← Retour

Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia

Author: Jean de La Brète

Release date: November 17, 2007 [eBook #23520]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MON ONCLE ET MON CURÉ; LE VOEU DE NADIA ***

MON ONCLE

ET

MON CURÉ

————

et

————

LE VŒU

DE

NADIA

PAR

JEAN DE LA BRÈTE

————

COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE, PRIX MONTYON

medallion

L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en août 1889.

PARIS

LIBRAIRIE PLON

E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

RUE GARANCIÈRE, 10

———

Tous droits réservés

MON ONCLE ET MON CURÉ
Chapitres: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX
LE VŒU DE NADIA
Chapitres: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII

MON ONCLE ET MON CURÉ


I

Je suis si petite qu'on pourrait me donner la qualification de naine, si ma tête, mes pieds et mes mains n'étaient pas parfaitement proportionnés à ma taille. Mon visage n'a ni la longueur démesurée, ni la largeur ridicule que l'on attribue aux nains et aux êtres difformes en général, et la finesse de mes extrémités serait enviée par plus d'une belle dame.

Cependant, l'exiguïté de ma taille m'a fait verser des larmes en cachette.

Je dis en cachette, car mon corps lilliputien renfermait une âme fière, orgueilleuse, incapable de donner le spectacle de ses faiblesses au premier venu..., et surtout à ma tante. Du moins, telle était ma façon de sentir à quinze ans. Mais les événements, les chagrins, les soucis, les joies, la pratique de la vie, en un mot, ont détendu rapidement des caractères beaucoup plus rigides que le mien.

Ma tante était la femme la plus désagréable que j'aie jamais connue. Je la trouvais fort laide, autant que mon esprit, qui n'avait jamais rien vu ni rien comparé, pouvait en juger. Sa figure était anguleuse et commune, sa voix criarde, sa démarche lourde et sa stature ridiculement élevée.

Près d'elle, j'avais l'air d'un puceron, d'une fourmi. Quand je lui parlais, je levais la tête aussi haut que si j'avais voulu examiner la cime d'un peuplier. Elle était d'origine plébéienne et, semblable à beaucoup de gens de sa race, prisait par-dessus tout la force physique et professait pour ma chétive personne un dédain qui m'écrasait.

Son moral était la reproduction fidèle de son physique. Il ne renfermait que des âpretés, des aspérités, des angles aigus contre lesquels les infortunés, qui vivaient avec elle, se cassaient le nez quotidiennement.

Mon oncle, gentilhomme campagnard dont la bêtise était devenue proverbiale dans le pays, l'avait épousée par faiblesse d'esprit et de caractère. Il mourut peu de temps après son mariage, et je ne l'ai jamais connu. Quand je pus réfléchir, j'attribuai cette mort prématurée à ma tante, qui me paraissait de force à conduire rapidement en terre non seulement un pauvre sire comme mon oncle, mais encore tout un régiment de maris.

J'avais deux ans, quand mes parents s'en allèrent dans l'autre monde, m'abandonnant aux caprices des événements, de la vie et de mon conseil de famille. D'une belle fortune, ils laissaient d'assez jolis débris: quatre cent mille francs, environ, en terres, qui rapportaient un fort bon revenu.

Ma tante consentit à m'élever. Elle n'aimait pas les enfants, mais, son mari ayant mal administré, elle était pauvre et songeait avec satisfaction que l'aisance entrerait avec moi dans sa maison.

Quelle laide maison! grande, délabrée, mal tenue; bâtie au milieu d'une cour remplie de fumier, de boue, de poules et de lapins. Derrière s'étendait un jardin dans lequel poussaient pêle-mêle toutes les plantes de la création, sans que personne s'en souciât le moins du monde. Je pense que, de mémoire d'homme, on n'avait vu un jardinier émonder les arbres ou arracher les mauvaises herbes qui croissaient à leur guise, sans que ma tante et moi nous eussions l'idée de nous en occuper.

Cette forêt vierge me déplaisait, car, même enfant, j'avais un goût inné pour l'ordre.

La propriété s'appelait le Buisson. Elle était située au fond de la campagne, à une demi-lieue de l'église et d'un petit village composé d'une vingtaine de chaumières. Ni château, ni castel, ni manoir à cinq lieues à la ronde. Nous vivions dans l'isolement le plus complet. Ma tante allait quelquefois à C..., la ville la plus voisine du Buisson. Je désirais vivement l'accompagner, de sorte qu'elle ne m'emmenait jamais.

Les seuls événements de notre vie étaient l'arrivée des fermiers, qui apportaient des redevances ou l'argent de leurs termes, et les visites du curé.

Oh! l'excellent homme, que mon curé!

Il venait trois fois par semaine à la maison, s'étant chargé, dans un jour de beau zèle, de bourrer ma cervelle de toutes les sciences à lui connues.

Il poursuivit sa tâche avec persévérance, quoique je m'entendisse à exercer sa patience. Non pas que j'eusse la tête dure, j'apprenais avec facilité; mais la paresse était mon péché mignon: je l'aimais, je le dorlotais, en dépit des frais d'éloquence du curé et de ses efforts multiples pour extirper de mon âme cette plante de Satan.

Ensuite, et c'était là le point le plus grave, la faculté du raisonnement se développa chez moi rapidement. J'entrais dans des discussions qui mettaient le curé à l'envers; je me permettais des appréciations qui heurtaient et froissaient souvent ses plus chères opinions.

C'était un vif plaisir pour moi de le contredire, de le taquiner, de prendre le contre-pied de ses idées, de ses goûts, de ses assertions. Cela me fouettait le sang, me tenait l'esprit en éveil. Je soupçonne qu'il éprouvait le même sentiment et qu'il eût été profondément désolé si j'avais perdu tout à coup mes habitudes ergoteuses et l'indépendance de mes idées.

Mais je n'avais garde, car, lorsque je le voyais se trémousser sur son siège, ébouriffer ses cheveux avec désespoir, barbouiller son nez de tabac en oubliant toutes les règles de la propreté, oubli qui n'avait lieu que dans les cas sérieux, rien n'égalait ma satisfaction.

Cependant, s'il eût été seul en jeu, je crois que j'aurais résisté quelquefois au démon tentateur. Ma tante avait pris la funeste habitude d'assister aux leçons, bien qu'elle n'y comprît rien et qu'elle bâillât dix fois par heure.

Or, la contradiction, lors même que sa laide personne n'était pas en scène, la mettait en fureur; fureur d'autant plus grande qu'elle n'osait rien dire devant le curé. Ensuite, me voir discuter lui paraissait une monstruosité dans l'ordre physique et moral. Jamais je ne m'attaquais à elle directement, car elle était brutale et j'avais peur des coups. Enfin, ma voix,—cependant douce et musicale, je m'en flatte!—produisait sur ses nerfs auditifs un effet désastreux.

En cette occurrence, on comprendra qu'il me fût impossible, absolument impossible, de ne pas mettre en œuvre ma malice pour faire enrager ma tante et tourmenter mon curé.

Cependant, je l'aimais, ce pauvre curé! je l'aimais beaucoup, et je savais que, en dépit de mes raisonnements saugrenus qui allaient parfois jusqu'à l'impertinence, il avait pour moi la plus grande affection. Je n'étais pas seulement son ouaille préférée, j'étais son enfant de prédilection, son œuvre, la fille de son cœur et de son esprit. À cet amour paternel se mêlait une teinte d'admiration pour mes aptitudes, mes paroles et mes actes en général.

Il avait pris sa tâche à cœur; il avait juré de m'instruire, de veiller sur moi comme un ange tutélaire, malgré ma mauvaise tête, ma logique et mes boutades. Du reste, cette tâche était devenue promptement la plus douce chose de sa vie, la meilleure, si ce n'est la seule distraction de son existence monotone.

Par la pluie, le vent, la neige, la grêle, la chaleur, le froid, la tempête, je voyais apparaître le curé, sa soutane retroussée jusqu'aux genoux et son chapeau sous le bras. Je ne sais si, de ma vie, je l'en ai vu coiffé. Il avait la manie de marcher la tête découverte, souriant aux passants, aux oiseaux, aux arbres, aux brins d'herbe. Replet et dodu, il paraissait rebondir sur la terre qu'il foulait d'un pas alerte, et à laquelle il semblait dire: «Tu es bonne, et je t'aime!» Il était content de vivre, content de lui-même, content de tout le monde. Sa bonne figure, rose et fraîche, entourée de cheveux blancs, me rappelait ces roses tardives qui fleurissent encore sous les premières neiges.

Quand il entrait dans la cour, poules et lapins accouraient à sa voix pour grignoter quelques croûtes de pain qu'il avait eu soin de glisser dans sa poche avant de quitter le presbytère. Perrine, la fille de basse-cour, venait lui faire la révérence, puis Suzon, la cuisinière, s'empressait d'ouvrir la porte et de l'introduire dans le salon où nous prenions nos leçons.

Ma tante, plantée dans un fauteuil avec la grâce d'un paratonnerre un peu épais, se levait à son approche, lui souhaitait la bienvenue d'un air maussade et se lançait au galop sur le chapitre de mes méfaits. Après quoi, se rasseyant tout d'une pièce, elle prenait un tricot, son chat favori sur ses genoux, et attendait, ou n'attendait pas, l'occasion de me dire une chose désagréable.

Le bon curé écoutait avec patience cette voix rêche qui brisait le tympan. Il arrondissait le dos comme si la mercuriale était pour lui, et me menaçait du doigt en souriant à moitié. Dieu merci, il connaissait ma tante de longue date.

Nous nous installions à une petite table que nous avions placée près de la fenêtre. Cette position avait pour double avantage de nous tenir assez éloignés de ma tante, qui trônait près de la cheminée, au fond de l'appartement, puis de permettre à mes yeux de suivre le vol des hirondelles et des mouches; et, en hiver, d'observer les effets de la neige et du givre sur les arbres du jardin.

Le curé posait sa tabatière à côté de lui, un mouchoir à carreaux sur le bras de son fauteuil, et la leçon commençait.

Quand ma paresse n'avait pas été trop grande, les choses allaient bien, tant qu'il s'agissait des devoirs à corriger, car, quoiqu'ils fussent le plus courts possible, ils étaient toujours soignés. Mon écriture était nette et mon style facile. Le curé secouait la tête d'un air satisfait, prisait avec enthousiasme, et répétait: «Bon, très bon!» sur tous les tons.

Pendant ce temps, je comptais mentalement les taches qui couvraient sa soutane, et je me demandais quelle apparence il pourrait bien présenter s'il avait une perruque noire, des culottes collantes et un habit de velours rouge, comme celui que mon grand-oncle portait sur son portrait.

L'idée du curé en culotte et en perruque était si plaisante, que je partais d'un grand éclat de rire. Alors ma tante s'écriait:

«Sotte! petite bête!»

Et autres aménités de ce genre, qui avaient le privilège d'être aussi parlementaires qu'explicites.

Le curé me regardait en souriant, et répétait deux ou trois fois:

«Ah! jeunesse! belle jeunesse!»

Et un souvenir rétrospectif sur ses quinze ans lui faisait ébaucher un soupir.

Après cela, nous passions à la récitation, et les choses n'allaient plus si bien. C'était l'heure critique, le moment de la causerie, des opinions personnelles, des discussions, voire même des disputes.

Le curé aimait les hommes de l'antiquité, les héros, les actions presque fabuleuses dans lesquelles le courage physique a joué un rôle important. Cette préférence était étrange, car il n'était pas précisément pétri de l'argile qui fait les héros.

J'avais remarqué qu'il n'aimait point à retourner chez lui à la nuit, et cette découverte, tout en me le rendant plus cher, car j'étais moi-même fort poltronne, ne pouvait me laisser aucune illusion sur son courage.

Ensuite, sa bonne âme placide, tranquille, amie du repos, de la routine, de ses ouailles et du corps qui la possédait, n'avait jamais, au grand jamais, rêvé le martyre. Je le voyais pâlir, autant du moins que ses joues roses le lui permettaient, en lisant le récit des supplices infligés aux premiers chrétiens.

Il trouvait très beau d'entrer dans le paradis d'un bond héroïque, mais il pensait qu'il était bien doux de s'avancer tranquillement vers l'éternité sans fatigue et sans hâte. Il n'avait pas de ces élans exaltés qui inspirent le désir de la mort pour voir plus tôt le souverain des mondes et du temps. Oh! point du tout! Il était décidé à s'en aller sans murmurer quand son heure arriverait, mais il désirait sincèrement que ce fût le plus tard possible.

J'avoue que mon tempérament, qui ne brille pas par la corde héroïque, s'arrange de cette morale douce et facile.

Néanmoins, il en tenait pour ses héros; il les admirait, les exaltait, les aimait d'autant plus, sans doute, que, le cas échéant, il se sentait absolument incapable de les imiter.

Quant à moi, je ne partageais ni ses goûts, ni ses admirations. J'éprouvais une antipathie prononcée pour les Grecs et les Romains. Par un travail subtil de mon intelligence fantaisiste, j'avais décidé que ces derniers ressemblaient à ma tante..., ou que ma tante leur ressemblait, comme on voudra, et, du jour où je fis ce rapprochement, les Romains furent jugés, condamnés, exécutés dans mon esprit.

Cependant le curé s'obstinait à barboter avec moi dans l'histoire romaine, et je m'entêtais, de mon côté, à n'y prendre aucun intérêt. Les hommes de la République me laissaient froide, et les Empereurs se confondaient dans ma tête. Le curé avait beau pousser des exclamations admiratives, se fâcher, raisonner, rien n'ébranlait mon insensibilité et mon idée personnelle.

Par exemple, racontant l'histoire de Mucius Scévola, je terminais ainsi:

«Il brûla sa main droite pour la punir de s'être trompée, ce qui prouve qu'il n'était qu'un sot!»

Le curé, qui m'écoutait un instant auparavant d'un air béat, tressautait d'indignation.

«Un sot! mademoiselle... Et pourquoi cela?

—Parce que la perte de sa main ne réparait pas son erreur, répondais-je, que Porsenna n'en était ni plus ni moins vivant, et que le secrétaire ne s'en portait pas mieux.

—Bien, ma petite; mais Porsenna fut assez effrayé pour lever le siège immédiatement.

—Ceci, monsieur le curé, prouve que Porsenna n'était qu'un poltron.

—Soit! mais Rome était délivrée, et grâce à qui? grâce à Scévola, grâce à son action héroïque!»

Et le curé, qui, frémissant à l'idée de se brûler le bout du petit doigt, n'en admirait que mieux Mucius Scévola, de s'exalter, de se démener pour me faire apprécier son héros.

«J'en tiens pour ce que j'ai dit, reprenais-je tranquillement; ce n'était qu'un sot, et un grand sot!»

Le curé, suffoqué, s'écriait:

«Quand les enfants se mêlent de raisonner, les mortels entendent bien des sottises.

—Monsieur le curé, vous m'avez appris, l'autre jour, que la raison est la plus belle faculté de l'homme.

—Sans doute, sans doute, quand il sait s'en servir. Puis, je parlais de l'homme fait, et non des petites filles.

—Monsieur le curé, le petit oiseau essaie ses forces au bord du nid.»

L'excellent homme, un peu déconcerté, s'ébouriffait les cheveux avec énergie, ce qui lui donnait l'air d'une tête de loup poudrée à blanc.

«Vous avez tort de tant discuter, ma petite, me disait-il quelquefois; c'est un péché d'orgueil. Vous ne m'aurez pas toujours pour vous répondre, et quand vous serez aux prises avec la vie, vous apprendrez qu'on ne discute pas avec elle, qu'on la subit.»

Mais je me souciais bien de la vie! J'avais un curé pour exercer ma logique, et cela me suffisait.

Lorsque je l'avais bien taquiné, ennuyé, harcelé, il s'efforçait de donner à son visage une expression sévère, mais il était obligé de renoncer à son projet, sa bouche, toujours souriante, se refusant absolument à lui obéir.

Alors il me disait:

«Mademoiselle de Lavalle, vous repasserez vos empereurs romains, et vous ferez en sorte de ne pas confondre Tibère avec Vespasien.

—Laissons ces bonshommes, monsieur le curé, lui répondais-je, ils m'ennuient. Savez-vous que, si vous aviez vécu de leur temps, ils vous auraient grillé vif, ou arraché la langue et les ongles, ou coupé en petits morceaux menus comme chair à pâté!»

À ce sombre tableau, le curé tressaillait légèrement, et s'en allait en trottinant, sans daigner me répondre.

Je savais que son mécontentement était arrivé à son apogée quand il m'appelait Mademoiselle de Lavalle. Ce nom cérémonieux en était la plus vive manifestation, et j'avais des remords, jusqu'au moment où je le voyais apparaître de nouveau, les cheveux au vent et le sourire aux lèvres.

II

Ma tante me brutalisait quand j'étais enfant, et j'avais tellement peur des coups que je lui obéissais sans discuter.

Elle me battit encore le jour où j'atteignis mes seize ans, mais ce fut pour la dernière fois. À partir de ce jour, fécond pour moi en événements intimes, une révolution, qui grondait sourdement dans mon esprit depuis quelques mois, éclata tout à coup et changea complètement ma manière d'être avec ma tante.

En ce temps-là, le curé et moi nous repassions l'histoire de France, que je me flattais de très bien connaître. Il est certain que, étant données les lacunes et les restrictions de mon livre, mon savoir était aussi grand que possible.

Le curé professait pour ses rois un amour poussé jusqu'à la vénération, et, cependant, il n'aimait pas François Ier. Cette antipathie était d'autant plus singulière que François Ier était valeureux et qu'il est resté populaire. Mais il n'allait pas au curé, qui ne perdait jamais l'occasion de le critiquer; aussi, par esprit de contradiction, je le choisis pour mon favori.

Le jour dont j'ai parlé plus haut, je devais réciter la leçon concernant mon ami. Je ruminai longtemps la veille pour trouver un moyen de le faire briller aux yeux du curé. Malheureusement, je ne pouvais que répéter les expressions de mon histoire, en émettant des opinions qui reposaient beaucoup plus sur une impression que sur un raisonnement.

Il y avait une heure que je me cassais la tête à réfléchir, quand une idée brillante me traversa l'esprit:

«La bibliothèque!» m'écriai-je.

Aussitôt, je traversai en courant un long corridor, et pénétrai, pour la première fois, dans une pièce de moyenne grandeur, entièrement tapissée de rayons couverts de livres réunis entre eux par les fils tenus d'une multitude de toiles d'araignée. Elle communiquait avec les appartements qu'on avait fermés après la mort de mon oncle pour ne plus jamais y entrer; elle sentait tellement le moisi, le renfermé, que je fus presque suffoquée. Je m'empressai d'ouvrir la fenêtre qui, très petite, n'avait ni volets ni persiennes et donnait sur le coin le plus sauvage du jardin; puis je procédai à mes recherches. Mais comment découvrir François Ier au milieu de tous ces volumes?

J'allais abandonner la partie, quand le titre d'un petit livre me fit pousser un cri de joie. C'étaient les biographies des rois de France jusqu'à Henri IV exclusivement. Une gravure assez bonne, représentant François Ier dans le splendide costume des Valois, était jointe à la biographie. Je l'examinai avec étonnement.

«Est-il possible, me dis-je émerveillée, qu'il y ait des hommes aussi beaux que cela!»

Le biographe, qui ne partageait pas l'antipathie du curé pour mon héros, en faisait l'éloge sans aucune restriction. Il parlait, avec une conviction enthousiaste de sa beauté, de sa valeur, de son esprit chevaleresque, de la protection éclairée qu'il accorda aux lettres et aux arts. Il terminait par deux lignes sur sa vie privée, et j'appris ce que j'ignorais complètement, c'est que:

«François Ier menait joyeuse vie et aimait prodigieusement les femmes. Qu'il préféra grandement et sincèrement belle dame Anne de Pisseleu, à laquelle il donna le comté d'Étampes, qu'il érigea en duché pour lui être moult agréable.»

De ces quelques mots, je tirai les conclusions suivantes: Premièrement, ayant découvert, depuis un mois, que mon existence était monotone, qu'il me manquait beaucoup de choses, que la possession d'un curé, d'une tante, de poules et de lapins ne suffisait point au bonheur, je décidai qu'une joyeuse vie étant évidemment le contraire de la mienne, François Ier avait fait preuve d'un grand jugement en la choisissant;

Deuxièmement, qu'il professait certainement la sainte vertu de charité prêchée par mon curé, puisqu'il aimait tant les femmes;

Troisièmement, qu'Anne de Pisseleu était une heureuse personne, et que j'aurais bien voulu qu'un roi me donnât un comté érigé en duché pour m'être «moult agréable».

«Bravo! m'écriai-je en lançant le livre au plafond et en le rattrapant lestement. Voici de quoi confondre le curé et le convertir à mon opinion.»

Le soir, dans mon lit, je relus la petite biographie.

«Quel brave homme que ce François Ier! me dis-je. Mais pourquoi l'auteur ne parle-t-il que de son affection pour les femmes? Pourquoi n'a-t-il pas écrit qu'il aimait aussi les hommes? Après tout, chacun a son goût! mais si je juge les femmes d'après ma tante, je crois que j'aurais une préférence marquée pour les hommes.»

Puis je me rappelai que le biographe était du sexe masculin, et je pensai qu'il avait sans doute cru poli, aimable et modeste, de se passer sous silence, lui et ses congénères.

Je m'endormis sur cette idée lumineuse.

Le lendemain, je me levai fort contente. D'abord j'avais seize ans; ensuite, la petite créature, qui se regardait dans la glace, examinait un visage qui ne lui déplaisait pas; puis je fis deux ou trois pirouettes en songeant à la stupéfaction du curé devant ma science nouvelle.

Dans mon impatience, j'étais installée à ma table depuis un temps assez long, quand il arriva, rose et souriant. À sa vue, le cœur me battit un peu, comme celui des grands capitaines à la veille d'une bataille.

«Voyons, ma petite, me dit-il quand les devoirs furent corrigés et qu'il eut fait la grimace sur leur laconisme, passons à François Ier, et examinons-le sous toutes les faces.»

Il s'établit commodément dans son fauteuil, prit sa tabatière d'une main, son mouchoir de l'autre, et, me regardant de côté, se prépara à soutenir la discussion qu'il prévoyait.

Je partis à fond de train sur mon sujet; je m'agitai, m'animai, m'enthousiasmai; j'appuyai beaucoup sur les qualités prônées dans mon histoire, après quoi je passai à mes connaissances particulières.

«Et quel charmant homme, monsieur le curé! Sa taille était majestueuse, sa figure noble et belle; une si jolie barbe taillée en pointe et de si beaux yeux!»

Je m'arrêtai un instant pour reprendre haleine, et le curé, effarouché, se dressant tout raide comme ces diablotins à ressort enfermés dans des boîtes en carton, s'écria:

«Où avez-vous pris ces balivernes, mademoiselle?

—Ceci, c'est mon secret», dis-je avec un petit sourire mystérieux.

Et brûlant mes vaisseaux:

«Monsieur le curé, je ne sais pas ce que vous a fait ce pauvre François Ier! Savez-vous qu'il avait beaucoup de jugement? Il menait joyeuse vie et aimait prodigieusement les femmes.»

Alors les yeux du curé s'ouvrirent si grands que j'eus peur de les voir éclater. Il cria: «Saint Michel! saint Barnabé!» et laissa tomber sa tabatière avec un bruit si sec, que le chat, étendu dans une bergère, sauta à terre avec un miaulement désespéré.

Ma tante, qui dormait, se réveilla en sursaut et s'écria:

«Vilaine bête!»

En s'adressant à moi, non au chat, sans savoir de quoi il s'agissait. Mais cette épithète composait invariablement l'exorde et la péroraison de tous ses discours.

Certes, je m'attendais à produire un grand effet; cependant, je restai un peu interdite devant la physionomie vraiment extraordinaire du curé.

Mais je repris bientôt imperturbablement:

«Il aima particulièrement une belle dame à laquelle il donna un duché. Avouez, monsieur le curé, qu'il était bien bon, et que c'eût été bien agréable d'être à la place d'Anne de Pisseleu?

—Sainte Mère de Dieu! murmura le curé d'une voix éteinte, cette enfant est possédée!

—Qu'y a-t-il? cria ma tante en transperçant son chignon d'une de ses aiguilles à tricoter. Mettez-la à la porte, si elle se permet des impertinences.

—Mon enfant, reprit le curé, où avez-vous appris ce que vous venez de me dire?

—Dans un livre, répondis-je laconiquement, sans faire mention de la bibliothèque.

—Et comment pouvez-vous répéter de telles abominations?

—Abominations! dis-je, scandalisée. Quoi! monsieur le curé, vous trouvez abominable que François Ier fût généreux et aimât les femmes! Vous ne les aimez donc pas, vous?

—Que dit-elle? rugit ma tante, qui, m'écoutant attentivement depuis quelques instants, tira de ma question les pronostics les plus désastreux. Petite effrontée! vous...

—Paix, ma bonne dame, paix! interrompit le curé, paraissant-en ce moment soulagé d'un grand poids. Laissez-moi m'expliquer avec Reine. Voyons, que trouvez-vous de louable dans la conduite de François Ier?

—Vraiment, c'est bien simple, répondis-je d'un ton un peu dédaigneux, en songeant que mon curé vieillissait et commençait à avoir la compréhension lente. Vous me prêchez tous les jours l'amour du prochain, il me semble que François Ier mettait en pratique votre précepte favori: Aimez le prochain comme vous-même pour l'amour de Dieu.»

À peine eus-je fini ma phrase que le curé, essuyant son visage sur lequel coulaient de grosses gouttes de sueur, se renversa dans son fauteuil et, les deux mains sur le ventre, s'abandonna à un rire homérique qui dura si longtemps que des larmes de dépit et de contrariété m'en vinrent aux yeux.

«En vérité, dis-je d'une voix tremblante, j'ai été bien sotte de me donner tant de mal pour apprendre ma leçon et vous faire admirer François Ier.

—Mon bon petit enfant, me dit-il enfin, reprenant son sérieux et employant son expression favorite lorsqu'il était content de moi, ce qui m'étonna beaucoup, mon bon petit enfant, je ne savais pas que vous professiez une telle admiration pour les gens qui mettent en pratique la vertu de charité.

—Dans tous les cas, ce n'est pas risible, répondis-je d'un ton maussade.

—Allons, allons, ne nous fâchons pas.»

Et le curé, me donnant une petite tape sur la joue, abrégea la leçon, me dit qu'il reviendrait le lendemain et s'en alla confisquer la clef de la bibliothèque qu'il connaissait sans que je m'en doutasse.

Il n'avait pas encore quitté la cour que ma tante s'élançait sur moi, et me secouant à m'en disloquer l'épaule:

«Vilaine péronnelle! qu'avez-vous dit, qu'avez-vous fait pour que le curé s'en aille si tôt?

—Pourquoi vous mettez-vous en colère, dis-je, si vous ne savez pas ce dont il est question?

—Ah! je ne sais pas! n'ai-je pas entendu ce que vous disiez au curé, effrontée?»

Jugeant que les paroles ne suffisaient pas pour exhaler sa colère, elle me donna un soufflet, me frappa rudement, et me mit à la porte comme un petit chien.

Je m'enfuis dans ma chambre, où je me barricadai solidement. Mon premier soin fut d'ôter ma robe, et de constater dans la glace que les doigts secs et maigres de ma tante avaient laissé des marques bleues sur mes épaules.

«Vile petite esclave, dis-je en montrant le poing à mon image, supporteras-tu longtemps des choses pareilles? Faut-il que, par lâcheté, tu n'oses pas te révolter?»

Je m'admonestai durement pendant quelques minutes, puis la réaction se produisant, je tombai sur une chaise et pleurai beaucoup.

«Qu'ai-je donc fait, pensai-je, pour être traitée ainsi? La vilaine femme! Ensuite, pourquoi le curé avait-il une si drôle de figure pendant que je lui récitais ma leçon?»

Et je me mis à rire, tandis que des larmes coulaient encore sur mes joues. Mais j'eus beau creuser ce problème, je n'en trouvai pas la solution.

M'approchant de la fenêtre ouverte, je contemplai mélancoliquement le jardin et je commençais à reprendre mon sang-froid, quand il me sembla reconnaître la voix de ma tante qui causait avec Suzon. Je me penchai un peu pour écouter leur conversation.

«Vous avez tort, disait Suzon, la petite n'est plus une enfant. Si vous la brutalisez, elle se plaindra à M. de Pavol, qui la prendra chez lui.

—Je voudrais bien voir ça! Mais comment voulez-vous qu'elle songe à son oncle? C'est à peine si elle connaît son existence.

—Bah! la petite est futée! il lui suffira d'un instant de mémoire pour vous envoyer promener, si vous la rendez malheureuse, et ses bons revenus disparaîtront avec elle.

—Ah! bien, nous verrons... Je ne la battrai plus, mais...»

Elles s'éloignaient, et je n'entendis pas la fin de la phrase.

Après le dîner, où je refusai de paraître, j'allai trouver Suzon.

Suzon avait été l'amie de ma tante avant de devenir sa cuisinière. Elles se disputaient dix fois par jour, mais ne pouvaient pas se passer l'une de l'autre. On aura peine à me croire, si je dis que Suzon aimait sincèrement sa maîtresse; cependant c'est l'exacte vérité.

Mais si elle pardonnait à ma tante personnellement son élévation dans l'échelle sociale, elle s'en prenait, sans doute, au prochain, aux circonstances et à la vie, car elle grognait toujours. Elle avait la mine rébarbative d'un voleur de grands chemins, et portait constamment des cotillons courts et des souliers plats, bien qu'elle n'allât jamais à la ville vendre du lait et que son imagination ne trottât point comme celle de Perrette.

«Suzon, lui dis-je en me plaçant devant elle d'un air délibéré, je suis donc riche?

—Qui vous a dit cette sottise, mademoiselle?

—Cela ne te regarde pas, Suzon; mais je veux que tu me répondes et me dises où demeure mon oncle de Pavol.

—Je veux, je veux, grogna Suzon; il n'y a plus d'enfant, ma parole! Allez vous promener, mademoiselle! Je ne vous dirai rien, parce que je ne sais rien.

—Tu mens, Suzon, et je te défends de me répondre ainsi. J'ai entendu ce que tu disais à ma tante tout à l'heure!

—Eh bien, mademoiselle, si vous avez entendu, ce n'est pas la peine de me faire parler.»

Suzon me tourna le dos et ne voulut répondre à aucune de mes questions.

Je remontai dans ma chambre, très agacée, et, restant longtemps accoudée à la fenêtre, je pris la lune, les étoiles, les arbres à témoin que je formais la résolution immuable de ne plus me laisser battre, de ne plus avoir peur de ma tante et d'employer tout mon esprit à lui être désagréable.

Et laissant tomber les pétales d'une fleur que j'effeuillais, je jetai en même temps au vent mes craintes, ma pusillanimité, mes timidités d'autrefois. Je sentis que je n'étais plus la même personne et m'endormis consolée.

Dans la nuit, je rêvai que ma tante, transformée en dragon, luttait contre François Ier qui la pourfendait de sa grande épée. Il me prenait dans ses bras et s'envolait avec moi, tandis que le curé nous regardait d'un air désolé et s'essuyait le visage avec son mouchoir à carreaux. Il le tordait ensuite de toutes ses forces, et la sueur en découlait comme s'il l'avait trempé dans la rivière.

III

Le lendemain, à peine étions-nous installés à notre table, le curé et moi, que la porte s'ouvrit avec fracas et que nous vîmes entrer Perrine, le bonnet sur la nuque et ses sabots bourrés de paille à la main.

«Le feu est-il à la maison? demanda ma tante.

—Non, madame, mais le diable est chez nous, bien sûr! La vache est dans le champ d'orge qui poussait si bien, elle ravage tout, je ne peux pas la rattraper; les chapons sont sur le toit et les lapins dans le potager.

—Dans le potager! exclama ma tante, qui se leva en me lançant un regard courroucé, car ledit potager était un lieu sacré pour elle et l'objet de ses seules amours.

—Mes beaux chapons! grogna Suzon, qui jugea à propos de faire une apparition et d'unir sa note bourrue à la note criarde de sa maîtresse.

—Ah! péronnelle!» cria ma tante.

Elle se précipita à la suite des domestiques en frappant la porte avec colère.

«Monsieur le curé, dis-je aussitôt, croyez-vous que, dans l'univers entier, il y ait une femme aussi abominable que ma tante?

—Eh bien, eh bien, ma petite, que veut dire ceci?

—Savez-vous ce qu'elle a fait hier, monsieur le curé? Elle m'a battue!

—Battue! répéta le curé d'un ton incrédule, tant il lui paraissait incroyable qu'on osât toucher seulement du bout du doigt à un petit être aussi délicat que ma personne.

—Oui, battue! et si vous ne me croyez pas, je vais vous montrer la trace des coups.»

À ces mots, je commençai à déboutonner ma robe. Le curé regarda devant lui d'un air effaré.

«C'est inutile, c'est inutile! je vous crois sur parole, s'écria-t-il précipitamment, le visage cramoisi et baissant pudiquement les yeux sur la pointe de ses souliers.

—Me battre le jour de mes seize ans! repris-je en rattachant ma robe. Savez-vous que je la déteste!»

Et je frappai la table de mon poing fermé, ce qui me fit grand mal.

«Voyons, voyons, mon bon petit enfant, me dit le curé tout ému, calmez-vous et racontez-moi ce que vous aviez fait.

—Rien du tout! Quand vous êtes parti, elle m'a appelée effrontée et s'est jetée sur moi comme une furie. La vilaine femme!

—Allons, Reine, allons, vous savez qu'il faut pardonner les injures.

—Ah! par exemple! m'écrirai-je en reculant brusquement ma chaise et en me promenant à grands pas dans le salon, je ne lui pardonnerai jamais, jamais!»

Le curé se leva de son côté et se mit à marcher en sens inverse de moi, de sorte que nous continuâmes la conversation en nous croisant continuellement, comme l'ogre et le petit Poucet, quand celui-ci a volé une des bottes de sept lieues et que le monstre est à sa poursuite.

«Il faut être raisonnable, Reine, et prendre cette humiliation en esprit de pénitence, pour la rémission de vos péchés.

—Mes péchés! dis-je en m'arrêtant et en haussant légèrement les épaules; vous savez bien, monsieur le curé, qu'ils sont si petits, si petits que ce n'est pas la peine d'en parler.

—Vraiment! dit le curé qui ne put réprimer un sourire. Alors, puisque vous êtes une sainte, prenez vos ennuis en patience pour l'amour de Dieu.

—Ma foi, non! répliquai-je d'un ton très décidé. Je veux bien aimer le bon Dieu un peu..., pas trop,—ne froncez pas le sourcil, monsieur le curé,—mais j'entends qu'il m'aime assez pour ne point être satisfait de me voir malheureuse.

—Quelle tête! s'écria le curé. Quelle éducation j'ai faite là!

—Enfin, continuai-je en me remettant en marche, je veux me venger, et je me vengerai.

—Reine, c'est très mal. Taisez-vous et écoutez-moi.

—La vengeance est le plaisir des dieux, répondis-je en sautant pour attraper une grosse mouche qui voltigeait au-dessus de ma tête.

—Parlons sérieusement, ma petite.

—Mais je parle sérieusement, dis-je en m'arrêtant un instant devant une glace pour constater avec quelque complaisance que l'animation m'allait très bien. Vous verrez, monsieur le curé! je prendrai un sabre et je décapiterai ma tante, comme Judith avec Holopherne.

—Cette enfant est enragée! s'écria le curé d'un air désolé. Restez un peu tranquille, mademoiselle, et ne dites pas de sottises.

—Soit, monsieur le curé, mais avouez que Judith ne valait pas deux sous?»

Le curé s'adossa à la cheminée et introduisit délicatement une prise de tabac dans ses fosses nasales.

«Permettez, ma petite; cela dépend du point de vue auquel on se place.

—Que vous êtes peu logique! dis-je. Vous trouvez superbe l'action de Judith, parce qu'elle délivrait quelques méchants Israélites qui ne me valaient certainement pas, et qui ne devraient guère vous intéresser, puisqu'ils sont morts et enterrés depuis si longtemps!... et vous trouveriez très mal que j'en fisse autant pour ma propre délivrance! Et Dieu sait que je suis bien en vie! ajoutai-je en pirouettant plusieurs fois sur mes talons.

—Vous avez bonne opinions de vous-même, répondit le curé, qui s'efforçait de prendre un air sévère.

—Ah! excellente!

—Voyons! voulez-vous m'écouter, maintenant?

—Je suis sûre, dis-je en poursuivant mon idée, qu'Holopherne était infiniment plus agréable que ma tante, et que je me serais parfaitement entendue avec lui. Par conséquent, je ne vois pas trop ce qui m'empêcherait d'imiter Judith.

—Reine! cria le curé en frappant du pied.

—Mon cher curé, ne vous fâchez pas, je vous en prie; vous pouvez vous rassurer, je ne tuerai pas ma tante, j'ai un autre moyen pour me venger.

—Contez-moi cela», dit l'excellent homme, déjà radouci et se laissant tomber sur un canapé.

Je m'assis à côté de lui.

«Voilà! Vous avez entendu parler de mon oncle de Pavol?

—Certainement; il demeure près de V...

—Fort bien. Comment s'appelle sa propriété?

—Le Pavol.

—Alors, en écrivant à mon oncle au château de Pavol, près de V..., la lettre arriverait sûrement?

—Sans doute.

—Eh bien, monsieur le curé, ma vengeance est trouvée. Vous savez que si ma tante ne m'aime pas, en revanche elle aime mes écus?

—Mais, mon enfant, où avez-vous appris cela? me dit le curé, ahuri.

—Je le lui ai entendu dire à elle-même; ainsi je suis sûre de ce que j'avance. Elle craint par-dessus tout je ne me plaigne à M. de Pavol et que je ne lui demande de me prendre chez lui. Je compte la menacer d'écrire à mon oncle; et il n'est pas dit, continuai-je après un instant de réflexion, que je ne le fasse pas un jour ou l'autre.

—Allons! c'est assez innocent, dit le bon curé en souriant.

—Vous voyez! m'écriai-je en battant des mains, vous m'approuvez!

—Oui, jusqu'à un certain point, ma petite, car il est clair que vous ne devez pas être battue, mais je vous défends l'impertinence. Ne vous servez de votre arme qu'en cas de légitime défense, et rappelez-vous que si votre tante a des défauts, vous devez cependant la respecter et ne point être agressive.»

Je fis une moue significative.

«Je ne vous promets rien... ou plutôt, tenez, pour être franche, je vous promets de faire précisément le contraire de ce que vous venez de dire.

—C'est une véritable révolte!... Je finirai par me fâcher, Reine.

—C'est plus qu'une révolte, répliquai-je d'un ton grave, c'est une révolution.

—J'en perdrai la patience et la vie, marmotta le curé. Mademoiselle de Lavalle, faites-moi le plaisir de vous soumettre à mon autorité.

—Écoutez, repris-je d'un ton câlin, je vous aime de tout mon cœur, vous êtes même la seule personne que j'aime au monde...»

Le visage du curé s'épanouit.

«Mais je déleste, j'exècre ma tante; mes sentiments ne varieront jamais sur ce sujet. J'ai beaucoup plus d'esprit qu'elle...»

Ici le curé, dont l'expression s'était rembrunie, m'interrompit par une vive exclamation.

«Ne protestez pas, repris-je en le regardant en dessous, vous savez bien que vous êtes de mon avis.

—Quelle éducation, quelle éducation! murmura le curé d'un ton piteux.

—Monsieur le curé, mon salut n'est pas compromis, soyez tranquille; je vous retrouverai un jour ou l'autre dans le ciel. Je reprends: ayant donc beaucoup plus d'esprit que ma tante, il me sera facile de la tourmenter en paroles. Hier soir, je me suis promis à moi-même de lui être très désagréable. J'ai pris la lune et les étoiles à témoin de mon serment.

—Mon enfant, me dit le curé sérieusement, vous ne voulez pas m'écouter, et vous vous en repentirez.

—Bah! c'est ce que nous verrons!... J'entends ma tante, elle est furieuse, car c'est moi qui ai lâché la vache, les lapins et les chapons, afin de rester seule avec vous. Donnez-lui une semonce, monsieur le curé; je vous assure qu'elle m'a battue bien fort, j'ai des marques noires sur les épaules.»

Ma tante entra comme un ouragan, et le curé, complètement abasourdi, n'eut pas le temps de me répondre.

«Reine, venez ici!» cria-t-elle, le visage empourpré par la colère et la course désordonnée qu'elle avait dû faire après les lapins.

Je lui fis un grand salut.

«Je vous laisse avec le curé», dis-je en adressant un signe d'intelligence à mon allié.

La croisée, fort heureusement, était ouverte.

Je sautai sur une chaise, j'enjambai l'appui de la fenêtre et me laissai glisser dans le jardin, au grand ébahissement de ma tante, qui s'était placée devant la porte pour me couper la retraite.

Je confesse que je fis semblant de me sauver, mais qu'en réalité je me cachai derrière un laurier et que j'entrai dans un accès de jubilation sans pareil en écoutant les reproches du curé et les exclamations furibondes de ma tante.

Le soir, pendant le dîner, elle avait l'air gracieux d'un dogue auquel on a pris un os.

Elle grognait Suzon qui l'envoyait promener, maltraitait son chat, jetait l'argenterie sur la table en faisant un tapage affreux; enfin, exaspérée par mon air impassible et moqueur, elle prit une carafe et la lança par la fenêtre.

Je saisis aussitôt un plat de riz, auquel elle n'avait pas encore goûté, et le précipitai à la suite de la carafe.

«Misérable pécore! hurla ma tante en s'élançant sur moi.

—N'approchez pas, dis-je en reculant; si vous me touchez, j'écris ce soir même à mon oncle de Pavol.

—Ah!... dit ma tante, qui resta pétrifiée, le bras en l'air.

—Si ce n'est pas ce soir, repris-je, ce sera demain ou dans quelques jours, car je ne veux pas être battue.

—Votre oncle ne vous croira pas! cria ma tante.

—Oh! que si!... Vos doigts ont laissé leur empreinte sur mes épaules. Je sais qu'il est très bon et je m'en irai avec lui.»

Je n'avais certes aucune notion sur le caractère de mon oncle, étant âgée de six ans quand je l'avais vu pour la première et la dernière fois. Mais je pensai que je devais paraître en savoir très long sur son compte et que je faisais preuve ainsi d'une grande diplomatie.

Je sortis majestueusement, laissant ma tante s'épancher dans le sein de Suzon.

IV

La guerre était déclarée et, dès lors, je passai mon temps à lutter contre Mme de Lavalle. Autrefois, j'osais à peine ouvrir la bouche devant elle, excepté quand le curé était en tiers entre nous; elle m'imposait silence avant même que j'eusse fini ma phrase.

J'affirme que cette manière de procéder m'était particulièrement pénible, car je suis extrêmement bavarde. Je me dédommageais bien un peu avec le curé, mais c'était absolument insuffisant; aussi avais-je pris l'habitude de parler tout haut avec moi-même. Il m'arrivait souvent de me planter devant mon miroir et de causer avec mon image durant des heures entières...

Mon cher miroir! ami fidèle! confident de mes plus secrètes pensées!

Je ne sais si les hommes ont jamais réfléchi sérieusement à l'influence énorme que ce petit meuble peut exercer sur un esprit. Remarquez que je ne détermine pas le sexe de cet esprit, étant bien convaincue que les individus barbus tiennent autant que nous au plaisir d'observer leurs qualités extérieures.

Si j'écrivais un ouvrage philosophique, je traiterais cette question: «De l'influence du miroir sur l'intelligence et le cœur de l'homme.»

Je ne nie pas que mon traité serait peut-être unique dans son espèce, qu'il ne ressemblerait en aucune façon à la philosophie dans laquelle Kant, Fichte, Schelling, etc..., ont pataugé toute leur vie pour leur plus grande gloire et le bonheur bien grand de la postérité, qui les lit avec un plaisir d'autant plus vif qu'elle n'y comprend rien. Non, mon traité n'irait point sur les brisées de ces messieurs: il serait clair, net, pratique, avec une pointe de causticité, et il faudrait pousser bien loin l'amour de la contradiction pour ne pas convenir que ces qualités ne sont point l'apanage des philosophies ci-dessus mentionnées. Mais, ne trouvant pas mon intelligence assez mûre pour ce grand œuvre, je me contente de conserver à mon miroir une sincère affection et de m'y regarder chaque jour très longtemps, par esprit de reconnaissance.

Je sais bien que, devant cette révélation, quelques-uns de ces esprits fâcheux, grincheux, qui voient tout en noir, insinueront que la coquetterie joue un grand rôle dans le sentiment que je prétends éprouver pour mon miroir. Mon Dieu! on n'est point parfait! et remarquez, beau lecteur, que si vous êtes de bonne foi, ce qui n'est pas certain, vous avouerez que l'intérêt personnel, pour ne pas dire un plus gros mot, tient la première place dans la plupart de vos sentiments.

Pour en revenir à mon sujet, je dirai que, ayant rompu complètement avec mes anciennes terreurs, je ne cherchais plus à modérer ma loquacité devant ma tante. Il ne se passait pas un repas sans que nous eussions des discussions qui menaçaient de dégénérer en tempêtes.

Quoique je ne connusse pas encore son origine, je n'avais pas tardé à découvrir qu'elle était ignorante comme une carpe, et qu'elle éprouvait une vive contrariété quand j'appuyais mes opinions sur mon savoir ou sur celui du curé. Du reste, je n'hésitais jamais à donner la qualification d'historiques à des idées tirées de mon propre cerveau. Malheureusement, il m'était impossible de lutter contre l'expérience personnelle de ma tante, et, lorsqu'elle m'affirmait que les choses se passaient de telle et telle façon dans le monde, que les hommes n'étaient guère que des sacripants, des suppôts de Satan, j'enrageais, car je ne pouvais rien répondre. J'avais assez de bon sens pour comprendre que les personnages avec lesquels je vivais ne pouvaient me donner qu'une idée très imparfaite sur le genre humain dans les circonstances ordinaires de la vie.

Le curé dînait tous les dimanches à la maison. Il avait, sans doute, ses raisons secrètes pour ne point vanter devant moi le roi de la création,—excepté quand il s'agissait de ses héros antiques dont il ne pouvait plus craindre l'esprit entreprenant,—car il n'opposait que de bien faibles dénégations aux affirmations de ma tante.

Le dîner du dimanche se composait invariablement d'un chapon ou d'un poulet, d'une salade aux œufs durs et de lait égoutté, quand c'était la saison. Le curé, qui faisait assez maigre chère chez lui, et dont le palais savait apprécier la cuisine de Suzon, arrivait en se frottant les mains et en criant la faim.

Nous nous mettions bien vite à table, et le commencement de la conversation était non moins invariable que le menu du dîner.

«Il fait beau temps, disait ma tante, dont la phrase, s'il pleuvait, n'était modifiée que par le changement du qualificatif.

—Un temps superbe! répondait le curé joyeusement. C'est charmant de marcher par ce joli soleil!»

S'il avait plus, s'il avait neigé, s'il avait gelé, s'il était tombé de la grêle, des pierres ou du soufre, le curé eût également exprimé sa satisfaction, soit en s'étendant sur l'agrément d'un appartement bien clos, soit en chantant les charmes d'un feu bien brillant.

«Mais il ne fait pas chaud, reprenait ma tante. C'est étonnant! De mon temps on prenait des robes blanches à Pâques.

—Les robes blanches vous allaient-elles bien?» demandais-je vivement.

Ma tante, qui prévoyait quelque impertinence, me foudroyait d'un regard préventif avant de répondre:

«Certainement, très bien.

—Oh! m'écriais-je, d'un ton qui ne laissait aucun doute sur mon intime conviction.

—De mon temps, affirmait ma tante, les jeunes filles ne parlaient que lorsqu'on les interrogeait.

—Vous ne parliez pas dans votre jeunesse, ma tante?

—Quand on m'interrogeait, pas autrement.

—Toutes les jeunes filles vous ressemblaient-elles, ma tante?

—Certainement, ma nièce.

—La vilaine époque!» soupirais-je en levant les yeux au ciel.

Le curé me regardait d'un air de reproche, et Mme de Lavalle laissait ses regards errer sur les divers objets qui couvraient la table, avec la tentation bien évidente de m'en lancer quelques-uns à la tête.

La conversation, arrivée à ce point... aigu, tombait subitement, jusqu'au moment où les sentiments amers de ma tante, refoulés par les efforts de sa volonté, éclataient tout à coup, comme une machine soumise à une trop forte pression. Elle exhalait son courroux sur la création entière. Hommes, femmes, enfants, tout y passait. De ces pauvres hommes, il ne restait, à la fin du dîner, qu'un horrible mélange, non d'os et de chairs meurtris, mais de monstres de toutes les espèces.

«Les hommes ne valent pas les quatre fers d'un chien», disait ma tante dans le langage harmonieux et élégant qui lui était habituel.

Le curé, qui avait la certitude désolante de n'être point une femme, baissait la tête et paraissait rempli de contrition.

«Quels mécréants! quels sacripants! reprenait-elle en me regardant d'un air furieux, comme si j'avais appartenu à l'espèce en question.

—Hum! répondait le curé.

—Des gens qui ne pensent qu'à jouir, qu'à manger! continuait ma tante, qui avait sur le cœur la pauvreté léguée par son mari. Quels suppôts de Satan!

—Hum! hum! reprenait le curé en hochant la tête.

—Monsieur le curé, m'écriais-je avec impatience, hum! n'est pas un argument très fort.

—Permettez, permettez, répondait le brave homme troublé dans la dégustation de son dîner; je crois que Mme de Lavalle va au delà de sa pensée en employant cette expression: suppôts de Satan. Mais il est certain que beaucoup d'hommes ne méritent pas une grande confiance.

—Vous êtes comme François Ier, vous aimez mieux les femmes? disais-je de mon petit air candide.

—Palsambleu! s'écriait ma tante, qui avait remplacé certains mots très énergiques par cette expression empruntée à son mari et qui lui paraissait tout aristocratique; palsambleu! taisez-vous, sotte!»

Mais le curé lui adressait un signe mystérieux, et l'excellente dame se mordait les lèvres.

«Et vos héros, monsieur le curé? et vos Grecs? et vos Romains?

—Oh! les hommes d'aujourd'hui ne ressemblent guère à ceux d'autrefois, disait le curé, bien convaincu qu'il exprimait une grande vérité.

—Et les curés? reprenais-je.

—Les curés sont hors de cause», répondait-il avec un bon sourire.

Ce genre de conversation, rempli de sous-entendus, avait pour privilège de m'agacer énormément. J'avais conscience qu'un monde d'idées et de sentiments, que je ne devais pas tarder du reste à découvrir, m'était fermé. Je doutais que le jugement porté par ma tante sur l'humanité fût absolument juste, mais je comprenais que j'ignorais beaucoup de choses et que je risquais de croupir longtemps dans mon ignorance.

Un matin que je méditais sur cette lamentable situation, l'idée me vint de consulter les trois personnes que j'étais à même de voir tous les jours: Jean, le fermier, Perrine et Suzon.

Cette dernière ayant vécu à C..., je décidai que son appréciation devait être basée sur une grande expérience, et je la gardai pour la bonne bouche.

M'enveloppant dans un capulet, je pris mes sabots et m'acheminai vers la ferme, située à un kilomètre de la maison.

Tout en barbotant, pataugeant, enfonçant, j'arrivai près de Jean, qui nettoyait sa charrue.

«Bonjour, Jean.

—Ben le bonjour, mamselle! dit Jean en ôtant son bonnet de laine, ce qui permit à ses cheveux de se dresser tout droits sur sa tête. Quand ils n'étaient pas soumis à une pression quelconque, c'était une particularité de leur tempérament de se livrer à ce petit exercice.

—Je viens vous consulter sur une chose très, très importante, dis-je en appuyant sur l'adverbe pour éveiller son intelligence, que je savais disposée à courir la prétantaine quand on le questionnait.

—À votre service, mamselle.

—Ma tante, dit que tous les hommes sont des sacripants; quel est votre avis sur ce sujet, Jean?

—Des sacripants! répéta Jean, qui écarquilla les yeux comme s'il apercevait un monstre devant lui.

—Oui, mais c'est l'opinion de ma tante et je veux avoir la vôtre?

—Dame! ça se pourrait ben tout de même!

—Mais ce n'est pas une opinion, cela, Jean! Voyons! croyez-vous, oui ou non, que les hommes sont généralement des sacripants?»

Jean appuya le bout de son nez sur l'index de sa main droite, ce qui est, comme on le sait, l'indice d'une profonde méditation.

Après avoir réfléchi une bonne minute, il me fit cette réponse claire et décisive:

«Écoutez, mamselle, je vas vous dire! ça se pourrait ben que oui, mais ça se pourrait ben que non.

—Buse!» lui dis-je, indignée de contempler un tel phénomène de bêtise.

Il ouvrit les yeux, il ouvrit la bouche, il ouvrit les mains, il eût ouvert toute sa personne, s'il avait pu, pour mieux manifester son étonnement.

Je revins dans la cour du Buisson, en pestant contre la boue, mes sabots, Jean et moi-même.

«Perrine, criai-je, viens ici!»

Perrine, qui nettoyait les terrines de sa laiterie, accourut aussitôt, une poignée d'orties à la main, les bras nus, le visage rouge comme une pomme d'api et le bonnet sur le derrière de la tête, selon son habitude.

«Quelle est ton opinion sur les hommes? dis-je brusquement.

—Sur les hom...»

Et Perrine, de pomme d'api devenue pivoine, laissa tomber ses orties, prit le coin de son tablier, releva la jambe gauche et resta perchée sur la droite en me regardant d'un air ébahi.

«Eh bien, réponds donc! Que penses-tu des hommes?

—Mamselle veut rire, ben sûr!

—Mais non, je parle sérieusement. Réponds vite!

—Dame! mamselle, me dit Perrine en se remettant d'aplomb sur les deux jambes, quand ce sont de beaux gas, m'est avis qu'il y a des choses pus désagréables à regarder!»

Cette manière d'envisager la question me donna grandement à réfléchir.

«Je ne parle pas du physique, repris-je en haussant les épaules, mais du moral?

—Ma foi! je les trouve ben aimables! répondit Perrine, dont les petits yeux brillaient.

—Comment! tu ne les trouves pas mécréants, sacripants, suppôts de Satan?»

Perrine se mit à rire à pleine bouche.

«Voyez-vous, mamselle, le parler des mécréants est si doux que...»

Ici, elle s'interrompit pour se donner un grand coup de poing sur la tête. Elle tortilla son tablier, baissa les yeux, et me parut disposée à prendre la poudre d'escampette.

«Après! Finis donc!

—Mamselle va me faire dire des sottises, ben sûr! je m'en vas.»

Et, m'adressant la plus belle de ses révérences, elle disparut dans les profondeurs de sa laiterie, dont elle me ferma la porte au nez.

«Pourquoi dirait-elle des sottises?... Allons! je n'ai plus de ressource que dans Suzon; reste à savoir si elle voudra parler.»

J'entrai dans la cuisine. Suzon, armée d'un balai, se préparait à le faire fonctionner activement. Il me sembla qu'elle était dans ses jours sombres, et je jugeai qu'il serait habile d'user de quelques précautions oratoires avant de poser ma question.

«Comme tes cuivres sont beaux et reluisants! lui dis-je d'un air gracieux.

—On fait ce qu'on peut, grogna Suzon. Après tout, ceux qui ne sont pas contents n'ont qu'à le dire.

—Tu réussis très bien la fricassée de poulet, Suzon, continuai-je sans me décourager, tu devrais m'apprendre à la faire.

—C'est pas votre besogne, mademoiselle; restez chez vous, et laissez-moi tranquille dans ma cuisine.»

Mes moyens de corruption ne produisant aucun effet, je dirigeai mes batteries sur un autre point.

«Sais-tu une chose, Suzon? Tu as dû être bien jolie dans ta jeunesse!» dis-je, en pensant à part moi que, si j'avais été son mari, je l'aurais mise à cuire dans le four pour m'en débarrasser.

J'avais touché la corde sensible, car Suzon daigna sourire.

«Chacun a son beau temps, mademoiselle.

—Suzon, repris-je, profitant de ce subit adoucissement pour arriver au plus vite à mon sujet, j'ai envie de te faire une question!—Quelle est ton opinion sur les hommes... et les femmes?» ajoutai-je, songeant qu'il était ingénieux d'étendre mes études sur les deux sexes.

Suzon s'appuya sur son balai, prit son air le plus rébarbatif, et me répondit avec une conviction entraînante:

«Les femmes, mademoiselle, sont des pas grand'chose, mais les hommes sont des rien du tout.

—Oh! protestai-je, en es-tu bien sûre?

—C'est aussi sûr que je vous le dis, mademoiselle!»

Elle administra un grand coup de balai aux débris de légumes qui se trouvaient par terre, et les fit disparaître avec autant de dextérité que s'ils avaient représenté les bipèdes, objets de son antipathie.

Je me retirai dans ma chambre pour méditer sur l'axiome misanthropique énoncé par Suzon, assez découragée en pensant que je n'étais pas grand'chose, et que mes amis inconnus, les hommes, méritaient la dénomination humiliante de rien du tout.

V

Néanmoins, mes études de mœurs me paraissant tout à fait insuffisantes, je résolus de les poursuivre à l'aide des romans de la bibliothèque.

Précisément un lundi, jour de foire, ma tante, le curé et Suzon devaient aller ensemble à C... Ma tante avait décidé, comme toujours, que je resterais à la garde de Perrine, et pour la première fois de ma vie, cette décision m'enchanta. J'étais sûre d'être livrée à moi-même, Perrine s'occupant beaucoup plus de sa vache que de mes inspirations.

Pour ce genre d'excursions, le fermier, à huit heures du matin, amenait dans la cour une sorte de carriole appelée dans le pays maringote. Ma tante apparaissait en grande tenue, le chef orné d'un chapeau rond en feutre noir, auquel elle avait ajouté des brides d'un violet tendre. Elle le posait crânement sur le haut de son chignon. Elle était enveloppée de fourrures, qu'il fît chaud ou froid, ayant, depuis son mariage, adopté ce principe qu'une dame de qualité ne peut pas se mettre en route sans porter sur elle la peau d'un animal quelconque. Quand elle était ainsi vêtue, elle croyait fermement que toutes les tares qui dénonçaient son origine étaient effacées.

Elle s'asseyait sur une chaise, au fond de la maringote, laquelle chaise était recouverte d'un oreiller, afin que cette partie délicate de l'individu, qu'une plume honnête se refuse à nommer, ne fût point endommagée.

Suzon, chargée de conduire un cheval qui se conduisait tout seul, se plaçait à droite, sur la banquette de devant, et le curé montait près d'elle.

Alors, simultanément, ils se tournaient vers moi.

«Ne faites pas de sottises, disait ma tante, et n'allez pas dans le potager.

—Ne mettez pas le désordre dans ma cuisine, criait Suzon, et contentez-vous du veau froid pour déjeuner.»

Le curé ne soufflait mot, mais il m'envoyait un aimable sourire et faisait un geste qui voulait dire:

«Elle n'a pas voulu, mais je vous aurais bien emmenée, moi.»

Ce mémorable lundi, les choses se passèrent comme à l'ordinaire. Je fis quelques pas sur la route et je les vis bientôt disparaître, secoués tous les trois comme des paniers à salade.

Sans perdre une minute, je mis à exécution un projet mûri depuis longtemps. Il s'agissait de prendre possession de la bibliothèque, dont le curé avait eu la malencontreuse idée d'emporter la clef, mais je n'étais pas fille à me décourager pour si peu.

Je courus chercher une échelle que je traînai sous la fenêtre de la bibliothèque; après des efforts surhumains, je réussis à la lever et à l'appuyer solidement contre le mur. Grimpant lestement les échelons, je cassai une vitre avec une pierre dont je m'étais munie; puis ôtant les morceaux de verre encore attachés au châssis, je passai la partie supérieure de mon corps dans l'ouverture et me glissai dans la bibliothèque.

Je tombai la tête la première sur le carreau; je me fis une bosse énorme au front, et, le lendemain, le curé m'apporta un onguent pour la guérir.

Mon premier soin, quand je me relevai et que l'étourdissement causé par ma chute se dissipa, fut de fouiller dans les tiroirs d'un vieux bureau pour découvrir une clef pareille à celle que le curé avait fait disparaître. Mes recherches ne furent pas longues, et, après deux ou trois essais infructueux, je trouvai mon affaire.

Après avoir supprimé, autant qu'il me fut possible, les traces de mon effraction, je m'installai dans un fauteuil, et, pendant que je me reposais de mes fatigues, mon regard fut frappé par les ouvrages de Walter Scott placés en face de moi. Je pris au hasard dans la collection et je m'en allai dans ma chambre, emportant comme un trésor la Jolie Fille de Perth.

De ma vie je n'avais lu un roman, et je tombai dans une extase, dans un ravissement dont rien ne pourrait donner l'idée. Je vivrais neuf cent soixante-neuf ans, comme le bon Mathusalem, que je n'oublierais jamais mon impression en lisant la Jolie Fille de Perth.

J'éprouvais la joie d'un prisonnier transporté de son cachot au milieu des arbres, des fleurs, du soleil; ou, mieux encore, la joie d'un artiste qui entend jouer pour la première fois, et d'une manière idéale, l'œuvre de son cœur et de son intelligence. Le monde qui m'était inconnu, et après lequel je soupirais inconsciemment, se révéla à moi tout à coup. Une lueur se fit si soudainement dans mon esprit, que je crus avoir été jusque-là stupide, idiote. Je me grisai, m'enivrai de ce roman rempli de couleur, de vie, de mouvement.

Le soir, je descendis en rêvant dans la salle à manger, où le curé, qui dînait avec nous, m'attendait avec impatience.

Il regarda mon visage avec une profonde commisération, et me demanda, avec le plus grand intérêt, comment cet accident était arrivé.

«Un accident? dis-je d'un air étonné.

—Votre front est tout noir, ma petite Reine.

—La sotte aura monté dans un arbre ou une échelle, dit ma tante.

—Dans une échelle, oui, c'est vrai, répondis-je.

—Ma pauvre enfant! s'écria le curé désolé; vous êtes tombée sur la tête?»

Je fis un signe affirmatif.

«Avez-vous mis de l'arnica, ma petite?

—Bah! c'est bien la peine! reprit ma tante. Mangez votre soupe, monsieur le curé, et ne vous occupez pas de cette étourdie; elle n'a que ce qu'elle mérite!»

Le curé ne dit plus rien; il me fit un petit signe d'amitié et m'observa à la dérobée.

Mais je ne faisais pas grande attention à ce qui se passait autour de moi. Je songeais à cette charmante Catherine Glover, à ce brave Henri Smith, dont j'étais éprise, en attendant mieux, et voilà que, sans le moindre préambule, j'éclatai en sanglots.

«Ah! mon Dieu! s'écria le curé en se levant vivement. Ma chère petite Reine, mon bon petit enfant?

—Laissez donc! dit ma tante; elle est mécontente parce qu'elle ne nous a pas accompagnés à C...

Mais le curé, qui savait que je détestais les pleurs et que j'étais trop fière pour manifester devant ma tante un chagrin causé par elle, s'approcha de moi, me demanda tout bas pourquoi je pleurais et s'efforça de me consoler.

«Ce n'est rien, mon cher bon curé, dis-je en essuyant mes larmes et en me mettant à rire. Voyez-vous, j'ai horreur de la souffrance physique, la tête me fait mal, et puis je dois être affreuse.

—Pas plus qu'à l'ordinaire», dit ma tante. Le curé me regarda d'un air inquiet. Il n'était pas satisfait de l'explication et se disait que quelque chose d'anormal s'était passé dans la journée. Il me conseilla d'aller me coucher sans plus tarder; ce que je fis avec empressement.

J'étais humiliée d'avoir fait une scène d'attendrissement; d'autant plus humiliée que je ne savais pas pourquoi j'avais pleuré. Était-ce de plaisir, de contrariété? Je n'aurais pu le dire, et je m'endormis en me répétant qu'il était inutile de chercher à analyser mon impression.

Pendant le mois qui suivit, je dévorai la plupart des ouvrages de Walter Scott. Certes, depuis ce temps, j'ai eu des joies profondes et sérieuses, mais, quelque grandes qu'elles aient été, je ne sais si elles ont surpassé de beaucoup en vivacité celles que j'éprouvais pendant que mon esprit sortait de son brouillard comme un papillon de sa chrysalide. Je marchais de ravissement en ravissement, d'extase en extase. J'oubliais tout pour ne songer qu'à mes romans et aux personnages qui excitaient mon imagination.

Quand le curé me définissait un problème, je pensais à Rébecca, que j'avais laissée en tête à tête avec le Templier; quand il me faisait un cours d'histoire, je voyais défiler devant mes yeux ces charmants héros parmi lesquels mon cœur volage avait déjà choisi une quinzaine de maris; quand il m'adressait des reproches, je n'en entendais pas la moitié, étant occupée à me confectionner un costume semblable à celui d'Élisabeth d'Angleterre ou d'Amy Robsart.

«Qu'avez-vous fait aujourd'hui? demandait-il en arrivant.

—Rien.

—Comment rien?

—Tout cela m'ennuie», disais-je d'un air fatigué.

Le pauvre curé était consterné. Il préparait de longs discours et me les débitait tout d'une haleine, mais il aurait produit autant d'effet en s'adressant à un Peau-Rouge.

Enfin, je devins subitement très triste. Si ma tante ne me battait plus, elle se dédommageait en me disant des choses désagréables. Elle avait deviné que j'étais peinée d'être si petite. Elle ne perdait pas l'occasion de frapper sur ce point vulnérable, m'appelait avorton et me répétait que j'étais laide.

Peu de temps auparavant, je me trouvais très jolie, et j'avais beaucoup plus de confiance dans mon opinion que dans celle de ma tante. Mais, en faisant connaissance avec les héroïnes de Walter Scott, le doute surgit dans mon esprit. Elles étaient si belles, que je me désolais en songeant qu'il fallait leur ressembler pour être aimée.

Le curé, par sympathie, perdit ses sourires et ses couleurs. Il m'observait d'un air éploré, passait son temps à priser, en oubliant toutes les règles de l'art, cherchait à deviner mon secret et employait des moyens machiavéliques pour arriver à son but; mais j'étais impénétrable.

Un jour, je le vis se diriger vers la bibliothèque, mais je n'avais garde d'oublier la clef dans la serrure; il revint sur ses pas en secouant la tête et en passant la main dans ses cheveux, lesquels, plus ébouriffés que jamais, produisaient l'effet d'un panache.

Je m'étais cachée derrière une porte, et, quand il passa près de moi, je l'entendis murmurer:

«Je reviendrai avec la clef!»

Cette décision me contraria vivement. Je me dis qu'il découvrirait certainement mon secret et que je ne pourrais plus continuer mes chères lectures.

J'allai aussitôt chercher plusieurs romans que j'emportai dans ma chambre, et les remplaçai sur les rayons par des livres pris au hasard; mais, malgré mes précautions, je jugeai que le carreau de papier dont je m'étais servie pour remplacer la vitre brisée était un indice qui m'accuserait hautement.

C'est ce jour-là que, en examinant des lettres trouvées dans le bureau, je découvris l'origine de ma tante. C'était une arme contre elle, et je résolus de ne pas tarder à m'en servir.

Le lendemain, à déjeuner, elle était de très mauvaise humeur. Dans cette disposition morale, si elle ne trouvait pas un prétexte pour m'être désagréable, elle s'en passait.

Je rêvais à cet aimable Buckingham qui me paraissait adorable avec son insolence, ses beaux habits, ses bouffettes et son esprit, et je me demandais pourquoi Alice Bridgeworth était au désespoir de se trouver chez lui, quand ma tante me dit sans préambule:

«Que vous êtes laide ce matin, Reine!»

Je sautai sur ma chaise.

«Voilà! dis-je en lui passant la salière.

—Je ne demande pas le sel, sotte! En vérité, vous devenez aussi stupide que laide!»

Il est à remarquer que ma tante ne me tutoyait jamais. Du jour où elle était devenue la femme de mon oncle, elle avait cru se mettre à la hauteur de sa situation en supprimant le tutoiement de son vocabulaire. Elle disait vous même à ses lapins.

«Je ne suis pas de votre avis, répondis-je sèchement, je me trouve très jolie.

—La bonne farce! s'écria ma tante. Jolie, vous! un petit avorton pas plus haut que la cheminée!

—Mieux vaut ressembler à une plante délicate qu'à un homme manqué», répliquai-je.

Ma tante croyait fermement avoir été une beauté et n'entendait pas raillerie sur ce sujet.

«J'ai été belle, mademoiselle, si belle qu'on nous avait donné le nom d'une déesse, à ma sœur et à moi.

—Votre sœur vous ressemblait-elle, ma tante?

—Beaucoup, nous étions jumelles.

—Son mari a dû être bien malheureux», dis-je d'un ton pénétré.

Ma tante lança une imprécation que je ne permettrai pas à ma plume de répéter.

«Du reste, repris-je avec calme, vous avez naturellement le goût d'une femme du peuple, tandis que moi, je...»

Mais je restai la bouche ouverte au milieu de ma phrase; ma tante venait de casser une assiette avec le manche de son couteau. Ce que j'avais dit rendait inutiles les efforts qu'elle avait faits jusqu'alors pour me cacher sa naissance et me vengeait entièrement de ses méchancetés envers moi.

«Vous êtes un serpent! s'écria-t-elle d'une voix étranglée.

—Je ne crois pas, ma tante.

—Un serpent!

—Vous l'avez déjà dit, répondis-je en avalant tranquillement ma dernière fraise.

—Un serpent réchauffé dans mon sein», répéta ma tante, qui était trop en colère pour faire des frais d'imagination.

Je secouai la tête, et me dis que si j'étais serpent, je refuserais certainement de me trouver bien dans cette position.

«Permettez, repris-je, j'ai étudié cet animal dans mon histoire naturelle, et je n'ai jamais vu qu'il eût l'habitude d'être réchauffé dans le sein de qui que ce soit.»

Ma tante, toujours déconcertée quand je faisais allusion à mes lectures, ne répondit rien, mais l'expression de sa physionomie me parut si peu rassurante que je m'esquivai en chantant à tue-tête:

«Il était une fois un oncle de Pavol, de Pavol, de Pavol!»

Nous étions au milieu de juin. Les papillons volaient de tous les côtés, les mouches bourdonnaient, l'air était imprégné de mille parfums; bref, le temps me parut si séduisant que j'oubliai ma prudence ordinaire. Je pris mon livre et j'allai m'installer dans un pré, à l'ombre d'une meule de foin.

J'avais le cœur un peu gros en songeant aux paroles de ma tante. Il est certain qu'il était désolant d'être si petite, si petite! Qui donc pourrait m'aimer jamais? Mais je me consolai en lisant Péveril du Pic. Parmi les romans de Walter Scott, c'était un de ceux que je préférais, précisément à cause de Fenella, dont la taille était certainement plus exiguë que la mienne.

J'aimais, j'adorais Buckingham. J'étais en colère contre Fenella, qui lui disait des choses vraiment très dures, et, au moment où elle disparaissait par la fenêtre, je m'arrêtai dans ma lecture pour m'écrier:

«La petite niaise! un homme si délicieux!»

En disant ces mots, je levai les yeux et jetai un grand cri en voyant le curé, debout, devant moi. Les bras croisés, il me regardait avec stupéfaction. Il semblait aussi consterné que ce personnage des contes de fées qui trouve ses diamants changés en noisettes.

Je me levai un peu honteuse, car je l'avais abominablement attrapé.

«Oh! Reine..., commença-t-il.

—Mon cher curé, m'écriai-je en serrant Péveril du Pic sur mon cœur, je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi continuer.

—Reine, ma petite Reine, jamais je n'aurais cru cela de vous!»

Cette douceur m'attendrit d'autant plus que je n'avais pas la conscience très nette, mais, par une tactique éminemment féminine, je m'empressai de changer la question.

«C'était une distraction, monsieur le curé et je me trouve si malheureuse!

—Malheureuse, Reine?

—Croyez-vous que ce soit amusant d'avoir une tante comme la mienne! Elle ne me bat plus, c'est vrai, mais elle me dit des choses qui me font tant de peine!»

Que je connaissais bien mon curé! Il avait déjà oublié ses griefs et ses sermons; d'autant qu'il y avait un grand fonds de vérité dans mes paroles.

«Est-ce pour cela que vous êtes si triste, mon bon petit enfant?

—Certainement, monsieur le curé. Pensez donc que ma tante me répète sur tous les tons que je suis un avorton, que je suis laide à faire peur!»

Mes yeux s'emplirent de larmes, car ce sujet m'allait droit au cœur.

Le bon curé, très ému, se frotta le nez d'un air perplexe. Il était loin de partager les idées de ma tante sur ce point, et se demandait quel moyen il pourrait bien employer pour dissiper mon chagrin sans éveiller dans mon âme l'orgueil, la vanité et autres éléments de damnation.

«Voyons, Reine, il ne faut pas attacher trop d'importance à des choses qui périssent si vite.

—En attendant ces choses existent, répliquai-je, me rencontrant, à deux siècles d'intervalle, avec la pensée de la plus belle fille de France.

—Et puis, vous verrez peut-être des gens qui ne penseront pas comme Mme de Lavalle.

—Êtes-vous de ces gens-là, monsieur le curé? Me trouvez-vous jolie?

—Mais... oui, répondit le curé d'un ton piteux.

—Très jolie?

—Mais... mais oui, répondit le curé sur le même ton.

—Ah! que je suis contente! m'écriai-je en pirouettant. Que je vous aime, mon curé!

—C'est très bien, Reine; mais vous avez commis une grande faute. Vous vous êtes introduite dans la bibliothèque au risque de vous casser le cou, et vous avez lu des livres que je ne vous aurais probablement jamais donnés.

—Walter Scott, monsieur le curé, c'est Walter Scott! ma littérature en dit beaucoup de bien.»

Et je lui narrai toutes mes impressions. Je parlai longtemps avec volubilité, ravie de voir que non seulement le curé ne songeait plus à me gronder, mais qu'il écoutait avec intérêt ce que je lui racontais. Devant mon entrain et ma gaieté, reparus comme par enchantement, il reprit subitement ses couleurs et sa physionomie souriante.

«Allons, me dit-il, je vous permets de continuer à lire Walter Scott; je le relirai même pour en parler avec vous, mais promettez-moi de ne pas recommencer votre escapade!»

Je le lui promis de grand cœur, et dès lors nous eûmes un nouveau sujet de discussions et de disputes, car, bien entendu, nous ne fûmes jamais du même avis.

Mais bientôt l'intérêt que je prenais à mes romans se trouva effacé par un événement surprenant, inouï, qui arriva quelques semaines plus tard au Buisson. Un de ces événements qui n'ébranlent pas les empires sur leurs bases, mais qui jettent la perturbation dans le cœur ou l'imagination des petites filles.

VI

C'était un dimanche.

Le dimanche, nous assistions régulièrement à la grand'messe, qui était l'unique office du matin, le curé n'ayant pas de vicaire. Ma tante entrait la première dans notre banc armorié, je la suivais immédiatement; Suzon venait ensuite, et Perrine fermait la marche.

Notre petite église était vieille et misérable. La couleur primitive des murs disparaissait sous une sorte de limon verdâtre, causé par l'humidité; le sol, loin d'être uni, était formé d'une quantité de crevasses et de monticules qui invitaient les fidèles à se casser le cou et à profiter de leur présence dans un lieu sanctifié pour monter plus tôt au ciel; l'autel était orné de figures d'anges peintes par le charron du village, qui se piquait d'être artiste; deux ou trois saints se contemplaient avec surprise, étonnés de se trouver si laids. Plusieurs fois, en les regardant, je me suis dit que si j'étais une sainte, et si les mortels me représentaient d'une manière aussi hideuse, je serais absolument sourde à leurs prières; mais les saints n'ont peut-être pas mon tempérament. Par une fenêtre privée de ses vitraux, une rose blanche montrait sa tête parfumée et, par sa beauté, sa fraîcheur, semblait protester contre le mauvais goût de l'homme.

Nous possédions un harmonium dont trois notes seulement pouvaient vibrer; quelquefois le nombre en allait jusqu'à cinq, cet instrument étant, grâce à la température, sujet à des caprices, comme les rhumatismes de notre chantre, lequel rugissait pendant deux heures avec la conviction si naïve et si profonde de posséder une belle voix qu'il était impossible de lui en vouloir.

Le tabouret de l'officiant était placé au fond d'un précipice, de sorte que, de ma place, je ne voyais que la tête et le buste du curé, qui avait l'air en pénitence. Les enfants de chœur se faisaient des grimaces et chuchotaient derrière son dos, sans qu'il eût l'idée de se fâcher.

Après l'évangile, il quittait sa chasuble et son étole devant nous, les choses se passant en famille, trébuchait dans quelques trous et arrivait à la chaire.

Parmi les êtres humains qui s'agitent sur la surface du globe, il n'y en a pas, je suppose, qui, dans le cours de son existence, n'ait fait un rêve. L'homme, que sa position soit infime ou élevée, ne peut vivre sans désirs, et le curé, subissant la loi commune, avait, durant trente ans de sa vie, rêvé la possession d'une chaire.

Malheureusement, il était très pauvre, ses paroissiens l'étaient également, et ma tante, qui seule eût pu lui venir en aide, ne répondait rien à ses timides insinuations; outre qu'elle était d'un intérêt sordide quand il s'agissait de donner, elle avait la plus mince considération pour le rêve de son prochain.

Enfin, à force d'économiser, le curé se trouva un jour à la tête d'une somme de deux cents francs. Il résolut alors de réaliser son rêve tant bien que mal.

Un matin, je le vis arriver hors d'haleine.

«Ma petite Reine, venez avec moi, s'écria-t-il.

—Où ça, monsieur le curé?

—À l'église, venez vite!

—Mais la messe est dite!

—Oui, oui, mais j'ai quelque chose de charmant à vous montrer.»

Il avait l'air si joyeux, sa bonne figure respirait une telle allégresse, que je ris encore en y songeant et que sa joie est pour moi un des meilleurs souvenirs de ce temps-là.

Il ne marchait pas, il volait, et nous arrivâmes tout courant à l'église. On venait de poser la chaire, et le curé, en extase devant elle, me dit à voix basse:

«Regardez, petite Reine, regardez! N'est-ce pas une heureuse invention? Nous possédons enfin une chaire! Elle n'a pas l'air très solide, et cependant elle tient très bien. Et voilà donc le rêve de ma vie réalisé! Il ne faut jamais désespérer de rien, ma petite, jamais!»

Je regardais, un peu consternée, car je ne pouvais pas me dissimuler que mon imagination m'avait représenté une chaire comme quelque chose de grand, de monumental. Ce que j'avais sous les yeux était une sorte de boîte en bois blanc posée sur des supports en fer si peu élevés que, à la rigueur, on eût pu se passer de marches pour y entrer. Mais une chaire sans marches, cela ne se serait jamais vu; aussi, pour que l'honneur fût sauf, avait-on réussi à en placer deux, hautes chacune de quinze centimètres.

«Voyez donc, Reine, me disait le curé, comme elle produit bon effet! Quand j'aurai un peu d'argent, je lui ferai donner une couche de peinture, ou, plutôt, je la peindrai moi-même; cela m'amusera, et puis ce sera économique. Certainement elle pourrait être un peu plus élevée, mais il ne faut pas avoir trop d'ambition.»

Et le pauvre excellent homme tournait autour de la chaire d'un air admiratif. Les panneaux eussent été peints par Raphaël ou sculptés par Michel-Ange qu'il n'eût pas été plus heureux.

Il ne songeait pas que la réalité, comme toujours, hélas! ne ressemblait guère au rêve; il n'avait garde de faire des comparaisons, et jouissait de son bonheur sans arrière-pensée.

«C'est moi qui ai donné le plan, mon cher enfant, et vraiment j'ai eu là une bien bonne idée! Cependant il y a un revers à la médaille, et je dois avouer que j'ai une petite dette; le prix qu'on me demande est plus élevé que je ne l'avais supposé, mais il paraît que c'est toujours ainsi quand on fait construire. Je comptais m'acheter une douillette, cet hiver; eh bien, mon Dieu, je m'en passerai, voilà tout!»

Oh! oui, sa joie est pour moi un des meilleurs souvenirs de ce temps-là! Jamais je n'ai vu un homme si heureux, et parer ainsi une joie si médiocre des reflets de sa bonne nature et de son esprit un peu enfantin.

«C'est qu'elle a tout à fait l'air d'une chaire!» disait-il en riant et en se frottant les mains.

J'avais bien quelque doute sur ce point, mais je cachai ma déception et m'extasiai de mon mieux sur cet objet extraordinaire qui, à cause de la forme irrégulière de l'église, était placé dans un renfoncement, de telle sorte que, lorsque le curé prêchait, les trois quarts de l'auditoire ne voyaient qu'un bras et une mèche de cheveux blancs qui s'agitaient avec éloquence, selon les diverses phases du discours.

Le curé était si content de se dire: «Je vais monter en chaire!» que nous dûmes nous résigner à avoir un sermon tous les dimanches.

À peine avait-il ouvert la bouche que les bonnes femmes prenaient une pose commode afin de faire un petit somme; que Perrine profitait de l'assoupissement général pour lancer quelque œillade dans le banc voisin du nôtre, et que Reine de Lavalle se préparait à méditer sur les vicissitudes de la vie représentées par une tante et l'ennui des sermons.

Je ne sais pourquoi le curé aimait à discourir sur les passions humaines, mais, un jour qu'il s'était laissé entraîner par la chaleur de l'improvisation, je lui fis, à dîner, des questions si indiscrètes et si embarrassantes qu'il se promit bien de ne plus jamais aborder devant moi certains sujets. Il se contenta dorénavant de parler sur la paresse, l'ivrognerie, la colère et autres vices qui n'excitaient ni ma curiosité, ni mon bavardage.

Pendant une heure, il nous mettait sous les yeux la grande iniquité dans laquelle nous étions plongés; puis, lorsque notre état moral était devenu vraiment tout à fait lamentable, il descendait d'un air radieux avec nous dans les enfers et nous faisait toucher du doigt les supplices que méritaient nos âmes ravagées par le péché; après quoi passant, par un tour de phrase hardi, à des idées moins horribles, il émergeait peu à peu des régions infernales, restait quelques instants sur la terre, nous déposait enfin tranquillement dans le ciel et descendait de la chaire du pas triomphant d'un conquérant qui vient de trancher quelque nœud gordien.

L'auditoire se réveillait alors en sursaut, sauf Suzon, trop contente d'entendre dire du mal de l'humanité pour s'endormir, et qui buvait une tasse de lait pendant que le curé fustigeait ses ouailles de ses fleurs de rhétorique.

C'était donc un dimanche. Il faisait une chaleur écrasante, et en revenant à la maison, Suzon nous dit:

«Il y aura de l'orage avant la fin de la journée.»

Cette prophétie me fit plaisir; un orage était un incident heureux dans ma vie monotone, et, malgré ma poltronnerie, j'aimais le tonnerre et les éclairs, bien qu'il m'arrivât de trembler de tous mes membres lorsque les roulements se succédaient avec trop de rapidité.

Pendant la première partie de l'après-midi, j'errai comme une âme en peine dans le jardin et le petit bois. Je m'ennuyais à mourir, me disant avec mélancolie qu'il ne m'arriverait jamais quelque aventure, et que j'étais condamnée à vivre perpétuellement auprès de ma tante.

Vers quatre heures, rentrant dans la maison, je montai dans le corridor du premier, et, le visage collé contre la vitre d'une grande fenêtre, je m'amusai à suivre des yeux le mouvement des nuages qui s'amoncelaient au-dessus du Buisson et nous amenaient l'orage annoncé par Suzon.

Je me demandais d'où ils venaient, ce qu'ils avaient vu sur leur parcours, ce qu'ils pourraient me raconter, à moi qui ne savais rien de la vie, du monde et qui aspirais à voir et à connaître. Ils s'étaient formés derrière cet horizon que je n'avais jamais dépassé, et qui me cachait des mystères, des splendeurs (du moins, je le croyais), des joies, des plaisirs sur lesquels je méditais tout bas.

Je fus distraite dans mes réflexions en remarquant que Perrine, cachée dans un petit coin, se laissait embrasser par un gros rustaud qui avait passé un bras autour de sa taille.

J'ouvris vivement la fenêtre, et criai en frappant des mains:

«Très bien, Perrine; je vous vois, mademoiselle!»

Perrine, épouvantée, prit ses sabots dans sa main et courut se réfugier dans l'étable. Le gros rustaud tira son chapeau et m'examina avec un sourire niais qui lui fendait la bouche jusqu'aux oreilles.

Je riais de tout mon cœur, quand une voiture légère, que je n'avais pas entendue approcher, entra dans la cour. Un homme sauta à terre, dit quelques mots au domestique qui l'accompagnait et regarda autour de lui pour trouver à qui parler.

Mais Perrine, dont je voyais poindre le bonnet blanc à travers l'ouverture grillée de l'étable, ne bougeait pas, et son amoureux s'était précipité à plat ventre derrière un pailler. Quant à moi, stupéfiée par cette apparition, j'avais poussé un des battants de la fenêtre et j'observais les événements sans faire un mouvement.

L'inconnu franchit en deux enjambées les marches délabrées du perron et chercha la sonnette qui n'avait jamais existé; ce que voyant et la patience n'étant point sa qualité dominante, il donna de grands coups de poing dans la porte.

Ma tante, Suzon, surgirent ensemble devant lui, et je certifie que, dès cet instant, j'eus la plus favorable opinion de son courage, car il ne manifesta aucun effroi. Il salua légèrement, puis je compris d'après ses gestes que, le ciel menaçant l'ayant inquiété, il demandait à se réfugier au Buisson.

Au même moment, en effet, l'orage éclata avec une grande violence; on n'eut que le temps de mettre la voiture et le cheval à l'abri.

Il est dit que la solitude rend timide; mais, dans certains cas, elle produit l'effet contraire. Ne m'étant frottée à personne, n'ayant jamais rien comparé, j'avais la plus grande confiance en moi-même, et j'ignorais complètement ce que c'était que cet étrange sentiment qui annihile les facultés les plus brillantes et rend stupide l'homme le plus supérieur.

Néanmoins, devant cette aventure qui semblait évoquée par mes pensées, le cœur me battait bien fort, et j'hésitai si longtemps à entrer dans le salon que j'étais encore à la porte quand le curé arriva tout ruisselant, mais bien content.

«Monsieur le curé, m'écriai-je en m'élançant vers lui, il y a un homme dans le salon!

—Eh bien, Reine? un fermier, sans doute?

—Mais non, monsieur le curé, c'est un homme véritable.

—Comment, un homme véritable?

—Je veux dire que ce n'est ni un curé, ni un paysan; il est jeune et bien habillé. Entrons vite!»

Nous entrâmes, et je faillis jeter un cri de surprise en remarquant que ma tante avait une expression vraiment gracieuse et qu'elle souriait agréablement à l'inconnu, qui, assis en face d'elle, semblait aussi à l'aise que s'il s'était trouvé chez lui.

Du reste, son aspect seul eût suffi pour dérider l'esprit le plus morose. Il était grand, assez gros, avec une figure épanouie, franche et ouverte. Ses cheveux blonds étaient coupés ras, il possédait des moustaches tordues en pointe, une bouche bien dessinée et des dents blanches qu'un rire franc et naturel montrait souvent. Toute sa personne respirait la gaieté et l'amour de la vie.

Il se leva en nous voyant entrer, et attendit un instant que ma tante fît la présentation. Mais ce cérémonial était aussi ignoré d'elle que des habitants du Groënland, et il se présenta lui-même sous le nom de Paul de Conprat.

«De Conprat! s'écria le curé; êtes-vous le fils de cet excellent commandant de Conprat que j'ai connu autrefois?

—Mon père est en effet commandant, monsieur le curé. Vous l'avez connu?

—Il m'a rendu service il y a bien des années. Quel brave, quel excellent homme!

—Je sais que mon père est aimé de tout le monde, répondit M. de Conprat, le visage plus épanoui que jamais. C'est pour moi un bonheur toujours nouveau de le constater.

—Mais, reprit le curé, n'êtes-vous pas parent de M. de Pavol?

—Parfaitement; cousin au troisième degré.

—Voici sa nièce», dit le curé en me présentant.

Malgré mon inexpérience, je m'aperçus fort bien que le regard de M. de Conprat exprimait une certaine admiration.

«Je suis enchanté de faire la connaissance d'une aussi charmante cousine», me dit-il d'un ton convaincu en me tendant la main.

Ce compliment provoqua chez moi un petit frisson agréable, et je mis ma main dans la sienne sans le moindre embarras.

«Pas précisément cousins, dit le curé en prisant d'un air de jubilation; M. de Pavol n'est que l'oncle par alliance de Reine: sa femme était une demoiselle de Lavalle.

—Ça ne fait rien, s'écria M. de Conprat, je ne renonce pas à notre parenté. D'ailleurs, si l'on cherchait bien, on trouverait des alliances entre ma famille et celle des de Lavalle.»

Nous nous mîmes à causer comme trois bons amis, et il me sembla que nous nous étions toujours vus, connus et aimés. J'éprouvais cette impression bizarre qui fait supposer que ce qui se passe immédiatement sous vos yeux est déjà arrivé à une époque lointaine, si lointaine qu'on n'en a gardé qu'un souvenir vague et presque effacé.

Mais j'avais beau passer en revue dans mon esprit tous les héros de roman que je connaissais, je n'en trouvais pas un seul aussi dodu que mon héros à moi. Il était gros, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute, mais si bon, si gai, si spirituel, que ce défaut physique se transforma promptement à mes yeux en une qualité transcendante. Bientôt même mes héros imaginaires me parurent totalement dénués de charme. Malgré leur taille élégante et toujours mince, ils étaient effacés, radicalement effacés par ce bon gros garçon bien vivant et tout joyeux que je revêtais mentalement d'une foule de qualités.

Cependant, quoique l'orage eût diminué de violence, la pluie ne cessait pas, et, l'heure du dîner approchant, ma tante invita Paul de Conprat à le partager avec nous. Il déclara aussitôt qu'il avait une faim de cannibale et accepta avec un empressement qui me ravit.

Je m'esquivai un instant pour aller affronter la mauvaise humeur de Suzon.

«Suzon, dis-je en entrant dans la cuisine, d'un air excité, M. de Conprat dîne avec nous. Avons-nous un gros chapon, du lait, des fraises, des cerises?

—Hé! Seigneur, que d'affaires! grogna Suzon; il y a ce qu'il y a, voilà!

—Grande vérité, Suzon! mais réponds-moi donc! Un chapon, ce ne sera peut-être pas suffisant?

—C'est pas un chapon, mademoiselle, c'est un dindon; voyez un peu!»

Et Suzon, avec un vif mouvement d'orgueil, ouvrit la rôtissoire et me fit admirer l'animal, qui, bien empâté par ses soins et ceux de Perrine, pesait au moins douze livres. La peau dorée se soulevait de place en place, prouvant ainsi la délicatesse, la tendresse de la chair qu'elle recouvrait et offrant à mes yeux charmés le spectacle le plus réjouissant.

«Bravo! dis-je. Mais le lait égoutté, Suzon, est-il réussi? Y en a-t-il beaucoup? Et la salade, assaisonne-la bien!

—J'ai l'habitude de réussir ce que je fais, mademoiselle. D'ailleurs, ce monsieur n'est ni un prince ni un empereur, je suppose. C'est un homme comme un autre, il s'arrangera de ce qu'on lui donnera.

—Un homme comme un autre, Suzon! dis-je indignée. Tu ne l'as donc pas vu?

—Ma foi si, mademoiselle, je l'ai vu! et entendu, je peux bien le dire! Est-il permis à un chrétien de cogner ainsi à tour de bras à la porte d'une maison honnête? Après cela, amourachez-vous de lui, si vous voulez!»

J'ouvrais la bouche pour répondre vertement, mais je m'arrêtai prudemment, en songeant que, pour se venger et me contrarier, Suzon serait bien capable de donner un coup de feu à son dindon.

Quelques instants après, nous passâmes dans la salle à manger, et je ne pus m'empêcher de lancer un regard désolé sur la tapisserie sale et usée qui tombait en lambeaux. Ensuite, Suzon avait une manière bien singulière de mettre le couvert! Trois salières se promenaient au milieu de la table en guise de surtout; l'argenterie était jetée à la bonne franquette; les bouteilles couraient les unes après les autres, tandis qu'une seule et unique carafe était placée de telle façon que chaque convive devait se disloquer un peu pour l'attraper, la table étant trois fois trop grande.

Pour la première fois de ma vie, j'eus l'intuition que toutes les lois de la symétrie étaient violées par le goût fantasque de Suzon.

Mais M. de Conprat avait un de ces heureux caractères qui prennent chaque chose du meilleur côté. Et puis il possédait la faculté de s'identifier au milieu dans lequel il se trouvait.

Il examina la table d'un air joyeux, avala son potage sans cesser de parler, fit des compliments à Suzon et poussa de véritables cris de joie à l'apparition du dindon.

«Il faut avouer, monsieur le curé, dit-il, que la vie est une heureuse invention, et qu'Héraclite était doué d'une forte dose de stupidité.

—Ne médisons pas des philosophes, répondit le curé, ils ont quelquefois du bon.

—Vous êtes plein de bienveillance, monsieur le curé. Pour moi, si j'étais gouvernement, je mettrais les fous dehors et les philosophes à leur place, en ayant soin de ne pas les isoler les uns des autres, de façon qu'ils puissent mieux se dévorer.

—Qu'est-ce que c'est qu'Héraclite? dit ma tante.

—Un imbécile, madame, qui passait son temps à pleurnicher. Était-ce ridicule, mon Dieu! et l'avoir fait passer pour cela à la postérité!

—Peut-être, insinuai-je, vivait-il avec plusieurs tantes; ça lui avait aigri le caractère.

M. de Conprat me regarda d'un air étonné et partit d'un grand éclat de rire. Le curé me fit les gros yeux, mais ma tante, aux prises avec le dindon, qu'elle découpait avec art, je dois l'avouer, n'avait pas entendu.

«L'histoire passe ce fait sous silence, ma cousine.

—Dans tous les cas, repris-je, gardez-vous d'attaquer les hommes antiques; M. le curé vous arracherait les yeux.

—Ah! les gredins, m'ont-ils fait enrager! Je n'ai gardé d'eux qu'un souvenir: celui des pensums qu'ils m'ont valus.

—Permettez, dit le curé, qui fit un effort pour ramener sur l'eau ses amis, en train de se noyer complètement dans mon opinion, permettez! vous ne pouvez pas nier certaines belles vertus, certains actes héroïques qui...

—Illusions, illusions! interrompit Paul de Conprat. C'étaient des gredins insupportables, et, parce qu'ils sont morts, on les pare de vertus incroyables pour humilier ces pauvres vivants qui valent mieux qu'eux. Dieu! l'excellent dindon!»

Tout en parlant sans discontinuer, il mangeait avec un appétit et un entrain sans pareils.

Les morceaux s'empilaient sur son assiette et disparaissaient avec une vélocité si remarquable qu'il arriva un moment où ma tante, le curé et moi nous restâmes, la fourchette en l'air à le contempler dans un muet étonnement.

«Je vous avais bien prévenus, nous dit-il en riant, que j'avais une faim de cannibale, ce qui m'arrive, du reste, trois cent soixante-cinq fois par an.

—Quel argent vous devez dépenser pour votre table! s'écria ma tante, qui avait la spécialité de saisir le côté mercantile des choses et de dire ce qu'il ne fallait pas dire.

—Vingt-trois mille trois cent soixante-dix-sept francs, madame, répondit M. de Conprat avec un grand sérieux.

—Pas possible! marmotta ma tante stupéfaite.

—Vous semblez parfaitement heureux, monsieur, dit le curé en se frottant les mains.

—Si je suis heureux, monsieur le curé? Je crois bien! Et voyons, là, franchement, est-il bien naturel d'être malheureux?

—Mais quelquefois, répondit le curé en souriant.

—Ah! bah! les gens malheureux le sont le plus souvent par leur faute, parce qu'ils prennent la vie à l'envers. Voyez-vous, le malheur n'existe pas, c'est la bêtise humaine qui existe.

—Mais voilà déjà un malheur, répliqua le curé.

—Assez négatif en lui-même, monsieur le curé, et, de ce que mon voisin est bête, il ne s'ensuit pas que je doive l'imiter.

—Vous aimez le paradoxe, monsieur?

—Point; mais j'enrage quand je vois tant de gens assombrir leur existence par une imagination maladive. Je suppose qu'ils ne mangent pas assez, qu'ils vivent d'alouettes ou d'œufs à la coque, et se détraquent la cervelle en même temps que l'estomac. J'adore la vie, je pense que chacun devrait la trouver belle et qu'elle n'a qu'un défaut: c'est de finir, et de finir si vite!»

Le dindon, la salade, le lait, tout était dévoré; et ma tante regardait, avec une physionomie qui n'était plus du tout gracieuse, la carcasse du volatile sur lequel elle avait compté pour festoyer durant plusieurs jours.

Nous allions quitter le table quand Suzon entr'ouvrit la porte et, passant la tête dans l'ouverture, nous dit d'un ton rogue:

«J'ai fait du café, faut-il l'apporter?

—Qui vous a permis..., commença ma tante.

—Oui, oui, dis-je en l'interrompant vivement, apporte-le tout de suite.»

Je l'aurais bien embrassée pour cette bonne idée, mais ma tante ne partageait pas mon avis. Elle disparut pour aller se disputer avec Suzon, et nous ne la revîmes que dans le salon.

«Vous avez une excellente cuisinière, ma cousine, dit Paul de Conprat en sirotant son café.

—Oui, mais si grognon!

—C'est un détail, cela.

—Et ma tante, comment la trouvez-vous? demandai-je d'un ton confidentiel.

—Mais... assez majestueuse, répondit M. de Conprat un peu embarrassé.

—Ah! majestueuse... vous voulez dire désagréable?

—Reine! murmura le curé.

—Eh bien, parlons d'autre chose, monsieur le curé, mais je voudrais bien avoir l'heureux caractère de mon cousin et découvrir le bon côté de ma tante.

—Ayez un peu de philosophie pratique, charmante cousine, c'est là une base sérieuse pour le bonheur et la seule philosophie qui me paraisse avoir le sens commun.

—Quel malheur que vous ne soyez pas ma tante, comme nous nous aimerions!

—Pour cela, j'en réponds! s'écria-t-il en riant, et nous n'aurions pas besoin de philosophie pour arriver à ce résultat. Mais si cela vous était égal, je préférerais ne pas changer de sexe et être votre oncle.

—Je ne demanderais pas mieux, car je ne suis pas comme François Ier, moi! j'ai une antipathie prononcée pour les femmes.

—Vraiment, reprit-il en riant de tout son cœur, vous connaissez les goûts de François Ier

Le curé fit un geste désespéré, auquel M. de Conprat répondit par un clignement d'yeux expressif qui voulait dire: «Soyez tranquille, je comprends!»

Cette pantomime me porta sur les nerfs, et je fis un violent effort pour en saisir le sens caché.

«À propos d'oncle, dis-je, vous connaissez beaucoup M. de Pavol?

—Oui, beaucoup; ma propriété est à une lieue de la sienne.

—Et sa fille, comment est-elle?

—J'ai joué bien souvent avec elle, quand elle était enfant; mais, depuis quatre ans, je l'ai perdue de vue. On la dit fort belle.

—Que je voudrais bien être au Pavol! soupirai-je. Nous nous verrions souvent.

—Qui sait, petite cousine? peut-être ne vous plairais-je plus si vous me connaissiez mieux. Cependant je puis certifier que je suis un brave garçon; sauf que j'ai une passion pour le dindon et que j'aime les jolies femmes à la folie, je ne me connais pas le plus petit vice.

—Aimer les jolies femmes, mais ce n'est pas un défaut! Moi, je déteste les gens laids, ma tante, par exemple. Mais assimiler un dindon à une jolie femme, c'est peu flatteur pour cette dernière, mon cousin.

—C'est vrai, je conviens que ma phrase était malheureuse.

—Je vous pardonne, dis-je avec vivacité. Ainsi, vous me trouvez jolie?»

Il y avait au moins deux heures que je me répétais, en mon for intérieur, qu'il ne fallait pas laisser échapper l'occasion de m'éclairer par un avis carré et compétent sur un sujet palpitant d'intérêt pour moi. Depuis le commencement du dîner, j'attendais avec impatience le moment de placer ma question. Non pas que j'eusse des doutes sur la réponse; mais s'entendre dire, bien directement et bien en face, qu'on est jolie par autre chose qu'un curé..., c'est vraiment délicieux!

«Jolie, ma cousine! vous êtes ravissante! Jamais je n'ai vu de plus beaux yeux et une plus jolie bouche!

—Quel bonheur! et comme c'est agréable, les hommes, quoi qu'en dise ma tante!

—Madame votre tante n'aime pas les hommes? Il est certain qu'elle a passé l'âge de la coquetterie.

—La coquetterie! on ne m'en parle jamais. Est-ce que vous trouvez qu'il faut être coquette?

—Sans doute, cousine; à mes yeux, c'est une grande qualité.

—Vous ne m'avez pas appris cela, monsieur le curé!» m'écriai-je.

Le malheureux curé, pendant cette conversation, avait un avant-goût des peines du purgatoire. Il s'épongeait la figure, et avalait avec effort son café, qui lui semblait plein d'amertume.

«M. de Conprat se moque de vous, me dit-il.

—Est-ce vrai, mon cousin?

—Mais pas du tout, répondit Paul de Conprat, qui m'avait l'air de s'amuser énormément. À mon avis, une femme qui n'est pas coquette n'est pas une femme.

—Bien, je vais tâcher de le devenir alors!

—Passons dans le salon, mademoiselle de Lavalle», dit le curé en se levant.

«Bon, pensai-je, voilà le curé fâché. Je n'ai pourtant rien dit de travers.»

La pluie avait cessé, les nuages s'étaient dispersés, et je proposai à Paul de Conprat de faire une promenade dans le jardin. Et nous voilà partis sans attendre de permission, suivis du curé qui nous lançait des regards presque sombres et pensait que sa chère brebis était en voie de perdition.

Nous courions comme des enfants dans l'herbe mouillée, nous trempant les pieds et les jambes en riant aux éclats. Nous causions, nous bavardions, moi surtout, racontant les événements de ma vie, mes petits chagrins, mes rêves et mes antipathies.

Oh! la bonne, la charmante, la délicieuse soirée!

M. de Conprat grimpa dans un cerisier, et l'arbre, secoué violemment, laissa tomber sur moi toute la pluie dont il était chargé. La bouche pleine de cerises, et du haut de son cerisier, il s'écriait que les gouttes d'eau brillaient dans mes beaux cheveux comme une parure idéale et qu'il n'avait jamais rien vu de si joli.

«Et Suzon, me disais-je, qui prétend que c'est un homme comme un autre! Est-il possible d'être aussi sotte!»

Nous revînmes dans le salon, où l'on fit une grande flambée pour nous sécher. Assis à côté l'un de l'autre, Paul de Conprat et moi, nous continuâmes la conversation sur un ton mystérieux.

Ma tante, abasourdie par mon audace, ma liberté et la joie qui rayonnait sur mon visage, ne disait rien. Le curé, ravi de me voir contente, n'en était pas moins si vivement préoccupé qu'il oubliait de se mettre en tiers entre nous. Ah! la bonne soirée!

Enfin, M. de Conprat se leva pour partir, et nous le conduisîmes dans la cour.

Il fit des adieux affectueux au curé et remercia ma tante; puis, arrivé à moi, il prit ma main et me dit à voix basse:

«J'aurais désiré que cette soirée n'eût jamais de fin, ma cousine.

—Et moi donc! mais vous reviendrez, n'est-ce pas?

—Certes; et dans peu de temps, j'espère!»

Il approcha ma main de ses lèvres, et il faut vraiment que la nature humaine ait un fonds bien grand de perversité, car cet hommage fut pour moi un plaisir si nouveau, si vif et si parfait que j'eus l'idée incongrue de..., mon Dieu! faut-il l'avouer?—Oui, j'eus l'idée,—que je n'exécutai pas,—de me jeter à son cou et de l'embrasser sur les deux joues, malgré ma tante, malgré le curé qui nous surveillait comme un dragon d'une nouvelle espèce, comme un excellent dragon joufflu et débonnaire.

VII

Mon esprit, après le départ de M. de Conprat, vécut pendant plusieurs jours dans une espèce de béatitude qu'il me serait difficile de décrire. J'éprouvais des sensations multiples qui se manifestaient à l'extérieur par des gambades ou des pirouettes, car ce dernier exercice, durant un temps assez long, a été ma manière d'exprimer une foule de sentiments.

Quand j'avais bien pirouetté, je me jetais sur l'herbe, et, les yeux au ciel, je songeais à une quantité de choses tout en ne pensant absolument à rien. Cet état moral exquis, pendant lequel l'âme vit dans une sorte de somnolence, dans une tranquillité rêveuse qui ressemble au sommeil, quoiqu'elle soit très éveillée, m'a laissé le plus doux souvenir. C'est même de ce temps que date ma passion folle pour la voûte céleste, qui, depuis lors, m'a toujours paru digne de sympathiser avec mes pensées qu'elles fussent tristes ou gaies, sérieuses ou légères.

Quand j'avais permis à mon imagination de s'égarer dans des sentiers ombreux, si obscurs qu'elle galopait à tâtons, je la laissais revenir à la lumière et contempler M. de Conprat. Je riais au souvenir de sa figure franche, de son bon rire, de ses dents blanches. J'aimais le baiser qu'il avait mis sur ma main, et j'éprouvais une véritable allégresse en songeant que, si j'avais suivi mon idée, j'aurais pu l'embrasser sur les deux joues. Je restais longtemps sur ces douces sensations, jusqu'à ce que j'en vinsse à me demander pourquoi mon âme passait par ces phases diverses.

Arrivée à ce point délicat, mon imagination commençait à entrer dans les ténèbres, où elle se battait avec des idées vaporeuses, tellement vaporeuses qu'en désespoir de cause j'abandonnais la partie pour penser derechef à une bouche qui m'avait plu, à des yeux qui m'avaient souri, à une expression que j'étais fermement décidée à ne jamais oublier.

Mais ces personnes bizarres, mes idées, ne me laissaient pas longtemps en repos, et je retombais peu à peu en leur pouvoir. Aussi me promenais-je dans le vague lorsque, m'avisant un jour de corroborer certaines impressions avec celles de mes héroïnes préférées, la lumière se fit sur un point capital.

Je découvris que j'étais amoureuse et que l'amour était la plus charmante chose du monde. Cette découverte me transporta de la joie la plus vive. D'abord, parce que ma vie se trouvait embellie d'un charme qui, quoique vague, n'en était pas moins réel; ensuite, parce que si j'aimais, j'étais certainement aimée. En effet, j'aimais M. de Conprat parce qu'il m'avait paru charmant, par conséquent ma vue avait dû produire le même ravage dans son cœur, car il me trouvait ravissante. Ma logique, doublée d'une inexpérience complète, n'allait pas plus loin et suffisait amplement à asseoir mes raisonnements et à me rendre heureuse.

Une découverte en amène une autre, et j'en vins à penser que la charité pouvait bien ne jouer qu'un rôle très effacé dans la sympathie que François Ier éprouvait pour les femmes en général et Anne de Pisseleu en particulier; que l'amour ne ressemblait point à l'affection, puisque j'adorais mon curé et que je ne désirais jamais l'embrasser, tandis que je ne me serais pas fait prier pour sauter au cou de Paul de Conprat; qu'il était bien ridicule de prendre un ton mystérieux et des faux-fuyants pour parler d'une chose si naturelle dans laquelle, évidemment, il n'y avait pas l'ombre de mal.

«Mais un curé, pensais-je, doit avoir sur l'amour des idées erronées et extraordinaires, car, puisqu'il ne peut pas se marier, il ne peut pas aimer. Pourtant François Ier était marié, et... Je ne comprends rien à tout cela! et il faut que je m'éclaire.»

Il y avait un tel chaos dans mes pensées que, malgré mes préventions dédaigneuses sur les appréciations de mon curé, je résolus d'entamer avec lui ce sujet scabreux.

Ce pauvre curé s'apercevait parfaitement que mon esprit était dans un grand trouble, mais il avait trop de finesse et de bon sens pour avoir l'air d'attacher de l'importance à des impressions auxquelles la provocation d'une confidence aurait pu donner un corps. Il cherchait à me distraire par tous les moyens à sa portée, et, prenant le parti de venir chaque jour au Buisson, il prolongeait la leçon indéfiniment.

Nous étions assis à notre fenêtre; ma tante, souffrante depuis quelque temps, s'était retirée dans sa chambre; j'errais dans la lune, et le curé s'évertuait à m'expliquer mes problèmes.

«Voyez donc ce que vous avez fait, Reine! vous avez opéré sur des kilogrammes au lieu d'opérer sur des grammes. Et ici, étant donnés 3/5 multipliés par...

—Monsieur le curé, dis-je, devinez quelle est la chose la plus ravissante sur la terre?

—Quoi donc, Reine?

—L'amour, monsieur le curé.

—De quoi allez-vous parler, ma petite! s'écria le curé avec inquiétude.

—Oh! d'une chose que je connais très bien, répondis-je en secouant la tête d'un air entendu. Je me demande même pourquoi vous ne m'en avez jamais dit un mot, puisque cela se voit tous les jours.

—Voilà ce que c'est que de lire des romans, mademoiselle; vous prenez au sérieux ce qui n'est qu'imaginaire.

—Que c'est mal de parler contre votre pensée, monsieur le curé! Vous savez bien qu'on s'aime d'amour dans la vie et que c'est tout à fait charmant.

—C'est là un sujet qui ne regarde pas les jeunes filles, Reine, vous ne devez point en parler.

—Comment, cela ne regarde pas les jeunes filles! puisque ce sont elles qui aiment et sont aimées.

—Que je suis malheureux, s'écria le curé, d'avoir affaire à une tête pareille!

—Ne dites pas de mal de ma tête, mon curé; moi je l'aime beaucoup, surtout depuis que M. de Conprat l'a trouvée si jolie.

—M. de Conprat s'est moqué de vous, Reine. Soyez bien convaincue qu'il vous a prise pour une petite fille sans conséquence.

—Pas du tout, répliquai-je, offensée, car il m'a embrassé la main. Et savez-vous quelle a été mon idée, dans ce moment-là?

—Voyons? répondit le curé, qui était sur les épines.

—Eh bien, monsieur le curé, j'ai été sur le point de lui sauter au cou.

—Stupidité! On ne saute au cou de personne quand on ne connaît pas les gens.

—Oh! oui, mais lui!... Et puis, si ç'avait été une femme, je n'aurais certainement pas eu cette idée-là.

—Pourquoi, Reine? Vous dites des bêtises.

—Oh! parce que...»

Un silence suivit cette réponse profonde, et j'examinais, en dessous, le curé qui se trémoussait, prisait pour se donner une contenance.

«Mon bon curé, dis-je d'un ton insinuant, si vous étiez bien aimable?

—Quoi encore, Reine?

—Eh bien, je vous ferais quelques petites questions sur des sujets qui me trottent par la tête?»

Le curé s'enfonça dans son fauteuil, comme un homme qui prend subitement un grand parti.

«Eh bien, Reine, je vous écoute. Mieux vaut parler ouvertement de ce qui vous préoccupe que de vous casser la tête et de divaguer.

—Je ne me casse rien du tout, monsieur le curé, et je ne divague pas; seulement je pense beaucoup à l'amour, parce que...

—Parce que?

—Rien. Pour commencer, dites-moi comment il se fait que si vous m'embrassiez la main je trouverais cela ridicule et pas très agréable, bien que je vous aime de tout mon cœur, tandis que c'est exactement le contraire quand il s'agit de M. de Conprat?

—Comment, comment? Que dites-vous donc, Reine?

—Je dis que j'ai trouvé très agréable que M. de Conprat m'embrassât la main, tandis que si c'était vous...

—Mais, ma petite, votre question est absurde, et l'impression dont vous parlez ne signifie rien et ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe.

—Ah!... ce n'est pas mon avis. J'y pense souvent, et voici ce que j'ai découvert: c'est que si l'action de M. de Conprat m'a paru agréable, c'est parce qu'il est jeune et qu'il pourrait être mon mari, tandis que vous êtes vieux et qu'un curé ça ne se marie jamais.

—Oui, oui, répondit machinalement le curé.

—Car on aime toujours son mari d'amour, n'est-ce pas?

—Sans doute, sans doute.

—Maintenant, monsieur le curé, dites-moi s'il est vrai qu'il arrive aux hommes d'aimer plusieurs femmes?

—Je n'en sais rien, dit le curé, agacé.

—Mais si, vous devez savoir ça. Ensuite un mari aime une autre femme que sa femme puisque François Ier aimait Anne de Pisseleu et qu'il était marié?

—François Ier était un mauvais sujet, s'écria le curé, exaspéré, et Buckingham, que vous aimez tant, en était un autre!

—Mon Dieu, repartis-je, chacun a son caractère, et je ne vois pas pourquoi on leur ferait un crime d'aimer plusieurs femmes. La reine Claude et Mme Buckingham ressemblaient peut-être à ma tante. D'ailleurs, je viens de découvrir que les sentiments ne se commandent pas, et ils ne pouvaient pas plus ne pas aimer que moi je.....

—Quoi, Reine?

—Rien, monsieur le curé. Mais j'ai peur d'avoir un faible pour les mauvais sujets, car Buckingham est bien ravissant!

—Mais enfin, ma petite, j'ai pourtant essayé de vous faire comprendre certaines choses depuis que vous lisez Walter Scott, et vous m'avez l'air de n'avoir absolument rien compris.

—Écoutez, mon cher curé, vos explications ne sont pas très claires, et il y a tant de vague dans ma tête!... Tout cela est bien singulier, continuai-je en rêvant. Enfin, expliquez-moi pourquoi l'amour excite votre indignation?

—Reine, dit le curé hors de lui, en voilà assez! Vous avez une telle manière de poser les questions qu'il est impossible de vous répondre. Je vous le dis très sérieusement, il y a des sujets dont vous ne devez pas parler et que vous ne pouvez pas comprendre, parce que vous êtes trop jeune.»

Le curé mit son chapeau sous son bras et s'enfuit. Je courus sur le pas de la porte et je criai:

«Vous direz tout ce que vous voudrez, mon cher curé, mais je connais bien l'amour; c'est la plus charmante chose du monde! Vive l'amour!»

Le curé resta deux jours sans venir au Buisson, si bien que, désolée de l'avoir tant taquiné, je m'acheminai le troisième jour vers le presbytère pour faire amende honorable. Je le trouvai dans sa cuisine, en face d'un maigre déjeuner qu'il dévorait avec autant d'entrain que d'appétit.

«Monsieur le curé, dis-je d'un ton relativement humble, vous êtes fâché?

—Un peu, petite Reine, vous ne voulez jamais m'écouter.

—Je vous promets de ne plus parler de l'amour, monsieur le curé.

—Tâchez, surtout, Reine, de ne pas penser à des choses que vous ne comprenez pas.

—Oh! que je ne comprends pas..., m'écriai-je en prenant feu immédiatement, je comprends très bien, et, en dépit de tous les curés de la terre, je soutiendrai que...

—Allons, interrompit le curé, découragé, vous voilà déjà en défaut!

—C'est vrai, mon cher curé, mais je vous assure qu'un curé n'entend rien à tout cela.

—Et Reine de Lavalle non plus. J'irai vous donner votre leçon aujourd'hui, ma petite.»

C'est ainsi que se termina la dispute la plus grave que j'aie jamais eue avec mon curé.

Cependant, les jours s'écoulant et Paul de Conprat ne revenant pas, mon système nerveux s'ébranla et manifesta une irritabilité de mauvais augure. Un mois après l'aventure mémorable, j'avais perdu mes espérances, ma quiétude, et, l'ennui aidant, je tombai dans une morne tristesse.

C'est alors que le curé se brouilla avec ma tante, qui le mit à la porte.

Assise sous la fenêtre du salon, j'entendis la conversation suivante:

«Madame, dit le curé, je viens vous parler de Reine.

—Pourquoi cela?

—Cette enfant s'ennuie, madame. La visite de M. de Conprat a ouvert à son esprit des horizons déjà éclaircis par les quelques romans qu'elle avait lus. Il lui faut de la distraction.

—De la distraction! Où voulez-vous que je la prenne? Je ne peux pas remuer, je suis malade.

—Aussi, madame, je ne compte pas sur vous pour la distraire. Il faut écrire à M. de Pavol et le prier de prendre Reine chez lui pendant quelque temps.

—Écrire à M. de Pavol!... certes non! La petite ne voudrait plus revenir ici.

—C'est possible, mais c'est là une considération secondaire dont on s'occupera plus tard. Ensuite, elle est appelée à vivre un jour ou l'autre dans le monde, il me paraît nécessaire qu'elle change sa manière de vivre et voie beaucoup de choses dont elle n'a pas la moindre idée.

—Je n'entends pas cela, monsieur le curé, Reine ne sortira pas d'ici.

—Mais, madame, repartit le curé qui s'échauffait, je vous répète que c'est urgent. Reine est triste, sa tête est vive et travaille beaucoup, je suis certain qu'elle s'imagine être éprise de M. de Conprat.

—Ça m'est égal! dit ma tante, qui était bien incapable de comprendre les raisons du curé.

—On a écrit que la solitude était l'avocat du diable, madame, et c'est parfaitement vrai pour la jeunesse. La solitude est contraire à Reine; un peu de distraction lui fera oublier ce qui n'est, en somme, qu'un enfantillage.»

«Qu'un curé a de drôles d'idées! pensai-je. Traiter légèrement une chose si sérieuse et croire que j'oublierai un jour M. de Conprat!»

«Monsieur le curé, reprit ma tante de sa voix la plus sèche, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Je ferai à ma tête, et non à la vôtre.

—Madame, j'aime cette enfant de tout mon cœur et je n'entends pas qu'elle soit malheureuse! répliqua le curé sur un ton que je ne lui connaissais pas. Vous l'avez enterrée au Buisson, vous ne lui avez jamais donné la moindre satisfaction, et je puis dire que, sans moi, elle eût grandi dans l'ignorance, l'abrutissement, et qu'elle eût été une petite plante sauvage ou étiolée. Je vous le répète, il faut écrire à M. de Pavol.

—C'est trop fort! s'écria ma tante, furieuse; ne suis-je pas la maîtresse chez moi? Sortez d'ici, monsieur le curé, et n'y remettez pas les pieds.

—Très bien, madame, je sais maintenant ce que je dois faire, et je vois clairement aujourd'hui que, si je n'ai pas agi plus tôt, c'est que j'étais aveuglé par le plaisir égoïste de voir ma petite Reine constamment.»

Le curé me trouva dans l'avenue tout éplorée.

«Est-il possible, mon bon curé!... Mis à la porte à cause de moi!... Qu'allons-nous devenir si nous ne nous voyons plus?

—Vous avez entendu la discussion, mon petit enfant?

—Oui, oui, j'étais sous la fenêtre. Ah! quelle femme! quelle...

—Allons, allons, du calme, Reine, reprit le curé, qui était tout rouge et tout tremblant. Ce soir même, j'écris à votre oncle.

—Écrivez vite, mon cher curé. Pourvu qu'il vienne me chercher tout de suite!

—Espérons-le», répondit le curé avec un bon sourire un peu triste.

Mais différents devoirs l'empêchèrent d'écrire le soir même à M. Pavol, et, le lendemain, ma tante, qui luttait depuis quelques semaines contre la maladie, tombait dangereusement malade. Cinq jours plus tard, la mort frappait à la porte du Buisson et changeait la face de ma vie.

VIII

Je me réfugiai au presbytère immédiatement après la mort de ma tante, qui, pas une fois pendant sa maladie, ne demanda à me voir, et que Suzon soigna avec beaucoup de dévouement.

Le curé avait écrit à M. de Pavol pour lui apprendre que Mme de Lavalle était malade, mais les progrès du mal furent si rapides que mon oncle reçut la dépêche lui annonçant le dénouement fatal avant d'avoir pu répondre à la lettre du curé. Il télégraphia aussitôt pour nous prévenir qu'il lui serait impossible d'assister au service funèbre.

Le lendemain, nous reçûmes une lettre dans laquelle il disait que, imparfaitement remis d'un accès de goutte, il ne viendrait pas au Buisson. Il priait le curé de me conduire quelques jours plus tard à C..., espérant être assez bien pour venir m'y chercher.

Ma tante fut enterrée sans faste et sans cérémonie. Elle n'était pas aimée et partit pour l'autre monde sans un grand cortège de sympathies.

Je revins de l'enterrement en faisant beaucoup d'efforts pour éprouver un peu de désolation, mais sans pouvoir y parvenir. Quelles que fussent les remontrances de ma conscience, un sentiment de délivrance s'agitait dans ma tête et dans mon cœur. Cependant, si j'avais connu le mot d'un homme célèbre, je me le serais certainement approprié, et j'affirme que j'aurais crié dans un superbe accès de misanthropie:

«Je ne sais pas ce qui se passe dans le cœur d'une misérable, mais je connais celui d'une honnête petite fille, et ce que j'y vois m'épouvante!»

Mais, ce mot m'étant totalement inconnu, je ne pus pas m'en servir pour satisfaire aux mânes de ma tante.

Mon oncle avait fixé le jour de mon départ au 10 août, nous étions au 8, et je passai ces deux jours avec le curé, dont la bonne figure s'altérait d'heure en heure à la pensée de notre séparation.

Le mardi matin, il me fit préparer un excellent déjeuner, et nous nous installâmes une dernière fois en face l'un de l'autre pour essayer de prendre des forces. Mais chaque bouchée nous étouffait, et j'avais toutes les peines du monde à retenir mes larmes.

La nuit, pour le pauvre curé, s'était passée sans sommeil. Il avait trop de chagrin pour dormir, et d'ailleurs, ne pouvant m'accompagner à C..., il avait écrit à mon oncle une lettre de dix-sept pages dans laquelle, comme je l'appris plus tard, il énumérait mes qualités, petites, grandes et moyennes. De défauts, il n'était point question.

«Mon cher petit enfant, me dit-il après un long silence, vous n'oublierez pas votre vieux curé?

—Jamais, jamais! dis-je avec élan.

—Vous n'oublierez pas non plus mes conseils. Méfiez-vous de l'imagination, petite Reine. Je la compare à une belle flamme qui éclaire, vivifie une intelligence lorsqu'on la nourrit discrètement; mais si on lui donne trop d'aliments, elle devient un feu de joie qui embrase la maison, et l'incendie laisse derrière lui de la cendre et des scories.

—Je m'efforcerai de gouverner la flamme avec sagesse, monsieur le curé; mais je vous avoue que j'aime assez les feux de joie.

—Oui, mais gare à l'incendie! Ne jouons pas avec le feu, Reine.

—Rien qu'un petit feu de joie, monsieur le curé, c'est charmant! Et si on a peur de l'incendie, on jette un peu d'eau froide sur le foyer.

—Mais où trouve-t-on l'eau froide, ma petite?

—Ah! je n'en sais rien encore, mais je l'apprendrai peut-être un jour.

—Plaise à Dieu que! non! s'écria le curé. L'eau froide, mon cher petit enfant, ce sont les désillusions et les chagrins, et je prierai chaque jour ardemment pour qu'ils soient écartés de votre route.»

Les larmes me gagnaient en entendant mon curé parler ainsi, et j'avalai un grand verre d'eau pour calmer mon émotion.

«Avant de vous quitter, repris-je, je dois vous prévenir que je me crois un goût très prononcé pour la coquetterie.

—C'est là le point faible chez toutes les femmes, je sais cela, dit le curé avec son bon sourire, mais pas trop n'en faut, Reine. Du reste, la fréquentation du monde vous apprendra à équilibrer vos sentiments, et votre oncle, d'ailleurs, saura bien vous guider.

—Que ce doit être charmant, le monde, monsieur le curé! et je suis sûre de plaire, étant si jolie...

—Sans doute, sans doute, mais défiez-vous des compliments exagérés, défiez-vous de la vanité.

—Bah! c'est si naturel d'aimer à plaire, il n'y a aucun mal à cela.

—Hum! voilà une morale un peu lâche, répondit le curé en s'ébouriffant les cheveux. Enfin, ces raisonnements sont de votre âge, et, Dieu merci! vous n'en êtes point encore à dire avec l'Ecclésiaste: Tout est vanité, et rien que vanité!

—Que cet Ecclésiaste est exagéré! Et puis, il est si vieux! J'imagine que ses idées doivent être bien surannées.

—Allons, allons, laissons cela. Je sais bien que l'Écriture sainte et les pensées d'un pauvre curé de campagne ne peuvent pas être comprises par une fille jeune, jolie, et qui me semble assez éprise de sa figure.»

Il me regarda en souriant, mais ses lèvres tremblaient, car l'heure du départ approchait.

«Prenez garde d'avoir froid en route, Reine.

—Mais, monsieur le curé, nous sommes au mois d'août, on étouffe!

—C'est vrai, répondit le curé, qui perdait un peu la tête. Alors ne vous couvrez pas trop, de peur d'attraper un refroidissement.»

Nous nous levâmes après avoir fait de vains efforts pour grignoter quelques miettes de pain et de pâté.

«Que j'ai de chagrin, m'écriai-je en éclatant subitement en sanglots, que j'ai de chagrin de vous quitter, mon cher curé!

—Ne pleurons pas, ne pleurons pas, c'est tout à fait absurde, dit le curé, sans s'apercevoir que de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

—Ah! mon curé, repris-je, saisie d'un remords subit, je vous ai fait bien enrager!

—Non, non, vous avez été la joie de ma vie, tout mon bonheur.

—Qu'allez-vous devenir sans moi, mon pauvre curé?»

Le curé ne répondit rien. Il fit quelques pas de long en large dans la salle, se moucha fortement et réussit à dominer l'émotion qui, l'étreignant à la gorge, ne demandait qu'à se faire jour par quelques sanglots.

La maringote était à la porte. Perrine, dans tous ses atours, devait m'accompagner jusqu'à C... et me mettre dans les bras de mon oncle.

Le fermier était chargé de nous conduire à la place de Suzon, qui, tout entière à son chagrin, restait provisoirement à la garde du Buisson.

Je dis à Jean d'aller en avant, et le curé et moi nous fîmes à pied un petit bout de chemin pour être plus longtemps ensemble.

«Je vous écrirai tous les jours, monsieur le curé.

—Je n'en demande pas tant, mon cher enfant. Écrivez-moi seulement une fois par mois, et bien intimement.

—Je vous écrirai tout, absolument tout, même mes idées sur l'amour.

—Nous verrons ça! dit le curé avec un sourire incrédule. La vie que vous aurez sera si nouvelle pour vous, remplie de tant de distractions, que je ne compte pas beaucoup sur votre exactitude.»

Jean s'était arrêté pour nous attendre, et je vis qu'il fallait partir. Je saisis les mains de mon curé en pleurant de tout mon cœur.

«La vie a de bien vilains moments, monsieur le curé!

—Ça passera, ça passera, répondit-il d'une voix entrecoupée. Adieu, mon cher bon petit enfant, ne m'oubliez pas, et méfiez-vous, méfiez-vous...»

Mais il ne put achever sa phrase et m'aida précipitamment à monter dans la carriole.

Je pris l'ancienne place de ma tante, écrasée d'un côté par une malle qui n'avait plus de serrure, de l'autre par d'innombrables paquets, de la forme la plus bizarre, confectionnés par Perrine.

«Adieu, mon curé, adieu mon vieux curé», m'écriai-je.

Il fit un geste affectueux et se détourna brusquement. À travers mes larmes, je le vis s'éloigner à grands pas et mettre son chapeau sur sa tête, preuve péremptoire que son moral était non seulement dans la plus violente agitation, mais absolument sens dessus dessous.

Après avoir sangloté dix bonnes minutes, je jugeai qu'il était temps de suivre l'avis de Perrine, laquelle répétait sur tous les tons:

«Faut se faire une raison, mamselle, faut se faire une raison!»

Je fourrai mon mouchoir dans ma poche et je me mis à réfléchir.

Vraiment, la vie est une chose bien étrange! Qui aurait cru, quinze jours plus tôt, que mes rêves se réaliseraient si promptement et que je verrais prochainement M. de Conprat? Cette idée séduisante chassa les derniers nuages qui assombrissaient mon esprit, et je me pris à songer que le firmament était beau, la vie douce, et que les tantes qui s'en vont au ciel ou dans le purgatoire sont douées d'une raison supérieure.

Ma seconde pensée fut pour mon oncle. Je m'inquiétais extrêmement de l'impression que j'allais produire sur lui, et j'avais conscience que la robe noire et le singulier chapeau dont Suzon m'avait fagotée étaient bien ridicules. Ce malheureux chapeau me causait une torture véritable, j'entends une torture morale. Fabriqué avec du crêpe qui datait de la mort de M. de Lavalle, il offrait l'apparence d'une galette que des limaçons effrontés auraient choisie pour théâtre de leurs ébats. Il m'enlaidissait évidemment, et, cette idée ne pouvant pas se supporter, j'ôtai mon chapeau, j'en fis un bouchon et je le mis dans ma poche, dont l'ampleur, la profondeur faisaient honneur au génie pratique de Suzon.

Ensuite j'étais tourmentée par la crainte de paraître stupide, car je savais qu'une multitude de choses, qui semblent naturelles à tout le monde, seraient pour moi la source de surprises et d'admirations. Je résolus donc, pour ne point mettre mon amour-propre en péril de moquerie, de dissimuler soigneusement mes étonnements.

Ces diverses préoccupations m'empêchèrent de trouver la route longue, et je me croyais encore bien loin de C..., lorsque nous étions sur le point d'y entrer. Nous nous rendîmes directement à la gare, après avoir traversé la ville aussi rapidement que le permettaient les jambes raides de notre cheval.

Mon oncle n'étant ni grand ni maigre, je me l'étais naturellement figuré sec et long. Aussi fus-je assez étonnée quand je vis un bonhomme à la démarche lourde s'approcher de la carriole et s'écrier,—si tant est que mon oncle criât jamais:

«Bonjour, ma nièce; je crois vraiment que j'ai failli attendre.»

Il me donna la main pour descendre de voiture et m'embrassa cordialement. Après quoi, m'examinant de la tête aux pieds, il me dit:

«Pas plus haute qu'une elfe, mais diablement jolie!

—C'est bien mon avis, mon oncle, répondis-je en baissant modestement les yeux.

—Ah! c'est votre avis?

—Mais oui; et celui de mon curé, et celui de... Mais voici une lettre du curé pour vous, mon oncle.

—Pourquoi n'est-il pas ici?

—Il a été retenu par plusieurs cérémonies religieuses.

—Tant pis, j'aurais été content de le voir. Vous n'avez pas de chapeau, ma nièce?

—Si, mon oncle; il est dans ma poche.

—Dans votre poche! Pourquoi cela?

—Parce qu'il est affreux, mon oncle.

—Belle raison! A-t-on jamais vu porter son chapeau dans sa poche! On ne voyage pas sans chapeau, ma petite. Dépêchez-vous de vous coiffer pendant que je fais enregistrer vos bagages.»

Assez déconcertée par cette algarade, je replantai mon chapeau sur ma tête, non sans constater qu'un voyage dans une poche n'était nullement hygiénique pour ce spécimen de l'industrie humaine.

Après cela je fis mes adieux à Jean et à Perrine.

«Ah! mamselle, me dit Perrine, vous seriez une belle et bonne vache que je n'aurais pas plus de chagrin en vous quittant.

—Grand merci! dis-je moitié riant, moitié pleurant. Embrassons-nous, et adieu!»

J'embrassai les joues fermes et rouges de Perrine, sur lesquelles, je le crains bien, plus d'un mécréant au parler doux avait déposé quelques baisers furtifs ou retentissants.

«Adieu, Jean.

—À vous revoir, mamselle», dit Jean en riant bêtement, manière comme une autre de manifester de l'émotion.

Quelques instants après, j'étais dans le train, assise en face de mon oncle, absolument effarée étourdie par le mouvement de la gare et la nouveauté de ma position.

Quand je fus un peu remise, j'examinai M. de Pavol.

Mon oncle, de hauteur moyenne, bien charpenté, avec des épaules larges, des mains épaisses, rouges, peu soignées, n'offrait point au premier abord un aspect aristocratique. Il avait le visage coloré, le front haut, le nez gros et les cheveux en brosse coupés très court; les yeux étaient petits, scrutateurs, profondément enfoncés sous des sourcils touffus et proéminents. Mais, sous ces dehors communs, on découvrait promptement l'homme du monde et l'homme de race. Le trait saillant de son visage, ce qui frappait le plus chez lui, c'était sa bouche. D'un dessin ferme, vigoureux et assez beau, quoique la lèvre inférieure fût un peu épaisse, cette bouche avait une expression fine, ironique, moqueuse, narquoise, gouailleuse qui démontait les moins timides et les clouait au carreau. En l'étudiant, on oubliait complètement les vulgarités que pouvait présenter le physique de mon oncle, ou, pour mieux dire, on ne trouvait plus rien de vulgaire en lui, et l'on convenait que sa nature rustique était un cadre qui faisait admirablement ressortir cette bouche spirituelle.

Mon oncle ne parlait pas beaucoup, et toujours avec lenteur, mais le mot portait généralement. Il se plaisait parfois à employer des expressions énergiques qui produisait un effet d'autant plus singulier qu'elles étaient dites lentement et posément. Il n'avait guère que soixante ans; néanmoins, étant sujet à de fréquents accès de goutte, son esprit était un peu alourdi par la souffrance physique. Mais, s'il n'avait plus la vivacité de repartie d'autrefois, sa bouche, par un mouvement souvent presque imperceptible, exprimait toutes les nuances qui existent entre l'ironie, la finesse, la moquerie franche ou gouailleuse, et j'ai vu des gens pulvérisés par mon oncle avant qu'il eût articulé un mot.

J'étais naturellement trop inexpérimentée pour faire immédiatement une étude approfondie de M. de Pavol, mais je le regardais avec le plus grand intérêt. Lui, de son côté, tout en lisant la lettre que j'avais apportée, jetait de temps en temps un regard observateur sur moi, comme pour constater que ma physionomie ne contredisait pas les assertions du curé.

«Vous me regardez bien fixement, ma nièce, me dit-il; me trouveriez-vous beau, par hasard?

—Pas le moins du monde.»

Mon oncle fit une légère grimace.

«Voilà de la franchise, ou je ne m'y connais pas. Et pourriez-vous me dire pourquoi vous êtes si pâle?

—Parce que je meurs de peur, mon oncle.

—Peur! et de quoi?

—Nous allons si vite, c'est effrayant!

—Ah! très bien, je comprends, c'est la première fois que vous voyagez. Rassurez-vous, il n'y a aucun danger.

—Et ma cousine, mon oncle, est-elle au Pavol?

—Certainement; elle se réjouit beaucoup de faire votre connaissance.»

Mon oncle m'adressa quelques questions sur ma tante, sur ma vie au Buisson, puis il prit un journal et ne dit plus un mot jusqu'à notre arrivée à V...

Nous montâmes alors dans un landau à deux chevaux, qui devait nous conduire au Pavol. On empila comme on put mes colis grossiers dans cet élégant véhicule, où ils faisaient une piètre figure qui m'humiliait profondément.

À peine installé, mon oncle me donna un sac de gâteaux pour me réconforter et se plongea dans un nouveau journal.

Cette manière de procéder commença à m'agacer.

Outre qu'il n'est pas dans ma nature de rester silencieuse très longtemps, j'avais un grand nombre de questions à faire. De sorte que lorsque je fus blasée sur le plaisir de me sentir emportée dans une voiture jolie, douce, bien capitonnée, je me hasardai à rompre le silence. «Mon oncle, dis-je, si vous vouliez ne plus lire, nous pourrions causer un peu.

—Volontiers, ma nièce, répondit mon oncle en pliant immédiatement son journal. Je croyais vous être agréable en vous abandonnant à vos pensées. Sur quoi allons-nous disserter? Sur la question d'Orient, l'économie politique, l'habillement des poupées ou les mœurs des sapajous?

—Tout cela m'intéresse peu; et quant aux mœurs des sapajous, j'imagine, mon oncle, que j'en sais autant que vous là-dessus.

—Très possible, en effet, répliqua M. de Pavol, assez étonné de mon aplomb. Eh bien, choisissez votre sujet.

—Dites-moi, mon oncle, n'êtes-vous pas un peu mécréant?

—Hein! que diable dites-vous là, ma nièce?

—Je vous demande, mon oncle, si vous n'êtes pas un peu mécréant ou sacripant?

—Vous... moquez-vous de moi? s'écria mon oncle en employant un verbe fort peu parlementaire.

—Ne vous fâchez pas, mon oncle, c'est une étude de mœurs que je commence, plus intéressante que celle concernant les sapajous. Je veux savoir si ma tante avait raison; elle prétendait que tous les hommes sont des sacripants?

—Votre tante n'avait donc pas le sens commun?

—Elle en a eu beaucoup quand elle est partie pour l'autre monde, mais pas autrement», répondis-je tranquillement.

M. de Pavol me regarda avec une surprise manifeste.

«Ah! vraiment, ma nièce! voilà une manière un peu crue d'exprimer votre pensée. Vous ne vous entendiez donc pas avec Mme de Lavalle?

—Pas du tout. Elle était très désagréable et m'a battue plus d'une fois. Demandez au curé, qu'elle a mis à la porte à cause de moi parce qu'il défendait mes intérêts. Et comment se fait-il, mon oncle, que vous m'ayez laissée si longtemps avec elle? C'était une femme du peuple, et vous ne l'aimiez pas.

—Quand vos parents sont morts, Reine, ma femme était très malade, et je fus trop heureux que ma belle-sœur voulût bien se charger de vous. Je vous revis lorsque vous aviez six ans; vous paraissiez alors gaie et bien soignée, et depuis, ma foi! je vous avais presque oubliée. Je le regrette vivement aujourd'hui, puisque vous n'étiez pas heureuse.

—Vous me garderez toujours auprès de vous maintenant, mon oncle?

—Certes, oui, répondit M. de Pavol presque avec vivacité.

—Quand je dis toujours..., je veux dire jusqu'à mon mariage, car je me marierai bientôt.

—Vous vous marierez bientôt! Comment, vous sortez à peine de nourrice et vous parlez vous marier! Le mariage est une sotte invention, apprenez cela, ma nièce.

—Pourquoi donc?

—Les femmes ne valent pas le diable!» répondit mon oncle d'un accent convaincu.

Je me rejetai, saisie, dans mon coin, tout en pensant que cette appréciation n'était pas bien flatteuse pour ma tante de Pavol. Quand j'eus ruminé la sentence de mon oncle, je repris:

«Mais puisque j'épouserai un homme, cela m'est parfaitement égal que les femmes ne valent pas le diable. Mon mari se débrouillera avec moi comme il pourra.

—Voilà de la logique. Vous savez raisonner, à ce qu'il paraît! Les jeunes filles ont la rage de se marier, c'est connu.

—Ma cousine partage donc mes idées?

—Oui, répondit mon oncle, assombri.

—Ah! tant mieux! dis-je en me frottant les mains. Est-elle grande, ma cousine?

—Grande et belle, répliqua M. de Pavol avec complaisance, une véritable déesse et la joie de mes yeux. Du reste, vous allez la voir dans un instant, car nous arrivons.»

Nous tournions en effet dans une avenue de grands ormes qui conduisait au château.

Ma cousine nous attendait sur le perron. Elle me reçut dans ses bras avec la majesté d'une reine qui accorde une grâce à ses sujets.

«Dieu, que vous êtes belle!» dis-je en la regardant avec stupéfaction.

Certes, il est rare de rencontrer des beautés incontestables, mais celle de ma cousine s'imposait et ne pouvait être discutée. Elle ne plaisait pas toujours, sa physionomie étant hautaine et parfois un peu dure, mais ceux même qui l'admiraient le moins étaient obligés de dire avec mon oncle:

«Elle est diablement belle!»

Elle avait des cheveux bruns plantés bas sur le front, un profil grec d'une pureté parfaite, une carnation superbe, des yeux bleus avec des cils foncés et des sourcils bien dessinés. Grande, forte, avec la poitrine très développée, elle eût porté plus de dix-huit ans si sa bouche, malgré un arc un peu dédaigneux qui menaçait de trop s'accentuer plus tard, n'avait eu des mouvements enfantins dénotant une grande jeunesse. Sa démarche et ses gestes étaient lents, un peu nonchalants, toujours harmonieux sans aucune affectation. Un ami de M. de Pavol avait dit un jour en riant qu'à vingt-cinq ans elle ressemblerait trait pour trait à Junon. Le nom lui en resta.

Je me pris subitement d'une passion véritable pour ma splendide cousine, et mon oncle s'amusait beaucoup de mon ébahissement.

«Vous n'avez donc jamais vu de jolies femmes, ma nièce?

—Je n'ai rien vu du tout, puisque j'étais enterrée vive dans un trou.

—Vous pouviez vous regarder dans la glace, Reine; M. de Conprat nous avait bien dit que vous étiez jolie.

—Paul de Conprat? m'écriai-je.

—C'est vrai, reprit mon oncle, j'ai oublié de vous parler de lui. Il paraît qu'il s'est réfugié au Buisson un jour d'orage?

—Je m'en souviens bien, répondis-je en rougissant.

—Viendra-t-il déjeuner lundi, Blanche?

—Oui, père; le commandant a écrit un mot aujourd'hui pour accepter l'invitation. Qui donc vous a habillée, Reine?

—Suzon, un diminutif de ma tante pour le mauvais goût et la bêtise, répondis-je avec dépit.

—Nous remédierons à la pénurie de votre toilette dès demain, ma nièce. Seulement, ayez un peu plus de respect pour la mémoire de Mme de Lavalle. Vous ne l'aimiez pas, mais elle est morte, et paix à son âme! Venez dîner, Junon vous conduira ensuite dans vos appartements.»

Je passai une partie de la nuit à ma fenêtre, rêvant délicieusement et contemplant les masses sombres des hauts arbres de ce Pavol, où je devais rire, pleurer, m'amuser, me désoler, et voir ma destinée s'accomplir.

Je me trouvais si heureuse que mon curé, ce soir-là, n'était plus dans mes souvenirs qu'un point imperceptible.

IX

Mais je demande qu'on ne me suppose pas un cœur léger et inconstant, car cet oubli ne fut que momentané, et, trois jours après mon arrivée au Pavol, j'écrivis à mon curé la lettre suivante:

«Mon cher curé, j'ai tant de choses à vous dire, tant de découvertes à vous apprendre, tant de confidences à vous faire que je ne sais par où commencer. Figurez-vous que le ciel est plus beau ici qu'au Buisson, que les arbres sont plus grands, que les fleurs sont plus fraîches, que tout est plaisant, qu'un oncle est une heureuse invention de la nature, et que ma cousine est belle comme une fée. Vous aurez beau me sermonner, me gronder, me prêcher, mon cher curé, vous ne m'ôterez pas de la tête que si François Ier aimait des femmes aussi belles que Blanche de Pavol, il était doué d'un jugement bien solide. Vous-même, Monsieur le curé, vous-même tomberiez amoureux d'elle en la voyant. Mais je vous avoue que ses manières de reine m'intimident un peu, moi que rien n'intimide. Et puis elle est grande.....et j'aurais bien voulu qu'elle fût petite, cela m'eût consolée, quoique je sache aujourd'hui que ma taille, dans sa petitesse, est souple, élégante, parfaitement proportionnée. C'est égal! quelques centimètres de plus à ma hauteur, je vous demande un peu ce que cela aurait fait au bon Dieu! Avouez, Monsieur le curé, que le bon Dieu est quelquefois bien contrariant?

«Je ne vous parlerai pas de mon oncle, parce que je sais que vous le connaissez, mais je vois déjà que je l'aimerai et que j'ai fait sa conquête. C'est un grand bonheur d'avoir une jolie figure, mon cher curé, beaucoup plus grand que vous ne vouliez bien me le dire; on plaît à tout le monde, et quand je serai grand'mère, je raconterai à mes petits-enfants que c'est là la première et ravissante découverte que j'aie faite en entrant dans la vie. Mais nous avons le temps d'y penser.

«Bien que je marche de surprise en surprise, je suis déjà parfaitement habituée au Pavol et au luxe qui m'entoure. Cependant, je jetterais parfois des exclamations d'étonnement si je ne craignais pas de paraître ridicule; je dissimule mes impressions, mais à vous, mon cher curé, je puis confier que je suis souvent dans un grand ébahissement.

«Nous sommes allés à V... avant-hier, afin de m'acheter un trousseau, les œuvres de Suzon étant décidément des horreurs. Ne nous faisons pas d'illusions, mon pauvre curé, malgré votre admiration pour certaines robes, je suis arrivée ici fagotée, horriblement fagotée.

«Ah! que c'est plaisant une ville! je me suis extasiée, émerveillée sur les rues, les magasins, les maisons, les églises, et Blanche s'est moquée de moi, car elle appelle V... un trou sur une hauteur. Que dire du Buisson, alors? Après une séance de trois heures chez la couturière et la modiste, ma cousine, qui est très dévote, est allée à confesse et m'a laissée faire quelques emplettes avec la femme de chambre. Mon oncle m'avait donné de l'argent pour l'employer à des acquisitions utiles et pratiques; mais croiriez-vous que je ne sais point apprécier l'utile et le pratique? J'ai commencé par courir chez le pâtissier et par me bourrer de petits gâteaux; je m'en accuse humblement, mon curé, j'ai une passion pour les petits gâteaux. Pendant que je me livrais à cet exercice aussi utile qu'agréable, vous en conviendrez, car, après tout, c'est un devoir important de nourrir ce corps de boue, j'ai remarqué de bien jolis objets dans la boutique faisant face à celle du pâtissier. J'y suis allée aussitôt et j'ai acheté quarante-deux petits bonshommes en terre cuite, tout ce qu'il y avait dans le magasin. Après cela, non seulement je ne possédais plus un sou, mais j'étais fortement endettée, ce qui m'importe peu, car je suis riche. Ma cousine a beaucoup ri, mais mon oncle m'a grondée. Il a voulu me faire comprendre que la raison doit lester la tête des humains, grands ou petits, qu'elle est bonne à tout âge et que sans elle on fait des bêtises. Exemple: on achète quarante-deux bonshommes en terre cuite, au lieu de se pourvoir de bas et de chemises. J'ai écouté ce discours d'un air contrit et humilié, mon cher curé, mais pendant la fin, qui était, ma foi, très bien, mon esprit rebelle donnait à la raison un corps disgracieux, un nez long, voire même romain, une figure sèche et grincheuse, et ce personnage ressemblait tellement à ma tante que, séance tenante, j'ai pris la raison en grippe. Tel a été le résultat de l'éloquence déployée par mon oncle. En attendant, j'ai quarante-deux bonshommes pleurant, souriant, grimaçant, disséminés dans ma chambre et je suis contente.

«Hier soir, j'ai causé avec Blanche de l'amour, Monsieur le curé. Que me disiez-vous donc qu'il n'existait que dans les livres et qu'il ne regardait pas les jeunes filles?... Ah! mon curé, mon curé! j'ai peur que vous ne m'ayez bien souvent attrapée.—Nous irons dans le monde lorsque les premières semaines de deuil seront écoulées. Mon oncle me trouve trop jeune, mais je ne puis rester seule au Pavol. S'il en était question, vous comprenez, Monsieur le curé, que je n'aurais plus qu'une chose à faire: ou me jeter par la fenêtre, ou mettre le feu au château.

«Il paraît que j'ai grandement raison de m'attendre à beaucoup de succès, car si je suis jolie, en revanche j'ai une grosse dot. Blanche m'a appris qu'une jolie figure sans dot n'a que peu de valeur, mais que les deux choses combinées forment un ensemble parfait et un plat rare. Je suis donc, mon cher curé, un mets savoureux, délicat, succulent, qui sera convoité, recherché et avalé en un clin d'œil, si je veux bien le permettre. Je ne le permettrai pas, soyez tranquille, à moins que... Mais chut!

«Enfin, Monsieur le curé, j'attends lundi avec impatience, seulement je ne vous dirai pas pourquoi. Ce jour-là, il se passera un événement qui fait battre mon cœur, un événement qui me donne envie de pirouetter à perte d'haleine, de lancer mon chapeau en l'air, de danser, de faire des folies. Dieu! que la vie est une belle chose!

«Mais rien n'est parfait, car vous n'êtes pas ici et vous me manquez bien. Je ne puis dire combien vous me manquez, mon pauvre curé! J'aimerais tant à vous faire admirer le château et les jardins bien entretenus qui ressemblent si peu au Buisson! J'aimerais tant à vous faire jouir de la vie large et confortable que l'on a ici! La moindre chose est en ordre dans ses plus petits détails, et vraiment je me crois dans le Paradis terrestre. À chaque instant, j'ai quelque nouveau sujet de plaisir et d'admiration, à chaque instant aussi je voudrais vous en faire part; je vous cherche, je vous appelle, mais les échos de ce beau parc restent muets.

«Adieu, mon cher bon curé; je ne vous embrasse pas, parce qu'on n'embrasse pas un curé (je me demande pourquoi, par exemple!), mais je vous envoie tout ce que j'ai dans le cœur pour vous, et ce tout est rempli de tendresse. Je vous adore, Monsieur le curé. «Reine

Il est certain que je m'habituai immédiatement à l'atmosphère de luxe et d'élégance dans laquelle j'étais brusquement transplantée. Il est également certain que, quoique Blanche fût très aimable avec moi et qu'elle eût décidé que nous nous tutoierions, elle m'intimida pendant les premiers jours qui suivirent mon arrivée au Pavol. Son port de déesse, son air un peu hautain, l'idée qu'elle avait beaucoup plus d'expérience que moi, tout cela m'imposait et m'empêchait d'être très libre avec elle. Mais cette impression eut la durée d'une gelée blanche sous un soleil d'avril, et, à la suite d'une conversation que nous eûmes le dimanche matin dans ma chambre, le prestige dont je l'avais parée disparut entièrement.

J'étais encore dans mon lit, sommeillant à moitié, me dorlotant avec béatitude, ouvrant de temps en temps un œil pour contempler avec ravissement ma chambre gaie et confortable, mes petits bonshommes en terre cuite et les arbres que je voyais par ma fenêtre ouverte. Blanche entra chez moi, vêtue d'une robe traîtante, les cheveux sur les épaules et le front soucieux.

«Aussi belle que la plus belle des héroïnes de Walter Scott! dis-je en la regardant avec admiration.

—Petite Reine, me dit-elle en s'asseyant sur le pied de mon lit, je viens causer avec toi.

—Tant mieux. Mais je ne suis pas bien éveillée et mes idées s'en ressentiront.

—Même s'il est question de mariage? reprit Blanche, qui connaissait déjà mon opinion sur ce grave sujet.

—De mariage? Me voilà très éveillée, dis-je en me redressant subitement.

—Tu désires te marier, Reine?

—Si je désire me marier!... Quelle question! Je crois bien, et le plus tôt possible. J'adore les hommes, je les aime bien plus que les femmes, excepté quand les femmes sont aussi belles que toi.

—On ne doit pas dire qu'on adore les hommes, dit Blanche d'un air sévère.

—Pourquoi cela?

—Je ne sais pas trop pourquoi, mais je t'assure que ce n'est pas convenable pour une jeune fille.

—Tant pis!... D'ailleurs, c'est mon avis! répondis-je en me renfonçant sous mes couvertures.

—Enfant! dit Blanche en me regardant avec une sorte de pitié qui me parut assez offensante. Je suis venue pour te parler de mon père, Reine.

—Qu'y a-t-il?

—Voici. Comme toi, je veux me marier un jour ou l'autre; mon père a déjà refusé plusieurs partis pour moi, mais cela m'est égal, parce que je ne suis pas pressée. J'attendrai bien jusqu'à vingt ans; seulement je voudrais savoir s'il s'opposera toujours à mon mariage.

—Il faut le lui demander.

—Ah! voilà, reprit Blanche, un peu embarrassée; je t'avoue que mon père me fait peur, ou plutôt il m'intimide.»

Remplie de surprise, je me soulevai sur mon coude et j'écartai les cheveux qui couvraient mon visage, pour mieux voir ma cousine. En ce moment, elle dégringola des nuages olympiens sur lesquels je l'avais placée, et, sous ce beau corps de Junon, je découvris une jeune fille qui ne m'intimiderait plus jamais.

«Personne ne m'intimide, moi!» m'écriai-je en prenant mon oreiller pour l'envoyer promener au milieu de la chambre.

Blanche me regarda d'un air étonné.

«Que fais-tu donc, Reine?

—Ah! c'est mon habitude... Quand j'étais au Buisson, je jetais toujours mon oreiller n'importe où pour faire enrager Suzon, que cette façon d'agir mettait hors d'elle.

—Comme Suzon n'est pas ici, je te conseille de renoncer à cette habitude. Pour en revenir à ce que nous disions, te sens-tu le courage d'avoir avec mon père une discussion sur le mariage, qu'il critique sans cesse?

—Oui, oui, je suis très forte sur la discussion, tu verras! Tantôt j'attaque mon oncle, et je mène les choses rondement.»

Pendant le dîner, j'adressai une pantomime expressive à ma cousine pour lui apprendre que j'allais entrer en lutte. Mon oncle, qui flairait quelque danger, nous observait sous ses gros sourcils, et Blanche, déjà déconcertée, m'engagea par un signe à rester tranquille. Mais je fis claquer mes doigts, je toussai avec force et sautai résolument dans l'arène.

«Mon oncle, peut-on avoir des enfants si on n'est pas marié?

—Non certainement, répondit mon oncle, que ma question parut égayer.

—Serait-ce un malheur si l'humanité disparaissait?

—Hum! voilà une question grave. Les philanthropes répondraient oui, et les misanthropes, non.

—Mais votre avis, mon oncle?

—Je n'ai guère réfléchi à cela. Cependant, comme je trouve que la Providence fait bien ce qu'elle fait, je vote pour la perpétuation de l'espèce humaine.

—Alors, mon oncle, vous n'êtes pas conséquent avec vous-même quand vous blâmez le mariage.

—Ah! ah! dit mon oncle.

—Puisqu'on ne peut pas avoir d'enfants sans être marié et que vous votez pour la propagation du genre humain, il s'ensuit que vous devez adopter le mariage pour tout le monde.

—Ventre Saint-Gris! reprit M. de Pavol en relevant sa lèvre d'un air si moqueur que Blanche en devint rouge, voilà ce qui s'appelle raisonner! Qu'est-ce donc que le mariage à votre avis, ma nièce?

—Le mariage! dis-je avec enthousiasme; mais c'est la plus belle des institutions qui existent sur la terre! Une union perpétuelle avec celui qu'on aime! on chante, on danse ensemble, on s'embrasse la main... Ah! c'est charmant!

—On s'embrasse la main! Pourquoi la main, ma nièce?

—Parce que c'est..., enfin, c'est mon idée! dis-je en adressant un sourire plein de mystères à mon passé.

—Le mariage est une institution qui livre une victime à un bourreau, grogna mon oncle.

—Ah!!!

Junon et moi, nous protestâmes avec la plus grande énergie.

«Quelle est la victime, mon père?

—L'homme, parbleu!

—Tant pis pour les hommes, répliquai-je d'un ton décidé, qu'ils se défendent! Pour moi, je suis prête à me transformer en bourreau.

—Où voulez-vous en venir maintenant, mesdemoiselles!

—À ceci, mon oncle: c'est que Blanche et moi nous sommes les partisans dévoués du mariage, et que nous avons résolu de mettre nos théories en pratique. Je désire que ce soit le plus tôt possible.

—Reine! cria ma cousine, stupéfaite de mon audace.

—Je ne dis que la vérité, Blanche; seulement, tu veux bien attendre, mais moi je n'ai aucune patience.

—Vraiment, ma nièce! Je suppose cependant que vous n'avez pas d'inclination?

—Naturellement, dit Blanche en riant, elle ne connaît pas une âme!»

Depuis mon arrivée au Pavol, j'avais beaucoup réfléchi à mon amour et à M. de Conprat, et je m'étais demandé plusieurs fois si je devais révéler à ma cousine l'intime secret de mon cœur. Mais, toutes réflexions faites, je me décidai, dans cette circonstance, à rompre avec tous mes principes pour m'unir à l'Arabe et trouver avec lui que le silence est d'or. Toutefois, devant l'assertion de Blanche et malgré ma ferme résolution de garder mon secret, je fus sur le point de le divulguer, mais je réussis à surmonter la tentation de parler.

«Dans tous les cas, j'aimerai un jour ou l'autre, car on ne peut pas vivre sans aimer.

—En vérité! Où avez-vous pris ces idées, Reine?

—Mais, mon oncle, c'est la vie, répondis-je tranquillement. Voyez un peu les héroïnes de Walter Scott: comme elles aiment et sont aimées!

—Ah!... est-ce le curé qui vous a permis de lire des romans et qui vous a fait un cours sur l'amour?

—Mon pauvre curé! l'ai-je fait enrager à propos de cela! Quant aux romans, mon oncle, il ne voulait pas m'en donner, il avait même emporté la clef de la bibliothèque, mais je suis entrée par la fenêtre en cassant une vitre.

—Voilà qui promet! Ensuite, vous vous êtes empressée de rêver et de divaguer sur l'amour?

—Je ne divague jamais, surtout là-dessus, car je connais bien ce dont je parle.

—Diable! dit mon oncle en riant. Cependant vous venez de nous dire que vous n'aimiez personne!

—C'est certain! répliquai-je vivement, assez confuse de mon pas de clerc. Mais ne pensez-vous pas, mon oncle, que la réflexion peut suppléer à l'expérience?

—Comment donc! j'en suis convaincu, surtout sur un sujet pareil. Et puis, vous m'avez l'air d'avoir une tête assez bien organisée.

—Je suis logique, mon oncle, simplement.

Dites moi, on n'aime jamais un autre homme que son mari?

—Non, jamais, répondit M. de Pavol en souriant.

—Eh bien! puisqu'on n'aime jamais un autre homme que son mari, qu'on aime toujours naturellement son mari d'amour et qu'on ne peut pas vivre sans aimer, j'en conclus qu'il faut se marier.

—Oui, mais pas avant d'avoir atteint l'âge de vingt et un ans, mesdemoiselles.

—Cela m'est égal, répondit Blanche.

—Mais moi, ça ne m'est pas égal du tout. Jamais je n'attendrai cinq ans!

—Vous attendrez cinq ans, Reine, à moins d'un cas extraordinaire.

—Qu'appelez-vous un cas extraordinaire, mon oncle?

—Un parti si convenable sous tous les rapports que ce serait absurde de le refuser.»

Cette modification au programme de mon oncle me fit tant de plaisir que je me levai pour pirouetter.

«Alors je suis sûre de mon affaire!» criai-je en me sauvant.

Je me réfugiai dans ma chambre, où Junon apparut bientôt d'un air majestueux.

«Comme tu es effrontée, Reine!

—Effrontée! C'est ainsi que tu me remercies quand j'ai fait ce que tu as voulu?

—Oui, mais tu dis les choses si carrément!

—C'est ma manière, j'aime les choses carrées.

—Ensuite, on eût dit que tu voulais taquiner mon père.

—Je serais désolée de le contrarier; il me plaît, avec sa figure moqueuse, et je l'aime déjà passionnément. Mais ne changeons pas la question, Blanche; c'est lui qui nous fait enrager en protestant contre le mariage, et enfin tu sais ce que tu voulais savoir.

—Certainement», répondit Blanche d'un air rêveur.

M. de Pavol apprit bientôt à ses dépens que si les femmes ne valent pas le diable, les petites filles ne valent pas mieux et foulent aux pieds sans sourciller les idées d'un père et d'un oncle.

X

Le lundi matin, je me levai avec le sentiment d'un bonheur très vif. Dans la nuit, j'avais rêvé à Paul de Conprat, et je m'étais éveillée en jetant un cri de joie.

Le plaisir de mettre pour la première fois une robe telle que je n'en avais jamais eu ajoutait encore à mon allégresse, et, lorsque je fus habillée, je me contemplai longuement dans une admiration silencieuse. Puis je me pris à tourbillonner dans un accès de bonheur exubérant, et je faillis renverser mon oncle dans un corridor.

«Où courez-vous ainsi, ma nièce?

—Dans les chambres, mon oncle, pour me voir dans toutes les glaces. Voyez comme je suis bien!

—Pas mal, en effet.

—N'est-ce pas que ma taille est jolie avec une robe bien faite?

—Charmante! répondit M. de Pavol, que ma joie paraissait enchanter et qui m'embrassa sur les deux joues.

—Ah! mon oncle, que je suis heureuse! M'est avis, comme disait Perrine, que le cas extraordinaire se présentera bientôt.»

Là-dessus je disparus et me précipitai comme une trombe dans la chambre de Junon.

«Regarde! criai-je en tournant si vivement sûr moi-même que ma cousine ne pouvait voir qu'un tourbillon.

—Reste un peu tranquille, Reine, me dit-elle avec son calme habituel. Quand donc seras-tu pondérée dans tes mouvements? Oui, ta robe va bien.

—Regarde quel petit pied, dis-je en tendant la jambe.

—Ô coquette innée! s'écria Blanche en riant. Qui aurait cru qu'un loup comme toi en serait déjà arrivé à un tel point de coquetterie?

—Tu verras bien autre chose, répondis-je gravement. Je sais, vois-tu, que la coquetterie est une qualité, une sérieuse qualité.

—C'est la première fois que je l'entends dire. Qui t'a appris cela? Ce n'est pas ton curé, je suppose?

—Non, non, mais quelqu'un qui s'y connaissait bien. Avons-nous d'autres personnes que les de Conprat à déjeuner, Blanche?

—Oui, le curé et deux amis de mon père.»

Nous nous installâmes dans le salon en attendant nos convives, et bientôt mon oncle arriva, accompagné du commandant de Conprat, auquel il me présenta.

Mon Dieu, l'excellente figure que celle du commandant!

Il avait les yeux limpides comme ceux d'un enfant, avec des moustaches et des cheveux blancs comme la neige; une physionomie si bonne, si bienveillante, qu'il me rappela mon curé, bien qu'il n'y eût entre eux aucune ressemblance véritable. Je me sentis aussitôt attirée vers lui, et je vis que la sympathie était réciproque.

«Une petite parente dont j'ai entendu parler, me dit-il en me prenant les mains; permettez-moi de vous embrasser, mon enfant, j'ai été l'ami de votre père.»

Je me laissai embrasser de bonne grâce, non sans me dire tout bas qu'il serait bien préférable que son fils le remplaçât dans cette opération délicate.

Enfin, il entra!... et j'aurais bien échangé ma dot entière et ma jolie robe par-dessus le marché contre le droit de courir à lui et de l'embrasser à grands bras.

Il donna une poignée de main à ma cousine et me salua cérémonieusement que je restai interdite.

«Donnez-moi donc la main, dis-je; vous savez bien que nous nous connaissons.

—J'attendais votre bon plaisir, mademoiselle.

—Quelle bêtise!

—Eh bien, Reine! gourmanda mon oncle.

—Une fleur un peu sauvage, dit le commandant en me regardant avec amitié, mais une jolie fleur, vraiment!

Ces paroles ne réussirent pas à dissiper l'irritation que j'éprouvais sans trop savoir pourquoi, et je restai quelque temps silencieuse dans mon coin, à observer M. de Conprat, qui causait gaiement avec Blanche. Ah! qu'il me plaisait! et que le cœur me battait pendant que je retrouvais en lui ce bon rire, ces dents blanches, ces yeux francs auxquels j'avais tant rêvé dans mon affreuse vieille maison! Et ma tante, mon curé, Suzon, le jardin mouillé, le cerisier dans lequel il avait grimpé défilaient dans mes souvenirs comme des ombres fugitives.

Bientôt je me mêlai à la conversation, et j'avais recouvré une partie de ma bonne humeur quand nous passâmes dans la salle à manger.

Placée entre le curé et M. de Conprat, j'attaquai immédiatement celui-ci.

«Pourquoi n'êtes-vous pas revenu au Buisson? lui dis-je.

—Je n'ai pas été libre de mes actions, ma cousine.

—L'avez-vous regretté au moins?

—Vivement, je vous assure.

—Pourquoi donc ne me donniez-vous pas la main en arrivant?

—Mais c'était à vous de le faire, mademoiselle, selon l'étiquette.

—Ah! l'étiquette! vous n'y pensiez pas là-bas!

—Nous étions dans des conditions particulières et loin du monde, à coup sûr! répondit-il en souriant.

—Est-ce que le monde empêche d'être aimable?

—Mais pas précisément; seulement, les convenances répriment souvent l'élan de l'amitié.

—C'est bien niais!» dis-je d'un ton bref.

Mais je fus assez satisfaite de l'explication pour retrouver tout mon entrain. Toutefois, je m'aperçus, en causant avec lui, qu'il n'attachait point la même importance que moi aux paroles qu'il m'avait dites au Buisson. Mais j'étais si heureuse de le voir, de lui parler, que, dans le moment, cette petite déception glissa sur mon âme sans entamer sa sécurité.

M. de Conprat nous apprit qu'il y aurait plusieurs bals dans le mois d'octobre.

«J'en suis charmée, répondit Junon.

—Tu m'apprendras à danser, dis-je en sautant déjà sur ma chaise.

—Je demande à être professeur, s'écria Paul de Conprat.

—Paul est un valseur émérite, dit le commandant; toutes les femmes désirent valser avec lui.

—Et puis il est charmant!» répliquai-je avec onction.

Le commandant et son fils se mirent à rire; le curé et les deux amis de mon oncle me regardèrent en souriant et en hochant la tête d'une façon paternelle. Mais le visage de M. de Pavol prit une expression mécontente, et ma cousine releva ses sourcils par un mouvement qui lui était particulier quand quelque chose lui déplaisait, mouvement rempli d'un tel dédain que j'eus la sensation pénible d'avoir dit une bêtise.

Après le déjeuner, nous circulâmes dans les bois; j'avais retrouvé ma gaieté et je parlais sans m'arrêter, m'amusant à contrefaire la tournure et l'accent d'un de nos convives dont les ridicules m'avaient frappée.

«Reine, que tu es mal élevée! disait Blanche.

—Il parle ainsi», répondis-je en me pinçant le nez pour imiter la voix de ma victime.

Et M. de Conprat riait; mais Junon s'enveloppait dans une dignité imposante qui ne me troublait pas le moins du monde.

Il arriva un moment où je me trouvai près de lui pendant que ma cousine marchait devant nous d'un air nonchalant. Je m'aperçus qu'il la regardait beaucoup.

«Qu'elle est belle, n'est-ce pas?» lui dis-je dans l'innocence de mon cœur.

—Belle, bien belle!» répondit-il d'une voix contenue qui me fit tressaillir.

Un doute et un pressentiment me traversèrent l'esprit; mais, à seize ans, ces sortes d'impressions s'envolent et disparaissaient comme les papillons qui voltigeaient autour de nous, et je fus d'une gaieté folle jusqu'au moment où nos invités prirent congé de M. de Pavol.

Quand ils furent partis, mon oncle se retira dans son cabinet et me fit comparaître devant lui.

«Reine, vous avez été ridicule!

—Pourquoi donc, mon oncle?

—On ne dit pas à un jeune homme qu'il est charmant, ma nièce.

—Mais puisque je le trouve, mon oncle.

—Raison de plus pour ne pas le dire.

—Comment! repartis-je, interloquée. Alors je devais dire que je le trouvais anticharmant?

—Vous ne deviez pas aborder ce sujet. Ayez l'opinion qu'il vous plaira d'avoir, mais gardez-la pour vous.

—C'est pourtant bien naturel de dire ce qu'on pense, mon oncle!

—Pas dans le monde, ma nièce. La moitié du temps, il faut dire ce que l'on ne pense pas et cacher ce que l'on pense.

—Quelle affreuse maxime! dis-je avec horreur. Jamais je ne pourrai la pratiquer.

—Vous y arriverez; mais en attendant, conformez-vous à l'étiquette.

—Encore l'étiquette!» répondis-je en m'en allant de mauvaise humeur.

Le soir, en rêvant à ma fenêtre, ainsi que j'en avais pris l'habitude, mes rêves furent troublés par une sourde inquiétude que je n'arrivai pas à bien définir. Je méditai sur cette journée, attendue avec tant d'impatience, et je ne pus pas me dissimuler que les choses ne s'étaient point passées comme je l'avais désiré. Qu'avais-je espéré? Je n'en savais rien, mais je me débitai à moi-même un long discours pour me convaincre que M. de Conprat était amoureux de moi, et ma péroraison se termina par un attendrissement de mauvais augure.

Néanmoins, le lendemain, mes inquiétudes avaient entièrement disparu, mais, dans l'après-midi, je reçus une longue missive de mon curé, missive remplie de bons conseils et se terminant ainsi:

«Petite Reine, votre lettre est venue me consoler et me réjouir dans ma solitude, ne vous lassez pas de m'écrire, je vous en prie. Je ne sais que devenir sans vous et je n'ose aller au Buisson de peur de pleurer comme un enfant. Je me reproche mon égoïsme, car vous êtes heureuse, mais, comme le dit l'Écriture, la chair est faible, et mon presbytère, mes devoirs, mes prières n'ont pu encore me consoler.

«Adieu, cher bon petit enfant, mon dernier mot sera pour vous dire: Méfiez-vous de l'imagination.»

Et cette phrase produisit une impression désagréable sur mon esprit ébranlé.

Chargement de la publicité...