Molière - Œuvres complètes, Tome 3
L'AMOUR MÉDECIN
COMÉDIE-BALLET
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A VERSAILLES, LE 15 SEPTEMBRE 1665 ET A PARIS, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 22 DU MÊME MOIS.
Trois mois après la représentation du Festin de Pierre, Louis XIV ayant demandé à Molière un divertissement nouveau, lui donna cinq jours pour l'inventer, l'écrire, le faire apprendre et le faire jouer.
C'est de cet impromptu en trois actes, divisés par des danses, que Molière fit ensuite un seul acte en supprimant les ballets dont Lulli avait composé la musique. C'est un chef-d'œuvre en son genre que cette esquisse improvisée.
Il y avait peu de temps que Bacon avait recommandé l'étude de la nature, l'observation et l'expérience. Les médecins tenaient encore au moyen âge. C'étaient des grands-prêtres ou plutôt des sorciers qui employaient les amulettes, les pierres de sympathie et les chiffres magiques, parlaient latin, grec et hébreu, enseignaient les propriétés merveilleuses des chiffres et des nombres, et couraient la ville, montés sur leurs mules, affublés d'énormes manteaux et de chapeaux pointus, cachés sous de longues perruques, ensevelis dans le satin et la fourrure. Ces personnages astrologiques, représentants de la superstition sans la foi, déjà criblés des flèches de Rabelais et de Montaigne, et qui n'avaient pour se défendre ni l'autorité de la Sorbonne ni les dogmes de l'Église, s'étaient donnés récemment en spectacle ridicule. La bouffonnerie de leurs querelles particulières, les procès intéressés entre apothicaires et médecins, provoquaient le mépris public et annonçaient la mort prochaine de l'empirisme. On avait vu, près du lit de mort de Mazarin, Desfougerais, Vallot, Brayer et Guénaud, se réunir à Vincennes et s'enquérir gravement de sa maladie. Vallot plaçait la maladie au poumon, Brayer à la rate, Desfougerais au mésentère, et Guénaud au foie. Ce dernier eut le dessus et emporta le malade.
«Laissons passer M. le docteur, s'écriait un jour un charretier parisien qui voyait venir à lui la mule de Guénaud: c'est lui qui nous a fait la grâce de tuer le cardinal;» tant le mépris de la médecine était devenu une opinion populaire. Guy-Patin et Gassendi avaient soulevé contre eux et leur hypocrisie doctorale l'indignation des classes élevées; Boileau et Pascal marchaient contre eux. Ce n'était pas à la médecine, mais au mensonge du savoir, que l'on en voulait; «déniaisés, désabusés,» esprits forts, tous ceux qui, comme Guy-Patin, s'étaient «débarrassés du sot,» prenaient parti avec Molière contre l'empirisme. Ce fut Boileau qui créa les noms grecs sous lesquels Molière ridiculisa, dans sa nouvelle farce, les quatre premiers médecins de la cour: vive jouissance pour le vieux Guy-Patin; s'il faut même l'en croire, on fabriqua des masques comiques représentant le visage des quatre empiriques sacrifiés.
Il faut reléguer parmi les fables ces anecdotes apocryphes d'après lesquelles Molière aurait vengé sur la Faculté les querelles particulières de deux femmes de la troupe. Les motifs du grand écrivain étaient plus profonds et plus naturels. Ses passions et ses études avaient altéré sa santé. Il travaillait beaucoup, souffrait infiniment; sa poitrine était attaquée, et, forcé de demander secours aux Hippocrates du temps, vivant de régime, mais mourant de ses passions, il ne tarda pas à découvrir le néant de leur art et le vide de leurs prétentions. Il venait d'éprouver qu'il était difficile d'attaquer les courtisans et dangereux d'attaquer la Sorbonne; il retomba sur les médecins, et leur fit éprouver toute la force de son génie.
AU LECTEUR
Ce n'est ici qu'un simple crayon, un petit impromptu dont le roi a voulu se faire un divertissement. Il est le plus précipité de tous ceux que Sa Majesté m'ait commandés; et, lorsque je dirai qu'il a été proposé, fait, appris et représenté en cinq jours, je ne dirai que ce qui est vrai. Il n'est pas nécessaire de vous avertir qu'il y a beaucoup de choses qui dépendent de l'action. On sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées, et je ne conseille de lire celle-ci qu'aux personnes qui ont des yeux pour découvrir, dans la lecture, tout le jeu du théâtre. Ce que je vous dirai, c'est qu'il seroit à souhaiter que ces sortes d'ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornemens qui les accompagnent chez le roi. Vous les verriez dans un état beaucoup plus supportable; et les airs et les symphonies de l'incomparable M. Lulli mêlés à la beauté des voix et à l'adresse des danseurs, leur donnent sans doute des grâces dont ils ont toutes les peines du monde à se passer.
| PERSONNAGES DU PROLOGUE. | ||
| LA COMÉDIE. | ||
| LA MUSIQUE. | ||
| LE BALLET. |
||
| PERSONNAGES DE LA COMÉDIE. | ||
| SGANARELLE, père de Lucinde. | ||
| LUCINDE, fille de Sganarelle. | ||
| CLITANDRE, amant de Lucinde. | ||
| AMINTE, voisine de Sganarelle. | ||
| LUCRÈCE, nièce de Sganarelle. | ||
| LISETTE, suivante de Lucinde. | ||
| M. GUILLAUME, marchand de tapisseries. | ||
| M. JOSSE, orfévre. | ||
| M. TOMÈS, | médecins[29]. | |
| M. DESFONANDRÈS, | ||
| M. MACROTON, | ||
| M. BAHIS, | ||
| M. FILERIN. | ||
| UN NOTAIRE. | ||
| CHAMPAGNE, valet de Sganarelle. |
||
| PERSONNAGES DU BALLET. | ||
| PREMIÈRE ENTRÉE. | ||
| CHAMPAGNE, valet de Sganarelle, dansant. | ||
| QUATRE MÉDECINS, dansants. | ||
| DEUXIÈME ENTRÉE. | ||
| UN OPÉRATEUR, chantant. | ||
| TRIVELINS et SCARAMOUCHES, dansants, de la suite de l'opérateur. | ||
| TROISIÈME ENTRÉE. | ||
| LA COMÉDIE. | ||
| LA MUSIQUE. | ||
| LE BALLET. | ||
| JEUX, RIS, PLAISIRS, dansants. | ||
| La scène est à Paris. | ||
LA COMÉDIE.
Ne nous disputons point nos talens tour à tour;
Et d'une gloire plus belle
Piquons-nous en ce jour.
Unissons-nous tous trois d'une ardeur sans seconde.
Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.
LA MUSIQUE.
Il se vient quelquefois délasser parmi nous.
LE BALLET.
Est-il bonheur plus doux?
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.
ACTE PREMIER
SCÈNE I.—SGANARELLE, AMINTE, LUCRÈCE, M. GUILLAUME, M. JOSSE.
SGANARELLE.
Ah! l'étrange chose que la vie! et que je puis bien dire, avec ce grand philosophe de l'antiquité, que qui terre a guerre a, et qu'un malheur ne vient jamais sans l'autre! Je n'avais qu'une seule femme, qui est morte.
M. GUILLAUME.
Et combien donc en voulez-vous avoir?
SGANARELLE.
Elle est morte, monsieur Guillaume, mon ami. Cette perte m'est très-sensible, et je ne puis m'en ressouvenir sans pleurer. Je n'étois pas fort satisfait de sa conduite, et nous avions le plus souvent dispute ensemble; mais enfin la mort rajuste toutes choses. Elle est morte; je la pleure. Si elle étoit en vie, nous nous querellerions. De tous les enfans que le ciel m'avoit donnés, il ne m'a laissé qu'une fille, et cette fille est toute ma peine; car enfin je la vois dans une mélancolie la plus sombre du monde, dans une tristesse épouvantable, dont il n'y a pas moyen de la retirer, et dont je ne saurois même apprendre la cause. Pour moi, j'en perds l'esprit, et j'aurois besoin d'un bon conseil sur cette matière. (A Lucrèce.) Vous êtes ma nièce (à Aminte); vous, ma voisine (à M. Guillaume et à M. Josse); et vous, mes compères et mes amis; je vous prie de me conseiller tous ce que je dois faire.
M. JOSSE.
Pour moi, je tiens que la braverie[30] et l'ajustement est la chose qui réjouit le plus les filles; et, si j'étois que de vous, je lui achèterois, dès aujourd'hui, une belle garniture de diamans, ou de rubis, ou d'émeraudes.
M. GUILLAUME.
Et moi, si j'étois en votre place, j'achèterois une belle tenture de tapisserie de verdure, ou à personnages, que je ferois mettre à sa chambre, pour lui réjouir l'esprit et la vue.
AMINTE.
Pour moi, je ne ferois pas tant de façons, et je la marierois fort bien, et le plus tôt que je pourrois, avec cette personne qui vous la fit, dit-on, demander il y a quelque temps.
LUCRÈCE.
Et moi, je tiens que votre fille n'est point du tout propre pour le mariage. Elle est d'une complexion trop délicate et trop peu saine, et c'est la vouloir envoyer bientôt en l'autre monde, que de l'exposer, comme elle est, à faire des enfans. Le monde n'est point du tout son fait, et je vous conseille de la mettre dans un couvent, où elle trouvera des divertissemens qui seront mieux de son humeur.
SGANARELLE.
Tous ces conseils sont admirables, assurément; mais je les tiens un peu intéressés, et trouve que vous me conseillez fort bien pour vous. Vous êtes orfèvre, monsieur Josse; et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise. Vous vendez des tapisseries, monsieur Guillaume, et vous avez la mine d'avoir quelque tenture qui vous incommode. Celui que vous aimez, ma voisine, a, dit-on, quelque inclination pour ma fille; et vous ne seriez pas fâchée de la voir la femme d'un autre. Et quant à vous, ma chère nièce, ce n'est pas mon dessein, comme on sait, de marier ma fille avec qui que ce soit, et j'ai mes raisons pour cela; mais le conseil que vous me donnez de la faire religieuse est d'une femme qui pourroit bien souhaiter charitablement d'être mon héritière universelle. Ainsi, messieurs et mesdames, quoique tous vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je n'en suive aucun. (Seul.) Voilà de mes donneurs de conseils à la mode!
SCÈNE II.—LUCINDE, SGANARELLE.
SGANARELLE.
Ah! voilà ma fille qui prend l'air. Elle ne me voit pas, Elle soupire; elle lève les yeux au ciel. (A Lucinde.) Dieu vous garde! Bonjour, ma mie. Eh bien, qu'est-ce? Comme vous en va? Eh quoi! toujours triste et mélancolique comme cela, et tu ne veux pas me dire ce que tu as? Allons donc, découvre-moi ton petit cœur! Là, ma pauvre mie, dis, dis, dis tes petites pensées à ton petit papa mignon. Courage! veux-tu que je te baise? Viens. (A part.) J'enrage de la voir de cette humeur-là. (A Lucinde.) Mais, dis-moi, me veux-tu faire mourir de déplaisir, et ne puis-je savoir d'où vient cette grande langueur? Découvre-m'en la cause, et je te promets que je ferai toutes choses pour toi. Oui, tu n'as qu'à me dire le sujet de ta tristesse; je t'assure ici, et te fais serment qu'il n'y a rien que je ne fasse pour te satisfaire; c'est tout dire. Est-ce que tu es jalouse de quelqu'une de tes compagnes que tu voies plus brave que toi? et seroit-il quelque étoffe nouvelle dont tu voulusses avoir un habit? Non. Est-ce que ta chambre ne te semble pas assez parée, et que tu souhaiterois quelque cabinet[31] de la foire Saint-Laurent? Ce n'est pas cela. Aurois-tu envie d'apprendre quelque chose, et veux-tu que je te donne un maître pour te montrer à jouer du clavecin? Nenni. Aimerois-tu quelqu'un, et souhaiterois-tu d'être mariée?
Lucinde fait signe que oui.
SCÈNE III.—SGANARELLE, LUCINDE, LISETTE.
LISETTE.
Eh bien, monsieur, vous venez d'entretenir votre fille: avez-vous su la cause de sa mélancolie?
SGANARELLE.
Non. C'est une coquine qui me fait enrager.
LISETTE.
Monsieur, laissez-moi faire; je m'en vais la sonder un peu.
SGANARELLE.
Il n'est pas nécessaire; et, puisqu'elle veut être de cette humeur, je suis d'avis qu'on l'y laisse.
LISETTE.
Laissez-moi faire, vous dis-je! Peut-être qu'elle se découvrira plus librement à moi qu'à vous. Quoi! madame, vous ne nous direz point ce que vous avez, et vous voulez affliger ainsi tout le monde? Il me semble qu'on n'agit point comme vous faites, et que, si vous avez quelque répugnance à vous expliquer à un père, vous n'en devez avoir aucune à me découvrir votre cœur. Dites-moi, souhaitez-vous quelque chose de lui? Il nous a dit plus d'une fois qu'il n'épargneroit rien pour vous contenter. Est-ce qu'il ne vous donne pas toute la liberté que vous souhaiteriez? et les promenades et les cadeaux[32] ne tenteroient-ils point votre âme? Eh! avez-vous reçu quelque déplaisir de quelqu'un? Eh! n'auriez-vous point quelque secrète inclination avec qui vous souhaiteriez que votre père vous mariât? Ah! je vous entends; voilà l'affaire. Que diable! pourquoi tant de façons? Monsieur, le mystère est découvert, et...
SGANARELLE.
Va, fille ingrate, je ne te veux plus parler, et je te laisse dans ton obstination.
LUCINDE.
Mon père, puisque vous voulez que je vous dise la chose...
SGANARELLE.
Oui, je perds toute l'amitié que j'avois pour toi.
LISETTE.
Monsieur, sa tristesse...
SGANARELLE.
C'est une coquine qui me veut faire mourir.
LUCINDE.
Mon père, je veux bien...
SGANARELLE.
Ce n'est pas la récompense de t'avoir élevée comme j'ai fait.
LISETTE.
Mais, monsieur...
SGANARELLE.
Non, je suis contre elle dans une colère épouvantable.
LUCINDE.
Mais, mon père...
SGANARELLE.
Je n'ai plus aucune tendresse pour toi.
LISETTE.
Mais...
SGANARELLE.
C'est une friponne!
LUCINDE.
Mais...
SGANARELLE.
Une ingrate!
LISETTE.
Mais...
SGANARELLE.
Une coquine, qui ne me veut pas dire ce qu'elle a.
LISETTE.
C'est un mari qu'elle veut.
SGANARELLE, faisant semblant de ne pas entendre.
Je l'abandonne.
LISETTE.
Un mari!
SGANARELLE.
Je la déteste!
LISETTE.
Un mari.
SGANARELLE.
Et la renonce pour ma fille!
LISETTE.
Un mari.
SGANARELLE.
Non, ne m'en parlez point!
LISETTE.
Un mari.
SGANARELLE.
Ne m'en parlez point.
LISETTE.
Un mari.
SGANARELLE.
Ne m'en parlez point!
LISETTE.
Un mari, un mari, un mari!
SCÈNE IV.—LUCINDE, LISETTE.
LISETTE.
On dit bien vrai, qu'il n'y a point de pires sourds que ceux qui ne veulent point entendre.
LUCINDE.
Eh bien, Lisette, j'avois tort de cacher mon déplaisir, et je n'avois qu'à parler pour avoir tout ce que je souhaitois de mon père! Tu le vois.
LISETTE.
Par ma foi, voilà un vilain homme; et je vous avoue que j'aurois un plaisir extrême à lui jouer quelque tour. Mais d'où vient donc, madame, que jusqu'ici vous m'avez caché votre mal?
LUCINDE.
Hélas! de quoi m'auroit servi de te le découvrir plus tôt? et n'aurois-je pas autant gagné à le tenir caché toute ma vie? Crois-tu que je n'aie pas bien prévu tout ce que tu vois maintenant, que je ne susse pas à fond tous les sentimens de mon père, et que le refus qu'il a fait porter à celui qui m'a demandée par un ami n'ait pas étouffé dans mon âme toute sorte d'espoir?
LISETTE.
Quoi! c'est cet inconnu qui vous fait demander, pour qui vous...?
LUCINDE.
Peut-être n'est-il pas honnête à une jeune fille de s'expliquer si librement; mais enfin je t'avoue que, s'il m'étoit permis de vouloir quelque chose, ce seroit lui que je voudrois. Nous n'avons eu ensemble aucune conversation, et sa bouche ne m'a point déclaré la passion qu'il a pour moi; mais, dans tous les lieux où il m'a pu voir, ses regards et ses actions m'ont toujours parlé si tendrement, et la demande qu'il a fait faire de moi m'a paru d'un si honnête homme, que mon cœur n'a pu s'empêcher d'être sensible à ses ardeurs; et, cependant, tu vois où la dureté de mon père réduit toute cette tendresse.
LISETTE.
Allez, laissez-moi faire. Quelque sujet que j'aie de me plaindre de vous du secret que vous m'avez fait, je ne veux pas laisser de servir votre amour; et, pourvu que vous ayez assez de résolution...
LUCINDE.
Mais que veux-tu que je fasse contre l'autorité d'un père? Et s'il est inexorable à mes vœux...
LISETTE.
Allez, allez, il ne faut pas se laisser mener comme un oison, et, pourvu que l'honneur n'y soit pas offensé, on peut se libérer un peu de la tyrannie d'un père. Que prétend-il que vous fassiez? N'êtes-vous pas en âge d'être mariée? et croit-il que vous soyez de marbre? Allez, encore un coup, je veux servir votre passion; je prends, dès à présent, sur moi tout le soin de ses intérêts, et vous verrez que je sais des détours... Mais je vois votre père. Rentrons, et me laissez agir.
SCÈNE V.—SGANARELLE.
Il est bon quelquefois de ne point faire semblant d'entendre les choses qu'on n'entend que trop bien; et j'ai fait sagement de parer la déclaration d'un désir que je ne suis pas résolu de contenter. A-t-on jamais rien vu de plus tyrannique que cette coutume où l'on veut assujettir les pères, rien de plus impertinent et de plus ridicule que d'amasser du bien avec de grands travaux, et d'élever une fille avec beaucoup de soin et de tendresse, pour se dépouiller de l'un et de l'autre entre les mains d'un homme qui ne nous touche de rien? Non, non; je me moque de cet usage, et je veux garder mon bien et ma fille pour moi.
SCÈNE VI.—SGANARELLE, LISETTE.
LISETTE, courant sur le théâtre et feignant de ne pas voir Sganarelle.
Ah! malheur! ah! disgrâce! Ah! pauvre seigneur Sganarelle! où pourrai-je te rencontrer?
SGANARELLE, à part.
Que dit-elle là?
LISETTE, courant toujours.
Ah! misérable père! que feras-tu quand tu sauras cette nouvelle?
SGANARELLE, à part.
Que sera-ce?
LISETTE.
Ma pauvre maîtresse!
SGANARELLE, à part.
Je suis perdu!
LISETTE.
Ah!
SGANARELLE, courant après Lisette.
Lisette!
LISETTE.
Quelle infortune!
SGANARELLE.
Lisette!
LISETTE.
Quel accident!
SGANARELLE.
Lisette!
LISETTE.
Quelle fatalité!
SGANARELLE.
Lisette!
LISETTE, s'arrêtant.
Ah! monsieur!
SGANARELLE.
Qu'est-ce?
LISETTE.
Monsieur!
SGANARELLE.
Qu'y a-t-il?
LISETTE.
Votre fille...
SGANARELLE.
Ah! ah!
LISETTE.
Monsieur, ne pleurez donc point comme cela, car vous me feriez rire.
SGANARELLE.
Dis donc vite!
LISETTE.
Votre fille, toute saisie des paroles que vous lui avez dites, et de la colère effroyable où elle vous a vu contre elle, est montée vite dans sa chambre, et, pleine de désespoir, a ouvert la fenêtre qui regarde sur la rivière.
SGANARELLE.
Eh bien?
LISETTE.
Alors, levant les yeux au ciel: «Non, a-t-elle dit, il m'est impossible de vivre avec le courroux de mon père; et, puisqu'il me renonce pour sa fille, je veux mourir.»
SGANARELLE.
Elle s'est jetée?
LISETTE.
Non, monsieur. Elle a fermé tout doucement la fenêtre, et s'est allée mettre sur son lit. Là, elle s'est prise à pleurer amèrement; et tout d'un coup son visage a pâli, ses yeux se sont tournés, le cœur lui a manqué, et elle m'est demeurée entre les bras.
SGANARELLE.
Ah! ma fille! [Elle est morte?
LISETTE.
Non, monsieur][33]. A force de la tourmenter, je l'ai fait revenir; mais cela lui reprend de moment en moment, et je crois qu'elle ne passera pas la journée.
SGANARELLE.
Champagne! Champagne! Champagne!
SCÈNE VII.—SGANARELLE, CHAMPAGNE, LISETTE.
SGANARELLE.
Vite, qu'on m'aille quérir des médecins, et en quantité. On n'en peut trop avoir dans une pareille aventure. Ah! ma fille! ma pauvre fille!
PREMIÈRE ENTRÉE.
SCÈNE VIII.
Champagne, valet de Sganarelle, frappe, en dansant, aux portes de quatre médecins.
SCÈNE IX.
Les quatre médecins dansent et entrent avec cérémonie chez Sganarelle.
ACTE II
SCÈNE I.—SGANARELLE, LISETTE.
LISETTE.
Que voulez-vous donc faire, monsieur, de quatre médecins? N'est-ce pas assez d'un pour tuer une personne?
SGANARELLE.
Taisez-vous. Quatre conseils valent mieux qu'un.
LISETTE.
Est-ce que votre fille ne peut pas bien mourir sans le secours de ces messieurs-là?
SGANARELLE.
Est-ce que les médecins font mourir?
LISETTE.
Sans doute; et j'ai connu un homme qui prouvoit, par bonnes raisons, qu'il ne faut jamais dire: Une telle personne est morte d'une fièvre et d'une fluxion sur la poitrine; mais: Elle est morte de quatre médecins et de deux apothicaires.
SGANARELLE.
Chut! n'offensez pas ces messieurs-là.
LISETTE.
Ma foi, monsieur, notre chat est réchappé depuis peu d'un saut qu'il fit du haut de la maison dans la rue; et il fut trois jours sans manger et sans pouvoir remuer ni pied ni patte; mais il est bien heureux de ce qu'il n'y a point de chats médecins, car ses affaires étoient faites, et il n'auroit pas manqué de le purger et de le saigner.
SGANARELLE.
Voulez-vous vous taire, vous dis-je! Mais voyez quelle impertinence! Les voici.
LISETTE.
Prenez garde, vous allez être bien édifié. Ils vous diront en latin que votre fille est malade.
SCÈNE II.—MM. TOMÈS, DESFONANDRÈS, MACROTON, BAHIS, SGANARELLE, LISETTE.
SGANARELLE.
Eh bien, messieurs?
M. TOMÈS[34].
Nous avons vu suffisamment la malade, et sans doute qu'il y a beaucoup d'impuretés en elle.
SGANARELLE.
Ma fille est impure?
M. TOMÈS.
Je veux dire qu'il y a beaucoup d'impuretés dans son corps, quantité d'humeurs corrompues.
SGANARELLE.
Ah! je vous entends.
M. TOMÈS.
Mais... Nous allons consulter ensemble.
SGANARELLE.
Allons, faites donner des siéges.
LISETTE, à M. Tomès.
Ah! monsieur, vous en êtes!
SGANARELLE, à Lisette.
De quoi donc connoissez-vous monsieur?
LISETTE.
De l'avoir vu l'autre jour chez la bonne amie de madame votre nièce.
M. TOMÈS.
Comment se porte son cocher?
LISETTE.
Fort bien. Il est mort.
M. TOMÈS.
Mort?
LISETTE.
Oui.
M. TOMÈS.
Cela ne se peut.
LISETTE.
Je ne sais pas si cela se peut, mais je sais bien que cela est.
M. TOMÈS.
Il ne peut pas être mort, vous dis-je.
LISETTE.
Et moi, je vous dis qu'il est mort et enterré.
M. TOMÈS.
Vous vous trompez.
LISETTE.
Je l'ai vu.
M. TOMÈS.
Cela est impossible. Hippocrate dit que ces sortes de maladies ne se terminent qu'au quatorze ou au vingt-un; et il n'y a que six jours qu'il est tombé malade.
LISETTE.
Hippocrate dira ce qu'il lui plaira; mais le cocher est mort.
SGANARELLE.
Paix, discoureuse! allons, sortons d'ici! Messieurs, je vous supplie de consulter la bonne manière. Quoique ce ne soit pas la coutume de payer auparavant, toutefois, de peur que je l'oublie, et afin que ce soit une affaire faite, voici...
Il leur donne de l'argent, et chacun, en le recevant, fait un geste différent.
SCÈNE III.—MM. DESFONANDRÈS, TOMÈS, MACROTON, BAHIS, ils s'asseyent et toussent.
M. DESFONANDRÈS[35].
Paris est étrangement grand, et il faut faire de longs trajets quand la pratique donne un peu.
M. TOMÈS.
Il faut avouer que j'ai une mule admirable pour cela, et qu'on a peine à croire le chemin que je lui fais faire tous les jours.
M. DESFONANDRÈS.
J'ai un cheval merveilleux, et c'est un animal infatigable.
M. TOMÈS.
Savez-vous le chemin que ma mule a fait aujourd'hui? J'ai été, premièrement, tout contre l'Arsenal; de l'Arsenal, au bout du faubourg Saint-Germain, du faubourg Saint-Germain, au fond du Marais; du fond du Marais, à la porte Saint-Honoré; de la porte Saint-Honoré, au faubourg Saint-Jacques; du faubourg Saint-Jacques, à la porte de Richelieu[36]; de la porte de Richelieu, ici; et d'ici je dois aller encore à la place Royale.
M. DESFONANDRÈS.
Mon cheval a fait tout cela aujourd'hui; et de plus j'ai été à Ruel voir un malade.
M. TOMÈS.
Mais, à propos, quel parti prenez-vous dans la querelle des deux médecins Théophraste et Artémius? car c'est une affaire qui partage tout notre corps.
M. DESFONANDRÈS.
Moi, je suis pour Artémius.
M. TOMÈS.
Et moi aussi. Ce n'est pas que son avis, comme on a vu, n'ait tué le malade, et que celui de Théophraste ne fût beaucoup meilleur assurément; mais enfin il a tort dans les circonstances, et il ne devoit pas être d'un autre avis que son ancien. Qu'en dites-vous?
M. DESFONANDRÈS.
Sans doute. Il faut toujours garder les formalités, quoi qu'il puisse arriver.
M. TOMÈS.
Pour moi, j'y suis sévère en diable, à moins que ce soit entre amis; et l'on nous assembla, un jour, trois de nous autres, avec un médecin de dehors, pour une consultation où j'arrêtai toute l'affaire, et ne voulus point endurer qu'on opinât, si les choses n'alloient dans l'ordre. Les gens de la maison faisoient ce qu'ils pouvoient, et la maladie pressoit; mais je n'en voulus point démordre, et la malade mourut bravement pendant cette contestation.
M. DESFONANDRÈS.
C'est fort bien fait d'apprendre aux gens à vivre et de leur montrer leur bec jaune[37].
M. TOMÈS.
Un homme mort n'est qu'un homme mort, et ne fait point de conséquence; mais une formalité négligée porte un notable préjudice à tout le corps des médecins.
SCÈNE IV.—SGANARELLE, MM. TOMÈS, DESFONANDRÈS, MACROTON, BAHIS.
SGANARELLE.
Messieurs, l'oppression de ma fille augmente; je vous prie de me dire vite ce que vous avez résolu.
M. TOMÈS, à M. Desfonandrès.
Allons, monsieur.
M. DESFONANDRÈS.
Non, monsieur; parlez, s'il vous plaît.
M. TOMÈS.
Vous vous moquez.
M. DESFONANDRÈS.
Je ne parlerai pas le premier.
M. TOMÈS.
Monsieur...
M. DESFONANDRÈS.
Monsieur...
SGANARELLE.
Eh! de grâce, messieurs, laissez toutes ces cérémonies, et songez que les choses pressent.
Ils parlent tous quatre à la fois.
M. TOMÈS.
La maladie de votre fille...
M. DESFONANDRÈS.
L'avis de tous ces messieurs tous ensemble...
M. MACROTON[38].
A-près a-voir bi-en con-sul-té.
M. BAHIS[39].
Pour raisonner...
SGANARELLE.
Eh! messieurs, parlez l'un après l'autre, de grâce.
M. TOMÈS.
Monsieur, nous avons raisonné sur la maladie de votre fille, et mon avis, à moi, est que cela procède d'une grande chaleur de sang: ainsi je conclus à la saigner le plus tôt que vous pourrez.
M. DESFONANDRÈS.
Et moi, je dis que sa maladie est une pourriture d'humeurs causée par une trop grande réplétion; ainsi je conclus à lui donner de l'émétique.
M. TOMÈS.
Je soutiens que l'émétique la tuera.
M. DESFONANDRÈS.
Et moi, que la saignée la fera mourir.
M. TOMÈS.
C'est bien à vous de faire l'habile homme!
M. DESFONANDRÈS.
Oui, c'est à moi; et je vous prêterai le collet[40] en tout genre d'érudition.
M. TOMÈS.
Souvenez-vous de l'homme que vous fîtes crever ces jours passés.
M. DESFONANDRÈS.
Souvenez-vous de la dame que vous avez envoyée en l'autre monde il y a trois jours.
M. TOMÈS, à Sganarelle.
Je vous ai dit mon avis.
M. DESFONANDRÈS, à Sganarelle.
Je vous ai dit ma pensée.
M. TOMÈS.
Si vous ne faites saigner tout à l'heure votre fille, c'est une personne morte.
Il sort.
M. DESFONANDRÈS.
Si vous la faites saigner, elle ne sera pas en vie dans un quart d'heure.
Il sort.
SCÈNE V.—SGANARELLE, MM. MACROTON, BAHIS.
SGANARELLE.
A qui croire des deux? et quelle résolution prendre sur des avis si opposés? Messieurs, je vous conjure de déterminer mon esprit, et de me dire, sans passion, ce que vous croyez le plus propre à soulager ma fille.
M. MACROTON.
Mon-si-eur, dans ces ma-ti-è-res-là, il faut pro-cé-der a-vec-que cir-con-spec-tion, et ne ri-en fai-re, com-me on dit, à la vo-lé-e, d'au-tant que les fau-tes qu'on y peut fai-re sont, se-lon no-tre maî-tre Hip-po-cra-te, d'u-ne dange-reu-se con-sé-quen-ce.
M. BAHIS, bredouillant.
Il est vrai, il faut bien prendre garde à ce qu'on fait; car ce ne sont pas ici des jeux d'enfant; et, quand on a failli, il n'est pas aisé de réparer le manquement, et de rétablir ce qu'on a gâté: experimentum periculosum. C'est pourquoi il s'agit de raisonner auparavant comme il faut, de peser mûrement les choses, de regarder le tempérament des gens, d'examiner les causes de la maladie, et de voir les remèdes qu'on y doit apporter.
SGANARELLE, à part.
L'un va en tortue, et l'autre court la poste.
M. MACROTON.
Or, mon-si-eur, pour ve-nir au fait, je trou-ve que vo-tre fil-le a u-ne ma-la-di-e chro-ni-que, et qu'el-le peut pé-ri-cli-ter, si on ne lui don-ne du se-cours, d'au-tant que les symp-tô-mes qu'el-le a sont in-di-ca-tifs d'u-ne va-peur fu-li-gi-neu-se et mor-di-can-te qui lui pi-co-te les mem-bra-nes du cer-veau. Or cet-te va-peur, que nous nom-mons en grec at-mos, est cau-sé-e par des hu-meurs pu-tri-des, te-na-ces et con-glu-ti-neu-ses, qui sont con-te-nu-es dans le bas-ven-tre.
M. BAHIS.
Et, comme ces humeurs ont été là engendrées par une longue succession de temps, elles s'y sont recuites, et ont acquis cette malignité qui fume vers la région du cerveau.
M. MACR0T0N.
Si bi-en donc que, pour ti-rer, dé-ta-cher, ar-ra-cher, ex-pul-ser, é-va-cu-er les-di-tes hu-meurs, il fau-dra u-ne pur-ga-ti-on vi-gou-reu-se. Mais, au pré-a-la-ble, je trou-ve à pro-pos, et il n'y a pas d'in-con-vé-ni-ent, d'u-ser de pe-tits re-mè-des a-no-dins, c'est-à-di-re, de pe-tits la-ve-mens ré-mol-li-ents et dé-ter-sifs, de ju-leps et de si-rops ra-fraî-chis-sants qu'on mê-le-ra dans sa ti-sa-ne.
M. BAHIS.
Après, nous en viendrons à la purgation et à la saignée, que nous réitérerons s'il en est besoin.
M. MACROTON.
Ce n'est pas qu'a-vec-que tout ce-la vo-tre fil-le ne puis-se mou-rir; mais au moins vous au-rez fait quel-que cho-se, et vous au-rez la con-so-la-ti-on qu'el-le se-ra mor-te dans les for-mes.
M. BAHIS.
Il vaut mieux mourir selon les règles que de réchapper contre les règles.
M. MACROTON.
Nous vous di-sons sin-cè-re-ment no-tre pen-sée.
M. BAHIS.
Et nous avons parlé comme nous parlerions à notre propre frère.
SGANARELLE, à M. Macroton, en allongeant ses mots.
Je vous rends très-hum-bles grâ-ces. (A M. Bahis, en bredouillant.) Et vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise[41].
SCÈNE VI.—SGANARELLE.
Me voilà justement un peu plus incertain que je n'étois auparavant. Morbleu! il me vient une fantaisie; il faut que j'aille acheter de l'orviétan[42] et que je lui en fasse prendre. L'orviétan est un remède dont beaucoup de gens se sont bien trouvés. Holà!
DEUXIÈME ENTRÉE.
SCÈNE VII—SGANARELLE, UN OPÉRATEUR.
SGANARELLE.
Monsieur, je vous prie de me donner une boîte de votre orviétan, que je m'en vais vous payer.
L'OPÉRATEUR, chante.
Peut-il jamais payer ce secret d'importance?
Mon remède guérit, par sa rare excellence,
Plus de maux qu'on n'en peut nombrer dans tout un an:
La gale,
La rogne,
La teigne,
La fièvre,
La peste,
La goutte,
Vérole,
Descente,
Rougeole.
O grande puissance
De l'orviétan!
SGANARELLE.
Monsieur, je crois que tout l'or du monde n'est pas capable de payer votre remède; mais pourtant voici une pièce de trente sous que vous prendrez, s'il vous plaît.
L'OPÉRATEUR, chante.
Ce trésor merveilleux que ma main vous dispense.
Vous pouvez, avec lui, braver en assurance
Tous les maux que sur nous l'ire du ciel répand:
La gale,
La rogne,
La teigne,
La fièvre,
La peste,
La goutte,
Vérole.
Descente,
Rougeole.
O grande puissance
De l'orviétan!
SCÈNE VIII.
Plusieurs trivelins et plusieurs scaramouches, valets de l'opérateur, se réjouissent en dansant.
ACTE III
SCÈNE I.—MM. FILERIN, TOMÈS, DESFONANDRÈS.
M. FILERIN[43].
N'avez-vous point de honte, messieurs, de montrer si peu de prudence, pour des gens de votre âge, et de vous être querellés comme de jeunes étourdis? Ne voyez-vous pas bien quel tort ces sortes de querelles nous font parmi le monde? et n'est-ce pas assez que les savans voient les contrariétés et les dissensions qui sont entre nos auteurs et nos anciens maîtres, sans découvrir encore au peuple, par nos débats et nos querelles, la forfanterie de notre art[44]? Pour moi, je ne comprends rien du tout à cette méchante politique de quelques-uns de nos gens; et il faut confesser que toutes ces contestations nous ont décriés depuis peu d'une étrange manière, et que, si nous n'y prenons garde, nous allons nous ruiner nous mêmes. Je n'en parle pas pour mon intérêt; car, Dieu merci! j'ai déjà établi mes petites affaires. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il grêle, ceux qui sont morts sont morts, et j'ai de quoi me passer des vivants; mais enfin toutes ces disputes ne valent rien pour la médecine. Puisque le ciel nous fait la grâce que, depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous, ne désabusons point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leurs sottises le plus doucement que nous pourrons. Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui tâchons à nous prévaloir de la faiblesse humaine. C'est là que va l'étude de la plupart du monde, et chacun s'efforce de prendre les hommes par leur foible, pour en tirer quelque profit. Les flatteurs, par exemple, cherchent à profiter de l'amour que les hommes ont pour les louanges, en leur donnant tout le vain encens qu'ils souhaitent; et c'est un art où l'on fait, comme on voit, des fortunes considérables. Les alchimistes tâchent à profiter de la passion que l'on a pour les richesses, en promettant des montagnes d'or à ceux qui les écoutent; et les diseurs d'horoscopes, par leurs prédictions trompeuses, profitent de la vanité et de l'ambition des crédules esprits. Mais le plus grand foible des hommes, c'est l'amour qu'ils ont pour la vie; et nous en profitons, nous autres par notre pompeux galimatias, et savons prendre nos avantages de cette vénération que la peur de mourir leur donne pour notre métier. Conservons-nous donc dans le degré d'estime où leur foiblesse nous a mis, et soyons de concert auprès des malades, pour nous attribuer les heureux succès de la maladie, et rejeter sur la nature toutes les bévues de notre art. N'allons point, dis-je, détruire sottement les heureuses préventions d'une erreur qui donne du pain à tant de personnes (et, de l'argent de ceux que nous mettons en terre, nous fait élever de tous côtés de si beaux héritages.)
M. TOMÈS.
Vous avez raison en tout ce que vous dites: mais ce sont chaleurs de sang, dont parfois on n'est pas le maître.
M. FILERIN.
Allons donc, messieurs, mettez bas toute rancune, et faisons ici votre accommodement.
M. DESFONANDRÈS.
J'y consens. Qu'il me passe mon émétique pour la malade dont il s'agit, et je lui passerai tout ce qu'il voudra pour le premier malade dont il sera question.
M. FILERIN.
On ne peut pas mieux dire, et voilà se mettre à la raison.
M. DESFONANDRÈS.
Cela est fait.
M. FILERIN.
Touchez donc là. Adieu. Une autre fois, montrez plus de prudence.
SCÈNE II.—MM. TOMÈS, DESFONANDRÈS, LISETTE.
LISETTE.
Quoi! messieurs, vous voilà, et vous ne songez pas à réparer le tort qu'on vient de faire à la médecine?
M. TOMÈS.
Comment! Qu'est-ce?
LISETTE.
Un insolent, qui a eu l'effronterie d'entreprendre sur votre métier, et qui, sans votre ordonnance, vient de tuer un homme d'un grand coup d'épée au travers du corps.
M. TOMÈS.
Écoutez, vous faites la railleuse; mais vous passerez par nos mains quelque jour.
LISETTE.
Je vous permets de me tuer lorsque j'aurai recours à vous.
SCÈNE III.—CLITANDRE, en habit de médecin, LISETTE.
CLITANDRE.
Eh bien, Lisette, [que dis-tu de mon équipage? Crois-tu qu'avec cet habit je puisse duper le bonhomme?] Me trouves-tu bien ainsi?
LISETTE.
Le mieux du monde; et je vous attendois avec impatience. Enfin le ciel m'a fait d'un naturel le plus humain du monde, et je ne puis voir deux amans soupirer l'un pour l'autre qu'il ne me prenne une tendresse charitable et un désir ardent de soulager les maux qu'ils souffrent. Je veux, à quelque prix que ce soit, tirer Lucinde de la tyrannie où elle est, et la mettre en votre pouvoir. Vous m'avez plu d'abord, je me connois en gens, et elle ne peut pas mieux choisir. L'amour risque des choses extraordinaires, et nous avons concerté ensemble une manière de stratagème qui pourra peut-être nous réussir. Toutes nos mesures sont déjà prises: l'homme à qui nous avons affaire n'est pas des plus fins de ce monde; et, si cette aventure nous manque, nous trouverons mille autres voies pour arriver à notre but. Attendez-moi là seulement, je reviens vous quérir.
Clitandre se retire dans le fond du théâtre.
SCÈNE IV.—SGANARELLE, LISETTE.
LISETTE.
Monsieur, allégresse! allégresse!
SGANARELLE.
Qu'est-ce?
LISETTE.
Réjouissez-vous.
SGANARELLE.
De quoi?
LISETTE.
Réjouissez-vous, vous dis-je.
SGANARELLE.
Dis-moi donc ce que c'est, et puis je me réjouirai peut-être.
LISETTE.
Non. Je veux que vous vous réjouissiez auparavant; que vous chantiez, que vous dansiez.
SGANARELLE.
Sur quoi?
LISETTE.
Sur ma parole.
SGANARELLE.
Allons donc! (Il chante et danse.) La lera la, la, la, lera, la. Que diable!
LISETTE.
Monsieur, votre fille est guérie!
SGANARELLE.
Ma fille est guérie!
LISETTE.
Oui. Je vous amène un médecin, mais un médecin d'importance, qui fait des cures merveilleuses, et qui se moque des autres médecins.
SGANARELLE.
Où est-il?
LISETTE.
Je vais le faire entrer.
SGANARELLE, seul.
Il faut voir si celui-ci fera plus que les autres.
SCÈNE V.—CLITANDRE, en habit de médecin, SGANARELLE, LISETTE.
LISETTE, amenant Clitandre.
Le voici.
SGANARELLE.
Voilà un médecin qui a la barbe bien jeune.
LISETTE.
La science ne se mesure pas à la barbe, et ce n'est pas par le menton qu'il est habile.
SGANARELLE.
Monsieur, on m'a dit que vous aviez des remèdes admirables pour faire aller à la selle.
CLITANDRE.
Monsieur, mes remèdes sont différents de ceux des autres. Ils ont l'émétique, les saignées, les médecines et les lavements; mais moi, je guéris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans et par des anneaux constellés.
LISETTE.
Que vous ai-je dit?
SGANARELLE.
Voilà un grand homme!
LISETTE.
Monsieur, comme votre fille est là tout habillée dans une chaise, je vais la faire passer ici.
SGANARELLE.
Oui, fais.
CLITANDRE, tâtant le pouls à Sganarelle.
Votre fille est bien malade.
SGANARELLE.
Vous connoissez cela ici?
CLITANDRE.
Oui, par la sympathie qu'il y a entre le père et la fille[45].
SCÈNE VI.—SGANARELLE, LUCINDE, CLITANDRE, LISETTE.
LISETTE, à Clitandre.
Tenez, monsieur, voilà une chaise auprès d'elle. (A Sganarelle). Allons, laissez-les là tous deux.
SGANARELLE.
Pourquoi? Je veux demeurer là.
LISETTE.
Vous moquez-vous? Il faut s'éloigner. Un médecin a cent choses à demander qu'il n'est pas honnête qu'un homme entende.
Sganarelle et Lisette s'éloignent.
CLITANDRE, bas, à Lucinde.
Ah! madame, que le ravissement où je me trouve est grand! et je ne sais par où vous commencer mon discours. Tant que je ne vous ai parlé que des yeux, j'avois, ce me sembloit, cent choses à vous dire; et, maintenant que j'ai la liberté de vous parler de la façon que je souhaitois, je demeure interdit, et la grande joie où je suis étouffe toutes mes paroles.
LUCINDE.
Je puis vous dire la même chose; et je sens, comme vous, des mouvements de joie qui m'empêchent de pouvoir parler.
CLITANDRE.
Ah! madame, que je serois heureux s'il étoit vrai que vous sentissiez tout ce que je sens, et qu'il me fût permis de juger de votre âme par la mienne! Mais, madame, puis-je au moins croire que ce soit à vous à qui je doive la pensée de cet heureux stratagème qui me fait jouir de votre présence?
LUCINDE.
Si vous ne m'en devez pas la pensée, vous m'êtes redevable au moins d'en avoir approuvé la proposition avec beaucoup de joie.
SGANARELLE, à Lisette.
Il me semble qu'il lui parle de bien près.
LISETTE, à Sganarelle.
C'est qu'il observe sa physionomie et tous les traits de son visage.
CLITANDRE, à Lucinde.
Serez-vous constante, madame, dans ces bontés que vous me témoignez?
LUCINDE.
Mais vous, serez-vous ferme dans les résolutions que vous avez montrées?
CLITANDRE.
Ah! madame, jusqu'à la mort. Je n'ai point de plus forte envie que d'être à vous, et je vais le faire paroître dans ce que vous m'allez voir faire.
SGANARELLE, à Clitandre.
Eh bien, notre malade? Elle me semble un peu plus gaie.
CLITANDRE.
C'est que j'ai déjà fait agir sur elle un de ces remèdes que mon art m'enseigne. Comme l'esprit a grand empire sur le corps, et que c'est de lui bien souvent que procèdent les maladies, ma coutume est de courir à guérir les esprits avant que de venir aux corps. J'ai donc observé ses regards, les traits de son visage et les lignes de ses deux mains; et, par la science que le ciel m'a donnée, j'ai reconnu que c'étoit de l'esprit qu'elle étoit malade, et que tout son mal ne venoit que d'une imagination déréglée, d'un désir dépravé de vouloir être mariée. Pour moi, je ne vois rien de plus extravagant et de plus ridicule que cette envie qu'on a du mariage.
SGANARELLE, à part.
Voilà un habile homme!
CLITANDRE.
Et j'ai eu et aurai pour lui toute ma vie une aversion effroyable.
SGANARELLE.
Voilà un grand médecin!
CLITANDRE.
Mais, comme il faut flatter l'imagination des malades, et que j'ai vu en elle de l'aliénation d'esprit, et même qu'il y avoit du péril à ne lui pas donner un prompt secours, je l'ai prise par son foible, et lui ai dit que j'étois venu ici pour vous la demander en mariage. Soudain son visage a changé, son teint s'est éclairci, ses yeux se sont animés; et, si vous voulez, pour quelques jours, l'entretenir dans cette erreur, vous verrez que nous la tirerons d'où elle est.
SGANARELLE.
Oui-da, je le veux bien.
CLITANDRE.
Après, nous ferons agir d'autres remèdes pour la guérir entièrement de cette fantaisie.
SGANARELLE.
Oui, cela est le mieux du monde. Eh bien, ma fille, voilà monsieur qui a envie de t'épouser, et je lui ai dit que je le voulois bien.
LUCINDE.
Hélas! est-il possible?
SGANARELLE.
Oui.
LUCINDE.
Mais tout de bon?
SGANARELLE.
Oui, oui.
LUCINDE, à Clitandre.
Quoi! vous êtes dans les sentiments d'être mon mari?
CLITANDRE.
Oui, madame.
LUCINDE.
Et mon père y consent?
SGANARELLE.
Oui, ma fille.
LUCINDE.
Ah! que je suis heureuse, si cela est véritable!
CLITANDRE.
N'en doutez point, madame. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous aime et que je brûle de me voir votre mari. Je ne suis venu ici que pour cela; et, si vous voulez que je vous dise nettement les choses comme elles sont, cet habit n'est qu'un pur prétexte inventé, et je n'ai fait le médecin que pour m'approcher de vous, et obtenir [plus facilement] ce que je souhaite.
LUCINDE.
C'est me donner des marques d'un amour bien tendre, et j'y suis sensible autant que je puis.
SGANARELLE, à part.
O la folle! ô la folle! ô la folle!
LUCINDE.
Vous voulez donc bien, mon père, me donner monsieur pour époux?
SGANARELLE.
Oui. Çà, donne-moi ta main. Donnez-moi un peu aussi la vôtre, pour voir.
CLITANDRE.
Mais, monsieur...
SGANARELLE, étouffant de rire.
Non, non, c'est pour... pour lui contenter l'esprit. Touchez là.. Voilà qui est fait.
CLITANDRE.
Acceptez, pour gage de ma foi, cet anneau que je vous donne. (Bas, à Sganarelle.) C'est un anneau constellé, qui guérit les égaremens d'esprit.
LUCINDE.
Faisons donc le contrat, afin que rien n'y manque.
CLITANDRE.
Hélas! je le veux bien, madame. (Bas, à Sganarelle.) Je vais faire monter l'homme qui écrit mes remèdes, et lui faire croire que c'est un notaire.
SGANARELLE.
Fort bien.
CLITANDRE.
Holà! faites monter le notaire que j'ai amené avec moi.
LUCINDE.
Quoi! vous aviez amené un notaire?
CLITANDRE.
Oui, madame.
LUCINDE.
J'en suis ravie.
SGANARELLE.
O la folle! ô la folle!
SCÈNE VII.—LE NOTAIRE, CLITANDRE, SGANARELLE, LUCINDE, LISETTE.
Clitandre parle bas au notaire.
SGANARELLE, au notaire.
Oui, monsieur, il faut faire un contrat pour ces deux personnes-là. Écrivez. (A Lucinde.) Voilà le contrat qu'on fait. (Au notaire.) Je lui donne vingt mille écus en mariage. Écrivez.
LUCINDE.
Je vous suis bien obligée, mon père.
LE NOTAIRE.
Voilà qui est fait. Vous n'avez qu'à venir signer.
SGANARELLE.
Voilà un contrat bientôt bâti.
CLITANDRE, à Sganarelle.
[Mais] au moins, [monsieur]...
SGANARELLE.
Eh! non, vous dis-je. Sait-on pas bien... (Au notaire.) Allons, donnez-lui la plume pour signer, (A Lucinde.) Allons, signe, signe, signe. Va, va, je signerai tantôt, moi.
LUCINDE.
Non, non, je veux avoir le contrat entre mes mains.
SGANARELLE.
Eh bien, tiens. (Après avoir signé.) Es-tu contente?
LUCINDE.
Plus qu'on ne peut s'imaginer.
SGANARELLE.
Voilà qui est bien, voilà qui est bien.
CLITANDRE.
Au reste, je n'ai pas eu seulement la précaution d'amener un notaire; j'ai eu celle encore de faire venir des voix et des instrumens [et des danseurs] pour célébrer la fête et pour nous réjouir. Qu'on les fasse venir. Ce sont des gens que je mène avec moi, et dont je me sers tous les jours pour pacifier avec leur harmonie [et leurs danses] les troubles de l'esprit.
TROISIÈME ENTRÉE.
SCÈNE VIII.—SGANARELLE, LUCINDE, CLITANDRE, LISETTE.
LA COMÉDIE, LE BALLET, LA MUSIQUE, JEUX, RIS, PLAISIRS.
Sans nous tous les hommes
Deviendroient malsains,
Et c'est nous qui sommes
Leurs grands médecins.
Veut-on qu'on rabatte,
Par des moyens doux,
Les vapeurs de rate
Qui vous minent tous?
Qu'on laisse Hippocrate,
Et qu'on vienne à nous.
Sans nous tous les hommes
Deviendroient malsains,
Et c'est nous qui sommes
Leurs grands médecins.
Pendant que les Jeux, les Ris et les Plaisirs dansent, Clitandre emmène Lucinde.
SCÈNE IX.—SGANARELLE, LISETTE, LA COMÉDIE, LA MUSIQUE, LE BALLET, JEUX, RIS, PLAISIRS.
SGANARELLE.
Voilà une plaisante façon de guérir! Où est donc ma fille et le médecin?
LISETTE.
Ils sont allés achever le reste du mariage.
SGANARELLE.
Comment! le mariage?
LISETTE.
Ma foi, monsieur, la bécasse est bridée[46], et vous avez cru faire un jeu qui demeure une vérité.
SGANARELLE.
Comment diable! (Il veut aller après Clitandre et Lucinde; les danseurs le retiennent.) Laissez-moi aller, laissez-moi aller, vous dis-je! (Les danseurs le retiennent toujours.) Encore! (Ils veulent faire danser Sganarelle de force.) Peste des gens[47]!
FIN DE L'AMOUR MÉDECIN.
LE MISANTHROPE
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 4 JUIN 1666.
La société française s'avance dans la route splendide et sévère que le règne de Louis XIV lui a tracée. Les grandes guerres d'Allemagne et de Hollande n'ont pas commencé encore. Recherché par le prince de Condé et les grands seigneurs, admis dans la société intime de Boileau, de la Fontaine, de Racine, et de son ancien ami Chapelle; continuant à élever l'édifice de sa fortune par une sage économie et un ordre parfait, Molière offrait un exemple frappant de cette double vie mêlée de splendeurs et de tristesses, de gloires et de douleurs qui est souvent le partage des hommes de génie. Son ménage était détruit; les calomnies de Monfleury, son rival, qui l'accusait d'inceste, avaient fait quelque impression sur le public: les pédants de toutes les classes ne perdaient pas une occasion de lui nuire. Le jeune Racine abandonnait son protecteur et son bienfaiteur, lui enlevait la belle Duparc, qu'il faisait passer à l'hôtel de Bourgogne, c'est-à-dire dans l'armée ennemie, et se plaignait même que Monfleury ne fût pas écouté à la cour. La protectrice de Molière, Anne d'Autriche, venait de mourir.
Toujours épris de l'infidèle Armande, à laquelle il avait sans cesse pardonné, il s'était vu forcé de se séparer d'elle, et, de temps à autre, retiré à Auteuil, quittant les tracas de son théâtre, les embarras de sa direction, il allait, comme il l'avoue, pleurer sans contrainte, tantôt dans les bras de son ami Chapelle, auquel il avouait toute sa faiblesse. «Ah! lui disait-il, j'ai beau faire, je ne peux l'oublier, elle m'a toujours trompé, je le sais; elle est indifférente à tout ce qui me concerne. Je suis le plus malheureux et le plus insensé des hommes, mais rien ne peut me détacher de ses grâces et des transports qu'elle me cause. Je l'aime en un tel point, que je vais jusqu'à entrer avec compassion dans ses intérêts; et, quand je considère combien il m'est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu'elle a peut-être la même difficulté à détruire le penchant qu'elle a d'être coquette, et je me trouve plus de disposition à la plaindre qu'à la blâmer. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur. Quand je la vois, une émotion et des transports qu'on ne sauroit exprimer m'ôtent l'usage de la réflexion. C'est là le dernier point de la folie. Je n'ai plus d'yeux pour ses défauts, il m'en reste seulement pour ce qu'elle a d'aimable.»
Cette conversation, reproduite exactement d'après Chapelle, son interlocuteur, nous permet de lire dans l'âme passionnée de Molière. Il avait le tempérament du génie: sérieux, ardent, accessible aux émotions et les recevant à la fois vives et profondes. L'exercice même des facultés supérieures de l'artiste et du poëte accroît leur susceptibilité et les rend moins aptes à la résignation et à la douleur; la plus légère influence atmosphérique détruit la santé du cheval de course, tant sa nature s'est transformée, tant la délicatesse exquise et morbide a remplacé les conditions vulgaires de la vie. «Je suis bilieux comme tous les diables,» disait Molière, qui se soumettait volontiers à un examen sévère. Il exigeait des siens, dans l'administration de sa maison, la plus extrême régularité, et disait, comme Jourdain de son Bourgeois gentilhomme: «Il n'y a pas de morale qui tienne! Je veux me mettre en colère.»
Les deux enfants qu'il avait eus d'Armande grandissaient dans sa maison, mais non sous les yeux de leur mère, tout occupée de M. de Lauzun et du comte de Guiche. Le plus léger, le plus fin, le plus ironique des marquis, M. le comte de Guiche était probablement l'objet le plus cher au cœur d'Armande. D'une aimable figure, vêtu avec une rare élégance, sans autre prétention que celle de plaire, il convenait parfaitement à cette jeune femme, «qui ne pensait (dit Molière encore) qu'à jouir agréablement de la vie, allant toujours devant elle, et plus sage que je ne suis.» Jusqu'à quel point les grands yeux noirs, la belle taille, le visage rond et le teint magnifique de M. de Guiche l'emportaient dans l'esprit d'Armande sur la silencieuse hardiesse, l'impertinent éclat et la fatuité résolue de Lauzun, que les femmes tiraient au sort, et qui ne leur accordait pas toujours ses faveurs, c'est ce que personne ne peut savoir. Elle seule aurait pu nous révéler ce secret, si une créature aussi légère, le caprice même et l'inconstance en personne, eût pensé à autre chose qu'à son plaisir. Ce qui est certain, c'est qu'un personnage sévère, simple, ardent, prenant tout au sérieux, demandant à la vie plus qu'elle ne peut donner, à l'amour une complète abnégation, à l'existence conjugale une félicité parfaite, aux rapports sociaux une franchise absolue, à l'humanité enfin une perfection sévère, manquait de proportion, détruisait l'harmonie des choses et devenait ridicule.
Telle était la situation de Molière lui-même. Valet de chambre du roi et homme de génie, d'un âge mûr et amoureux comme un enfant, directeur et auteur, philosophe et plein d'une violence passionnée, tout était contraste et douleur dans sa vie.
Il sent le ridicule de sa situation, il s'observe, sonde la plaie, se blâme lui-même, veut se punir et se venger, élève et idéalise tous les personnages du drame dont il est le centre, ne se ménage point lui-même, fait de sa jalousie invincible, de son inévitable passion, le ressort de l'œuvre tout entière; des vanités et des légèretés d'Armande, le type de la coquetterie féminine; de sa propre exagération dans la recherche du bien, le caractère du Misanthrope; de Lauzun et du comte de Guiche, deux marquis de nuances diverses, tous deux du meilleur ton et de la fatuité la plus triomphale; des révolutions intérieures de son ménage, l'intrigue même de sa pièce, où l'on voit paraître de nouveau «tout son domestique,» jusqu'à l'indulgent et spirituel Chapelle, devenu Philinte, jusqu'à la bonne demoiselle Debrie, devenue Éliante, et prête à consoler par l'amitié celui que l'amour repousse et torture.
Ainsi éclôt au sein des douleurs une œuvre qui me semble unique dans toutes les littératures. Drame sans action, satire animée, tableau de boudoir plein de vigueur, création où les élans douloureux d'une âme énergique et d'un esprit pénétrant font éruption, pour ainsi dire, du sein de la politesse des cours et des raffinements extrêmes. Alceste est un janséniste, Alceste est même un révolutionnaire. Pour détruire tout ce qu'il blâme, il faut renverser de fond en comble l'édifice de la société française: politesse trompeuse, grands seigneurs ensevelis sous les rubans, petits faiseurs de vers, gentilshommes impertinents, beaux discours et cérémonies extravagantes, toutes les superfétations nées des rapports sociaux d'une société factice.
On crut reconnaître mille gens de cour, et l'on inculpa Molière. Mais plus tard, lorsque l'idée révolutionnaire, c'est-à-dire celle qui voulait la destruction de la monarchie, s'annonça par l'organe de J.-J. Rousseau, et se développa violemment de 1789 à 1795, Molière ne fut plus accusé d'avoir été trop sévère pour les marquis, mais d'avoir été trop dur pour le Misanthrope et de l'avoir fait ridicule. Double et contraire accusation qui prouve la hauteur de son génie.
L'effet produit sur le public par cette création si élevée, si passionnée, si délicate, dut être complexe, et a fort embarrassé les commentateurs. On trouva d'abord la pièce sage, belle, estimable, bien assaisonnée. Telles sont les expressions de Robinet:
«On diroit, mon benoît lecteur,
»Qu'on entend un prédicateur.»
Les contemporains avouèrent que jamais Molière ne s'était élevé si haut; cependant la masse du public demeurait froide. Molière n'était pas sûr de son succès; Boileau eut besoin de le rassurer, et quelques-uns vont jusqu'à prétendre que la pièce tomba d'abord. Rien de plus facile que de concilier deux traditions qui semblent se détruire l'une l'autre. Le vulgaire, la bourgeoisie peu lettrée, n'étaient pas attirés par une œuvre de cet ordre. La vogue populaire qui s'était attachée à la statue du commandeur de Don Juan et ce costume extravagant du marquis de Mascarille faisaient défaut au Misanthrope, œuvre trop grande et trop profonde pour être comprise à sa naissance, et qui obtint plutôt un succès d'estime qu'un succès de mode. On y admirait surtout la charmante coquetterie de la belle Armande, à laquelle son mari avait assigné le rôle dont elle était le type original.
«O justes dieux! qu'elle a d'appas!»
s'écrie un contemporain, écho du public lui-même;
»Sans rien toucher de sa coiffure
»Et de sa belle chevelure,
»Sans rien toucher de ses habits,
»Semés de perles, de rubis,
»Et de toute la pierrerie
»Dont l'Inde brillante est fleurie,
»Rien n'est si beau ni si mignon!
»Et je puis dire, tout de bon,
»Qu'ensemble amour et nature
»D'elle ont fait une miniature,
»Des appas, des grâces, des ris,
»Qu'on attribuoit à Cypris!»
Vingt et une représentations successives prouvent suffisamment que l'ouvrage ne fut pas repoussé absolument. Mais, après la vingt et unième, il fallut en suspendre la représentation. Ce ne fut qu'au mois de septembre, un mois et demi plus tard, que la reprise du Misanthrope eut lieu, et il fallut la soutenir par le Médecin malgré lui qui avait déjà onze représentations. Il est facile d'en conclure que le monument le plus sérieux et le plus exquis que Molière ait laissé après lui n'était apprécié que des connaisseurs, non du parterre.
A peine les plus grands critiques et les meilleurs philosophes s'accordent-ils sur le vrai sens de l'œuvre et de sa légitimité. A peine les acteurs eux-mêmes, héritiers de la tradition dramatique, peuvent-ils s'entendre sur le caractère du héros, dont les uns font un bourru quinteux, les autres un homme hypocondriaque et maladif, quelques-uns simplement un personnage mal élevé.
Le Misanthrope ne sera jamais bien exécuté sur la scène que si l'on réalise et reproduit tout l'intérieur domestique du grand monde sous Louis XIV; si l'on fait reparaître vivants, avec leurs costumes mêmes, dans le salon orné de meubles qu'avait choisis Ninon, l'éclatant Lauzun, l'aimable de Guiche, Arsinoé, qui sera madame de Maintenon, et Molière lui-même, l'homme «aux rubans verts,» véhément, sérieux, méditatif, le philosophe dans le monde, celui qui ne sait pas se modérer dans le désir du bien.
Qui non retinuit ex sapientia modum.
| PERSONNAGES. | ACTEURS. | ||
| ALCESTE, amant de Célimène. | Molière. | ||
| PHILINTE, ami d'Alceste. | La Thorillière. | ||
| ORONTE, amant de Célimène. | Du Croisy. | ||
| CÉLIMÈNE. | Arm. Béjart. | ||
| ÉLIANTE, cousine de Célimène. | Mlle Debrie. | ||
| ARSINOÉ, amie de Célimène. | Mlle Duparc. | ||
| ACASTE, | } | marquis. | La Grange. |
| CLITANDRE, | |||
| BASQUE, valet de Célimène. | |||
| UN GARDE de la maréchaussée de France. | Debrie. | ||
| DUBOIS, valet d'Alceste. | Béjart. | ||
| La scène est à Paris, dans la maison de Célimène. | |||