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Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia

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XI

La nouvelle de la mort du docteur Korzof, en se répandant dans Pétersbourg, y causa une immense consternation. Oubliant la frayeur de la contagion, qui jusqu'alors les avait tenus éloignés, les amis de la famille s'empressèrent autour de ceux qui restaient. On eût dit que le fléau devait être désarmé, maintenant qu'il avait choisi sa dernière proie parmi les plus nobles et les meilleurs. En effet, l'épidémie décroissait rapidement, et bientôt il ne resta plus de la terrible apparition que le deuil de ceux qui avaient aimé les victimes, et le sentiment de leur perte irréparable.

Nadia, qui avait supporté le premier coup avec une fermeté inexplicable, fut une année entière sans parvenir à reprendre possession d'elle-même. Elle accomplissait tous ses devoirs avec une régularité mécanique; jamais, même durant les jours qui avaient suivi la mort de Korzof, elle n'avait ralenti sa surveillance ou négligé quelque occupation. On la trouvait toujours prête à répondre, à donner un conseil, à réparer l'oubli d'un autre; mais sa pensée était ailleurs: on voyait qu'elle vivait uniquement dans son passé, et que le sentiment de la responsabilité était seul à la soutenir. Ses enfants mêmes, qui lui étaient si chers, semblaient lui appartenir plutôt par les devoirs qu'elle avait envers eux que par l'affection qu'elle leur portait; l'âme entière de Nadia avait suivi son mari au delà de la vie.

Une année s'écoula ainsi; les enfants souffraient plus qu'on peut se l'imaginer de cet état qu'ils comprenaient être maladif, mais qui n'en était pas moins plein pour eux d'amertumes et de tristesses. Pierre, déjà mûri par le travail et de sérieuses méditations, devenu presque un homme, s'expliquait mieux l'état d'esprit de sa mère; mais sa sœur, dont la nature spontanée, toute d'élans et de passion, supportait mal la réserve et la froideur, se débattait contre la rigidité extérieure, contre l'indifférence apparente de cette mère tant aimée, et Sophie devenait presque méchante à force de souffrir.

Vainement Marthe s'efforçait de la consoler et de lui prouver que cet état ne pouvait durer; qu'un jour elle retrouverait tout entière la mère qu'elle pleurait maintenant comme si elle avait été morte elle-même: Sophie ne voulait rien entendre.

—Tu ne sais pas ce que c'est que d'aimer si tendrement quelqu'un qui ne vous aime pas! s'écria-t-elle un jour, fondant en larmes. Vous non plus, Volodia, vous ne le savez pas! Cela fait tellement mal qu'on serait bien aise de mourir pour en avoir fini.

Marthe restait silencieuse, impuissante à trouver des arguments; Volodia leva gravement les yeux sur la jeune fille.

—Vous parlez comme une enfant, Sophie, dit-il d'une voix presque sévère. Nous savons tous ce que c'est que d'aimer quelqu'un qui nous aime moins que nous ne le désirons. Cela fait bien mal, en vérité; mais quand on a dans l'âme le sentiment des grandes choses, on ne se désole pas pour cela, on prend son mal en patience, on attend, même lorsqu'on n'espère pas; pour vous, vous n'êtes pas à plaindre, vous savez parfaitement combien vous êtes aimée; vous savez mal aimer vous-même, si vous ne pouvez permettre à ceux que vous chérissez d'avoir un chagrin qui momentanément les éloigne de vous... Est-ce que vous seriez égoïste, Sophie?

La jeune fille, prête à se révolter, leva les yeux sur l'ami de son enfance; les paroles de reproche et de colère qu'elle allait proférer s'arrêtèrent sur ses lèvres, tant il paraissait grave et triste.

Volodia, comme sa sœur Marthe, ne dépensait pas son affection en démonstrations; il la concentrait, au contraire, afin d'en montrer tout le trésor seulement dans les occasions qui en valaient la peine. Plus d'une fois Sophie l'avait trouvé de bon conseil; dans les petites indignations que soulevaient parfois en elle les réprimandes, il s'était montré rigoureusement partisan du devoir, et, si dépitée qu'elle fût de se voir blâmer quand elle espérait se faire plaindre, elle n'avait pu s'empêcher de s'avouer que le jeune homme avait raison.

—Égoïste? non, dit-elle. Je ne rêve, et vous le savez aussi bien que moi, Volodia, que d'employer ma vie au service d'autrui, que de me rendre utile par quelque sacrifice...

Il l'interrompit d'un geste grave et lui prit la main.

—Les sacrifices tels que vous les comprenez, dit-il, sont des choses brillantes, des objets de luxe, pour ainsi dire; ce sont des ornements pour la vie qui se les impose; ils vous attirent l'admiration des autres et vous apportent par là une prompte récompense. Le sacrifice tel que je l'entends est terne et muet; il n'a point d'apparence et ne fait pas parler de lui. Lorsque vous avez grande envie de déranger une personne que vous aimez dans son travail ou ses méditations pour lui faire vos confidences, c'est lui qui vous conseille de la laisser à ses pensées; c'est lui qui vous fait excuser la peine que vous causent des êtres chers, mais étourdis ou égoïstes... Ce sacrifice-là, Sophie, personne ne le connaît que nous-même, et si vous saviez le pratiquer, il vous commanderait de respecter la douleur de votre mère... Vous ne savez pas ce que c'est que de perdre le compagnon de sa vie... rien n'est aussi cruel.

Il quitta la main qu'il tenait et se détourna un peu, en ajoutant à voix basse:

—Si ce n'est de savoir qu'on ne sera jamais rien pour ce qu'on aime.

Sophie le regarda, indécise. Plus d'une fois elle avait cru sentir dans l'attitude du jeune homme une tendresse confiante, plus grave et plus profonde que l'amitié fraternelle. Mais pourquoi la grondait-il toujours? Pourquoi la blâmait-il sans cesse? Quand on aime, on ne prend pas à tâche de se rendre partout et toujours si désagréable...

La jeune fille soupira et quitta la salle d'étude théâtre ordinaire de leurs escarmouches.

Marthe n'avait rien dit. Patiente et sérieuse, elle assistait à la vie des autres avec un désintéressement parfait; non qu'elle n'y participât généreusement de tout ce qu'elle avait en elle-même de courage et d'activité; mais elle se sentait faite pour les rôles à côté, comme elle le disait plaisamment.

—Je suis née tante, belle-sœur, marraine, tout ce qu'on voudra, disait-elle enfin, pourvu qu'on ne me demande pas de me lancer pour mon compte au milieu de la mêlée.

Volodia s'approcha de l'excellente fille, qui le regardait avec une douce pitié.

—Je t'assure, lui dit-elle, répondant à la pensée intérieure de son frère, je t'assure qu'elle est très-bonne au fond; elle est pleine de qualités précieuses, mais en ce moment elle souffre, et cela la rend injuste.

—À qui le dis-tu! fit-il en se détournant.

Après un silence, il reprit:

—Sais-tu, Marthe, j'ai envie de partir pour une académie de province, Moscou ou Kief; je crois que là-bas je ferais mieux mon chemin qu'ici.

Sa sœur ne répondit rien, mais resta toute pâle, les yeux fixés sur lui, attendant une explication.

—Je ne suis plus ici ce que j'ai été, reprit-il. Je ne sais si c'est parce que je suis un pédant insupportable, toujours prêt à morigéner, mais Sophie n'est pas seule à s'éloigner de moi: Pierre aussi cherche d'autres amitiés. Il s'est lié depuis peu avec un certain Nicolas Stepline, dont je n'augure rien de bon.

—Stepline? fit Marthe en cherchant dans sa mémoire; ce nom ne m'est pas inconnu.

—C'est un de ces jeunes gens de provenance plébéienne, qui n'ont plus les vertus du peuple et qui n'ont pas su acquérir celles des classes supérieures: il est mal élevé, sournois, grossier dans le fond, quoiqu'il s'efforce de paraître modeste; impossible de m'expliquer ce qui peut attirer Pierre vers lui, si ce n'est la loi des contrastes, car notre Pierre est tout l'opposé de ce garçon désagréable... Eh bien, ils sont toujours ensemble; la seule chose qui m'étonne, c'est qu'il n'ait pas encore songé à l'amener ici.

Volodia resta pensif; puis, appuyant sa main sur l'épaule de sa sœur:

—C'est pour cela, Marthe, dit-il en forme de conclusion, que je ferai bien de m'en aller. Lorsque l'amitié n'est plus utile, sa dignité exige qu'elle se retire.

—C'est au moment où Pierre fait de mauvaises connaissances que tu te trouves inutile? demanda la jeune fille, jusque-là silencieuse.

Volodia haussa les épaules d'un air chagrin, sans répondre.

—Que dirait le docteur Korzof s'il t'entendait parler ainsi? continua-t-elle avec un accent d'autorité étrange dans la bouche de cette personne modeste, qui semblait ne rien vouloir juger par elle-même. Et Nadia, que dirait elle, si elle savait ce que tu prémédites? Comment, tu profiterais de ce que, absorbée dans sa douleur, elle ne regarde pas à ce qui se passe au tour d'elle, pour abandonner lâchement ses enfants? Tu n'as donc pas vu que depuis la mort du docteur, c'est toi et moi qui continuons sa tâche? que cette malheureuse femme, noyée dans son chagrin, ne se rend guère compte de se qui se passe autour d'elle, et que sans nous, les enfants n'auraient plus ni d'avis ni de conseils? Ah! mon frère, tu n'as pas réfléchi, quand tu as permis à cette pensée de défaillance de pénétrer dans ton esprit.

Le jeune homme porta lentement la main de sa sœur à ses lèvres.

—Tu es la sagesse et le dévouement incarnés, Marthe, dit-il, mais tu resteras, toi... Vois-tu, la tâche est devenue bien pénible pour moi... Depuis que Sophie me déteste, cette tâche est au-dessus de mes forces.

Marthe plongea son regard compatissant jusqu'au fond de l'âme de Volodia.

—Oui, dit-elle, je sais. Mais où serait le mérite, mon frère, si le sacrifice était aisé, si la tâche était facile? En quoi vaudrait-on mieux que les lâches, si l'on reculait devant la douleur, quand il faut remplir son devoir? Crois-tu que moi je ne souffre pas de te voir souffrir? Mais notre devoir de reconnaissance envers la mémoire de Dmitri Korzof et envers sa femme ne nous permet pas d'agir lâchement. Nous resterons, mon frère, aussi longtemps que nous serons utiles, et le jour est bien loin où nous aurons cessé de l'être.

Le jeune homme prit sa sœur dans ses bras, et les deux orphelins se serrèrent étroitement l'un contre l'autre.

—Je crains, reprit-il lorsqu'il eut repris son calme, que Sophie ne soit devenue orgueilleuse et qu'elle ne me considère comme fort au-dessous d'elle, à cause de ma position dépendante.

—Quand cela serait, répliqua Marthe, il faudrait encore nous y résigner, et lui pardonner ce travers pour l'amour de son père et de sa mère.

Elle regardait son frère et lut dans ses yeux qu'un tel travers serait pour lui la mort de tout ce que depuis l'enfance il cultivait religieusement dans son âme.

Il avait aimé Sophie comme il aimait Pierre, parce que c'était l'enfant de ses bienfaiteurs; puis cette affection dévouée avait pris une autre forme avec les années. Il l'aimait trop maintenant; il eût sacrifié sa jeunesse entière pour vaincre l'attrait puissant, l'irrésistible sentiment qui le donnait à elle tout entier; mais si l'on peut se défendre d'aimer lorsqu'on se doute du péril, il est autrement difficile de se reprendre lorsqu'on a laissé son âme s'en aller vers une autre à son insu. Il aimait Sophie, et bonne ou mauvaise, il l'aimerait toujours. Suivant qu'elle serait bonne ou mauvaise, elle remplirait de joie ou de douleur la vie de celui qui l'aimait.

—Enfin, dit-il, je ferai mon devoir, quoi qu'il m'en coûte.

Ils se serrèrent la main comme des camarades oui vont ensemble au feu. Dans toutes les luttes de la vie, ces deux êtres vaillants s'étaient serrés l'un contre l'autre et avaient marché côte à côte. Ce serait à jamais leur récompense et leur consolation.

Quand la famille se trouva réunie au thé du soir, Pierre, qui depuis quelque temps s'absentait volontiers à cette heure, se montra particulièrement aimable avec sa mère et sa sœur. Au moment où madame Korzof se préparait à rentrer dans sa chambre, son fils s'approcha d'elle pour lui dire bonsoir et lui baiser la main comme de coutume.

—Ma mère, lui dit-il, j'ai une requête à vous présenter. Me permettrez-vous d'amener ici un de mes camarades, étudiant en médecine comme moi?

—Qui est-ce? demanda Nadia distraitement.

—Il se nomme Nicolas Stepline, dit Pierre en rougissant légèrement.

—Stepline? répéta madame Korzof en cherchant dans sa mémoire. Son fils attendait sa réponse, un peu inquiet.—Est-il bien, ce garçon? Volodia le connaît-il?

—Je le connais, répondit laconiquement le jeune homme.

—Est-ce un homme qu'on puisse recevoir?

—Si vous me demandez mon humble avis, reprit Volodia, je pense que vous pouvez l'admettre dans votre maison sans plus d'inconvénients qu'un autre.

Nadia sembla sortir de son engourdissement habituel.

—Que voulez-vous dire par là? fit-elle.

—Simplement que M. Stepline partage avec beaucoup d'autres jeunes gens l'inconvénient de n'avoir qu'une demi-éducation, de ne pas être un homme du monde, en un mot. Il sort du peuple, et vous connaissez ces jeunes gens sortis du peuple; moralement ils peuvent avoir beaucoup de mérite, mais leur société n'est pas toujours de nature à plaire à des êtres plus raffinés...

—Oh! vous, fit Nadia avec un sourire maternel, vous avez beau faire, Volodia, vous resterez toujours un aristocrate! Eh bien, Pierre, tu peux nous amener ton ami; mais sois prudent, n'est-ce pas? Tu sais avec quelle circonspection il faut former dans la jeunesse des liaisons que l'on peut ensuite traîner comme un boulet toute sa vie!

La petite société se sépara, et chacun rentra chez soi.

Nadia lisait, seule dans sa chambre, lorsqu'elle entendit frapper. Pensant que c'était sa femme de chambre, venue pour réparer quelque oubli, elle dit d'entrer. À sa grande surprise, ce fut Marthe qui se présenta.

—Que voulez-vous, mon enfant? dit madame Korzof avec sa bonté habituelle.

—Je suis venue vous demander un moment d'entretien, répondit la jeune fille. Je ne vous dérange pas?

—Non, sans doute, puisque vous avez besoin de moi, répliqua Nadia, un peu surprise.

Marthe s'assit près d'elle sur un siège bas, et la regarda avec cette expression de ferme confiance qui donnait tant de charme à ce visage honnête.

—Une confidence? fit madame Korzof pour l'encourager.

—Non, ma bienfaitrice, répondit la jeune fille. Oh! si vous saviez combien ce que j'ai à vous dire est difficile et pénible! Si je ne parviens pas à me faire comprendre, vous allez me détester me chasser de votre présence,—et pourtant, je vous affirme que c'est l'affection la plus pure, le respect le plus sincère qui m'amènent ici...

—Qu'y a-t-il donc? demanda Nadia en fronçant légèrement les sourcils.

—Sophie a du chagrin, fit bravement Marthe sautant à pieds joints au beau milieu de la difficulté. Sophie se figure que vous ne l'aimez plus. Son caractère change, et je n'ai pas assez d'empire sur elle pour la diriger comme je voudrais.

—Sophie? dit Nadia avec étonnement, je pensais que c'était de vous que vous vouliez me parler?

Il y avait un peu de hauteur dans ce ton, un peu de dédain dans ces paroles; mais Marthe était bien résolue, et rien ne pouvait la décourager.

—C'est de Sophie. Elle croit que vous ne l'aimez plus, répéta courageusement la jeune fille.

—Où a-t-elle pris cela? fit la mère mécontente.

Là était la grande difficulté, l'obstacle presque insurmontable. Marthe reprit haleine avant de parler.

—Parce que vous ne vous occupez plus d'elle, dit-elle enfin, tout d'une haleine.

Nadia fit un mouvement si brusque que son livre, resté jusqu'alors sur ses genoux, tomba brusquement à terre. La jeune fille le releva et le déposa sur la table.

—Je ne m'occupe plus de ma fille? fit madame Korzof d'un ton froid. Est-ce elle ou vous qui dites cela?

—C'est elle qui le dit, et qui le pense; elle en souffre, elle en pleure, elle devient amère et injuste, parce que le cœur de sa mère, absorbé dans une irrémédiable douleur, n'a plus de pensées que pour son deuil. Ô ma bienfaitrice, mon cœur saigne pendant que je vous parle et que vous me regardez avec vos yeux courroucés,—et pourtant c'est vrai! Vous vivez avec votre cher mort, et vous ne voyez plus les vivants! si j'ose vous le dire, c'est parce que vos enfants souffrent... qui sait ce qu'ils auront encore à souffrir dans l'avenir, si vous laissez se détourner d'eux votre sollicitude maternelle!

Nadia se taisait; les lèvres pressées l'une contre l'autre, les yeux baissés, elle livrait une grande bataille à son orgueil.

—Sophie se plaint d'être négligée par moi? dit-elle enfin d'un ton radouci.

—Elle dit que vous ne l'aimez plus... Oh! ne soyez pas sévère pour elle! C'est l'excès de sa tendresse filiale qui l'égare.

Marthe se tut; le visage de madame Korzof avait pris une expression douloureuse et résignée qui commandait le silence.

—C'est vrai, dit-elle au bout d'un instant; j'ai vécu repliée sur moi-même au milieu de mes souvenirs; je croyais remplir mon devoir, je me trompais sans doute. Vous avez bien fait, Marthe, de m'avoir montré le vrai chemin... Et mon fils, que dit-il?

—Il ne dit rien, madame, mais...

—Quoi?

—Je n'ai rien à vous apprendre. Vous serez meilleur juge que moi de ce qu'il convient de faire. Vous me pardonnez mon audace? ajouta-t-elle humblement.

Nadia l'attira sur son cœur.

—Je vous remercie, lui dit-elle en l'embrassant avec tendresse. Mes enfants vous devront peut-être la paix et le bonheur de leurs vies.

Le lendemain soir, au moment où la famille se réunissait autour du samovar dans la salle à manger. Pierre entra, accompagné de son ami Nicolas Stepline, qu'il présenta à sa mère et à sa sœur. Madame Korzof l'enveloppa d'un regard et le jugea ainsi: rustaud et ambitieux.

Sophie ne porta aucun jugement. Tout entière à la joie d'avoir retrouvé les caresses de sa mère, qui était venue la réveiller avec un baiser, comme elle le faisait jadis, elle vivait dans une sorte d'extase, et avait perdu momentanément le sentiment de la vie réelle. Tout lui semblait beau, bon, élevé; elle eût voulu avoir à faire quelque chose de très-difficile, pour l'accomplir vite et d'enthousiasme; sa reconnaissance envers le destin qui lui rendait cette mère adorée, si longtemps perdue, se déversait sur ce qui l'entourait, même sur Marthe, qui souriait silencieusement, et gardait son secret. Rien n'eût pu mortifier l'excellente fille plus que de voir dévoiler le mystère par lequel cette mère se trouvait rendue à ses enfants.

Certains êtres ont la pudeur de leur bonnes actions: c'est sans doute pour compenser la forfanterie que d'autres ont de leurs crimes.

Une vie nouvelle, une sorte de résurrection de joie et d'amour, refleurit à l'hôpital. Le souvenir du père, martyr de son devoir, planait encore sur toutes les âmes, mais, ainsi qu'il l'eût souhaité lui-même, c'était comme une auréole, et non comme une ombre.

Nadia elle-même se reprit à aimer l'existence, non pour ses joies, elle ne pouvait plus en connaître, mais pour ses devoirs. On s'attache à ses devoirs infiniment plus qu'à ses plaisirs; cette mère, sentant qu'elle avait quelque chose à se reprocher, se mit à observer attentivement ses enfants, et constata qu'en effet elle les avait longtemps négliges.

Pierre était devenu très indépendant, trop peut-être, dans ses relations, ses habitudes et ses goûts. Au moment où la surveillance paternelle qui faisait défaut eût dû être remplacée par celle de la mère, il s'était trouvé à peu près maître de sa personne: inévitablement, il s'était servi de sa liberté pour commettre des inconséquences.

Une des plus importantes avait été sa liaison avec Nicolas Stepline.

Celui-ci était le représentant d'un groupe et d'une idée, si tant est qu'on puisse appeler «idée» ce qui consiste à n'en avoir aucune. Rustaud et ambitieux, tel que madame Korzof l'avait jugé, Stepline était de plus très-rusé. Il se faisait une force de ce qu'un autre eût considéré comme une faiblesse; son manque d'usage, la grossièreté native de sa personne étaient pour lui des moyens d'action; il disait carrément une chose désagréable à n'importe qui, et tout aussitôt passait pour un homme si franc qu'il ne pouvait cacher sa manière de voir.

Ce rôle de paysan du Danube était, il est vrai, le seul auquel Stepline pût prétendre; mais c'était quelque chose que d'y être entré de plain-pied, sans jamais commettre d'erreur ou de défaillance.

Comment ce butor s'était-il lié avec Pierre Korzof?

Précisément par ce moyen usé et toujours bon qui consiste à jeter à la face des gens quelque énorme flatterie assaisonnée d'une grossièreté. Peut-on ne pas croire sincère l'être qui vous trouve en même temps une perfection dont vous doutez et un défaut que vous êtes sûr d'avoir?

Lorsque après s'être rencontrés aux mêmes cours, un hasard longtemps cherché mit face à face Pierre Korzof et Nicolas Stepline, celui-ci alla droit au jeune homme.

—Jamais, lui dit-il de but en blanc, je me serais figuré qu'un fils de seigneur pût être bon à quelque chose; vous démolissez une idée à laquelle je tenais.

—Laquelle? fit Pierre un peu blessé.

—Je croyais qu'une éducation recherchée, pourrie, comme votre éducation de fils de famille, ne pouvait produire que des fruits secs, et voilà que je trouve en vous l'honneur de notre école! J'avais des préjugés, c'est ennuyeux de les perdre, on tient à ses préjugés!

Le moyen de ne pas être flatté? La jeune cervelle de Pierre se sentit toute grisée de ce compliment inattendu.

—Vous souvenez-vous que je vous ai battu, une fois? continua Stepline avec aplomb. Vous m'en voulez toujours, dites? Cela nous a coûté cher; mon père a été ruiné du coup, en perdant la place qui le faisait vivre.

C'était un audacieux mensonge, mais Stepline jouait le tout pour le tout. La partie était assez belle pour valoir cet enjeu.

—Comment! s'écria Pierre, mû par ce sentiment de générosité juvénile, absolument irraisonné, ridicule et stupide, qui fait faire tant de sottises et qui rend pourtant la jeunesse si sympathique,—c'était vous!

—Oui, c'était moi. Ma famille a payé ma brutalité par dix années de misère. Enfin, mon père m'a fait donner de l'éducation quand même, et je l'en remercie doublement.

—Ah! que je regrette, que je regrette... s'écriait Pierre en lui serrant la main.

De ce jour ils furent amis intimes. Le jeune Korzof tenait à se montrer aussi dépourvu de sentiments aristocratiques que son ami lui-même; il rougissait toutes les fois que celui-ci faisait allusion à sa naissance supérieure, au luxe de son existence, à la condition subalterne occupée jadis par Féodor dans la maison du prince. C'étaient autant d'épines que le malin Nicolas enfonçait dans sa chair à l'endroit le plus sensible; plus Nicolas doutait des goûts démocratiques de son nouvel ami, plus celui-ci s'enfonçait dans les exagérations de la nouvelle doctrine, si bien qu'il finit par se montrer plus radical que les radicaux eux-mêmes.

C'est à ce moment que Stepline demanda à être introduit dans la famille Korzof. Il lui tardait d'être reçu en hôte, sur le pied de l'égalité, dans cette maison où son grand-père avait exercé les fonctions de la domesticité.

—Que penses-tu de ma sœur? demanda Pierre à son ami, quand ils se revirent le lendemain de cette présentation.

—Que veux-tu que j'en pense? répondit l'autre d'un ton bourru. Elle a l'air assez intelligent, mais ces demoiselles du grand monde sont toutes des mijaurées.

—Ma sœur n'est pas une mijaurée! s'écria Pierre, piqué au vif par cette supposition. Ne saurais-tu croire qu'une jeune fille élevée dans les principes qui ont porté mon père et ma mère à se dépouiller de leur fortune comme ils l'ont fait, puisse être aussi intelligente que nous et partager nos idées?

—Si elle partage nos idées, c'est différent, grommela Stepline en cachant sa satisfaction; mais il faudrait le voir autrement que sur ta parole.

—Qui t'empêche de causer avec elle? tu verras que je ne t'ai pas trompé.

L'année de deuil était révolue. Cédant aux instigations de son nouvel ami, Pierre pria sa mère de lui permettre de réunir chez lui, une fois par, semaine, quelques-uns de ses meilleurs camarades.

Madame Korzof n'y mit point obstacle: chez elle, au moins, elle était certaine que son fils ne serait entraîné dans aucune erreur répréhensible. Vers dix heures, elle envoyait le thé aux jeunes gens dans l'appartement de Pierre. Un soir, celui-ci demanda la permission d'amener ses amis à la salle à manger... Depuis lors, tous les jeudis, après la conférence qui servait de prétexte à ces réunions, les trois ou quatre amis de Pierre furent admis dans la société des jeunes filles.

Ils ne s'en montrèrent pas charmés; pour la plupart, ils préféraient le cabinet de travail de Pierre, où l'on pouvait fumer à son aise; mais Stepline avait son idée. Insensiblement, il glissa près de Sophie dans une de ces intimités fréquentes en Russie entre jeunes gens et jeunes filles, où l'on cause comme si l'on était des camarades du même sexe, sans que la conversation dépasse jamais les limites des plus strictes convenances.

Les convenances étaient observées en effet le plus rigoureusement du monde; mais l'esprit déjà exalté de Sophie se trouva entraîné vers des régions inaccessibles au vulgaire, c'est-à-dire au sens commun. Les idées de sacrifice et d'abnégation qui avaient jadis dominé sa mère réapparaissaient en elle sous une forme plus moderne et plus dangereuse, car elle n'avait pas le contre-poids qui avait autrefois sauvé Nadia.

Celle-ci partageait toutes ses impressions avec son père, dont l'esprit doucement railleur la retenait à tout moment sur une pente dangereuse; Sophie ne disait pas à sa mère la moitié de ce qu'elle pensait. Du vivant de son père, elle ne lui cachait pas une de ses réflexions; mais la longue année de réserve qui s'était écoulée depuis l'avait habituée à concentrer ses idées en elle-même. Et puis une crainte vague l'avertissait que Nadia n'approuverait pas certaines choses... Sophie était déjà très loin dans la voie de l'erreur.

Au moyen du même semblant de sincérité bourrue qui avait si fortement agi sur l'esprit du frère, Nicolas Stepline s'empara de celui de la sœur. Il sut jouer habilement des sentiments généreux de cette enfant enthousiaste. Il peignit un état social dans lequel les grandes fortunes considéreraient comme un devoir d'honneur de s'allier à des familles pauvres; il exprima un profond mépris pour les femmes du monde qui vivent dans le monde: c'était seulement en se mêlant au peuple qu'elles purifieraient leur richesse impure.

Plus rusé encore qu'on ne l'eût pu supposer, il se garda bien de parler d'amour, mais seulement de devoir.

Il savait que Sophie ne pouvait s'éprendre de lui: il savait que cette jeune fille, élevée dans l'élégance et le goût le plus raffinés, ne saurait trouver de charmes dans un paysan mal dégrossi; mais il sut lui présenter le sacrifice d'elle-même comme un apostolat.

Il trouvait d'autant moins d'obstacles dans l'exécution de son projet, que ne faisant d'aucune façon la cour à la jeune fille, il ne pouvait être considéré comme dangereux ni par elle-même, ni par sa mère. Il parlait toujours à un point de vue général et ne faisait point d'allusions personnelles.

Cependant, averti par un instinct secret, Volodia le regardait avec une méfiance qui était bien près de devenir de la haine. Il essayait, soit par lui-même, soit par Marthe, qui partageait ses craintes, de se tenir au courant du changement qui se produisait dans l'esprit de Sophie. Peine perdue; celle-ci était devenue un livre fermé.

Enfin elle parla, et ce jour fut pour la famille Korzof une date bien douloureuse.

XII

Le jour anniversaire de sa dix-neuvième année, en présence de son frère, de Marthe confondue et de Volodia atterré, Sophie dit tranquillement:

—Ma mère, je vous demande l'autorisation d'épouser Nicolas Stepline.

À cette demande, si imprévue et à tous les points de vue si absurde, madame Korzof resta stupéfaite et crut avoir mal entendu.

—Je n'ai pas compris, dit-elle à sa fille, qui attendait sa réponse avec l'apparence du calme.

—Je vous ai demandé, ma mère, l'autorisation d'épouser Nicolas Stepline.

—Tu l'aimes donc? s'écria Nadia, bouleversée. Sophie leva sur sa mère ses yeux purs et limpides.

—Non, dit-elle, pourquoi l'aimerais-je? Il s'agit de réparer une injustice de la destinée, je m'y efforcerai de mon mieux; il n'est pas besoin d'amour pour cela.

—Malheureuse enfant! dit madame Korzof en venant à elle et en la prenant dans ses bras, qui a pu te mettre de telles choses en l'esprit? Est-ce que l'exemple de ton père et le mien ont jamais pu permettre à ta pensée de concevoir l'idée d'un mariage sans sympathie, sans convenance, sans amour! Cet être grossier, brutal, mal élevé, à côté de toi, ma fille! Tu n'y as pas réfléchi un instant! Tu as subi une domination intéressée, et tu t'es laissé convaincre... C'est une folie passagère, mon enfant, n'est-ce pas? Nous en causerons à tête reposée, et tu comprendras...

—Ma mère, interrompit Sophie avec fermeté, je veux épouser Nicolas Stepline. À notre époque d'inégalités sociales, c'est un devoir pour tout être intelligent et de bonne volonté de réparer autant qu'il est en son pouvoir les injustices de la destinée. C'est aux femmes riches d'épouser des hommes pauvres et intelligents, afin de servir ainsi la cause de la civilisation et celle du peuple.

—Oh! fit Nadia en se cachant le visage dans les mains.

C'était le même langage qu'elle avait tenu jadis à son père, c'étaient presque identiquement les mêmes paroles; elle s'en souvenait maintenant. Des profondeurs de sa mémoire surgissait la scène du jardin de Péterhof, où elle avait fait ce vœu téméraire... Elle avait réalisé son rêve, et son rêve lui avait donné le bonheur; mais c'est qu'elle avait trouvé sur sa route un être noble et grand, un amour sans bornes; son rêve avait pris corps, sans qu'elle s'abaissât; au contraire, elle l'avait fait monter jusqu'à elle... Maintenant les mêmes chimères, les mêmes utopies allaient-elles condamner sa propre enfant?

—Ma fille, dit-elle, tu me châties cruellement de mon imprudence. Ou je n'ai pas rempli tout mon devoir envers toi, ou je l'ai mal rempli. Dans les deux cas, tu es l'instrument de ma punition; je ne croyais pas avoir mérité cela!

Sophie se jeta dans ses bras.

—Ma mère chérie, lui dit-elle, je t'aime et te vénère; mais ces principes sont ceux que tu as professés toute ta vie, tu ne peux pas les trouver mauvais aujourd'hui.

—Ce n'est pas le principe qui est répréhensible, Sophie, dit Volodia de sa voix grave, c'est l'application que vous en faites.

Jusque-là personne n'avait rien dit: tout le monde se mit à parler à la fois.

Seul, Pierre, embarrassé, restait muet. Cette scène n'avait pour lui rien d'imprévu: depuis trop longtemps il entendait émettre par son ami les idées auxquelles Sophie donnait aujourd'hui une consécration si douloureuse. Jusqu'alors ces idées ne l'avaient pas choqué. Tout à coup, à la pensée de voir sa sœur unie à Stepline, il reculait intérieurement et restait décontenancé.

—Mon frère, dit la jeune fille en se tournant vers lui, pourquoi ne viens-tu pas à mon aide?

Nadia regarda son fils d'un air sévère; c'était lui qui avait introduit Stepline dans la maison; il se trouvait être responsable en partie de ce qui arrivait.

—Eh bien, Pierre, continua Sophie, tu ne dis rien? Cent fois tu as approuvé ces idées; tu les trouvais alors grandes et généreuses: au moment où je les mets en pratique, vas-tu m'abandonner, toi aussi?

Madame Korzof regardait alternativement ses deux enfants avec une émotion douloureuse. Hélas! Marthe l'avait avertie trop tard. Pendant que, repliée sur elle-même, elle vivait dans ses souvenirs de veuve, elle avait laissé errer loin d'elle l'âme de son fils et de sa fille.

La bonne Marthe lut ses pensées sur son visage et s'approcha d'elle tout doucement. Nadia la comprit et lui serra la main sans parler.

—Je comprends, ma mère, reprit la jeune fille, que ma demande te surprenne; aussi je te demande de ne rien décider maintenant...

—Mais où prend-elle ce calme? s'écria madame Korzof, qui retrouva instantanément sa présence d'esprit; elle nous bouleverse avec ses idées insensées, et pendant que nous restons éperdus, elle raisonne tranquillement comme un général d'armée qui dispose ses troupes. Sophie, est-ce que je me serais trompée? est-ce que tu n'aurais pas de cœur?

Une rougeur subite, suivie d'une pâleur de cire, envahit le visage de Sophie; elle baissa les yeux et resta immobile.

De toutes les choses pénibles, sa mère venait de trouver celle qui lui était le plus sensible. La nature ardente et spontanée de cette enfant se faisait une violence extrême pour présenter l'apparence de calme qui choquait si fort les siens, mais ils ne pouvaient le comprendre.

—Madame, dit Volodia, au milieu de la consternation générale, voulez-vous me permettre d'avoir un entretien d'un instant avec Sophie?

Marthe regarda son frère avec surprise; qu'allait-il dire? Allait-il révéler son secret? Le moment semblait mal choisi. Madame Korzof ouvrait la bouche pour répondre, sa fille la prévint.

—Je n'ai rien à entendre de vous, Volodia, dit-elle au jeune homme d'un ton hautain; nous ne partageons pas les mêmes idées, nous ne saurions nous comprendre.

—C'est bien, dit Nadia, froissée de cette attitude; puisque vous avez oublié tout ce qui vous est proche et doit vous être cher, rentrez dans votre chambre, ma fille; plus tard, nous aurons un entretien.

Sophie passa la tête haute au milieu de la famille consternée et disparut sans se retourner.

—Voyons, Pierre, explique-moi cela! fit Nadia en réprimant un mouvement instinctif de violence. Tu avais charge d'âme, toi aussi! S'il est vrai que je vous aie négligés tous deux...

—Oh! ma mère! fit le jeune homme d'une voix suppliante.

Nadia l'interrompit du geste.

—S'il est vrai que je vous aie négligés, tu n'étais que plus responsable, toi! Tu as l'âge à présent, tu sais ce que c'est que la vie sociale, que le mariage! Ton père a parlé avec toi de ces questions de son vivant, il ne négligeait pas son devoir, lui! ajouta-t-elle avec amertume. Comment n'as-tu pas veillé sur ta sœur?

Pierre, confus, avait baissé la tête; il la releva avec un mouvement plein de dignité.

—Ma mère, dit-il avec confiance, je n'ai jamais cru que les principes généraux sur lesquels nous sommes tous d'accord pourraient, dans la pratique, avoir ces conséquences fâcheuses. Lorsque nous avons tous ici dit et répété que le seul moyen de réparer les inégalités du destin était de verser la richesse dans les mains de ceux qui, actifs et intelligents, mais dépourvus de fortune, étaient condamnés à rester dans l'obscurité, nous avons tous cru professer une doctrine grande et généreuse. Si Stepline était autre qu'il n'est, Sophie serait-elle si coupable?

Nadia fit un moment sans répondre. Un grand combat se livrait en elle. Toute sa vie elle s'était crue libre de préjugés aristocratiques; elle-même avait annoncé autrefois son intention d'épouser un homme sorti des rangs du peuple; mais cet homme, elle ne l'avait pas rencontré. Aujourd'hui que l'homme pauvre et intelligent prétendait à la main de sa fille, tout son orgueil se révoltait, quoi qu'elle en eût.

—Ma mère, reprit Pierre, du ton le plus respectueux, est-ce la personne de Stepline ou son origine qui te déplaît?

Madame Korzof fit un effort digne d'elle-même, et répondit avec fermeté:

—C'est sa personne. S'il était autre, fils d'intendant, tel qu'il est, s'il avait les mérites extérieurs qui proviennent des qualités morales, je l'appellerais mon gendre sans regret. Mais ce garçon m'est antipathique. Rien de noble ne peut venir de lui, c'est une nature intéressée.

Pierre se sentit battu. Plus d'une fois, lui-même, depuis six mois, il avait senti les côtés grossiers de la nature de son camarade le choquer avec l'âpreté d'une dissonance. Il s'était reproché de s'être lié trop facilement, d'avoir introduit trop facilement cet étranger dans un intérieur qui devait lui être sacré... Mais tout cela était de l'imprudence; et quand serait-on imprudent, si ce n'est quand on a vingt ans?

Il essaya cependant de défendre son ami.

—Intéressé, ma mère, je ne le crois point; ambitieux, je ne dis pas; qu'il désire atteindre une haute position, n'est-ce pas son droit? N'est-ce pas en quelque sorte son devoir?

—On a le droit et le devoir de chercher à se faire une haute position, répondit sévèrement Nadia, mais c'est à condition qu'on ne la devra qu'à soi-même. La fortune d'une femme ne peut pas être le marchepied de celui qui la recherche en mariage. Il doit avoir par lui-même quelque mérite, sans quoi il n'est pas ambitieux, il n'est qu'intéressé.

Pierre s'inclina silencieusement.

—La vérité, dit Nadia, la voici: c'est qu'il est dangereux de mettre des armes dans les mains des enfants. Vous jouez avec des sophismes, vous autres, et à un moment donné ils se retournent contre vous. En attendant que j'aie fait comprendre à Sophie de quelle folie elle veut se rendre coupable, tu diras à ton ami, mon fils, que je le prie de ne pas se présenter ici.

—Il ne viendra pas, ma mère, ne craignez rien, fit Pierre blessé; sa dignité...

—Ne me parle pas de la dignité d'un homme qui a exposé à la colère de sa mère la jeune fille qu'il prétend aimer, dit madame Korzof. S'il avait quelque noblesse de sentiments, il se serait présenté lui-même, au lieu de faire parler cette malheureuse enfant.

L'observation était d'une justesse si évidente, que Pierre en fut aussitôt convaincu. À vrai dire, il défendait Nicolas par générosité, par esprit chevaleresque; mais si madame Korzof avait tout à coup donné son consentement, il eût été le premier à faire des objections au mariage projeté.

Nadia rentra chez elle, Pierre sortit de son côté; la présence de Volodia lui faisait mal. Sans que jamais celui-ci eût rien témoigné de ses sentiments intérieurs, le jeune Korzof sentait que son véritable ami, le compagnon de son enfance et de sa jeunesse, était atteint dans le fond de son âme.

Restés seuls, Marthe et son frère s'entre-regardèrent tristement.

—Je m'en doutais, fit le jeune homme, répondant ainsi à la pensée de sa sœur, elle devait en arriver à quelque navrante folie; et puis, sais-tu, Marthe? elle ne nous aimait pas assez!

—Tu te trompes, s'écria Marthe, elle nous aime; mais depuis quelque temps, elle nous craint plus encore qu'elle ne nous aime, et c'est pour cela qu'elle s'écarte de nous. Elle sait bien, dans le fond de son esprit dévoyé, égaré, qu'elle a tort et que nous avons raison...

Après un silence, elle reprit:

—Tu l'as entendu, Volodia; cet homme, elle ne l'aime pas! Elle s'immole froidement à ce qu'elle considère comme un devoir. Pauvre tête enthousiaste et folle! Nous ne l'abandonnerons pas, n'est-ce pas, mon frère?

Volodia regarda sa sœur pour l'interroger; elle continua:

—Elle est obstinée, madame Korzof a une volonté de fer; ces deux entêtements vont se heurter d'une façon terrible. Si Sophie se sent aimée par nous, si nous lui témoignons la même affection, la même indulgente bonté, n'espères-tu pas que son âme s'ouvrira à notre tendresse, qu'elle comprendra enfin où est la famille, où est le devoir, où est l'amour?

Volodia porta à ses lèvres la main de sa sœur, si bonne et si maternelle, et ne répondit rien, car son âme était triste jusqu'à la mort.

La porte se rouvrit, et Sophie apparut sur le seuil.

—Vous vouliez me parler, dit-elle au jeune homme; que vouliez-vous me dire?

Marthe se retira discrètement; dans un tel entretien, sa présence ne pouvait qu'être nuisible.

Volodia fit deux pas en avant, prit la main de la jeune fille et la conduisit à une chaise où elle s'assit.

—Je voulais vous dire, fit-il, le cœur serré par une indicible angoisse, que vous n'avez pas regardé en vous-même, lorsque vous avez pris votre résolution...

—Ce n'est pas en soi qu'il faut regarder lorsqu'on veut faire le bien, interrompit Sophie; ceux qui s'occupent d'eux-mêmes sont des égoïstes.

—Il faut regarder en soi aussi, insista Volodia; nul être pensant n'a le droit de négliger volontairement une seule des choses qui peuvent peser dans la balance de ses propres conseils. Voulez-vous m'écouter, Sophie, sans m'interrompre? Vous répondrez à mes questions avec votre sincérité habituelle, et quand j'aurai fini, vous me direz ce qu'il vous plaira.

—Soit, fit-elle avec un signe de tête hautain.

Il resta debout devant elle, la couvrant de son regard honnête et lumineux, tout comme si elle eût été une étrangère, et non pas celle qu'il aimait plus que sa vie.

—Nous avons, dit-il de sa voix grave, des devoirs envers l'humanité, envers la société, envers la famille et envers nous-mêmes; en demandant à épouser M. Stepline, envers qui pensez-vous remplir un devoir?

Sophie hésita un instant, et répondit, soudain troublée:

—Envers l'humanité.

—Si telle est votre pensée, reprit Volodia, je ne puis que vous approuver. Vous n'ignorez pas, cependant, que vous blessez en même temps la société, la famille et vous-même?

—La société et ses préjugés m'importent peu, répondit la jeune fille; la famille m'aimera assez, je l'espère, pour me laisser remplir ce que je considère comme un devoir. Quant à moi-même...

Elle rougit, mais leva résolûment les yeux sur Volodia.

—Quant à moi-même, je trouve que c'est bien et cela me suffit.

Le jeune homme s'inclina.

—Nous parlerons d'autre chose, alors, dit-il. Savez-vous ce que c'est que le mariage?

Sophie répondit bravement:

—C'est l'union de deux volontés semblables qui tendent vers un même but.

—Fort bien; M. Stepline et vous avez deux volontés semblables qui tendent vers un même but; ce but, peut-on le connaître?

—Améliorer le sort des classes pauvres, appeler à la surface ceux qui sont dans les bas-fonds...

—Et quand vous aurez appelé ceux-là à la surface, qu'en ferez-vous?

Un instant interdite, Sophie répondit presque aussitôt:—Alors, nous verrons ce qu'il y aura à faire.

Volodia poussa un soupir.

—C'est cela, dit-il, commencez par démolir, sans savoir ce que vous mettrez à la place! Croyez-vous, Sophie, qu'on puisse ainsi faire table rase des habitudes, des mœurs, des principes d'une nation, sans rien lui donner en échange? Ne voyez-vous pas que ce que vous voulez faire en ce moment est l'ouvrage des siècles; que le défaut de notre pays, même dans ceux qu'il a de mieux intentionnés, est d'aller trop vite, et que vous voulez aller encore beaucoup plus vite que ceux-là? Mais je m'oublie; nous parlions du mariage tout à l'heure. Avez-vous regardé attentivement celui de vos parents? Non, sans doute. Élevée dans ce milieu, n'en connaissant point d'autre, vous n'avez point fait attention à ce qui vous entourait. Mais moi, venu tardivement à votre foyer de famille, j'ai observé, j'ai comparé cette union aux autres, et je me suis incliné avec vénération devant elle, parce qu'elle réalise l'idéal du devoir et du bonheur sur la terre.

Votre père aimait votre mère, Sophie, et si je vous parle de cela, moi qui ne suis qu'un étranger pour vous et pour eux, c'est que la sainteté de cette tendresse en faisait un idéal admirable à contempler. Savez-vous où était la grandeur de cette affection? Vous l'avez dit tout à l'heure. Deux volontés semblables tendant vers le même but. Mais ces volontés étaient semblables, remarquez-le. Le même esprit de sacrifice animait ces deux âmes, résignées d'avance au renoncement de tout ce qui ne serait pas beau, bien et utile. Ces deux êtres avaient les mêmes goûts, la même éducation; ils partageaient la sympathie égale de ceux qui les entouraient. Quand on les voyait, la noblesse de leur attitude n'était que le reflet de la noblesse de leur âme; ils n'avaient pas besoin de se parler pour se comprendre, un regard leur suffisait, souvent même le regard était inutile; ils faisaient au même moment la même chose, parce que leurs esprits étaient tellement semblables qu'ils pensaient de même, en même temps!

Le jeune homme ému s'arrêta, Sophie l'écoutait pensive. Non, elle n'avait jamais remarqué ce qu'il lui racontait maintenant de cette façon simple et grande, mais ses souvenirs disaient à la fille de Nadia qu'il avait vu juste, et que c'est bien ainsi que son père avait vécu près de sa mère.

—Votre père, reprit-il, était l'égal de votre mère par les goûts, par l'éducation, par le niveau moral enfin. C'est là la base de leur profonde et durable tendresse. Jamais, ni seuls, ni devant le monde, ils n'eurent à rougir l'un de l'autre, ni à se cacher réciproquement une pensée. Votre mère avait exigé le sacrifice de la fortune du docteur Korzof, mais elle apportait elle-même son patrimoine en offrande, et si vous êtes, malgré tout, Pierre et vous, de riches héritiers, c'est parce que votre grand-père, sage et prudent, avait réservé l'avenir, ne permettant pas de dépouiller d'avance les enfants à naître. L'égalité la plus parfaite se trouvait dans cette union, qui ne rencontra que des approbations... aussi fut-elle toujours comme une auréole qui planait sur les époux.

—Il faudrait alors, dit Sophie, que mon futur mari fût aussi riche que moi? Je rétablirais l'égalité, je crois, en me faisant aussi pauvre que lui?

—La fortune n'est rien en comparaison des goûts et des habitudes, répliqua vivement Volodia. Pourriez-vous passer votre vie près d'un homme qui aurait les ongles noirs?

Sophie se sentit profondément blessée. Les ongles de Stepline étaient loin d'être irréprochables, et elle l'avait remarqué; mais avec la confiance de son âge, elle pensait n'avoir qu'un mot à lui dire, pour le corriger de cette négligence. Elle jeta sur Volodia un regard irrité, auquel il ne voulut point prendre garde.

—Mais il y a autre chose encore, Sophie, continua-t-il d'une voix grave et triste. Vous dites hautement que vous n'aimez pas cet homme, et pourtant vous voulez l'épouser. Vous vous croyez fort au-dessus des autres jeunes filles, qui cherchent dans le mariage la sanctification de leur amour... Prenez garde, Sophie; c'est un étrange langage dans la bouche d'un homme aussi jeune que moi, mais je suis vieux par la souffrance, sinon par les années; vous blâmez cruellement les jeunes filles qui épousent des hommes riches, parce qu'ils sont riches; vous dites qu'elles se vendent pour une fortune et un nom, mais vous qui voulez vous marier sans amour, pour la réalisation d'une utopie chimérique, ne vous vendez-vous pas par ambition?

—Moi! s'écria Sophie irritée en se levant, lorsque je me mets au-dessus de toutes les mesquineries de la société...

—Précisément, pour être au-dessus des autres, continua Volodia avec autorité. Le mariage tel que je le comprends, Sophie, ce n'est pas cela: c'est la joie incessante et sacrée de vivre avec l'être que l'on préfère, sans que rien ait le droit de vous en séparer; c'est le bonheur d'élever des enfants qui vous ressemblent dans le respect et l'amour de leurs parents, c'est la communion perpétuelle et toujours nouvelle des pensées et des sentiments... Je ne me marierai pas, moi, Sophie, continua-t-il d'une voix soudain brisée, mais j'avais rêvé pour vous le bonheur qui ne m'est pas destiné; j'aurais été heureux, oui, heureux, de vous voir la femme honorée d'un homme honorable et bon... L'avenir que vous vous préparez me navre, et je ne me sens pas le courage d'en être témoin.

—Vous voulez vous en aller? dit Sophie troublée; où donc?

—Je n'ai pas encore choisi la ville, mais je quitterai Pétersbourg... avec le regret éternel de voir malheureuse la compagne de ma jeunesse, mon amie, presque ma sœur.

Il se tut, et Sophie garda le silence. Quelque chose qu'il n'avait pas dit semblait vibrer aux oreilles de la jeune fille. Elle s'efforçait de le retrouver dans sa mémoire, et n'y pouvait ressaisir que l'écho des paroles réellement prononcées. Elle leva les yeux sur lui, il ne la regardait pas; les yeux perdus dans le vague, il semblait suivre quelque image flottante et lointaine.

—Je vous remercie, dit-elle, en s'efforçant de raffermir sa voix qui tremblait. Je rends justice au sentiment d'amitié qui inspire vos paroles.

—Mais vous n'êtes pas convaincue? dit-il tristement.

Elle baissa la tête. Convaincue, non; ébranlée, oui. Mais un amour-propre plus puissant que la voix de la raison même l'empêchait de l'avouer.

—Adieu, Sophie, dit-il en lui tendant la main.

Elle lui donna la sienne, en hésitant.

—Vous ne partez pas encore? dit-elle.

—Non; mais que je reste ou que je parte, c'est un adieu véritable que je vous dis ici. J'ai perdu une amie, vous conservez un frère en moi, ne l'oubliez pas, Sophie.

Il sortit si vite qu'elle n'eut pas le temps de lui dire un seul mot. Elle resta immobile un moment, puis rentra dans sa chambre, où elle pleura sans contrainte. Pourquoi? Elle n'en savait rien.

Une heure après, sa mère la fit appeler et eut avec elle un long entretien; comme Marthe l'avait prévu, l'autorité de madame Korzof rencontra un obstacle insurmontable dans l'entêtement de la jeune fille. Les paroles de Volodia l'avaient émue: peut-être avec le temps, sous l'influence de la douceur et du raisonnement, eussent-elles amené quelque bon résultat; dans la circonstance présente, leur effet fut détruit par les remontrances de Nadia.

—Je ne donnerai jamais mon consentement à ce mariage, finit-elle par dire, en voyant ses raisonnements inutiles.

—Ce sera comme vous voudrez, maman, répondit Sophie; pour ma part, je n'épouserai jamais un homme riche; mais au fond je ne tiens pas à me marier.

Sur ces paroles amères, Nadia quitta sa fille; elle était navrée au fond de son âme, et se faisait des reproches, qu'en réalité elle ne méritait guère. Pendant les jours qui suivirent, ce sujet de conversation fut soigneusement banni par toute la famille, mais on ne pensait pas à autre chose.

Pierre avait vu Stepline et lui avait raconté ce qui s'était passé, non sans lui faire des reproches, que Nicolas accepta d'un air sournois. Il ne se retrancha pas derrière l'excuse toute prête trouvée d'une passion soudaine et violente pour celle qu'il voulait épouser: de tels subterfuges étaient au-dessous des «idées» de ce nouveau genre de philanthropes. Il s'agissait bien d'amour, en vérité! Balivernes que tous ces grands sentiments! Il s'agissait uniquement de coopérer à l'œuvre de la libération morale du peuple par le peuple!

Pierre Korzof ne comprenait pas la vie tout à fait de la même façon; l'exemple et les principes de ses parents l'avaient sauvé de ce glorieux mépris pour les plus nobles sentiments de la nature humaine. Aussi éprouva-t-il une désillusion très-vive en écoutant les réponses que faisait son camarade aux objections dont il l'accablait. Quoi! pas une étincelle de sentiment? rien qu'un froid raisonnement!

—Mais enfin, lui dit-il tout à coup, tu ne comprends pas ce qui m'ennuie? C'est que tu as l'air de rechercher ma sœur uniquement pour sa fortune!

—Pas du tout, répondit froidement Nicolas; elle est très-intelligente et nous sera très utile.

Le cœur de Pierre se glaça: sa chère et charmante sœur épousée dans un but d'utilité! Son âme de vingt ans ne pouvait accepter cette façon d'envisager la vie. Il regarda autour de lui et vit que Stepline n'était pas seul à penser ainsi.

Déçue par un faux renoncement, par une menteuse apparence de grandeur, toute une classe de jeunes gens pensait et agissait de même dans ce milieu qui eût dû être intelligent, et qui devenait presque fou à force d'absurdité. Pierre s'aperçut que ce qu'il prenait pour des railleries inoffensives, adressées à son enthousiasme et à son exubérance, était en réalité une critique acerbe. Dans cette société de redoutables pince-sans-rire, qui avaient élevé l'indifférence à la hauteur d'une vertu, il se trouvait fourvoyé et malheureux. Il se retira peu à peu, et chercha à se rapprocher de Volodia.

Celui-ci lui fit bon accueil, mais il était devenu si triste et si grave que Pierre crut sentir là des reproches détournés. En réalité, Volodia n'y pensait pas, mais on ne fait pas le sacrifice des joies de sa vie sans qu'il vous en reste une ombre. Ainsi tout le monde se trouva malheureux dans cette maison, où tout semblait offrir à tous des garanties de bonheur.

Stepline banni ne renonçait point à ses projets. Avec une patience résignée qui ne lui imposait pas la moindre souffrance, Sophie au contraire supportait l'ajournement indéfini de ses projets; elle y eut même renoncé sans beaucoup de peine, si elle n'eût pensé que ce serait reculer devant la loi maternelle. Trop honnête et trop pure pour concevoir un instant la pensée de correspondre avec l'homme qu'on ne voulait pas lui laisser épouser, tout au plus regrettait-elle de ne pouvoir servir «l'idée» pour laquelle elle s'était jadis enflammée d'un si beau zèle.

Elle continuait avec Marthe ses promenades journalières, et de temps en temps rencontrait Nicolas Stepline, qui lui adressait un salut significatif. Elle y répondait par un bref signe de tête, car elle se sentait mal à l'aise et, à vrai dire, redoutait ces rencontres qui la laissaient mécontente d'elle-même.

Un jour, pendant qu'elle faisait avec Marthe des emplettes au Gostinnoï Dvor, celle-ci, ayant absolument affaire dans un magasin de parfumerie très encombré, la laissa au dehors, pendant qu'elle pénétrait au milieu de la foule.

C'était la semaine des Rameaux; on se pressait de faire les achats pour les cadeaux de Pâques, et à l'intérieur comme à l'extérieur des boutiques, on avait grand'peine à circuler.

Les petits commerçants ambulants assourdissaient les acheteurs de l'éloge et du prix de leurs marchandises; les marchands d'oranges étalaient leurs éventaires encombrés de fruits dorés; les Grecs pesaient avec un sourire aussi doux que leurs friandises, les pâtes diverses venues de Constantinople; les jouets à bon marché roulaient des trottoirs jusque sur la chaussée; partout c'était un brouhaha joyeux, au milieu duquel on distinguait les appels des isvochtchiks se disputant les clients.

Pensive, étonnée de ce tumulte qui ne se produit qu'une fois l'an, à cette époque consacrée qui précède le recueillement de la semaine sainte, Sophie regardait d'un œil distrait les étalages des boutiques d'orfèvrerie, lorsqu'elle se sentit toucher le bras. Elle leva les yeux; Stepline était devant elle.

—Eh bien? lui dit-il brusquement.

—Quoi? répondit-elle, avec une sorte de révolte contre cette façon cavalière de l'interpeller.

—On ne vous permet pas? Et vous vous laissez faire?

—Ma mère me refuse son consentement, dit-elle sans émotion.

—Et vous ne pouvez pas passer outre? fit-il d'un ton mécontent.

Elle le regarda, et tout à coup le vit laid, vulgaire et mesquin.

—Non, répondit-elle. C'est ma mère, je l'aime et ne veux point l'affliger.

—Est-ce qu'elle peut vous déshériter? demanda-t-il avec une hâte soudaine et comme effrayé. Je croyais que le prince, votre grand-père, vous avait légué directement sa fortune?

—C'est vrai, dit-elle, toute surprise de ce qu'elle sentait en elle-même.

Stepline poussa un gros soupir de soulagement.

—Eh bien, alors, qu'attendez-vous? dit-il avec un sourire que Sophie trouva écœurant. Voilà assez longtemps que je vous suis sans trouver une occasion favorable. Allons-nous-en.

—Comment? fit Sophie avec un mouvement de recul qui lui fit heurter un passant.

—Allons-nous-en ensemble! on nous mariera après Pâques. Nous ne retrouverons jamais une occasion pareille... Allons.

Il avait mis sur le bras de la jeune fille sa main rougeaude et pataude; elle frissonna d'horreur.

—Marthe! cria-t-elle en se rapprochant instinctivement de la boutique où sa compagne était entrée.

—Voyons, ne faites pas de bêtises, grommela Stepline sans la lâcher; on vous regarde.

La pensée qu'en effet elle était protégée par toute cette foule qui l'entourait, rendit à Sophie le sang-froid qu'elle avait un instant perdu; elle se détourna sans hâte, et posa la main qu'elle avait de libre sur le bec-de-cane de la porte vitrée, qui s'ouvrit doucement; les yeux, fixés sur ceux de Stepline, qu'elle couvrait d'un regard écrasant, elle entra à reculons dans la boutique, et saisie par l'odeur pénétrante de la parfumerie, vaincue par l'émotion qu'elle venait d'éprouver, elle chancela... Marthe la reçut dans ses bras.

—Qu'y a-t-il? lui dit-elle effrayée.

—Retournons à la maison, vite, vite! dit Sophie en revenant à elle.

Elles envoyèrent chercher leur voiture, qui aborda, non sans peine, en face du magasin. Escortées par un des commis, elles y montèrent.

Sophie eut beau regarder autour d'elle, Stepline avait disparu.

XIII

En rentrant à l'hôpital, le premier mouvement de Sophie fut de courir à sa mère. Celle-ci, un peu souffrante, gardait la chambre, et sommeillait sur sa chaise longue lorsque sa fille entra. Sophie s'approcha tout doucement, et resta immobile devant la chère endormie.

Les traits purs de Nadia s'étaient transformés peu à peu dans la lutte des années; le visage souriant s'était fait sérieux, un grand pli creusé par la douleur allait maintenant des yeux à la bouche, et bien des larmes avaient coulé par là; les cheveux bruns toujours lourds et magnifiques s'étaient presque par moitié marbrés de fils d'argent. Ce n'était plus Nadia Roubine, c'était madame Korzof, veuve, épuisée par la vie, et peut-être aussi en ces derniers temps par le chagrin d'avoir à souffrir dans ses enfants...

Sophie en la regardant sentit mille émotions passer dans son âme. Elle se ressouvint de sa mère au temps de sa jeunesse, et de sa joie lorsque, toute jeune femme encore, elle jouait avec son fils et sa fille dans les allées de Spask, lorsqu'elle les conduisait à ces bals d'enfants fréquents en Russie, où les mères jouissent de plaisirs si frais et si délicats, en voyant se développer sous leurs yeux les grâces enfantines de leurs chers petits. Nadia était tout autre, dans ce temps-là...

Un souvenir plus récent lui vint à la mémoire: peu de jours avant que l'épidémie meurtrière se déclarât à Pétersbourg, M. et madame Korzof étaient allés à une grande réception chez un haut personnage; Sophie voyait encore devant elle l'apparition radieuse de sa mère, vêtue d'une somptueuse étoffe de soie blanche aux plis magnifiques, parée de tous ses diamants, qui brillaient à son cou et dans ses cheveux, dont rien à cette époque n'altérait la couleur riche et sombre.

Trois ans à peine s'étaient écoulés depuis lors, et c'était une autre femme qui dormait sous les yeux de Sophie... La douleur avait fait son œuvre, et Nadia porterait à jamais la marque indélébile de la souffrance, plus impitoyable encore que celle du fer rouge.

La jeune fille, pénétrée d'un respect profond, d'un indicible regret, se laissa glisser à genoux près de la chaise longue, la tête entre ses mains, en disant tout bas:

—Ô ma mère!

Nadia fit un léger mouvement et ouvrit les yeux; le regard de sa fille, chargé de larmes, rencontra le sien.

—Tu étais là? fit-elle en se soulevant sur le coude.

—Je vous regardais dormir. Ô maman! j'ai été folle et bien coupable... Je vous ai fait de la peine, mais si vous pouviez voir dans mon cœur combien je le regrette!...

Nadia fut prise de frayeur. Qu'avait-il pu se passer pour que sa fille fût ainsi domptée et soumise? Aucun malheur, au moins? Sophie répondit, non à ses paroles, mais à l'interrogation contenue dans son regard:

—Il n'est rien arrivé, maman; seulement, au Gostinnoï Dvor, pendant que j'attendais Marthe, qui faisait une emplette, ce... cet homme s'est approché de moi.

Nadia s'assit sur la chaise longue et se pencha vers sa fille pour la mieux voir:

—Il m'a demandé si j'étais l'héritière directe de mon grand-père; j'ai répondu que oui, naturellement; alors...

—Alors? répéta Nadia, qui ne respirait plus.

—Alors, il m'a dit de m'en aller avec lui, et il m'a mis la main sur le bras... Ô maman! fit la jeune fille avec un cri d'horreur, je ne sais pas ce qui s'est passé en moi; j'ai senti un tel dégoût, une telle humiliation, que je ne croyais pas pouvoir me tenir debout; je suis entrée dans le magasin, où j'ai trouvé Marthe...

—C'est tout? demanda Nadia, qui tenait les deux mains de sa fille.

—C'est tout. Non, maman, je ne pourrai jamais vous dire ce que j'ai ressenti. Quelle honte! quelle chute! Moi qui croyais planer si haut! Il est donc possible que des hommes veulent épouser une femme rien que pour son argent? Et puis, me proposer de m'en aller avec lui! Il croyait donc vraiment que je pouvais le faire? Il y a des femmes qui s'en vont, comme cela, avec un homme qu'elles ne connaissent pas, qui quittent leur famille et leur maison?...

—Tout cela existe, mon enfant, dit Nadia avec douleur; cela existe même dans le monde où nous vivons; mais, chez nous, un vernis de politesse et de bienséance recouvre les vices et les fautes; tu dois trouver que c'est un mal, et moi, je te dis que c'est un bien. Un homme de notre monde, si intéressé qu'il fût, aurait pris la peine de se faire bien venir de toi, il eût été prudent dans ses questions et eût semblé délicat dans sa manière de te parler, et jamais il ne t'aurait infligé l'outrage que tu as si vivement senti. La société est pleine de coureurs de dot, et la moitié des mariages se fait ainsi; mais quand on aime, il n'y a que demi-mal, parce que l'on pardonne tout à celui qu'on aime... Te souviens-tu que ce que je blâmais en toi, c'était précisément de vouloir épouser cet homme sans l'aimer, par suite de ta fausse notion du devoir?

Sophie inclina la tête en signe d'affirmation.

—Vois-tu, ma fille, continua madame Korzof, le devoir est ce qu'il y a de plus sacré au monde; nul ne lui a fait plus de sacrifices que moi...

Elle s'arrêta; les yeux perdus devant elle, elle voyait sans doute flotter l'image de Dmitri, qu'elle avait sacrifié d'avance au grand devoir d'humanité. Elle reprit presque aussitôt:

—Le devoir, je lui ai tout donné: ma position, ma fortune, mon mari, jusqu'à l'amour de ma fille; car je te l'affirme, Sophie, je n'aurais jamais fléchi, ni devant tes prières, ni devant ta froideur. Le cœur déchiré, j'aurais résisté toujours.

Sophie baisa pieusement la main de sa mère.

—Et maintenant, je vais te dire le fond de ma pensée, reprit madame Korzof. Je n'ai pas rêvé pour toi un mariage aristocratique: ce serait en désaccord avec les principes de toute ma vie; mais je voudrais te voir heureuse, aimée, appréciée par un homme digne de toi. Regarde autour de toi, ma fille; je n'imposerai jamais personne à ta préférence; mais si tu regardes attentivement, dans notre milieu intelligent, honnête et bien élevé, tu trouveras certainement celui qui t'est destiné. Je ne désire pas qu'il soit riche, Sophie, je préfère qu'il soit pauvre, mais je voudrais qu'il eût l'amour du travail et le respect de l'honneur.

Elle se tut; Sophie attendait un nom... elle ne le dit pas. Prenant dans ses bras cette fille chérie qui lui était rendue, elle la couvrit de caresses, que celle-ci reçut avec un mélange de reconnaissance, de tendresse et de regret.

Pendant bien des mois, cette pensée de regret pour le chagrin qu'elle avait causé à sa mère se mêla à son existence et assombrit sa jeune gaieté. De ce jour, Sophie fut une autre personne. Elle avait reçu la première grande leçon du destin, et on n'oublie jamais celle-là.

Marthe n'avait fait aucune question, Sophie ne fit aucune confidence; le nom de Stepline lui paraissait désormais impossible à prononcer. Il y a des choses qui vous affligent, et si douloureux qu'en soit le souvenir, on peut s'y reporter par la pensée; mais il y en a d'autres qui vous humilient, et celles-là, on ne peut y songer sans une souffrance aiguë plus pénible que le chagrin même.

Mais madame Korzof avait instruit sa jeune amie de ce qui s'était passé; pleine de pitié pour Sophie, presque reconnaissante à Stepline de s'être montré si à propos sous son véritable jour, Marthe était redevenue gaie comme autrefois. C'est elle qui animait de sa paisible joie les repas de famille, où la gêne avait présidé si longtemps, et chacun dans son cœur lui savait gré de sa bonté souriante.

Volodia ne parlait plus de partir; avait-il causé avec Marthe? lui avait-elle révélé le secret du changement de Sophie? C'était un secret entre le frère et la sœur. Mais, tout en montrant la plus grande prudence vis-à-vis de la jeune fille, dont il craignait de blesser l'ombrageuse fierté, il avait repris près d'elle l'attitude d'affectueuse confiance qui avait fait si longtemps la joie de leur vie. Cependant, il lui parlait peu et évitait de se trouver seul avec elle.

Les jours allongeaient sensiblement; déjà l'on avait cessé de dîner à la lumière des lampes, et bien que le mois d'avril fût, comme toujours en Russie, le mois des aigres bises et des tourbillons de poussière, une certaine joie se faisait sentir dans ces longues journées de soleil et de ciel bleu.

Pierre remontait un jour, vers six heures, la Perspective Nevsky; il rentrait à l'hôpital, après une journée de travail à la Bibliothèque, couronnée d'une petite flânerie, et marchait d'un pas élastique, car il se sentait le cœur léger. Tout à coup, levant la tête, il aperçut devant lui, à quelque distance, la silhouette un peu massive de Nicolas Stepline. Pierre eût voulu l'éviter; mais son camarade l'attendait d'une façon si évidente que reculer semblait impossible. Il fit donc quelques pas en avant. Stepline ne bougea pas. Quand ils furent l'un près de l'autre, ils se saluèrent sans se toucher la main. Pierre était embarrassé, l'autre ne broncha pas. Peu de gens passaient à cette heure.

—Comment vas-tu? dit l'honnête Korzof, ne sachant quelle conduite tenir. Au fond de lui-même, il méprisait son ancien ami, mais sa bonne éducation lui imposait le devoir de le cacher.

—Je vais parfaitement bien, répondit Nicolas d'un air très-calme. Vous autres aristocrates, vous êtes gens de parole, en vérité!

Pierre se sentit comme un cheval généreux enveloppé d'un coup de fouet.

—Et vous autres roturiers, dit-il en se maîtrisant, vous avez une singulière manière de comprendre l'honneur.

—Moi? Je n'ai rien à me reprocher; c'est ta sœur qui avait promis?...

—Je vous défends de prononcer le nom de ma sœur, entendez-vous? s'écria Pierre hors de lui. Ma sœur est une honnête et pure enfant; vous êtes un misérable à l'âme vile et intéressée; vous n'avez pour elle aucun sentiment généreux, mais seulement la soif de l'argent.

—Faux frère, dit Stepline entre ses dents, faux, frère qui trahis ses croyances...

Pierre mesura du regard l'homme qu'il avait devant lui, et soudain se calma.

—Je ne trahis rien, dit-il avec dédain. Vous avez voulu m'initier à je ne sais quels principes que vous n'êtes même pas en état de comprendre. Il y a des hommes qui y croient, qui se font tuer pour eux: fausses ou vraies, ils se sacrifient pour leurs idées; mais vous n'êtes pas de ceux-là. Vous avez abusé de mon amitié pour vous introduire chez nous; pour tourner la tête—non le cœur, Dieu merci! d'une pauvre enfant dont les pensées généreuses se faisaient vos complices. Vous êtes un misérable. Si nous avions été pauvres, vous n'auriez eu aucune amitié pour nous. C'est vous qui êtes un faux frère, et je vous renie.

—Très-bien, fit Stepline en tournant les talons. Pierre l'arrêta par la manche de son paletot.

—Tenez-vous à l'écart, lui dit-il, ne vous présentez pas sur notre route: j'ai une vieille dette à vous payer. Il y a bien des années, abusant de ce que j'étais un honnête enfant bien élevé, vous m'avez frappé sans provocation, pour le méchant plaisir de faire le mal; ce coup de baguette, je ne vous l'ai pas rendu... Ne passez jamais sur mon chemin, car je vous payerais à la fois ma vieille offense et la nouvelle!

Stepline lui jeta un regard haineux. Si c'eût été la nuit, dans un endroit désert, peut-être Pierre eût-il payé cher cette imprudente sortie; mais le soleil envoyait ses rayons dorés par-dessus les maisons, quelques équipages roulaient sur le pavé, les boutiques étaient ouvertes; un agent de police, les mains derrière le dos, regardait à quelques pas de là deux chiens qui jouaient ensemble...

—Adieu, dit Stepline, en tournant le dos à son ancien ami.

Pierre marchait déjà à grands pas vers l'hôpital. Sur le seuil il rencontra Volodia, qui rentrait de son côté.

—Je viens de dire son fait à Stepline, fit-il, les yeux encore brillants de sa récente colère.

—Ah! fit Volodia, dont les joues se colorèrent, c'est très-bien. Pas de querelle?

—Non, des vérités tout simplement. Ah! mon cher ami, je me sens mieux! J'avais cela sur le cœur depuis trop longtemps.

Ils passèrent paisiblement ensemble sous la grande porte qui accueillait toutes les misères; ils entrèrent dans cette demeure, construite par Nadia et Dmitri, dans le généreux épanchement de leurs jeunes années, et tout à coup Pierre se sentit saisi de respect.

—C'est pourtant mon père qui a fait cela, dit-il à Volodia, parlant à voix basse comme dans une église.

—Oui, c'est ton père, et ceci n'est que la preuve visible de son œuvre, mais son œuvre est autrement grande et durable. Ces pierres s'écrouleront un jour, mon ami, car tout s'en va en ruine, sous la main du temps: l'œuvre impérissable, c'est le bien que nous faisons, ce sont les malades guéris, les cœurs consolés, la lumière du devoir et du sacrifice répandue à flots dans les âmes. Voilà ce qui survit à nos corps, ce qui plane au-dessus des siècles. Le nom de tes parents sera oublié depuis longtemps, Pierre, que la semence immortelle de reconnaissance et d'amour déposée dans les esprits qui ont subi leur influence, portera pourtant à jamais des fruits magnifiques.

Moi aussi, je suis le fils de leur pensée, je leur dois tout ce qui est bon et élevé dans mon âme, et le fardeau de ma reconnaissance m'est doux à porter!

La lumière du soir inondait le porche où ils se tenaient debout. Derrière eux le vaste escalier paraissait sombre.

—Vois-tu, Pierre, c'est la vie, reprit le jeune homme en franchissant le seuil; d'un côté tout est noir, si nous le comparons à la lumière du bonheur qui nous aveugle; lorsque nous avons rêvé ou cru atteindre quelque joie, lorsque l'enthousiasme de la vertu nous a illuminés de sa flamme et qu'après ces moments-là nous nous retournons vers l'existence ordinaire, nous nous sentons glacés et assombris, car la vie est faite de luttes et de soucis. Mais peu à peu nos yeux s'accoutument, et nous nous apercevons que nous y voyons clair; c'est la même lumière qui pénètre partout; seulement au lieu d'y venir comme un rayon qui illumine et réchauffe, elle y pénètre tamisée et mesurée... Hélas! on ne peut pas toujours vivre en plein soleil! Heureuses les âmes qui se contentent de ce jour paisible, auquel on peut travailler et remplir son devoir. Remplir son devoir, n'est-ce pas là le but et le moyen de l'existence?

Ils montaient lentement l'escalier, et s'étaient arrêtés devant un large vitrage situé au nord qui éclairait la vaste enceinte d'un jour égal et paisible. Pierre tendit à Volodia ses bras pleins de force et de vie:

—Mon frère! lui dit-il en l'étreignant.

Au-dessus d'eux, à l'étage supérieur, se dessina la forme élégante de Sophie. Le bruit contenu des voix l'avait avertie de leur présence, et surprise de les entendre parler si longtemps sans les voir, elle venait à leur rencontre. Légèrement penchée en avant, elle les regardait, avec une émotion étrange.

Lorsque Pierre tendit les bras à son ami, elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine comme si elle avait voulu partager cette effusion de tendresse. Les paroles de Volodia étaient allées jusqu'au fond de son âme; oui, ce jeune homme avait été leur frère, le frère aîné, celui qui conseille, soutient, parfois réprimande. Que de fois, pendant qu'elle se révoltait sous le blâme pourtant si mesuré de ce jeune censeur, n'avait-elle pas senti en elle-même qu'il avait raison, et que la sagesse la plus désintéressée dictait seule ses paroles!

—Tu étais là? fit Pierre en abordant sa sœur.

—Oui, dit-elle, pendant que son regard se reposait sur Volodia, qui s'était détourné.

—Tu as entendu ce qu'il disait?

—Oui.

Pierre regarda Sophie, et lui serra la main. L'âme encore trop pleine de l'émotion qu'il venait d'éprouver, il ne pouvait s'épancher en paroles.

Quand ils entrèrent dans la salle à manger, Nadia les accueillit avec ce doux reproche:

—Comme vous rentrez tard, mes enfants!

—Nous n'avons pas perdu notre temps, ma mère! répondit Pierre en lui baisant la main.

Une joie divine et paisible semblait flotter sur eux; depuis la mort du père, jamais la famille ne s'était sentie si étroitement unie dans tous ses membres. Pour la première fois, Nadia, en regardant ces quatre têtes groupées sous sa protection, comprit que malgré son deuil éternel, elle pouvait encore être heureuse.

Les jours passaient, calmes et doux, sous l'influence salutaire de cette paix retrouvée. Par sa tendresse et sa soumission, Sophie s'efforçait de prouver à sa mère combien elle était loin de ses anciennes erreurs, et elle y parvenait sans peine, car madame Korzof lisait désormais dans l'âme de sa fille comme en un livre ouvert. Volodia n'avait plus fait d'allusions à son départ, et personne ne lui en avait reparlé. Marthe elle-même n'osait aborder ce sujet, bien qu'elle vît souvent son frère silencieux et concentré.

Aux premiers jours de l'hiver, cependant, il annonça tout à coup son intention d'aller passer un an à l'étranger. C'était un soir, Sophie venait de quitter le piano, qui vibrait encore, et Nadia, assise dans l'ombre, pour ménager ses yeux qui avaient tant pleuré, se reposait en rêvant des fatigues du jour.

—Vous voulez partir? dit-elle, soudain ramenée à la réalité.

—Oui, j'ai été trop heureux ici; vous m'avez épargné les peines et les luttes de la vie, répondit-il, en portant à ses lèvres la main de sa bienfaitrice. Je ne connais ni la solitude, ni le travail acharné, qu'on prend corps à corps, pour l'obliger à vous servir... Je ne serai vraiment un homme que lorsque j'aurai goûté de ce pain-là!

—Je ne puis vous blâmer, fit lentement Nadia, en posant sa main sur la tête encore inclinée du jeune homme, comme si elle voulait le bénir; vous avez raison, sans doute; mais vous allez laisser un grand vide parmi nous... Je m'étais figuré que vous seriez toujours là... Enfin, la consolation, c'est de penser que vous reviendrez. N'oubliez jamais, Volodia, que votre place est ici, près de mon fils, près de moi...

Le regard de madame Korzof erra autour du salon. Marthe ne disait rien; prévenue par son frère dans le courant de la journée, elle avait eu le temps de laisser s'épancher le premier flot de son chagrin. Sophie s'était assise devant un livre et ne semblait pas avoir entendu.

—Vous reviendrez, j'espère, répéta Nadia, et pour ne plus nous quitter.

Pierre se mit à faire des châteaux en Espagne. Il attendait le retour de son ami pour innover un système d'aération inventé par lui, et supérieur, disait-il, à tout ce que l'on avait vu jusqu'à ce jour. Le salon fut bientôt plein de demandes et de réponses qui s'entre-croisaient.

Quand on se fut retiré pour la nuit, Volodia entra dans la chambre de sa sœur.

—Madame Korzof vient de me dire, fit celle-ci, que tu trouveras un crédit à ton nom chez Rothschild, à Paris, à Londres et à Francfort, de manière que tu puisses compléter tes études sans le moindre souci matériel.

—Je la reconnais bien là! dit Volodia avec une profonde reconnaissance. Elle est et sera toujours la même; mais Marthe, je ne veux pas me servir de son argent. J'ai fait quelques économies en donnant des répétitions...

—Moi aussi, interrompit la bonne sœur; tiens, je les comptais justement. Voilà cinq ans que je mets de côté pour ce jour!

Elle lui montrait avec orgueil le trésor amassé par elle, au prix des heures de leçons si souvent ennuyeuses et toujours fatigantes.

—J'accepte, ma sœur chérie, mon autre mère, répondit Volodia, les yeux pleins de larmes. C'est toi qui m'as fait ce que je suis, par ta vigilance d'abord, par ta tendresse ensuite...

—C'est moi, soit, et puis nos protecteurs, fit remarquer doucement la modeste Marthe.

—Ah! certes, soupira le jeune homme; mais si madame Korzof n'avait pas admiré ton courage et ta patience, quand tu jouais du piano pour faire danser, afin de pouvoir payer mes dépenses, je ne sais trop ce que nous serions à présent l'un et l'autre. Laisse-moi dire et penser, ma sœur chérie, que je dois à tes vertus la carrière qui est ouverte devant moi!

Marthe avait bien envie de dire encore quelque chose, mais elle se tut, après mûre réflexion.

Le départ de Volodia ne se fit pas attendre; quelques jours après, il quitta l'hôpital, où la vie s'était jusque-là concentrée pour lui. Sophie lui dit adieu comme les autres, avec la même sollicitude affectueuse, et il partit le cœur lourd, comme quelqu'un qui laisse derrière lui le meilleur de sa vie.

L'année se prolongea, et finit par faire dix-huit mois. Lorsqu'il revint, Volodia n'était plus le jeune homme frêle qui avait quitté jadis si tristement ses amis; pendant son absence, il avait appris à connaître le prix de la vie, celui du temps, et mille autres choses qu'on n'acquiert qu'à ses propres dépens. Il rapportait les matériaux d'un livre, où il espérait poser les bases d'une expérimentation nouvelle. C'était un homme, maintenant, un homme capable de remplir un rôle sérieux dans la vie.

Il trouva madame Korzof telle qu'il l'avait quittée; elle continuait désormais une carrière de devoirs, où elle avait fini par trouver des joies.

Son cher absent n'était jamais loin de sa pensée; à toute heure du jour, on la voyait s'arrêter comme si elle écoutait ou regardait un être invisible, qu'elle seule discernait.

—Maman parle avec mon père! disait tout bas Sophie, en posant un doigt sur ses lèvres. Et c'était vrai. Nadia interrogeait dans ses perplexités celui qui avait eu pendant si longtemps le secret de toutes ses pensées, et il lui répondait, car jamais ils n'avaient différé d'avis sur le devoir et la conscience; elle n'avait qu'à chercher au fond d'elle-même pour y trouver la réponse de son mari.

Pierre était devenu un garçon sérieux, quoiqu'il eût besoin à son tour de cette discipline indispensable de la vie solitaire; il n'avait pas voulu quitter l'hôpital avant le retour de Volodia, craignant de laisser prendre en son absence trop de liberté aux jeunes gens qui s'y trouvaient employés.

—À mon tour! dit-il joyeusement, lorsque le premier feu croisé des demandes et des réponses se fut un peu calmé. Je vais prendre aussi mon vol, et vous verrez si je ne vous rapporte pas des idées, des idées, à les remuer à la pelle!

—À propos, fit Volodia, et ton système d'aération?

—Je t'ai attendu un an et un jour, mon cher ami, comme on fait pour les objets perdus, et puis je l'ai essayé tout seul.

—Il va?

—Pas le moins du monde! Ça ne vaut rien du tout!

Il riait de si bon cœur que tout le monde fit chorus.

Le lendemain, comme Volodia entrait dans la salle à manger, pour le thé du matin, il trouva Sophie seule devant le plateau. La veille, ils avaient à peine échangé quelques paroles affectueuses, et il ressentait l'impression étrange que, bien que lui ayant parlé, il ne l'avait pas vue. Elle l'accueillit avec un sourire, et il s'assit près d'elle.

Pendant qu'elle lui préparait son verre de thé, il la regardait attentivement. Elle était peut-être moins jolie qu'elle n'avait été quelques années auparavant, dans la fleur de la seizième année, mais combien son visage avait pris de gravité douce! Elle aussi avait eu sa part de trouble et de chagrin; elle était sortie de la lutte avec elle-même triomphante et reposée, comme ceux qui connaissent le prix des joies du devoir.

—Enfin, dit-elle, vous voilà revenu! J'espère bien que vous ne nous quitterez plus!

Elle lui présentait le verre, et la cuiller d'argent fit entendre un léger cliquetis. Il le prit de sa main, et le posa devant lui.

—J'ai beaucoup débattu cette question avec moi-même, dit-il gravement; pendant que Pierre sera absent, je ne peux évidemment pas songer à abandonner l'hôpital; mais quand il sera revenu...

Le visage de Sophie s'était couvert de rougeur. Il la regarda, et vit qu'il s'était cru plus fort qu'il ne l'était en réalité. Il avait pu vivre loin d'elle, avec l'espoir, de la revoir, mais s'il fallait s'exiler maintenant... Voilà donc à quoi avait servi son sacrifice! Il se retrouvait au même point exactement que dix-huit mois plutôt! Elle prit la parole, et sa voix émue avait quelque chose de particulièrement touchant.

—Les absences ont du bon, dit-elle, parce qu'elles vous font apprécier les absents... Est-ce vrai?

Volodia s'inclina en signe d'assentiment.

—Par exemple, continua-t-elle, quand vous étiez là, je ne voyais en vous que le mentor sévère; quand vous avez été parti, je ne saurais dire combien l'ami m'a manqué...

Elle se tut. Il attendait qu'elle continuât; après un léger effort, elle reprit:

—J'ai eu de grands torts envers vous, reprit-elle, et pendant de longues années: c'est pendant votre absence que j'ai fait toutes ces découvertes; j'attendais votre retour avec impatience pour...

Elle s'arrêta encore une fois.

—Pour...? répéta Volodia avec un sourire encourageant.

—Pour vous prier de me le pardonner, fit-elle en baissant la tête.

—Je ne vous en ai jamais voulu, dit-il gravement, et vos paroles d'aujourd'hui me remplissent d'une joie profonde. Vous êtes maintenant ce que vous deviez être, la digne fille de vos parents...

—Oh! non, fit tristement la jeune fille. Je sais combien je suis différente de ma mère... Vous souvenez-vous du temps où je la méconnaissais?

—Je m'en souviens, dit Volodia.

Sophie rougit. Elle ne pouvait plus songer à l'erreur de sa vie sans un sentiment de honte douloureuse, plus fort en présence du jeune homme que devant tout autre. Il s'en aperçut, et avec sa délicatesse ordinaire, il lui vint en aide.

—Vous n'étiez qu'un enfant dans ce temps-là, dit-il; vous aviez les ténacités irraisonnées de l'enfance. Tout cela est bien loin maintenant; l'avenir est plein de joies pour vous.

—La meilleure joie, dit Sophie sans le regarder, c'est l'estime de ceux qu'on aime.

—Vous l'avez, répondit Volodia en détournant les yeux.

Sophie se pencha sur le plateau, comme si elle était devenue soudain myope.

En ce moment, Pierre entra, et l'on parla de tout autre chose.

Quinze jours plus tard, au moment où le jeune homme fermait sa malle, pour son départ fixé au lendemain, il vit entrer dans sa chambre Volodia, très-pâle et visiblement troublé.

—Qu'as-tu? lui demanda Korzof avec un calme qui l'étonna lui-même.

—J'ai que... je n'avais pas suffisamment réfléchi quand je t'ai promis de rester ici en ton absence, dit le jeune médecin; je viens te demander de me libérer de ma promesse. Il ne s'agit pas de quitter mon service à l'hôpital, tu le comprends bien, mais seulement de demeurer ailleurs. En ton absence, seul sous ce toit avec ta mère et ta sœur...

—Ah! fit Pierre toujours très-tranquille; tu n'as pensé à cela qu'aujourd'hui?

Volodia se troublait de plus en plus.

—J'y avais pensé, dit-il, mais je n'ai reconnu l'urgence que...

—C'est très-bien; tu nous prends un peu à l'improviste, mais je pense que je vais arranger cela; ferme ma malle en attendant, voici la clef.

Il sortit, laissant son ami s'escrimer de son mieux contre un couvercle récalcitrant, et quelques instants après il rentra, tout aussi tranquille.

—Va dans la salle à manger, dit-il, j'ai prévenu ma mère, tu l'y trouveras.

Ce n'était pas Nadia que Volodia aperçut en ouvrant la porte, ce fut Sophie, qui l'attendait, debout près de la fenêtre. Il allait se retirer, tout confus, lorsque la jeune fille l'appela.

—Venez ici, Volodia, lui dit-elle; vous voulez nous quitter?

Il la regarda avec des yeux pleins de tristesse et de reproche, puis se détourna.

—Je ne puis faire autrement, dit-il.

—Si pourtant je vous priais de rester? fit-elle timidement.

Il leva sur elle un regard hésitant, et rencontra celui de Sophie, plein de tendresse virginale.

—Je vous ai bien fait souffrir par mes défauts, dit-elle en rougissant; il n'est que juste de vous offrir une compensation... restez ici, mais restez-y en maître...

Nadia parut sur le seuil. Elle embrassa du regard les jeunes gens, et son cœur ressentit une joie profonde, longtemps désirée, longtemps attendue.

—Enfin! fit-elle. Il y a bien des années, Volodia, que je vous nomme mon fils!

Le départ de Pierre fut retardé, car il voulait assister au mariage de sa sœur. Enfin, un beau jour d'hiver, il partit joyeux, laissant près de sa mère les jeunes gens mariés la veille. Marthe restait auprès de Nadia, pour la distraire un peu de sa solitude relative pendant la lune de miel.

—Je suis née tante, dit-elle; je l'ai répété toute ma vie; la Providence le sait trop bien pour ne pas m'accorder des nièces et des neveux.

L'hôpital a rendu à leurs familles cette année deux cents malades qui bénissent le nom de Korzof.

FIN

PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.

[*] Tille, sorte d'étoupe extraite de l'écorce de tilleul.

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