Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia
IV
Un vent frais et joyeux faisait frissonner les feuilles des grands tilleuls et secouait sur les avenues une jonchée de fleurs ailées et odorantes, qui s'envolaient au loin jusque dans les parterres. Nadia vint s'asseoir au bout des jardins, à l'endroit où ils rejoignent les allées qui coupent les taillis, et elle resta rêveuse un instant, les mains à demi enlacées sur ses genoux.
Elle était seule; sa dame de compagnie lui avait demandé une heure de congé, et la jeune fille l'avait accordée, voyant dans ce hasard une intention providentielle. C'était donc un véritable tête-à-tête qu'elle allait accorder à Dmitri Korzof, car les rares passants n'étaient pas des témoins, et la société de Péterhof, à cette heure brûlante de la journée, se reposait à l'abri des pavillons de coutil, dans les jardins des villas.
Nadia avait à peine eu le temps de penser à ce qu'elle allait dire, lorsque Korzof parut au bout de l'avenue. Il marchait vite; en l'apercevant, il ralentit le pas et s'approcha d'un air calme; mais son visage sérieux, presque rigide, décelait l'effort qu'il faisait pour conserver cette apparence.
—Je vous remercie d'être venue, mademoiselle, dit-il après l'avoir saluée. Vous avez compris qu'il s'agissait pour moi d'une chose grave... en un mot, c'est le bonheur de ma vie que vous tenez dans vos mains.
Nadia inclina la tête, sans le regarder. En l'écoutant, elle avait senti au fond de son âme une émotion étrange et solennelle, comme le chant des notes graves d'un orgue dans une haute cathédrale: c'était triste, presque douloureux, et cependant mêlé d'une joie sérieuse, presque sainte.
—Il y a longtemps que je vous aime, princesse, continua Korzof, qui pâlissait de plus en plus. Je me suis efforcé de vaincre ce sentiment... il me semblait que vous n'étiez pas disposée à l'encourager; dès lors, pourquoi m'exposer à des chagrins inutiles?... J'ai combattu, vainement. Je ne suis pas le plus fort. Si vous acceptez d'être ma femme, je serai heureux toute ma vie, et je tâcherai d'être bon; si vous refusez...
La voix lui manqua. Il leva les yeux sur la jeune fille, et son regard acheva la phrase commencée.
À son tour, Nadia le regarda; il vit sur son visage quelque chose de tremblant et d'indécis, de tendre et de pénible, qui lui rendit soudain le courage.
—Vous accepterez? lui dit-il à voix basse, en s'asseyant près d'elle.
La jeune fille reprit son empire sur elle-même.
—Il s'est passé, dit-elle, quelque chose de bien étrange dans mon esprit. En vous écoutant parler, il m'a semblé que je devais vous répondre oui... j'ai eu l'impression que nous serions heureux ensemble, et puis...
—Quoi donc? demanda anxieusement Korzof.
—Et puis, je me suis dit que nos idées, notre façon de voir la vie ne sont pas les mêmes, et que c'est une parfaite communauté de vues qui est la vraie base du bonheur...
—Et l'amour, vous le comptez pour rien? fit le jeune homme presque en souriant.
Nadia rejeta fièrement sa tête en arrière, d'un geste qui lui était familier.
—L'amour passe, dit-elle; la communion d'esprit reste.
—Mais nos idées sont les mêmes, chère princesse, s'écria Korzof enhardi. Nous voulons tous deux le bonheur de ceux qui nous entourent, n'est-il pas vrai? Il ne s'agit que de s'entendre sur les moyens. Ce n'est pas cela qui sera difficile. D'ailleurs, je voudrai tout ce qui vous plaira.
Il parlait avec une chaleur communicative. Nadia sourit à son tour, puis soudain redevint grave.
—J'ai fait un vœu, dit-elle, pendant que son beau visage s'assombrissait.
—Un vœu téméraire, non avenu! Qui n'a jamais fait de semblables serments?
—Moi! reprit Nadia; je n'ai jamais fait de serment que je ne fusse résolue à tenir, celui-là comme les autres.
Mais, après avoir gagné tant de terrain, Korzof n'était pas disposé à le perdre. Il se décida à défendre vaillamment ce qu'on voulait lui reprendre.
—Qu'exigerez-vous de votre mari, princesse? dit-il d'un ton enjoué. Qu'il soit bien élevé, d'abord, n'est-il pas vrai?
Nadia fit un signe affirmatif.
—Honnête? d'une vie sans tache? instruit? Il me semble, sans trop d'amour-propre, que je puis me vanter de réunir ces avantages. Que faut-il encore? Qu'il se dévoue à quelque grande idée. Montrez-moi le chemin, je vous suivrai. Dans la voie du bien comme ailleurs, vous serez mon étoile.
Une émotion nouvelle, plus tendre et plus délicieuse encore, envahit le cœur de la jeune fille.
Cet homme était vraiment celui que le ciel lui destinait. Quel autre eût jamais tenu ce langage? Mais le souvenir importun du vœu la troubla aussitôt et détruisit toute sa joie.
—Vous êtes riche, dit-elle lentement et comme à regret.
Il y eut entre eux un silence; le vent bruissait gaiement dans le feuillage, et l'on entendait à intervalles irréguliers le bruit d'une goutte d'eau qui tombait dans quelque réservoir invisible.
—Mais, princesse, dit enfin Korzof, c'est parce que je suis riche que je suis l'homme que vous connaissez. C'est précisément cette fortune qui m'a donné les moyens d'acquérir l'instruction et les idées généreuses que je me suis efforcé de développer en moi-même. Pauvre et obligé de lutter avec la vie, qui sait si j'aurais songé au sort de mes semblables?
—La fortune peut être un moyen, elle ne doit pas être un but, répondit Nadia.
—Mais je ne cherche pas à m'enrichir! Au contraire! J'ai dépensé beaucoup d'argent à des choses qui ne m'ont procuré que des jouissances intellectuelles ou morales!...
—Ce n'est pas assez, interrompit vivement la jeune fille. C'est encore de l'égoïsme, cela. Il faut travailler pour les autres.
Korzof ne répondit pas. Au bout d'un instant, contristé, il reprit:
—Vous pensez beaucoup aux autres, princesse, et pas du tout à moi. Je crains bien de n'avoir pas réussi à vous inspirer la plus légère sympathie.
D'un mouvement spontané, Nadia lui tendit la main.
—Ah! ne croyez pas cela, dit-elle.
Elle rougit aussitôt et retira sa main. Des larmes brûlantes montèrent à ses yeux, et, pour la première fois de la vie, elle s'aperçut qu'elle pourrait bien s'être trompée.
—Que voulez-vous de moi, alors? fit Korzof très-ému.
Ils étaient brisés tous les deux, comme après quelque violent effort physique. La difficulté qu'ils trouvaient à s'entendre pesait sur eux comme une montagne.
—Je voudrais, dit tout à coup Nadia, je voudrais que vous ne fussiez pas riche. Je comprends que vous ne puissiez pas vous résigner à vous dépouiller d'une fortune qui ne vous sert qu'à faire de nobles actions; et moi, j'ai juré d'épouser un homme sans fortune...
—C'était un vœu téméraire, dit doucement Korzof.
—Il se peut, répondit-elle en détournant son visage couvert de rougeur; mais il existe, ce vœu; je ne puis m'en dédire.
—Si je donnais ma fortune aux pauvres, m'épouseriez-vous? s'écria le jeune homme en lui prenant les deux mains.
Elle eut bien envie de répondre oui, mais une autre pensée l'arrêta.
—Que feriez-vous sans votre fortune? dit-elle. À quoi emploieriez-vous vos loisirs d'homme oisif et sans vocation particulière? Vous comprenez bien que je ne puis avoir eu l'idée d'épouser un homme absolument pauvre! Ce que je voulais, c'est qu'il gagnât par lui-même ses moyens d'existence; c'est qu'il fût un travailleur, en un mot. Voilà ce que vous ne pouvez être!
—Alors, reprit Korzof d'une voix brève, vous ne m'épouserez pas. Ce sera pour jeter votre beauté, vos goûts raffinés, vos aspirations généreuses dans les mains d'un autre, qui n'aura pour vous ni mon ardente tendresse, ni mon respect passionné, ni mon inébranlable résolution de faire toujours pour le mieux, en ce monde de luttes et de difficultés. Celui-là n'aura rien de plus à vous apporter que moi-même, il aura de moins le désir longtemps caressé de devenir digne de vous; mais, comme il aura eu le bonheur de naître pauvre, il sera l'élu, et moi, misérable et désolé, j'irai me consoler au bout du monde, en dépensant ma fortune dans des fondations utiles dont vous ne me saurez pas le moindre gré... Voyons, pour vous plaire, que faut-il que je fasse? faut-il que je sois maçon, serrurier? Non? professeur?
—Non, dit Nadia indécise. Je ne sais pas ce que je veux.
—Mais vous savez ce que vous ne voulez pas! Vous ne voulez pas de moi?
Un instant, blessée par le ton d'amertume de Korzof, elle fut sur le point de lui répondre durement un non définitif; mais elle comprit qu'il souffrait et retint cette parole cruelle.
—Réfléchissez, dit-elle avec douceur; rendez-moi au moins cette justice que je suis de bonne foi, que j'ai prononcé mon serment sous l'impulsion d'un sentiment loyal et sincère...
—Ah! chère aveuglée, fit tristement Korzof, ce sont les plus grandes âmes qui commettent les plus fatales erreurs!
—Encore ne sont-elles préjudiciables qu'à elles-mêmes! riposta la jeune fille en se levant.
—Vous oubliez que je vous aime et que vous me faites beaucoup de chagrin.
Elle hésita un instant, puis leva sur le jeune homme un regard franc et pur.
—Si vous étiez pauvre, fit-elle, si vous étiez un de ceux qui travaillent à la grandeur de la patrie ou de l'humanité...
—Faut-il que je reprenne le service militaire? dit Korzof en la retenant du geste.
—Non: la Russie ne manque pas d'officiers.
—Alors vous refusez?
—J'ai juré, dit-elle en se détournant. Il vit que c'était avec regret.
—Princesse, ajouta-t-il à voix basse.
—Que voulez-vous?
—Donnez-moi votre main, de bonne amitié au moins.
Sans lever les yeux, elle lui présenta sa main souple et effilée, qu'il serra chaleureusement. Elle le quitta aussitôt, sans un mot, sans un regard en arrière.
Au milieu du parterre, Nadia rencontra sa dame de compagnie, qui venait la chercher; elles reprirent ensemble le chemin de la villa, pendant que Korzof, immobile à la même place, les suivait des yeux en méditant profondément.
Deux jours s'écoulèrent. Le prince manifestait de temps en temps quelque mauvaise humeur. Le beau temps continuait avec une sérénité engageante. Les visites affluaient tout le jour soit dans le grand salon, soit sur la terrasse; à tout moment, le piano résonnait sous la main de Nadia ou sous celle de quelque autre jeune fille; mais la princesse elle-même, tout en remplissant ses devoirs d'hospitalité avec la grâce sereine qui était son apanage, ne pouvait secouer une gravité plus prononcée que de coutume. C'était cet air sérieux, accompagné de longs silences, qui pesait sur Roubine et lui donnait des accès d'impatience.
—Invite du monde, Nadia, dit-il un jour d'un ton décidé; il faut qu'on s'amuse ici, il faut qu'on danse demain soir. Cette maison devient triste comme un bonnet de nuit. Parce que tu as l'intention de te faire religieuse, ce n'est pas une raison pour que je prenne le voile. Je n'ai pas fait de vœu, moi!
Il parlait d'un ton railleur qu'il voulait rendre plaisant, mais où perçait l'amertume. Sa fille le regarda avec des yeux pleins de reproches, qu'il feignit de ne pas voir.
—Qui vas-tu inviter? Il faut qu'on danse. Je veux un peu de bruit et de gaieté, que diable!
Nadia s'assit devant son petit bureau et prit dans son tiroir des cartes de vélin sur chacune desquelles elle écrivit quelques mots. Sans mot dire, son père s'assit en face d'elle et écrivit les adresses. Quand une vingtaine de cartes furent prêtes, Roubine sonna et les remit au valet de pied qui parut.
—As-tu invité Korzof? fit le prince en se retournant vers sa fille.
—J'ai oublié, répondit-elle en rougissant.
—C'est bien; j'y vais; je l'inviterai moi-même. Il prit son chapeau et sortit. Restée seule, Nadia appuya sa tête sur sa main et se mit à réfléchir. Au bout d'un instant, elle vit tomber une goutte brillante sur le papier devant elle, porta la main à ses yeux, et s'aperçut qu'elle pleurait.
À quoi bon la fierté, l'orgueil, la dignité, la sainteté des serments, si elle ne pouvait s'empêcher de pleurer? Elle avait beau refouler avec son mouchoir les larmes qui s'obstinaient à monter à ses yeux, elle pleurait quand même, comme on pleure quand on s'est contenu trop longtemps. Voyant qu'elle ne pouvait s'arrêter dans l'effusion étrange d'un chagrin innommé, presque inconnu, elle monta dans sa chambre et se jeta sur sa chaise longue, pour essayer de se calmer.
Lorsque son père rentra, il la trouva plus pâle que de coutume, mais souriante et douce. Honteux de la façon un peu rude dont il lui avait parlé, il l'embrassa tendrement et se mit à lui raconter ses pérégrinations.
—J'ai été chez Lapoutine; excellents cigares, garçon bien ennuyeux, mais si bon cœur! Amoureux de toi, Nadia. L'épouseras-tu? Non? Tu feras bien. Ce gendre-là me ferait mourir d'un bâillement continu. Ensuite chez Norof. Trop amusant, celui-là; il sait une anecdote sur le compte de chacun; mais, si on le croyait, la société ne serait plus qu'un repaire de brigands. J'y ai trouvé Lesghief. Ils viendront tous les trois. J'ai été chez Korzof; pas trouvé Korzof. Son valet de chambre m'a dit qu'il est à Pétersbourg depuis deux jours. Il reviendra ce soir ou demain matin. Je lui ai envoyé un télégramme. Il faut qu'il vienne: il n'y a pas de bonne partie sans lui.
Il regardait en dessous le visage de sa fille, devenue soudain soucieuse.
—As-tu des réponses? reprit-il.
—Oui; tout le monde viendra.
—Parfait! Tâche que ce soit joli.
—Ce sera joli, mon père; n'ayez aucune inquiétude de ce côté.
Le lendemain soir, à huit heures et demie, Nadia descendit dans le grand salon, toute prête à recevoir ses invités; comme elle s'y était engagée, «c'était joli», et Roubine, enchanté, lui en témoigna aussitôt sa satisfaction.
De longues guirlandes pendaient le long des murs, semblables à des colonnes de verdure. Au haut de chacune se trouvait une couronne de fleurs éclatantes; dans les coins, des gerbes immenses de plantes d'un vert sombre et lustré, et partout, placés très-haut, de grands candélabres chargés de bougies, qui brûlaient comme des torches dans l'air tranquille. La terrasse, complètement close par des rideaux de coutil, était décorée d'une façon analogue; dans un angle, un vaste buffet chargé de cristaux et d'argenterie étincelait comme un reliquaire, et des tables couvertes de rafraîchissements rayonnaient tout autour.
Nadia se tenait debout à l'entrée du salon pour recevoir ses invités, qui arrivaient déjà par groupes. Ce n'est guère que dans ces villégiatures impériales de Russie qu'en vingt-quatre heures on peut réunir soixante ou quatre-vingts invités choisis parmi ce que le monde compte de plus élégant. Elle recevait avec une grâce parfaite, souriant aux toutes jeunes filles avec une bienveillance presque maternelle, montrant aux vieilles mamans une déférence filiale, trouvant pour chacun un mot aimable, une prévenance appropriée à celui ou celle qui en était l'objet.
On dansait déjà dans le grand salon; sous la vérandah, les mamans et les vieux généraux jouaient aux cartes, répartis à des tables nombreuses, éclairées chacune de deux bougies, ce qui donnait à la terrasse un aspect bizarre et amusant. Nadia avait dansé la première valse avec un de ses adorateurs les plus empressés, puis, prétextant ses devoirs de maîtresse de maison, elle laissa les autres danses s'organiser toutes seules parmi ses invités qui se connaissaient entre eux, et elle revint dans le premier salon, où, atteinte soudain d'une lassitude encore inconnue, elle s'assit sur un canapé, près de deux vieilles dames peu bavardes; après avoir échangé deux ou trois paroles avec ses voisines, elle put enfin rester silencieuse un moment.
—Pourquoi suis-je triste comme cela? se demanda-t-elle. D'où vient que la vie me pèse ainsi? Il me semble que je porte sur mes épaules le poids d'un crime, et pourtant je n'ai rien fait de mal!
Elle s'enfonçait dans ses méditations, surprise de s'y trouver de plus en plus triste et découragée, lorsqu'un bel aide de camp s'inclina devant elle en faisant sonner ses éperons dans un salut irréprochable.
—C'est le quadrille que vous m'avez promis, princesse, dit-il en souriant de l'air le plus aimable.
—Déjà! faillit dire Nadia.
Elle se retint et accepta le bras qui s'arrondissait devant elle. La contredanse lui parut intermiable; le verbiage de son cavalier lui emplissait les oreilles d'un bruit confus; elle répondait de son mieux, et, comme le bel officier n'écoutait guère que lui-même, il n'était pas exigeant sur l'à-propos des réponses. Tout a un terme cependant, même les contredanses qu'allongent des figures de cotillon; après une demi-heure environ, Nadia, délivrée de son compagnon, entendit une pendule sonner onze heures.
—Il ne viendra pas! se dit-elle, étonnée de se sentir plus misérable et plus isolée au milieu de ce monde brillant qu'elle ne l'avait jamais été jusque-là.
Elle leva soudain les yeux, et sur le seuil de la porte elle aperçut Dmitri Korzof, qui venait d'entrer.
Une bouffée d'air vif et de joie sembla pénétrer jusqu'à elle; à un mot que lui jetait une amie en passant, elle répondit par une boutade qui fit rire aux larmes ceux qui l'entendirent, puis, involontairement, elle fit un pas vers la porte.
Dmitri Korzof s'avançait vers elle, le visage tranquille, mais avec une joie secrète dans le regard. Il lui tendit la main; elle y posa rapidement ses doigts gantés, qu'elle retira aussitôt; mais, dans cette étreinte passagère, elle avait senti quelque chose de confiant et d'heureux que ne démentait pas le timbre de la voix du jeune homme.
—On s'amuse ici, dit-il.
—Oui, comme vous le voyez. Vous nous manquiez.
—J'arrive de Pétersbourg il n'y a qu'un instant.
Roubine passait derrière eux.
—Vous ne pouviez pas venir pour l'heure du dîner? dit-il d'un ton plaisamment bourru.
—Non, prince, c'était impossible. Je l'ai regretté, je vous l'affirme.
Il n'avait pourtant pas l'air de regretter quoi que ce soit; c'est ce que pensa Nadia, et tout à coup une sorte de jalousie bizarre et irréfléchie s'empara d'elle.
—Il a l'air bien content, pour s'être vu refuser ma main! pensa-t-elle.
Une insurmontable envie de pleurer la saisit, et elle voulut s'enfuir, mais l'orchestre jouait une valse; Korzof s'inclina devant elle, passa un bras autour de sa taille, et ils commencèrent à valser au milieu d'un tourbillon de traînes flottantes. Au second tour, elle fit un mouvement indiquant qu'elle désirait se reposer, et il la conduisit vers un petit canapé, placé entre deux portes, dans un endroit relativement tranquille; elle s'assit et il resta debout devant elle.
—Je n'ai pas perdu mon temps à Pétersbourg, lui dit-il en souriant.
—Vraiment? fit-elle d'un air de doute.
—Je vous raconterai cela demain; non: demain, vous seriez trop fatiguée pour m'entendre; mais après-demain, si vous le voulez.
—Soit! fit-elle avec un signe de tête.
Sans qu'elle s'en rendît compte, l'animation joyeuse de Korzof commençait à la gagner, et elle se repentait de son ridicule soupçon de tout à l'heure.
—Que diriez-vous d'une promenade en yacht pour varier un peu vos plaisirs? continua-t-il, en jouant avec l'éventail de la jeune fille, qu'elle lui avait laissé prendre.
—Pourquoi pas? Mais où aller?
Roubine s'était arrêté devant eux et les regardait avec complaisance.
—Où? dit-il. Chez nous! À notre campagne de Spask. Elle se trouve justement sur le bord de la Néva, près du lac Ladoga; pour y aller d'ici en voiture, c'est une histoire à n'en plus finir; en yacht à vapeur, ce sera délicieux; c'est l'affaire de moins d'une journée. Eh! Nadia?
—Certainement, mon père.
—Alors c'est dit, quand?
—Après-demain matin, dix heures, voulez-vous?
—C'est entendu, tu seras prête, Nadia?
—Ne suis-je pas toujours prête? demanda-t-elle avec son joli sourire gai, qui reparut sur son visage pour la première fois depuis plusieurs jours.
La fête continuait, de plus en plus brillante; Korzof semblait aussi heureux que si jamais rien ne fût venu contrecarrer ses projets. Entraînée par cette belle gaieté, Nadia se laissa aller à une sorte de joie mystérieuse qui pénétrait doucement dans son âme.
—À quoi bon, se dit-elle, demander au destin plus qu'il ne peut vous donner? Aujourd'hui a sa part, nous verrons ce qu'apportera demain!
Demain n'apporta rien du tout: la journée s'écoula, semblable à toutes les autres, dans une multitude de menus préparatifs pour le voyage du lendemain, qui devait se prolonger plusieurs jours car Roubine entendait bien ne pas s'être dérangé pour rien et examiner sa propriété de fond en comble. Vers le soir, Korzof envoya demander si le projet tenait toujours, et reçut par l'entremise de son valet de chambre une réponse affirmative.
À dix heures précises, Nadia et son père parurent sur l'estacade, où le joli yacht était accosté. Korzof était sur le pont, prêt à les recevoir; ils traversèrent la passerelle, aussitôt retirée, et sur-le-champ le gracieux navire se dirigea vers Pétersbourg, laissant derrière lui le reflet des ombrages merveilleux de Péterhof se confondre dans le sillage écumeux.
La journée était splendide, une tente de toile écrue ombrageait l'arrière; les voyageurs restèrent sur le pont, pour admirer à l'aise les villas qui se déroulaient le long du fleuve. Derrière eux, à leur gauche, la lourde masse de granit de Cronstadt semblait s'enfoncer dans la mer comme un énorme monitor, surmonté de quelques tourelles; les mâts des vaisseaux abrités dans le port s'élevaient au-dessus, grêles et élégants; tout cela se perdit bientôt dans le lointain, remplacé par les îles verdoyantes de la Néva, où les membres de la société pétersbourgeoise qui ne veulent pas s'exposer à un long et fatigant voyage pour gagner leurs terres pendant l'été, louent pour une saison de fastueuses maisons de campagne. Des palais appartenant soit à des membres de la famille impériale, soit à de riches particuliers, se dressent au milieu de la verdure, et les bras multiples du fleuve immense disparaissent et reparaissent à travers les sinuosités comme de petits lacs d'argent. L'onde est bleue, semée de paillettes brillantes; le sable de la rive est jaune et doré; parfois on découvre un coin de solitude qui semble inexploré; parfois, une masse de sombres sapins évoque l'idée des climats toujours glacés; mais, l'instant d'après, le frais coloris des tilleuls et des bouleaux délicats vient reposer les yeux.
Pétersbourg dégagea soudain ses dômes d'or de cet océan de verdure et apparut tout armé, tel que Minerve sortant du cerveau de Jupiter. La cathédrale d'Isaac dominait de son dôme énorme l'ensemble varié des palais et des clochers, pendant que les deux flèches rivales de la forteresse et de l'Amirauté se dressaient dans le ciel comme deux aiguilles d'or. Le yacht passa au milieu du gai tumulte des bateaux-mouches et des barques agiles peintes en vert clair, avec des yeux gigantesques, qui simulent à l'avant une tête de poisson, barques solides en réalité, frêles en apparence, et qui remplacent à Pétersbourg les ponts trop rares.
Sur les deux rives, les monuments se succédaient; à gauche, après la forteresse, la masse foncée du parc Alexandre, puis la petite maison de bois que Pierre le Grand habitait pendant que la ville naissante s'élevait sous ses yeux, puis les colonnades interminables de l'Académie de médecine et de l'École d'artillerie, surmontées dans l'air transparent par les cheminées des fabriques qui peuplent cette rive. À droite, en remontant le cours du fleuve, c'étaient les somptueux palais qui, continuant la ligne du Palais d'hiver et de l'Ermitage, font de ce quai l'un des plus curieux spectacles du monde civilisé. Puis des palais encore, de marbre et de pierre, puis le Jardin d'été, entouré de canaux, puis de nouveaux palais, et, dans le fond, au-dessus de tout cela, cent dômes de couleurs diverses: les uns dorés comme des cuirasses, d'autres en étain brillant comme l'argent, d'autres bleus ou verts, parsemés d'étoiles, tous de formes étranges et capricieuses, tous peuplés de cloches, dont les tintements font trembler le sol aux veilles des grandes fêtes.
La rivière se resserrait un peu; à gauche, les maisons devenaient plus rares, les jardins venaient baigner leurs troncs d'arbres dans l'eau, qui coulait plus vive et plus pressée; le couvent de Smolna dressa à la droite des voyageurs son haut clocher pointu; la masse énorme et imposante du couvent d'hommes placé sous le patronage de saint Alexandre Nevsky parut à son tour, puis se déroba en perspective, comme s'il tournait sur lui-même, et les maisons disparurent. Seules les fabriques continuèrent à puiser dans le fleuve prodigue la force motrice et l'eau dont elles avaient besoin. À gauche, la nature avait repris ses droits, et les vastes plaines, les rives désertes, à peine parsemées de quelques osiers, semblaient appartenir à un pays lointain.
C'est à ce moment, où l'intérêt du voyage semblait s'amoindrir, que Korzof pria ses hôtes de descendre dans la salle à manger, où les attendait un somptueux déjeuner. Il était parfait dans son rôle de maître de maison; rien en lui ne trahissait de préoccupations: pourtant, ses yeux se posaient sur Nadia avec une satisfaction évidente, si bien qu'à plusieurs reprises la jeune fille, inquiète, se demanda si, par quelque malentendu ignoré, elle ne lui aurait pas laissé croire qu'elle agréait sa recherche. Mais non, rien ne témoignait non plus en lui la joie d'un homme qui croit toucher au but de ses désirs; la jeune fille se résigna donc à attendre le mot d'une énigme qui finirait bien par se faire connaître.
Enfin, à l'horizon parut un épais massif de tilleuls.
—Voilà Spask! s'écria le prince, enchanté. Sont-ils beaux, les tilleuls de mon grand-père! Dites, Korzof?
—Ils sont énormes! Ils dominent tout le paysage. Quel âge ont-ils?
—Quelque chose comme quatre-vingts ans. Mon grand-père était jeune lorsqu'il les a plantés. Nadia, dis, ce n'est pas déjà si bête de planter des tilleuls! Il me semble que cela a bien son utilité pratique, sans médire de la jeunesse moderne, qui ne plante pas d'arbres et qui se contente de brûler ceux que nos aïeux avaient pris tant de peine à faire croître.
Nadia sourit et ne répondit pas; Korzof la regardait avec une douceur amicale et confiante qui lui ôtait toute envie de relever les taquineries de son père.
Le yacht aborda à un vieil embarcadère vermoulu, dont les poutres, verdies par l'humidité, noircies par l'âge, étaient d'une admirable couleur de vieux bronze. Roubine et sa fille sortirent du bateau et gagnèrent la rive, où les attendait une députation de paysans, commandée par le staroste ou doyen. Korzof les suivit, après avoir donné quelques ordres, et le joli yacht jeta l'ancre dans l'eau tranquille, que rien ne troublait jamais et où les poissons, un instant effrayés, revinrent prendre leurs ébats autour des vieilles poutres.
—Vous allez voir une singulière demeure, je vous en préviens, Korzof; si vous tenez à vos aises, vous ferez bien d'aller coucher à bord de votre bateau. Cette bicoque a été bâtie par mon aïeul, qui ne voulait pas s'éloigner de la cour; cela remonte au temps de l'impératrice Catherine, comme d'ailleurs la plupart des maisons de campagne de ce côté-ci du pays.
Korzof sourit, et, les suivit. Ils entrèrent dans un vieux jardin, clos de palissades, dont les allées principales avaient été jadis pavées en briques, pour retenir le sol en pente à l'époque des dégels. De grands massifs de lilas et de seringas se perdaient dans les taillis, formés par les rejetons des vieilles souches jadis abattues du pied, mais dont les racines étaient restées dans la terre. Au fond du jardin, sur une petite éminence, se dressait la vieille maison de bois encore solide; la couleur jaune dont elle était jadis badigeonnée avait fait place à la patine du temps et reparaissait à peine ça et là.
—Ce n'est pas somptueux, Korzof, je vous le répète; vous qui avez un yacht doublé en bois de citronnier...
—Je renonce au luxe, répondit le jeune homme en regardant Nadia avec le sourire mystérieux qui ne le quittait plus; sérieusement, prince, je fais vœu de pauvreté. Que ce toit modeste et patriarcal m'entende et me soit propice, je le bénirai.
Nadia baissa les yeux. Il la suivit, et tous trois entrèrent dans la vieille demeure, pendant que les paysans, qui les avaient escortés respectueusement et de loin, restaient dehors, humblement découverts.
V
Le lendemain matin, Korzof fut éveillé de bonne heure; sa chambre donnait sur un vieux parterre où les anciennes allées, tracées par un Le Nôtre du cru, se dessinaient, encore visibles, entre leurs bordures de buis centenaire. Il se leva, fit sa toilette sans trop se presser, et descendit dans le jardin, qui l'attirait.
Tout y était vieux et vermoulu; les troncs des gros tilleuls, tout solides qu'ils fussent, avaient un air humide et fragile, qu'ils devaient à leurs écorces moussues. Le jardinier actuel avait beau nettoyer les allées, l'herbe y poussait toujours, malgré tout; ce n'était pas triste, cependant: le souffle éternellement jeune de la nature flottait au-dessus de la maison surannée, du parterre vieillot, du labyrinthe à la mode antique; les herbes folles et les fleurs d'été donnaient chaque année une vie nouvelle et joyeuse au vieux domaine presque abandonné.
Le soleil s'était levé dans la brume, et un frêle rideau de gaze grise semblait suspendu au bas du ciel; bientôt les rayons dorés parurent au-dessus de cette fragile barrière et vinrent colorer les arbres. La chaleur était intense, mais si également répandue dans l'atmosphère qu'on la supportait presque sans y songer. Cependant l'eau bleue miroitait à travers les branches au bas du jardin, avec des paillettes d'un éclat extraordinaire: Korzof prit machinalement une allée qui conduisait au bord de la rivière.
Comme il mettait la main sur le loquet de la porte à claire-voie qui fermait le jardin, il s'arrêta stupéfait. Quelqu'un, à Spask, s'était levé plus tôt que lui: Nadia, assise sur le banc de bois de l'embarcadère, regardait l'eau couler à ses pieds. Un grand chapeau de paille entouré d'un velours noir cachait son visage; mais, au mouvement de sa tête penchée, Korzof comprit qu'elle était très grave, peut-être triste. Il hésitait à s'approcher, craignant d'être indiscret; mais elle avait entendu le bruit de la porte tournant sur ses gonds, et elle lui faisait déjà un joli geste amical... Il s'avança sur la petite passerelle tremblante et se trouva près de la jeune fille.
—Il fait bon ici, n'est-ce pas? lui dit-elle, en rangeant sa robe pour lui faire place à ses côtés. Dans une heure, ce ne sera plus tenable; mais, tant que le soleil est caché derrière les tilleuls, la fraîcheur est délicieuse.
En effet, l'endroit était à souhait: la Néva décrivait précisément un coude en cet endroit, de sorte qu'elle apparaissait presque comme un lac, clos de tous côtés par des rives verdoyantes; les aunes et les osiers de l'autre rive suffisaient pour donner cette illusion au regard. La grande masse des arbres du jardin jetait sur le rivage et sur la rivière son ombre, percée çà et là de rayons dorés qui, se glissant comme des flèches à travers les trouées de ce sombre massif, faisaient reluire au soleil les petites vagues actives et pressées que poussait un vent léger. Au bord, l'onde était plus calme; la profondeur moindre de la petite crique lui donnait le repos et la transparence d'un étang. Les vieux piliers de bois bronzés et verdis par l'humidité s'y miraient avec le frêle édifice qu'ils portaient; jusqu'au chapeau de Nadia, tout se reflétait et tremblait dans l'eau assombrie par un fond d'herbes semblables à du velours. Un peu plus loin, le petit yacht dormait à l'ancre. L'équipage était allé déjeuner à terre, ainsi que le témoignait le canot amarré par une chaîne à un pieu spécial. Rien ne troublait la solitude que le cri des martinets, qui rasaient la rivière, à la poursuite des insectes ailés.
—Je vous ai promis, dit Korzof, de vous raconter ce que j'ai été faire à Pétersbourg.
La princesse le regarda, puis ses yeux se baissèrent, et elle parut écouter attentivement.
—Je me suis enquis, continua le jeune homme, de la somme de travail que représente...
Il s'arrêta, le sourire aux lèvres, attendant une question. Nadia lui jeta un regard rapide et furtif, mais continua à garder le silence.
—Vous n'êtes pas curieuse? demanda-t-il d'un accent tendre et ému.
Elle secoua négativement la tête, mais le geste négatif voulait clairement dire: Oui.
—...De la somme de travail, reprit-il, que représente un diplôme de médecin.
—Vous? s'écria Nadia en le regardant bien en face.
—Oui. J'ai appris que, avec mes études antérieures, car, pour être un oisif, je ne suis pas absolument un ignorant, trois ans, deux ans et demi peut-être, suffiraient pour me faire passer mon doctorat d'une façon sinon brillante, au moins honorable... Qu'en dites-vous? faut-il essayer?
Nadia s'était remise à regarder l'eau, et son chapeau cachait presque entièrement son visage. Korzof continua, inquiet, quoiqu'il sût le cacher, mais sa voix, le trahissait.
—Je sais bien que cela n'est pas assez; aussi j'ai encore fait autre chose à Pétersbourg: je me suis informé du prix des constructions, du prix des terrains... j'ai fait beaucoup de calculs... et voici ce que j'ai conclu. Dans le plus pauvre quartier de Pétersbourg, aux Peski, quartier voué de tout temps aux épidémies meurtrières, le terrain n'est pas cher; on pourrait élever une construction dans l'esprit moderne, saine et bien aérée; cela coûterait un million et demi de roubles... Mon domaine de Korzova vaut cela, et même davantage à cause de sa forêt de chênes... On bâtirait un hôpital, qui porterait votre nom, et où je serais médecin... sous les ordres d'un chef, en attendant que je fusse assez savant pour être directeur moi-même...
Sa voix s'était éteinte peu à peu, car Nadia restait immobile, et le rêve généreux du jeune homme semblait s'écrouler devant lui avec les ruines de l'hôpital imaginaire... Le silence régna sur l'embarcadère; les oiseaux gazouillaient à plein gosier dans les vieux tilleuls...
Enfin Nadia releva lentement la tête et tourna vers Korzof ses grands yeux d'où débordaient les larmes:
—Mon ami, dit-elle, que nous serons heureux! Heureux et bénis!
Korzof, sans s'approcher, prit la main qu'elle lui tendait, et ils restèrent ainsi, immobiles, sans se regarder, suivant dans leur esprit le couronnement de l'œuvre commune. Au bout d'un moment:
—Ce sera beau! dit-elle très-bas; sa main libre esquissa dans l'air le contour du vaste édifice. C'est par de tels travaux qu'on devient immortel, continua la jeune fille; on laisse un nom... cela n'est rien; mais on laisse un exemple, c'est là ce qui fait qu'on est grand!
—Vous êtes contente? demanda Korzof d'un ton aussi tranquille.
Il lui semblait en ce moment que cela était convenu depuis longtemps, et qu'ils ne faisaient que de continuer une conversation ancienne.
—C'est ce que je voulais, dit-elle avec un sourire divin. Et vous l'avez trouvé tout seul; c'est cela qui est beau!
—Vous m'attendrez trois ans? fit-il avec une ombre de tristesse.
—Trois ans! qu'est cela auprès de la vie, et de l'éternité!
Ils retombèrent dans leur silence heureux. Jamais ils ne s'étaient sentis si calmes ni l'un ni l'autre. Il leur semblait que cette résolution avait jeté leurs vies dans un moule d'où elles sortaient avec une forme définitive, immuable.
—Eh bien, je vous demande un peu ce qu'ils font là! s'écria le prince en les apercevant, sur un embarcadère! À moins de pêcher à la ligne, vraiment je ne vois pas...
Les deux jeunes gens s'étaient levés et avaient déjà franchi la passerelle.
Nadia courut à son père, posa son front sous ses lèvres et se blottit sous son bras avec un geste câlin. Korzof s'était approché plus posément, et prit la main de la jeune fille, et, d'un même mouvement, ils s'agenouillèrent devant le prince, sur l'herbe de la rive.
—Fiancés? s'écria Roubine, abasourdi, mais enchanté.
—Bénissez-nous, dit Korzof sans se relever.
Très-grave, trop ému pour parler, le prince fit sur eux le signe de la croix, puis il les releva d'une étreinte affectueuse «t les tint embrassés un instant.
Quand il fut un peu revenu à lui:
—Quelle drôle d'idée de choisir le bord de l'eau pour cette cérémonie! Et à cette heure-ci encore! Mais, Nadia, tu ne fais jamais rien comme personne!
Elle sourit et l'embrassa. Il se frotta les yeux du revers de sa main, puis étira sa longue moustache, et raffermissant sa voix:
—C'était, à ce que je vois, reprit-il, une affaire d'endroit. À Péterhof, tu ne voulais pas de Korzof; à Spask, tu l'acceptes... Que ne l'as-tu dit plus tôt? Il y a longtemps que nous serions venus ici!
Nadia souriait toujours. Ils reprirent lentement le chemin de la maison.
—Et ce vœu, continua le prince, qu'en avons-nous fait? Ô Nadia! nous écrirons ensemble un chapitre de philosophie intitulé: «De l'imprudence des vœux téméraires.» Eh, ma fille?
Nadia ne souriait plus. Elle serra plus étroitement contre elle le bras de son père, et d'un ton grave:
—Vous avez une grande affection pour Dmitri Korzof, n'est-ce pas, mon père? dit-elle.
—Parbleu! s'écria le prince.
—L'aimeriez-vous autant s'il était ruiné?
—Ruiné! vous êtes ruiné, Korzof? fit Roubine en s'arrêtant court.
—S'il était ruiné, mon père, l'aimeriez-vous autant? seriez-vous aussi bien disposé à l'accepter pour gendre?
—Lui! Dieu merci, je n'ai pas l'âme assez vile... Tu es assez riche pour deux, Nadia, et un honnête homme ruiné n'en est que plus un honnête homme!
Il serra vigoureusement la main de Korzof, et ils restèrent tous deux immobiles, fort émus.
—Il est ruiné, mon père, reprit Nadia avec un accent de fierté; je l'ai ruiné; j'en suis heureuse, mon âme est pleine d'orgueil quand je songe qu'il a fait pour moi le sacrifice de sa fortune entière.
Roubine abasourdi se laissa tomber sur un des bancs de bois qui longeaient l'avenue.
—Expliquez-moi, dit-il, car je n'y comprends rien.
L'explication ne fut pas longue. Quand elle fut terminée, il garda le silence.
—C'est absurde, dit-il; c'est du dernier ridicule! Voyez-vous Korzof en médecin avec une trousse? Vous ferez des saignées, Korzof; tu poseras des sangsues?—car il faut que je te tutoie, mon gendre, je n'y puis plus résister. Tu tâteras les cataplasmes, pour savoir s'ils sont au degré de chaleur voulu: on les met contre la joue, tu sais, et, si ça ne brûle pas, tu peux y aller! tu auras un petit thermomètre dans ta poche, pour vérifier la température de tes malades? C'est du plus haut comique... Et du diable, à présent, si je voudrais qu'il en fût autrement. C'est grand, tu sais, c'est superbe, c'est... Mais que vous allez donc être ridicules tous les deux! Mon Dieu!
Il éclata de rire, pendant que de vraies larmes d'attendrissement roulaient sur ses joues. Il les essuya et repartit de plus belle:
—Mon Dieu! que c'est drôle! s'écria-t-il; j'en ris aux larmes!
Tout à coup il s'arrêta:
—Eh bien, non, ce n'est pas vrai, je ne ris pas aux larmes, je pleure pour tout de bon, et je ne sais pas pourquoi j'en rougirais. Que Dieu vous bénisse dans votre nouvelle vie, mes enfants! La bénédiction d'un père appelle sur votre tête toutes les grâces du ciel.
Ils restèrent muets, la tête baissée, sentant que quelque chose de grave s'accomplissait en eux à cette heure solennelle. Roubine se leva et se dirigea vers la maison.
—C'est égal, dit-il en se retournant, les yeux encore humides et les lèvres agitées par le fou rire qui le reprenait, en commandant ton trousseau, Nadia, n'oublie pas les tabliers d'infirmière! Ô Nadia, quand l'impératrice le saura, va-t-on se faire une pinte de bon sang à la cour!
—Je ne crois pas, mon père, dit la jeune fille en souriant.
—Moi non plus, tu sais! Je n'en crois pas un mot. Mais il faut que je rie; sans cela je pleurerais comme un imbécile. Et le yacht? À présent que tu n'as plus le sou, mon gendre?
—Je le vendrai! repartit joyeusement Korzof.
—C'est cher, une machine comme celle-là?
—Cela vaut à peu près cent mille francs.
—Très-bien, je te l'achète. Nadia, je t'en fais cadeau. Avec l'argent, vous fonderez quelques lits de plus dans votre hôpital. Ça ne fait rien, mon Dieu! que c'est donc drôle d'avoir un gendre médecin! Tu m'empêcheras d'avoir la goutte, dis, mon gendre?
—Je tâcherai! répondit le jeune homme en souriant.
Le vieux cuisinier s'était surpassé; mais personne ne put se rappeler ce qu'on avait mangé à déjeuner ce jour-là.
Rien n'était moins pressé que de retourner à Péterhof; on avait mille projets à arrêter, mille choses à se dire; Roubine était une mine inépuisable d'objections, mais il se laissait convaincre par des arguments raisonnables. Les deux jeunes gens, pleins d'ardeur, ne reculaient devant aucune difficulté. Korzof avait ordonné de mettre son domaine en vente; l'achat du terrain se débattait déjà entre les hommes d'affaires; quelques jours de repos étaient bien nécessaires à l'heureuse famille, avant qu'elle reprît la vie officielle et mondaine de Péterhof. Les quelques jours se prolongèrent insensiblement, si bien que près de trois semaines s'étaient écoulées depuis leur arrivée à Spask, et le mois d'août était très-entamé.
—Quand partons-nous? demanda un soir Roubine, qui voyait s'épuiser sa provision de cigares.
—Demain, si vous voulez! répondit sa fille. Le yacht est prêt, n'est-ce pas, Dmitri?
—Il sera sous pression demain à cinq heures du matin.
—Cinq heures! fit le prince en frissonnant. Il y a donc des gens qui, par goût, se lèvent à cinq heures? Disons huit, veux-tu, Korzof?
—Comme il vous plaira.
Après le dîner, le jeune homme voulut jeter le coup d'œil du maître à son embarcation, et, profitant du moment où Nadia et son père semblaient absorbés dans les explications assez confuses du staroste, il descendit d'un pas rapide l'allée en pente qui menait au rivage. Son inspection fut courte, car tout était irréprochable à bord; après avoir donné des ordres pour le lendemain, il se préparait à rentrer, lorsque son attention fut attirée par une masse sombre qui descendait lentement le cours du fleuve.
C'était deux barques énormes, solidement amarrées l'une à l'autre, et chargées de foin jusqu'à la hauteur d'un premier étage. Un toit de planches disposé en dos d'âne complétait leur ressemblance avec une maison. Les bateliers, pour la manœuvre, tournaient autour de la masse épaisse, en courant sur le rebord, large d'un pied; sur cet étroit passage, ils trouvent moyen d'accomplir les mouvements nécessaires; parfois un maladroit tombe à l'eau, mais les bateliers russes nagent comme des poissons, et, le rebord de la barque effleurant presque le niveau du fleuve, le baigneur malgré lui a bientôt fait de se hisser à bord, au milieu des quolibets de ses camarades.
Les barques accouplées s'avançaient, portées par le courant qui les faisait insensiblement tournoyer; après les premières, d'autres s'étaient montrées au détour de la Néva, et leur flottille sombre, espacée à intervalles irréguliers, envahissait peu à peu la surface brillante de l'onde. Le soleil s'était couché, la nuit tombait, tout devenait gris, presque triste; ces masses gigantesques défilaient lentement, comme sous une impulsion mystérieuse. Korzof s'arrêta pour les regarder. Au même moment, il entendit les pas et les voix du prince et de sa fille, qui venaient le rejoindre.
—Qu'est-ce que c'est que cela? on dirait des fantômes, fit Roubine en s'arrêtant essoufflé sur le débarcadère.
—C'est le foin des prairies du Ladoga, qui va alimenter le marché de Pétersbourg, répondit le jeune homme.
—Ça, des barques? sans lumière? Où sont leurs feux réglementaires?
—Les barques qui portent le foin n'ont pas de fanaux, à cause du danger d'incendie. Elles s'arrêtent le soir, et, sans doute, celles-ci vont passer la nuit près du village qui est un peu au-dessous de Spask.
La procession continuait à défiler lentement et sans bruit sur le fleuve brillant comme de l'étain neuf.
—Elles ont l'air lugubre! reprit Roubine. Eh! enfants, cria-t-il à pleine voix, chantez-nous quelque chose!
Quelqu'un, au large, répondit par une espèce de cri d'appel, et aussitôt une voix de ténor jeune et riche entonna une mélodie traînante, en mineur, aux inflexions douces et résignées, interrompue de temps en temps par de longues tenues, sur une note très-haute. Un chœur à quatre parties, court et bien rhythmé, servit de refrain; puis le chant reprit. Pendant ce temps, la barque s'était éloignée et avait disparu au tournant du fleuve; d'autres paysans sur d'autres barques qui venaient à leur tour reprirent la mélodie, en la variant suivant les caprices de leur mémoire ou de leur fantaisie, et toujours le chœur, à intervalles égaux, reprenait le refrain, comme pour rappeler au chanteur qu'il n'était pas tout seul ici-bas, perdu au milieu d'un large fleuve sur une barque solitaire.
Peu à peu, les ombres flottantes se réunirent en une masse sombre dans l'obscurité plus dense, le long de la berge; les chants cessèrent, et il ne passa plus de barques. Des feux s'allumèrent sur la rive opposée.
—Bonne nuit, dit le prince. Ils vont dormir à la belle étoile: allons nous coucher dans notre lit. C'est la philosophie de l'humanité, cela, Korzof. Dis, Nadia, veux-tu que nous couchions aussi à la belle étoile, par esprit d'égalité?
—Non, mon père, répondit-elle avec douceur; je voudrais seulement qu'ils puissent avoir chacun un lit pareil au nôtre.
—Pas moyen de la prendre! fit Roubine en riant. Mais sais-tu, Nadia, un lit avec des draps, ça les gênerait peut-être beaucoup, ces braves gens! Ils n'en ont pas l'habitude.
—Mon père, ne me taquinez pas, fit-elle avec douceur.
Roubine l'embrassa tendrement, et ils rentrèrent dans le vieux logis délabré, où le luxe de l'argenterie et du luminaire contrastait si étrangement avec les tapisseries moisies et les meubles démodés.
Le départ était fixé pour huit heures; mais à quoi bon se hâter, quand on est le maître de son temps? Nadia regrettait de quitter la vieille maison, où elle venait de passer les heures les plus douces de son existence; elle en parcourait tous les recoins avec une mélancolie souriante, comme si elle voulait y laisser le souvenir de sa présence. Roubine avait mille affaires à terminer avec son staroste et les paysans; vers dix heures, il se souvint qu'il avait oublié de donner des ordres pour la peinture extérieure de la maison, qu'il voulait faire exécuter de fond en comble.
—Bah! dit-il, nous partirons après le déjeuner; si nous arrivons un peu tard, le malheur ne sera pas grand, et d'ailleurs nous avons le courant pour nous.
En effet, le départ fut si bien retardé qu'il était près de trois heures quand le yacht quitta le débarcadère. Un remous dans l'eau tranquille, causé par le mouvement de l'hélice, et la rive était déjà loin... Nadia jeta un regard d'adieu sur les beaux tilleuls, sur les poutres moussues...
—C'est le passé, dit doucement Korzof en s'approchant; l'avenir est là-bas!
Il indiquait au couchant de Pétersbourg encore invisible. Elle lui sourit, avec cette grâce qui la rendait irrésistible.
—Le présent est ici, dit-elle, et il renferme en lui toutes les joies.
Roubine fumait, sous la tente de coutil, l'air heureux et indolent.
—Eh! Nadia, fit-il sans se retourner, comment feras-tu quand tu ne seras plus riche? Si je me mettais aussi à fonder un hôpital et si je profitais de cela pour te déshériter?
—Plût à Dieu, mon père! répondit-elle avec un léger soupir.
Le prince la regarda de côté; elle était parfaitement sincère.
—Eh bien, non! dit-il en reprenant sa longue pipe, je ne ferai pas ce beau coup-là. Je ne fonderai rien du tout, et je garderai mon argent; il y aura peut-être, et même probablement, un jour de petits personnages qui ne seront pas fâchés de le trouver, le temps venu.
Il reprit sa demi-somnolence, et Nadia, causant à demi-voix avec son fiancé, se perdit bientôt dans d'innombrables rêves tous relatifs à leur fondation projetée.
Les barques à foin avaient disparu; à cette heure, elles arrivaient au port dans Saint-Pétersbourg.
La journée s'écoula tranquillement; un léger accident survenu à l'hélice au moment du départ ralentissait le voyage; mais, ainsi que l'avait dit le prince, ils avaient le courant pour eux; cependant, lorsqu'ils se mirent à table pour dîner, les fabriques qui avoisinent Pétersbourg commençaient à peine à se montrer sur la rive gauche du fleuve.
—Le plus sage, dit confidentiellement le mécanicien à Korzof, qui s'inquiétait de cette lenteur, le plus sage serait de nous arrêter un instant. En une demi-heure, j'aurais remplacé la pièce défectueuse, et nous pourrions forcer la pression; sans cela, je crains fort de ne pouvoir arriver à Péterhof que fort avant dans la nuit.
Le petit navire s'arrêta, pour mettre à effet ce prudent avis; pendant que les amis dînaient, le dommage fut réparé, et à huit heures ils reprirent leur route, cette fois avec toute la hâte désirable.
La nuit tombait lorsqu'ils traversèrent Pétersbourg; ils avaient allumé leur fanaux et naviguaient avec prudence, pour éviter les collisions avec les bateaux-mouches, dont l'équipage n'est pas toujours sobre quand vient le soir; tout à coup, Nadia, qui regardait à l'arrière, s'écria:
—Voyez! qu'est-ce que c'est que cela?
Une masse de fumée énorme s'élevait dans la direction du couvent de Smolna, qu'ils avaient dépassé depuis un instant, et presque en même temps le ciel s'éclaira d'une lueur intense, qui retomba aussitôt pour reparaître plus brillante et plus sinistre.
—Un incendie! Allons voir, dit Roubine.
Dans tous les pays du monde un incendie provoque la curiosité, mais nulle part, croyons-nous, autant qu'en Russie, où, bien que le cas ne soit pas rare,—grâce à l'abondance des constructions en bois, essentiellement inflammables,—au cri: Pajar (incendie)! chacun quitte son ouvrage ou son occupation et court au lieu du sinistre. La curiosité est la même chez les classes les plus élevées de la société et chez les plus infimes; dans la foule qui se presse devant les bâtiments enflammés, on trouverait autant de grands seigneurs et même de grandes dames que de paysans. Pour voir un bel incendie, on fait volontiers atteler sa voiture ou son traîneau.
—Allons! répondit Korzof, qui donna ordre au mécanicien de retourner en arrière.
La lueur augmentait à chaque seconde; mais les voyageurs n'en pouvaient voir le foyer, caché par un promontoire très avancé du fleuve qui décrit à cet endroit un angle presque aigu. Les bateaux-mouches, les yarles des bateliers, et un canot à vapeur de l'État, toujours sous pression pour les cas d'accidents, se dirigeaient en hâte vers le point incendié; on entendait sur les quais et dans les rues le tapage assourdissant des pompes traînées sur le pavé par leurs attelages incomparables, et le roulement continu d'innombrables véhicules, lancés au galop vers ce lieu encore inconnu. De grandes gerbes d'étincelles montaient dans le ciel comme des pièces d'artifice, indiquant que l'endroit était tout proche.
—Qu'est-ce qui peut bien brûler comme cela? dit Nadia, le cœur indiciblement serré.
—Le marché au foin, je pense, répondit Korzof.
—Si ce n'est qu'une perte d'argent, commençait Roubine...
Il s'arrêta, muet de surprise; deux barques accouplées apparaissaient au tournant du fleuve embrasées du bord jusqu'au faîte; elles s'avançaient majestueusement, comme un gigantesque brûlot, flambant dans l'air tranquille. Après celles-là, deux autres, puis deux autres encore. Le feu ayant rompu leurs amarres, elles descendaient paisiblement le fleuve, à la dérive, éclairant d'une lueur splendide et lugubre les maisons et les monuments. C'était très calme, et c'était horrible.
Un cri d'épouvante retentit partout, sur le fleuve et sur les rives:
—Les ponts!
Le premier pont qui barrait le passage à ces brûlots d'un nouveau genre était le grand pont Litéine, remplacé depuis par un monument de pierre, mais qui, destiné à recevoir le premier choc des glaces venant du lac Ladoga à l'époque du dégel, n'était alors composé que d'un grand nombre de barques pontées, reliées entre elles par un solide tablier de bois. Ce système permettait de replier le pont le long des rives lors du passage redoutable des glaces. Trois grands ponts de cette espèce traversaient la Néva sur son parcours dans la ville, et une quantité considérable d'autres, moins importants comme dimension, facilitaient le passage sur les divers bras qu'elle forme à son embouchure, reliant les îles entre elles, sur un espace de plusieurs kilomètres. Si le premier pont s'embrasait au contact des barques incandescentes, les débris enflammés, descendant le fleuve, allaient porter l'incendie sur toutes les rives, où s'amassaient d'innombrables navires de tout tonnage; c'était une ruine incalculable.
Le petit canot de l'État, dirigé par un marin habile, avait déjà saisi la chaîne de remorque du premier pont; les câbles des ancres, coupés par des haches d'abordage, avaient coulé à fond, et lentement, avec une précision extrême, comme si rien n'eût pressé, le pont, se repliant le long du bord, laissa la voie libre au premier brûlot qui passa tranquillement; on eût dit qu'il attendait cet hommage.
—Voilà un fier luron que ce pilote! s'écria Roubine, en admirant le succès de la manœuvre.
À l'autre pont, mes enfants; nous n'avons pas le temps de nous amuser.
Le yacht fila à toute vapeur vers le pont Troïtzky, où des hommes zélés coupaient déjà les câbles, en attendant un remorqueur. Korzof se fit jeter un bout de chaîne, et le pont gigantesque, qui compte un kilomètre de long, alla également se ranger contre la rive. Un bateau-mouche, requis pour la circonstance, accomplit le même office pour le pont du Palais, et la Néva fut libre. Toutes les barques, tous les bâtiments qui n'étaient pas nécessaires au service de la police fluviale avaient disparu et s'étaient cachés dans les recoins les plus inaccessibles.
Il était temps. La flottille embrasée tout entière descendait le noble fleuve avec la majesté d'une puissance qui se sait invincible. Rien de plus étrange que de voir à la surface de l'eau le feu faire rage, en emportant des tourbillons d'étincelles et de fumée. Dans l'air tranquille, sous le ciel bleu, cette apparition avait quelque chose de fantastique. La foule, groupée sur les quais, apparaissait comme en plein jour aux spectateurs de la rivière; les faces humaines, portant toutes la même expression d'intérêt, d'admiration et d'horreur, se distinguaient avec une netteté étonnante.
Nadia, appuyée sur le bastingage du yacht, ne pouvait détacher ses yeux de ce spectacle. Roubine et Korzof donnaient sans cesse des ordres afin de se maintenir au milieu du courant, tout en évitant les approches des brûlots.
—Aux gaffes! cria quelqu'un dans un porte-voix.
En effet, deux des barques se dirigeaient vers le petit bras de la Néva, où s'étaient réfugiés de nombreux navires et où les ponts n'avaient pu être retirés. Les bateaux à vapeur disponibles, montés par de courageux mariniers, s'avancèrent à la rencontre des monstres de feu pour leur présenter un obstacle et les contraindre de rentrer dans le courant principal, où elles devaient finir par aller s'échouer contre le pont Nicolas, construit en pierre et par conséquent invulnérable.
C'était une lutte émouvante. Les gaffes n'étaient pas assez longues; on prit des mâts de rechange, qu'il fallait tremper dans l'eau à tout instant pour les empêcher de s'enflammer. Les hommes qui luttaient ainsi étaient constamment inondés d'eau par leurs camarades; sans quoi ils n'eussent pu supporter un instant ce terrible duel face à face avec le feu.
—Impossible de regarder cela et de rester inutile, dit Korzof à ses hôtes; permettez-moi de vous déposer à terre.
Roubine ne voulait pas y consentir. Nadia lui mit doucement la main sur le bras, et il ne dit plus rien. L'instant d'après, ils étaient sur le rivage, près de la forteresse, et Korzof, après s'être muni de gaffes, repartait pour l'endroit menacé.
Son yacht, plus alerte que les bateaux-mouches, se prêtait à merveille à ce genre de combat. Parfois, rien qu'en forçant sa marche, il entraînait dans son sillage un brûlot prêt à faire fausse route; parfois, il se plaçait bravement en travers, et, mettant la puissance de la vapeur au service de la gaffe employée comme éperon, il fondait sur la masse enflammée et la repoussait dans le courant. Près de quarante barques avaient ainsi passé; beaucoup avaient sombré; d'autres s'étaient échouées dans des endroits déserts, où elles ne pouvaient plus nuire: deux ou trois flottaient au milieu du fleuve, à demi submergées. Une dernière arriva, plus haute et plus large, nouvellement embrasée et jetant des torrents d'étincelles, comme un soleil de feu d'artifice. Elle se dirigea vers le point dangereux, avec la sûreté d'attaque d'un être intelligent.
—Attention, enfants, pas de faux mouvement! s'écria Korzof, qui la guettait.
Des marins se tenaient en arrêt; le mécanicien fit une fausse manœuvre; le coup porta mal, et deux gaffes tombèrent dans la rivière. Une troisième, piquée dans le foin embrasé, y resta suspendue; mais l'impulsion avait suffi pour remettre la barque dans le courant.
—À droite! cria Korzof.
Le mécanicien, éperdu, comprit ou exécuta mal l'ordre reçu; il donna un coup de barre, et le yacht accosta le brûlot. Ce fut sur la rive un cri d'horreur.
—Une gaffe! cria Korzof, un bâton, n'importe quoi...
Il n'y avait rien sur le pont, et d'ailleurs la flamme voltigeait déjà dans les agrès. Korzof se souvint qu'il avait de la poudre à bord.
—Au canot! cria-t-il.
Ses hommes y étaient déjà; il y descendit le dernier, laissa retomber la chaîne, et la légère embarcation s'éloigna à force de rames. Sur le fleuve, les autres bateaux qui s'étaient approchés pour lui porter secours avaient reculé, comprenant le danger, et se tenaient à l'écart.
Au moment où le canot abordait aux pieds de Nadia, qui, penchée en avant, cherchait à reconnaître son fiancé, la barque et le yacht, toujours accolés, passèrent de conserve devant eux. Avec le bruit d'un coup de canon, l'arrière du petit navire sauta, pendant que l'avant s'enfonçait gracieusement comme un cygne qui plonge.
—Votre joli navire! s'écria Roubine, plein de regret.
Korzof tenait déjà le bras de Nadia passé sous le sien; le visage enflammé, la barbe et les cheveux roussis, il paraissait à sa fiancée plus beau qu'un demi-dieu.
—Que voulez-vous! dit-il en riant; il faut bien que le bonheur se paye. Polycrate a jeté une bague à la mer,—nous y jetons notre navire,—et nous gardons notre félicité.
Le lendemain, l'empereur se fit présenter Korzof, qu'il connaissait de longue date.
—Que veux-tu pour ton yacht? lui dit-il, après l'avoir complimenté.
—Un terrain pour mon hôpital, répondit le jeune homme. Cela me permettra de fonder cinquante lits de plus!
Huit jours après, la première pierre de l'hôpital fut solennellement posée dans un terrain immense en partie planté d'arbres, don impérial; et la princesse Roubine fut officiellement déclarée fiancée à Dmitri Korzof.
VI
Après le premier brouhaha qui suivit les fiançailles publiques de la jeune princesse, l'animation commença à se calmer; on s'était d'abord récrié sur la grandeur du sacrifice, on se dit maintenant qu'il était absurde. Est-ce que Pétersbourg ne comptait pas assez d'hôpitaux? Est-ce que les docteurs manqueraient jamais? On n'avait qu'à regarder la foule des étudiants pressée aux cours de la Faculté de médecine, pour s'assurer que les malades ne mourraient pas faute de médecins. Bref, après avoir exalté jusqu'aux nues le dévouement des fiancés, on les couvrit de ridicule, ainsi qu'un sage eût pu le prévoir.
Ils ne s'inquétaient guère de tous ces bruits, absorbés qu'ils étaient dans les préparatifs de départ et dans les préoccupations multiples qu'occasionnait la vente des biens de Korzof. Il ne s'était réservé qu'une petite terre, d'un revenu médiocre, afin, disait-il, de ne pas perdre complètement l'habitude de la propriété. Les fonds résultant de cette vente devaient, au fur et à mesure qu'ils rentreraient, servir à payer les dépenses de l'hôpital naissant et être placés de façon à fournir des revenus aussi avantageux que possible. La munificence impériale s'était déjà manifestée, outre le don du terrain, par la promesse d'une somme annuelle très-importante; la jeune fiancée avait déclaré ne vouloir recevoir d'autres cadeaux de noce que des dons pour la fondation nouvelle, et tout promettait à la grande œuvre des jeunes gens l'avenir le plus brillant.
La seule ombre de ce tableau était le départ prochain de Korzof pour Paris, où il se promettait de passer sa première année d'études médicales. À force de parler des mêmes choses, de retourner les mêmes idées, il s'était si bien identifié avec Nadia, que la pensée d'une séparation était pour eux une véritable douleur. Le prince avait bien proposé d'aller passer l'hiver à Paris, «pour dorer la pilule», disait-il; mais le jeune homme lui-même eut la force de refuser.
—Je sais bien que je ne travaillerais pas sérieusement, dit-il; n'ayons pas du courage à moitié seulement, soyons véritablement forts.
À la fin d'octobre, il partit donc, et Nadia, rendue à la vie mondaine, se prépara de son côté à des devoirs plus sérieux que ceux qu'elle avait accomplis jusque-là. Elle sut partager son temps de façon à consacrer chaque jour plusieurs heures à ses études, et cependant elle accomplit tous ses devoirs envers le monde avec la plus rigoureuse ponctualité. L'hiver passa plus rapidement qu'elle ne s'y attendait, et vers le mois de juin, au moment de partir pour la campagne, elle alla faire sa visite d'adieu aux constructions déjà avancées de l'hôpital.
L'hiver avait arrêté pendant plusieurs mois les travaux de bâtisse, mais, dès les premiers beaux jours, on avait mis à l'œuvre tant d'ouvriers, que l'énorme bâtiment sortait de terre littéralement à vue d'œil. Nadia fit le tour des travaux, s'avança sur toutes les planches qui servaient de passerelle, visita les sous-sols et les caves, examina les travaux de canalisation pour l'aménagement des eaux; très experte désormais dans l'étude des plans, elle causa longuement avec l'architecte, et partit enfin, le cœur gonflé d'une joie orgueilleuse.
—Je n'y comprends rien, disait son père, ébahi; elle en remontre à l'architecte, et elle connaît la qualité des briques mieux que l'entrepreneur! Nadia, est-ce d'eux ou de moi que tu te moques?
Pour toute réponse, elle lui sourit d'un air heureux, et le soir même elle envoya à son fiancé une longue lettre où le détail des travaux exécutés tenait moins de place que l'épanchement joyeux de son âme. Elle croyait déjà voir l'hôpital terminé offrir à l'œil reposé ses longues files de lits propres et bien tenus.
—Personne n'y mourra, disait-elle; on n'y verra pas de larmes; tous ceux qui y seront entrés en sortiront guéris et triomphants.
Quelques jours plus tard, ils partirent pour leur grande propriété du gouvernement de Smolensk.
Le vieil intendant les reçut à l'arrivée, toujours pleurnichant et geignant, tel qu'on le voyait depuis cinquante ans. Grâce à cette habitude de se plaindre de tout: du temps, des récoltes, de son époque et de sa santé, il s'était mis de côté une jolie fortune, et il avait trompé le plus complètement du monde ceux à qui il avait affaire. Se pouvait-il, pensaient les âmes simples, que cet homme toujours à deux doigts de la mort fût capable de mystifier volontairement son prochain?
C'est ainsi qu'il s'était acquis une aisance plus que dorée, grappillée sur les biens de son maître, et augmentée de jolis pots de vin, consentis ou extorqués; pour lui, l'important était qu'ils entrassent dans sa poche; une fois là, ils étaient bien sûrs de n'en plus sortir. Mais quoiqu'il fût riche, quoique les paysans des environs eussent pu, en causant entre eux avec franchise, estimer à quelques roubles près un gros capital pour lequel ils lui payaient des intérêts énormes, on ne le voyait jamais que graisseux et rapiécé. À peine en l'honneur des maîtres se hasardait-il à tirer du coffre un cafetan moins sale que d'ordinaire; quant à son bonnet de fourrure, rongé jusqu'à la peau, personne n'eût seulement songé à le lui faire remplacer par une autre coiffure. Sans son bonnet, Ivan Stepline n'eût plus été lui-même.
Son fils Féodor se tenait à ses côtés, droit comme un peuplier, écoutant les jérémiades du vieillard d'un air à la fois ennuyé et convenable. Ces plaintes prolixes n'étaient plus à la mode, et lui, qui se piquait d'être de son temps, devait souffrir intérieurement, en voyant son père jouer ce rôle qu'il trouvait avilissant. Aussi accompagna-t-il le prince et sa fille, tête nue et sans dire un mot. Arrivé dans la grande salle, il leur demanda d'un ton respectueux s'ils n'avaient point d'ordres à lui donner, et, sur leur réponse négative, il se retira; Ivan Stepline fut alors bien forcé de le suivre.
Le lendemain de grand matin, Nadia parcourait déjà les jardins et les serres de son beau domaine. Elle avait toujours aimé cet endroit, où parfois il lui semblait voir flotter l'image de sa mère, qui l'avait tendrement chérie. C'est là que la princesse était née, c'est là qu'elle avait mis au monde sa fille unique, c'est dans l'église, qui se dressait en face du château, que reposait son corps depuis de longues années. Dans son nouveau bonheur, dans son nouvel orgueil de fiancée triomphante, Nadia avait besoin de parcourir tous ces endroits, pleins des souvenirs de son enfance. Elle retrouvait ceux-ci aussi vifs qu'autrefois, mais ils lui semblaient avoir singulièrement perdu de leur importance et de leur intérêt; toute sa vie antérieure se noyait dans la splendeur de sa joie présente et du glorieux avenir qui s'ouvrait devant elle.
Vers onze heures, elle revint à pas lents vers la maison, portant une brassée de fleurs qu'elle avait cueillies dans les parterres. Sur le seuil, elle trouva son père, prêt à sortir; ils se dirigèrent silencieusement vers l'église, où le prêtre les attendait vêtu de sa chasuble de deuil. Au milieu du chœur, sur une petite table recouverte d'une fine nappe de toile, était placée une assiette pleine de riz cuit à l'eau, où des raisins secs dessinaient une croix. Les gens de service, la livrée, l'intendant avec sa famille, et bon nombre de paysans, s'étaient groupés dans l'église et ouvrirent respectueusement un passage au prince et sa fille, qui se rangèrent à la place d'honneur, réservée aux seigneurs du lieu et aux personnages marquants, sur le côté gauche, à l'intérieur d'une petite grille, ouverte au milieu. Cette place, qui fait vis-à-vis au groupe des chantres, est tout près des images du Sauveur et des saints qui ornent l'iconostase, sorte de cloison qui sépare le tabernacle de l'église proprement dite.
Le prêtre salua les fidèles, en commençant par les seigneurs, puis s'adressant au chœur, et ensuite à la foule massée dans l'église, il prit un encensoir fumant que lui présentait le diacre, revêtu comme lui d'ornements de deuil, et il offrit l'encens à l'assiette de riz, destinée à représenter dans les cérémonies funèbres le corps de la personne défunte pour laquelle se disent les prières des morts. Il entonna ensuite les versets funéraires, auxquels le chœur répondit sur un mode plaintif.
La cérémonie, courte d'ailleurs, s'acheva selon les rites, et, quand elle fut terminée, Roubine s'approcha d'une dalle, située un peu à la droite du chœur; il y resta un instant incliné, le visage pâle et pensif. Nadia s'agenouilla près de lui et laissa glisser son bouquet sur la pierre qui recouvrait le caveau où reposait sa mère. De plus loin qu'elle se souvînt, ce pieux pèlerinage était le premier acte de leur séjour dans ce domaine; elle l'accomplissait toujours avec une tendresse pieuse; mais cette fois, en apportant son offrande et sa prière à la chère morte, la jeune fille lui dit tout bas, comme si elle avait pu l'entendre: «Mère, je suis heureuse, bénis-moi dans mon nouveau bonheur!»
En sortant de l'église, le prince et sa fille échangèrent quelques paroles avec ceux, de leurs paysans qu'ils connaissaient plus particulièrement et qui s'approchaient pour leur baiser la main. On était au temps du servage, mais Roubine était aimé de tous ses serfs. Ils eussent préféré un intendant moins rapace; à ce mal, nul ne connaissait de remède: tous les intendants, sauf quelques différences inappréciables, étant à peu près du même acabit; mais les rigueurs de Stepline étaient bien adoucies par la présence annuelle du maître, qui voyait de ses propres yeux l'état du pays, écoutait volontiers les doléances et ne refusait jamais de donner du bois pour bâtir une isba neuve, quand la vieille était décrépite. Nadia s'enquit de son hôpital, où tout allait à merveille, grâce au nouvel officier de santé, qui s'était trouvé être un homme actif et résolu, ancien chirurgien de régiment, et qui avait établi dès le premier jour une discipline militaire, fort utile toujours près des malades, mais plus utile peut-être que partout ailleurs en Russie, où chacun est tant soit peu disposé, par tempérament, à laisser les choses se faire toutes seules.
L'horloge de la demeure seigneuriale sonna midi; le prince prit congé de ceux qui l'entouraient, pria le prêtre de venir quelques heures plus tard dire les prières et bénir la maison, pour en chasser tout malheur, ainsi qu'on le fait quand on s'installe quelque part, puis il rentra chez lui avec sa fille. Dans l'après-midi, les prières furent dites en effet, une collation fut offerte au prêtre et au diacre; après quoi, la vie reprit sa routine ordinaire de plaisirs et de devoirs.
Le lendemain de cette journée bien employée à l'heure où Roubine et Nadia venaient de passer après déjeuner dans un salon frais, situé au nord, où ne se hasardaient guère les mouches, ce fléau de la Russie en été, Stepline montra son nez bourgeonné dans l'embrasure de la porte, toujours ouverte.
—Peut-on entrer? demanda-t-il avec la plus obséquieuse politesse.
Un signe de tête affirmatif l'ayant rassuré, il introduisit dans le salon le reste de sa personne, qui avait toujours l'air de se présenter de biais, pour tenir moins de place sans doute.
—Qu'y a-t-il? demanda Roubine sans quitter son journal des yeux.
—Voilà, batiouchka, répondit l'intendant, en se servant d'un terme affectueux qui signifie littéralement: mon petit père, et qui s'emploie en parlant aussi bien aux supérieurs qu'aux inférieurs, avec moins de cérémonie que le mot barine, qui signifie maître ou seigneur. Vous savez, batiouchka, que j'ai un fils, un beau garçon; il a eu l'honneur de vous porter vos revenus au mois de juin.
—Je m'en souviens, interrompit le prince, qui savait Stepline prolixe et qui n'aimait pas les longs discours. Eh bien?
—Eh bien, mon prince, le jeune homme est d'âge à se marier, qu'en pensez-vous?
Les yeux pénétrants du vieillard allaient de Roubine à Nadia, avec la régularité d'une de ces horloges de la forêt Noire où l'on voit un lion qui roule un regard à la fois féroce et débonnaire.
—Qu'est-ce que tu veux que j'en pense? répondit Roubine en retournant la page de son journal, derrière laquelle il disparut momentanément en entier. C'est son affaire, à ce garçon.
Nadia avait rougi, plus de colère que de honte; elle resta immobile et impassible.
—C'est, voyez-vous, batiouchka, qu'on m'a proposé une fiancée pour mon fils, une jolie fille, bien élevée, et riche... et, sans votre assentiment, je ne voudrais pas,... oh! pour rien au monde, sans votre assentiment et celui de la princesse...
Ses yeux continuaient à aller de l'un à l'autre. Nadia se leva et prit un livre sur la table.
—Qu'est-ce que tu veux? demanda Roubine, quittant enfin son journal. Ma permission pour le mariage de ton fils? Voyons, qui est-elle, la fiancée dont tu parles?
—Pour une demoiselle, ce n'est pas une demoiselle, c'est une simple fille d'intendant, comme mon Féodor est fils d'intendant. Nous autres, nous ne pouvons pas prétendre aux demoiselles, n'est-il pas vrai, princesse? Mais une fille d'intendant qui a un peu d'argent, car cela ne gâte rien, et qui sait tout ce que doit savoir une ménagère, c'est tout ce qu'il nous faut, n'est-il pas vrai, princesse?
—Évidemment, répondit Nadia en se tournant vers lui, pour le regarder bien en face. Pourquoi me faites-vous cette question, Stepline? Vous aviez donc pensé à autre chose?
Elle avait parlé d'un ton calme et si fier, que les yeux mobiles du vieillard se trouvèrent immobilisés sous ses paupières baissées.
—Non, princesse, fit-il humblement. Alors ce mariage a votre agrément?
—C'est mon père qui est maître ici, dit-elle avec hauteur, adressez-vous à lui.
—Mon prince, ce mariage a votre agrément? répéta Stepline d'un ton soumis.
—Je vous ferai observer, dit Roubine un peu irrité par la tournure bizarre et pleine de sous-entendus que semblait prendre cet entretien, vous m'entendez, Stepline, je vous ferai observer que cela ne me regarde pas; je vous ai affranchi il y vingt ans, vous êtes libre, votre fils est libre; il peut contracter mariage dans les conditions qui lui semblent convenables, je n'ai rien à y voir.
—Mais, insista le veux madré, en reprenant son ton plaintif habituel, si Votre Altesse retire ses bonnes grâces à mon fils après moi, et qu'il ne soit pas intendant de Votre Altesse, que deviendront ses enfants, ses pauvres petits enfants, qu'il aura quand il sera marié?
Roubine éclata de rire.
—Ah! toi, par exemple, dit-il, on peut dire que tu sais prévoir les malheurs de loin! Eh bien, écoute-moi: je sais que tu me voles et que tu pressures mes paysans; je ne t'en ai jamais fait de reproches trop sévères; que ton fils fasse comme toi, je ne dirai rien; c'est dans l'ordre. Mais, s'il dépasse la mesure, il n'y a rien de promis; je le chasserai impitoyablement, quand même il aurait à ses trousses deux douzaines de ces pauvres petits enfants dont tu parles.
—Alors vous consentez? Et la princesse aussi? fit le rusé personnage, en rendant la liberté à ses deux yeux.
—Puisqu'on te le dit!
—Alors vous permettez que le fiancé se présente devant vous avec la fiancée?
—Où sont-ils? fit Roubine surpris.
—Dans l'antichambre, où ils attendent le bon plaisir de Votre Altesse.
Roubine se renversa dans son fauteuil en se tenant les côtes.
—Mon Dieu! Stepline, s'écria-t-il entre deux éclats de rire, tu es bien ce que l'on peut appeler un homme de précautions; tu me feras mourir de joie!
Nadia ne riait pas, elle examinait attentivement le visage de l'intendant, qui n'exprimait qu'une sorte de contentement bonasse; doucement, sans parler, elle posa la main sur l'épaule du prince, qui reprit sur-le-champ son sang-froid.
—Allons, dit-il, va les chercher! Ce n'est pas poli de les faire attendre.
Stepline sortit, après avoir fait trois grandes salutations, plus bas que la ceinture.
—Qu'est-ce que tu penses de cela? fit Roubine en regardant sa fille, partagé entre une nouvelle envie de rire et un certain étonnement de toute cette conversation.
—Je pense que cet homme est très-rusé, et que vous ferez bien de le surveiller, ainsi que son fils; vous êtes trop bon, mon père; vous ne songez jamais qu'avec tant de bonté vous puissiez vous faire des ennemis, et cependant Stepline nous déteste...
Roubine, pétrifié de surprise, regardait encore sa fille, quand la porte se rouvrit et laissa passer les fiancés, qui entrèrent en se tenant par la main.
La jeune fille n'était ni laide ni jolie; son visage, d'une fraîcheur éblouissante, comme celui de presque toutes les filles de son âge et de sa condition, était très-ordinaire. Elle était destinée, selon toute apparence, à être une bonne ménagère, une épouse modèle, une mère de famille sans reproche, et à engraisser vers la trentaine d'une façon désolante. Nadia la regarda avec un certain dédain, que le fiancé surprit dans un coup d'œil rapide. Il rougit jusqu'à la racine des cheveux et s'avança les yeux baissés vers le prince; arrivé devant lui, ils firent le mouvement de se prosterner: Roubine les releva du geste, avant qu'ils eussent accompli le cérémonial.
—Mes compliments, dit-il en souriant, d'un air moitié bienveillant, moitié railleur; vous ne perdez pas de temps, vous autres! À peine les dents de lait vous sont-elles tombées que vous songez déjà à vous marier!
—Tant mieux, mon père, dit Nadia de sa voix douce, ils auront le temps d'être heureux.
Un regard passa sur les paupières baissées de Féodor, et sa mâchoire se contracta comme s'il avait envie de mordre, mais il ne dit rien; son visage redevint immobile et n'exprima plus que la banale déférence d'un subordonné devant ses supérieurs.
—Asseyez-vous, dit le prince. Nous allons boire à votre santé.
Nadia sonna, et aussitôt parut un plateau garni de verres et de carafes contenant des vins étrangers décantés avec soin; le sommelier, qui savait les usages, avait préparé d'avance cette inévitable marque d'hospitalité. Les verres furent remplis, le prince éleva le sien en disant: À votre prospérité! Les assistants firent de même en répondant: Longue vie à Votre Altesse! nous vous remercions humblement! On échangea un salut, et les verres furent vidés d'un seul coup, comme il convient à de vrais Russes. Puis les fiancés et le vieux Stepline se levèrent et se retirèrent avec un dernier salut.
Lorsque la porte de la pièce voisine se fut refermée sur eux, Roubine regarda sa fille d'un air comique.
—Eh bien, elle n'est pas belle, la future madame Stepline, dit-il en français. Je conçois que son futur n'en paraisse pas enthousiasmé; il ne semble pas considérer ce mariage comme une promotion, eh, Nadia?
La jeune fille resta silencieuse un instant, puis leva sur son père un regard ferme, d'où toute fausse honte, tout embarras puéril avait disparu.
—Le vieillard, dit-elle, est un être retors, mais que je ne crois pas méchant, bien qu'il nous déteste par principe. Quant au fils... ne vous y trompez pas, mon père, sous son vernis de manières relativement correctes, c'est un paysan grossier; il nous hait.
—Il nous hait! Bon Dieu, Nadia, que me chantes-tu là? Pourquoi nous haïrait-il?
—Parce que nous sommes riches et qu'il l'est moins que nous; encore ne l'est-il que de ce qu'il nous a volé. Parce que nous sommes civilisés, et qu'il l'est juste assez pour sentir combien nous lui sommes supérieurs. Parce qu'il est ambitieux et que ses ambitions sont destinées à être déjouées...
—Nadia! C'est toi qui parles? Toi qui admets toutes les classes à toutes les ambitions?
—À toutes les ambitions saines et loyales, oui mon père! Mais celui-ci ne veut ni être plus instruit, ni meilleur, ni plus grand; il veut dominer pour tyranniser; être puissant non pour créer, mais pour détruire; être riche pour jouir, non pour panser les blessures de ceux qui souffrent... Ces ambitions-là sont les plus fréquentes, par malheur... Cet homme n'en connaît pas d'autres!
—À quoi as-tu vu tout cela, ma fille? demanda le prince bouleversé.
—Je ne saurais vous le dire exactement, répondit-elle en se troublant un peu.
Féodor Stepline ne lui inspirait assurément ni sympathie ni pitié, mais elle redoutait chez son père la plus terrible des colères s'il apprenait ce qu'elle avait deviné, lors de son entrevue à Péterhof avec le fils de l'intendant. Avec cette frayeur instinctive qu'ont les gens calmes de la fureur des hommes violents, elle voulait éviter un esclandre, et elle savait le prince d'une violence extrême.
—Vous savez, mon père, reprit-elle, que j'observe beaucoup, et souvent sans m'en rendre compte; croyez-moi, je ne vous demande que de la prudence: méfiez-vous de Féodor Stepline beaucoup plus encore que de son père!
—Je fais tout ce que tu me dis, Nadia, répondit le prince avec une soumission vraiment touchante; mais je veux bien être pendu si je comprends ce que tu veux dire! Enfin, on sera prudent tout de même, mais c'est bien pour t'obéir.
Féodor se maria huit jours après. La noce fut somptueuse, à la façon du moins des noces de la classe sociale à laquelle il appartenait et dont le luxe n'a rien de raffiné ni d'élégant. La veille du mariage, la fiancée, qui était retournée chez ses parents, fut conduite à la maison de bains de son village réservée aux femmes, avec toute la pompe de rigueur; un essaim de jeunes filles l'accompagnait en chantant, et entra avec elle dans l'étuve, où elle fut savonnée, frottée, étrillée à grand renfort de tille[*] en guise d'éponge, et de verges de bouleau encore garnies de leurs feuilles, pour terminer la cérémonie. Après quoi, on servit la collation aux jeunes filles, toujours dans l'étuve et là, dans cette chaleur de trente-cinq degrés, elles chantèrent des chansons et dansèrent plusieurs heures. Quand la fiancée sortit de là, elle était aussi rouge et aussi luisante qu'une planche d'acajou fraîchement vernie.
De son côté, le fiancé avait subi le même traitement dans les bains des hommes, où les rafraîchissements avaient plutôt consisté en spiritueux qu'en solides; pendant ce temps, des chariots traînés par le plus grand nombre de chevaux qu'on avait pu y atteler, déposaient dans une maison préparée depuis longtemps, mais qui n'avait encore jamais été habitée, le trousseau et les meubles de la future. Les meubles, plus massifs qu'élégants, furent rangés dans les deux pièces dont se composait la demeure, suivant un ordre toujours le même dans toutes les maisons; une armoire triangulaire, nommée kiota, spécialement réservée aux images saintes, fut placée dans le coin consacré, garnie seulement d'une toute petite image, destinée à sanctifier la maison en attendant les autres, qui ne devaient venir qu'avec la future elle-même. Les coffres de bois peint et orné de fleurs rouges et jaunes furent transportés dans la chambre du fond; ils contenaient le linge et les vêtements de la jeune fille, et devaient servir d'armoires pour tout le temps de son existence, les meubles européens n'ayant encore à cette époque aucun accès dans les maisons de la bourgeoisie russe.
Le lendemain, les jeunes hommes, amis ou camarades du fiancé, formèrent un grand cortège composé d'autant de télègues (charrettes) qu'ils purent en rassembler, et allèrent dès le matin chercher la mariée dans son village. La course était longue; ils ne revinrent que dans l'après-midi. Du plus loin qu'on entendit les clochettes de leurs troïkas enrubannées, les cloches de l'église sonnèrent, car c'était une noce très brillante, et le futur se rendit à l'église, pour attendre celle qui dans quelques instants serait sa femme. Elle entra presque aussitôt, pendant que les chevaux couverts de sueur défilaient lentement devant le parvis, et que les chantres, qui avaient salué l'arrivée de Féodor par une antienne, chantèrent un chant de bienvenue. Le père de la jeune fille la conduisit près du futur devant un pupitre recouvert d'une étoffe brodée, où ils se tinrent debout tous deux, silencieux et immobiles. Le prêtre, escorté du diacre, sortit alors du tabernacle, et la cérémonie commença. Chacun des époux reçut un cierge allumé orné de roses blanches, de fleurs d'oranger et de nœuds de ruban blanc, qui devait, après avoir brûlé en cette circonstance, être conservé pieusement pour ne plus être allumé que dans des occasions très-solennelles de la vie de famille, telles que naissances, morts ou périls graves, et le oui irrévocable fut échangé. Un morceau de satin rose fut alors étendu devant eux; toutes les jeunes filles de l'assistance allongèrent le cou pour voir si la jeune femme parviendrait à y poser le pied la première, car ce serait pour elle le présage d'une autorité incontestée dans la mai$on de son époux; mais Féodor avait déjà écrasé de sa botte le coin encore mal déplié du satin... Il n'entendait pas voir chez lui d'autre maître que lui-même. La jeune femme baissa tristement la tête, prête à pleurer; les anneaux furent remis aux mariés et passés à leur doigt, puis échangés; leurs flambeaux, qu'on leur avait ôtés des mains pour faciliter cette opération, leur furent rendus, et les garçons d'honneur, appelés à prêter leur concours, reçurent du prêtre les deux lourdes couronnes de métal doré, ornées d'images saintes en porcelaine émaillée, qu'ils avaient mission de tenir au-dessus de la tête des jeunes gens. Ceux-ci burent par trois fois tour à tour à la même coupe le vin béni, qui représente la vie; puis le prêtre, réunissant leurs mains sous un pan de son étole, leur fit faire trois fois aussi le tour du pupitre qui supportait les livres saints. Pendant ce temps, les garçons d'honneur suivaient les mariés, tenant les couronnes au-dessus de leurs têtes, ainsi qu'on le fait pour les gens favorisés de la fortune, car les pauvres sont assez robustes pour supporter le poids des lourds ornements de métal, tandis que les riches se sentiraient blessés par cet incommode fardeau.
La cérémonie tirait à sa fin, le prêtre adressa une courte exhortation à ceux qui venaient de jurer de partager ensemble les peines et les joies de la vie, exactement comme s'ils s'aimaient, et enfin il leur ordonna de s'embrasser, afin que l'Église consacrât ce premier baiser par sa présence. Ils obéirent, la jeune femme avec une indifférence passive, Féodor Stepline avec une sorte de forfanterie. Nadia et son père avaient dû assister à cette cérémonie, sans quoi tout le pays eût cru l'intendant tombé en disgrâce. Ils s'approchèrent tous deux des nouveaux époux, qui venaient d'offrir leurs dévotions aux images placées sur l'iconostase, et leur firent un petit compliment; Nadia tira de son doigt une bague ornée d'un diamant et la remit à la jeune femme, qui rougit de plaisir; puis la foule s'entr'ouvrit pour laisser passer les mariés, qui regagnèrent à pied leur domicile, où les avait devancés le petit garçon choisi dans la famille, qui portait devant eux une image sainte, destinée à rappeler à leurs prières le souvenir de cette journée.
Féodor Stepline s'était montré impassible pendant la cérémonie; il passa devant la foule le front haut, conduisant comme si elle eût été la plus belle des créatures, sa jeune épouse ridiculement empaquetée dans des vêtements de couleur voyante. Il garda le même sang-froid sous le parvis et sur la place; mais, à ce moment, Nadia, qui traversait le cimetière au bras du prince pour rentrer au château par le plus court chemin, rencontra le regard du nouveau marié, qui la suivait avec une expression farouche. Instinctivement, elle se serra contre son père.
—Qu'as-tu? dit celui-ci. Un frisson?
—Oui, mon père, ce n'est rien.
Et elle parla d'autre chose.
Après cet événement, qui défraya pendant longtemps les discours du village et des environs, le calme le plus parfait s'établit sur le château; pendant deux mois, les lettres de Dmitri Korzof arrivèrent régulièrement deux fois par semaine, parlant, malgré la saison, qui ne prêtait guère aux études sérieuses, de travaux sans relâche et de recherches ardentes. Nadia répondait, racontait sa vie, espérant dans l'avenir, parlant des trois années, à peine entamées, qui les séparaient encore de leur réunion, comme d'un jour qui s'achèverait bientôt...
Tout à coup, un fait sans précédent se produisit un matin: la poste n'apporta point de lettre de Korzof.
—C'est un retard, dit Roubine; il aura manqué le courrier.
—Sans doute, répondit la jeune fille sans détendre les traits de son visage douloureusement contractés.
Elle alla ce jour-là dans les jardins, comme de coutume, fit sa tournée dans les écuries, les étables, les granges, s'assura, seule ou accompagnée de son père, que l'ordre accoutumé régnait partout, puis elle rentra et se mit au piano; mais en vain les sons se déroulaient sous ses doigts, la musique courait sous ses yeux, elle jouait machinalement, sans voir et sans entendre. Le soir venu, elle resta longtemps assise à sa fenêtre fermée, regardant le petit lac qui brillait au bout du parterre. La nuit était froide, car octobre approchait; mais les poêles, chauffés dans le jour, répandaient une chaleur égale et douce dans toute la maison; la lune brillait sur l'étang avec une clarté métallique et presque cruelle, qui fit mal à Nadia. Elle se détourna doucement et prit un livre. J'aurai ma lettre demain, se dit-elle. Mais si ses yeux pouvaient se contraindre à parcourir les pages, son esprit ne pouvait s'assujettir à les comprendre; elle gagna son lit, espérant que le sommeil l'amènerait paisiblement jusqu'au lendemain; elle eut grand'peine à s'endormir, et son repos fut agité par des rêves inquiets.
Le lendemain, la poste apporta une quantité de correspondances, que Nadia éparpilla d'un geste sur la grande table; l'écriture de Korzof ne s'y trouvait pas davantage. Elle leva les yeux sur son père, et la consolation banale qui montait aux lèvres de celui-ci s'arrêta court à la vue du souci profond qui avait déjà creusé les traits de sa fille.
—Demain, dit-il.
Et il sortit, ne trouvant rien à ajouter.
Le lendemain fut pareil, et deux autres jours encore; l'espoir, un instant caressé, qu'une lettre pouvait s'être perdue, fut démenti par la prolongation de ce silence; une lettre, passe encore, mais deux! Le soir du huitième jour, où la troisième lettre aurait dû arriver, Nadia, après avoir versé une tasse de café à son père, comme elle le faisait chaque jour, lui mit la main sur le bras, avec le joli geste qui leur était familier, empreint cette fois d'une douleur muette et d'une indicible lassitude.
—Mon père, dit-elle, Dmitri est malade, peut-être mort... Allons le retrouver!
VII
Roubine et sa fille arrivèrent à Paris par une triste soirée d'octobre; la pluie battait les vitres de leur voiture, et les rares passants qui couraient sur les trottoirs avec des parapluies, le long des magasins fermés, sous la lueur tremblotante des réverbères, avaient l'air de fuir devant quelque invisible ennemi.
Depuis leur départ de la campagne, le prince n'avait obtenu aucune réponse ni à ses lettres ni à ses télégrammes; aussi l'anxiété des voyageurs, toujours croissante, était-elle arrivée jusqu'à la fièvre. Roubine avait eu au moins la ressource, tout le long de l'Allemagne, de déverser sa mauvaise humeur sur les employés, sur les buffets où rien n'est mangeable, sur les inévitables retards et sur le mauvais temps; mais Nadia, enfoncée dans son coin, silencieuse, les yeux fixés sur quelque objet invisible, toujours douce, prévenante, toujours prête à sourire si son père la regardait, était pour lui le spectacle le plus douloureux.
—Mets-toi donc en colère, une bonne fois! s'était-il écrié entre Berlin et Cologne.
—À quoi cela servirait-il, mon père? avait-elle répondu en souriant tristement.
Ils arrivaient enfin; quelques tours de roue les séparaient seulement de l'hôtel où ils auraient des nouvelles de Korzof; ce fut bientôt franchi. Roubine sortit le premier et offrit la main à sa fille.
—M. Korzof? demanda-t-il au domestique qui attendait des ordres.
—C'est ici, monsieur; il est bien malade.
—Qu'est-ce qu'il-a?
—Une sorte de fièvre cérébrale. Nous l'avons bien soigné, monsieur. Est-ce que monsieur vient pour le voir?
—Parbleu! gronda Roubine; vous ne vous figurez peut-être pas que j'ai fait cinq jours et cinq nuits de wagons pour vous voir, vous? Annoncez le prince Roubine.
—Oh! fit le domestique saisi de respect, ce n'est pas la peine d'annoncer. M. Korzof n'entend rien du tout. Que Votre Hautesse prenne la peine de passer par ici.
—Bien! fit Roubine, Nadia, va dans le salon, et attends-moi.
—Pourquoi donc, mon père? dit-elle de sa voix tranquille. Je vous suis.
Roubine ne répondit rien et passa devant. Ils entrèrent dans une chambre spacieuse, bien éclairée par deux grandes fenêtres; une sœur de charité, debout près de la cheminée, préparait une potion; au fond, dans un lit dont les rideaux avaient été relevés aussi haut que possible et fixés avec des épingles, Korzof, les cheveux et la barbe coupés ras, les yeux brillants et incertains, roulait sa tête ça et là sur l'oreiller en parlant bas et vite. Le prince courut au lit et prit dans les siennes la main brûlante qui gisait sur le drap.
--- Mon pauvre enfant, dit-il, mon cher Dmitri, tu me reconnais, dis?
Le malade le regarda sans le voir, puis recommença à se parler à lui-même. Roubine recula d'un pas, effrayé. Nadia s'était approchée et reprit doucement la main qu'il venait de quitter. Korzof tressaillit et la regarda. Il ne la voyait pas encore; mais, derrière le voile de pensées confuses qui obscurcissait son cerveau, il percevait vaguement la ressemblance de cette image aimée. La sœur de charité s'approcha et lui parla. Il s'était accoutumé à cette figure et à cette voix, et la reconnaissait presque toujours.
—On est venu vous voir, dit-elle; savez-vous qui?
—Non, fit Korzof en passant son autre main sur ses yeux; ses doigts tenaient bien fort ceux de Nadia, mais il en avait à peine conscience. Qui est venu?
La sœur interrogea la jeune fille du regard.
—Nadia, dit doucement celle-ci.
—Nadia? répéta Dmitri avec une expression soucieuse. Oui; mais cette fois, il ne faut pas qu'elle s'en aille.
La jeune fille fit un signe de tête; on lui approcha une chaise; elle se laissa dépouiller de son pardessus et resta assise auprès du lit, sans quitter la main du malade. Au bout d'un quart d'heure, celui-ci desserra ses doigts et s'endormit profondément. La sœur constata la température du corps, qui avait sensiblement diminué.
—C'est vous qu'il appelait sans doute? dit-elle discrètement à Roubine. Il n'a jamais cessé de vous demander, mais on n'a pas pu se procurer votre adresse.
Elle indiquait du doigt le petit tas formé sur le bureau par les lettres et les télégrammes accumulés depuis quinze jours. Le prince haussa les épaules et emmena sa fille, afin qu'elle prît un peu de nourriture.
Le médecin se montra satisfait lors de sa visite. Si troublé que fût le cerveau de Korzof, il avait pourtant vaguement conscience de la présence autour de lui d'êtres chers. Une des choses les plus douloureuses pour le malade, dans ces grands orages de la santé humaine, c'est l'impression qu'il est abandonné et que personne ne pense à lui. Les circonstances particulières où se trouvait le jeune homme le portaient plus que tout autre à souffrir de cet abandon. Quand il eut compris que Nadia se penchait sur lui, lui parlait, l'encourageait, plusieurs fois dans le jour, il se sentit heureux et consolé, sans chercher à pénétrer par quel mystère ses amis, laissés là-bas, se trouvaient près de lui. Peu à peu, son cerveau se dégagea, non sans rechutes subites et inquiétantes; mais la bonne constitution de Korzof prit le dessus, et un beau matin, assis dans son lit, au milieu de toute une légion d'oreillers, il apprit l'histoire de ce voyage, qui leur paraissait maintenant à tous trois quelque chose de fantastique et d'invraisemblable.
Une joie profonde remplit le cœur de Dmitri. Si parfois, en se rappelant les refus de Nadia, avec ce besoin de se tourmenter lui-même et de se faire souffrir, qui est le propre de l'homme, il s'était demandé jusqu'à quel point la jeune fille avait cru remplir un devoir en l'acceptant pour époux, maintenant il se sentit rassuré; la tendresse sérieuse et dévouée de sa fiancée était bien ce qu'il avait attendu d'elle; il avait là de quoi remplir sa vie de bonheur et de nobles satisfactions: quoi qu'il voulût, quoi qu'il tentât, ils le voudraient ensemble et l'accompliraient d'un commun accord. Aux yeux de Nadia elle-même, Korzof avait reçu désormais le baptême du travail; il était digne de prendre part à la grande œuvre de compassion et de fraternité.
Pour achever la guérison du convalescent, le Midi fut ordonné; ils partirent tous les trois, gais comme des écoliers en vacances; vainement le jeune homme avait essayé de parler du temps qu'il avait perdu, de celui qu'il allait perdre, Roubine ne voulait à aucun prix entendre de cette oreille-là. À vrai dire, il n'avait jamais complètement accepté l'idée de voir son gendre devenir médecin. Pour l'hôpital, passe encore! c'était une fantaisie comme une autre; mais à quoi bon se bourrer l'esprit de choses incongrues, quand il est si facile de les laisser apprendre par d'autres,—d'autres spécialement créés pour cela par une Providence qui avait évidemment voulu en faire des savants, puisqu'elle avait négligé de leur donner une fortune qui leur permît de vivre à ne rien faire!
Nadia avait mis la paix entre eux, en exigeant, d'accord avec le médecin, deux mois encore de repos complet, avant qu'il pût être question de reprendre les études; ces deux mois furent une véritable fête pour les trois amis. La douceur du climat, la beauté du soleil, cet attendrissement facile des convalescents, qui leur donne tant de petites émotions délicieuses, prêtaient un charme extraordinaire à leur séjour dans ce beau pays.
—C'est un été par-dessus le marché! disait Roubine en se délectant de se voir dehors au mois de janvier, sans fourrures et même sans paletot.
Mais le prince était un être remuant, qui s'ennuyait vite, à moins que le chez-soi ne le retînt par ses milliers de liens intimes; il avait horreur des hôtels, horreur des villes d'eaux et du monde qu'on y rencontre.
—Mais, mon père, vous en faites partie, de ce monde! Si les gens que vous rencontrez et que vous traitez de la sorte disaient la même chose de vous, qu'en penseriez-vous? fit un jour Nadia en riant.
—Moi? Parbleu, je penserais qu'ils ont raison! On ne saurait faire plus sotte figure qu'en vaguant ainsi hors de chez soi, comme du bétail égaré qui ne sait plus retrouver son pâturage.
—Alors, il vous tarde de rentrer au bercail, dans ce cher Pétersbourg, loin duquel vous ne pouvez vivre?
—Certainement! D'abord, les habitudes sont la moitié de la vie,—je ne dis pas que ce soit la meilleure, mais à coup sûr...
—C'est la plus incommode! hasarda Dmitri, qui aimait assez à taquiner son futur beau-père. Ils se mirent tous trois à rire. Et cela ne vous fait pas pitié de me laisser derrière vous, comme un pauvre colis oublié dans une gare?
Nadia jeta un regard sur son fiancé, encore si maigre et si pâle. Elle sentait bien que depuis quelque temps son père s'ennuyait de cette existence en camp volant, et cependant elle ne pouvait supporter la pensée de laisser Dmitri seul, absorbé dans ses travaux arides, sans distractions, car il craignait, s'il s'amusait au dehors, de ne plus apporter à l'étude un esprit assez libre...
—Pourquoi diable voulez-vous être médecin? s'écria Roubine. Vous êtes comte, ça me suffisait! Mais c'est mademoiselle qui n'est jamais contente!
Il adressait à sa fille un geste moitié grandeur, moitié tendre. Nadia crut le moment favorable pour l'entreprendre sur un chapitre fort délicat, qu'elle n'avait encore osé aborder.
—Père, dit-elle, je crois en effet qu'il est urgent que vous retourniez à Pétersbourg...
—Eh bien, et toi?
—Moi... c'est moins urgent... l'hôpital marchera très-bien sans moi; d'ailleurs vous connaissez parfaitement les travaux, vous y êtes aussi entendu qu'un entrepreneur...
—Ce n'est pas exact, gronda le prince, charmé néanmoins; mais je ne comprends pas.
—Vous allez retourner à Pétersbourg; la maison est prête à vous recevoir; on a posé les tapis, cloué les tentures et tout ce qui s'ensuit; vous serez heureux là-bas, comme un oiseau qui a retrouvé son nid; et puis le club Anglais...
—Nadia, ne te moque pas de moi; explique-toi tout de suite!
Elle s'approcha de son père avec un geste câlin, contre lequel il se savait sans ressources.
—Moi, dit-elle, pendant ce temps-là, je resterai à Paris avec mon mari.
Dmitri avait bondi et s'était emparé de la main de la jeune fille: Roubine, en fixant son regard sur elle, vit deux visages au lieu d'un qui l'imploraient de façon à attendrir des pierres.
—Eh bien, voilà une idée! s'écria-t-il, se marier à l'étranger, sans trousseau, sans famille; et puis cette autre idée! se débarrasser de moi, m'envoyer là-bas... Je le crois bien que vous ne vous ennuierez pas ensemble, mais moi, tout seul...
—Mon père, fit Nadia avec son joli sourire à demi railleur, vous dînez en ville trois fois par semaine!
—Oui, riposta Roubine, mais je déjeune toujours chez moi! Voyons, Nadia, c'est une plaisanterie.
—Mon cher père, si vous m'ordonnez de vous suivre, j'obéirai, vous le savez bien, mais cela me fera de la peine.
—Cela ne t'en fera pas de me laisser partir seul?
Les yeux de la jeune fille s'emplirent de larmes.
—Vous savez bien le contraire, mon père; mais qui vous empêche de passer les étés avec nous, en France ou en Allemagne? Et puis nous irons vous voir à la campagne, pas à Pétersbourg, n'est-ce pas, Dmitri? Nous ne rentrerons à Pétersbourg que lorsque l'hôpital sera terminé.
À cette proposition, Roubine s'emporta, tempêta, déclara que ce mariage avait toujours été traité d'une façon ridicule, que sa fille voulait le rendre plus ridicule encore, et que, puisqu'elle avait perdu l'esprit, il aimait mieux retirer totalement le consentement qu'il avait eu la faiblesse d'accorder. Tout le monde pouvait aller au diable, mais il n'entendait pas qu'on se moquât de lui.
—Alors, dit Korzof, qui avait conservé son sang-froid dans cette bourrasque, vous ne voulez pas être mon beau-père?
Roubine éclata de rire. Nadia, qui pleurait, en fit autant; on s'embrassa, Roubine se rassit, car il s'était levé pour gesticuler plus à son aise, et l'on finit par où l'on aurait dû commencer; mais si l'on commençait toujours par là, ce serait trop simple! On s'expliqua. Il écouta les raisons que lui donnait sa fille, convint avec elle que Korzof n'avait point commis de crime qui méritât un exil de trois ans,—cet exil fût-il réduit de six mois,—et le résultat fut que le mariage aurait lieu à Paris, dès le lendemain de leur retour c'est-à-dire au bout d'une quinzaine.
Il eut lieu en effet, non tel que Roubine, et peut-être Nadia elle-même, l'avait rêvé, dans tout l'éclat du luxe et d'une haute position. Dans les fantaisies de son imagination, elle s'était représenté ce mariage somptueux, à la chapelle de leur hôpital, inauguré le jour même, au milieu de tout ce que la cour et la ville offraient de plus brillant: elle avait aimé à se figurer la pompe d'une telle cérémonie, assez semblable à une prise de voile, un adieu définitif à sa vie passée de princesse oisive, une entrée triomphale dans son existence modeste de «la femme du docteur». Les réalités de la vie, moins poétiques, poignantes parfois, avaient fait écrouler ce rêve, dont Nadia foulait maintenant les débris aux pieds avec joie. Qu'importait le renoncement à cette splendeur un peu théâtrale, si elle entreprenait la tâche vraiment digne d'elle et de lui, de soutenir son mari dans ses études, souvent pénibles? C'est beau pour l'orgueil d'une femme que de faire du don de sa personne la récompense de longs efforts! Il y a là quelque chose de bien fait pour flatter l'amour-propre d'une jeune fille. Mais n'est-il pas plus simple et plus touchant de partager les peines et les fatigues que l'on impose, se grandissant dès lors jusqu'au rôle de compagne et d'amie, au lieu de se renfermer dans la froide dignité d'une souveraine qui condescend?
Ces réflexions furent le premier pas de Nadia dans une voie nouvelle. Jusqu'alors, elle n'avait envisagé sa propre personnalité que vis-à-vis d'elle-même; obligée de l'envisager vis-à-vis des autres, elle s'aperçut que les principes trop étroits menacent de craquer, comme les vêtements, lorsqu'ils se trouvent en désaccord avec les événements. Elle se rendit compte surtout de la profondeur du sentiment qu'elle inspirait à Korzof, et, au lieu de venir à lui avec le sourire d'une reine qui récompense, elle s'appuya contre le cœur de son mari avec la tendre confiance d'une femme qui sait de quelle grandeur est le sacrifice qu'elle a su inspirer.
Point de splendeurs de toilettes, point de trousseau princier. Les amis que comptaient les époux dans la colonie russe à Paris assistèrent à la cérémonie et au lunch qui suivit, puis Roubine partit le soir même pour Pétersbourg, et les jeunes mariés restèrent dans un joli petit appartement meublé qu'ils s'étaient fait arranger non loin de l'École de médecine. Nadia aimait mieux renoncer de temps en temps à une promenade au bois de Boulogne que d'obliger son mari à faire tous les jours une longue course pour regagner un logis situé dans un quartier plus brillant. Roubine en partant avait laissé un équipage à deux chevaux à sa fille, qui n'avait jamais su ce que c'était que d'aller à pied, sauf à la campagne et pour son plaisir. À la fin du premier mois, Nadia congédia ce supplément d'embarras, comme elle l'appelait, et son plus grand plaisir fut de faire ses courses en fiacre. Elle eut même un jour l'audace de se montrer ainsi autour du Lac à l'heure élégante, et les mines effarées que provoqua son apparition chez ceux qui la reconnurent fournirent pendant longtemps matière à son hilarité.
—Pense donc, Dmitri, disait-elle en riant, ils se demandaient s'ils devaient nous saluer!
Leur appartement était bien exposé au soleil; Dmitri ne parvint pas à l'encombrer d'assez de livres pour que sa femme à son tour ne pût l'encombrer de fleurs: ils passèrent là un temps qui fut certainement le plus heureux de leur vie.
Roubine ne put tenir longtemps loin de sa fille; dès les premiers jours du printemps, il revint à Paris, et, aussitôt que les cours furent fermés, il emmena le jeune couple, ou plutôt il le suivit, là où les études et les préoccupations de Korzof devaient l'entraîner. Ils voyagèrent ainsi pendant deux années, tantôt réunis tous trois, tantôt séparés du prince, et, malgré leur désir de prendre dans la vie une assiette définitive, ce temps leur parut court.
Nadia jouait à la maîtresse de maison modeste d'une façon merveilleuse. Son père riait aux larmes, quand il la voyait revenir du marché avec des fraises dans un panier, elle qui n'avait jamais tiré d'argent de sa bourse que pour faire l'aumône. Elle le laissait rire, arrangeait elle-même les fruits sur une assiette avec des feuilles de vigne, et le prince, enchanté, déclarait qu'il n'avait jamais rien goûté d'aussi parfait. La jeune femme apprit, dans ce commerce journalier avec les hommes et les choses d'en bas, bien des préceptes que ne comporte point la sagesse des gens du monde et qui ne se trouvent pas non plus dans les livres destinés à la jeunesse, quoique ce soit leur véritable place.
Le moment vint enfin pour Korzof de passer sa thèse; il était plein de craintes, et Nadia tremblait comme si son mari eût été sous le coup d'une sentence de mort. Le prince était venu, afin d'assister au triomphe de son gendre, et il ne tarissait pas en railleries sur l'émotion de ses deux enfants.
—Voyons, Dmitri, disait-il, sois un homme, que diable! N'as-tu pas passé des examens, jadis? Souviens-toi du corps des pages! Tu n'étais pas gêné dans ce temps-là pour faire des tours à tes examinateurs et avoir de bonnes notes tout de même!
—Ce n'est pas du tout la même chose, répondait le jeune homme, en riant de cette façon d'envisager le doctorat. Si je les attrapais, mes examinateurs,—et ceci me paraît plus que douteux, c'est moi qui serais encore le plus attrapé de tous!
—Non, fit Nadia, ce seraient tes malades!
Ils riaient, mais c'était pour faire contre fortune bon cœur. Enfin le grand jour arriva, et non seulement Korzof fut reçu, mais il obtint des félicitations unanimes.
—Je me sens un homme, dit-il en rentrant chez lui; jamais je n'ai éprouvé rien de semblable. C'est-à-dire que je me demande comment on peut vivre sans travailler, sans sentir qu'on sera utile. Quelle vie misérable on traîne...
—Tout beau, mon gendre, fit Roubine; si vous n'en voulez point, n'en dégoûtez pas les autres; je n'ai jamais vécu autrement que de cette vie misérable, et je ne m'en trouve pas plus mal. Allons, Nadia, allons dîner au restaurant; je vous invite; nous allons lui laver la tête avec du Champagne; ça l'empêchera de dire des bêtises.
Nadia les quitta pour mettre son chapeau, mais son mari la rejoignit aussitôt.
—C'est à toi que je dois ce bonheur, ma chère femme, lui dit-il en la prenant dans ses bras. C'est toi qui a fait de moi un homme intelligent, désireux de servir ses semblables, je te remercie, et je te bénis.
—C'est moi qui te dois de la reconnaissance, lui répondit-elle tout bas. Tu m'as fait descendre de mon paradis chimérique pour m'apprendre la vie réelle. Oh! mon cher mari, que de bien nous allons faire! Une seule terreur me hante depuis quelque temps...
—Dis-la bien vite pour que je te rassure, fit Dmitri en souriant.
—Je me suis demandé souvent si je n'avais pas eu tort de te lancer dans une profession dangereuse; si quelque épidémie survenait, Dmitri, si tu étais atteint, si tu étais frappé...
Korzof resta un instant silencieux, appuyant contre sa poitrine la tête de la chère femme qu'il aimait par-dessus tout, et pour laquelle il représentait toutes les joies de la vie.
—Ce serait bien dur, fit-il enfin, mais de tels événements arrivent... Quel que soit mon destin, aujourd'hui, dans la force et la joie, comme plus tard dans le malheur et les larmes, s'il faut en arriver là, pour ce que tu as fait de moi, Nadia, je te le répète, je te bénis et je te remercie. Et, si je meurs un jour au champ d'honneur, eh bien, tu seras fière de moi!
Il l'embrassa tendrement, et, quand ils reparurent devant Roubine, celui-ci ne se fût jamais douté de la grave question qu'ils venaient d'agiter.
Bien des formalités restaient à remplir; mais qu'on soit impatient ou non, les jours n'en ont pas une demi-heure de moins. Les époux étaient prêts à rentrer en Russie; l'hôpital n'était pas prêt à les recevoir. Roubine partit en avant pour presser les retardataires, et après une longue attente, qui parut interminable aux jeunes gens, car ils étaient en vacances et s'ennuyaient à périr de leur oisiveté nouvelle, il leur télégraphia enfin qu'ils pouvaient revenir.
Lorsque le train qui les amenait ralentit sa marche pour entrer en gare de Pétersbourg, Nadia se tourna vers son mari, dans le compartiment réservé qu'ils occupaient seuls.
—Voici que nous allons toucher notre rêve du doigt, lui dit-elle, et maintenant j'ai peur!
—Peur de quoi, ma chérie?
—Je ne sais pas... d'une désillusion peut-être! Il lui prit la main avec tendresse.
—Il n'y a pas de désillusion possible quand on a rêvé de faire un bien possible. Que l'hôpital soit ou ne soit pas ce que nous avons souhaité, nous y guérirons des êtres souffrants, et cela nous consolera de tout.
Le train s'arrêta; Roubine était sur le quai, qui les attendait tout seul; il les embrassa et sauta dans son drochki, qui partit comme le vent; les nouveaux arrivés montèrent dans leur coupé et furent vite emportés vers le quartier, jadis désert, qu'ils habiteraient désormais. Ils ne se disaient rien, mais se tenaient la main fortement serrée; ce moment de leur existence leur apparaissait plus solennel encore que l'heure de leur mariage. Ils étaient tout près maintenant; le coupé tourna le coin d'une rue...
—Oh! Dmitri, fit Nadia à voix basse, le voilà!
L'hôpital se dressait devant eux, dans sa splendeur architecturale, surmonté d'une haute croix dorée qui indiquait au milieu la place de la chapelle. Les angles et les entablements étaient en pierre blanche; la brique composait les murailles, et la haute façade à trois étages se dressait sur le ciel avec fierté. Ils avaient étudié les plans et les savaient par cœur; mais jamais ils ne s'étaient figuré cette masse grandiose, qui représentait une fortune colossale; tout l'or des Korzof était là dedans, et jamais il n'avait tenu sur la terre une si noble place.
Les chevaux s'arrêtèrent devant le perron. Roubine, la tête nue, attendait déjà sur le seuil; l'aumônier, revêtu d'ornements sacerdotaux et accompagné de la croix, se tenait sur le porche; les jeunes gens s'avancèrent muets, saisis d'une émotion qui leur coupait la respiration; le porte-croix se mit lentement en marche, entra dans le grand vestibule éclairé d'en haut, où la lumière tombait à flots, et commença de monter l'escalier. Le vestibule était plein de monde, toutes les têtes s'inclinaient sur leur passage, ils rendaient machinalement les saluts, mais ne reconnaissaient personne. Des voix mystérieuses chantaient quelque part un hymne religieux dont ils ne distinguaient pas les paroles. Ils arrivèrent ainsi au premier et pénétrèrent dans la chapelle. Elle était simple et toute blanche, mais les peintures de l'iconostase en faisaient tout l'ornement; les images saintes des deux familles réunies étincelaient d'or et de pierres précieuses le long des murs, garnis de lampadaires.
Les chantres les accueillirent par un chant triomphal, et ils restèrent toujours muets, toujours se tenant par la main, devant les portes du sanctuaire. Celles-ci s'ouvrirent presque aussitôt, et le prêtre apparut. Le Te Deum d'actions de grâces fut chanté; pendant ce temps, les jeunes époux se remettaient un peu de leur émotion. Lorsque le dernier verset eut retenti sous les voûtes et que les assistants eurent baisé la croix que leur présentait le prêtre, Nadia vit enfin autour d'elle des visages aimés et connus. La chapelle était pleine d'amis; tous ceux qui n'avaient pu assister à son mariage étaient venus la complimenter. Les dignitaires de l'État, convoqués pour l'inauguration de l'hôpital, entouraient son mari; un aide de camp leur apporta les félicitations de l'Empereur et de l'Impératrice; des bouquets furent présentés par des petits enfants, sans que Nadia eût la moindre idée de ce que cela voulait dire, et enfin, machinalement, elle suivit son père et l'architecte, qui leur livraient les clefs de l'hôpital. Appuyée au bras de son mari, tout étourdie, elle marchait le long des corridors cirés, qui sentaient encore le sapin neuf, approuvant des détails dont elle ne comprenait pas un mot, et ressentant au fond de son cœur, trop plein pourtant, le manque bizarre de quelque chose qu'elle ne pouvait définir.
Tout à coup, le médecin en second s'avança à son tour et ouvrit une porte...
—Les voilà! dit tout bas la jeune femme.
C'étaient eux, qu'elle cherchait, qu'elle voulait, eux, les maîtres de cette demeure, les malades! Ils étaient là, couchés dans leurs lits blancs, gardés par des infirmières proprettes; le linge blanc brillait partout, et la faïence commune reluisait de propreté sur les tablettes. Il y avait donc de vrais malades, qui seraient soignés là, qui guériraient, qui retourneraient dans leurs familles, en bénissant la main qui leur avait rendu la santé! Le calme de Nadia ne put y tenir, et appuyant la tête sur l'épaule de son mari, elle pleura.
Le rêve était réalisé; quelques millions allaient redonner la vie à des centaines d'hommes et de femmes; avec leur argent, ils allaient donc racheter cette chose sans prix: la vie humaine! Sans doute, ils échoueraient parfois, la mort ne se laisserait pas toujours corrompre: de pauvres cercueils sortiraient par la porte de derrière, emportant des êtres pour lesquels le secours était venu trop tard; mais la vie est ainsi faite, de joies et de chagrins; ne devaient-ils pas s'estimer assez heureux s'ils pouvaient sauver au prix de toute leur fortune un père pour ses enfants, une femme pour son mari?
—C'est trop beau, trop bon, je ne puis le supporter! fit Nadia, lorsqu'enfin rendue à elle-même, elle s'assit sur un fauteuil dans l'appartement que son père lui avait préparé avec une recherche qu'elle eût blâmée si elle l'eût osé. Je pensais bien être heureuse en voyant tout ceci, mais ma joie dépasse mes espérances, en vérité!
—Souviens-toi de cela, ma fille, dit Roubine, devenu soudain grave. On n'a pas souvent dans la vie l'occasion de dire une semblable parole. Que ce jour soit pour toi un tel souvenir, qu'à tes heures de chagrin il te serve de consolation.
Nadia saisit la main qu'il posait sur sa tête inclinée et la porta à ses lèvres. Ce père d'apparence frivole était au fond un homme d'un grand cœur.
—Mais, reprit-elle au bout d'un instant, lorsqu'elle et son mari eurent bien remercié le père qui leur avait préparé une si douce surprise, vous avez dû vous donner un mal énorme, mon cher père!
—Énorme! répéta-t-il gravement; je commence à m'y connaître un peu, néanmoins. Mais vous ne vous douteriez jamais de ce qui m'a coûté le plus de peine à trouver? Je ne pouvais m'en procurer ni pour or ni pour argent.
Ses enfants le regardaient d'un air si ébahi qu'il n'eut pas le courage de les faire attendre.
—Des malades! reprit-il en perdant son sérieux. Oui, vous n'avez pas besoin d'avoir l'air effaré comme cela! Des malades! J'ai été obligé d'aller les racoler moi-même dans les autres hôpitaux et de prendre ceux qu'on refusait. Je ne les ai pas choisis, allez! Vous en avez une bien drôle de collection! Et encore ils ne voulaient pas entrer.—Ceux qui pouvaient parler disaient que c'était trop propre, que ça ne pouvait pas être un hôpital. Je les ai persuadés en leur soutenant que ça ne resterait pas propre comme ça, mais qu'il fallait bien excuser un édifice neuf!
L'excellent homme riait, mais ses yeux étaient pleins de larmes. Nadia les sécha dans un baiser. L'hôpital était inauguré. Korzof et sa femme n'avaient plus qu'à travailler. Ils s'endormirent le soir l'âme pleine de bénédictions.
VIII
Quand un édifice est sorti de terre, qu'un toit le couvre, qu'on l'habite même, il n'est pas terminé pour cela. Deux années entières s'écoulèrent avant que Korzof et sa femme eussent organisé tous les aménagements intérieurs, et surtout fait un règlement utile et appréciable. Ce malheureux règlement, semblable d'ailleurs en ceci à tous les règlements du monde, ne pouvait parvenir à s'adapter ni aux gens ni aux choses. À peine allait-il d'un côté, que de l'autre se découvrait quelque empêchement formidable, énorme, et tout était à recommencer. C'est qu'on ne s'improvise pas organisateur; le plus petit travail de ce genre, si médiocre qu'il soit, a réclamé de longues méditations, et plus d'une fois son auteur a dû se prendre la tête entre les mains en disant: Cela n'ira jamais! En effet, généralement, cela ne va pas.
Mais Korzof était doué d'une ferme volonté; de plus, il n'avait point de sot amour-propre et recherchait volontiers les conseils; en même temps, il avait assez de jugement pour ne prendre parmi ceux-ci que les bons. Avec le temps et une inépuisable patience, il arriva à ses fins; le jour vint où le vrai règlement, définitif et immuable,—jusqu'à nouvel ordre,—trôna sur tous les murs, imprimé sur grand papier et encadré de bois noir.
Le jeune et brillant officier d'autrefois avait fait place à l'homme sérieux et bon que l'on appelait le docteur Korzof. Malgré les supplications réitérées de bon nombre de membres de l'aristocratie pétersbourgeoise, qui eussent été heureux d'avoir pour médecin un des leurs, homme du monde et aimable, il avait absolument refusé de se faire une clientèle en dehors de l'hôpital. Tout au plus, dans les cas d'accident, consentait-il à donner les premiers soins, et encore sous la condition expresse que ce serait à titre gracieux. Les malades de l'hôpital, portés maintenant au nombre de trois cents, suffisaient a l'emploi de son temps; encore avait-il dû s'adjoindre plusieurs aides, et le concours d'un chirurgien renommé.
La première fois que le jeune médecin se vit en face d'un homme qui attendait de lui la vie ou la mort, pauvre être inconscient, abattu par la souffrance, indifférent désormais à tout, hormis à un souffle de bien-être qui le relèverait; la première fois qu'après avoir reconnu la gravité du cas qu'il avait sous les yeux, il se vit obligé de puiser dans les ressources de sa mémoire, de son raisonnement, de sa science, et d'écrire une ordonnance, il se sentit trembler de la tête aux pieds. S'il se trompait? Si la mort allait venir à son ordre, au lieu de la santé? Jusqu'à quel point serait-il responsable, si l'on enlevait demain le cadavre de cet homme, tué par lui,—ou simplement laissé mourir par la faute de son ignorance ou de son erreur?
Le médecin en second, vieux praticien aux cheveux grisonnants, le regardait surpris, se demandant pourquoi son jeune chef hésitait de la sorte. Il ne tournait pas la plume si longtemps dans son encrier, lui, pour écrire une ordonnance! Enfin Korzof se décida, et de sa belle écriture rapide traça quelques lignes. Au moment de remettre le papier à l'interne de service, il s'adressa au vieux docteur:
—Qu'est-ce que vous auriez prescrit, vous? lui demanda-t-il.
Le médecin indiqua un traitement. Korzof, avec un demi-sourire, lui montra l'ordonnance.
—C'est exactement mon avis, dit le vieillard; mais je n'aurais pas songé au bain que vous prescrivez... évidemment cela ne peut faire que du bien.
—C'est le nouveau système, dit Korzof; on ne l'emploie guère ici, on y viendra.
Le traitement réussit. Cinq jours plus tard, le malade, assis dans son lit, mangeait un léger potage; Korzof vint chercher sa femme et l'amena devant le bonhomme.
—C'est lui, vois-tu, dit-il, il est vivant. Nadia, j'ai empêché un homme de mourir.
Ils s'en allèrent doucement, sans se toucher, sans se parler, pleins d'une joie trop profonde pour s'épancher en paroles.
Tous les jours ne furent pas aussi heureux: la première fois qu'il y eut une mort à l'hôpital, Nadia passa toute une journée à pleurer. Par une immunité singulière, pendant deux mois toutes les cures avaient réussi, lorsqu'une épidémie emporta coup sur coup plusieurs malades. Cet accident consola en quelque sorte Korzof et sa femme, en leur prouvant que les décès n'étaient pas dus à quelque erreur du traitement ou à quelque négligence d'hygiène, mais bien à un état endémique contre lequel ils étaient impuissants.
Puis ils s'accoutumèrent à ces fluctuations de la mortalité, qui avaient d'abord assombri Nadia. Elle s'était figuré que personne ne mourrait jamais chez elle; mais entre la possibilité lointaine de ces choses et leur réalisation immédiate, il y avait tout un monde. Elle s'habitua à voir sur les listes consultées chaque jour les croix qui marquaient les terminaisons fatales, et ne ressentit plus qu'une tendre pitié pour ceux que tout le dévouement de son mari uni au sien n'avait pu sauver.
Une seule chose attristait la jeune femme: il semblait que le destin la trouvât suffisamment occupée du soin de tant d'êtres humains et ne voulût point lui accorder d'enfants. Quatre ans s'étaient écoulés depuis son mariage lorsqu'elle eut enfin le bonheur de se voir mère d'un fils. L'année suivante, elle eut une fille; dès lors, elle considéra son bonheur comme complet. Ses enfants grandirent près d'elle, remplissant de joie et de bruit les hautes et vastes pièces de l'appartement jusqu'alors un peu tristes, et lorsque Korzof, fatigué ou attristé par les spectacles du jour rentrait le soir dans ce logis bien séparé, bien clos, afin que nul danger de contagion ne pût s'y glisser, il trouvait deux têtes blondes groupées sur le sein de leur mère, qui l'attendaient pour lui donner à la fois le baiser de bienvenue. Quelques années s'écoulèrent de la sorte, aussi parfaitement heureuses que peut les offrir la vie humaine, qui n'est jamais exempte de soucis.
Roubine venait souvent les voir, et jamais sans se plaindre de l'éloignement, car il avait conservé sa maison patrimoniale, sur le quai de la cour.
—Mais, mon père, fit un jour observer Nadia, c'était tout aussi loin autrefois, et vous ne songiez pas à vous en plaindre! Du temps qu'on bâtissait l'hôpital, vous veniez deux fois par jour!
—C'était moins loin, puisque j'étais plus jeune! répondit philosophiquement Roubine; mes os se font vieux, vois-tu! J'ai acheté un huit-ressorts tout neuf, l'autre jour; eh bien, il ne paraît pas aussi doux que les télègues de mon jeune temps! C'est la vieillesse qui vient, Nadia, il faut bien en convenir! Au moins, c'est une heureuse vieillesse, et je n'ai pas à m'en plaindre.
Il embrassa ses petits-enfants, qui s'appuyaient sur ses genoux, un de chaque côté, et les envoya jouer; puis il rapprocha confidentiellement son fauteuil de celui de sa fille.
—Je vais profiter de l'absence de ton mari pour te faire des reproches, Nadia, lui dit-il avec bonté; tu sais que je ne te grondais guère autrefois, et que depuis ton mariage je ne t'ai plus grondée du tout; j'ai pourtant lieu de te blâmer, mais je n'en parlerai qu'à toi seule.
—Mon Dieu! qu'ai-je fait, mon cher père? dit Nadia stupéfaite en joignant les mains.
—Voici: tu vis parfaitement heureuse ici, avec ton mari et tes enfants, tu fais le plus de bien possible; je crois même, Dieu me pardonne! que tu fais des rentes à tes malades quand ils quittent l'hôpital...
—Pas à tous, mon père! fit la jeune femme en souriant; c'est arrivé deux ou trois...
—Ce n'est pas là qu'est ton crime, reprit Roubine en riant aussi, puisque j'ai participé moi-même à ces égarements, en patronnant un de vos réchappés. Mais tu ne t'aperçois pas, ma chère fille, concentrée dans ton bonheur et dans ta vie de famille, que la comtesse Korzof ne va plus du tout dans le monde, et que tu te laisses oublier par ceux-là mêmes qui ont été tes meilleurs amis. Avant-hier, la princesse Adouïef dressait une liste d'invitations pour son prochain raout. Quelqu'un a prononcé ton nom; sais-tu ce qu'elle a répondu?—Oh! ce n'est pas la peine d'inviter Nadia, elle ne va nulle part!
—C'est vrai, mon père! mais puisque le monde ne m'amuse plus, je vais chez mes amis; seulement je n'assiste plus à leurs fêtes. Est-ce que cela ne vaut pas mieux que de laisser seuls mes jolis bébés?
—Tu es dans le vrai; seulement, dans douze ou quinze ans d'ici, quand ta fille sera en âge d'être mariée, à qui la marieras-tu?
—Oh! mon père, s'écria Nadia en levant les bras au ciel, il vous tarde donc bien d'être deux fois grand-père!
—Pas le moins du monde! mais réponds à ma question: à qui marieras-tu ta fille?
—À l'homme qu'elle aimera! répondit promptement la jeune femme.
—Parfaitement répondu. Mais, dis-moi, à présent que tu connais un peu la vie, que tu as vu des êtres partis d'en bas arriver en haut de l'échelle sociale, comme vous dites à présent, donneras-tu ta jolie enfant, que tu vas élever à merveille, à un de ces hommes dont l'intelligence seule est cultivée, mais dont les mœurs et les habitudes sont restées grossières? J'ai vu dîner à votre table un de vos internes; il a beaucoup de talent, à ce que dit mon gendre; j'en suis convaincu; mais il ne nettoie pas ses ongles, qui portent à perpétuité le deuil de ses bonnes manières... Voudrais-tu de celui-là ou de tout autre du même genre pour l'époux de ta délicate Sophie? Accepterais-tu pour ta bru une jeune fille qui aurait les manières d'une servante, quel que fût d'ailleurs son mérite moral?
Nadia baissait la tête, ne trouvant rien à répondre.
—Vois-tu, ma fille, autrefois, quand tu affirmais hautement tes intentions d'élever à toi un homme sorti des rangs du peuple, je ressentais des révoltes intérieures; tu as cru que c'était mon vieux sang de patricien qui parlait... Eh bien, non, c'était un sentiment de dignité, si complexe que je ne pouvais le formuler. Les années m'ont appris à vivre,—oui, ma fille, à moi aussi, malgré mes cheveux, qui étaient gris alors, qui sont blancs aujourd'hui... Je sais maintenant ce qui m'inspirait une répugnance instinctive; c'était ce manque d'éducation première, d'éducation de l'enfance, où une mère élevée dans des principes d'élégance,—et pourquoi ne le dirais-je pas? de propreté,—vous enseigne certaines choses qu'on n'oublie plus dans la suite, qu'on fait machinalement et auxquelles on reconnaît aussitôt, à ne jamais s'y méprendre, ce qu'on appelle un homme bien élevé. Eh bien, Nadia, tu auras beau dire et beau faire, un homme qui ne sait pas marcher, qui ne sait pas saluer, qui n'a pas une certaine correction de langage et de tenue, cet homme eût-il du génie, il n'est pas des nôtres, et tu ne peux pas lui donner ta fille!
Nadia réfléchissait, suivant dans son esprit les raisonnements de son père.
—Mais, dit-elle doucement, s'il a du génie, cela ne peut-il racheter certains défauts extérieurs?...
—C'est là que je t'attendais, ma fille! Ces défauts ne sont pas purement extérieurs; si ces messieurs voulaient se donner la peine de s'observer, de veiller sur leurs manières et leur langage, ils obtiendraient bientôt une apparence de correction qui nous rendrait indulgents pour le reste; mais s'ils ne savent rien de ce que doit savoir un homme du monde, s'ils ont l'air de valets de charrue en habit noir, c'est parce qu'ils se trouvent bien comme cela, parce que leur sot orgueil leur fait revendiquer leurs mauvaises manières comme une preuve de leur origine et, par conséquent, de la distance qu'ils ont dû franchir pour arriver à se mêler à notre société. J'appelle leur orgueil sot, parce que ce n'est ni de la fierté ni de la dignité; ces deux vertus les contraindraient au contraire à tenir un tel rang dans le monde, que chacun fût heureux de leur serrer la main et s'honorât de leur conversation; mais ils tiennent au contraire à afficher sur toute leur personne: «Nous n'étions rien, nous sommes un tel; admirez-vous le chemin que nous avons parcouru!» S'ils l'osaient, ils l'écriraient sur une banderole à leur chapeau... Vois-tu, Nadia, on s'est longtemps moqué, non sans quelque raison, des parvenus de la fortune; je ne vois pas pourquoi l'on ne traiterait pas de même les parvenus de l'intelligence! Et ceux-ci sont moins excusables que les premiers, car leur intelligence devrait précisément les prémunir contre une telle sottise! Et remarque bien que je n'entends pas ici préconiser les dons de la naissance: le prince Mirof, mon cousin par sa mère, passe ses journées avec ses jockeys et ses nuits avec des boxeurs anglais; on le prendrait pour un maquignon, tant il en parle bien le langage. Ce n'est un parvenu de rien du tout, celui-là, c'est un déchu de tout! Et, tout prince qu'il est, je le tiens en piètre estime! Mais je ne puis comprendre, je l'avoue ceux qui ont pu, à force de travail, s'assimiler les sciences les plus ardues, et qui ne veulent pas apprendre la civilité puérile et honnête!
—Évidemment, mon père, dit Nadia, lorsqu'il s'arrêta pour reprendre haleine, vous avez raison sur tous ces points; seulement, je crois qu'avec le temps ceux dont vous parlez reconnaîtront la nécessité de ces formes extérieures, plus importantes en effet qu'elles ne le paraissent à première vue.
Le prince secoua la tête.
—Ne crois pas cela! dit-il. La Russie subit en ce moment la réaction d'un état de choses despotique qu'elle a accepté longtemps et contre lequel elle commence à se révolter. Tu voulais épouser un homme sans naissance; jamais Korzof ne se doutera de ce qu'il t'a épargné!... Mais je n'y aurais pas consenti, et nous aurions passé des années en désaccord, tandis que, grâce à lui, à son sacrifice, à sa grandeur d'âme, nous avons une vie heureuse, avec toutes les garanties d'honneur et d'avenir que l'on peut désirer. Tu avais cette lubie; elle ne s'était pas formée toute seule dans ton cerveau; d'autres que toi l'ont eue, mais ce n'étaient pas des demoiselles aussi entêtées; elles ont toutes épousé des chevaliers-gardes ou des attachés au ministère des affaires étrangères. Les hommes de ton âge n'ont pas échappé à ces faux sentiments d'égalité qui font rejoindre en bas ce que l'on devrait tâcher d'élever à soi... Déjà les manières sont moins correctes, moins sévères qu'autrefois...
—Mais autrefois on les poussait jusqu'à l'exagération!
—Et maintenant on exagère en sens contraire... Sais-tu, Nadia, que bientôt surgira en Russie ce qui existe déjà en Allemagne: une classe de gens, hommes et femmes, fort intelligents, savants même, qui voudront prendre d'assaut notre société actuelle, qui feront fi des bonnes mœurs comme des bonnes manières, et qui, à force d'abolir des supériorités, faisant table rase de tout, aboliront même la supériorité de l'intelligence, de sorte que, par une bizarre logique à eux particulière, chacun étant l'égal de tout le monde, le premier crétin venu sera l'égal de Platon! Et ce seront les parvenus de l'intelligence qui auront décrété cela! Sors-toi de là si tu peux!
—C'est qu'ils emploient le mot égalité dans deux sens différents: l'égalité morale et l'égalité devant la loi...
—Ta, ta, ta, ils ne vont point chercher si loin! Ils s'embrouillent dans leurs propres idées jusqu'à ne plus y voir clair, et bien fier qui les débrouillera! Ils tiennent tant à ne pas être débrouillés! As-tu vu passer dans les rues des demoiselles vêtues de noir, sans crinoline, avec un carton ou un livre sous le bras, les cheveux plats coupés court sous leur toque et leur tombant derrière les oreilles, avec des lunettes bleues qui cachent immanquablement leurs yeux quelconques? Ce sont les demoiselles nihilistes; jusqu'à présent, leur folie est considérée comme inoffensive et n'est que ridicule; mais un jour viendra peut-être où l'on sera bien forcé d'y prendre garde. On commence par nier la nécessité des belles manières, et l'on finit par nier l'existence du sens moral... Nadia, renoue tes relations, va dans le monde, et marie ta fille à un homme bien élevé, quand même il n'aurait pas de génie. Qu'il ait le respect de la femme,—de sa femme;—qu'il ne choque pas ses oreilles par des paroles grossières, ni sa pudeur par des façons de cabaret; ce n'est pas cela qui lui donnerait du génie, d'ailleurs! Tâche seulement qu'il ait du sens moral, car nous n'en avions déjà pas à revendre, et, du train dont nous allons, d'ici vingt ans on n'en trouvera plus que chez les collectionneurs!
Nadia l'écoutait pensive, se rappelant bien des mots, bien des discours dont son esprit n'avait pas été frappé d'abord, et auxquels les paroles de son père semblaient faire écho maintenant.
—Vous avez raison, dit-elle enfin; je vais retourner dans le monde. Il ne faudrait pas que mon indolence fût préjudiciable à mes enfants. Ils sont encore bien petits, mais...
—Mais puisque tu as l'intention de leur donner une éducation libérale,—et je ne t'en blâme pas,—cherche un contre-poids dans la fréquentation d'une société élégante. Tu corrigeras ainsi ce que chaque milieu pourrait avoir d'exagéré.
Le prince semblait avoir donné à sa fille dans son entretien une sorte de testament moral; peut-être, en effet, avait-il parlé avec tant d'énergie et de conviction parce qu'il sentait en lui quelque chose d'anormal. Peu de jours après cette conversation, il se mit au lit, et les soins assidus de son gendre ne purent le sauver.
—Si j'avais été guérissable, tu m'aurais guéri n'est-ce pas? dit-il à Korzof dans un de ses derniers moments lucides. Au moins, nous n'avons rien à nous reprocher. Va, mon fils, nous avons été très-heureux; tout est bien! Surveille l'éducation de tes enfants, fais-en des êtres honnêtes surtout; cela se perd tous les jours...
Il mourut sans agonie, dans une sérénité presque gaie, tel qu'il avait vécu. Ses petits-enfants se trouvèrent possesseurs de sa grande fortune, dont il avait ordonné de capitaliser les revenus jusqu'à leur majorité.
—Ma fille n'ayant besoin de rien, portait le testament, je crois me conformer à ses désirs en donnant mon bien à mon petit-fils Pierre et à ma petite-fille Sophie, qui se souviendront ainsi de leur grand-père.
Roubine fut sincèrement regretté. Il était au nombre de ces êtres aimables qui cachent de grandes qualités sous une enveloppe un peu frivole, de sorte que le monde ne leur rend guère justice qu'après leur mort. Nadia et son mari s'aperçurent plus d'une fois que la sagesse mondaine de leur père leur faisait défaut maintenant; aussi se résolurent-ils à obéir à ses derniers conseils, en recherchant la société qui avait été la leur jusqu'au moment où les préoccupations de leur grande œuvre les en avaient écartés. Leur deuil les contraignait, pour un temps du moins, à la solitude; il fut convenu que Nadia partirait avec ses enfants pour la terre de Smolensk, qui devait avoir besoin du coup d'œil du maître, et que Dmitri irait les rejoindre deux mois plus tard, à l'époque des vacances qu'il s'accordait chaque année.
Nadia trouva de grands changements. L'émancipation venait de passer par là, donnant aux paysans d'autres droits et d'autres devoirs; ils n'avaient compris très-bien ni les uns ni les autres, et se trouvaient presque lésés en voyant qu'on ne leur avait pas accordé au moins la moitié des domaines seigneuriaux; mais, au milieu de ce conflit d'intérêts, ils étaient encore assez maniables, grâce à l'extrême bonté que leur avait toujours témoignée le prince de son vivant.
Le vieux Stepline était mort; son fils lui avait succédé dans ses fonctions d'intendant. Depuis son mariage, il ne cherchait plus à plaire, et sa toilette n'y gagnait pas; ses habits à l'européenne—car il eût dédaigné les cafetans que portait son père—venaient de chez un petit tailleur allemand du gros bourg le plus voisin et n'avaient rien de commun avec les modes anglaises. Sa femme avait engraissé au point d'avoir l'air d'une tonne; il avait maigri, lui; mais ses doigts allongés au bout de ses manches étriquées lui donnaient un air d'âpreté au gain, que rien ne démentait d'ailleurs.
La première fois qu'il fut admis en présence de Nadia, le jour même de son arrivée, elle retrouva la vieille impression qu'elle avait jadis exprimée à son père d'une façon si nette: «Cet homme nous hait!» En effet, sous les façons doucereuses, sous l'extrême politesse du langage, perçait une sourde colère, une rancune longtemps contenue. Cet homme, resté inférieur, ne pouvait pardonner à Nadia d'être toujours riche, toujours grande dame,—peut-être toujours belle,—alors que sa femme n'était plus qu'une masse informe et ridicule, après avoir été dix ans une pauvre sotte sans malice et sans jugement.
—Madame, me permettez-vous de vous présenter mes enfants? dit-il.
Tout en gardant les formes d'une politesse respectueuse, il avait banni les formules hyperboliques de l'ancien régime et s'abstenait même de donner à Nadia le titre de comtesse qui lui appartenait.
—Certainement, fit Nadia avec bonté. Elle appela son fils et sa fille, qui jouaient dans la pièce voisine, pendant que Féodor allait chercher les siens. Il entra bientôt, poussant doucement devant lui par les épaules deux garçons, dont l'aîné avait neuf ans environ et le second avait quatre ans à peine, et deux fillettes, mal attifées, engoncées dans leurs vêtements de lourde laine, mais dont les joues étaient fraîches et les yeux brillants.
—Vous êtes plus riche que moi, dit Nadia en souriant.
Elle étendit la main pour appeler les enfants, mais ils ne s'approchèrent point pour la baiser, comme l'ordonnait la coutume, coutume observée à cette époque même chez les enfants des meilleures familles, lorsqu'une parente ou une amie les engageait à s'approcher. Ils restèrent immobiles, regardant en dessous les enfants de la dame, comme des animaux rares ou des objets de curiosité.
—Allons, dit Nadia, un peu étonnée, faites connaissance, mes enfants. Pierre, Sophie, allez embrasser les enfants de Féodor Ivanitch.
Pierre et Sophie s'avancèrent avec empressement; dès leur plus tendre enfance, leur mère les avait accoutumés à échanger un innocent baiser de paix avec les enfants pauvres de leur âge, même ceux qu'ils rencontraient dans la rue, pourvu que ceux-ci eussent un aspect de santé. Dans l'esprit de madame Korzof, ce baiser de ses enfants était le complément nécessaire de leur aumône.
Les petits reçurent cette caresse sans la rendre, et les six enfants restèrent immobiles, embarrassés de leur personne, sous le regard des parents, qui pensaient beaucoup et ne disaient rien.
—Allez jouer dans le parterre! fit Nadia, en songeant qu'elle avait peut-être tort; mais ce sentiment involontaire lui fit honte l'instant d'après. En quoi ces innocents étaient-ils responsables de l'antipathie que lui inspirait leur père?—Et maintenant, monsieur Stepline, reprit-elle, parlons de nos affaires, je vous prie.
Féodor obéit; approchant une chaise comme autrefois à Péterhof, il tira du portefeuille qu'il avait posé sur la table une liasse de papiers et de billets de banque. Madame Korzof revit instantanément la scène telle qu'elle avait eu lieu alors, et un flot de colère lui fit monter le rouge au visage. Elle vit sur la figure de son intendant que lui aussi s'en souvenait; d'un geste irréfléchi, elle mit la main sur la sonnette, afin de faire jeter cet insolent à la porte par ses serviteurs. Elle s'arrêta. En pleine province, si loin de toute force et de toute justice, était-elle sûre même du dévouement de ses gens, habitués de longue date à obéir à l'intendant? Sauf deux ou trois femmes, tout son personnel était l'ancien domestique de son père.
—Les revenus ont considérablement baissé cette année, avait commencé Féodor de sa voix traînante d'homme d'affaires: le manque de bras, occasionné par l'abolition partielle des corvées nous a obligés de laisser en jachère une partie des champs de froment.
Il continua, énumérant les causes qui avaient diminué presque de moitié l'ancienne splendeur du domaine. Nadia le laissait dire, pensant secrètement que bien d'autres propriétaires avaient subi les mêmes inconvénients, et que leur revenu, quoique diminué, ne l'était pas de moitié; elle le laissa parler, cependant; d'ailleurs ce n'était pas le lieu de discuter. Prouver à cet homme sa mauvaise foi était impossible pour le moment; tout ce qu'elle aurait pu, c'eût été de le chasser sur l'heure, mais elle ne pouvait s'y résoudre sans avoir consulté son mari; en ces temps troublés, on n'était pas sûr de ses paysans, et qu'eût-elle fait dans une révolte, seule avec ses deux enfants?
—Alors, vous approuvez mes comptes? fit Féodor en terminant son énumération.
—Je les accepte, répondit-elle, en appuyant sur le mot.
Il la regarda en dessous et rencontra le regard de ses beaux yeux bruns, pleins d'un tranquille dédain. Il se leva et allait donner quelque explication supplémentaire, lorsque des cris d'enfant se firent entendre dans le jardin. Nadia, reconnaissant la voix de Pierre, courut à la fenêtre; mais elle ne put rien voir. Au moment où elle se précipitait vers la porte, les enfants entrèrent en courant dans le salon, Sophie et Pierre en avant, très-rouges et très-indignes. Les quatre petits Stepline venaient derrière; ils s'arrêtèrent près de la porte, tout contre leur père, qui les regarda sans rien dire. Sous ce regard, ils tremblèrent et se tinrent cois.
—Qu'y a-t-il? pourquoi ce bruit? Ne pouvez-vous jouer tranquillement? fit Nadia, contenant à grand'peine la colère qui se réveillait en elle, à l'aspect sournois des enfants de l'intendant.
—Maman, c'est le plus âgé, fit Pierre en indiquant l'aîné; nous jouions au cheval, il a trouvé que je n'allais pas assez vite, et il m'a battu.
—Avec le bout de la corde? demanda Nadia toute pâle.
—Non, maman, avec une baguette qu'il avait arrachée à un arbre.
Il releva la manche de sa petite chemise et montra son bras délicat, où se voyait la marque rouge et enflée d'un coup de baguette. Nadia rabattit la manche et releva la tête.
—Comment n'as-tu pas eu honte? dit-elle au coupable,—un enfant plus jeune que toi et qui ne t'avait fait aucun mal!
Le délinquant la regarda de son regard faux et sournois, puis détourna les yeux et ne dit rien.
—Il sera puni, madame, dit Stepline de sa voix mordante; vous pouvez y compter. Il faut les excuser de leurs manières, ce ne sont pas des enfants de prince.
Rassemblant son troupeau devant lui, il sortit avec un salut, pendant que Nadia entourait ses enfants de ses bras. Le lendemain, elle écrivit à son mari de quitter ses affaires et de venir la rejoindre tout de suite.
IX
Korzof arriva au bout de quelques jours; la lettre de Nadia, sans rien lui apprendre de précis, lui avait fait pressentir un danger, et il avait tout quitté pour venir protéger sa famille. Quand il put causer avec sa femme de ce qui avait motivé ses craintes, il fut le premier à reconnaître que si les faits n'offraient aucune gravité par eux-mêmes, ils étaient le symptôme d'un état de choses peu satisfaisant.
La question qui se posait d'abord était de savoir s'il fallait garder Féodor Stepline pour ménager les circonstances, ou s'il fallait s'en débarrasser immédiatement, et faire place nette. Après quelques pourparlers, Dmitri et sa femme tombèrent d'accord pour garder Stepline, au moins momentanément: comme il leur était impossible de savoir au juste jusqu'à quel point l'intendant s'était mis d'accord avec les paysans en volant les maîtres, le plus sage était d'éviter tout ce qui aurait pu provoquer une révolte, surtout pendant que la famille se trouvait à la merci des uns et des autres.
—Enfin, dit Nadia avec un soupir, tout le plaisir que je me promettais de mon séjour ici est perdu maintenant: ce que nous avons de mieux à faire est de nous en aller. Tu nous emmèneras, Dmitri.
—Je vous emmènerai tous, c'est convenu, répondit-il, mais en quoi le plaisir est-il gâté? Cette maison n'est-elle pas toujours celle de tes parents? N'y trouves-tu pas, comme auparavant, de nombreux et chers souvenirs? N'est-ce pas là ton patrimoine reçu en héritage et transmis à nos enfants, par la volonté de ton excellent père? Et n'es-tu pas heureuse de te sentir ici chez eux, plus encore que chez toi?
—Non, répondit Nadia, je ne suis pas heureuse; je vois qu'un misérable dépouille nos enfants de ce qui leur revient légalement, je sais qu'il le fait parce qu'il compte sur notre indulgence et notre faiblesse, et cela me fait souffrir dans ma dignité de mère. Tu crois que le silence est le parti le plus sage: je pense comme toi, parce que je crois tout ce que tu me dis; mais sache que je ne me soumets pas à la présence journalière de ce coquin sans une révolte secrète de tout mon être intérieur, et je te demande comme une grâce d'abréger mon séjour ici.
—S'il en est ainsi, dit Korzof, tu partiras la semaine prochaine, et dès que les enfants et toi vous serez en sûreté, je chasserai cet homme qui t'inspire un si violent dégoût.
La jeune femme remercia son mari avec la plus tendre effusion; elle brûlait de lui dire le motif principal de son aversion pour Stepline; mais en présence de tant d'intérêts divers, et surtout mue par la crainte d'occasionner quelque scène violente dont les résultats seraient incalculables, elle se résolut à garder encore le silence, quoi qu'il lui en coûtât.
Féodor Stepline ne se montrait guère, et ses enfants semblaient avoir rentré sous terre. Les principes d'égalité qu'il leur avait inculqués, et qui consistaient principalement dans une application aussi étendue que possible de la loi du plus fort, s'exerçaient dorénavant soit entre eux,—sous prétexte qu'il est sage de laver son linge sale en famille,—soit sur de petits paysans sans conséquence, accoutumés à recevoir des coups, et capables au besoin de les rendre, mais à qui jamais ne pouvait venir l'idée biscornue d'aller se plaindre à des parents, plus disposés à augmenter de quelques claques le stock déjà reçu, qu'à porter plainte contre les enfants de M. l'intendant.
Lorsque Korzof se rencontrait avec Féodor pour quelque entretien indispensable, celui-ci était aussi soumis et aussi dévoué que possible. L'intendant était de ceux qui ne sont insolents qu'avec les femmes, ou encore avec des êtres faibles et indulgents, incapables de se venger,—soit que leur silence provienne d'un sentiment de pudeur, soit qu'ils se disent que l'offense ne pourrait que grandir si elle se trouvait ébruitée. Les gens de cette espèce ne sont pas rares; enhardis par l'impunité, ils poursuivent le cours de leurs entreprises, jusqu'au jour où ils se trouvent acculés en face d'un homme brave et intelligent qui les démasque et les soufflette.
Heureusement pour la nature humaine, ce jour finit infailliblement par arriver. Stepline avait senti que Korzof serait cet homme; aussi en sa présence se faisait-il poli, docile, irréprochable. Nadia eût donné bien des choses pour le voir s'oublier un jour, pour donner prise à quelque apostrophe un peu rude; mais ce plaisir ne devait pas lui être accordé: Féodor était trop bien sur ses gardes.
On fut fort étonné dans le village et dans les environs d'apprendre que la famille des seigneurs quittait le pays après une si courte apparition; le prince avait habitué son monde à de plus longs' séjours: mais personne ne songea à s'en plaindre.
L'acte d'émancipation avait éveillé tant d'ambitions, soulevé tant de convoitises, que les anciens bienfaits ne comptaient plus dans la mémoire de ceux qui les avaient reçus; les femmes et les vieillards seuls conservaient un tendre souvenir pour les bons maîtres, qui pendant tant d'années n'avaient refusé ni le bois nécessaire pour construire une maison, ni la poignée de laine qui devait servir à tisser un cafetan. Mais les hommes pour la plupart auraient considéré la reconnaissance comme une faiblesse. Il n'y avait pas là de quoi leur faire un crime; en cela, ces paysans ignorants ne se montraient pas si différents des membres ordinaires de la société même la plus civilisée.
Une seule chose parlait en faveur des maîtres et provoquait un sentiment de sympathie.
C'était l'espèce d'hospice installé jadis à peu de frais par Roubine sur la demande de sa fille. Les paysans avaient vite reconnu le bienfait réel de cette fondation; ils y étaient toujours venus en foule, et si la plupart avaient préféré se faire soigner chez eux, au moins avaient-ils profité avec joie des conseils et des médicaments toujours donnés gratuitement. Ils savaient d'ailleurs parfaitement faire la différence entre les maîtres, qui à leur avis détenaient encore beaucoup trop de la terre et de ses biens, mais qui parlaient avec bonté et agissaient suivant la loi,—et l'intendant rapace, qui pillait de tous côtés et ne grugeait pas moins le paysan que le seigneur.
Tout résolu que fût Korzof à subir un état de choses désagréable plutôt que d'endosser la responsabilité de quelque conflit, dont personne ne pouvait mesurer les conséquences, il résolut de profiter de l'ascendant que lui donnait précisément son titre de médecin, joint à la bonne influence de l'hospice et de la pharmacie. Pendant plusieurs jours, il alla lui-même à la consultation et délivra les remèdes de sa propre main.
Tout en causant ainsi, il obtint bien des confidences qu'il n'eût jamais pu arracher autrement, et avant que la semaine fût écoulée, il s'était convaincu de toutes façons que les paysans détestaient Féodor autant que celui-ci pouvait les détester lui-même.
Aussitôt qu'on sut dans les villages que le docteur n'était pas l'ami de l'intendant, ainsi que celui-ci s'en était constamment vanté, chacun s'empressa de venir conter ses doléances; mais avec cet esprit de ruse qui n'abandonne jamais le paysan, ce fut sous le prétexte plus ou moins justifié de demander une ordonnance. On se plaignait de ses maux physiques, puis on passait aux ennuis de la vie, plus durs encore à supporter, et Korzof avait une nouvelle pièce à ajouter au dossier qu'il composait pour Stepline.
—Je crois, dit-il un matin à Nadia, qui, toute prête au départ n'attendait plus qu'une résolution définitive de son mari,—je crois que nous tenons le coquin. J'ai de quoi lui faire passer le reste de sa vie en prison, si je veux faire faire une enquête, mais cela me répugne indiciblement; non pour lui, il a mérité tous les châtiments, et ce que je lui pardonne le moins, c'est d'avoir abusé du nom de ton père pour pressurer les paysans—mais il a des enfants, irresponsables et innocents...
Nadia garda le silence. Elle se rappelait la scène du jour de son arrivée, la marque livide du coup de baguette sur le poignet de son fils, et se disait que si les enfants étaient irresponsables pour le moment, un jour viendrait où les instincts paternels ne seraient pas moins forts chez eux; mais elle ne dit rien.
—Je crois, Nadia, insista Korzof, qu'il sera plus sage de nous débarrasser du drôle sans le livrer à la justice, et que ce ne sera pas très-difficile.
—De quelque manière que ce soit, fit la jeune femme en levant sur son mari son beau regard honnête, je respirerai plus à l'aise le jour où je saurai qu'il a quitté cet endroit.
Si pénible que fût l'entretien qu'il prévoyait, Korzof se résolut à l'aborder franchement; maintenant qu'il savait Féodor hors d'état d'exciter les paysans contre lui, il avait hâte de terminer cette affaire, et ne voulait rien laisser derrière lui. Il fit donc appeler l'intendant chez lui, sur l'heure, et l'attendit de pied ferme, avec toute la résignation d'un homme qui a devant lui la perspective d'une corvée, et la fermeté de celui qui s'est préparé à l'accomplissement du devoir.
Stepline entra, d'un air délibéré comme d'habitude. Il avait renoncé aux manières obséquieuses aussi bien qu'aux vêtements russes de ses ancêtres.
—Asseyez-vous, je vous prie, dit Korzof en indiquant une chaise.
L'intendant obéit, sans quitter des yeux le visage du docteur, où il voyait une expression qui ne lui plaisait guère.
—Depuis mon arrivée ici, continua le jeune médecin, j'ai pris des informations sur toutes choses, ainsi que doit le faire un propriétaire et un père de famille soucieux du bien de ses enfants, et j'ai constaté entre vous et les paysans d'une part, moi et vous de l'autre, l'existence de plusieurs malentendus...
Le mot était d'une extrême modération; mais, à l'air de Korzof, l'intendant avait compris qu'il était démasqué.
Le coup ne le prenait point au dépourvu: on ne vit pas dans la pratique journalière de la fraude sans s'attendre à quelque événement fâcheux, une fois ou l'autre; avec l'extrême mobilité qui caractérisait son esprit retors, il entrevit un moyen de sortir de la situation d'une manière honorable, au moins en ce qui concernait les apparences. Il perdait sa position, mais sa pelote était faite en conséquence, et s'il sauvait l'honneur, c'était plus qu'il n'avait osé espérer. Il se leva avec dignité, et se tint debout devant Korzof.
—Je comprends, dit-il d'une voix émue; j'ai été calomnié. Je savais que je le serais, j'avais prévu ce jour. Ce n'est pas sans une émotion profonde que je me vois arrivé à cette extrémité longtemps redoutée; mais du moment où M. le comte peut avoir un doute sur l'efficacité de mes services, je n'ai qu'une chose à faire: lui offrir ma démission.
Korzof resta abasourdi de tant d'audace; en même temps, la situation se dénouait d'une manière si facile, qu'il eut à réprimer une forte envie de rire.
—Cela se trouve à merveille, dit-il; cette démission, j'allais justement vous la demander; vous m'avez épargné l'ennui de cette démarche, je vous en remercie, monsieur Stepline.
Féodor était devenu pâle sous le sarcasme; il resta les yeux fixés à terre, de peur que son regard ne trahît tous les sentiments haineux qui s'agitaient en son âme.
—Quand faudra-t-il vous présenter mes comptes? demanda-t-il d'une voix étouffée.
—À ma connaissance, vous n'avez pas de comptes à présenter, répondit tranquillement Korzof; il y a une quinzaine de jours, ma femme a accepté ceux que vous lui avez présentés; depuis, nous n'avons ordonné aucun emploi de nos fonds, ce n'est pas la saison des ventes;—il ne doit pas avoir été distrait un kopeck du capital d'exploitation resté entre vos mains; vous me le remettrez quand vous voudrez, dans une heure, par exemple, ou après le déjeuner, si vous préférez.
Stepline s'inclina en silence. On lui arrachait sa dernière planche de salut, qu'il espérait bien limer et rogner encore avant d'aborder au rivage. Il se dirigeait vers la porte, lorsque Korzof le rappela.
—Que comptez-vous faire désormais? lui demanda-t-il, mû par un sentiment de compassion pour cet homme qui se trouvait subitement déchu d'une situation héréditaire.
—Je compte habiter avec ma famille la maison qui m'appartient, jusqu'au moment où j'aurai trouvé une position qui me convienne, répondit Stepline en relevant la tête; je ferai du commerce. Je me servirai pour cela du petit capital que m'a légué mon père.
Il regardait Korzof avec une sorte de défi. Le docteur se leva tranquillement, et leurs yeux se trouvèrent sur le même niveau; Stepline baissa les siens. Le regard de cet honnête homme lui causait une sorte de rage.
—Votre père était un homme prudent, monsieur Stepline; je vous souhaite de faire fortune, dit Korzof.
—Je vous remercie, répondit l'intendant en refermant la porte.
Tout ceci n'avait pas duré deux minutes. Korzof regarda la petite pendule de voyage qui ne quittait jamais son bureau, et fut étonné du peu de temps qui suffit à changer une situation de fond en comble. Enchanté et encore tout ébahi, il courut annoncer la grande nouvelle à Nadia, qui ne pouvait en croire ses oreilles.
Une heure plus tard, Féodor apporta le capital d'exploitation et le remit aux mains de Korzof. Cette cérémonie s'effectua sans inutile échange de paroles. Deux heures après, les enfants de Nadia coururent à la fenêtre, attirés par un bruit de roues... Le drochki léger de l'intendant, traîné par deux excellents chevaux, disparaissait déjà dans la poussière sur la route qui menait au bourg voisin.
—C'est l'intendant qui vient de partir? demanda Nadia au vieux sommelier.
—Oui, madame. Sa femme et ses enfants iront le rejoindre la semaine prochaine. Il vient de vendre sa maison au doyen du village... une fois et demi ce qu'elle lui a coûté, et encore elle n'est pas neuve! Il s'entend aux affaires, celui-là! conclut le vieillard en secouant la tête d'un air de mécontentement.
Restés seuls, Dmitri et Nadia se regardèrent et éclatèrent de rire.
—Cela n'a pas été long, au moins! fit-elle. Tu t'entends, Dmitri, à donner un coup de balai. Eh bien, qui est-ce qui va être intendant, à présent?
—Sois tranquille; un proverbe prétend que faute d'un moine l'abbaye ne chôme pas... Quelque chose me dit qu'il y a en Russie plus d'intendants que de biens en disponibilité. Nous en trouverons un, bon ou mauvais.
—Et s'il est mauvais?
—Nous le changerons.
—Et en attendant?
—Nous restons! Et nous allons avoir des vacances, Nadia! Et les chers petits vont s'en donner, du bon air et de la liberté au soleil!
Les prévisions de Dmitri se réalisèrent de point en point. Il eut bientôt un intendant qu'au bout de huit jours il troqua contre un autre. La propriété n'en alla pas plus mal, d'après le proverbe russe qui dit: Un nouveau balai balaye toujours bien, et Nadia eut l'inexprimable soulagement de penser qu'elle était enfin débarrassée de cet homme dont la présence lui avait si longtemps inspiré une insurmontable répugnance.
Les deux mois de vacances s'écoulèrent comme un rêve. Nadia et son mari, débarrassés de tout souci, se croyaient rajeunis de plusieurs années, et au lieu de le descendre, pensaient remonter le cours de la vie. Sans le regret que leur causait la perte encore récente du prince, ils n'eussent jamais connu de temps plus heureux. Mais ce regret même était tempéré par la douceur de cette pensée: jamais rien n'avait affligé l'excellent homme depuis la mort de sa femme, qu'il avait tendrement aimée. Il semblait que la Providence eût voulu lui asséner le plus rude de ses coups en une seule fois, pour lui laisser ensuite couler l'existence la plus heureuse.
Dans le chagrin que nous inspire la mort de ceux que nous aimons, qui pourrait dire quelle est la part des remords pour les peines qu'on leur a causées, de la pitié pour le destin malheureux qui les a empêchés d'aimer la vie, de la déception pour les espérances que l'on avait fondées sur eux et qui ne se sont pas réalisées?
Ici, rien de pareil. L'existence de Roubine avait passé sans nuages, il s'était éteint sans souffrances; un tel destin est mieux fait pour inspirer l'envie que la pitié.
C'est ce que pensèrent ses enfants, et ils réprimèrent l'exagération de leurs regrets, en se disant que l'excellent homme n'aurait pas connu de plus grande douleur que de les voir trop affligés de sa perte.
Mais tout a une fin, surtout les vacances! Korzof devait rentrer à Pétersbourg, pour permettre à ses aides de se reposer aussi à tour de rôle. Nadia l'accompagna et alla s'installer à Spask pour le reste de la belle saison, si courte dans ce pays. Là Dmitri pouvait aller et venir, grâce aux bateaux à vapeur qui maintenant sillonnaient le fleuve, établissant un service régulier entre Schlusselbourg et Saint-Pétersbourg.
—C'est maintenant qu'il nous faudrait le yacht! dit Nadia en souriant, comme le bateau s'arrêtait au milieu de la Néva pour se laisser accoster par une barque venue à leur rencontre.
—C'est fini, ma chère femme, nous ne sommes plus au nombre des riches de ce monde! fit son mari en s'asseyant au gouvernail. Non que ton père ne nous ait laissé une grande fortune; mais avec le nouveau système, nos revenus sont diminués de moitié, et pour que nos enfants soient à leur aise plus tard, il faut nous résigner à aller en bateau à vapeur, comme tout le monde. Donnerais-tu l'hôpital pour un yacht?
Nadia lui répondit par son beau sourire.
Le petit embarcadère moussu existait toujours, si vieux et si décrépit qu'on n'osait plus guère y aborder; d'ailleurs, le tirant d'eau des bateaux à vapeur leur interdisait l'approche des rives autrement que par l'intermédiaire d'un ponton. La barque qui portait toute la nichée des Korzof s'enfonça mollement dans le sable humide, et les enfants furent descendus sur un petit plancher étroit des plus modestes.
—Te souviens-tu, Dmitri? fit Nadia en lui mettant la main sur le bras et en désignant la frêle construction qui semblait trembler au-dessus de l'eau limpide.
—Si je me souviens! Chère âme, c'est là que tu m'as donné la vie en te donnant toi-même.
—Écoute, Dmitri, répondit la jeune femme, je crois que c'est toi qui me l'as donnée. J'étais alors si égoïste, si vaniteuse, si...
Il lui mit doucement la main sur la bouche pour l'empêcher de parler.
—Ne te calomnie pas devant tes enfants, ajouta-t-il en riant; n'oublie pas que c'est à nous de leur inspirer le respect de la famille!
Après quelques heureuses semaines, qui auraient été plus gaies si le soleil ne s'était pas couché tous les jours un peu plus tôt que la veille,—et la veille c'était trop tôt, comme disaient les enfants,—tout le monde rentra à Saint-Pétersbourg, afin d'y commencer la vie pour tout de bon.
C'est ainsi, du moins, que Dmitri Korzof parla à son fils Pierre, lorsqu'il le conduisit pour la première fois dans la salle d'étude, qui n'avait servi à rien jusque-là.
—Vois-tu, lui dit-il, le tableau noir, les cartes de géographie, les globes et tous les livres qui sont dans ces armoires? Il faut que d'ici quelques années tu saches l'emploi de tout cela, tout ce qu'il y a dans ces livres, et une infinité d'autres choses encore plus difficiles et plus longues à connaître. Ceux qui ne savent pas cela ne sont ni rien ni personne; s'ils n'ont pas pu l'apprendre, faute de moyens, ils sont très à plaindre; s'ils n'ont pas voulu, ils sont très à blâmer; car l'instruction est aussi nécessaire à l'homme que le pain: sans le pain, il ne se développe et ne se fortifie pas; sans l'instruction, il reste sot ou méchant, souvent les deux. Si tu m'as bien compris, que vas-tu faire?
—Je vais me dépêcher d'apprendre ce qu'il y a là, répondit bravement Pierre, afin que tu m'enseignes bientôt le reste, qui est plus difficile.
Korzof posa la main sur la tête de son petit garçon, et sentit qu'en vérité la vie avait été miséricordieuse pour lui.
On avait essayé de séparer Sophie de son frère aux heures d'étude, car outre qu'elle était plus jeune d'un an, elle était frêle et délicate; mais il fallut les réunir, tant ils étaient nerveux et malheureux l'un sans l'autre.
Nadia surveillait leurs leçons et les complétait elle-même par quelqu'une de ces explications lumineuses que les professeurs, même les plus intelligents, ne trouvent pas toujours, et dont les mères ont souvent l'intuition.
Elle avait eu le courage de se refuser le plaisir de les instruire elle-même, craignant d'amoindrir, dans les petits frottements inséparables d'une éducation même la plus sagement dirigée, cette grande dignité de la mère, qui ne doit pas se dépenser en détail dans les petites occasions de la vie journalière.
Nadia voulait être au-dessus des petites récompenses et des punitions de détail.
Ce qu'elle perdit en menues joies, elle le retrouva dans la tendresse profonde, dans la vénération attendrie de ses enfants, qui la voyaient toujours semblable à elle-même, digne et sereine comme l'incarnation de la Justice sur la terre.
Avant même que l'année de son deuil fût expirée, madame Korzof se conforma aux derniers avis de son père en resserrant avec le monde ces relations qu'elle avait laissées un peu trop se dénouer. Partout elle fut accueillie avec joie: le spectacle de son grand désintéressement, la simplicité avec laquelle elle s'était jadis détachée de ce qui est ordinairement le plus envié, avaient inspiré à son égard un respect qui serait facilement devenu plus froid que ce n'était nécessaire. En la voyant plus simple que jamais, en s'apercevant qu'elle ne cherchait à jouer aucun rôle ni à se poser sur aucun piédestal, ses amis, qui avaient toujours été fiers d'elle, se rapprochèrent; mieux connue, elle inspira plus de dévouement, et sans rien perdre en grandeur, elle gagna tout en sympathies.
Les fêtes de Pâques de l'année qui suivit furent très-brillantes; on sortait d'un deuil de cour, et chacun avait hâte de s'amuser; tout était prétexte à sauterie; on fit danser les enfants, afin de pouvoir danser soi-même une fois de plus. Les jolis enfants de Nadia, dont la beauté et la grâce étaient passées en proverbe, furent de toutes les fêtes, et leur mère n'eut garde de leur refuser cet innocent plaisir, encore sans inconvénient à leur âge.
Chez une de ses parentes, qui lui avait jadis servi de chaperon et qui, veuve sans enfants, mettait tout son plaisir à faire plaisir aux autres, Nadia remarqua un jour une jeune fille de quatorze ans environ, dont la figure, sans posséder rien de ce qui caractérise la beauté, rayonnait d'un attrait singulier.
La fillette était très-simplement vêtue d'une robe de mousseline blanche tout unie; un velours noir serrait les nattes de ses cheveux bruns, qui lui tombaient plus bas que la ceinture. Elle était assise sur un des bancs qui garnissent les salles de bal, près du piano. Un petit garçon de deux ans environ plus jeune se tenait près d'elle; ils ne se parlaient pas et ne parlaient à personne.
En voyant la maîtresse de la maison qui traversait le salon pour venir à elle, la fillette se leva, et très-simplement s'assit sur le tabouret du piano. Son frère se tint debout, prêt à tourner les pages de la musique placée sur le pupitre. Nadia les regardait tous deux, étonnée. La jeune fille se mit à jouer très en mesure, avec beaucoup de goût, pendant que les jeunes danseurs s'en donnaient à cœur joie.
—Qu'est-ce que c'est que cette petite qui fait si bien danser? demanda madame Korzof intéressée par ces deux enfants, qui n'avaient pas l'air d'être venus pour s'amuser, et dont l'excellente tenue était de tout point semblable à celle des mieux élevés parmi les petits invités.
—Ah! ma chère Nadia, fit l'excellente femme en s'asseyant auprès de sa nièce, c'est un triste roman. Ces petits sont d'excellente famille: leur mère était une princesse Rourief;—mais vous l'avez connue! Elle a eu le malheur d'épouser un viveur, qui l'a ruinée; il s'est pris à boire, et il a fini par mourir misérablement. Alors elle s'est mise à donner des leçons de piano pour élever les deux enfants que vous voyez là. Elle leur a donné la meilleure éducation qui se puisse imaginer; le petit était entré au gymnase, où il faisait d'excellentes études; la fillette, qui est un peu plus âgée, donnait déjà quelques leçons de piano aux petits commençants, lorsque la mère est morte d'une fluxion de poitrine, il y a un an à peu près. Voyez-vous d'ici les petits malheureux sans feu ni lieu?
—Alors vous les avez recueillis? fit Nadia en souriant.
—Non pas! Je suis d'avis qu'il faut laisser à chacun son initiative. Lorsqu'un enfant a été jeté à l'eau, et qu'il sait déjà nager tant bien que mal, on ne saurait lui rendre de plus mauvais service que de le repêcher et de le mettre à sec sur un rivage où il n'a rien à attendre de personne. J'ai trouvé une brave femme qui sert de chaperon à la petite, et qui mange là ses petites rentes, plus agréablement que si elle les mangeait toute seule; elle vit avec eux; le frère va au gymnase, travaille comme un enragé, et se destine à la médecine; lui, naturellement, coûte quelque peu et ne gagne rien. La sœur a gardé plus de la moitié des leçons de sa mère; que voulez-vous, cette petite, on a eu pitié d'elle! Et malgré ses robes demi-longues, ses élèves en font grand cas.
—Comment se fait-il qu'elle joue ici pour faire danser? demanda Nadia qui regardait avec intérêt les deux orphelins.
—Je lui ai rendu quelques services,—du moins je n'ai pu m'en cacher assez pour qu'elle l'ignorât, et elle m'a demandé comme une faveur de faire danser chez moi toutes les fois que j'aurais du monde. C'est sa façon à elle de payer la dette de la reconnaissance. Ces enfants-là ont des manières et un cœur qui font honneur à leur malheureuse mère.
La contre-danse était finie, les danseurs s'éparpillaient; la fillette prit son petit mouchoir, le passa sur son visage, le remit dans sa poche, et sourit à son frère avec une expression de tendresse si extraordinaire que Nadia vint auprès d'elle pour lui parler.
—Cela ne vous ennuie pas, mademoiselle, de faire danser les autres, sans danser vous-même? lui demanda-t-elle.
La jeune fille leva les yeux sur cette dame inconnue, et rassurée par le sourire, elle répondit avec une tranquille fierté:
—Oh! non, madame; cela me fait plaisir, au contraire.
—Cela ne vous fatigue pas?
—Quelquefois, à la fin de la soirée, mais pas ce soir; je n'ai pas joué du piano cette après-midi, exprès.
Nadia la regarda plus longuement, puis examina aussi le jeune garçon: ils supportaient ce regard sans fausse honte, sans embarras, comme des enfants modestes et bien élevés, avec une nuance de réserve en plus, ainsi qu'il arrive à ceux qui se trouvent sur un pied d'infériorité là où ils savent qu'ils sont les égaux de tout le monde.
—Si je vous faisais danser, dit tout à coup madame Korzof, cela vous ferait-il plaisir?
Les yeux du petit garçon pétillèrent de joie, et il regarda sa sœur, mais ne dit rien. La jeune fille remercia et refusa, avec un sourire très-franc qui illumina son visage.
—Et votre frère, pourquoi ne danse-t-il pas?
—Parce que ma sœur ne peut pas danser.
—Eh bien, faites ensemble un tour de valse, dit Nadia en ôtant ses gants et en se mettant au piano. Allez, cela vous dégourdira les jambes. N'est-ce pas, ma tante? fit-elle à la comtesse qui s'approchait.
Celle-ci ayant approuvé de la tête, le jeune couple partit au milieu du brouhaha des autres petits danseurs; ils dansaient à merveille, avec une grâce juvénile qui faisait plaisir à voir. Lorsque Nadia cessa de jouer, ils revinrent vers elle; ils la remercièrent avec beaucoup de dignité et une effusion contenue qui toucha madame Korzof; elle se pencha vers la jeune fille pour lui parler bas.
—Voulez-vous venir me voir, mademoiselle? Mademoiselle...
—Marthe Drévine, répondit la jeune fille à l'interrogation des yeux de Nadia.
—Mademoiselle Marthe, reprit celle-ci, voulez-vous venir me voir? J'ai une petite fille qui a bien envie de commencer le piano; je suis sûre qu'elle serait enchantée de vous avoir pour professeur.
—Je vous remercie infiniment, madame, répondit la jeune fille. Quand pourrai-je me présenter chez vous sans vous déranger?
—Demain à midi. Au revoir.
Elle enveloppa les deux enfants dans un même signe de tête affectueux et les quitta. L'instant d'après, Marthe courut à sa bienfaitrice, qui passait dans les groupes.
—Madame, lui dit-elle à demi-voix, j'ai une nouvelle leçon, chez cette belle et bonne dame qui nous a fait danser! Je vous remercie tant, madame!
Ses yeux remerciaient plus encore que ses lèvres. La comtesse lui fit un signe amical et continua son chemin.
Huit jours plus tard, la petite Sophie Korzof demandait à avoir une leçon de piano tous les jours.
—Ce n'est pas pour le piano, disait-elle, c'est pour voir plus souvent Marthe Drévine!
X
—Hop! fais attention, tiens bon!
Et s'enlevant sur ses deux mains, Pierre Korzof passa à saut de mouton sur le dos de Volodia Drévine; le petit garçon avait à peine eu le temps de se mettre en position, que Volodia lui passait par dessus la tête, à trois pieds du sol.
—Bravo! cria Sophie en applaudissant avec enthousiasme. Oh! que je voudrais être un garçon, pour pouvoir sauter comme cela!
—Saute à la corde! lui répondit Marthe.
—À la corde, c'est toujours la même chose, fit Sophie avec une petite moue. C'est le cheval fondu qui est amusant!
—Parce que tu ne peux pas y jouer, répliqua son frère en tirant doucement sur une de ses nattes. Si ce n'était pas défendu, tu ne trouverais pas ça plus amusant qu'autre chose. Voyons, Volodia sautons tous à la corde, à la hauteur; cela, c'est permis aux demoiselles. Eh bien? Marthe, vous n'en êtes pas?
—Je suis trop vieille, dit celle-ci en riant, j'ai seize ans passés! et puis il faut bien que quelqu'un tienne la corde. On peut bien en attacher un bout au montant du trapèze; mais s'il n'y avait pas quelqu'un pour tenir l'autre bout, vous vous casseriez tous le bout du nez en tombant, et Dieu sait que ce serait une perte irréparable, car aucun de nous n'a le nez même suffisamment long!
Les quatre enfants éclatèrent de rire. Korzof, qui passait devant la porte de la salle d'étude, transformée en salle de jeu par une pluvieuse après-midi de novembre, s'arrêta pour les regarder et les entendre.
—Voilà ce qu'il leur fallait, dit-il à Nadia, qui l'avait rejoint; nos petits avaient besoin de la gaieté et de la vitalité des autres. Nous sommes trop sérieux pour eux, nous! Même quand nous rions, c'est en grandes personnes; il faut aux enfants la société des enfants. Je suis bien aise d'avoir fait entrer Pierre au gymnase cette année.
—Moi aussi, répondit sa femme, mais sans Volodia, ç'aurait été bien difficile. Pierre est belliqueux,—ce n'est pas un crime; seulement quand on attaque les autres, il faudrait avoir la force musculaire nécessaire pour faire face aux difficultés...
—De son caractère! interrompit Korzof en riant et en reprenant sa promenade dans le grand couloir qui servait de préau pendant les jours d'hiver. Pierre entame les querelles, et Volodia, comme un deus ex machina, arrive à point pour les arranger ou les prendre à son compte! Rien de mieux! Voilà ce qui prouve directement l'intervention de la Providence!
—Ne plaisante pas! fit Nadia, nous avons eu un bonheur inouï de rencontrer ce brave garçon, si bon, si loyal, si intelligent, qui semble fait exprès pour être l'ami de notre Pierre. Nous avons du bonheur, Dmitri, c'est vrai! tout nous a réussi! C'est au point que je me demande parfois quel est l'épouvantable malheur qui doit fondre sur nous à quelque jour, et nous faire payer notre insolente félicité.
Dmitri serra contre lui le bras de sa vaillante compagne. Depuis si longtemps qu'ils marchaient ensemble sur le chemin de la vie, plus d'une fois il s'était trouvé trop heureux, et son cœur s'était serré, comme à l'approche visible d'une catastrophe. Chaque fois cependant l'orage s'était détourné, et leur existence avait repris son cours, avec son inévitable cortège de petits ennuis et de menues misères, mais en leur épargnant ces grands coups de foudre qui bouleversent tout, et ne laissent derrière eux que des ruines.
—Tout le monde ne peut pas être si cruellement éprouvé, ma chère femme, dit-il; nombre d'hommes achèvent leur existence sans avoir enduré de grandes calamités. La mort de ton excellent père, les maladies qu'ont traversées nos enfants, la diminution constante des revenus que nous donnent nos biens-fonds, ne sont-elles pas des preuves suffisantes que le destin ne nous favorise point outre mesure, et que nous ne devons pas craindre de la part de cette aveugle puissance la sorte de revanche que tu sembles redouter?
Nadia sourit et soupira en même temps: en effet, elle n'avait aucune raison de redouter l'avenir, mais sa longue félicité l'avait rendue craintive.
En voyant grandir ses enfants, en admirant combien la nature avait été clémente envers eux et leur avait donné des facultés précieuses, elle se sentait plus impuissante encore à se défendre de ces tristes pressentiments. Cependant, comme elle était forte et courageuse, elle comprit d'elle-même quelle folie et quelle faiblesse il y aurait à se laisser aller à des impressions absolument irraisonnées; après quelques efforts, elle se ressaisit tout entière, et recommença sa vie de travaux journaliers.
Elle avait entrepris de surveiller elle-même tout le service des femmes. Non qu'on la vit très-souvent dans les salles de l'hôpital: elle s'y montrait rarement, afin de ménager cette ressource pour les cas où quelque épidémie agissait très fortement sur le moral des malades. Lorsqu'elle apprenait que les femmes se montraient trop effrayées d'une succession de décès rapides, lorsque le terrible mot: contagieux, répété d'un lit à l'autre, faisait courir sous les hauts plafonds bien aérés un bruit de sanglots étouffés, Nadia apparaissait un beau matin, dans la robe de toile grise qu'elle avait imposée aux infirmières, comme moins susceptible de retenir les miasmes que la classique robe de laine noire. Elle allait d'un lit à l'autre, avec de bonnes paroles consolantes.
—On vous a parlé de contagion, disait-elle; vous voyez bien que ce n'est pas vrai, puisque me voici parmi vous! Est-ce que je viendrais s'il y avait du danger?
Elle passait, relevant les courages abattus, souriant aux plus valides, consolant les plus malades; comme un rayon de soleil dont la chaleur pénètre les recoins humides refroidis par l'hiver, elle apportait le bienfait de sa présence, et laissait une chaude impression de bien-être derrière elle. Mais, enseignée par son mari, elle avait le courage de s'abstenir de ces téméraires démonstrations si tentantes pour ceux qui ont fait d'avance le sacrifice de leur vie et qu'un fol héroïsme inspire à ce point qu'on a du mérite à les écarter. Jamais en péril de contagion on ne la vit se pencher sur une mourante, lui essuyer le front de son mouchoir ou prendre dans les siennes les mains que glaçait la mort prochaine; cela ne pouvait servir à rien, et c'était une source de dangers. Aussi les infirmières disaient-elles de madame Korzof:—Elle est très-bonne, mais un peu froide.
C'est précisément à ceux qui dépensent le plus de leur cœur que ce reproche est fait d'ordinaire: ils prodiguent tant les dons de leur âme qu'il ne leur en reste plus pour de puériles démonstrations extérieures, et le vulgaire ne prise que celles-là.
Nadia avait demandé à son mari de lui livrer l'inspection générale du service des infirmières, parce qu'elle croyait, non sans raison, découvrir plus facilement qu'un homme les qualités et les défauts de son personnel. Bien des petites choses, en effet, passèrent sous ses yeux et l'avertirent du degré de confiance qu'elle pouvait accorder à l'une ou à l'autre des employées. Le service de la lingerie lui était aussi revenu de droit, et elle exerçait déjà à l'ordre et aux soins nécessaires sa fille Sophie, qui en grandissant lui ressemblait de plus en plus, avec l'exagération du côté enthousiaste et romanesque, calmé chez Nadia par l'expérience et les années.
Marthe Drévine était aussi devenue pour elle une aide précieuse. Cette jeune fille, élevée par une mère admirable, et ensuite éprouvée par les difficultés de la vie d'une façon si rude, avait un sens pratique qui exaspérait Sophie et qui charmait madame Korzof.
Celle-ci n'avait pas renoncé à ses anciennes admirations; son culte pour le bien par-dessus tout, sa recherche du bon et de l'honnête malgré tout, s'exprimaient dans les mêmes termes: elle donnait à ses enfants les mêmes préceptes qui avaient régi sa vie; l'application seule avait changé, elle n'eût certes pas fait à trente-cinq ans ce qu'elle avait fait jadis à vingt. Mais c'était une nuance dont elle ne s'apercevait pas.
Son mari, meilleur juge, eût pu le voir; parfois, en effet, il sentait quelque désaccord entre la façon dont Nadia exprimait ses idées si hautes et si généreuses, et celle dont tous deux, ils les mettaient aujourd'hui à exécution; mais c'était si peu de chose, que la nuance de ce désaccord était presque insaisissable.
Korzof avait bien eu de temps en temps l'impression qu'il y avait là un danger pour l'esprit de leurs enfants; mais comment les en garantir? comment prévenir Nadia? Elle ne se doutait pas que sa propre façon d'agir n'était plus tout à fait d'accord avec ses principes, et quiconque le lui eût dit, lui eût causé un chagrin réel.
Une fois, cependant, le hasard vint en aide au docteur et lui permit d'imprimer dans l'esprit de ses enfants une véritable leçon.
Un soir de carême, la famille se trouvait réunie comme de coutume dans la salle à manger, où le thé venait d'être servi, et l'on causait gaiement de choses et d'autres.
La famille se composait maintenant aussi de Marthe et de Volodia Drévine. Après une épreuve de deux années, Korzof et sa femme avaient compris qu'ils ne pouvaient mieux faire que de s'adjoindre dans l'œuvre d'éducation ces deux enfants, déjà si raisonnables, et dont l'amitié serait pour Pierre et Sophie la plus précieuse ressource. Aussi vivaient-ils dans la maison.
Volodia travaillait avec Pierre, et lui faisait préparer ses leçons mieux que ne l'eût fait un étudiant de vingt ans, livré à d'autres préoccupations; Marthe donnait au dehors des leçons, qui, largement payées maintenant, lui permettaient de n'accepter de madame Korzof que la table et le logement pour elle et son frère, en échange des leçons et des soins qu'elle prodiguait à Sophie. Celle-ci avait des professeurs, mais rien ne lui était si cher que sa bonne Marthe; le retour de celle-ci était toujours signalé par une explosion de joie qui était pour tout le monde le moment heureux de la journée.
Non qu'elles fussent toujours d'accord cependant. Sophie était l'imagination, Marthe était le bon sens incarné; il ne se passait pas de jour qu'elles n'eussent maille à partir ensemble; mais ainsi qu'il arrive à des esprits très-élevés, enfants ou vieillards, leurs différends portaient toujours sur des questions générales, et jamais sur des faits personnels, de sorte qu'elles pouvaient se chamailler une heure durant, sans que leur amitié en fût le moins du monde ébranlée.
Ce soir-là, on avait peu de chose à dire; le carême n'est point à Saint-Pétersbourg une époque fertile en événements mondains; les concerts battaient leur plein, et Marthe avait trop de musique dans les oreilles le jour pour apporter un vif enthousiasme à s'en occuper le soir: elle eut une idée lumineuse.
—Madame, dit-elle à Nadia, qui rêvait devant le samovar éteint, suivant dans sa pensée quelque souvenir de sa jeunesse, vous ne m'avez jamais dit comment il se fait que vous, qui êtes comtesse, vous vous fassiez appeler madame Korzof tout court, et pourquoi vous avez construit cet hôpital, car c'est bien vous qui l'avez fait construire, n'est-ce pas? Tout le monde vous admire beaucoup, mais personne n'a pu me dire le pourquoi de cette histoire. Ce n'est pas un secret, j'espère? car si c'était un secret...
—Un secret en pierres de taille me paraît assez difficile à cacher, fit Nadia en rougissant un peu; elle riait cependant et se tourna vers son mari, qui entrait. Ce n'est pas un secret, mais c'est l'histoire de notre vie... Nos enfants ont le droit de la connaître... faut-il, Dmitri?
Elle interrogeait du regard Korzof, qui répondit gravement:
—Oui, je crois qu'il en est temps. Les enfants doivent tenir l'histoire de leurs parents de la bouche de leur parents mêmes.
Pierre et Sophie regardaient alternativement leur père et leur mère. Ils ne s'étaient pas attendus à les voir devenir si sérieux; une sorte de frayeur respectueuse s'était emparée d'eux, et ils écoutèrent avec déférence.
—Quand j'étais jeune fille, commença Nadia, j'avais un caractère très entier; je pourrais même dire entêté, n'est-ce pas, Dmitri?
—Non, fit Korzof en secouant gravement la tête, on n'est pas entêtée lorsqu'on se rend aux bonnes raisons; nous dirons: tenace, ce sera plus vrai.
—Soit! reprit Nadia en souriant. J'avais lu une masse de livres, et comme j'étais trop jeune pour discerner les théories vraies des théories absurdes, je m'étais fait un idéal de la vie, qui passait auprès de la réalité, à peu près comme les chemins de fer passent auprès des ville, c'est-à-dire à une distance souvent assez considérable. Je m'étais dit entre autres choses qu'il fallait appeler le peuple à nous, nous autres riches et nobles, afin d'avancer l'avènement du règne de l'égalité; me comprenez-vous, mes enfants?
—Oui, dit Sophie, qui écoutait les yeux grands ouverts. Tu avais raison, maman!
—Évidemment, j'avais raison; mais le tout était de s'entendre sur les moyens. Or, votre père et moi, nous étions les êtres les mieux faits du monde pour nous entendre et vivre heureux ensemble, nous l'avons bien prouvé depuis; mais lorsque votre père me demanda en mariage, je le refusai.
—Oh! s'écrièrent à la fois les quatre jeunes auditeurs.
—Je le refusai, sous prétexte qu'il était trop riche, trop noble, et surtout trop inutile, pour épouser une demoiselle également riche, noble et inutile...
—C'est alors, mes enfants, reprit Korzof, que votre mère, sollicitée par moi, mit pour condition à son consentement que je cesserais d'être riche, en consacrant ma fortune à construire cet hôpital;—que mon titre, que je suis d'ailleurs loin de déprécier, ne serait qu'un appoint à notre situation morale, et non pas un piédestal sur lequel nous nous hausserions à défaut de mérite personnel;—et enfin que je cesserais d'être inutile, en consacrant ma vie à la médecine. Vous voyez que votre mère a réalisé son programme; de plus, elle m'a rendu parfaitement heureux, et vous élève à merveille, ce qui prouve qu'elle a eu raison.
Les yeux des jeunes gens brillaient d'une émotion contenue, mais leur respect était si grand qu'ils n'osèrent la témoigner d'abord. Après un silence, pendant lequel Korzof et sa femme échangèrent un regard qui résumait leurs longues années de bonheur, Pierre se leva doucement de sa place, et vint baiser la main de sa mère, sur laquelle il appuya longuement ses lèvres, puis il alla rendre à son père le même hommage. Sophie avait caché sa tête sur l'épaule de Nadia, et tenait serrée une main du docteur. Marthe et son frère restaient immobiles, pénétrés d'une grande vénération pour ces êtres vraiment supérieurs, qui parlaient si simplement des grandes choses qu'ils avaient accomplies.
—J'ai eu raison dans le fait, reprit Nadia au bout d'un moment, pendant lequel elle avait revécu sa vie; ou plutôt le fait m'a donné raison; mais si votre père n'avait pas été l'homme qu'il est, je ne sais trop ce qui en serait advenu.
—Rien que de bon, ma mère aimée, fit Sophie; tu as l'âme trop grande pour que de toi soit venu autre chose que de noble et d'élevé.
—Ce n'est pas sûr, reprit madame Korzof. Dans tous les cas, j'ai changé ma manière de voir, car autrefois je n'aurais pu comprendre qu'on agît autrement; maintenant je ne me risquerais pas à conseiller à qui que ce soit de rompre ainsi avec toutes les coutumes sociales, et surtout de pratiquer les principes d'égalité qui faisaient alors ma force.
—Pourquoi as-tu changé, mère? demanda Pierre, devenu soucieux.
—C'est la vie qui m'a changée, répondit madame Korzof: à vingt ans, on ne voit qu'un côté des choses; en vieillissant, on court le danger de ne plus voir que l'autre côté. Ce qu'il faut tâcher de faire, c'est de voir les deux côtés avec une égale impartialité. Mais vous êtes encore bien jeunes tous les deux pour de si graves conversations, et nous aurons le temps d'en reparler. Que le récit de notre vie ne soit pas perdu pour vous, mes enfants, et qu'il vous apprenne à porter vos efforts vers le bien, comme nous nous sommes efforcés de le faire, votre père et moi.
Cette scène fut entre les enfants le sujet d'interminables causeries. Sophie surtout ne pouvait se lasser d'admirer sa mère, grandie soudain pour elle à la taille des héroïnes de l'histoire. Marthe ne demandait pas mieux que d'admirer sa bienfaitrice, à laquelle elle avait depuis longtemps voué un culte dans son cœur; mais avertie par les restrictions qu'apportait madame Korzof dans le jugement de sa propre conduite, elle pensait aussi que dans l'application des principes d'égalité qui avaient jadis séduit la noble femme, se trouvait la possibilité de certains dangers.
Sophie ne voulait rien entendre; grisée elle-même, à l'âge où l'on se forge le plus aisément des chimères, par l'atmosphère d'abnégations, de générosité, de charité universelle, qui circulait dans la maison paternelle, elle devint peu à peu plus enthousiaste, plus chimérique, que Nadia ne l'avait jamais été.
Souvent, dans leurs causeries, sa mère essaya de l'arrêter dans cette voie, mais il était bien difficile de faire entrer de force la sagesse dans la tête d'une fillette de quatorze ans, si développée qu'elle fût pour son âge. Dmitri, consulté par sa femme au sujet de ce débordement de jeunes aspirations, fut d'avis de les laisser s'épuiser d'elles-mêmes.
—Ne sommes-nous pas là, disait-il, pour en régler le cours, et au besoin l'arrêter?
La vie continua de la sorte à l'hôpital, pendant une heureuse année. Le dix-septième anniversaire de Pierre fut fêté en grande pompe. Après avoir terminé ses études par de brillants examens, il venait de se faire inscrire comme étudiant à l'Académie de médecine, estimant qu'aucune carrière ne pouvait être aussi honorable pour lui que celle de son père; son devoir n'était-il pas, d'ailleurs, de travailler sous ses ordres, et de le remplacer à l'hôpital, quand serait venu l'âge du repos?
Volodia, depuis un an, l'avait précédé dans cette voie, ne rêvant pas d'autre bonheur que d'être le second et l'ami de son cher Pierre, pendant le reste de sa vie.
Après la fête de famille, tout intime, un grand dîner réunit le soir ceux qui servaient sous le ordres de Korzof et tout ce qui de près ou de loin, parmi les relations même les plus éloignées, avait contribué à l'éducation de celui qui entrait de ce jour dans sa carrière d'homme.
La joie des convives était sincère; cette famille en qui s'étaient concentrés les plus nobles sentiments, était l'objet de l'amour et du respect universels; l'espoir de voir se perpétuer la tradition de tant de vertus était bien fait pour inspirer la satisfaction; ce jour fut dans la vie des enfants une date inoubliable.
Le lundi suivant, Korzof rentra soucieux; un nombre considérable de malades s'était présenté la veille à l'admission, tous présentant les mêmes symptômes bizarres d'une maladie oubliée depuis de longues années, et qui venait de faire une apparition dans des provinces éloignées. Jusqu'alors, rien n'indiquait qu'elle dût se révéler à Pétersbourg, où on ne l'avait encore pas étudiée, si ce n'est à l'état de cas isolés et sans gravité.
Interrogé par sa femme, Dmitri, pour la première fois de sa vie, essaya de lui cacher la vérité, et prétexta un surcroît de fatigue, causé par le nombre considérable des malades qu'il avait examinés ce jour-là.
Nadia était si bien habituée à croire son mari qu'elle accepta cette explication, mais le lendemain, l'hôpital étant plein, lorsqu'elle vit sur son visage la même expression anxieuse, elle se sentit troublée; elle fit quelques questions, et rencontra une volonté évidente de ne pas lui donner de réponse claire. Dès lors, elle redouta quelque calamité; mais sortant peu, elle n'avait pas encore eu l'occasion de s'éclairer au dehors, lorsque le troisième jour, Pierre en rentrant du cours dit tout à coup à Korzof:
—Est-ce vrai, mon père, que la peste s'est déclarée à Saint-Pétersbourg, et qu'elle nous a déjà enlevé plusieurs malades?
Nadia s'était arrêtée à la place où elle se trouvait. Très-pâle, elle regardait son mari, attendant sa réponse avec une angoisse inexprimable.
—C'est vrai, dit Korzof. J'espérais pouvoir vous le cacher encore. La peste est ici, et nous en avons perdu onze malades depuis dimanche.
—Sur combien? demanda Nadia, toujours immobile.
—Sur dix-sept, entrés avec l'infection; mais demain ou après-demain toutes les salles seront contaminées. J'ai donné ordre qu'on ne laisse plus entrer personne, que des pestiférés; il est inutile d'exposer des gens à mourir d'un mal pire que celui dont ils souffrent. On construit dans le jardin un baraquement qui nous sera fort utile, et nous pourrons alors, après les avoir désinfectées, rendre nos salles à leur véritable destination.
Il parlait pour s'étourdir et pour étourdir sa femme, pour l'empêcher de prononcer certaines paroles, qu'il devinait sur ses lèvres. Pierre baissa la tête; il avait entendu les récits qui couraient par la ville, il connaissait l'effroyable danger qui menaçait les siens.
Dans ce silence, ils entendaient distinctement les coups de marteau des charpentiers, qui travaillaient à la construction de planches destinée à abriter les malheureux, et peut-être, grâce à l'air pur qu'ils respireraient, à les sauver. Le jeune homme sortit, pour aller voir les progrès du baraquement. Korzof et sa femme restèrent seuls.
—Dmitri, fit Nadia... elle s'arrêta.
Il la regardait, et elle lut dans ses yeux ce qu'elle craignait d'y voir, en même temps qu'elle eût rougi d'y voir autre chose.
—Oui, répondit-il à son regard. Mais vous allez partir.
—Jamais, fit-elle en posant avec fermeté sa main sur le bras de son mari. Jamais, puisque tu restes.
—Envoie les enfants, alors.
—Ils n'y consentiront pas.
Ils se turent. Le bruit des marteaux retentissait de plus en plus bruyant. Korzof s'approcha de la fenêtre et vit son fils armé d'un maillet qui travaillait comme un simple manœuvre.
—Dmitri, reprit Nadia, c'est très-dur!
—C'est le devoir, répondit-il, en lui prenant la main, qu'il garda.
—Ah! soupira-t-elle, si j'avais su!...
—Tu l'aurais fait tout de même! D'ailleurs, cela ou autre chose!...
—Non, ceci est plus dur. Autre chose, on ne sait ni quand ni comment, tandis que ceci... et puis ces souffrances horribles, car c'est horrible, n'est-ce pas?
—On le dit, fit le docteur en détournant son visage, mais je te répéterai ce que je viens de dire: cela ou autre chose!... Et puis, il y en a qui en réchappent! Et enfin, pourquoi l'aurais-je plutôt que les internes, plutôt que tout autre? Ne sommes-nous pas dans d'excellentes conditions hygiéniques?
—Oui, sans doute, mais tu les verras chaque jour...
—Nadia, fit-il à voix basse, c'est le devoir; nous l'avons voulu, nous le voulons encore, nous le voudrons jusqu'au dernier jour, ce jour fût-il demain, ou ne dût-il arriver que dans trente ans.
—C'est juste, dit-elle avec un profond soupir. Mais je ne savais pas à quel point je t'aime!
Les enfants furent prévenus qu'ils allaient partir pour Spask; mais Pierre refusa obstinément de quitter son père.
—Quel drôle de médecin je ferais, dit-il, si je quittais mon poste au moment du danger! Volodia se moquerait de moi!
Sophie refusa également d'abandonner ses parents, Marthe se mit à rire quand on lui en fit la proposition. Ces êtres vaillants et jeunes avaient en eux tant de force et de vie qu'ils ramenèrent la sérénité et même la gaieté dans le cœur de Korzof et de sa femme.
Les nouvelles étaient mauvaises cependant; la mortalité augmentait tous les jours; on ne voyait plus que des figures renversées et des gens inquiets qui à la moindre démangeaison, au moindre bouton, se croyaient pestiférés et faisaient leur testament.
Les classes aisées étaient, comme toujours, presque épargnées par le fléau; cependant quelques cas mortels, absolument inexplicables, achevèrent d'effrayer la population.
Dès les premiers jours, Nadia avait renoncé à toute communication personnelle avec le dehors, afin de ne point encourir la responsabilité de quelque accident parmi ses amis et ses proches.
Les semaines passèrent; Korzof, toujours ferme et bien portant, ne se refusait à aucune fatigue, et maintenait par son exemple le courage dans les rangs de ses aides et de ses infirmiers; aucun d'eux n'avait encore été atteint, ce qui parlait hautement en faveur de la bonne tenue matérielle et morale de cette maison vraiment unique. À force de vivre dans le péril, les habitants de l'hôpital avaient fini par se croire indemnes, et même on plaisantait de ceux des Pétersbourgeois qui, garantis par toutes les précautions imaginables, trouvaient moyen d'attraper la peste, et avaient la chance de n'en pas mourir.
Le nombre des malades décroissait, et l'épidémie semblait devoir bientôt finir. C'est alors qu'une grande fatigue tomba sur la famille Korzof tout entière. Ils semblaient avoir usé leurs forces dans la résistance qu'ils avaient si vaillamment opposée à la contagion. Le docteur lui-même était devenu moins prudent.
Un matin, il s'éveilla tard; un sommeil de plomb l'avait assailli la veille et jeté dans son lit presque sans qu'il en eût conscience. Il se mit sur son séant et regarda autour de lui, comme si les objets, si familiers cependant, lui étaient devenus soudainement étrangers. Il passa la main sur son front, avec une étrange sensation de torpeur et de faiblesse; puis sentant quelque chose qui le gênait, il toucha du doigt sa poitrine près de l'aisselle et resta immobile; sa pensée venait de plonger dans un gouffre sans fond, dont jamais aucune puissance humaine ne pouvait plus le retirer. Il avança l'autre main vers la sonnette placée auprès de son lit. Ce fut Nadia qui parut; le regard qu'elle jeta sur son mari lui apprit d'un seul coup la vérité tout entière, et elle se jeta vers lui, les bras ouverts...
—Ne me touche pas, dit Korzof, en mettant dans ses yeux que fermait une indicible lassitude, toute la tendresse d'une dernière supplication. Ne me touche pas si tu m'aimes. Empêche les enfants d'entrer, et fais chercher le vieux médecin.
Sans faire d'objection, Nadia retourna dans la pièce voisine, donna à Marthe et à Sophie une commission qui devait les tenir éloignées plusieurs heures, avertit Pierre qu'il s'attardait et que l'heure était venue d'aller à son cours, répondit à leurs questions que leur père était bien et qu'il allait se lever, puis envoya prévenir le médecin que réclamait son mari et retourna près de lui. Très-abattu, il eut encore la force de lui sourire, puis il ferma les yeux et s'endormit.
Quand le vieux docteur arriva, il n'eut pas besoin de constater l'existence du bouton de la peste pour savoir que son chef était perdu. Depuis six semaines, il avait vu trop de ces visages pour s'y méprendre un instant. Le personnel fut averti, on envoya chercher toutes les sommités médicales de Pétersbourg, qui se hâtèrent d'accourir et tinrent consultation.
—Il ne souffrira pas longtemps, dit l'un d'eux; c'est tout ce que la nature peut faire pour lui maintenant.
Le lendemain matin, Nadia, qui ne l'avait pas quitté une minute, vit la respiration de son mari se ralentir, puis se manifester à de longs intervalles... Elle en attendait chaque fois le retour avec une angoisse sans bornes... elle attendit longtemps... la respiration ne revint pas.
—C'est fini! fit-elle à vois, basse au vieux docteur qui la regardait, les yeux pleins de larmes; il ne me le défendra plus maintenant! Je puis l'embrasser.
Les yeux secs, elle se penchait déjà vers le corps de Korzof. Le médecin la prit par le bras et l'arrêta.
—Vos enfants! dit-il simplement.
—Ah! c'est vrai! j'ai mes enfants, fit-elle d'un ton indifférent.
Et elle se laissa emmener sans résistance.