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Molière - Œuvres complètes, Tome 3

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SCÈNE I.—LYCAS, CORYDON.

SCÈNE II.—LYCAS, MAGICIENS chantans et dansans, DÉMONS.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Deux magiciens commencent, en dansant, un enchantement pour embellir Lycas; ils frappent la terre avec leurs baguettes, et en font sortir six démons, qui se joignent à eux. Trois magiciens sortent aussi de dessous terre.

TROIS MAGICIENS CHANTANS.

Déesse des appas,
Ne nous refuse pas
La grâce qu'implorent nos bouches.
Nous t'en prions par tes rubans,
Par tes boucles de diamans,
Ton rouge, ta poudre, tes mouches,
Ton masque, ta coiffe et tes gants.

UN MAGICIEN, seul.

O toi qui peux rendre agréables
Les visages les plus mal faits,
Répands, Vénus, de tes attraits
Deux ou trois doses charitables
Sur ce museau tondu tout frais!

LES TROIS MAGICIENS CHANTANS.

Déesse des appas,
Ne nous refuse pas
La grâce qu'implorent nos bouches.
Nous t'en prions par tes rubans,
Par tes boucles de diamans,
Ton rouge, ta poudre, tes mouches,
Ton masque, ta coiffe et tes gants.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Les six démons dansans habillent Lycas d'une manière ridicule et bizarre.

LES TROIS MAGICIENS CHANTANS.

Ah! qu'il est beau,
Le jouvenceau!
Ah! qu'il est beau! ah! qu'il est beau!
Qu'il va faire mourir de belles!
Auprès de lui les plus cruelles
Ne pourront tenir dans leur peau.
Ah! qu'il est beau,
Le jouvenceau!
Ah! qu'il est beau! ah! qu'il est beau[118]!
Ho, ho, ho, ho, ho, ho, ho, ho!

TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Les magiciens et les démons continuent leurs danses, tandis que les trois magiciens chantans continuent à se moquer de Lycas.

LES TROIS MAGICIENS CHANTANS.

Qu'il est joli,
Gentil, poli!
Qu'il est joli! qu'il est joli!
Est-il des yeux qu'il ne ravisse!
Il passe en beauté feu Narcisse,
Qui fut un blondin accompli.
Qu'il est joli,
Gentil, poli!
Qu'il est joli! qu'il est joli!
Hi, hi, hi, hi, hi, hi, hi, hi!

Les trois magiciens chantans s'enfoncent dans la terre, et les magiciens dansans disparoissent.

SCÈNE III.—LYCAS, PHILÈNE.

PHILÈNE, sans voir Lycas, chante.

Paissez, chères brebis, les herbettes naissantes;
Ces prés et ces ruisseaux ont de quoi vous charmer;
Mais, si vous désirez vivre toujours contentes,
Petites innocentes,
Gardez-vous bien d'aimer.

LYCAS, sans voir Philène.

Ce pasteur, voulant faire des vers pour sa maîtresse, prononce le nom d'Iris assez haut pour que Philène l'entende.

PHILÈNE, à Lycas.

Est-ce toi que j'entends, téméraire? Est-ce toi
Qui nommes la beauté qui me tient sous sa loi?

LYCAS.

Oui, c'est moi; oui, c'est moi.

PHILÈNE.

Oses-tu bien, en aucune façon,
Proférer ce beau nom?

LYCAS.

Eh! pourquoi non? eh! pourquoi non?

PHILÈNE.

Iris charme mon âme;
Et qui pour elle aura
Le moindre brin de flamme,
Il s'en repentira.

LYCAS.

Je me moque de cela,
Je me moque de cela.

PHILÈNE.

Je t'étranglerai, mangerai,
Si tu nommes jamais ma belle;
Ce que je dis, je le ferai,
Je t'étranglerai, mangerai.
Il suffit que j'en aie juré:
Quand les dieux prendroient ta querelle,
Je t'étranglerai, mangerai,
Si tu nommes jamais ma belle.

LYCAS.

Bagatelle, bagatelle!

SCÈNE IV.—IRIS, LYCAS.

SCÈNE V.—LYCAS, UN PATRE.

Un pâtre apporte à Lycas un cartel de la part de Philène.

SCÈNE VI.—LYCAS, CORYDON.

SCÈNE VII.—PHILÈNE, LYCAS.

PHILÈNE, chante.

Arrête, malheureux!
Tourne, tourne visage;
Et voyons qui des deux
Obtiendra l'avantage.

LYCAS.

Lycas hésite à se battre.

PHILÈNE.

C'est par trop discourir;
Allons, il faut mourir.

SCÈNE VIII.—PHILÈNE, LYCAS, PAYSANS.

Les paysans viennent pour séparer Philène et Lycas.

QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Les paysans prennent querelle en voulant séparer les deux pasteurs, et dansent en se battant.

SCÈNE IX.—CORYDON, LYCAS, PHILÈNE, PAYSANS.

Corydon, par ses discours, trouve moyen d'apaiser la querelle des paysans.

CINQUIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Les paysans réconciliés dansent ensemble.

SCÈNE X.—CORYDON, LYCAS, PHILÈNE.

SCÈNE XI.—IRIS, CORYDON.

SCÈNE XII.—PHILÈNE, LYCAS, IRIS, CORYDON.

Lycas et Philène, amans de la bergère, la pressent de décider lequel des deux aura la préférence.

PHILÈNE, à Iris.

N'attendez pas qu'ici je me vante moi-même,
Pour le choix que vous balancez;
Vous avez des yeux, je vous aime;
C'est vous en dire assez.
La bergère décide en faveur de Corydon.

SCÈNE XIII.—PHILÈNE, LYCAS.

PHILÈNE chante.

Hélas! peut-on sentir de plus vive douleur?
Nous préférer un servile pasteur!
O ciel!

LYCAS chante.

O sort!

PHILÈNE.

Quelle rigueur!

LYCAS.

Quel coup!

PHILÈNE.

Quoi! tant de pleurs,

LYCAS.

Tant de persévérance,

PHILÈNE.

Tant de langueur,

LYCAS.

Tant de souffrance,

PHILÈNE.

Tant de vœux,

LYCAS.

Tant de soins,

PHILÈNE.

Tant d'ardeur,

LYCAS.

Tant d'amour,

PHILÈNE.

Avec tant de mépris sont traités en ce jour!
Ah! cruelle!

LYCAS.

Cœur dur!

PHILÈNE.

Tigresse!

LYCAS.

Inexorable!

PHILÈNE.

Inhumaine!

LYCAS.

Inflexible!

PHILÈNE.

Ingrate!

LYCAS.

Impitoyable!

PHILÈNE.

Tu veux donc nous faire mourir?
Il te faut contenter.

LYCAS.

Il te faut obéir.

PHILÈNE, tirant son javelot.

Mourons, Lycas.

LYCAS, tirant son javelot.

Mourons, Philène.

PHILÈNE.

Avec ce fer, finissons notre peine.

LYCAS.

Pousse.

PHILÈNE.

Ferme!

LYCAS.

Courage!

PHILÈNE.

Allons, va le premier.

LYCAS.

Non, je veux marcher le dernier.

PHILÈNE.

Puisque même malheur aujourd'hui nous assemble,
Allons, partons ensemble.

SCÈNE XIV.—UN BERGER, LYCAS, PHILÈNE.

LE BERGER chante.

Ah! quelle folie
De quitter la vie
Pour une beauté
Dont on est rebuté!
On peut pour un objet aimable,
Dont le cœur nous est favorable,
Vouloir perdre la clarté;
Mais quitter la vie
Pour une beauté
Dont on est rebuté,
Ah! quelle folie!

SCÈNE XV.—UNE ÉGYPTIENNE, ÉGYPTIENS dansans.

L'ÉGYPTIENNE.

D'un pauvre cœur
Soulagez le martyre;
D'un pauvre cœur
Soulagez la douleur.
J'ai beau vous dire
Ma vive ardeur,
Je vous vois rire
De ma langueur.
Ah! cruelle, j'expire
Sous tant de rigueur.
D'un pauvre cœur
Soulagez le martyre;
D'un pauvre cœur
Soulagez la douleur.

SIXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Douze Égyptiens, dont quatre jouent de la guitare, quatre des castagnettes, quatre des gnacares[119], dansent avec l'Égyptienne aux chansons qu'elle chante.

L'ÉGYPTIENNE.

Croyez-moi, hâtons-nous, ma Sylvie,
Usons bien des momens précieux;
Contentons ici notre envie,
De nos ans le feu nous y convie,
Nous ne saurions, vous et moi, faire mieux.
Quand l'hiver a glacé nos guérets,
Le printemps vient reprendre sa place,
Et ramène à nos champs leurs attraits;
Mais, hélas! quand l'âge nous glace,
Nos beaux jours ne reviennent jamais.
Ne cherchons tous les jours qu'à nous plaire,
Soyons-y l'un et l'autre empressés;
Du plaisir faisons notre affaire,
Des chagrins songeons à nous défaire;
Il vient un temps où l'on en prend assez.
Quand l'hiver a glacé nos guérets,
Le printemps vient reprendre sa place,
Et ramène à nos champs leurs attraits;
Mais, hélas! quand l'âge nous glace,
Nos beaux jours ne reviennent jamais.

FIN DE LA PASTORALE COMIQUE.


NOMS DES PERSONNES
QUI RÉCITOIENT, CHANTOIENT ET DANSOIENT DANS LA PASTORALE.
IRIS, mademoiselle Debrie.
LYCAS, le sieur Molière.
PHILÈNE, le sieur Estival.
CORYDON, le sieur la Grange.
UN BERGER, le sieur Blondel.
UN PATRE, le sieur de Chateauneuf.
MAGICIENS dansans, les sieurs la Pierre, Favier.
MAGICIENS chantans, les sieurs le Gros, Don, Gaye.
DÉMONS dansans, les sieurs Chicanneau, Bonnard, Noblet le cadet, Arnald, Mayeu, Foignard.
PAYSANS, les sieurs Dolivet, Desonets, du Pron, la Pierre, Mercier, Pesan, le Roy.
ÉGYPTIENNE dansante et chantante, le sieur Noblet l'aîné.
ÉGYPTIENS dansans: quatre jouant de la guitare, les sieurs Lulli, Beauchamp, Chicanneau, Vaigart; quatre jouant des castagnettes, les sieurs Favier, Bonnard, Saint-André, Arnald; quatre jouant des gnacares, les sieurs la Marre, Des-Airs second, du Feu, Pesan.

LE SICILIEN
OU L'AMOUR PEINTRE

COMÉDIE-BALLET

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A SAINT-GERMAIN EN LAYE, DEVANT LA COUR, DANS LE BALLET DES MUSES, LE 6 JANVIER 1667, ET A PARIS, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 10 JUIN SUIVANT.

Molière n'était satisfait ni de sa Pastorale comique ni de Mélicerte. Le départ du jeune Baron renouvelait l'amertume de ses chagrins intérieurs. Dans le Sicilien, charmante esquisse, d'un coloris plus chaud que la plupart de ses œuvres, et qui devait trouver sa place dans la seconde représentation du Ballet des Muses, il revint avec bonheur à cette fantaisie délicate qui lui avait dicté l'Étourdi et l'Amour médecin, délicieux ouvrage où Beaumarchais a trouvé presque tous les jeux de scènes de son Barbier de Séville, et où le génie et les instincts de l'artiste dominent sans partage. La danse, la musique, les sérénades, la douce joie, la jeune gaieté, la folâtre ruse, voltigent autour de la coquetterie et de l'amour. Rien d'excessif, de licencieux ou de guindé; rien de galant ou de fade. Une lumière harmonieuse l'éclaire: c'est le soleil naissant sur la mer sicilienne; tout est d'accord, localités, auteur, sujet du drame. La prose elle-même est rhythmée et marche légère comme l'oiseau.

Molière essaya pour la première fois ici l'initiation de cette lingua franca qui devait lui fournir de si grotesques ressources dans le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire. Ce fut le Sicilien ou l'Amour peintre qui remplaça Mélicerte et la Pastorale comique dans le Ballet des Muses, où cette fois le roi, Madame, et mademoiselle de la Vallière dansèrent avec plusieurs seigneurs de la cour.


PERSONNAGES DE LA COMÉDIE.
DON PÈDRE, gentilhomme sicilien. Molière.
ADRASTE, gentilhomme françois, amant d'Isidore. La Grange.
ISIDORE, Grecque, esclave de don Pèdre. MlleDebrie.
ZAIDE, jeune esclave. MlleMolière.
UN SÉNATEUR. Du Croisy.
HALI, Turc, esclave d'Adraste. La Thorillière.
DEUX LAQUAIS.  
PERSONNAGES DU BALLET.
MUSICIENS.  
ESCLAVE chantant.  
ESCLAVES dansans.  
MAURES et MAURESQUES dansans.  

SCÈNE I[120].—HALI, MUSICIENS.

HALI, aux musiciens.

Chut! N'avancez pas davantage, et demeurez dans cet endroit, jusqu'à ce que je vous appelle.

SCÈNE II.—HALI.

Il fait noir comme dans un four: le ciel s'est habillé ce soir en Scaramouche[121], et je ne vois pas une étoile qui montre le bout de son nez. Sotte condition que celle d'un esclave, de ne vivre jamais pour soi, et d'être toujours tout entier aux passions d'un maître, de n'être réglé que par ses humeurs, et de se voir réduit à faire ses propres affaires de tous les soucis qu'il peut prendre! Le mien me fait ici épouser ses inquiétudes; et, parce qu'il est amoureux, il faut que nuit et jour je n'aie aucun repos. Mais voici des flambeaux, et, sans doute, c'est lui.

SCÈNE III.—ADRASTE, DEUX LAQUAIS, portant chacun un flambeau; HALI.

ADRASTE.

Est-ce toi, Hali?

HALI.

Et qui pourroit-ce être que moi? A ces heures de nuit, hors vous et moi, monsieur, je ne crois pas que personne s'avise de courir maintenant les rues.

ADRASTE.

Aussi ne crois-je pas qu'on puisse voir personne qui sente dans son cœur la peine que je sens. Car, enfin, ce n'est rien d'avoir à combattre l'indifférence ou les rigueurs d'une beauté qu'on aime, on a toujours au moins le plaisir de la plainte, et la liberté des soupirs; mais ne pouvoir trouver aucune occasion de parler à ce qu'on adore, ne pouvoir savoir d'une belle si l'amour qu'inspirent ses yeux est pour lui plaire ou lui déplaire, c'est la plus fâcheuse, à mon gré, de toutes les inquiétudes; et c'est où me réduit l'incommode jaloux qui veille, avec tant de souci, sur ma charmante Grecque, et ne fait pas un pas sans la traîner à ses côtés.

HALI.

Mais il est, en amour, plusieurs façons de se parler; et il me semble, à moi, que vos yeux et les siens, depuis près de deux mois, se sont dit bien des choses.

ADRASTE.

Il est vrai qu'elle et moi souvent nous nous sommes parlé des yeux; mais comment reconnoître que, chacun de notre côté, nous ayons, comme il faut, expliqué ce langage? Et que sais-je, après tout, si elle entend bien tout ce que mes regards lui disent, et si les siens me disent ce que je crois parfois entendre?

HALI.

Il faut chercher quelque moyen de se parler d'autre manière.

ADRASTE.

As-tu là tes musiciens?

HALI.

Oui.

ADRASTE.

Fais-les approcher. (Seul.) Je veux jusques au jour les faire ici chanter, et voir si leur musique n'obligera point cette belle à paroître à quelque fenêtre.

SCÈNE IV.—ADRASTE, HALI, MUSICIENS.

HALI.

Les voici. Que chanteront-ils?

ADRASTE.

Ce qu'ils jugeront de meilleur.

HALI.

Il faut qu'ils chantent un trio qu'ils me chantèrent l'autre jour.

ADRASTE.

Non. Ce n'est pas ce qu'il me faut.

HALI.

Ah! monsieur, c'est du beau bécarre.

ADRASTE.

Que diantre veux-tu dire avec ton beau bécarre?

HALI.

Monsieur, je tiens pour le bécarre. Vous savez que je m'y connois. Le bécarre me charme; hors du bécarre, point de salut en harmonie. Écoutez un peu ce trio.

ADRASTE.

Non. Je veux quelque chose de tendre et de passionné, quelque chose qui m'entretienne dans une douce rêverie.

HALI.

Je vois bien que vous êtes pour le bémol; mais il y a moyen de nous contenter l'un et l'autre. Il faut qu'ils vous chantent une certaine scène d'une petite comédie que je leur ai vu essayer. Ce sont deux bergers amoureux, tout remplis de langueur, qui, sur bémol, viennent séparément faire leurs plaintes dans un bois, puis se découvrent l'un à l'autre la cruauté de leurs maîtresse; et là-dessus vient un berger joyeux avec un bécarre admirable, qui se moque de leur foiblesse.

ADRASTE.

J'y consens. Voyons ce que c'est.

HALI.

Voici, tout juste, un lieu propre à servir de scène, et voilà deux flambeaux pour éclairer la comédie.

ADRASTE.

Place-toi contre ce logis, afin qu'au moindre bruit que l'on fera dedans je fasse cacher les lumières.

FRAGMENT DE COMÉDIE

Chanté et accompagné par les musiciens qu'Hali a amenés.

SCÈNE I.—PHILÈNE, TIRCIS.

PREMIER MUSICIEN, représentant Philène.

Si, du triste récit de mon inquiétude,
Je trouble le repos de votre solitude,
Rochers, ne soyez point fâchés;
Quand vous saurez l'excès de mes peines secrètes,
Tout rochers que vous êtes,
Vous en serez touchés.

DEUXIÈME MUSICIEN, représentant Tircis.

Les oiseaux réjouis, dès que le jour s'avance,
Recommencent leurs chants dans ces vastes forêts;
Et moi j'y recommence
Mes soupirs languissans et mes tristes regrets.
Ah! mon cher Philène!

PHILÈNE.

Ah! mon cher Tircis!

TIRCIS.

Que je sens de peine!

PHILÈNE.

Que j'ai de soucis!

TIRCIS.

Toujours sourde à mes vœux est l'ingrate Climène.

PHILÈNE.

Chloris n'a point pour moi de regards adoucis.

TOUS DEUX ENSEMBLE.

O loi trop inhumaine!
Amour, si tu ne peux les contraindre d'aimer,
Pourquoi leur laisses-tu le pouvoir de charmer?

SCÈNE II.—PHILÈNE, TIRCIS, UN PATRE.

TROISIÈME MUSICIEN, représentant un pâtre.

Pauvres amans, quelle erreur
D'adorer des inhumaines!
Jamais les âmes bien saines
Ne se payent de rigueur;
Et les faveurs sont les chaînes
Qui doivent lier un cœur.
On voit cent belles ici,
Auprès de qui je m'empresse;
A leur vouer ma tendresse
Je mets mon plus doux souci;
Mais, lorsque l'on est tigresse,
Ma foi, je suis tigre aussi.

PHILÈNE ET TIRCIS, ensemble.

Heureux, hélas! qui peut aimer ainsi!

HALI.

Monsieur, je viens d'ouïr quelque bruit au dedans.

ADRASTE.

Qu'on se retire vite et qu'on éteigne les flambeaux.

SCÈNE V.—DON PÈDRE, ADRASTE, HALI.

DON PÈDRE, sortant de sa maison, en bonnet de nuit et en robe de chambre, avec une épée sous son bras.

Il y a quelque temps que j'entends chanter à ma porte; et sans doute cela ne se fait pas pour rien; il faut que, dans l'obscurité, je tâche à découvrir quelles gens ce peuvent être.

ADRASTE.

Hali!

HALI.

Quoi?

ADRASTE.

N'entends-tu plus rien?

HALI.

Non.

Don Pèdre est derrière eux, qui les écoute.

ADRASTE.

Quoi! tous nos efforts ne pourront obtenir que je parle un moment à cette aimable Grecque! et ce jaloux maudit, ce traître de Sicilien, me fermera toujours tout accès auprès d'elle!

HALI.

Je voudrois, de bon cœur, que le diable l'eût emporté, pour la fatigue qu'il nous donne, le fâcheux, le bourreau qu'il est! Ah! si nous le tenions ici, que je prendrois de joie à venger, sur son dos, tous les pas inutiles que sa jalousie nous fait faire!

ADRASTE.

Si[122] faut-il bien, pourtant, trouver quelque moyen, quelque invention, quelque ruse, pour attraper notre brutal. J'y suis trop engagé pour en avoir le démenti; et, quand j'y devrois employer...

HALI.

Monsieur, je ne sais pas ce que cela veut dire, mais la porte est ouverte; et, si vous le voulez, j'entrerai doucement pour découvrir d'où cela vient.

Don Pèdre se retire sur sa porte.

ADRASTE.

Oui, fais; mais sans faire de bruit. Je ne m'éloigne pas de toi. Plût au ciel que ce fût la charmante Isidore!

DON PÈDRE, donnant un soufflet à Hali.

Qui va là?

HALI, rendant le soufflet à don Pèdre.

Ami.

DON PÈDRE.

Holà! Francisque, Dominique, Simon, Martin, Pierre, Thomas, Georges, Charles, Barthélemy. Allons, promptement mon épée, ma rondache, ma hallebarde, mes pistolets, mes mousquetons, mes fusils. Vite, dépêchez! Allons, tue! point de quartier!

SCÈNE VI.—ADRASTE, HALI.

ADRASTE.

Je n'entends remuer personne. Hali, Hali!

HALI, caché dans un coin.

Monsieur!

ADRASTE.

Où donc te caches-tu?

HALI.

Ces gens sont-ils sortis?

ADRASTE.

Non. Personne ne bouge.

HALI, sortant d'où il étoit caché.

S'ils viennent, ils seront frottés.

ADRASTE.

Quoi! tous nos soins seront donc inutiles! Et toujours ce fâcheux jaloux se moquera de nos desseins!

HALI.

Non. Le courroux du point d'honneur me prend: il ne sera pas dit qu'on triomphe de mon adresse; ma qualité de fourbe s'indigne de tous ces obstacles, et je prétends faire éclater les talens que j'ai eus du ciel.

ADRASTE.

Je voudrois seulement que, par quelque moyen, par un billet, par quelque bouche, elle fût avertie des sentiments qu'on a pour elle, et savoir les siens là-dessus. Après, on peut trouver facilement les moyens...

HALI.

Laissez-moi faire seulement. J'en essayerai tant de toutes les manières, que quelque chose enfin nous pourra réussir. Allons, le jour paroît; je vais chercher mes gens, et venir attendre, en ce lieu, que notre jaloux sorte.

SCÈNE VII.—DON PÈDRE, ISIDORE.

ISIDORE.

Je ne sais pas quel plaisir vous prenez à me réveiller si matin. Cela s'ajuste assez mal, ce me semble, au dessein que vous avez pris de me faire peindre aujourd'hui; et ce n'est guère pour avoir le teint frais et les yeux brillans que se lever ainsi dès la pointe du jour.

DON PÈDRE.

J'ai une affaire qui m'oblige à sortir à l'heure qu'il est.

ISIDORE.

Mais l'affaire que vous avez eût bien pu se passer, je crois, de ma présence; et vous pouviez, sans vous incommoder, me laisser goûter les douceurs du sommeil du matin.

DON PÈDRE.

Oui. Mais je suis bien aise de vous voir toujours avec moi. Il n'est pas mal de s'assurer un peu contre les soins des surveillants; et, cette nuit encore, on est venu chanter sous nos fenêtres.

ISIDORE.

Il est vrai. La musique en étoit admirable.

DON PÈDRE.

C'étoit pour vous que cela se faisoit?

ISIDORE.

Je le veux croire ainsi puisque vous me le dites.

DON PÈDRE.

Vous savez qui étoit celui qui donnoit cette sérénade?

ISIDORE.

Non pas; mais, qui que ce puisse être, je lui suis obligée.

DON PÈDRE.

Obligée?

ISIDORE.

Sans doute, puisqu'il cherche à me divertir.

DON PÈDRE.

Vous trouvez donc bon qu'il vous aime?

ISIDORE.

Fort bon. Cela n'est jamais qu'obligeant.

DON PÈDRE.

Et vous voulez du bien à tous ceux qui prennent ce soin?

ISIDORE.

Assurément.

DON PÈDRE.

C'est dire fort net ses pensées.

ISIDORE.

A quoi bon de dissimuler? Quelque mine qu'on fasse, on est toujours bien aise d'être aimée. Ces hommages à nos appas ne sont jamais pour nous déplaire. Quoi qu'on en puisse dire, la grande ambition des femmes est, croyez-moi, d'inspirer de l'amour. Tous les soins qu'elles prennent ne sont que pour cela, et l'on n'en voit point de si fière qui ne s'applaudisse en son cœur des conquêtes que font ses yeux.

DON PÈDRE.

Mais, si vous prenez, vous, du plaisir à vous voir aimée, savez-vous bien, moi qui vous aime, que je n'y en prends nullement?

ISIDORE.

Je ne sais pourquoi cela; et, si j'aimois quelqu'un, je n'aurois point de plus grand plaisir que de le voir aimé de tout le monde. Y a-t-il rien qui marque davantage la beauté du choix que l'on fait? Et n'est-ce pas pour s'applaudir que ce que nous aimons soit trouvé fort aimable?

DON PÈDRE.

Chacun aime à sa guise, et ce n'est pas là ma méthode. Je serai fort ravi qu'on ne vous trouve point si belle, et vous m'obligerez de n'affecter point tant de la paroître à d'autres yeux.

ISIDORE.

Quoi! jaloux de ces choses-là?

DON PÈDRE.

Oui, jaloux de ces choses-là, mais jaloux comme un tigre, et, si vous voulez, comme un diable. Mon amour vous veut tout à moi. Sa délicatesse s'offense d'un souris, d'un regard qu'on vous peut arracher; et tous les soins qu'on me voit prendre ne sont que pour fermer tout accès aux galants, et m'assurer la possession d'un cœur dont je ne puis souffrir qu'on me vole la moindre chose.

ISIDORE.

Certes, voulez-vous que je dise? vous prenez un mauvais parti; et la possession d'un cœur est fort mal assurée, lorsqu'on prétend le retenir par force. Pour moi, je vous l'avoue, si j'étois galant d'une femme qui fût au pouvoir de quelqu'un, je mettrois toute mon étude à rendre ce quelqu'un jaloux, et l'obliger à veiller nuit et jour celle que je voudrois gagner. C'est un admirable moyen d'avancer ses affaires, et l'on ne tarde guère à profiter du chagrin et de la colère que donne à l'esprit d'une femme la contrainte et la servitude.

DON PÈDRE.

Si bien donc que si quelqu'un vous en contoit, il vous trouveroit disposée à recevoir ses vœux?

ISIDORE.

Je ne vous dis rien là-dessus. Mais les femmes, enfin, n'aiment pas qu'on les gêne; et c'est beaucoup risquer que de leur montrer des soupçons et de les tenir renfermées.

DON PÈDRE.

Vous reconnoissez peu ce que vous me devez; et il me semble qu'une esclave que l'on a affranchie, et dont on veut faire sa femme...

ISIDORE.

Quelle obligation vous ai-je, si vous changez mon esclavage en un autre beaucoup plus rude, si vous ne me laissez jouir d'aucune liberté, et me fatiguez, comme on voit, d'une garde continuelle?

DON PÈDRE.

Mais tout cela ne part que d'un excès d'amour.

ISIDORE.

Si c'est votre façon d'aimer, je vous prie de me haïr.

DON PÈDRE.

Vous êtes aujourd'hui dans une humeur désobligeante; et je pardonne ces paroles au chagrin où vous pouvez être de vous être levée matin.

SCÈNE VIII.—DON PÈDRE, ISIDORE, HALI, habillé en Turc, faisant plusieurs révérences à don Pèdre.

DON PÈDRE.

Trêve aux cérémonies. Que voulez-vous?

HALI, se mettant entre don Pèdre et Isidore.

Il se tourne vers Isidore à chaque parole qu'il dit a don Pèdre, et lui fait des signes pour lui faire connoître le dessein de son maître.

Signor (avec la permission de la signore), je vous dirai (avec la permission de la signore) que je viens vous trouver (avec la permission de la signore), pour vous prier (avec la permission de la signore) de vouloir bien (avec la permission de la signore)....

DON PÈDRE.

Avec la permission de la signore, passez un peu de ce côté.

Don Pèdre se met entre Hali et Isidore.

HALI.

Signor, je suis un virtuose.

DON PÈDRE.

Je n'ai rien à donner.

HALI.

Ce n'est pas ce que je demande. Mais, comme je me mêle un peu de musique et de danse, j'ai instruit quelques esclaves qui voudroient bien trouver un maître qui se plût à ces choses, et, comme je sais que vous êtes une personne considérable, je voudrois vous prier de les voir et de les entendre, pour les acheter, s'ils vous plaisent, ou pour leur enseigner quelqu'un de vos amis qui voulût s'en accommoder.

ISIDORE.

C'est une chose à voir, et cela nous divertira. Faites-les-nous venir.

HALI.

Chala bala... Voici une chanson nouvelle, qui est du temps. Ecoutez-bien! Chala bala.

SCÈNE IX.—DON PÈDRE, ISIDORE, HALI, ESCLAVES, TURCS.

UN ESCLAVE CHANTANT, à Isidore.

D'un cœur ardent, en tous lieux,
Un amant suit une belle;
Mais d'un jaloux odieux
La vigilance éternelle
Fait qu'il ne peut que des yeux
S'entretenir avec elle.
Est-il peine plus cruelle
Pour un cœur bien amoureux?

L'esclave turc, après avoir chanté, craignant que don Pèdre ne vienne à comprendre le sens de ce qu'il vient de dire et à s'apercevoir de sa fourberie, se tourne entièrement vers don Pèdre, et, pour l'amuser, lui chante en langage franc ces paroles: (Livre du Ballet des Muses.)

A don Pèdre.
Chiribirida ouch alla,
Star bon Turca,
Non aver danara:
Ti voler comprara?
Mi servir à ti,
Se pagar per mi;
Far bona cucina,
Mi levar matina,
Far boller caldara;
Parlara, parlara,
Ti voler comprara[123]?

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Danse des esclaves.

L'ESCLAVE, à Isidore.

C'est un supplice, à tous coups
Sous qui cet amant expire;
Mais, si d'un œil un peu doux
La belle voit son martyre,
Et consent qu'aux yeux de tous
Pour ses attraits il soupire,
Il pourroit bientôt se rire
De tous les soins du jaloux[124].
A don Pèdre.
Chiribirida ouch alla,
Star bon Turca,
Non aver danara:
Ti voler comprara?
Mi servir à ti,
Se pagar per mi;
Far bona cucina,
Mi levar matina,
Far boller caldara;
Parlara, parlara,
Ti voler comprara?

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Les esclaves recommencent leur danse.

DON PÈDRE chante.

Savez-vous, mes drôles,
Que cette chanson
Sent pour vos épaules
Les coups de bâton?
Chiribirida ouch alla,
Mi ti non comprara,
Ma ti bastonara,
Si ti non andara,
Andara, andara,
O ti bastonara[125].

Oh! oh! quels égrillards! (A Isidore.) Allons, rentrons ici: j'ai changé de pensées; et puis le temps se couvre un peu. (A Hali qui paroit encore). Ah! fourbe! que je vous y trouve!

HALI.

Eh bien, oui, mon maître l'adore. Il n'a point de plus grand désir que de lui montrer son amour; et, si elle y consent, il la prendra pour femme.

DON PÈDRE.

Oui, oui; je la lui garde.

HALI.

Nous l'aurons malgré vous.

DON PÈDRE.

Comment! coquin!...

HALI.

Nous l'aurons, dis-je, en dépit de vos dents.

DON PÈDRE.

Si je prends...

HALI.

Vous avez beau faire la garde, j'en ai juré, elle sera à nous.

DON PÈDRE.

Laisse-moi faire, je t'attraperai sans courir.

HALI.

C'est nous qui vous attraperons. Elle sera notre femme, la chose est résolue. (Seul.) Il faut que j'y périsse ou que j'en vienne à bout.

SCÈNE X.—ADRASTE, HALI, DEUX LAQUAIS.

ADRASTE.

Eh bien, Hali, nos affaires s'avancent-elles?

HALI.

Monsieur, j'ai déjà fait quelque petite tentative; mais je...

ADRASTE.

Ne te mets point en peine; j'ai trouvé, par hasard, tout ce que je voulois, et je vais jouir du bonheur de voir chez elle cette belle. Je me suis rencontré chez le peintre Damon, qui m'a dit qu'aujourd'hui il venoit faire le portrait de cette adorable personne; et, comme il est depuis longtemps de mes plus intimes amis, il a voulu servir mes feux, et m'envoie à sa place, avec un petit mot de lettre pour me faire accepter. Tu sais que, de tout temps, je me suis plu à la peinture, et que parfois je manie le pinceau, contre la coutume de France, qui ne veut pas qu'un gentilhomme sache rien faire: ainsi j'aurai la liberté de voir cette belle à mon aise. Mais je ne doute pas que mon jaloux fâcheux ne soit toujours présent, et n'empêche tous les propos que nous pourrions avoir ensemble; et, pour te dire vrai, j'ai, par le moyen d'une jeune esclave, un stratagème pour tirer cette belle Grecque des mains de son jaloux, si je puis obtenir d'elle qu'elle y consente.

HALI.

Laissez-moi faire, je veux vous faire un peu de jour à la pouvoir entretenir. (Il parle bas à l'oreille d'Adraste.) Il ne sera pas dit que je ne serve de rien dans cette affaire-là. Quand allez-vous?

ADRASTE.

Tout de ce pas, et j'ai déjà préparé toutes choses.

HALI.

Je vais, de mon côté, me préparer aussi.

ADRASTE.

Je ne veux point perdre de temps. Holà! il me tarde que je ne goûte le plaisir de la voir.

SCÈNE XI.—DON PÈDRE, ADRASTE, DEUX LAQUAIS.

DON PÈDRE.

Que cherchez-vous, cavalier, dans cette maison?

ADRASTE.

J'y cherche le seigneur don Pèdre.

DON PÈDRE.

Vous l'avez devant vous.

ADRASTE.

Il prendra, s'il lui plaît, la peine de lire cette lettre...

DON PÈDRE.

«Je vous envoie, au lieu de moi, pour le portrait que vous savez, ce gentilhomme françois, qui, comme curieux d'obliger les honnêtes gens, a bien voulu prendre ce soin, sur la proposition que je lui en ai faite. Il est, sans contredit, le premier homme du monde pour ces sortes d'ouvrages, et j'ai cru que je ne vous pouvois rendre un service plus agréable que de vous l'envoyer, dans le dessein que vous avez d'avoir un portrait achevé de la personne que vous aimez. Gardez-vous bien surtout de lui parler d'aucune récompense; car c'est un homme qui s'en offenseroit, et qui ne fait les choses que pour la gloire et la réputation.»

Seigneur François, c'est une grande grâce que vous me voulez faire, et je vous suis fort obligé.

ADRASTE.

Toute mon ambition est de rendre service aux gens de nom et de mérite.

DON PÈDRE.

Je vais faire venir la personne dont il s'agit.

SCÈNE XII.—ISIDORE, DON PÈDRE, ADRASTE, DEUX LAQUAIS.

DON PÈDRE, à Isidore.

Voici un gentilhomme que Damon nous envoie, qui se veut bien donner la peine de vous peindre. (Adraste, qui embrasse Isidore en la saluant.) Holà! seigneur François, cette façon de saluer n'est point d'usage en ce pays.

ADRASTE.

C'est la manière de France.

DON PÈDRE.

La manière de France est bonne pour vos femmes; mais pour les nôtres elle est un peu trop familière.

ISIDORE.

Je reçois cet honneur avec beaucoup de joie. L'aventure me surprend fort; et, pour dire le vrai, je ne m'attendois pas d'avoir un peintre si illustre.

ADRASTE.

Il n'y a personne, sans doute, qui ne tînt à beaucoup de gloire de toucher à un tel ouvrage. Je n'ai pas grande habileté; mais le sujet, ici, ne fournit que trop de lui-même, et il y a moyen de faire quelque chose de beau sur un original fait comme celui-là.

ISIDORE.

L'original est peu de chose; mais l'adresse du peintre en saura couvrir les défauts.

ADRASTE.

Le peintre n'y en voit aucun; et tout ce qu'il souhaite est d'en pouvoir représenter les grâces aux yeux de tout le monde aussi grandes qu'il les peut voir.

ISIDORE.

Si votre pinceau flatte autant que votre langue, vous allez me faire un portrait qui ne me ressemblera pas.

ADRASTE.

Le ciel, qui fit l'original, nous ôte le moyen d'en faire un portrait qui puisse flatter.

ISIDORE.

Le ciel, quoi que vous en disiez, ne...

DON PÈDRE.

Finissons cela, de grâce. Laissons les compliments, et songeons au portrait.

ADRASTE, aux laquais.

Allons, apportez tout. (On apporte tout ce qu'il faut pour peindre Isidore.)

ISIDORE, à Adraste.

Où voulez-vous que je me place?

ADRASTE.

Ici. Voici le lieu le plus avantageux, et qui reçoit le mieux les vues favorables de la lumière que nous cherchons.

ISIDORE, après s'être assise.

Suis-je bien ainsi?

ADRASTE.

Oui. Levez-vous un peu, s'il vous plaît; un peu plus de ce côté-là; le corps tourné ainsi; la tête un peu levée, afin que la beauté du cou paroisse; ceci un peu plus découvert, (Il découvre un peu plus sa gorge.) Bon; là; un peu davantage; encore tant soit peu.

DON PÈDRE, à Isidore.

Il y a bien de la peine à vous mettre. Ne sauriez-vous vous tenir comme il faut?

ISIDORE.

Ce sont ici des choses toutes neuves pour moi; et c'est à monsieur à me mettre de la façon qu'il veut.

ADRASTE, assis.

Voilà qui va le mieux du monde, et vous vous tenez à merveille. (La faisant tourner un peu vers lui.) Comme cela, s'il vous plaît. Le tout dépend des attitudes qu'on donne aux personnes qu'on peint.

DON PÈDRE.

Fort bien.

ADRASTE.

Un peu plus de ce côté. Vos yeux toujours tournés vers moi, je vous prie; vos regards attachés aux miens.

ISIDORE.

Je ne suis pas comme ces femmes qui veulent, en se faisant peindre, des portraits qui ne sont point elles, et ne sont point satisfaites du peintre s'il ne les fait toujours plus belles qu'elles ne sont. Il faudroit, pour les contenter, ne faire qu'un portrait pour toutes; car toutes demandent les mêmes choses, un teint tout de lis et de roses, un nez bien fait, une petite bouche, et de grands yeux vifs, bien fendus; et surtout le visage pas plus gros que le poing, l'eussent-elles d'un pied de large. Pour moi, je vous demande un portrait qui soit moi, et qui n'oblige point à demander qui c'est.

ADRASTE.

Il seroit malaisé qu'on demandât cela du vôtre; et vous avez des traits à qui fort peu d'autres ressemblent. Qu'ils ont de douceurs et de charmes, et qu'on court de risque à les peindre!

DON PÈDRE.

Le nez me semble un peu trop gros.

ADRASTE.

J'ai lu, je ne sais où, qu'Apelles peignit autrefois une maîtresse d'Alexandre d'une merveilleuse beauté, et qu'il en devint, la peignant, si éperdument amoureux, qu'il fut près d'en perdre la vie; de sorte qu'Alexandre, par générosité, lui céda l'objet de ses vœux. (A don Pèdre.) Je pourrois faire ici ce qu'Apelles fit autrefois; mais vous ne feriez pas, peut-être, ce que fit Alexandre. (Don Pèdre fait la grimace.)

ISIDORE, à don Pèdre.

Tout cela sent la nation; et toujours messieurs les François ont un fonds de galanterie qui se répand partout.

ADRASTE.

On ne se trompe guère à ces sortes de choses, et vous avez l'esprit trop éclairé pour ne pas voir de quelle source partent les choses qu'on vous dit. Oui, quand Alexandre seroit ici, et que ce seroit votre amant, je ne pourrois m'empêcher de vous dire que je n'ai rien vu de si beau que ce que je vois maintenant, et que...

DON PÈDRE.

Seigneur François, vous ne devriez pas, ce me semble, tant parler; cela vous détourne de votre ouvrage.

ADRASTE.

Ah! point du tout. J'ai toujours coutume de parler quand je peins; et il est besoin, dans ces choses, d'un peu de conversation, pour éveiller l'esprit et tenir les visages dans la gaieté nécessaire aux personnes que l'on veut peindre.

SCÈNE XIII.—HALI, vêtu en Espagnol; DON PÈDRE, ADRASTE, ISIDORE.

DON PÈDRE.

Que veut cet homme-là? Et qui laisse monter les gens sans nous en venir avertir?

HALI, à don Pèdre.

J'entre ici librement; mais, entre cavaliers, telle liberté est permise. Seigneur, suis-je connu de vous?

DON PÈDRE.

Non, seigneur.

HALI.

Je suis don Gilles d'Avalos; et l'histoire d'Espagne vous doit avoir instruit de mon mérite.

DON PÈDRE.

Souhaitez-vous quelque chose de moi?

HALI.

Oui, un conseil sur un fait d'honneur. Je sais qu'en ces matières il est malaisé de trouver un cavalier plus consommé que vous; mais je vous demande, pour grâce, que nous nous tirions à l'écart.

DON PÈDRE.

Nous voilà assez loin.

ADRASTE, à don Pèdre qui le surprend parlant bas à Isidore.

J'observois de près la couleur de ses yeux[126].

HALI, tirant don Pèdre, pour l'éloigner d'Adraste et d'Isidore.

Seigneur, j'ai reçu un soufflet. Vous savez ce qu'est un soufflet lorsqu'il se donne à main ouverte, sur le beau milieu de la joue. J'ai ce soufflet fort sur le cœur, et je suis dans l'incertitude si, pour me venger de l'affront, je dois me battre avec mon homme, ou bien le faire assassiner.

DON PÈDRE.

Assassiner, c'est le plus sûr et le plus court chemin. Quel est votre ennemi?

HALI.

Parlons bas, s'il vous plaît. (Hali tient don Pèdre en lui parlant, de façon qu'il ne peut voir Adraste.)

ADRASTE, aux genoux d'Isidore, pendant que don Pèdre et Hali parlent bas ensemble.

Oui, charmante Isidore, mes regards vous le disent depuis plus de deux mois, et vous les avez entendus. Je vous aime plus que tout ce que l'on peut aimer, et je n'ai point d'autre pensée, d'autre but, d'autre passion, que d'être à vous toute ma vie.

ISIDORE.

Je ne sais si vous dites vrai; mais vous persuadez.

ADRASTE.

Mais vous persuadé-je jusqu'à vous inspirer quelque peu de bonté pour moi?

ISIDORE.

Je ne crains que d'en trop avoir.

ADRASTE.

En aurez-vous assez pour consentir, belle Isidore, au dessein que je vous ai dit?

ISIDORE.

Je ne puis encore vous le dire.

ADRASTE.

Qu'attendez-vous pour cela?

ISIDORE.

A me résoudre.

ADRASTE.

Ah! quand on aime bien, on se résout bientôt.

ISIDORE.

Eh bien, allez; oui, j'y consens.

ADRASTE.

Mais consentez-vous, dites-moi, que ce soit dès ce moment même?

ISIDORE.

Lorsqu'on est une fois résolu sur la chose, s'arrête-t-on sur le temps?

DON PÈDRE, à Hali.

Voilà mon sentiment, et je vous baise les mains.

HALI.

Seigneur, quand vous aurez reçu quelque soufflet, je suis aussi homme de conseil, et je pourrai vous rendre la pareille.

DON PÈDRE.

Je vous laisse aller sans vous reconduire; mais, entre cavaliers, cette liberté est permise.

ADRASTE, à Isidore.

Non, il n'est rien qui puisse effacer de mon cœur les tendres témoignages... (A don Pèdre, apercevant Adraste qui parle de près à Isidore.) Je regardois ce petit trou qu'elle a du côté du menton, et je croyois d'abord que ce fût une tache. Mais c'est assez pour aujourd'hui, nous finirons une autre fois. (A don Pèdre, qui veut voir le portrait.) Non, ne regardez rien encore; faites serrer cela, je vous prie. (A Isidore.) Et vous, je vous conjure de ne vous relâcher point, et de garder un esprit gai, pour le dessein que j'ai d'achever notre ouvrage.

ISIDORE.

Je conserverai pour cela toute la gaieté qu'il faut.

SCÈNE XIV.—DON PÈDRE, ISIDORE.

ISIDORE.

Qu'en dites-vous? ce gentilhomme me paroît le plus civil du monde; et l'on doit demeurer d'accord que les François ont quelque chose en eux de poli, de galant, que n'ont point les autres nations.

DON PÈDRE.

Oui; mais ils ont cela de mauvais qu'ils s'émancipent un peu trop, et s'attachent, en étourdis, à conter des fleurettes à tout ce qu'ils rencontrent.

ISIDORE.

C'est qu'ils savent qu'on plaît aux dames par ces choses.

DON PÈDRE.

Oui; mais, s'ils plaisent aux dames, ils déplaisent fort aux messieurs; et l'on n'est point bien aise de voir, sur sa moustache, cajoler hardiment sa femme ou sa maîtresse.

ISIDORE.

Ce qu'ils en font n'est que par jeu.

SCÈNE XV.—ZAIDE, DON PÈDRE, ISIDORE

ZAÏDE.

Ah! seigneur cavalier, sauvez-moi, s'il vous plaît, des mains d'un mari furieux dont je suis poursuivie. Sa jalousie est incroyable, et passe, dans ses mouvemens, tout ce qu'on peut imaginer. Il va jusques à vouloir que je sois toujours voilée; et, pour m'avoir trouvée le visage un peu découvert, il a mis l'épée à la main, et m'a réduite à me jeter chez vous, pour vous demander votre appui contre son injustice. Mais je le vois paroître. De grâce, seigneur cavalier, sauvez-moi de sa fureur!

DON PÈDRE, à Zaïde, lui montrant Isidore.

Entrez là dedans avec elle, et n'appréhendez rien.

SCÈNE XVI.—ADRASTE, DON PÈDRE.

DON PÈDRE.

Eh quoi! seigneur, c'est vous? Tant de jalousie pour un François? Je pensois qu'il n'y eût que nous qui en fussions capables.

ADRASTE.

Les François excellent toujours dans toutes les choses qu'ils font; et, quand nous nous mêlons d'être jaloux, nous le sommes vingt fois plus qu'un Sicilien. L'infâme croit avoir trouvé chez vous un assuré refuge; mais vous êtes trop raisonnable pour blâmer mon ressentiment. Laissez-moi, je vous prie, la traiter comme elle mérite.

DON PÈDRE.

Ah! de grâce, arrêtez! L'offense est trop petite pour un courroux si grand.

ADRASTE.

La grandeur d'une telle offense n'est pas dans l'importance des choses que l'on fait. Elle est à transgresser les ordres qu'on nous donne; et, sur de pareilles matières, ce qui n'est qu'une bagatelle devient fort criminel lorsqu'il est défendu.

DON PÈDRE.

De la façon qu'elle a parlé, tout ce qu'elle en a fait a été sans dessein: et je vous prie enfin de vous remettre bien ensemble.

ADRASTE.

Eh quoi! vous prenez son parti, vous qui êtes si délicat sur ces sortes de choses?

DON PÈDRE.

Oui, je prends son parti; et, si vous voulez m'obliger, vous oublierez votre colère, et vous vous réconcilierez tous deux. C'est une grâce que je vous demande; et je la recevrai comme un essai de l'amitié que je veux qui soit entre nous.

ADRASTE.

Il ne m'est pas permis, à ces conditions, de vous rien refuser. Je ferai ce que voudrez.

SCÈNE XVII.—ZAIDE, DON PÈDRE, ADRASTE, caché dans un coin du théâtre.

DON PÈDRE, à Zaïde.

Holà! venez. Vous n'avez qu'à me suivre, et j'ai fait votre paix. Vous ne pouviez jamais mieux tomber que chez moi.

ZAÏDE.

Je vous suis obligée plus qu'on ne sauroit croire: mais je m'en vais prendre mon voile; je n'ai garde, sans lui, de paroître à ses yeux.

SCÈNE XVIII.—DON PÈDRE, ADRASTE.

DON PÈDRE.

Le voici qui s'en va venir; et son âme, je vous assure, a paru toute réjouie lorsque je lui ai dit que j'avais raccommodé tout.

SCÈNE XIX.—ISIDORE, sous le voile de Zaïde; ADRASTE, DON PÈDRE.

DON PÈDRE, à Adraste.

Puisque vous m'avez bien voulu abandonner votre ressentiment, trouvez bon qu'en ce lieu je vous fasse toucher dans la main l'un de l'autre, et que tous deux je vous conjure de vivre pour l'amour de moi, dans une parfaite union.

ADRASTE.

Oui, je vous le promets que, pour l'amour de vous, je m'en vais, avec elle, vivre le mieux du monde.

DON PÈDRE.

Vous m'obligez sensiblement, et j'en garderai la mémoire.

ADRASTE.

Je vous donne ma parole, seigneur don Pèdre, qu'à votre considération, je m'en vais la traiter du mieux qu'il me sera possible.

DON PÈDRE.

C'est trop de grâce que vous me faites. (Seul.) Il est bon de pacifier et d'adoucir toujours les choses. Holà! Isidore, venez!

SCÈNE XX.—ZAIDE, DON PÈDRE.

DON PÈDRE.

Comment! que veut dire cela?

ZAÏDE, sans voile.

Ce que cela veut dire? Qu'un jaloux est un monstre haï de tout le monde, et qu'il n'y a personne qui ne soit ravi de lui nuire, n'y eût-il point d'autre intérêt; que toutes les serrures et tous les verrous du monde ne retiennent point les personnes, et que c'est le cœur qu'il faut arrêter par la douceur et par la complaisance; qu'Isidore est entre les mains du cavalier qu'elle aime, et que vous êtes pris pour dupe.

DON PÈDRE.

Don Pèdre souffrira cette injure mortelle! Non, non, j'ai trop de cœur, et je vais demander l'appui de la justice pour pousser le perfide à bout. C'est ici le logis d'un sénateur. Holà!

SCÈNE XXI.—UN SÉNATEUR, DON PÈDRE.

LE SÉNATEUR.

Serviteur, seigneur don Pèdre. Que vous venez à propos!

DON PÈDRE.

Je viens me plaindre à vous d'un affront qu'on m'a fait.

LE SÉNATEUR.

J'ai fait une mascarade la plus belle du monde.

DON PÈDRE.

Un traître de François m'a joué une pièce.

LE SÉNATEUR.

Vous n'avez, dans votre vie, jamais rien vu de si beau.

DON PÈDRE.

Il m'a enlevé une fille que j'avois affranchie.

LE SÉNATEUR.

Ce sont gens vêtus en Maures, qui dansent admirablement.

DON PÈDRE.

Vous voyez si c'est une injure qui se doive souffrir.

LE SÉNATEUR.

Les habits merveilleux, et qui sont faits exprès.

DON PÈDRE.

Je demande l'appui de la justice contre cette action.

LE SÉNATEUR.

Je veux que vous voyiez cela. On la va répéter pour en donner le divertissement au peuple.

DON PÈDRE.

Comment! de quoi parlez-vous là?

LE SÉNATEUR.

Je parle de ma mascarade.

DON PÈDRE.

Je vous parle de mon affaire.

LE SÉNATEUR.

Je ne veux point, aujourd'hui, d'autres affaires que de plaisir. Allons, messieurs, venez. Voyons si cela ira bien.

DON PÈDRE.

La peste soit du fou avec sa mascarade!

LE SÉNATEUR.

Diantre soit le fâcheux avec son affaire!

SCÈNE XXII.—UN SÉNATEUR, TROUPE DE DANSEURS.

ENTRÉE DE BALLET.

Plusieurs danseurs, vêtus en Maures, dansent devant le sénateur, et finissent la comédie.

FIN DU SICILIEN.


NOMS DES PERSONNES
QUI ONT DANSÉ ET CHANTÉ DANS LE SICILIEN..
DON PÈDRE, le sieur Molière.
ADRASTE, le sieur la Grange.
ISIDORE, mademoiselle Debrie.
ZAIDE, mademoiselle Molière.
HALI, le sieur la Thorillière.
UN SÉNATEUR, le sieur du Croisy.
MUSICIENS chantans, les sieurs Blondel, Gaye, Noblet.
ESCLAVE TURC chantant, le sieur Gaye.
ESCLAVES TURCS dansans, les sieurs le Prêtre, Chicanneau, Mayeu, Pesan.
MAURES de qualité, le ROI, M. le Grand, les marquis de Villeroy et de Rassan.
MAURESQUES de qualité, MADAME, mademoiselle de la Vallière, madame de Rochefort, mademoiselle de Brancas.
MAURES nus, MM. Cocquet, de Souville, les sieurs Beauchamp, Noblet, Chicanneau, la Pierre, Favier et Des-Airs-Galand.
MAURES à capot, les sieurs la Mare, du Feu, Arnald, Vagnard et Bonnard.

LE TARTUFFE
OU
L'IMPOSTEUR
COMÉDIE

Représentée pour la première fois, à Versailles, devant la cour, dans les Plaisirs de l'Ile enchantée (1664).—Les trois premiers actes, sur le théâtre du Palais-Royal, le 5 août 1667; défendue le lendemain, et reprise sans interruption le 5 février 1669.


En 1664, comme nous l'avons dit, le 10 mai, les trois premiers actes d'une œuvre conçue depuis longtemps par Molière, et dès lors terminée si ce n'est corrigée, furent représentés comme essai pendant les fêtes de Versailles.

C'était à la fois une singulière audace et une grande habileté. L'œuvre était évidemment dirigée contre le jansénisme même et la rigidité extérieure. Le roi, dont les austères et les dévots contrariaient les amours et prétendaient régenter les plaisirs, allait-il prendre parti contre eux et reconnaître l'auteur dramatique pour premier ministre de ses vengeances et de ses plaisirs? ou bien imposerait-il silence à Molière et concéderait-il implicitement aux censeurs le droit de critiquer les préférences de son cœur et les voluptés de son trône?

Un puritanisme hypocrite, cherchant à se rendre maître du crédit, de l'autorité et de la fortune, plus vicieux en secret, plus sensuel en réalité que ceux dont il blâmait les penchants, occupait le centre de la composition nouvelle; et l'on peut croire que le comédien nomade, élève de Gassendi, traducteur de Lucrèce, lié avec Bernier, Chapelle et les libertins, eut exactement la même pensée qui dicta plus tard à Fielding son Tom Jones: la haine du pédant et des dehors hypocrites; une grande foi dans les penchants naturels de l'humanité, une grande répugnance pour les austérités affectées. La société anglaise de Fielding et de Richardson, entre 1688 et 1780, vivait de décence et de formalisme comme la société de Louis XIV entre 1660 et 1710. Ce sont les œuvres parallèles, mais non égales en mérites, que l'École de la médisance et Tartuffe.

Au XVIe siècle, le même point de vue avait inspiré à Shakespeare l'admirable portrait de ce magistrat sévère qui, dans Measure for Measure (Un prêté pour un rendu), se laisse entraîner à sa passion, commet des crimes épouvantables et devient d'autant plus coupable que sa doctrine est plus rigide. Sheridan n'a pas imité Molière, Molière n'a pas imité Shakespeare. Tous trois ont pénétré l'extrême faiblesse humaine, sa pente facile vers l'excès, et la fragilité de nos vertus.

L'œuvre de Shakespeare est plus générale et plus philosophique; celle de Sheridan, plus légère et plus vive de ton; celle de Molière contient une leçon sociale plus puissante et plus forte. Un bourgeois simple et honnête, sans doute quelque conseiller de parlement, qui aura touché dans sa jeunesse aux troubles de la Fronde, et qui gouverne assez mal sa famille, donne accès chez lui à un dévot de robe courte, cheveux plats, ajustements simples mais élégants, homme de bien à ce qu'il dit lui-même et à ce que l'on croit, que le père de famille a rencontré dans une église, toujours en dévotes prières, poussant des hélas! mystiques et des soupirs affectés, et prouvant sa piété tendre par la componction la plus fervente et la plus humble. C'est M. Tartuffe. Notre bourgeois s'intéresse, s'informe, apprend que le personnage fait l'aumône aux pauvres, qu'il vit modestement, qu'il est gentilhomme, peu riche il est vrai, mais en passe de le devenir. C'est un saint. On le répète dans le quartier. Poussé du désir de sanctifier son logis magistral, d'inculquer le bon exemple à son jeune fils, de morigéner sa femme, jeune, belle, aimant, quoique sage, la parure et les divertissements mondains, le père offre un asile au prétendu modèle de la perfection chrétienne, qui amène Laurent, son valet, dévot comme lui, portant soigneusement la haire et la discipline.

L'aspect extérieur de ce M. Tartuffe n'avait rien de redoutable. Un heureux embonpoint et une face riante, des yeux modestement baissés, un costume noir de la propreté la plus exquise, les mains jointes sur la poitrine, l'air béat et le sourire doucereux, il n'inspirait que bienveillante confiance. C'était le papelard de la Fontaine, et non le scélérat lugubre. Une voix moelleuse, caressante et mystique achevait ce personnage.

Dès que M. Tartuffe a pénétré dans la maison, il y fait son nid, il s'y incarne; sa sensualité se gorge des bons dîners de son hôte et s'endort voluptueusement dans la couche molle qu'on lui apprête. Pour exploiter la situation il n'a pas besoin de faire jouer d'autres ressorts que l'apparente sincérité de sa vie dévote; il prêche, il gourmande doucement les vices, il sert d'espion domestique. Son crédit augmente; sa grimace sacrée suffit pour l'enraciner dans ce lieu de délices. Comme Sganarelle, avec trois mots latins, guérit tout le monde;—Comme don Juan, avec des révérences et des politesses soutenues de son habit brodé, paye M. Dimanche;—M. Tartuffe n'a besoin que d'un rosaire et d'un scapulaire pour vivre gros et gras, s'emparer des esprits et monter au ciel. Il doit une partie de son succès à la doctrine qu'il prêche; doctrine d'apparences qui permet à un père l'égoïsme foncier et la cruauté réelle envers les siens, sous le voile de l'austérité dévote. Il peut affamer et déshériter sa famille sous prétexte de son propre salut, il ne doit compte qu'à Dieu; la formule le sauvera, qu'il soit mauvais père et méchant homme en sûreté de conscience.

Voilà M. Tartuffe maître et roi de la situation; sa santé prospère, son corps et son âme fleurissent, il est à la fleur de l'âge, et, malgré son humilité, il aime à vivre. Voilà son écueil. La femme du maître est jolie et passe pour coquette. Attachée à son mari par devoir plus que par sentiment, cette situation la rapproche sans cesse de M. Tartuffe, et la tentation de la chair vient saisir le saint homme. L'amour sensuel s'empare de cette âme béate. Malgré lui il jette son masque, ou du moins le soulève et laisse entrevoir à la femme de son bienfaiteur, sous un spiritualisme de formules, le fond même de cette nature grossière et dissimulée, qui veut des réalités et qui s'en repaît; nature friande et onctueuse, brutale et subtile, lourde et intéressée, qui trompe le monde au moyen de quelques dehors, d'un rôle appris et d'une facile hypocrisie. Alors et sous le coup de ses mêmes vices qui éclatent, tout l'édifice du dévot s'écroule au moment même de son triomphe. Le père voulait lui donner sa fille, bien qu'il eût engagé sa parole à un autre prétendant; il lui avait même cédé la partie la plus nette de sa fortune et lui avait confié un secret d'État relatif à ses jeunes années, secret qui compromettait jusqu'à sa vie. Dénoncé par la famille, livré par la jeune femme, Tartuffe est renversé. Mais les armes que l'engouement lui a prêtées, il les emploie sans pitié, et le saint homme devient scélérat. L'autorité royale intervient, foudroie Tartuffe, rétablit la paix, et après ce grand enseignement remet Orgon au sein de sa famille.

Telle est cette admirable conception, méditée par Molière depuis le moment de son entrée à Paris, élaborée avec l'amour le plus persévérant pendant sept années, et qui, pour être enfin jouée, a coûté à son auteur autant de diplomatie, de démarches, de persévérance et d'adresse qu'il avait fallu de sagacité, de génie et de combinaison pour la créer. Ninon de Lenclos, le prince de Condé, les libres esprits, tous ceux qui préparaient l'ascendant futur des idées philosophiques, le groupe croissant des libertins (comme on les nommait alors), encouragea, surveilla et protégea le développement de l'œuvre. C'était tout un monde que cette sphère des esprits forts; et Nicole avait raison de dire qu'il n'y avait déjà plus en 1660 d'hérétiques, mais des incrédules; à leur tête marchaient la Rochefoucauld, le prince de Condé, son amie madame Deshoulières, qui ne baptisa sa fille qu'à vingt-neuf ans; Retz et de Lyonne, la Palatine et Bourdelot, le bonhomme Rose, qui ne croyait à rien, Saint-Évremond et Saint-Réal, Desbarreaux l'athée, Milton l'esprit fort, l'aimable de Méré, Saint-Pavin, Lainé et Hénaut, enfin les anciens compagnons de Théophile, les nouveaux amis de la Fontaine.

Ninon prêta son salon pour la première lecture du Tartuffe.

Chapelle, Bernier, Boileau lui-même, qui étaient présents, applaudirent avec les jeunes seigneurs.

Mais comment parvenir à faire représenter l'œuvre? Tout se dirigeait vers l'ordre apparent, vers la décence extérieure. Louis XIV, en se livrant à ses amours, aimait que la dévotion régnât autour de lui. Il fallut marcher pas à pas à la conquête de la position, établir la sape et la tranchée, circonvenir le roi, se faire des appuis partout, choisir le moment où Paris était désert et s'armer d'une promesse verbale du monarque, qui venait de partir pour le camp devant Lille, pour faire jouer enfin le Tartuffe en 1667, sur le théâtre du Palais-Royal. Il y avait quelque chose de subreptice dans cette introduction de l'hypocrite, à qui Molière avait enlevé son nom de Tartuffe pour le nommer Arnolphe, et qu'il avait adouci sur plusieurs points. Malgré ces précautions, tout se souleva. Le premier président de Lamoignon ordonna la suspension de l'œuvre pour en référer au roi. Deux acteurs de la troupe, la Thorillière et la Grange, partirent avec un placet et allèrent supplier Louis XIV et le prier de lever ladite défense. Bien reçus par le monarque, ils n'obtinrent qu'une réponse dilatoire et la promesse de faire examiner la pièce à son retour.

C'était la grande question morale du XVIIIe siècle qui se débattait déjà, celle de la religion contre la philosophie, celle de Bossuet contre Voltaire.

En 1660, on avait brûlé les Provinciales, satire redoutable de la fausse dévotion. D'une part, on essayait de resserrer violemment les liens de l'unité religieuse, et la révocation de l'édit de Nantes se préparait. D'une autre, le salon de Ninon de Lenclos, cette antichambre de Ferney, servait de rendez-vous et de point d'appui aux partisans et aux protecteurs du Tartuffe.

Pendant deux années, le combat eut lieu autour du Tartuffe. Enfin Molière eut le dessus.

Après deux années d'interdiction, le 5 février 1669, grâce aux efforts des amis de Molière et à la merveilleuse prudence de sa conduite, le symbole du mensonge dévot apparut enfin sur la scène. On s'y porta en foule; on se souvenait que deux ans auparavant, toutes les loges étant pleines pour la seconde représentation du Tartuffe, un ordre exprès était venu pour empêcher la représentation.

«J'eus de la peine, dit le journaliste Robinet, à voir Tartuffe, tant il y avoit de monde:

Et maints couroient hazard
D'être étouffés dans la presse,
Où l'on oyoit crier sans cesse:
Hélas! monsieur Tartuffius,
Faut-il que de vous voir l'envie
Me coûte peut-être la vie?
On disloqua à quelques-uns
Manteaux et côtes...

Armande était Elmire; du Croisy, dont la voix était douce et l'air compassé, jouait Tartuffe. Madeleine Béjart, cette femme amère et violente qui avait tourmenté sa jeune sœur et l'avait forcée à se rejeter dans les bras d'un mari, représentait Dorine, la servante maîtresse, «forte en gueule et impertinente,» devenue la première autorité d'une maison mal conduite. Madame Pernelle, cette aïeule entêtée qui ouvre la scène d'une façon si admirable, était représentée par Béjart lui-même, et Molière s'était réservé le personnage du crédule Orgon.

Depuis ce temps Tartuffe représente le masque hypocrite et la formule du mensonge, non-seulement pour la France, mais pour l'Europe et l'avenir. Comme Patelin, Panurge, Figaro et Falstaff, comme Lovelace et Don Juan, il vit toujours, il est immortel.

Mais qu'est-ce que Tartuffe? Selon quelques commentateurs, ce serait le diable, der Tauffel, qui serait transformé en ter Teufel, puis enfin en Tartuffe. Selon d'autres, ce serait une allusion à ce personnage dévot qui, d'un ton contrit, onctueux et pieux, demandait sans cesse qu'on lui servît des «truffes.» Absurde étymologie. Tartuffe est simplement le Truffactor de la basse latinité, le «trompeur,» mot qui se rapporte à l'italien et à l'espagnol «truffa» combiné avec la syllabe augmentative «tra,» indiquant une qualité superlative et l'excès d'une qualité ou d'un défaut. Truffer, c'est tromper; «Tratruffar,» tromper excessivement et avec hardiesse. L'euphonie a donné ensuite «tartuffar,» puis Tartuffe. Il est curieux de retrouver cette dernière désignation appliquée aux «truffes» ou «tartuffes,» qui deviennent ainsi les trompeuses. Platina, dans son traité de Honesta voluptate, indique cette étymologie relevée par le Duchat et Ménage. Truffaldin, le fourbe vénitien, se rapporte à la même origine. Tartuffe, Truffactor, le Truffeur, est donc le roi des fourbes sérieux comme Mascarille est le roi des fourbes comiques; aussi toute manifestation de l'irritation française contre l'autorité de la formule, contre l'envahissement des simulacres, a-t-elle eu pour expression le mot Tartuffe. C'est Tartuffe que l'on a demandé, joué, applaudi, toutes les fois que le mécontentement populaire s'est soulevé secrètement ou ouvertement contre le joug. Molière a été plus effectif dans le sens que nous indiquons que cent révolutionnaires.

Molière n'eut pas seulement à combattre les résistances des dévots, mais les coquetteries et les prétentions d'Armande, qui voulait jouer le rôle d'Elmire en grande coquette, se surcharger de diamants et de dentelles, et éblouir tout le monde de l'éclat de sa parure. Une telle splendeur eût effrayé M. Tartuffe, dont la finesse madrée n'aurait pas osé approcher d'une si brillante idole. Molière, au grand chagrin d'Armande, lui imposa un ajustement plus modeste et plus conforme à la situation sociale de son mari.

Quarante-quatre représentations attestèrent la conquête redoutable et indestructible de Molière.

Tout s'émut. Un curé, qui s'appelait Roulet, et qui avait le soin d'une petite église de Paris (Saint-Barthélemy), publia contre l'auteur un pamphlet furieux, digne des temps de la Ligue. Bourdaloue tonna en chaire, Bossuet exhorta les chrétiens à ne pas se laisser séduire par le comédien impie. Le prince de Conti, devenu janséniste, frappa d'anathème son ancien protégé. La Bruyère, qui tenait à Bossuet par des liens sévères et secrets, essaya de prouver que le vrai Tartuffe, plus homme du monde et plus raffiné, ne se montre jamais sous d'aussi grossières et d'aussi franches couleurs. Les jésuites, bien qu'attaqués dans les passages où la morale d'Escobar est raillée, pardonnèrent à Molière, dont le père Bouhours composa l'épitaphe laudative; Fénelon, leur ami, dont l'âme tendre se joignait à un esprit si fin, prit parti pour le critique de la fausse dévotion, «qui, disait-il, rendait service à la vraie piété;» enfin les comédiens ravis assurèrent double part à Molière dans les recettes de toutes les représentations qui suivirent.

Les commentateurs ont cherché avec un soin minutieux les diverses circonstances et les anecdotes qui ont pu servir Molière dans la création de Tartuffe. Il a puisé dans tous les événements et tous les faits qui se sont manifestés entre 1660 et 1667: querelles du jansénisme et du molinisme; les Provinciales brûlées par le bourreau; les intrigues de l'austère duchesse de Navailles et d'Olympe de Mancini contre les amours du roi; la cassette de Fouquet et la chute de ce ministre; le personnage odieux de Letellier; toutes les manœuvres contradictoires des courtisans et des dévots; la fausse mysticité du père Lemoine; la rigidité affectée de quelques amis d'Arnauld; la morale relâchée d'Escobar; les arrestations arbitraires commandées par le roi; le personnage patelin et sensuel de cet abbé de Roquette, «qui prêchait les sermons d'autrui;» les anecdotes de la cour et de la ville; la disgrâce de la comtesse de Soissons; tout, jusqu'à la retraite sévère des Singlin et des Arnauld; l'époque entière vient se concentrer dans son œuvre. Il a même indiqué par le personnage de l'huissier «Loyal,» cet oiseau de proie si rempli de douceur, cet autre Patelin exerçant pieusement son triste office, l'existence d'une secte entière vouée à la componction la plus mielleuse et à une douceur de ton qui ne fait que s'accroître de l'inhumanité des actes. Les jésuites se turent. Les jansénistes sentirent le coup, et ne pardonnèrent pas à Molière.

Rabelais, Boccace, Pascal, Platon dans sa République, Scarron même dans sa nouvelle des Hypocrites, lui fournirent des couleurs et des détails. Il y a dans cette dernière nouvelle, imitée de l'espagnol, un «Montufar,» dont le nom, par parenthèse, n'est pas sans analogie avec «Tartuffe,» et qui échappe à la vengeance des lois par la même pénitence humiliée, par la même abjection chrétienne qui réussit à Tartuffe. Qui ne se souvenait alors des profondes hypocrisies du cardinal de Richelieu? Comme Tartuffe, il avait osé parler d'amour à la femme de son maître. Comme le héros de Molière, il s'était prosterné aux pieds de l'ennemi dont il allait faire tomber la tête.

Tartuffe est le point culminant du génie et de la doctrine de Molière. Le genre humain, facilement dupe de l'apparence; l'engouement si naturel à la race française, préparant au charlatanisme une conquête facile; la formule religieuse, le masque de la piété, en simulant le suprême idéal comme offrant un danger terrible, telle est l'idée fondamentale développée avec génie par Molière. La victoire lui reste.

Il savait bien ce qu'il voulait.

Lisez cette admirable préface du Tartuffe, chef-d'œuvre d'un style qui se rapproche de celui de Rousseau et de Pascal, et qui s'élève pour la netteté de la discussion au niveau des plus belles pages de la langue française. Non-seulement il y défend la comédie et le théâtre en général, mais la nature humaine qu'il réhabilite. C'est l'unique fragment de ce penseur et de ce poëte où nous puissions contempler à nu pour ainsi dire sa doctrine philosophique, que nous ne discutons pas ici:

«Rectifier et adoucir les passions au lieu de les retrancher.»


PRÉFACE DU TARTUFFE

Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée[127]; et les gens qu'elle joue ont bien fait voir qu'ils étoient plus puissans en France que tous ceux que j'ai joués jusques ici. Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins, ont souffert doucement qu'on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l'on a faites d'eux; mais les hypocrites n'ont point entendu raillerie; ils se sont effarouchés d'abord, et ont trouvé étrange que j'eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont tant d'honnêtes gens se mêlent. C'est un crime qu'ils ne sauroient me pardonner; et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n'ont eu garde de l'attaquer par le côté qui les a blessés; ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu; et le Tartuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d'un bout à l'autre, pleine d'abominations, et l'on n'y trouvera rien qui ne mérite le feu. Toutes les syllabes en sont impies; les gestes mêmes y sont criminels; et le moindre coup d'œil, le moindre branlement de tête, le moindre pas à droite ou à gauche, y cachent des mystères qu'ils trouvent moyen d'expliquer à mon désavantage.

J'ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amis, et à la censure de tout le monde: les corrections que j'y ai pu faire; le jugement du roi et de la reine, qui l'ont vue; l'approbation des grands princes et de messieurs les ministres, qui l'ont honorée publiquement de leur présence; le témoignage des gens de bien, qui l'ont trouvée profitable, tout cela n'a de rien servi. Ils n'en veulent point démordre; et, tous les jours encore, ils font crier en public des zélés indiscrets, qui me disent des injures pieusement, et me damnent par charité.

Je me soucierois fort peu de tout ce qu'ils peuvent dire, n'étoit l'artifice qu'ils ont de me faire des ennemis que je respecte, et de jeter dans leur parti de véritables gens de bien, dont ils préviennent la bonne foi, et qui, par la chaleur qu'ils ont pour les intérêts du ciel, sont faciles à recevoir les impressions qu'on veut leur donner. Voilà ce qui m'oblige à me défendre. C'est aux vrais dévots que je veux me justifier sur la conduite de ma comédie; et je les conjure de tout mon cœur de ne point condamner les choses avant que de les voir, de se défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux dont les grimaces les déshonorent.

Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu'elle ne tend nullement à jouer les choses que l'on doit révérer; que je l'ai traitée avec toutes les précautions que me demandoit la délicatesse de la matière; et que j'ai mis tout l'art et tous les soins qu'il m'a été possible pour bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui du vrai dévot. J'ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l'auditeur en balance; on le connoît d'abord aux marques que je lui donne; et, d'un bout à l'autre, il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d'un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose.

Je sais bien que pour réponse, ces messieurs tâchent d'insinuer que ce n'est point au théâtre à parler de ces matières; mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C'est une proposition qu'ils ne font que supposer, et qu'ils ne prouvent en aucune façon; et, sans doute, il ne seroit pas difficile de leur faire voir que la comédie, chez les anciens, a pris son origine de la religion, et faisoit partie de leurs mystères; que les Espagnols, nos voisins, ne célèbrent guère de fête où la comédie ne soit mêlée; et que, même parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d'une confrérie à qui appartient encore aujourd'hui l'hôtel de Bourgogne; que c'est un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importans mystères de notre foi; qu'on en voit encore des comédies imprimées en lettres gothiques, sous le nom d'un docteur de Sorbonne; et, sans aller chercher si loin, que l'on a joué, de notre temps, des pièces saintes de M. Corneille[128], qui ont été l'admiration de toute la France.

Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est, dans l'État, d'une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres; et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont moins puissans, le plus souvent, que ceux de la satire; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant; mais on ne veut point être ridicule.

On me reproche d'avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon imposteur. Eh! pouvois-je m'en empêcher, pour bien représenter le caractère d'un hypocrite? Il suffit, ce me semble, que je fasse connoître les motifs criminels qui lui font dire les choses, et que j'en aie retranché les termes consacrés, dont on auroit eu peine à lui entendre faire un mauvais usage.—Mais il débite au quatrième acte une morale pernicieuse.—Mais cette morale est-elle quelque chose dont tout le monde n'eût les oreilles rebattues. Dit-elle rien de nouveau dans ma comédie? Et peut-on craindre que des choses si généralement détestées fassent quelque impression dans les esprits; que je les rende dangereuses en les faisant monter sur le théâtre; qu'elles reçoivent quelque autorité de la bouche d'un scélérat? Il n'y a nulle apparence à cela; et l'on doit approuver la comédie du Tartuffe, ou condamner généralement toutes les comédies.

C'est à quoi l'on s'attache furieusement depuis un temps; et jamais on ne s'étoit si fort déchaîné contre le théâtre. Je ne puis pas nier qu'il n'y ait eu des pères de l'Église qui ont condamné la comédie; mais on ne peut pas me nier aussi qu'il n'y en ait eu quelques-uns qui l'ont traitée un peu plus doucement. Ainsi l'autorité dont on prétend appuyer la censure est détruite par ce partage; et toute la conséquence qu'on peut tirer de cette diversité d'opinions en des esprits éclairés des mêmes lumières, c'est qu'ils ont pris la comédie différemment, et que les uns l'ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l'ont regardée dans sa corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles qu'on a eu raison de nommer des spectacles de turpitude.

Et, en effet, puisqu'on doit discourir des choses, et non pas des mots, et que la plupart des contrariétés viennent de ne se pas entendre, et d'envelopper dans un même mot des choses opposées, il ne faut qu'ôter le voile de l'équivoque, et regarder ce qu'est la comédie en soi, pour voir si elle est condamnable. On connoîtra sans doute que, n'étant autre chose qu'un poëme ingénieux qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des hommes, on ne sauroit la censurer sans injustice; et, si nous voulons ouïr là-dessus le témoignage de l'antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la comédie, eux qui faisoient profession d'une sagesse si austère, et qui crioient sans cesse après les vices de leur siècle. Elle nous fera voir qu'Aristote a consacré des veilles au théâtre, et s'est donné le soin de réduire en préceptes l'art de faire des comédies. Elle nous apprendra que de ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d'en composer eux-mêmes; qu'il y en a eu d'autres qui n'ont pas dédaigné de réciter en public celles qu'ils avoient composées; que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime par les prix glorieux et par les superbes théâtres dont elle a voulu l'honorer; et que, dans Rome enfin, ce même art a reçu aussi des honneurs extraordinaires: je ne dis pas dans Rome débauchée, et sous la licence des empereurs, mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des consuls, et dans le temps de la vigueur de la vertu romaine.

J'avoue qu'il y a eu des temps où la comédie s'est corrompue. Et qu'est-ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours? Il n'y a chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime; point d'art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les intentions; rien de si bon en soi qu'ils ne puissent tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons; et cependant il y a eu des temps où elle s'est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d'empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du ciel: elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connoissance d'un Dieu, par la contemplation des merveilles de la nature; et pourtant on n'ignore pas que souvent on l'a détournée de son emploi, et qu'on l'a occupée publiquement à soutenir l'impiété. Les choses mêmes les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes; et nous voyons des scélérats qui tous les jours abusent de la piété, et la font servir méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu'il est besoin de faire: on n'enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses que l'on corrompt avec la malice des corrupteurs: on sépare toujours le mauvais usage d'avec l'intention de l'art; et, comme on ne s'avise point de défendre la médecine pour avoir été bannie de Rome, ni la philosophie pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes, on ne doit point aussi vouloir interdire la comédie pour avoir été censurée en de certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici. Elle s'est renfermée dans ce qu'elle a pu voir; et nous ne devons point la tirer des bornes qu'elle s'est données, l'étendre plus loin qu'il ne faut, et lui faire embrasser l'innocent avec le coupable. La comédie qu'elle a eu dessein d'attaquer n'est point du tout la comédie que nous voulons défendre. Il se faut bien garder de confondre celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont tout à fait opposées. Elles n'ont aucun rapport l'une avec l'autre que la ressemblance du nom; et ce seroit une injustice épouvantable que de vouloir condamner Olympe, qui est femme de bien, parce qu'il y a une Olympe qui a été une débauchée. De semblables arrêts, sans doute, feroient un grand désordre dans le monde. Il n'y auroit rien par là qui ne fût condamné; et, puisque l'on ne garde point cette rigueur à tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la même grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l'on verra régner l'instruction de l'honnêteté.

Je sais qu'il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie; qui disent que les plus honnêtes sont les plus dangereuses; que les passions que l'on y dépeint sont d'autant plus touchantes qu'elles sont pleines de vertu, et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel grand crime c'est que de s'attendrir à la vue d'une passion honnête; et c'est un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu'une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine; et je ne sais s'il n'est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les passions des hommes que de vouloir les retrancher entièrement. J'avoue qu'il y a des lieux qu'il vaut mieux fréquenter que le théâtre; et, si l'on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu'elle soit condamnée avec le reste; mais, supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu'on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie. Je me suis étendu trop loin. Finissons par un mot d'un grand prince[129] sur la comédie du Tartuffe.

Huit jours après qu'elle eut été défendue, on représenta devant la cour une pièce intitulée Scaramouche ermite; et le roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire:

«Je voudrois bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche;» à quoi le prince répondit: «La raison de cela, c'est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs-là ne se soucient point; mais celle de Molière les joue eux-mêmes; c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir.»


PREMIER PLACET

PRÉSENTÉ AU ROI

Sur la comédie du Tartuffe, qui n'avoit pas encore été représentée en public.

Sire,

Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j'ai cru que, dans l'emploi où je me trouve[130], je n'avois rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle; et, comme l'hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j'avois eu, Sire, la pensée que je ne rendrois pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisois une comédie qui décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux monnoyeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique.

Je l'ai faite, Sire, cette comédie, avec tout le soin, comme je crois, et toutes les circonspections que pouvoit demander la délicatesse de la matière; et, pour mieux conserver l'estime et le respect qu'on doit aux vrais dévots, j'en ai distingué le plus que j'ai pu le caractère que j'avois à toucher. Je n'ai point laissé d'équivoque, j'ai ôté ce qui pouvoit confondre le bien avec le mal, et ne me suis servi, dans cette peinture, que des couleurs expresses et des traits essentiels qui font reconnoître d'abord un véritable et franc hypocrite.

Cependant toutes mes précautions ont été inutiles. On a profité, Sire, de la délicatesse de votre âme sur les matières de religion, et l'on a su vous prendre par l'endroit seul que vous êtes prenable, je veux dire par le respect des choses saintes. Les tartuffes, sous main, ont eu l'adresse de trouver grâce auprès de Votre Majesté; et les originaux enfin ont fait supprimer la copie, quelque innocente qu'elle fût, et quelque ressemblante qu'on la trouvât.

Bien que ce m'eût été un coup sensible que la suppression de cet ouvrage, mon malheur pourtant étoit adouci par la manière dont Votre Majesté s'étoit expliquée sur ce sujet; et j'ai cru, Sire, qu'elle m'ôtoit tout lieu de me plaindre, ayant eu la bonté de déclarer qu'elle ne trouvoit rien à dire dans cette comédie, qu'elle me défendoit de produire en public.

Mais, malgré cette glorieuse déclaration du plus grand roi du monde et du plus éclairé, malgré l'approbation encore de monsieur le légat, et de la plus grande partie de nos prélats, qui tous, dans les lectures particulières que je leur ai faites de mon ouvrage, se sont trouvés d'accord avec les sentiments de Votre Majesté; malgré tout cela, dis-je, on voit un livre composé par le curé de..., qui donne hautement un démenti à tous ces augustes témoignages. Votre Majesté a beau dire, et monsieur le légat et messieurs les prélats ont beau donner leur jugement, ma comédie, sans l'avoir vue[131], est diabolique, et diabolique mon cerveau; je suis un démon vêtu de chair et habillé en homme, un libertin, un impie digne d'un supplice exemplaire. Ce n'est pas assez que le feu expie en public mon offense, j'en serois quitte à trop bon marché; le zèle charitable de ce galant homme de bien n'a garde de demeurer là; il ne veut point que j'aie de miséricorde auprès de Dieu, il veut absolument que je sois damné; c'est une affaire résolue.

Ce livre, Sire, a été présenté à Votre Majesté: et, sans doute, elle juge bien elle-même combien il m'est fâcheux de me voir exposé tous les jours aux insultes de ces messieurs; quel tort me feront dans le monde de telles calomnies, s'il faut qu'elles soient tolérées; et quel intérêt j'ai enfin à me purger de son imposture, et à faire voir au public que ma comédie n'est rien moins que ce qu'on veut qu'elle soit. Je ne dirai point, Sire, ce que j'aurois à demander pour ma réputation, et pour justifier à tout le monde l'innocence de mon ouvrage: les rois éclairés comme vous n'ont pas besoin qu'on leur marque ce qu'on souhaite; ils voient, comme Dieu, ce qu'il nous faut, et savent mieux que nous ce qu'ils nous doivent accorder. Il me suffit de mettre mes intérêts entre les mains de Votre Majesté; et j'attends d'elle, avec respect, tout ce qu'il lui plaira d'ordonner là-dessus.

SECOND PLACET

PRÉSENTÉ AU ROI

Dans son camp devant la ville de Lille en Flandre, par les sieurs la Thorillière et la Grange, comédiens de Sa Majesté, et compagnons du sieur Molière sur la défense qui fut faite, le 6 août 1667, de représenter le Tartuffe jusques à nouvel ordre de Sa Majesté.

Sire,

C'est une chose bien téméraire à moi que de venir importuner un grand monarque au milieu de ses glorieuses conquêtes; mais, dans l'état où je me vois, où trouver, Sire, une protection qu'au lieu où je la viens chercher; et qui puis-je solliciter contre l'autorité de la puissance qui m'accable, que la source de la puissance et de l'autorité, que le juste dispensateur des ordres absolus, que le souverain juge et le maître de toutes choses?

Ma comédie, Sire, n'a pu jouir ici des bontés de Votre Majesté. En vain je l'ai produite sous le titre de l'Imposteur, et déguisé le personnage sous l'ajustement d'un homme du monde; j'ai eu beau lui donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée, et des dentelles sur tout l'habit, mettre en plusieurs endroits des adoucissements, et retrancher avec soin tout ce que j'ai jugé capable de fournir l'ombre d'un prétexte aux célèbres originaux du portrait que je voulois faire, tout cela n'a de rien servi. La cabale s'est réveillée aux simples conjectures qu'ils ont pu avoir de la chose. Ils ont trouvé moyen de surprendre des esprits qui, dans toute autre matière, font une haute profession de ne se point laisser surprendre. Ma comédie n'a pas plutôt paru, qu'elle s'est vue foudroyée par le coup d'un pouvoir qui doit imposer du respect; et tout ce que j'ai pu faire en cette rencontre pour me sauver moi-même de l'éclat de cette tempête, c'est de dire que Votre Majesté avoit eu la bonté de m'en permettre la représentation, et que je n'avois pas cru qu'il fût besoin de demander cette permission à d'autres, puisqu'il n'y avoit qu'elle seule qui me l'eût défendue.

Je ne doute point, Sire, que les gens que je peins dans ma comédie ne remuent bien des ressorts auprès de Votre Majesté, et ne jettent dans leur parti, comme ils ont déjà fait, de véritables gens de bien, qui sont d'autant plus prompts à se laisser tromper qu'ils jugent d'autrui par eux-mêmes. Ils ont l'art de donner de belles couleurs à toutes leurs intentions. Quelque mine qu'ils fassent, ce n'est point du tout l'intérêt de Dieu qui les peut émouvoir, ils l'ont assez montré dans les comédies qu'ils ont souffert qu'on ait jouées tant de fois en public sans en dire le moindre mot. Celles-là n'attaquoient que la piété et la religion, dont ils se soucient fort peu; mais celle-ci les attaque et les joue eux-mêmes; et c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir. Ils ne sauroient me pardonner de dévoiler leurs impostures aux yeux de tout le monde; et, sans doute, on ne manquera pas de dire à Votre Majesté que chacun s'est scandalisé de ma comédie. Mais la vérité pure, Sire, c'est que tout Paris ne s'est scandalisé que de la défense qu'on en a faite; que les plus scrupuleux en ont trouvé la représentation profitable; et qu'on s'est étonné que des personnes d'une probité si connue aient eu une si grande déférence pour des gens qui devroient être l'horreur de tout le monde, et sont si opposés à la véritable piété dont elles font profession.

J'attends avec respect l'arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière; mais il est très-assuré, Sire, qu'il ne faut plus que je songe à faire des comédies si les tartuffes ont l'avantage; qu'ils prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui pourront sortir de ma plume.

Daignent vos bontés, Sire, me donner une protection contre leur rage envenimée! et puissé-je, au retour d'une campagne si glorieuse, délasser Votre Majesté des fatigues de ses conquêtes, lui donner d'innocens plaisirs après de si nobles travaux, et faire rire le monarque qui fait trembler toute l'Europe!

TROISIÈME PLACET

PRÉSENTÉ AU ROI, LE 5 FÉVRIER 1669.

Sire,

Un fort honnête médecin[132], dont j'ai l'honneur d'être le malade, me promet et veut s'obliger par-devant notaire de me faire vivre encore trente années, si je puis lui obtenir une grâce de Votre Majesté. Je lui ai dit, sur sa promesse, que je ne lui demandois pas tant, et que je serois satisfait de lui, pourvu qu'il s'obligeât de ne me point tuer. Cette grâce, Sire, est un canonicat de votre chapelle royale de Vincennes, vacant par la mort de...

Oserois-je demander encore cette grâce à Votre Majesté le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par vos bontés? Je suis, par cette première faveur, réconcilié avec les dévots: et je le serois, par cette seconde, avec les médecins. C'est pour moi, sans doute, trop de grâces à la fois; mais peut-être n'en est-ce pas trop pour Votre Majesté; et j'attends, avec un peu d'espérance respectueuse, la réponse de mon placet.


PERSONNAGES. ACTEURS.
MADAME PERNELLE, mère d'Orgon. Béjart.
ORGON, mari d'Elmire. Molière.
ELMIRE, femme d'Orgon. MlleMolière.
DAMIS, fils d'Orgon. Hubert.
MARIANE, fille d'Orgon et amante de Valère. MlleDebrie.
VALÈRE. amant de Mariane. La Grange.
CLÉANTE, beau-frère d'Orgon. La Thorillière.
TARTUFFE, faux dévot. Du Croisy.
DORINE, suivante de Mariane. Mad. Béjart.
M. LOYAL, sergent[133]. Debrie.
UN EXEMPT.  
FLIPOTE, servante de madame Pernelle.  
La scène est à Paris, dans la maison d'Orgon.

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