même, la reine des Précieuses, qui assiste à la représentation avec sa cour, partage la gaieté générale. Assurément ce n'est pas elle que l'on raille, mais ses ridicules imitatrices; celles qui représentent l'excès, l'afféterie du goût italico-espagnol.
Nos héroïnes, comme madame la duchesse de Longueville et mademoiselle de Montpensier, donnent dans le romanesque. Elles sont entichées, bourgeoises qu'elles sont, des raffinements du Cyrus et de la Clélie. Elles ne savent que l'amour appris dans la carte du Tendre. Elles dépensent tout l'argent du bonhomme en
Baume, lait virginal et cent mille autres drogues[237].
Elles n'appellent pas leur valet Jacques, Pierrot ou Claude, mais Almanzor. Elles-mêmes se sont débaptisées, comme les puritains de Cromwell donnaient à leurs fils le nom de Va-et-ne-pèche-jamais, ou celui de Sois-sauvé-par-la-grâce; comme on s'appelait René ou Atala, Corinne ou Delphine, en 1812, ou Brutus en 1793.
Elles ont le fanatisme du bel esprit, et en adorent les subtilités. Portraits, énigmes, madrigaux, factices formules de la poésie tombée en enfance, leur sont familières. Elles s'expriment comme le Doni, comme Gongora, Marini ou l'Arétin, premier modèle de ce beau langage. Elles disent comme cet écrivain, qu'il faut «pêcher dans le lac de sa pensée avec l'hameçon du souvenir.» Pour elles, la jupe de dessus est «la modeste,» la seconde, qu'on apercevait un peu, «la friponne,» et la dernière, «la secrète.» Elles ne dansent pas, elles tracent sur le parquet des «chiffres et des lacs d'amour.» Pour elles les désirs d'un soupirant nouveau sont «l'ode involontaire de novices en chaleur.» Prudes jusqu'à la dernière affectation, raffolant de platonisme pur, ne pouvant souffrir un mot qui rappelle une idée physique, ces élèves de l'Astrée appartiennent encore à la vieille cour de Louis XIII, ce monarque céladonique qui employait une paire de pincettes pour saisir un billet doux dans le corsage de mademoiselle de Hautefort.
Mais voici venir le brillant séducteur de ces héroïnes. «Sa perruque est si grande, qu'elle balaye la place à chaque fois qu'il fait la révérence, et son chapeau si petit, qu'il est aisé de juger que le marquis le porte bien plus souvent dans la main que sur la tête; son rabat[238] se peut appeler un honnête peignoir, et ses canons semblent n'être faits que pour servir de caches aux enfants qui jouent à la cligne-musette. Un brandon de glands lui sort de la poche comme d'une corne d'abondance, et ses souliers sont si couverts de rubans, qu'il n'est pas possible de dire s'ils sont de roussi de vache d'Angleterre ou de maroquin. Ils ont un demi-pied de haut, et chacun est fort en peine de savoir comment des talons si hauts et si délicats peuvent porter le corps du marquis, ses rubans, ses canons et sa poudre[239].» C'est Mascarille, ou plutôt Molière.
Burlesque symbole de l'élégance affectée et surannée, il porte avec mignardise le demi-masque de velours noir, la «Mascarilla» des Valois.
Il est marquis, et bientôt il va se doubler d'un vicomte, valet comme lui, mais grave et laconique, le pourpoint boutonné jusqu'au menton, homme de guerre, homme de poids, la plume sur l'oreille et traînant avec majesté sa longue rapière à la Sully. Double image de la vieille cour: ici, le raffiné, le joli, le faux gracieux; c'est Mascarille;—là, les grands gestes, les embrassements solennels; c'est Jodelet. Le vicomte de Jodelet complète le marquis de Mascarille; c'est l'emphase burlesque de Balzac auprès de la gentillesse maniérée de Voiture.
La jeune cour et la société nouvelle firent des gorges chaudes de toute cette défroque des vieux ridicules longtemps en faveur. Ce ne fut pas un succès, mais un éclat de rire universel. On en avait assez de ce vieux monde: Corneille pâlissait; la société faisait peau neuve, la préciosité recula dans les profondeurs du passé. Il y avait longtemps que les esprits fermes, la bonne Gournay, Malherbe, Régnier; les esprits caustiques ou pénétrants, Guy-Patin, Gassendi, Peiresc; les esprits délicats, Chapelle, Desmarets, Richelieu lui-même, avaient protesté contre la contagion subtile de l'hôtel de Rambouillet. Le spirituel et caustique ami des Pisani, Tallemant des Réaux lui-même, n'avait pu s'empêcher de convenir que le raffinement de son ami «donnoit quelquefois dans l'excès[240].»
On avait déjà ouvert quelques faibles et impuissantes attaques contre cette forteresse protégée par le cours même de la civilisation.
Richelieu avait signalé à son protégé Desmarets le sujet des Visionnaires, parodie qui n'est pas sans mérite; œuvre étrange où l'imagination raille l'imagination; où les héros romanesques et pourfendeurs, les versificateurs ronsardistes et les amoureuses éprises d'Alexandre et de Cyrus étalent tour à tour la pompe et l'exubérance de leurs pensées. Quelques écrivains du dernier ordre, dédaignés à juste titre par les précieuses et chassés de leurs ruelles, avaient essayé contre le goût à la mode de maladroites représailles. Les comédiens d'Italie, Scaramouche et Trivelin, vulgaires bouffons qu'elles méprisaient, avaient prêté leur théâtre à l'abbé de Pure et enrichi de leurs lazzi le canevas grossier qui les mettait en scène. Enfin un poëte bizarre, Chapuzeau, qui devint précepteur de Guillaume III et passa dans les régions du Nord une partie de sa vie, avait osé, dès l'année 1656, toucher à l'arche sainte, et publier contre elle son Cercle des femmes, entretiens comiques en six entrées dialoguées. Il faut rendre justice à l'infortuné Chapuzeau: le Mascarille de Molière se montre dans cette mauvaise ébauche sous la forme d'un nommé Germain, marquis postiche que son maître emploie au même usage et que l'on bâtonne à la fin de la pièce en présence de sa belle humiliée.
Tout était donc préparé pour cette révolution qui allait inaugurer en France une époque nouvelle. «Jamais, dit le journaliste Loret, l'Œdipe de Corneille, l'Amalasunthe de Quinault, la Cassandre de Boisrobert,
que cette action folâtre,
»A plusieurs tant sages que fous;
»Pour moi, j'y portai trente sous;
»Mais oyant leurs fines paroles,
»J'en ris pour plus de dix pistoles.»
Les comédiens de Molière, dit-il encore, «furent visités
»Qu'on n'en vit jamais tant ensemble
»Que ces jours passés, ce me semble,
»Dans l'hôtel du Petit-Bourbon.»
«On vint à Paris de vingt lieues à la ronde afin d'avoir le divertissement de cet ouvrage, qui passe pour le plus charmant et le plus délicat que l'on ait vu au théâtre[241].»
Tout à coup les yeux se dessillèrent. Le vieil ami des précieuses, Ménage, s'écria en sortant du théâtre du Petit-Bourbon: «Monsieur Chapelain, il va falloir détruire ce que nous avons adoré; car nous approuvions toutes ces sottises.» Du milieu du parterre, une voix bourgeoise, sans doute celle d'un contemporain de mademoiselle de Gournay, s'était écrié: «Courage, Molière, voilà la bonne comédie!» Le bruit du succès traversa la France, et, pendant que la troupe donnait à Paris deux représentations par jour de la pièce favorite, le jeune roi, aux yeux duquel l'hôtel de Rambouillet était l'asile de ses ennemis, demanda le manuscrit, le lut, fit jouer la pièce devant lui et partagea l'opinion du public. Cette vogue extraordinaire se soutint quatre mois entiers; il fallut doubler et tripler le prix des places. Une édition subreptice parut avec un privilége obtenu par surprise. L'autorité des ruelles disparut, autorité redoutable qui avait épouvanté Scarron. «On ne vit plus de belles dames en possession de faire la destinée des pauvres auteurs...tenir ruelle pour étouffer dès sa naissance une comédie... Les plus partiales ne colportèrent plus d'avance des factums par les maisons comme on fait en sollicitant un procès[242].» Les académies de femmes et tous ces petits cercles précieux dont Tallemant se moque[243] perdaient leur influence. Il fallut le rang et l'autorité de mademoiselle de Montpensier pour en maintenir un seul au Luxembourg sous l'autorité de Segrais et de l'abbé Cotin. L'esprit faux, «celui où l'imagination a trop de part,» comme le dit si bien La Bruyère, fut frappé de discrédit.
Le vieux monde attaqué ne se rendit pas sans combat. Marquis et précieuses trouvèrent leurs défenseurs. Chapuzeau récrivit en vers son Cercle des femmes, qu'il fit représenter sans succès sur un théâtre rival, celui du Marais, pour revendiquer la création de Mascarille. L'abbé de Pure, «cet abbé des plus galans» dont Molière, disait un critique[244], n'avait fait qu'habiller le canevas «à la française,» prétendait que Molière le dérobait. On affirma même que la veuve du farceur Guillet Gorju avait vendu à Molière la pièce tout entière, contenue dans les mémoires de son mari. Pamphlets, satires, dissertations critiques, libelles, drames, calomnies de tout genre, accablèrent le satirique. Le champion le plus hardi de ces dames et de leurs travers fut un sieur de Somaize, qui, dans son Dictionnaire des précieuses et dans deux misérables pièces intitulées les Véritables précieuses et le Procès des précieuses, prit hautement le parti des Arthémises et des Clélies. «L'auteur de la farce du Petit-Bourbon, dit-il, n'est qu'un singe et un voleur, plagiaire d'habitude, aidé par les Italiens... Il n'y a certes pas à le comparer à l'illustre Boisrobert, à l'admirable M. Magnon, auteur d'Artaxerce, au sublime Boyer, qui est si plein de feu... Quant aux comédiens du Petit-Bourbon, ils ne jouent rien qui vaille, et doivent tout à la force de leurs brigues.»
Mais le coup était porté; Boileau et Racine suivirent Molière. Le cours de l'influence italienne espagnole s'arrêta.
Personne toutefois ne put empêcher que le long règne des précieuses ne laissât dans le langage et les mœurs des traces indélébiles. Le raffinement, qu'elles avaient poussé trop loin et qui leur avait fait deviner et préparer jusqu'à la nouvelle orthographe que devait inaugurer Voltaire, introduisit dans l'idiome et dans l'usage commun une multitude d'expressions ingénieusement métaphoriques devenues tout à fait françaises malgré Molière:—«s'encanailler—humeur communicative—le blond hardi des cheveux.»—Chose étrange! la plupart de celles que Molière a incriminées, en les plaçant dans la bouche de ses personnages ridicules, sont aujourd'hui de l'usage le plus authentique et le plus naturel. Nous citerons entre autres:
«Faire estime—procédé irrégulier—le moyen que—s'accommoder de quelqu'un—débuter par—du dernier bourgeois—le bel air des choses—débiter les sentiments—dans les formes—exercer les esprits—sécheresse de conversation—se défaire de—chose tout à fait choquante—tissu d'un roman—intelligence épaisse—courir après le mérite—chasser sur nos terres—s'inscrire en faux—être des nôtres—être en passe de—enchérir sur—se piquer d'esprit—n'être pas de refus—comme il faut—l'esprit assaisonne sa bravoure—peupler la solitude—danser proprement—etc., etc.»
Le public, la cour, le populaire, les esprits sérieux, appartenaient à Molière. «Je n'ai plus, s'écria-t-il, qu'à étudier le monde.» Le vrai siècle de Louis XIV était inauguré, et Louis XIV lui-même avait reconnu le poëte qui devait l'aider le plus efficacement dans son œuvre politique.
PRÉFACE DES PRÉCIEUSES RIDICULES
PAR MOLIÈRE
C'est une chose étrange qu'on imprime les gens malgré eux! Je ne vois rien de si injuste, et je pardonnerois toute autre violence plutôt que celle-là.
Ce n'est pas que je veuille faire ici l'auteur modeste, et mépriser par honneur ma comédie. J'offenserois mal à propos tout Paris, si je l'accusois d'avoir pu applaudir à une sottise: comme le public est le juge absolu de ces sortes d'ouvrages, il y auroit de l'impertinence à moi de le démentir; et, quand j'aurois eu la plus mauvaise opinion du monde de mes Précieuses ridicules avant leur représentation, je dois croire maintenant qu'elles valent quelque chose, puisque tant de gens ensemble en ont dit du bien. Mais, comme une grande partie des grâces qu'on y a trouvées dépendent de l'action et du ton de voix, il m'importoit qu'on ne les dépouillât pas de ces ornemens, et je trouvois que le succès qu'elles avoient eu dans la représentation étoit assez beau pour en demeurer là. J'avois résolu, dis-je, de ne les faire voir qu'à la chandelle, pour ne point donner lieu à quelqu'un de dire le proverbe[245], et je ne voulois pas qu'elles sautassent du théâtre de Bourbon dans la galerie du Palais[246]. Cependant je n'ai pu l'éviter, et je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d'un privilége obtenu par surprise. J'ai eu beau crier: O temps! ô mœurs! on m'a fait voir une nécessité pour moi d'être imprimé ou d'avoir un procès; et le dernier mal est encore pire que le premier. Il faut donc se laisser aller à la destinée, et consentir à une chose qu'on ne laisseroit pas de faire sans moi.
Mon Dieu! l'étrange embarras qu'un livre à mettre au jour; et qu'un auteur est neuf la première fois qu'on l'imprime! Encore si l'on m'avoit donné du temps, j'aurois pu mieux songer à moi, et j'aurois pris toutes les précautions que messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand seigneur que j'aurois été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage, et dont j'aurois tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j'aurois tâché de faire une belle et docte préface; et je ne manque point de livres qui m'auroient fourni tout ce qu'on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, l'étymologie de toutes deux, leur origine, leur définition, et le reste.
J'aurois parlé aussi à mes amis, qui, pour la recommandation de ma pièce, ne m'auroient pas refusé ou des vers françois, ou des vers latins. J'en ai même qui m'auroient loué en grec; et l'on n'ignore pas qu'une louange en grec est d'une merveilleuse efficace[247] à la tête d'un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnoître; et je ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J'aurois voulu faire voir qu'elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes qui méritent d'être bernés; que ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie; et que, par la même raison que les véritables savans et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s'offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin[248], ou quelque autre, sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi; aussi les véritables précieuses auroient tort de se piquer, lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme j'ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luynes[249] veut m'aller relier de ce pas: à la bonne heure, puisque Dieu l'a voulu.
| PERSONNAGES | ACTEURS | |||
| LA GRANGE, DU CROISY, |
} | amans rebutés. |
{ | La Grange. Du Croisy. |
| GORGIBUS, bon bourgeois. | L'Espy. | |||
| MADELON, fille de Gorgibus, CATHOS, nièce de Gorgibus, |
} | précieuses ridicules. |
{ | Mlle Debrie. Mlle Duparc. |
| MAROTTE, servante des précieuses ridicules. | Mad. Béjart. | |||
| ALMANZOR, laquais des précieuses ridicules. | Debrie. | |||
| LE MARQUIS DE MASCARILLE, valet de la Grange. | Molière. | |||
| LE VICOMTE DE JODELET, valet de du Croisy. | Brécourt. | |||
| Deux porteurs de chaise. | ||||
| Voisines. | ||||
| Violons. | ||||
| La scène est à Paris, dans la maison de Gorgibus. | ||||
SCÈNE I.—LA GRANGE, DU CROISY.
DU CROISY.
Seigneur la Grange...
LA GRANGE.
Quoi?
DU CROISY.
Regardez-moi un peu sans rire.
LA GRANGE.
Eh bien?
DU CROISY.
Que dites-vous de notre visite? En êtes-vous fort satisfait?
LA GRANGE.
A votre avis, avons-nous sujet de l'être tous deux?
DU CROISY.
Pas tout à fait, à dire vrai.
LA GRANGE.
Pour moi, je vous avoue que j'en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques[250] provinciales faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous? A peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des siéges. Je n'ai jamais vu tant parler à l'oreille qu'elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux, et demander tant de fois: Quelle heure est-il? Ont-elles répondu que[251] oui et non à tout ce que nous avons pu leur dire? Et ne m'avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvoit nous faire pis qu'elles ont fait?
DU CROISY.
Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.
LA GRANGE.
Sans doute, je l'y prends, et de telle façon, que je me veux venger de cette impertinence. Je connois ce qui nous a fait mépriser. L'air précieux[252] n'a pas seulement infecté Paris, il s'est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c'est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne. Je vois ce qu'il faut être pour en être bien reçu; et, si vous m'en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connoître un peu mieux leur monde.
DU CROISY.
Et comment, encore?
LA GRANGE.
J'ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel esprit; car il n'y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C'est un extravagant qui s'est mis dans la tête de vouloir faire l'homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie et de vers, et dédaigne les autres valets, jusqu'à les appeler brutaux.
DU CROISY.
Eh bien, qu'en prétendez-vous faire?
LA GRANGE.
Ce que j'en prétends faire? Il faut... Mais sortons d'ici auparavant.
SCÈNE II.—GORGIBUS, DU CROISY, LA GRANGE.
GORGIBUS.
Eh bien, vous avez vu ma nièce et ma fille. Les affaires iront-elles bien? Quel est le résultat de cette visite?
LA GRANGE.
C'est une chose que vous pourrez mieux apprendre d'elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c'est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeurons vos très-humbles serviteurs.
DU CROISY.
Vos très-humbles serviteurs.
GORGIBUS, seul.
Ouais! il semble qu'ils sortent mal satisfaits d'ici. D'où pourroit venir leur mécontentement? Il faut savoir un peu ce que c'est. Holà!
SCÈNE III.—GORGIBUS, MAROTTE.
MAROTTE.
Que désirez-vous, monsieur?
GORGIBUS.
Où sont vos maîtresses?
MAROTTE.
Dans leur cabinet.
GORGIBUS.
Que font-elles?
MAROTTE.
De la pommade pour les lèvres.
GORGIBUS.
C'est trop pommadé[253]; dites-leur qu'elles descendent.
SCÈNE IV.—GORGIBUS.
Ces pendardes-là, avec leur pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d'œufs, lait virginal, et mille autres brimborions que je ne connois point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d'une douzaine de cochons, pour le moins: et quatre valets vivroient tous les jours des pieds de moutons qu'elles emploient.
SCÈNE V.—MADELON, CATHOS, GORGIBUS.
GORGIBUS.
Il est bien nécessaire, vraiment, de faire tant de dépense pour vous graisser le museau! Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur? Vous avois-je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je voulois vous donner pour maris?
MADELON.
Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier[254] de ces gens-là?
CATHOS.
Le moyen, mon oncle, qu'une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne?
GORGIBUS.
Et qu'y trouvez-vous à redire?
MADELON.
La belle galanterie que la leur! Quoi! débuter d'abord par le mariage?
GORGIBUS.
Et par où veux-tu donc qu'ils débutent? par le concubinage? N'est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux, aussi bien que moi? Est-il rien de plus obligeant que cela? Et ce lien sacré où ils aspirent n'est-il pas un témoignage de l'honnêteté de leurs intentions?
MADELON.
Ah! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.
GORGIBUS.
Je n'ai que faire ni d'air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c'est faire en honnêtes gens que de débuter par là.
MADELON.
Mon Dieu! que si tout le monde vous ressembloit, un roman seroit bientôt fini! La belle chose que ce seroit, si d'abord Cyrus épousoit Mandane, et qu'Aronce de plain-pied fût marié à Clélie[255]!
GORGIBUS.
Que me vient conter celle-ci?
MADELON.
Mon père, voilà ma cousine qui vous dira aussi bien que moi que le mariage ne doit jamais arriver qu'après les autres aventures. Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentimens, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux: ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l'objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l'on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l'assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est un peu éloignée: et cette déclaration est suivie d'un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvemens, et ce qui s'ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé; et j'ai mal au cœur à la seule vision que cela me fait.
GORGIBUS.
Quel diable de jargon entends-je ici? Voici bien du haut style.
CATHOS.
En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie! Je m'en vais gager qu'ils n'ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galans et Jolis-Vers, sont des terres inconnues pour eux[256]. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord bonne opinion des gens? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans; mon Dieu! quels amans sont-ce là! Quelle frugalité d'ajustement, et quelle sécheresse de conversation! On n'y dure point, on n'y tient pas. J'ai remarqué encore que leurs rabats[257] ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges.
GORGIBUS.
Je pense qu'elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Madelon...
MADELON.
Eh! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.
GORGIBUS.
Comment, ces noms étranges! Ne sont-ce pas vos noms de baptême?
MADELON.
Mon Dieu! que vous êtes vulgaire[258]! Pour moi, un de mes étonnemens, c'est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Madelon, et ne m'avouerez-vous pas que ce seroit assez d'un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde?
CATHOS.
Il est vrai, mon oncle, qu'une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là; et le nom de Polixène, que ma cousine a choisi, et celui d'Aminte, que je me suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d'accord.
GORGIBUS.
Écoutez: il n'y a qu'un mot qui serve. Je n'entends point que vous ayez d'autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines; et pour ces messieurs dont il est question, je connois leurs familles et leurs biens, et je veux résolûment que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge.
CATHOS.
Pour moi, mon oncle, tout ce que je puis vous dire, c'est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu'on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu?
MADELON.
Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d'arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n'en pressez point tant la conclusion.
GORGIBUS, à part.
Il n'en faut point douter, elles sont achevées[259]. (Haut.) Encore un coup, je n'entends rien à toutes ces balivernes! je veux être maître absolu; et, pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu'il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses; j'en fais un bon serment.
SCÈNE VI.—CATHOS, MADELON.
CATHOS.
Mon Dieu, ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière! que son intelligence est épaisse, et qu'il fait sombre dans son âme!
MADELON.
Que veux-tu, ma chère? j'en suis en confusion pour lui. J'ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure un jour me viendra développer une naissance plus illustre.
CATHOS.
Je le croirois bien; oui, il y a toutes les apparences du monde; et pour moi, quand je me regarde aussi...
SCÈNE VII.—CATHOS, MADELON, MAROTTE.
MAROTTE.
Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.
MADELON.
Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites: Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d'être visibles.
MAROTTE.
Dame! je n'entends point le latin, et je n'ai pas appris, comme vous, la filophie dans le grand Cyre.
MADELON.
L'impertinente! Le moyen de souffrir cela! Et qui est-il, le maître de ce laquais?
MAROTTE.
Il me l'a nommé le marquis de Mascarille.
MADELON.
Ah! ma chère, un marquis! Oui, allez dire qu'on nous peut voir. C'est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous.
CATHOS.
Assurément, ma chère.
MADELON.
Il faut le recevoir dans cette salle basse plutôt qu'en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.
MAROTTE.
Par ma foi! je ne sais point quelle bête c'est là; il faut parler chrétien[260], si vous voulez que je vous entende.
CATHOS.
Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d'en salir la glace par la communication de votre image.
Elles sortent.
SCÈNE VIII.—MASCARILLE, DEUX PORTEURS.
MASCARILLE.
Holà! porteurs, holà! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont dessein de me briser, à force de heurter contre les murailles et les pavés.
PREMIER PORTEUR.
Dame! c'est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu'ici.
MASCARILLE.
Je le crois bien. Voudriez-vous, faquins, que j'exposasse l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j'allasse imprimer mes souliers en boue? Allez, ôtez votre chaise d'ici.
DEUXIÈME PORTEUR.
Payez-nous donc, s'il vous plaît, monsieur.
MASCARILLE.
Hein?
DEUXIÈME PORTEUR.
Je dis, monsieur, que vous nous donniez de l'argent, s'il vous plaît.
MASCARILLE, lui donnant un soufflet.
Comment, coquin! demander de l'argent à une personne de ma qualité!
DEUXIÈME PORTEUR.
Est-ce ainsi qu'on paye les pauvres gens? et votre qualité nous donne-t-elle à dîner?
MASCARILLE.
Ah! ah! je vous apprendrai à vous connoître! Ces canailles-là s'osent jouer à moi!
PREMIER PORTEUR, prenant un des bâtons de sa chaise.
Çà, payez-nous vitement!
MASCARILLE.
Quoi?
PREMIER PORTEUR.
Je dis que je veux avoir de l'argent tout à l'heure.
MASCARILLE.
Il est raisonnable, celui-là.
PREMIER PORTEUR.
Vite donc.
MASCARILLE.
Oui-da! tu parles comme il faut, toi; mais l'autre est un coquin qui ne sait ce qu'il dit. Tiens, es-tu content?
PREMIER PORTEUR.
Non, je ne suis pas content; vous avez donné un soufflet à mon camarade, et... (Levant son bâton.)
MASCARILLE.
Doucement! tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi quand on s'y prend de la bonne façon. Allez, venez me reprendre tantôt pour aller au Louvre, au petit coucher.
SCÈNE IX.—MAROTTE, MASCARILLE.
MAROTTE.
Monsieur, voilà mes maîtresses qui vont venir tout à l'heure.
MASCARILLE.
Qu'elles ne se pressent point: je suis ici posté commodément pour attendre.
MAROTTE.
Les voici.
SCÈNE X.—MADELON, CATHOS, MASCARILLE, ALMANZOR.
MASCARILLE, après avoir salué.
Mesdames, vous serez surprises sans doute de l'audace de ma visite; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissans, que je cours partout après lui.
MADELON.
Si vous poursuivez le mérite, ce n'est pas sur nos terres que vous devez chasser.
CATHOS.
Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l'y ayez amené.
MASCARILLE.
Ah! je m'inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu'il y a de galant dans Paris.
MADELON.
Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges; et nous n'avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie.
CATHOS.
Ma chère, il faudroit faire donner des siéges.
MADELON.
Holà! Almanzor!
ALMANZOR.
Madame?
MADELON.
Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation.
MASCARILLE.
Mais, au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi?
Almanzor sort.
CATHOS.
Que craignez-vous?
MASCARILLE.
Quelque vol de mon cœur, quelque assassinat de ma franchise[261]. Je vois ici des yeux qui ont la mine d'être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More[262]. Comment, diable! d'abord qu'on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière[263]. Ah! par ma foi, je m'en défie! et je m'en vais gagner au pied[264], ou je veux caution bourgeoise[265] qu'ils ne me feront point de mal.
MADELON.
Ma chère, c'est le caractère enjoué.
CATHOS.
Je vois bien que c'est un Amilcar[266].
MADELON.
Ne craignez rien, nos yeux n'ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud'homie.
CATHOS.
Mais de grâce, monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d'heure; contentez un peu l'envie qu'il a de vous embrasser.
MASCARILLE, après s'être peigné et avoir ajusté ses canons.
Eh bien, mesdames, que dites-vous de Paris?
MADELON.
Hélas! qu'en pourrions-nous dire? Il faudroit être l'antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie.
MASCARILLE.
Pour moi, je tiens que hors de Paris il n'y a point de salut pour les honnêtes gens.
CATHOS.
C'est une vérité incontestable.
MASCARILLE.
Il y fait un peu crotté; mais nous avons la chaise[267].
MADELON.
Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.
MASCARILLE.
Vous recevez beaucoup de visites? Quel bel esprit est des vôtres?
MADELON.
Hélas! nous ne sommes pas encore connues; mais nous sommes en passe de l'être; et nous avons une amie particulière qui nous a promis d'amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies[268].
CATHOS.
Et certains autres qu'on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.
MASCARILLE.
C'est moi qui ferai votre affaire mieux que personne; ils me rendent tous visite; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits.
MADELON.
Eh! mon Dieu! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié; car enfin il faut avoir la connoissance de tous ces messieurs-là, si l'on veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branle à la réputation dans Paris; et vous savez qu'il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connoisseuse, quand il n'y auroit rien autre chose que cela. Mais, pour moi, ce que je considère particulièrement, c'est que, par le moyen de ces visites spirituelles[269], on est instruit de cent choses qu'il faut savoir de nécessité, et qui sont de l'essence d'un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et de vers. On sait à point nommé: un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet; une telle a fait des paroles sur un tel air; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance; celui-là a composé des stances sur une infidélité; monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures; un tel auteur a fait un tel dessein; celui-là en est à la troisième partie de son roman; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C'est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies; et, si l'on ignore ces choses, je ne donnerois pas un clou de tout l'esprit qu'on peut avoir.
CATHOS.
En effet, je trouve que c'est renchérir sur le ridicule, qu'une personne se pique d'esprit, et ne sache pas jusqu'au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour: et, pour moi, j'aurois toutes les hontes du monde, s'il falloit qu'on vînt à me demander si j'aurois vu quelque chose de nouveau que je n'aurois pas vu.
MASCARILLE.
Il est vrai qu'il est honteux de n'avoir pas des premiers tout ce qui se fait; mais ne vous mettez pas en peine: je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu'il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m'en escrime un peu quand je veux; et vous verrez courir de ma façon dans les belles ruelles[270] de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.
MADELON.
Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits; je ne vois rien de si galant que cela.
MASCARILLE.
Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond: vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas.
CATHOS.
Pour moi, j'aime terriblement les énigmes.
MASCARILLE.
Cela exerce l'esprit, et j'en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.
MADELON.
Les madrigaux sont agréables quand ils sont bien tournés.
MASCARILLE.
C'est mon talent particulier; et je travaille à mettre en madrigaux toute l'Histoire romaine.
MADELON.
Ah! certes, cela sera du dernier beau: j'en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.
MASCARILLE.
Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires, qui me persécutent.
MADELON.
Je m'imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.
MASCARILLE.
Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous die un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter; car je suis diablement fort sur les impromptus.
CATHOS.
L'impromptu est justement la pierre de touche de l'esprit.
MASCARILLE.
Écoutez donc.
MADELON.
Nous y sommes de toutes nos oreilles.
MASCARILLE.
Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur;
Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur!
CATHOS.
Ah! mon Dieu, voilà qui est poussé dans le dernier galant.
MASCARILLE.
Tout ce que je fais a l'air cavalier; cela ne sent point le pédant.
MADELON.
Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.
MASCARILLE.
Avez-vous remarqué ce commencement, Oh! oh! voilà qui est extraordinaire, oh! oh! comme un homme qui s'avise tout d'un coup, oh! oh! La surprise, oh! oh!
MADELON.
Oui, je trouve ce oh! oh! admirable.
MASCARILLE.
Il semble que cela ne soit rien.
CATHOS.
Ah! mon Dieu, que dites-vous? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.
MADELON.
Sans doute et j'aimerois mieux avoir fait ce oh! oh! qu'un poëme épique.
MASCARILLE.
Tudieu! vous avez le goût bon.
MADELON.
Eh! je ne l'ai pas tout à fait mauvais.
MASCARILLE.
Mais n'admirez-vous pas aussi je n'y prenois pas garde? Je n'y prenois pas garde, je ne m'apercevois pas de cela; façon de parler naturelle, je n'y prenois pas garde. Tandis que, sans songer à mal, tandis qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde, c'est-à-dire, je m'amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple; votre œil en tapinois... Que vous semble de ce mot tapinois? n'est-il pas bien choisi?
CATHOS.
Tout à fait bien.
MASCARILLE.
Tapinois, en cachette; il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris, tapinois.
MADELON.
Il ne se peut rien de mieux.
MASCARILLE.
Me dérobe mon cœur, me l'emporte, me le ravit. Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur! Ne diriez-vous pas que c'est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter? Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur!
MADELON.
Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant.
MASCARILLE.
Je veux vous dire l'air que j'ai fait dessus.
CATHOS.
Vous avez appris la musique?
MASCARILLE.
Moi? Point du tout.
CATHOS.
Comment donc cela se peut-il?
MASCARILLE.
Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris.
MADELON.
Assurément, ma chère.
MASCARILLE.
Écoutez si vous trouverez l'air à votre goût: Hem, hem, la, la, la, la, la. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix; mais il n'importe, c'est à la cavalière.
Il chante.
CATHOS.
Ah! que voilà un air qui est passionné! Est-ce qu'on n'en meurt point?
MADELON.
Il y a de la chromatique[271] là dedans.
MASCARILLE.
Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant? Au voleur! au voleur! Et puis, comme si l'on crioit bien fort, au, au, au, au, au voleur! Et tout d'un coup, comme une personne essoufflée, au voleur!
MADELON.
C'est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure; je suis enthousiasmée de l'air et des paroles.
CATHOS.
Je n'ai encore rien vu de cette force-là.
MASCARILLE.
Tout ce que je fais me vient naturellement, c'est sans étude.
MADELON.
La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l'enfant gâté.
MASCARILLE.
A quoi donc passez-vous le temps, mesdames?
CATHOS.
A rien du tout.
MADELON.
Nous avons été jusqu'ici dans un jeûne effroyable de divertissemens.
MASCARILLE.
Je m'offre à vous mener l'un de ces jours à la comédie, si vous voulez; aussi bien on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble.
MADELON.
Ce n'est pas de refus.
MASCARILLE.
Mais je vous demande d'applaudir comme il faut quand nous serons là; car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l'auteur m'en est venu prier encore ce matin. C'est la coutume ici qu'à nous autres gens de condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation: et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire! Pour moi, j'y suis fort exact; et, quand j'ai promis à quelque poëte, je crie toujours: Voilà qui est beau! devant que les chandelles soient allumées.
MADELON.
Ne m'en parlez point: c'est un admirable lieu que Paris; il s'y passe cent choses tous les jours, qu'on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu'on puisse être.
CATHOS.
C'est assez: puisque nous sommes instruites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu'on dira.
MASCARILLE.
Je ne sais si je me trompe; mais vous avez toute la mine d'avoir fait quelque comédie.
MADELON.
Eh! il pourroit être quelque chose de ce que vous dites.
MASCARILLE.
Ah! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j'en ai composé une que je veux faire représenter.
CATHOS.
Et à quels comédiens la donnerez-vous?
MASCARILLE.
Belle demande! Aux grands comédiens[272]; il n'y a qu'eux qui soient capables de faire valoir les choses; les autres sont des ignorans qui récitent comme l'on parle; ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s'arrêter au bel endroit: et le moyen de connoître où est le beau vers, si le comédien ne s'y arrête, et ne vous avertit par là qu'il faut faire le brouhaha?
CATHOS.
En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d'un ouvrage; et les choses ne valent que ce qu'on les fait valoir.
MASCARILLE.
Que vous semble de ma petite oie[273]? La trouvez-vous congruente à l'habit?
CATHOS.
Tout à fait.
MASCARILLE.
Le ruban en est bien choisi?
MADELON.
Furieusement bien. C'est Perdrigeon tout pur[274].
MASCARILLE.
Que dites-vous de mes canons[275]?
MADELON.
Ils ont tout à fait bon air.
MASCARILLE.
Je puis me vanter au moins qu'ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu'on fait.
MADELON.
Il faut avouer que je n'ai jamais vu porter si haut l'élégance de l'ajustement.
MASCARILLE.
Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat.
MADELON.
Ils sentent terriblement bon.
CATHOS.
Je n'ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée.
MASCARILLE.
Et celle-là?
Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque.
MADELON.
Elle est tout à fait de qualité; le sublime en est touché délicieusement.
MASCARILLE.
Vous ne dites rien de mes plumes! Comment les trouvez-vous?
CATHOS.
Effroyablement belles.
MASCARILLE.
Savez-vous que le brin me coûte un louis d'or? Pour moi, j'ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu'il y a de plus beau.
MADELON.
Je vous assure que nous sympathisons vous et moi. J'ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte; et, jusqu'à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne faiseuse.
MASCARILLE, s'écriant brusquement.
Ahi! ahi! ahi! doucement! Dieu me damne, mesdames, c'est fort mal en user; j'ai à me plaindre de votre procédé; cela n'est pas honnête.
CATHOS.
Qu'est-ce donc? qu'avez-vous?
MASCARILLE.
Quoi! toutes deux contre mon cœur en même temps! M'attaquer à droite et à gauche! Ah! c'est contre le droit des gens: la partie n'est pas égale; et je m'en vais crier au meurtre.
CATHOS.
Il faut avouer qu'il dit les choses d'une manière particulière.
MADELON.
Il a un tour admirable dans l'esprit.
CATHOS.
Vous avez plus de peur que de mal, et votre cœur crie avant qu'on l'écorche.
MASCARILLE.
Comment, diable! il est écorché depuis la tête jusqu'aux pieds.
SCÈNE XI.—CATHOS, MADELON, MASCARILLE, MAROTTE.
MAROTTE.
Madame, on demande à vous voir.
MADELON.
Qui?
MAROTTE.
Le vicomte de Jodelet.
MASCARILLE.
Le vicomte de Jodelet?
MAROTTE.
Oui, monsieur.
CATHOS.
Le connoissez-vous?
MASCARILLE.
C'est mon meilleur ami.
MADELON.
Faites entrer vitement.
MASCARILLE.
Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de cette aventure.
CATHOS.
Le voici.
SCÈNE XII.—CATHOS, MADELON, JODELET, MASCARILLE, MAROTTE, ALMANZOR.
MASCARILLE.
Ah! vicomte!
JODELET. (Ils s'embrassent l'un l'autre.)
Ah! marquis!
MASCARILLE.
Que je suis aise de te rencontrer!
JODELET.
Que j'ai de joie de te voir ici!
MASCARILLE.
Baise-moi donc encore un peu, je te prie.
MADELON, à Cathos.
Ma toute bonne, nous commençons d'être connues; voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir.
MASCARILLE.
Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhomme-ci: sur ma parole il est digne d'être connu de vous.
JODELET.
Il est juste de venir vous rendre ce qu'on vous doit; et vos attraits exigent leurs droits seigneuriaux sur toutes sortes de personnes.
MADELON.
C'est pousser vos civilités jusqu'aux derniers confins de la flatterie.
CATHOS.
Cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée bien heureuse.
MADELON, à Almanzor.
Allons, petit garçon, faut-il toujours vous répéter les choses? Voyez-vous pas qu'il faut le surcroît d'un fauteuil?
MASCARILLE.
Ne vous étonnez pas de voir le vicomte de la sorte; il ne fait que sortir d'une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le voyez.
JODELET.
Ce sont fruits des veilles de la cour et des fatigues de la guerre.
MASCARILLE.
Savez-vous, mesdames, que vous voyez dans le vicomte un des vaillants hommes du siècle? C'est un brave à trois poils[276].
JODELET.
Vous ne m'en devez rien, marquis; et nous savons ce que vous savez faire aussi.
MASCARILLE.
Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l'occasion.
JODELET.
Et dans des lieux où il faisoit fort chaud.
MASCARILLE, regardant Cathos et Madelon.
Oui, mais non pas si chaud qu'ici. Ahi! ahi! ahi!
JODELET.
Notre connoissance s'est faite à l'armée; et la première fois que nous nous vîmes, il commandoit un régiment de cavalerie sur les galères de Malte.
MASCARILLE.
Il est vrai, mais vous étiez pourtant dans l'emploi avant que j'y fusse[277]; et je me souviens que je n'étois que petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux.
JODELET.
La guerre est une belle chose; mais, ma foi, la cour récompense bien mal aujourd'hui les gens de service comme nous.
MASCARILLE.
C'est ce qui fait que je veux pendre l'épée au croc.
CATHOS.
Pour moi, j'ai un furieux tendre pour les hommes d'épée.
MADELON.
Je les aime aussi; mais je veux que l'esprit assaisonne la bravoure.
MASCARILLE.
Te souvient-il, vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siége d'Arras[278]?
JODELET.
Que veux-tu dire avec ta demi-lune? C'étoit bien une lune tout entière.
MASCARILLE.
Je pense que tu as raison.
JODELET.
Il m'en doit bien souvenir, ma foi! j'y fus blessé à la jambe d'un coup de grenade, dont je porte encore les marques. Tâtez un peu, de grâce; vous sentirez quel coup c'étoit là.
CATHOS, après avoir touché l'endroit.
Il est vrai que la cicatrice est grande.
MASCARILLE.
Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci; là, justement au derrière de la tête. Y êtes-vous?
MADELON.
Oui, je sens quelque chose.
MASCARILLE.
C'est un coup de mousquet que je reçus, la dernière campagne que j'ai faite.
JODELET, découvrant sa poitrine.
Voici un autre coup qui me perça de part en part à l'attaque de Gravelines[279].
MASCARILLE, mettant la main sur le bouton de son haut-de-chausse.
Je vais vous montrer une furieuse plaie.
MADELON.
Il n'est pas nécessaire: nous le croyons sans y regarder.
MASCARILLE.
Ce sont des marques honorables qui font voir ce qu'on est.
CATHOS.
Nous ne doutons pas de ce que vous êtes.
MASCARILLE.
Vicomte, as-tu là ton carrosse?
JODELET.
Pourquoi?
MASCARILLE.
Nous mènerions promener ces dames hors des portes[280], et leur donnerions un cadeau[281].
MADELON.
Nous ne saurions sortir aujourd'hui.
MASCARILLE.
Ayons donc les violons pour danser.
JODELET.
Ma foi, c'est bien avisé.
MADELON.
Pour cela, nous y consentons: mais il faut donc quelque surcroît de compagnie.
MASCARILLE.
Holà! Champagne, Picard, Bourguignon, Cascaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette! Au diable soient tous les laquais! Je ne pense pas qu'il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul.
MADELON.
Almanzor, dites aux gens de monsieur le marquis qu'ils aillent querir des violons, et nous faites venir ces messieurs et ces dames d'ici près, pour peupler la solitude de notre bal.
Almanzor sort.
MASCARILLE.
Vicomte, que dis-tu de ces yeux?
JODELET.
Mais toi-même, marquis, que t'en semble?
MASCARILLE.
Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d'ici les braies[282] nettes. Au moins, pour moi, je reçois d'étranges secousses, et mon cœur ne tient plus qu'à un filet.
MADELON.
Que tout ce qu'il dit est naturel! Il tourne les choses le plus agréablement du monde.
CATHOS.
Il est vrai qu'il fait une furieuse dépense en esprit.
MASCARILLE.
Pour vous montrer que je suis véritable, je veux faire un impromptu là-dessus.
Il médite.
CATHOS.
Eh! je vous en conjure de toute la dévotion de mon cœur, que nous oyions quelque chose qu'on ait fait pour nous.
JODELET.
J'aurois envie d'en faire autant, mais je me trouve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité des saignées que j'y ai faites ces jours passés[283].
MASCARILLE.
Que diable est-ce là? Je fais toujours bien le premier vers; mais j'ai peine à faire les autres. Ma foi! ceci est un peu trop pressé; je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde.
JODELET.
Il a de l'esprit comme un démon.
MADELON.
Et du galant, et du bien tourné.
MASCARILLE.
Vicomte, dis-moi un peu, y a-t-il longtemps que tu n'as vu la comtesse?
JODELET.
Il y a plus de trois semaines que je ne lui aie rendu visite.
MASCARILLE.
Sais-tu bien que le duc m'est venu voir ce matin, et m'a voulu mener à la campagne courir un cerf avec lui?
MADELON.
Voici nos amies qui viennent.
SCÈNE XIII.—LUCILE, CÉLIMÈNE, CATHOS, MADELON, MASCARILLE, JODELET, MAROTTE, ALMANZOR, VIOLONS.
MADELON.
Mon Dieu, mes chères[284], nous vous demandons pardon. Ces messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds; et nous vous avons envoyé querir pour remplir les vides de notre assemblée.
LUCILE.
Vous nous avez obligées, sans doute.
MASCARILLE.
Ce n'est ici qu'un bal à la hâte; mais, l'un de ces jours, nous vous en donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus?
ALMANZOR.
Oui, monsieur; ils sont ici.
CATHOS.
Allons donc, mes chères, prenez place.
MASCARILLE, dansant lui seul comme par prélude.
La, la, la, la, la, la, la, la.
MADELON.
Il a tout à fait la taille élégante.
CATHOS.
Et a la mine de danser proprement.
MASCARILLE, ayant pris Madelon pour danser.
Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons, en cadence! Oh! quels ignorans! Il n'y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte! ne sauriez-vous jouer en mesure? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme! O violons de village!
JODELET, dansant ensuite.
Holà! ne pressez pas si fort la cadence: je ne fais que sortir de maladie.
SCÈNE XIV.—DU CROISY, LA GRANGE, CATHOS, MADELON, LUCILE, CÉLIMÈNE, JODELET, MASCARILLE, MAROTTE, VIOLONS.
LA GRANGE, un bâton à la main.
Ah! ah! coquins, que faites-vous ici? Il y a trois heures que nous vous cherchons.
MASCARILLE, se sentant battre.
Ahi! ahi! ahi! vous ne m'aviez pas dit que les coups en seroient aussi.
JODELET.
Ahi! ahi! ahi!
LA GRANGE.
C'est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l'homme d'importance!
DU CROISY.
Voilà qui vous apprendra à vous connoître.
SCÈNE XV.—CATHOS, MADELON, LUCILE, CÉLIMÈNE, MASCARILLE, JODELET, MAROTTE, VIOLONS.
MADELON.
Que veut donc dire ceci?
JODELET.
C'est une gageure.
CATHOS.
Quoi! vous laisser battre de la sorte!
MASCARILLE.
Mon Dieu! je n'ai pas voulu faire semblant de rien; car je suis violent, et je me serois emporté.
MADELON.
Endurer un affront comme celui-là, en notre présence!
MASCARILLE.
Ce n'est rien: ne laissons pas d'achever. Nous nous connoissons il y a longtemps, et entre amis on ne va pas se piquer pour si peu de chose.
SCÈNE XVI.—DU CROISY, LA GRANGE, MADELON, CATHOS, CÉLIMÈNE, LUCILE, MASCARILLE, JODELET, MAROTTE, VIOLONS.
LA GRANGE.
Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.
Trois ou quatre spadassins entrent.
MADELON.
Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte dans notre maison!
DU CROISY.
Comment, mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus que nous; qu'ils viennent vous faire l'amour à nos dépens, et vous donnent le bal?
MADELON.
Vos laquais!
LA GRANGE.
Oui, nos laquais: et cela n'est ni beau ni honnête de nous les débaucher comme vous faites.
MADELON.
O ciel! quelle insolence!
LA GRANGE.
Mais ils n'auront pas l'avantage de se servir de nos habits pour vous donner dans la vue; et, si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu'on les dépouille sur-le-champ.
JODELET.
Adieu notre braverie[285].
MASCARILLE.
Voilà le marquisat et la vicomté à bas.
DU CROISY.
Ah! ah! coquins, vous avez l'audace d'aller sur nos brisées! vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.
LA GRANGE.
C'est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits.
MASCARILLE.
O fortune! quelle est ton inconstance!
DU CROISY.
Vite, qu'on leur ôte jusqu'à la moindre chose.
LA GRANGE.
Qu'on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, mesdames, en l'état qu'ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu'il vous plaira; nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, monsieur et moi, que nous n'en serons aucunement jaloux.
SCÈNE XVII.—MADELON, CATHOS, JODELET, MASCARILLE, VIOLONS.
CATHOS.
Ah! quelle confusion!
MADELON.
Je crève de dépit!
UN DES VIOLONS, à Mascarille.
Qu'est-ce donc que ceci? Qui nous payera, nous autres?
MASCARILLE.
Demandez à monsieur le vicomte.
UN DES VIOLONS, à Jodelet.
Qui est-ce qui nous donnera de l'argent?
JODELET.
Demandez à monsieur le marquis.
SCÈNE XVIII.—GORGIBUS, MADELON, CATHOS, JODELET, MASCARILLE, VIOLONS.
GORGIBUS.
Ah! coquines que vous êtes! vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois; et je viens d'apprendre de belles affaires, vraiment, de ces messieurs et de ces dames qui sortent.
MADELON.
Ah! mon père, c'est une pièce sanglante qu'ils nous ont faite.
GORGIBUS.
Oui, c'est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes! Ils se sont ressentis du traitement que vous leur avez fait, et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive l'affront.
MADELON.
Ah! je jure que nous en serons vengées ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence?
MASCARILLE.
Traiter comme cela un marquis! Voilà ce que c'est que du monde, la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissoient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part; je vois bien qu'on n'aime ici que la vaine apparence, et qu'on n'y considère point la vertu toute nue.
SCÈNE XIX.—GORGIBUS, MADELON, CATHOS, VIOLONS.
UN DES VIOLONS.
Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez, à leur défaut, pour ce que nous avons joué ici.
GORGIBUS, les battant.
Oui, oui, je vais vous contenter, et voici la monnoie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant; nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines, allez vous cacher pour jamais! (Seul.) Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusemens des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables!
FIN DES PRÉCIEUSES RIDICULES.
SGANARELLE
OU LE COCU[286] IMAGINAIRE
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A PARIS, LE 23 MAI 1660 SUR LE THÉATRE DU PETIT-BOURBON
Six mois se sont écoulés depuis la représentation et le succès des Précieuses. Molière a trente-huit ans. Le roi le protége. Marquis, partisans de Hardy et de Garnier, grands hommes des ruelles, ont beau l'attaquer et le combattre, la bourgeoisie, la jeunesse et le roi marchent avec lui.
Cependant il faut faire vivre une troupe de douze personnes dévouées qui ont suivi sa fortune et dont il est l'unique soutien.
La cour n'est pas revenue encore des frontières d'Espagne, où Louis XIV va chercher sa fiancée, Marie-Thérèse d'Autriche, compagne de son trône et de sa couche royale, qui ne put jamais apprendre notre langue ni s'associer à nos mœurs. L'été va commencer. Le beau monde a quitté Paris; Monsieur, frère du roi, protecteur en titre de la troupe qui porte son nom, ne paye point aux acteurs la pension promise. On est embarrassé; la petite république formée des mains de Molière est en danger dès sa naissance.
Elle est organisée cependant et ne demande qu'à marcher.
Molière, pour rendre ses acteurs plus complets dans leurs rôles, pour ménager leur temps et leurs peines, a déjà spécialisé leurs talents et assigné à chacun le type approprié à sa nature, à sa voix, même à son caractère. Le gros Duparc, avec sa lourde panse et la rondeur de ses allures, est Gros-René; le médiocre l'Espy prononce d'une voix caverneuse les sentences de Gorgibus; le pâle et élégant Brécourt est le vicomte de Jodelet. Molière se rapproche autant que possible des masques italiens qu'il admire, et ramène à l'unité de la nature humaine la fantasque variété de ces types convenus. Lui-même, admirablement divertissant dans le comique, «habile (disent les contemporains) à monter et à démonter vingt fois son visage dans la même scène,» d'une grande agilité de corps (le journaliste Loret l'appelle ce fameux danseur), artiste et pour ainsi dire peintre de ses rôles, habitué de bonne heure aux lazzi que lui avait enseignés Scaramouche, il a mis en réserve pour son usage les rôles bouffons, hargneux et quinteux, impossibles et grotesques, passionnés et bizarres; le public y a pris goût.
Pour utiliser la troupe et lui venir en aide, Molière choisit une vieille pièce italienne en trois actes, œuvre naïve fondée sur un quiproquo plaisant, esquisse sans élévation, sans moralité, mais non sans gaieté populaire, puisque les bouffons la firent encore applaudir à Paris en 1716;—un de ces fruits corrompus de l'Italie dans sa décadence. Molière effaça les grossièretés les plus choquantes du Ritratto, ouvero Arlichino cornuto per opinione (le Portrait, ou Arlequin cornu d'imagination), renforça le canevas italien de plusieurs emprunts habilement faits au Francion de Sorel, à Sabadino, contemporain de Boccace, à Scarron, à Rabelais, à Montaigne; prêta la vigueur de cette versification mordante qu'il avait apprise chez Lucrèce à l'ingénuité des mœurs bourgeoises; se chargea du rôle principal, rôle fatigant au dernier point; n'oublia pas ses anciens amis Villebrequin et Gros-René, et obtint un succès de rire fou qui se prolongea et grandit pendant quarante représentations.
Le Cocu imaginaire trouva des fanatiques. «Joué à l'époque où chacun quitte Paris pour aller se divertir à la campagne (ainsi parle Donneau, dans la préface de sa Cocue imaginaire, qui fut imprimée à la fin de 1660, mais non jouée)... quoique Paris fût, ce semble, désert... il s'est trouvé assez de personnes de condition pour remplir plus de quarante fois les loges et le théâtre du Petit-Bourbon, et assez de bourgeois pour remplir autant de fois le parterre.» Un autre fanatique, nommé Neufvillenaine, allait répéter de maison en maison des fragments de la pièce nouvelle dont il ne manquait pas une représentation. Après la sixième, il la savait par cœur. Alors il se hâta de la faire imprimer en la dédiant à Molière, ornée d'arguments admiratifs où il notait les diverses nuances de son jeu.
Molière ne se formalisa pas. Dans l'édition qu'il publia lui-même de ses premières comédies, il reproduisit même les observations et «argumens» de Neufvillenaine, qu'il remercia de sa sympathie et de son larcin.
C'est encore ici une œuvre inhabile où la scène reste souvent vide, où la répétition des mêmes moyens, la grossièreté de quelques détails, le calque trop fidèle du canevas original, le double évanouissement de Lélie et de Célie sont rachetés par la mâle et simple vigueur du style. Point de but moral, quoi qu'on en ait dit. C'est le mariage tel qu'il est ou peut être, la franche reproduction des angoisses triviales de la vie. C'est le ménage de Sganarelle avec ses ridicules et ses déboires; le vulgaire époux aussi malheureux de se croire trompé que de l'être;—enfin le double commentaire du mot de La Fontaine:
»Moins aisément que de coutume?»
et du mot tout aussi fameux de Montaigne: «Où diable a-t-on placé l'honneur des femmes?»
Le bon sens pratique de Gassendi descend ici jusqu'à la raillerie cynique. De nouveau les sornettes romanesques sont vilipendées; la raison triviale de Sancho devenu Gros-René plane sur l'ensemble; enfin la servante «forte en gueule,» qui deviendra la Martine des Femmes savantes, fait sa première apparition.
La cour, à son retour de l'île des Faisans, approuve la pièce et l'applaudit. Bientôt Molière, dans l'espoir de la séduire et de la capter, va s'éloigner de ce sillon populaire et essayer l'imitation espagnole, qui ne lui réussira pas.
| PERSONNAGES | ACTEURS |
| GORGIBUS, bourgeois de Paris. | L'Espy. |
| CÉLIE, sa fille. | Mlle Duparc. |
| LÉLIE, amant de Célie. | La Grange. |
| GROS-RENÉ, valet de Lélie. | Duparc. |
| SGANARELLE, bourgeois de Paris, et cocu imaginaire. | Molière. |
| LA FEMME de Sganarelle. | MlleDebrie. |
| VILLEBREQUIN, père de Valère. | MlleDebrie. |
| LA SUIVANTE de Célie. | Mad. Béjart. |
| UN PARENT de la femme de Sganarelle. | |
| La scène est sur une place publique. | |
SCÈNE I.—GORGIBUS, CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
CÉLIE, sortant tout éplorée, et son père la suivant.
GORGIBUS.
Vous prétendez choquer ce que j'ai résolu?
Je n'aurai pas sur vous un pouvoir absolu?
Et, par sottes raisons, votre jeune cervelle
Voudroit régler ici la raison paternelle?
Qui de nous deux à l'autre a droit de faire loi?
A votre avis, qui mieux, ou de vous, ou de moi,
O sotte! peut juger ce qui vous est utile?
Par la corbleu! gardez d'échauffer trop ma bile;
Vous pourriez éprouver, sans beaucoup de longueur[287],
Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur.
Votre plus court sera, madame la mutine,
D'accepter sans façon l'époux qu'on vous destine.
J'ignore, dites-vous, de quelle humeur il est,
Et dois auparavant consulter s'il vous plaît:
Informé du grand bien qui lui tombe en partage,
Dois-je prendre le soin d'en savoir davantage?
Et cet époux, ayant vingt mille bons ducats[288],
Pour être aimé de vous doit-il manquer d'appas?
Allez, tel qu'il puisse être, avecque cette somme
Je vous suis caution qu'il est très-honnête homme.
CÉLIE.
GORGIBUS.
Voyez le bel hélas qu'elle nous donne ici!
Eh! que si la colère une fois me transporte,
Je vous ferai chanter hélas de belle sorte!
Voilà, voilà le fruit de ces empressemens
Qu'on vous voit nuit et jour à lire vos romans;
Des quolibets d'amour votre tête est remplie,
Et vous parlez de Dieu bien moins que de Clélie.
Jetez-moi dans le feu tous ces méchans écrits
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits;
Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes,
Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes
Du conseiller Matthieu[289]; l'ouvrage est de valeur,
Et plein de beaux dictons à réciter par cœur.
Le Guide des pécheurs[290] est encore un bon livre,
C'est là qu'en peu de temps on apprend à bien vivre;
Et, si vous n'aviez lu que ces moralités,
Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés.
CÉLIE.
La constante amitié que je dois à Lélie?
J'aurois tort, si, sans vous, je disposois de moi:
Mais vous-même à ses vœux engageâtes ma foi.
GORGIBUS.
Un autre est survenu, dont le bien l'en dégage.
Lélie est fort bien fait; mais apprends qu'il n'est rien
Qui ne doive céder au soin d'avoir du bien;
Que l'or donne aux plus laids certains charmes pour plaire,
Et que sans lui le reste est une triste affaire.
Valère, je crois bien, n'est pas de toi chéri,
Mais, s'il ne l'est amant, il le sera mari.
Plus que l'on ne le croit, ce nom d'époux engage,
Et l'amour est souvent un fruit du mariage,
Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner
Où de droit absolu j'ai pouvoir d'ordonner?
Trêve donc, je vous prie, à vos impertinences;
Que je n'entende plus vos sottes doléances.
Ce gendre doit venir vous visiter ce soir;
Manquez un peu, manquez à le bien recevoir;
Si je ne vous lui vois faire un fort bon visage,
Je vous... Je ne veux pas en dire davantage.
SCÈNE II.—CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
LA SUIVANTE.
Ce que tant d'autres gens voudroient de tout leur cœur!
A des offres d'hymen répondre par des larmes,
Et tarder tant à dire un oui si plein de charmes!
Hélas! que ne veut-on aussi me marier!
Ce ne seroit pas moi qui[291] se feroit prier:
Et, loin qu'un pareil oui me donnât de la peine,
Croyez que j'en dirois bien vite une douzaine.
Le précepteur qui fait répéter la leçon
A votre jeune frère a fort bonne raison
Lorsque, nous discourant des choses de la terre,
Il dit que la femelle est ainsi que le lierre,
Qui croît beau[292] tant qu'à l'arbre il se tient bien serré,
Et ne profite point s'il en est séparé.
Il n'est rien de plus vrai, ma très-chère maîtresse,
Et je l'éprouve en moi, chétive pécheresse!
Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin!
Mais j'avois, lui vivant, le teint d'un chérubin,
L'embonpoint merveilleux, l'œil gai, l'âme contente;
Et je suis maintenant ma commère dolente.
Pendant cet heureux temps, passé comme un éclair,
Je me couchois sans feu dans le fort de l'hiver;
Sécher même les draps me sembloit ridicule,
Et je tremble à présent dedans la canicule.
Enfin il n'est rien tel, madame, croyez-moi,
Que d'avoir un mari la nuit auprès de soi:
Ne fût-ce que pour l'heur d'avoir qui vous salue
D'un: Dieu vous soit en aide, alors qu'on éternue[293].
CÉLIE.
D'abandonner Lélie, et prendre ce mal fait?
LA SUIVANTE.
Puisque si hors de temps son voyage l'arrête;
Et la grande longueur de son éloignement
Me le fait soupçonner de quelque changement.
CÉLIE, lui montrant le portrait de Lélie.
Vois attentivement les traits de ce visage:
Ils jurent à mon cœur d'éternelles ardeurs;
Je veux croire, après tout, qu'ils ne sont pas menteurs,
Et que, comme c'est lui que l'art y représente,
Il conserve à mes feux une amitié constante.
LA SUIVANTE.
Et que vous avez lieu de l'aimer tendrement.
CÉLIE.
Elle laisse tomber le portrait de Lélie.
LA SUIVANTE.
SCÈNE III.—CÉLIE, SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
SGANARELLE.
LA SUIVANTE.
SGANARELLE.
Je croyois tout perdu, de crier de la sorte.
Mais approchons pourtant. Madame, êtes-vous morte?
Ouais! elle ne dit mot.
LA SUIVANTE.
Quelqu'un pour l'emporter; veuillez la soutenir.
SCÈNE IV.—CÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE.
SGANARELLE, en passant la main sur le sein de Célie.
Approchons-nous pour voir si sa bouche respire.
Ma foi! je ne sais pas; mais j'y trouve encor, moi,
Quelque signe de vie.
LA FEMME DE SGANARELLE, regardant par la fenêtre.
Mon mari dans ses bras... Mais je m'en vais descendre;
Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre.
SGANARELLE.
Certes, elle auroit tort de se laisser mourir.
Aller en l'autre monde est très-grande sottise,
Tant que dans celui-ci l'on peut être de mise.
Il la porte chez elle avec un homme que la suivante amène.
SCÈNE V.—LA FEMME DE SGANARELLE.
Et sa fuite a trompé mon désir curieux:
Mais de sa trahison je ne suis plus en doute,
Et le peu que j'ai vu me la découvre toute.
Je ne m'étonne plus de l'étrange froideur
Dont je le vois répondre à ma pudique ardeur;
Il réserve, l'ingrat, ses caresses à d'autres,
Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres.
Voilà de nos maris le procédé commun;
Ce qui leur est permis leur devient importun.
Dans les commencemens ce sont toutes merveilles;
Ils témoignent pour nous des ardeurs nonpareilles;
Mais les traîtres bientôt se lassent de nos feux,
Et portent autre part ce qu'ils doivent chez eux.
Ah! que j'ai de dépit que la loi n'autorise
A changer de mari comme on fait de chemise!
Cela seroit commode; et j'en sais telle ici
Qui, comme moi, ma foi, le voudroit bien aussi.
En ramassant le portrait que Célie avoit laissé tomber.
Mais quel est ce bijou que le sort me présente?
L'émail en est fort beau, la gravure charmante.
Ouvrons.
SCÈNE VI.—SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE.
SGANARELLE, se croyant seul.
Il n'en faut plus qu'autant[295] elle se porte bien.
Mais j'aperçois ma femme.
LA FEMME DE SGANARELLE, se croyant seule.
Et voilà d'un bel homme une vive peinture!
SGANARELLE, à part, et regardant par-dessus l'épaule de sa femme.
Ce portrait, mon honneur, ne nous dit rien de bon.
D'un fort vilain soupçon je me sens l'âme émue.
LA FEMME DE SGANARELLE, sans apercevoir son mari.
Le travail plus que l'or s'en doit encor priser.
Oh! que cela sent bon!
SGANARELLE, à part.
Ah! j'en tiens!
LA FEMME DE SGANARELLE poursuit.
Quand d'un homme ainsi fait on se peut voir servie,
Et que, s'il en contoit avec attention,
Le penchant seroit grand à la tentation.
Ah! que n'ai-je un mari d'une aussi bonne mine!
Au lieu de mon pelé, de mon rustre...
SGANARELLE, lui arrachant le portrait.
Nous vous y surprenons en faute contre nous,
Et diffamant l'honneur[296] de votre cher époux.
Donc, à votre calcul, ô ma trop digne femme!
Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien madame?
Et, de par Belzébut, qui vous puisse emporter!
Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter?
Peut-on trouver en moi quelque chose à redire?
Cette taille, ce port que tout le monde admire,
Ce visage, si propre à donner de l'amour,
Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour;
Bref, en tout et partout, ma personne charmante
N'est donc pas un morceau dont vous soyez contente?
Et, pour rassasier votre appétit gourmand,
Il faut joindre au mari le ragoût d'un galant?
LA FEMME DE SGANARELLE.
Tu crois par ce moyen...
SGANARELLE.
La chose est avérée, et je tiens dans mes mains
Un bon certificat du mal dont je me plains.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Sans le charger encor d'une nouvelle offense.
Écoute, ne crois pas retenir mon bijou,
Et songe un peu...
SGANARELLE.
Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie,
Tenir l'original!
LA FEMME DE SGANARELLE.
SGANARELLE.
Doux objet de mes vœux, j'ai grand tort de crier,
Et mon front de vos dons vous doit remercier.
Regardant le portrait de Lélie.
Le voilà! le beau fils, le mignon de couchette,
Le malheureux tison de ta flamme secrète,
Le drôle avec lequel...
LA FEMME DE SGANARELLE.
SGANARELLE.
LA FEMME DE SGANARELLE.
SGANARELLE.
Sganarelle est un nom qu'on ne me dira plus,
Et l'on va m'appeler seigneur Cornélius:
J'en suis pour mon honneur; mais à toi, qui me l'ôtes,
Je t'en ferai du moins pour un bras ou deux côtes.
LA FEMME DE SGANARELLE.
SGANARELLE.
LA FEMME DE SGANARELLE.
SGANARELLE.
D'un panache de cerf sur le front me pourvoir,
Hélas! voilà vraiment un beau venez y voir[297]!
LA FEMME DE SGANARELLE.
Qui puisse d'une femme exciter la vengeance,
Tu prends d'un feint courroux le vain amusement
Pour prévenir l'effet de mon ressentiment?
D'un pareil procédé l'insolence est nouvelle!
Celui qui fait l'offense est celui qui querelle.
SGANARELLE.
Ne la croiroit-on pas une femme de bien?
LA FEMME DE SGANARELLE.
Adresse-leur tes vœux, et fais-leur des caresses:
Mais rends-moi mon portrait sans te jouer de moi.
Elle lui arrache le portrait et s'enfuit.
SGANARELLE, courant après elle.
SCÈNE VII.—LÉLIE, GROS-RENÉ.
GROS-RENÉ.
Je voudrois vous prier de me dire une chose.
LÉLIE.
GROS-RENÉ.
Pour ne pas succomber à de pareils efforts?
Depuis huit jours entiers, avec vos longues traites,
Nous sommes à piquer de chiennes de mazettes,
De qui le train maudit nous a tant secoués,
Que je m'en sens, pour moi, tous les membres roués;
Sans préjudice encor d'un accident bien pire,
Qui m'afflige un endroit que je ne veux pas dire:
Cependant, arrivé, vous sortez bien et beau,
Sans prendre de repos, ni manger un morceau.
LÉLIE.
De l'hymen de Célie on alarme mon âme;
Tu sais que je l'adore; et je veux être instruit,
Avant tout autre soin, de ce funeste bruit.
GROS-RENÉ.
Pour s'aller éclaircir, monsieur, de cette affaire;
Et votre cœur, sans doute, en deviendroit plus fort
Pour pouvoir résister aux attaques du sort:
J'en juge par moi-même, et la moindre disgrâce,
Lorsque je suis à jeun, me saisit, me terrasse;
Mais, quand j'ai bien mangé, mon âme est ferme à tout[298]
Et les plus grands revers n'en viendroient pas à bout.
Croyez-moi, bourrez-vous, et sans réserve aucune,
Contre les coups que peut vous porter la fortune,
Et, pour fermer chez vous l'entrée à la douleur,
De vingt verres de vin entourez votre cœur.
LÉLIE.
GROS-RENÉ, bas, à part.
LÉLIE.
GROS-RENÉ.
LÉLIE.
GROS-RENÉ.
De voir qu'un sot amour fait toute votre étude.
LÉLIE.
Et, sans m'importuner, va manger si tu veux.
GROS-RENÉ.
SCÈNE VIII.—LÉLIE.
Le père m'a promis, et la fille a fait voir
Des preuves d'un amour qui soutient mon espoir.
SCÈNE IX.—SGANARELLE, LÉLIE.
SGANARELLE, sans voir Lélie, et tenant dans ses mains le portrait.
Du malheureux pendard qui cause ma vergogne,
Il ne m'est point connu.
LÉLIE, à part.
Et si c'est mon portrait, que dois-je croire aussi?
SGANARELLE, sans voir Lélie.
Ta réputation est-elle condamnée!
Faut...
Apercevant Lélie qui le regarde, il se tourne d'un autre côté.
LÉLIE, à part.
Être sorti des mains qui le tenoient de moi.
SGANARELLE, à part.
Qu'on te mette en chansons, et qu'en toute rencontre
On te rejette au nez le scandaleux affront
Qu'une femme mal née imprime sur ton front?
LÉLIE, à part.
SGANARELLE, à part.
De m'avoir fait cocu dans la fleur de mon âge?
Et femme d'un mari qui peut passer pour beau,
Faut-il qu'un marmouset[301], un maudit étourneau...
LÉLIE, à part, et regardant encore le portrait que tient Sganarelle.
SGANARELLE lui tourne le dos.
LÉLIE, à part.
SGANARELLE, à part.
LÉLIE, à part.
Haut. Sganarelle veut s'éloigner.
Puis-je... Eh! de grâce, un mot.
SGANARELLE, à part, s'éloignant encore.
LÉLIE.
Qui fait dedans vos mains trouver cette peinture?
SGANARELLE, à part.
Il examine Lélie et le portrait qu'il tient.
Ah! ma foi, me voilà de son trouble éclairci!
Sa surprise à présent n'étonne plus mon âme;
C'est mon homme; ou plutôt c'est celui de ma femme.
LÉLIE.
SGANARELLE.
Ce portrait qui vous fâche est votre ressemblance;
Il étoit en des mains de votre connoissance;
Et ce n'est pas un fait qui soit secret pour nous
Que les douces ardeurs de la dame et de vous.
Je ne sais pas si j'ai, dans sa galanterie,
L'honneur d'être connu de Votre Seigneurie;
Mais faites-moi celui de cesser désormais
Un amour qu'un mari peut trouver fort mauvais,
Et songez que les nœuds du sacré mariage...
LÉLIE.
SGANARELLE.
LÉLIE.
SGANARELLE.
Vous en savez la cause, et je m'en vais l'apprendre
Sur l'heure à ses parens.
SCÈNE X.—LÉLIE.
On me l'avoit bien dit, et que c'étoit de tous
L'homme le plus mal fait qu'elle avoit pour époux.
Ah! quand mille sermens de ta bouche infidèle
Ne m'auroient pas promis une flamme éternelle,
Le seul mépris d'un choix si bas et si honteux
Devoit bien soutenir l'intérêt de mes feux.
Ingrate! et quelque bien... Mais ce sensible outrage,
Se mêlant aux travaux d'un assez long voyage,
Me donne tout à coup un choc si violent,
Que mon cœur devient foible et mon corps chancelant.
SCÈNE XI.—LÉLIE, LA FEMME DE SGANARELLE.
LA FEMME DE SGANARELLE, se croyant seule.
Malgré moi, mon perfide... Hélas! quel mal vous presse?
Je vous vois prêt, monsieur, à tomber en foiblesse.
LÉLIE.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Entrez dans cette salle, en attendant qu'il passe.
LÉLIE.
SCÈNE XII.—SGANARELLE, UN PARENT DE LA FEMME DE SGANARELLE[303].
LE PARENT.
Mais c'est prendre la chèvre un peu bien vite aussi[304]:
Et tout ce que de vous je viens d'ouïr contre elle
Ne conclut point, parent, qu'elle soit criminelle:
C'est un point délicat; et, de pareils forfaits,
Sans les bien avérer, ne s'imputent jamais.
SGANARELLE.
LE PARENT.
Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu,
Et si l'homme, après tout, lui peut être connu?
Informez-vous-en donc; et, si c'est ce qu'on pense,
Nous serons les premiers à punir son offense.
SCÈNE XIII.—SGANARELLE.
D'aller tout doucement. Peut-être sans raison
Me suis-je en tête mis ces visions cornues,
Et les sueurs au front m'en sont trop tôt venues.
Par ce portrait enfin dont je suis alarmé,
Mon déshonneur n'est pas tout à fait confirmé.
Tâchons donc par nos soins[305]...
SCÈNE XIV.—SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE sur la porte de sa maison reconduisant Lélie, LÉLIE.
SGANARELLE, à part, les voyant.
Il n'est plus question de portrait à cette heure;
Voici, ma foi, la chose en propre original.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Si vous sortez sitôt, pourra bien vous reprendre.
LÉLIE.
De l'obligeant secours que vous m'avez prêté.
SGANARELLE, à part.
SCÈNE XV.—SGANARELLE, LÉLIE.
SGANARELLE, à part.
LÉLIE, à part.
Mais je dois condamner cet injuste transport,
Et n'imputer mes maux qu'aux rigueurs de mon sort.
Envions seulement le bonheur de sa flamme.
En s'approchant de Sganarelle.
Oh! trop heureux d'avoir une si belle femme!
SCÈNE XVI.—SGANARELLE, CÉLIE, à sa fenêtre, voyant Lélie qui s'en va.
SGANARELLE, seul.
Cet étrange propos me rend aussi confus
Que s'il m'étoit venu des cornes à la tête.
Regardant le côté par où Lélie est sorti.
Allez, ce procédé n'est point du tout honnête.
CÉLIE, à part, en entrant.
Qui pourroit me cacher son retour en ces lieux?
SGANARELLE, sans voir Célie.
Malheureux bien plutôt de l'avoir, cette infâme,
Dont le coupable feu, trop bien vérifié,
Sans respect ni demi[308] nous a cocufié[309]!
Mais je le laisse aller après un tel indice,
Et demeure les bras croisés comme un jocrisse[310]!
Ah! je devois du moins lui jeter son chapeau,
Lui ruer[311] quelque pierre, ou crotter son manteau[312],
Et sur lui, hautement, pour contenter ma rage,
Faire au larron d'honneur crier le voisinage.
Pendant le discours de Sganarelle, Célie s'approche peu à peu, et attend, pour lui parler, que son transport soit fini.
CÉLIE, à Sganarelle.
Et qui vous a parlé, d'où vous est-il connu?
SGANARELLE.
C'est ma femme.
CÉLIE.
SGANARELLE.
Et laissez-moi pousser des soupirs à foison.
CÉLIE.
SGANARELLE.
Et je le donnerois à bien d'autres qu'à moi,
De se voir sans chagrin au point où je me voi.
Des maris malheureux vous voyez le modèle:
On dérobe l'honneur au pauvre Sganarelle;
Mais c'est peu que l'honneur dans mon affliction:
L'on me dérobe encor la réputation.
CÉLIE.
SGANARELLE.
Me fait cocu, madame, avec toute licence;
Et j'ai su par mes yeux avérer aujourd'hui
Le commerce secret de ma femme et de lui.
CÉLIE.
SGANARELLE.
Il adore ma femme, et ma femme l'adore.
CÉLIE.
Ne pouvoit me couvrir que quelque lâche tour;
Et j'ai tremblé d'abord, en le voyant paroître,
Par un pressentiment de ce qui devoit être.
SGANARELLE.
Tout le monde n'a pas la même charité;
Et plusieurs, qui tantôt ont appris mon martyre,
Bien loin d'y prendre part, n'en ont rien fait que rire.
CÉLIE.
Et peut-on lui trouver une punition?
Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie,
Après t'être souillé de cette perfidie?
O ciel! est-il possible?
SGANARELLE.
CÉLIE.
SGANARELLE.
CÉLIE.
Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine.
SGANARELLE.
CÉLIE.
SGANARELLE soupire haut.
CÉLIE.
A mériter l'affront où ton mépris l'expose!
SGANARELLE.
CÉLIE.
SGANARELLE.
Mon mal vous touche trop, et vous me percez l'âme.
CÉLIE.
Qu'à des plaintes sans fruit j'en veuille demeurer:
Mon cœur, pour se venger, sait ce qu'il te faut faire,
Et j'y cours de ce pas; rien ne m'en peut distraire.
SCÈNE XVII.—SGANARELLE.
Voyez quelle bonté de vouloir me venger!
En effet, son courroux, qu'excite ma disgrâce
M'enseigne hautement ce qu'il faut que je fasse;
Et l'on ne doit jamais souffrir, sans dire mot,
De semblables affronts, à moins qu'être un vrai sot.
Courons donc le chercher, ce pendard qui m'affronte:
Montrons notre courage à venger notre honte.
Vous apprendrez, maroufle, à rire à mes dépens,
Et, sans aucun respect, faire cocu les gens.
Il revient après avoir fait quelques pas.
Doucement, s'il vous plaît: cet homme a bien la mine
D'avoir le sang bouillant et l'âme un peu mutine;
Il pourroit bien, mettant affront dessus affront,
Charger de bois mon dos comme il a fait mon front.
Je hais de tout mon cœur les esprits colériques,
Et porte grand amour aux hommes pacifiques;
Je ne suis point battant, de peur d'être battu,
Et l'humeur débonnaire est ma grande vertu.
Mais mon honneur me dit que d'une telle offense
Il faut absolument que je prenne vengeance:
Ma foi! laissons-le dire autant qu'il lui plaira;
Au diantre qui pourtant rien du tout en fera!
Quand j'aurai fait le brave, et qu'un fer pour ma peine,
M'aura d'un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit de mon trépas,
Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras?
La bière est un séjour par trop mélancolique,
Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique.
Et quant à moi, je trouve, ayant tout compassé
Qu'il vaut mieux être encor cocu que trépassé.
Quel mal cela fait-il? La jambe en devient-elle
Plus tortue, après tout, et la taille moins belle?
Peste soit qui premier[315] trouva l'invention
De s'affliger l'esprit de cette vision,
Et d'attacher l'honneur de l'homme le plus sage
Aux choses que peut faire une femme volage!
Puisqu'on tient, à bon droit, tout crime personnel,
Que fait là notre honneur pour être criminel?
Des actions d'autrui l'on nous donne le blâme:
Si nos femmes sans nous ont un commerce infâme,
Il faut que tout le mal tombe sur notre dos:
Elles font la sottise, et nous sommes les sots.
C'est un vilain abus, et les gens de police
Nous devroient bien régler une telle injustice.
N'avons-nous pas assez des autres accidens
Qui nous viennent happer en dépit de nos dents?
Les querelles, procès, faim, soif et maladies,
Troublent-ils pas assez le repos de la vie,
Sans s'aller, de surcroît, aviser sottement
De se faire un chagrin qui n'a nul fondement?
Moquons-nous de cela, méprisons les alarmes,
Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes.
Si ma femme a failli, qu'elle pleure bien fort;
Mais pourquoi, moi, pleurer, puisque je n'ai point tort.
En tout cas, ce qui peut m'ôter ma fâcherie,
C'est que je ne suis pas seul de ma confrérie.
Voir cajoler sa femme et n'en témoigner rien
Se pratique aujourd'hui par force gens de bien.
N'allons donc point chercher à faire une querelle
Pour un affront qui n'est que pure bagatelle.
L'on m'appellera sot, de ne me venger pas,
Mais je le serois fort, de courir au trépas.
Mettant la main sur sa poitrine.
Je me sens là pourtant remuer une bile
Qui veut me conseiller quelque action virile:
Oui, le courroux me prend; c'est trop être poltron:
Je veux résolûment me venger du larron.
Déjà pour commencer, dans l'ardeur qui m'enflamme,
Je vais dire partout qu'il couche avec ma femme.
SCÈNE XVIII.—GORGIBUS, CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
CÉLIE.
Mon père, disposez de mes vœux et de moi;
Faites, quand vous voudrez signer cet hyménée
A suivre mon devoir je suis déterminée;
Je prétends gourmander mes propres sentimens,
Et me soumettre en tout à vos commandemens.
GORGIBUS.
Parbleu, si grande joie à l'heure me transporte,
Que mes jambes sur l'heure en caprioleroient[316],
Si nous n'étions point vus de gens qui s'en riroient!
Approche-toi de moi; viens çà, que je t'embrasse.
Une telle action n'a pas mauvaise grâce;
Un père, quand il veut, peut sa fille baiser,
Sans que l'on ait sujet de s'en scandaliser.
Va, le contentement de te voir si bien née
Me fera rajeunir de dix fois une année.
SCÈNE XIX.—CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
LA SUIVANTE.
CÉLIE.
Par quel motif j'agis, tu m'en estimeras.
LA SUIVANTE.
CÉLIE.
A pu blesser mon cœur par une perfidie;
Qu'il étoit en ces lieux sans...
LA SUIVANTE.
SCÈNE XX.—LÉLIE, CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
LÉLIE.
Je veux vous reprocher au moins en cette place...
CÉLIE.
LÉLIE.
Qu'à vous rien reprocher je serois criminel.
Vivez, vivez contente, et bravez ma mémoire
Avec le digne époux qui vous comble de gloire.
CÉLIE.
Ce seroit que ton cœur en eût du déplaisir.
LÉLIE.
CÉLIE.
SCÈNE XXI.—CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, armé de pied en cap, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
SGANARELLE.
CÉLIE, à Lélie, lui montrant Sganarelle.
LÉLIE.
CÉLIE.
LÉLIE.
SGANARELLE, à part.
Dessus ses grands chevaux[318] est monté mon courage;
Et, si je le rencontre, on verra du carnage.
Oui, j'ai juré sa mort; rien ne peut l'empêcher.
Où je le trouverai, je le veux dépêcher.
Tirant son épée à demi, il approche de Lélie.
Au beau milieu du cœur, il faut que je lui donne...
LÉLIE, se retournant.
SGANARELLE.
LÉLIE.
SGANARELLE.
A part.
Que j'ai pris pour la pluie. Ah! quel contentement
J'aurois à le tuer! Prenons-en le courage.
LÉLIE, se retournant encore.
SGANARELLE.
A part, après s'être donné des soufflets pour s'exciter.
Ah! poltron! dont j'enrage;
Lâche, vrai cœur de poule!
CÉLIE, à Lélie.
Cet objet dont tes yeux nous paroissent blessés.
LÉLIE.
De l'infidélité la plus inexcusable,
Qui jamais d'un amant puisse outrager la foi.
SGANARELLE, à part.
CÉLIE.
Traître, de ce discours l'insolence cruelle!
SGANARELLE, à part.
Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux.
Là, hardi! tâche à faire un effort généreux,
En le tuant tandis qu'il tourne le derrière.
LÉLIE, faisant deux ou trois pas sans dessein, fait retourner Sganarelle, qui s'approchoit pour le tuer.
Je dois de votre cœur me montrer satisfait,
Et l'applaudir ici du beau choix qu'il a fait.
CÉLIE.
LÉLIE.
SGANARELLE.
Cette action, monsieur, n'est point selon les lois:
J'ai raison de m'en plaindre, et, si je n'étois sage,
On verroit arriver un étrange carnage.
LÉLIE.
SGANARELLE.
Mais votre conscience et le soin de votre âme
Vous devroient mettre aux yeux que ma femme est ma femme;
Et vouloir, à ma barbe, en faire votre bien,
Que ce n'est pas du tout agir en bon chrétien.
LÉLIE.
Allez, dessus ce point n'ayez aucun scrupule:
Je sais qu'elle est à vous; et bien loin de brûler...
CÉLIE.
LÉLIE.
De qui son âme ait lieu de se croire offensée?
De cette lâcheté voulez-vous me noircir?
CÉLIE.
SGANARELLE, à Célie.
Et du biais qu'il faut vous prenez cette affaire.
SCÈNE XXII.—CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Faire éclater, madame, un esprit trop jaloux;
Mais je ne suis point dupe, et vois ce qui se passe:
Il est de certains feux de fort mauvaise grâce;
Et votre âme devroit prendre un meilleur emploi
Que de séduire un cœur qui doit n'être qu'à moi.
CÉLIE.
SGANARELLE, à sa femme.
Tu la viens quereller lorsqu'elle me défend,
Et tu trembles de peur qu'on t'ôte ton galant.
CÉLIE.
Se tournant vers Lélie.
Tu vois si c'est mensonge; et j'en suis fort ravie.
LÉLIE.
LA SUIVANTE.
Quand on verra finir ce galimatias;
Depuis assez longtemps je tâche à le comprendre.
Et si[319], plus je l'écoute, et moins je puis l'entendre.
Je vois bien à la fin que je m'en dois mêler.
Elle se met entre Lélie et sa maîtresse.
Répondez-moi par ordre, et me laissez parler.
A Lélie.
Vous, qu'est-ce qu'à son cœur peut reprocher le vôtre?
LÉLIE.
Que lorsque sur le bruit de son hymen fatal,
J'accours tout transporté d'un amour sans égal,
Dont l'ardeur résistoit à se croire oubliée,
Mon abord en ces lieux la trouve mariée.
LA SUIVANTE.
LÉLIE, montrant Sganarelle.
LA SUIVANTE.
LÉLIE.
LA SUIVANTE.
LÉLIE.
LA SUIVANTE, à Sganarelle.
SGANARELLE.
LÉLIE.
Tantôt de mon portrait je vous ai vu saisi.
SGANARELLE.
LÉLIE, à Sganarelle.
Que celle aux mains de qui vous avez pris ce gage
Étoit liée à vous des nœuds du mariage.
SGANARELLE.
Sans doute. Et je l'avois de ses mains arraché,
Et n'eusse pas sans lui découvert son péché.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Je l'avois sous mes pieds rencontré par fortune;
Et même, quand, après ton injuste courroux,
Montrant Lélie.
J'ai fait dans sa foiblesse entrer monsieur chez nous,
Je n'ai point reconnu les traits de sa peinture.
CÉLIE.
Et je l'ai laissé choir en cette pâmoison
A Sganarelle.
Qui m'a fait par vos soins remettre à la maison.
LA SUIVANTE.
Et vous aviez besoin de mon peu d'ellébore.
SGANARELLE, à part.
Mon front l'a, sur mon âme, eu bien chaude[320] pourtant.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Et, doux que soit le mal[321], je crains d'être trompée.
SGANARELLE, à sa femme.
Je risque plus du mien que tu ne fais du tien.
Accepte sans façon le marché qu'on propose.
LA FEMME DE SGANARELLE.
CÉLIE, à Lélie, après avoir parlé bas ensemble.
Je dois de mon courroux appréhender l'effet.
Oui, vous croyant sans foi, j'ai pris pour ma vengeance
Le malheureux secours de mon obéissance;
Et, depuis un moment, mon cœur vient d'accepter
Un hymen que toujours j'eus lieu de rebuter.
J'ai promis à mon père; et ce qui me désole...
Mais je le vois venir.
LÉLIE.
SCÈNE XXIII.—GORGIBUS, CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
LÉLIE.
Brûlant des mêmes feux; et mon ardent amour
Verra, comme je crois, la promesse accomplie
Qui me donna l'espoir de l'hymen de Célie.
GORGIBUS.
Brûlant des mêmes feux; et mon ardent amour
Verra, que vous croyez, la promesse accomplie
Qui vous donna l'espoir de l'hymen de Célie,
Très-humble serviteur à votre Seigneurie[322].
LÉLIE.
GORGIBUS.
CÉLIE.
Mon père, à dégager vers lui votre promesse.
GORGIBUS.
Tu te démens bientôt de tes bons sentimens.
Pour Valère, tantôt... Mais j'aperçois son père:
Il vient assurément pour conclure l'affaire.
SCÈNE XXIV.—VILLEBREQUIN, GORGIBUS, CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
GORGIBUS.
VILLEBREQUIN.
Qui rompt absolument ma parole donnée.
Mon fils, dont votre fille acceptait l'hyménée,
Sous des liens cachés trompant les yeux de tous,
Vit depuis quatre mois avec Lise en époux;
Et, comme des parens le bien et la naissance
M'ôtent tout le pouvoir de casser l'alliance,
Je vous viens...
GORGIBUS.
Valère votre fils ailleurs s'est engagé,
Je ne vous puis celer que ma fille Célie
Dès longtemps par moi-même est promise à Lélie;
Et que, riche en vertu, son retour aujourd'hui
M'empêche d'agréer un autre époux que lui.
VILLEBREQUIN.
LÉLIE.
D'un bonheur éternel va couronner ma vie...
GORGIBUS.
SGANARELLE, seul.
Vous voyez qu'en ce fait la plus forte apparence
Peut jeter dans l'esprit une fausse créance.
De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien;
Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.
FIN DE SGANARELLE OU LE COCU IMAGINAIRE