Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia
XI
J'étais installée depuis trois semaines au Pavol et mon oncle prétendait que j'avais assez embelli pour qu'il fût impossible au curé de me reconnaître s'il me rencontrait. Il me comparait à une plante vivace, qui pousse belle dans un terrain ingrat parce qu'elle a bon caractère, et dont la beauté se développe tout d'un coup d'une façon incroyable lorsqu'on la transplante dans une terre favorable à sa nature.
Quand je me regardais dans la glace, je constatais que mes yeux bruns avaient un éclat nouveau, que ma bouche était plus fraîche et que mon teint de Méridionale prenait des tons rosés et délicats qui excitaient chez moi une vive satisfaction.
Cependant, peu de jours après le déjeuner dont j'ai parlé, j'avais décidément découvert que, dans ma grande naïveté, je m'étais grossièrement trompée en croyant M. de Conprat amoureux de moi. Mais je n'ai jamais été pessimiste, et je m'empressai de me raisonner pour me consoler. Je me dis que tous les cœurs nécessairement ne doivent pas être construits de la même manière, que les uns se donnent en une minute, mais que les autres ont le droit de méditer, d'étudier avant de s'enflammer; que si M. de Conprat ne m'aimait pas, il en arriverait là un jour ou l'autre, attendu qu'il était clair qu'une véritable ressemblance existait entre nos goûts et nos caractères respectifs. De sorte que, bien que la déception eût été grande, ma tranquillité, durant bon nombre de jours, ne fut pas sérieusement troublée. Et je m'épanouissais dans un milieu sympathique à tous mes goûts; je me chauffais aux rayons de mon bonheur, comme un lézard aux rayons du soleil.
Ma cousine était très musicienne. Le commandant, qui adorait la musique, venait au Pavol plusieurs fois par semaine, et son fils l'accompagnait toujours. La porte lui était d'ailleurs ouverte par ses relations d'enfance avec Blanche et les liens de parenté qui unissaient les deux familles. En outre, mon oncle voyait cette intimité avec plaisir, car, de concert avec le commandant et malgré ses paradoxes sur le mariage, il désirait vivement marier sa fille avec M. de Conprat, trouvant avec assez de raison qu'il représentait un cas extraordinaire.
J'appris ce projet plus tard, en même temps que d'autres faits qu'il m'eût été facile de découvrir si j'avais eu plus d'expérience.
En général, ces messieurs arrivaient pour déjeuner. Paul, doué de l'appétit qu'on connaît, déjeunait plantureusement et collationnait ensuite solidement vers trois heures. Après cela, si nous étions seuls, Blanche me donnait une leçon de danse pendant que lui jouait avec entrain une valse de sa composition. Quelquefois, il devenait professeur: ma cousine se remettait au piano, le commandant et mon oncle nous regardaient d'un air réjoui, et je tournais dans les bras de M. de Conprat au milieu d'une joie inénarrable. Ah! les bons jours!
Nous ne faisions aucun projet sans qu'il y fût mêlé. Sa gaieté communicative, son esprit conciliant, le génie de l'organisation et des inventions drolatiques qu'il possédait au plus haut degré en faisaient un compagnon charmant, égayaient notre vie et développaient mon amour. Adroit, industrieux, complaisant, il était bon à tout et savait tout faire. Quand nous cassions une montre, un bracelet, ou n'importe quel objet, Blanche et moi nous disions:
«Si Paul vient aujourd'hui, il nous le raccommodera.»
Il peignait souvent et nous apportait ses œuvres. C'est le seul point sur lequel je n'aie jamais pu m'entendre avec lui. J'avais une antipathie invétérée pour les arts, mais surtout pour la musique, car la maudite étiquette empêche de se boucher les oreilles, tandis qu'il est facile de ne pas regarder un tableau ou de lui tourner le dos. Toutefois, quand M. de Conprat jouait des airs de danse, je l'écoutais volontiers et longtemps, mais c'était lui que j'aimais dans ses airs, et non les airs en eux-mêmes. Je marque ce sentiment en passant, parce que j'en fis un jour l'analyse, et que cette analyse me conduisit à une terrible découverte.
«Pourquoi peindre des arbres, mon cousin? disais-je. L'arbre le plus laid est encore mieux que ces petits paquets verts que vous mettez sur votre toile.
—Est-ce ainsi que vous comprenez l'art, jeune cousine?
—Croyez-vous que Junon n'est pas mille fois plus belle en réalité que sur son portrait?
—Si, certes, je le crois!
—Et ces petites fleurs bleues que vous mettez dans les arbres, qu'est-ce que cela?
—Mais c'est un coin du ciel, ma cousine!»
Je pirouettais et m'écriais d'un ton pathétique:
«Ô cieux, ô arbres, ô nature, que de crimes se commettent en vos noms!»
Mon oncle avait de nombreux amis à V...; il était allié à la plupart des familles du pays, et tenait table ouverte. Il était rare que nous n'eussions pas quelques convives à déjeuner ou à dîner. C'était un moyen pour moi de faire connaissance avec les usages mondains et d'apprendre, comme me l'avait dit le curé, à équilibrer mes sentiments. Mais je dois dire que je n'équilibrais pas grand'chose, et que je n'arrivais guère à dissimuler des impressions et des pensées souvent aussi saugrenues qu'impertinentes.
Mon oncle et Junon, absolument rigides sur le chapitre des convenances, m'adressaient quelques objurgations bien senties; mais autant en emportait le vent! Avec une ténacité vraiment désolante, je ne perdais pas l'occasion de commettre une bévue ou de dire une bêtise.
«Tu as été très impolie avec Mme A..., Reine.
—En quoi, Junon hypocrite? Je lui ai laissé voir qu'elle me déplaisait, voilà tout!
—C'est précisément ce qui est inconvenant, ma nièce.
—Elle est si laide, mon oncle! Voyez-vous, je ne me sens pas attirée vers les femmes; elles sont moqueuses, méchantes, et vous examinent de la tête aux pieds, comme si vous étiez une bête curieuse.
—Comment peux-tu leur reprocher d'être moqueuses, Reine? Tu passes ton temps à saisir le ridicule des gens et à les mimer.
—Oui, mais je suis jolie, par conséquent tout m'est permis. M. C... me le disait l'autre jour.
—Je ne vois pas bien la conséquence... Ensuite, crois-tu que les hommes ne t'examinent pas de la tête aux pieds?
—Oui, mais c'est pour m'admirer, tandis que les femmes cherchent des défauts à mon physique et en inventent au besoin. Vois-tu, j'ai déjà remarqué une foule de choses.
—Nous le voyons bien, ma nièce, mais tâchez de remarquer que la tenue est une qualité appréciable.»
Quand nos convives masculins étaient jeunes, ils nous faisaient la cour, à Blanche et à moi, et je m'amusais bien, mais quand c'étaient des vieux... Dieu! la politique qui surgissait toujours pour me donner la migraine. Ah! m'a-t-elle ennuyée, cette politique!
Ces bonnes gens arrivaient fortement excités contre quelques méfaits du gouvernement; ils en parlaient d'une façon discrète jusqu'au moment où un bonapartiste fougueux s'écriait qu'il voudrait fusiller tous les républicains pour les frapper de terreur. La naïveté du mot faisait rire, mais ce massacre imaginaire était le branle-bas des irritations et des radotages. Nous nous jetions la tête la première dans la politique et nous barbotions jusqu'à la fin du repas. Tout le monde s'entendait pour abominer république et républicains; mais quand chaque convive venait à tirer de sa poche un petit gouvernement qu'il avait eu soin d'apporter avec lui, on ne tardait pas à se lancer des regards furibonds et à devenir rouges comme des tomates.
Le légitimiste se drapait dans la dignité de ses traditions, de ses respects, de ses regrets et traitait l'impérialiste de révolutionnaire; celui-ci, en son for intérieur, traitait le légitimiste d'imbécile; mais la politesse ne lui permettant pas d'émettre son opinion, il criait comme un brûlé pour se dédommager. Puis on tombait derechef sur les républicains; on les accablait d'invectives, on les déportait, on les fusillait, on les décapitait, on les mettait en marmelade, bonapartistes et légitimistes s'unissant dans une haine commune pour balayer ces malheureux bipèdes de la surface de la terre. On pérorait avec passion, on gesticulait, on sauvait la patrie, on devenait cramoisi..., ce qui n'empêchait pas les choses, hélas! d'aller leur petit bonhomme de chemin.
Mon oncle, au milieu de ces divagations, lançait de temps à autre un mot spirituel ou plein de sens et mettait la discussion sur un terrain plus élevé que celui des intérêts personnels et des sympathies individuelles. Nullement légitimiste, n'ayant d'ailleurs aucune opinion déterminée, il n'en pensait pas moins que la France, depuis près d'un siècle, marche la tête en bas, et que, cette position étant anormale, elle finira par perdre l'équilibre et par tomber dans un précipice où on l'enterrera.
Il riait des mesquineries et de la bêtise des différents partis, mais il éprouvait souvent des écœurements qui se manifestaient par quelque phrase plaisante. Je ne l'ai jamais vu s'emporter; il conservait son calme au milieu des rugissements divers de ses convives, sûr, du reste, d'avoir le dernier mot, car il voyait juste et loin. Cependant ses antipathies étaient vives et il exécrait les républicains. Non pas qu'il fût trop passionné pour ne point rester dans un juste milieu; il eût accepté une république s'il l'avait crue possible, et s'inclinait devant l'honnêteté de certains hommes qui luttent de bonne foi pour une utopie.
Je l'entendais quelquefois appeler nos gouvernants des joueurs de raquette, comparant les lois, que les deux Chambres se renvoient journellement, à des volants que les Français, le nez au ciel, regardent circuler d'un air béat jusqu'au moment où ils tombent sur leur respectable cartilage et l'aplatissent bel et bien. D'où je tirai, pour ma petite gouverne, quelques déductions que je raconterai en temps et lieu.
M. de Pavol aimait la causerie et même la discussion. S'il parlait peu, il écoutait avec intérêt. Sous une écorce rustique, il cachait des connaissances générales, un goût sûr, élevé, délicat, et un grand bon sens uni à une réelle hauteur de vue. Ce n'était ni un saint ni un dévot. Comme la plupart des hommes, il avait eu, je suppose, ses défaillances et ses erreurs; mais il croyait à Dieu, à l'âme, à la vertu, et ne considérait point l'incrédulité, l'ergotage, l'esprit de dénigrement, comme des signes de virilité et d'intelligence. Il aimait à écouter les matérialistes et les libres penseurs développer leurs systèmes, et sa bouche en disait bien long pendant qu'il observait son interlocuteur en rejoignant ses gros sourcils qui lui cachaient presque entièrement les yeux. Puis il répondait lentement, avec la plus grande tranquillité:
«Morbleu, monsieur, je vous admire! Vous en êtes presque arrivé à la parfaite humilité prêchée par l'Évangile. Je suis confus de ne pouvoir marcher sur vos traces, mais j'ai un diable d'orgueil qui m'empêchera toujours de me comparer à la chenille qui rampe à mes pieds ou au porc qui se vautre dans ma basse-cour.»
Toujours en guerre avec le conseil municipal de sa commune, il n'aimait pas les villageois, et prétendait que rien n'est plus fourbe et plus canaille qu'un paysan. Aussi, bien qu'il fût estimé, respecté, il n'était point aimé. Cependant il faisait des charités larges et acte de complaisance quand l'occasion s'en présentait, mais il ne se laissait jamais duper par les finasseries, les roueries des bons cultivateurs.
Enfin, si mon oncle n'avait embrassé aucune carrière, s'il n'avait été ni médecin, ni avocat, ni ingénieur, ni soldat, ni diplomate, ni même ministre, il remplissait sa tâche dans la vie en conservant des traditions saines, en respectant ce qui est respectable, en ne se laissant pas emporter dans les divagations du temps, en usant de son influence pour diriger certains esprits vers ce qui est bon et juste. En un mot, mon oncle était homme d'esprit, homme de cœur, homme de bien. Je l'aimais beaucoup, et s'il n'avait jamais parlé politique, je l'aurais cru sans défaut. Dans la vie privée, il était facile à vivre. Il adorait sa fille et m'octroya rapidement une grande affection.
«Quelle chose épouvantable que les gouvernements! disais-je à M. de Conprat. Il faudrait les supprimer tous; au moins nous n'entendrions plus parler politique. Deux choses à supprimer: le piano et la politique.
—Ma foi, je suis assez de votre avis, répondait-il en riant.
—Ah!... vous n'aimez pas le piano? Cependant vous écoutez Blanche avec plaisir; du moins, vous en avez l'air.
—C'est que ma cousine Blanche a un talent véritable.»
Cette explication me fit éprouver la sensation énervante causée par des moustiques qui s'agitent autour d'un dormeur: ils l'agacent sans troubler complètement son sommeil. Évidemment la raison n'était guère plausible, car, malgré le talent de Junon, moi qui n'aimais pas le piano, j'avais toujours envie de crier ou de me sauver quand elle exécutait des sonates de Mozart ou de Beethoven. Voilà des hommes qui peuvent se vanter d'avoir ennuyé l'humanité! Je me sentais navrée en songeant à leurs femmes.
Au milieu de cette vie douce, de mes espérances, de mes petites inquiétudes qui s'évanouissaient devant un mot aimable et les distractions d'une existence si nouvelle pour moi, nous arrivâmes à la fin de septembre. Mon oncle, avec la mine funèbre d'un homme qu'on mène à l'échafaud, se prépara à nous conduire dans les soirées annoncées par M. de Conprat.
XII
Je réponds que mon esprit d'observation ne s'exerça point à mon premier bal. De cette soirée, je me rappelle simplement un plaisir délirant et les bêtises que j'ai dites, parce qu'elles me valurent le lendemain une verte semonce.
De temps en temps, Junon me frappait sur le bras avec son éventail et me soufflait dans l'oreille que j'étais ridicule; mais elle donnait là des coups d'épée dans l'eau, et je m'envolais dans les bras de mes danseurs en songeant que si la valse n'est pas admise dans le ciel, ce n'est guère la peine d'y aller.
Parfois, mon cavalier croyait ingénieux de faire quelques frais de conversation.
«Il n'y a pas longtemps que vous habitez ce pays-ci, mademoiselle?
—Non, monsieur: six semaines environ.
—Où demeuriez-vous avant de venir au Pavol?
—Au Buisson; une affreuse campagne, avec une affreuse tante qui est morte, Dieu merci!
—Dans tous les cas, votre nom est très connu, mademoiselle; il y avait un chevalier de Lavalle enfermé au Mont-Saint-Michel, en 1423.
—Vraiment! Que faisait-il là, ce chevalier?
—Mais il défendait le mont attaqué par les Anglais.
—Au lieu de danser? Quel grand nigaud!
—C'est ainsi que vous appréciez vos ancêtres et l'héroïsme, mademoiselle?
—Mes ancêtres! Je n'y ai jamais pensé. Quant à l'héroïsme, je n'en fais aucun cas.
—Que vous a-t-il fait, ce pauvre héroïsme?
—Les Romains étaient héroïques, paraît-il, et je déteste les Romains! Mais valsons, au lieu de causer.»
Et je mettais mon danseur sur les dents.
Mon bonheur atteignit son apogée lorsque, dans ce salon plein de lumière, sous les yeux de ces femmes en grande toilette, au milieu de ce monde dont j'étais si loin peu de temps auparavant, je me vis valsant avec M. de Conprat. Il dansait mieux que tous les autres, c'est certain. Bien qu'il fût grand, et que je fusse extrêmement petite, sa jolie moustache blonde tordue en pointe me caressait la joue de temps en temps, et j'eus quelques petites tentations dont je ne parlerai pas, de peur de scandaliser mon prochain.
Enivrée par la joie et les compliments qui bourdonnaient autour de moi, je dis toutes les bêtises imaginables et inimaginables; mais je fis la conquête de tous les hommes et le désespoir de toutes les jeunes filles.
Le cotillon provoqua chez moi le plus vif enthousiasme, et quand mon oncle, qui avait l'air d'un martyr dans son coin, nous fit signe qu'il était temps de partir, je criai d'un bout du salon à l'autre:
«Mon oncle, vous ne m'emmènerez que par la force des baïonnettes.»
Mais je dus me passer de baïonnettes et suivre Junon qui, belle et digne comme toujours, s'empressa d'obéir à son père sans se soucier de mes récriminations.
Rentrée dans ma chambre, je me déshabillai avec assez de calme; mais en robe de nuit et sur le point de me coucher, je fus prise d'une fringale irrésistible. Je saisis mon traversin et me mis à valser avec lui en chantant à tue-tête.
Junon, dont la chambre n'était pas éloignée de la mienne, entra chez moi d'un air un peu effrayé.
«Que fais-tu donc, Reine?
—Tu vois bien, je valse!
—Mon Dieu, es-tu enfant!
—Ma chère, si l'humanité avait de l'esprit, elle valserait jour et nuit.
—Voyons, Reine, il fait froid, tu vas attraper du mal. Je t'en prie, couche-toi.»
Je jetai mon traversin dans un coin et me glissai dans mes draps. Blanche s'assit au pied du lit et improvisa une harangue. Elle s'efforça de me prouver que le calme, dans tous les actes de la vie, est une grande qualité, que chaque chose doit se faire en temps et lieu, qu'après tout un traversin ne lui semblait point un danseur fort agréable, et...
«Quant à cela, je suis de ton avis! dis-je en l'interrompant vivement, il n'y a que les danseurs en chair et en os de sérieux et d'agréables, surtout quand ils ont des moustaches; des moustaches blondes, par exemple! Une petite, moustache qui vous caresse la joue en valsant, ah! c'est vraiment déli...»
Sur ce, je m'endormis et ne me réveillai que dans la journée, à trois heures.
Quand je fus habillée, M. de Pavol me pria de passer chez lui. Je me rendis aussitôt à cette invitation, pensant que la cervelle de mon oncle venait d'enfanter quelque sermon. À son air solennel, je vis que mes conjectures étaient justes, et, comme j'ai toujours aimé mes aises aussi bien pendant les sermons que dans les autres circonstances de la vie, j'avançai un fauteuil dans lequel je m'étendis confortablement; je croisai les mains sur mes genoux, et fermai les yeux dans une attitude de profond recueillement.
Au bout de deux secondes, n'entendant rien, je dis:
«Eh bien! mon oncle, allez donc!
—Faites-moi la grâce de vous redresser, Reine, et de prendre une attitude plus respectueuse.
—Mais, mon oncle, dis-je en ouvrant des yeux étonnés, je n'avais pas l'intention de vous manquer de respect, je prenais une pose recueillie pour vous mieux écouter.
—Ma nièce, vous me ferez perdre la tête!
—C'est bien possible, mon oncle, répondis-je tranquillement; mon curé m'a dit bien des fois que je le ferais mourir à la peine.
—En vérité, croyez-vous que j'aie envie de m'en aller au diable à cause d'une petite fille mal élevée?
—D'abord, mon oncle, j'espère que vous n'irez jamais au diable, bien que vous aimiez assez ce personnage; ensuite, je serais bien désolée de vous perdre, car je vous aime de tout mon cœur.
—Hum!... c'est bien heureux. Voulez-vous m'apprendre maintenant pourquoi, après mes leçons et mes conseils, vous vous êtes conduite cette nuit d'une façon si inconvenante?
—Spécifiez les accusations, mon oncle.
—Ce serait bien long, car tout ce que vous faisiez était mal fait, vous aviez l'air d'un cheval échappé. Entre autres sottises, quand vous avez aperçu M. de Conprat, vous l'avez appelé par son petit nom; j'étais près de vous, et j'ai vu que votre danseur trouvait cela fort étonnant.
—Je l'en crois capable, il avait l'air d'une oie!
—Je ne suis pas une oie, Reine, et je vous dis que c'était inconvenant.
—Mais, mon oncle, c'est notre cousin, nous le voyons presque tous les jours. Blanche et moi nous l'appelons toujours Paul quand nous en parlons, et même quand nous nous adressons à lui directement.
—Cela passe dans l'intimité, mais non dans le monde, où chacun n'est pas tenu de connaître la parenté et les relations des gens.
—Ainsi, il faut agir d'une façon chez soi et d'une autre dans le monde?
—Je m'évertue à vous le dire, ma nièce.
—C'est de l'hypocrisie, ni plus ni moins.
—Au nom du ciel, soyez hypocrite, je ne demande que cela! Ensuite, il paraît que vous avez dit à cinq ou six jeunes gens qu'ils étaient très gentils?
—C'était bien vrai! m'écriai-je dans un élan de sympathie pour mes danseurs. Si charmants, si polis, si empressés! Puis je m'étais embrouillée dans mes promesses et je craignais de les avoir contrariés.
—En attendant, vous me contrariez beaucoup, Reine; voilà près de sept semaines que Blanche et moi nous essayons de vous apprendre qu'il est de bon goût de pondérer ses mouvements et l'expression de ses sentiments; néanmoins vous saisissez toutes les occasions de dire ou de faire des sottises. Vous avez de l'esprit, vous êtes coquette, malheureusement pour moi vous avez un visage dix fois trop joli, et...
—À la bonne heure! interrompis-je d'un ton satisfait, voilà comme j'aime les sermons!
—Reine, ne m'interrompez pas, je parle sérieusement.
—Voyons, mon oncle, raisonnons. La première fois que vous m'avez vue, vous avez dit: Vous êtes diablement jolie!
—Eh bien, ma nièce?
—Eh bien, mon oncle, vous voyez bien qu'on ne peut pas réprimer toujours un premier mouvement.
—C'est possible, mais on doit essayer et surtout m'écouter. Malgré votre grande jeunesse et votre petite taille, vous avez l'air d'une femme, tâchez d'en avoir la dignité.
—La dignité! dis-je étonnée; pourquoi faire?
—Comment..., pourquoi faire?
—Je ne comprends pas, mon oncle. Comment, vous venez me prêcher la dignité quand le gouvernement en a si peu!
—Je ne saisis pas le rapport... Quelle est cette nouvelle fantaisie?
—Mais, mon oncle, vous prétendez que le gouvernement passe son temps à jouer à la raquette; pour un gouvernement, franchement, ça manque de dignité. Pourquoi de simples individus seraient-ils plus dignes que des ministres et des sénateurs?»
Mon oncle se mit à rire.
«Il est difficile de vous gronder, Reine, vous glissez entre les doigts comme une anguille. Quoi qu'il en soit, je vous affirme que si vous ne voulez pas m'écouter, vous n'irez plus dans le monde.
—Oh! mon oncle, si vous faisiez une chose pareille, vous seriez digne des tortures de l'inquisition!
—L'inquisition étant abolie, je ne serai pas torturé, mais vous m'obéirez, soyez-en certaine. Je ne veux pas que ma nièce prenne des habitudes et des allures qui, supportables à son âge, la feraient passer plus tard pour..., hum!
—Pour qui, mon oncle?»
M. de Pavol eut une violente quinte de toux.
«Hum! pour une femme élevée dans les bois, ou quelque chose d'approchant.
—Ce ne serait pas si niais, cette appréciation! le Buisson et les bois se ressemblent beaucoup.
—Enfin, ma nièce, soyez convaincue que j'ai parlé sérieusement. Allez-vous-en, et réfléchissez.»
Pour le coup, je vis qu'il ne fallait pas plaisanter avec cette semonce formidable. Aussi je m'enfermai dans ma chambre, où je boudai durant vingt-huit minutes et demie, espace de temps pendant lequel je sentis germer dans mon cœur le désir louable de faire connaissance avec la pondération.
XIII
Je sus bientôt que parfois les proverbes n'usurpent point leur réputation de sagesse, que, dans certains cas, vouloir c'est pouvoir, et qu'avec un peu de bonne volonté je pourrais mettre en pratique les conseils de mon oncle. Je ne veux pas dire par là que je n'aie plus commis de sottises, oh! non, la chose arrivait encore assez fréquemment, mais je réussis à me dégriser et à prendre possession d'un calme relatif.
Du reste, si mon oncle m'avait grondée, c'était plutôt, comme il le disait lui-même, en prévision de l'avenir, car je me trouvais dans un milieu où mes actes et mes paroles étaient jugés avec la plus grande indulgence. Milieu plein d'aménité, de politesse, de traditions courtoises, dans lequel, sans m'en douter, j'avais bon nombre de parents et d'alliés.
Grâce à mon nom, à ma beauté, à ma dot, beaucoup de péchés contre les convenances me furent pardonnés. J'étais l'enfant gâté des douairières, qui racontaient avec complaisance des anecdotes sur mes grands-parents, mes arrière-grands-parents et certains aïeux dont les faits et gestes avaient dû être bien remarquables pour que ces aimables marquises en parlassent avec tant de chaleur. Je découvris avec satisfaction que les ancêtres servent à quelque chose dans la vie, et couvrent de leur égide poussiéreuse les hardiesses et les lubies des jeunes descendantes qui sortent du fond des bois.
J'étais l'enfant gâté des maris en perspective qui, dans mes beaux yeux, voyaient briller ma dot; l'enfant gâté des danseurs, que ma coquetterie amusait, et je confesse bien bas, très bas, que j'éprouvais un immense bonheur à ravager les cœurs et à métamorphoser certaines têtes en girouettes.
Ô coquetterie, quelle charme renfermé dans chaque lettre de ton nom!
Il fallait que ce sentiment fût inné chez moi, car, après deux ou trois soirées, j'en connaissais les détails, les nuances et les ruses.
Je voudrais être prédicateur, rien que pour prêcher la coquetterie à mon auditoire et refuser l'absolution à mes pénitentes assez privées de jugement pour ne pas se livrer à ce passe-temps charmant. Peut-être ne resterais-je pas longtemps dans le giron de l'Église, mais, dans ma courte carrière, je crois que je ferais quelques prosélytes. Je plains les hommes qui, croyant tout connaître, ignorent les plaisirs les plus fins, les plus délicats. À mes yeux, ils mènent une vie de cornichon..., de melon tout au plus.
Pendant que je me donnais beaucoup de mouvement et que je révolutionnais les cœurs, Blanche passait, belle et fière, trop sûre de sa beauté pour faire des frais, trop digne pour s'abaisser aux agitations et aux roueries qui faisaient ma joie.
Néanmoins, quand la première effervescence fut calmée, j'en vins bien vite à réfléchir que M. de Conprat mettait un temps infini à s'éprendre de moi. Il me voyait sous toutes les faces, en grande toilette, en demi-toilette, coquette, sérieuse, parfois mélancolique, rarement, je dois l'avouer, et, malgré cette diversité d'aspects qui empêchait la monotonie de s'attacher à ma personne, non seulement il ne se déclarait pas, mais il avait l'air vraiment de me traiter en enfant. Le mot de mon curé: «Soyez sûre qu'il vous a prise pour une petite fille sans conséquence», commençait à me troubler grandement.
Nonobstant ma coquetterie, mes plaisirs, mes nombreuses distractions, jamais mon amour ne s'altéra un instant. Sans doute l'animation de ma vie m'empêchait d'y attacher constamment ma pensée, et c'est ce qui explique mon long aveuglement; mais je n'eus jamais l'idée de trouver un homme plus charmant que Paul de Conprat.
Pourtant, dans la cour qui se pressait sur mes pas, plusieurs courtisans offraient une similitude réelle avec les types de Walter Scott que j'avais beaucoup admirés. Je me suis demandé maintes fois comment mon gros héros au visage réjoui, à l'appétit merveilleux, avait pu m'émouvoir à ce point étonnant, alors que mon esprit était sous l'influence de personnages imaginaires qui lui ressemblaient fort peu. Voilà un sujet psychologique que je livre aux méditations des philosophes, car, moi, je n'ai pas le temps de m'y arrêter; je constate le fait, je salue la philosophie et je passe.
Le 25 octobre, nous eûmes une dernière soirée dans un château situé près du Pavol. Je mis une robe bleu lumière avec deux ou trois pompons piqués dans mes cheveux noirs et me tombant sur le coin de l'oreille. J'étais extraordinairement jolie et, ce soir-là, j'eus un succès fou. Succès si sérieux que, la semaine suivante, cinq demandes en mariage me concernant furent adressées à mon oncle. Mais j'étais inquiète, fébrile, tourmentée, et, contre mon habitude, je ne jouis pas de l'engouement provoqué par ma beauté.
J'attendais avec impatience M. de Conprat pour l'observer avec des yeux qui commençaient à se dessiller. Il arrivait généralement fort tard, avec trois ou quatre jeunes gens composant la haute société fashionable de la contrée. Ces messieurs, étant blasés dès l'âge le plus tendre, et trouvant extrêmement fatigant, pénible et navrant de valser avec de jolies femmes, faisaient quelques invitations d'un air ennuyé, nonchalant, et assez impertinent, sauf Paul de Conprat, trop excellent, trop naturel, pour ne pas danser avec l'air satisfait que comportait la circonstance. Toutefois je dois dire que mon entrain dissipait l'ennui de ces victimes infortunées de l'expérience comme un beau soleil dissipe un léger brouillard. Je savais si bien les exciter, les émoustiller, les faire tourner à tous les vents de mes fantaisies, que mon oncle disait: «Elle a le diable au corps!»
Honni soit qui mal y pense!
Je remarquai avec dépit que Paul valsait souvent avec Blanche, tandis qu'il m'invitait rarement, sans y mettre ni formes ni empressement. Je redoublai de coquetterie pour attirer son attention; mais que lui importait! sa tête, son cœur étaient loin de moi, et je me réfugiai dans un coin reculé en refusant énergiquement de danser.
Il y avait quelques instants que je me dissimulais dans les draperies qui séparaient le grand salon d'un boudoir où plusieurs femmes étaient assises, quand je surpris la conversation de deux respectables douairières dont j'avais fait la conquête.
«Reine est ravissante, ce soir; comme toujours elle a tous les succès.
—Blanche de Pavol est plus belle, cependant.
—Oui, mais elle a moins de charme. C'est une reine dédaigneuse, et Mlle de Lavalle une adorable petite princesse des contes de fées.
—Princesse est le mot; elle a de la race, et ce qui choquerait chez les autres est charmant chez elle.
—On dit que le mariage de sa cousine est décidé avec M. de Conprat.
—Je l'ai entendu dire.»
Durant quelques secondes, orchestre, douairières, danseurs exécutèrent devant moi une danse sans nom, et pour ne pas tomber je me cramponnai à la draperie dans laquelle j'étais enfouie.
Lorsque je me remis de mon étourdissement, le salon brillant me parut voilé d'un crêpe épais; à la grande surprise de Junon, j'allai la supplier de partir immédiatement sans attendre le cotillon.
En revenant au Pavol je me disais: «Ce n'est pas vrai, je suis sûre que ce n'est pas vrai! Pourquoi tant me troubler?»
Mais je me déshabillai en pleurant, avec l'idée qu'un immense malheur allait fondre sur moi.
Néanmoins, comme rien n'est plus versatile qu'un esprit de seize ans, le lendemain je me reprenais à espérer et traitais le bavardage de ces dames de cancans sans portée. Je résolus d'observer soigneusement M. de Conprat, et j'étais dans une disposition morale qui permettait au moindre indice de donner un corps à des impressions même passées et fugitives.
Dans l'après-midi de ce jour néfaste, nous étions tous dans le salon. Le commandant et mon oncle faisaient une partie d'échecs, Blanche jouait une sonate de Beethoven, et moi, étendue dans un fauteuil, j'examinais, sous mes paupières à mi closes, l'attitude et la physionomie de Paul de Conprat. Assis près du piano, un peu en arrière de Junon, il l'écoutait d'un air sérieux, sans cesser de la regarder. Je trouvai que cette expression sérieuse ne lui allait pas et pouvait se qualifier d'ennuyée. Je me confirmai dans mon opinion en remarquant qu'il s'efforçait d'étouffer quelques petits bâillements intempestifs. C'est alors que subitement je fis un retour sur ma propre satisfaction quand il jouait des airs de danse. Je compris que j'aimais non les airs, mais bien l'exécutant, et que, pour lui, c'était identiquement le même sentiment. Il se souciait bien de Beethoven! mais il était épris de Blanche, et les choses antipathiques à sa nature lui plaisaient dans la femme qu'il aimait.
Junon termina son affreuse sonate, et Paul lui dit dans un mouvement d'enthousiasme dont je connaissais le motif caché:
«Quel maître que ce Beethoven! vous l'interprétez parfaitement, ma cousine.
—Vous avez bâillé! m'écriai-je en sautant si brusquement sur mes pieds que les joueurs d'échecs poussèrent un grognement furieux.
—Je te croyais endormie, Reine?
—Non, je ne dormais pas, et je te dis que Paul a bâillé pendant que tu jouais de ton maudit Beethoven.
—Reine déteste tant la musique, dit mon oncle, qu'elle attribue aux autres ses idées personnelles.
—Oui, oui, mes idées me font faire de belles découvertes! répondis-je d'une voix tremblante.
—Qu'est-ce qui te prend, Reine? Tu es de mauvaise humeur parce que tu n'as pas assez dormi cette nuit.
—Je ne suis pas de mauvaise humeur, Junon, mais je déteste l'hypocrisie, et je répète, soutiens et soutiendrai jusqu'à la mort exclusivement que Paul a bâillé, et encore bâillé.»
Après cette sortie, je m'enfuis avec le calme d'un tourbillon, laissant les habitants du salon plongés dans la stupéfaction.
Je m'enfermai chez moi et me promenai de long en large dans ma chambre, en maugréant contre mon aveuglement et en me donnant de grands coups de poing sur la tête, d'après la mode de Perrine quand elle se trouvait dans l'embarras. Mais les coups de poing sur la tête, outre qu'ils peuvent ébranler le cerveau, n'ont jamais servi de remède à un amour malheureux, et, profondément découragée, je me laissai tomber dans une bergère, où je restai longtemps à me morfondre et à me désoler.
Ainsi que dans toutes les circonstances de ce genre, je me rappelais des mots et des détails qui, me disais-je, auraient dû m'éclairer vingt fois pour une. Le sentiment dominant en moi, au milieu de beaucoup d'autres très confus, c'était celui d'une colère vive, et ma fierté, se réveillant, grande et irritée, me fit jurer que personne ne s'apercevrait de mon chagrin. J'étais sincère, et je croyais fermement qu'il me serait facile de dissimuler mes impressions alors que j'avais pour habitude de les jeter à la tête des gens.
Je traversais un de ces moments d'irritation pendant lesquels l'individu le plus placide ressent un désir violent d'étrangler quelqu'un ou de casser quelque chose. Les nerfs, qui ne peuvent se soulager par des larmes, ont besoin d'une détente quelconque, et je m'en pris à mes bonshommes en terre cuite dont les grimaces, les sourires me parurent tout à coup odieux et ridicules. Aussitôt je les jetai par la fenêtre, éprouvant un âpre plaisir à les entendre se briser sur le sable de l'allée.
Mais mon oncle, qui passait par là, en reçut un sur son chef vénéré, heureusement pourvu d'un chapeau, et, trouvant le procédé en dehors de toutes les lois de l'étiquette, il y répondit par une exclamation expressive.
«....À quel diable d'exercice vous livrez-vous là, ma nièce?
—Je jette mes bonshommes par la fenêtre, mon oncle, répondis-je en m'approchant de la croisée dont je me tenais assez éloignée pour lancer mes projectiles avec plus de force.
—Est-ce une raison pour me casser la tête?
—Mille pardons, mon oncle, je ne vous avais pas vu.
—Seriez-vous devenue folle subitement, ma nièce? Pourquoi brisez-vous ainsi vos bibelots?
—Ils m'agacent, mon oncle; ils m'impatientent, ils m'énervent!... Tenez, voilà la fin!»
J'en expédiai cinq à la fois, et, fermant brusquement la fenêtre, je laissai M. de Pavol tempêter contre les nièces, leurs fantaisies et le désordre de son allée.
Le soir, il me sermonna, mais je l'écoutai avec la plus grande impassibilité, un misérable sermon, au milieu de mes soucis graves, me produisant l'effet d'une bulle de savon crevant sur ma tête.
Après le dîner, j'allai contempler mes petits bonshommes en terre cuite qui gisaient d'un air piteux dans l'allée. Brisés! pulvérisés!... absolument comme mes illusions et mon bonheur que je croyais à tout jamais perdu.
XIV
Peut-être s'étonne-t-on de mon manque de perspicacité, mais quel est celui qui, sans avoir l'excuse de mes seize ans, n'a pas donné, au moins une fois dans la vie, la preuve d'un aveuglement incroyable? Je voudrais bien savoir s'il existe un seul homme qui ne se soit pas traité d'imbécile en découvrant un fait qu'il ne voyait pas depuis longtemps, bien qu'il fût très visible? Ah! qu'il est facile de se dire perspicace! facile aussi de le prouver quand on vous met les points sur les i...
C'était un véritable supplice pour moi d'observer maintenant M. de Conprat, de saisir toutes les attentions délicates qu'il avait pour Blanche, en sachant fort bien quel en était le secret mobile. Comme je pleurais en cachette! mais jamais, je crois, je n'éprouvai un grand sentiment de jalousie contre Junon. Mon Dieu, non! j'étais une petite créature qui aimait sincèrement, profondément, mais pas l'ombre de passion farouche ne se mêlait à mon amour. Seulement j'étais dans une perpétuelle irritation contre M. de Conprat. Il était le bouc émissaire que je chargeais de ma mauvaise humeur avec mes chagrins et mes amertumes en sous-entendus. Je ne cessais pas de le taquiner et de lui dire des choses aigres-douces. Puis je me réfugiais dans ma chambre, où je me promenais à grands pas en m'adressant des discours.
«Comme c'est spirituel de s'éprendre d'une femme dont la nature ressemble si peu à la vôtre! Lui si gai, si bavard! aussi bavard que je suis bavarde, certes! et elle grave, silencieuse, adoratrice de l'étiquette, tandis qu'il en est quelquefois bien ennuyé, je le vois parfaitement. Nous nous convenions si bien! Comment ne l'a-t-il pas vu? Mais Blanche est aussi bonne que belle: il la connaît depuis longtemps, et enfin l'amour ne se commande pas...»
Mais ces beaux raisonnements ne me consolaient point.
Je sanglotais le soir dans mon lit, même la nuit parfois, et, malgré ma résolution bien prise de cacher mes impressions, au bout de quinze jours, habitants et habitués du Pavol s'étonnaient de mes allures fantasques. Le matin, j'étais gaie au point de rire durant des heures entières; le soir, je me mettais à table d'un air sombre et je ne desserrais pas les dents pendant le repas.
Ce silence, si contraire à mes habitudes, inquiétait beaucoup M. de Pavol.
«Que se passe-t-il dans votre petite tête, Reine?
—Rien, mon oncle.
—Vous ennuyez-vous? Voulez-vous faire un voyage?
—Oh! non, non, mon oncle; je serais désolée de quitter le Pavol.
—Si vous tenez essentiellement à vous marier, ma nièce, vous êtes libre, je ne suis pas un tyran. Regretteriez-vous le refus par lequel vous avez accueilli les demandes qui se sont succédé depuis quelque temps?
—Non, mon oncle; j'ai abandonné mon idée, je ne veux pas me marier.»
Ces malheureuses demandes ajoutaient encore à mes ennuis. Je ne pouvais plus entendre parler de mariage sans avoir envie de pleurer. Si M. de Pavol ne me pressait pas pour accepter, il me faisait voir les avantages de chaque parti et insistait un peu pour que je consentisse au moins à connaître mes chevaliers. Il les eût même assez facilement qualifiés de cas extraordinaires, et, parmi les nombreuses découvertes que je faisais journellement, l'inconséquence de mon oncle n'est pas celle qui m'ait le moins étonnée. Au fond du cœur, je pense qu'il était légèrement effrayé de la charge d'âme qui lui était incombée. Mais il me laissait entièrement libre et se contenta, pour refuser quelques partis, de mes raisons qui n'avaient ni queue ni tête.
«Pourquoi tant dire que tu étais pressée de te marier, Reine? me demanda Blanche.
—Je ne me marierai pas avant d'avoir trouvé ce que je désire.
—Ah!... et que désires-tu?
—Je ne le sais pas encore», répondis-je, la gorge serrée.
Blanche me prit le visage à deux mains et me regarda avec attention.
«Je voudrais lire dans ta pensée, petite Reine. Aimes-tu quelqu'un? Est-ce Paul?
—Je te jure que non, dis-je en échappant à son étreinte, je n'aime personne! et quand j'aimerai, tu le sauras tout de suite.»
Si la mort n'était pas une chose si effrayante, je suis sûre que l'on m'eût tuée dans ce moment-là, avant de me faire avouer mon amour pour un homme qui aimait une autre femme, et quand cette autre femme était ma cousine. Heureusement, il n'était question ni de pal ni de guillotine, dont la vue eût probablement détruit mon stoïcisme.
«Je fais comme toi, Blanche, j'attends.
—Je n'ai pas les mêmes succès que mon petit loup du Buisson, répondit-elle en souriant. Cinq demandes à la fois!
—Ne m'en parle plus, je t'en prie, cela me fatigue, m'ennuie, m'excède!»
Par malheur, un sixième chevalier réunissant les qualités les plus rares, les plus extraordinaires, les plus complètes, se mit tout à coup sur le rang de mes adorateurs. Hélas! je récoltais ce que j'avais semé, car, dès mon entrée dans le monde, j'avais eu soin de raconter à tout venant que j'entendais me marier le plus tôt possible.
Mon oncle me fit appeler, et nous eûmes ensemble une longue conférence.
«Reine, M. Le Maltour sollicite l'honneur de vous épouser.
—Grand bien lui fasse, mon oncle!
—Vous plaît-il?
—Du tout.
—Pourquoi? Donnez-moi des raisons, de bonnes raisons; celles de l'autre jour, pour les partis que vous avez refusés d'emblée, ne valaient rien.
—Ils n'étaient pas présentables, vos partis, mon oncle!
—Voyons, M. de P... était très bien.
—Oh! un homme de trente ans... Pourquoi pas un patriarche?
—Et M. C...?
—Un nom affreux, mon oncle!
—M. de N..., garçon de mérite, très intelligent?
—J'ai compté ses cheveux, il n'en a plus que quatorze à vingt-six ans!
—Ah!... et le petit D...?
—Je n'aime pas les bruns. Ensuite, c'est la nullité la plus parfaite. Une fois marié, il adorerait sa figure, ses cravates et ma dot, voilà tout!
—Je vous l'abandonne. Mais j'en reviens au baron Le Maltour; que lui reprochez-vous?
—Un homme qui n'a jamais dansé que des quadrilles avec moi parce que je ne valse pas à trois temps! m'écriai-je avec indignation.
—Sérieux grief! Reine, je vous le répète, je trouve absurde de se marier si jeune; mais, malgré votre dot et votre beauté, peut-être ne retrouverez-vous jamais un parti comme celui-là. C'est un charmant cavalier, j'ai les meilleurs renseignements sur sa moralité et sur son caractère; une fortune immense, un titre, une famille honorable et très ancienne...
—Ah! oui; des aïeux! comme dit Blanche, interrompis-je avec dédain. J'ai horreur des aïeux, mon oncle.
—Pourquoi cela?
—Des gens qui ne pensaient qu'à batailler et à se faire casser le nez! Quel idiotisme!
—Eh bien! je sais que le greffier du tribunal de V... vous trouve charmante; il n'a pas d'aïeux; voulez-vous qu'on lui dise que, pour cette raison, Mlle de Lavalle est disposée à l'épouser?
—Ne vous moquez pas de moi, mon oncle, vous savez bien que je suis patricienne jusqu'au bout des ongles, répondis-je en saisissant cette occasion d'admirer ma main et l'extrémité de mes doigts effilés.
—C'est ce que je crois, si votre physique n'est pas trompeur. Maintenant, ma nièce, écoutez-moi bien. Vous ne connaissez pas assez M. Le Maltour pour avoir une appréciation sur lui, et je veux absolument que vous le voyiez plusieurs fois avant de donner une réponse définitive. Je vais écrire à Mme Le Maltour que la décision dépend de vous, et que j'autorise son fils à se présenter au Pavol quand bon lui semblera.
—Très bien, mon oncle, il en sera ce que vous voudrez.»
Cinq minutes après, j'errais dans les bois, en proie à la plus violente agitation.
«Ah! c'est ainsi! disais-je en mordant mon mouchoir pour étouffer mes sanglots; il sera bien reçu, ce Maltour! Dans quatre jours, je veux qu'il ait disparu de mon existence. Et mon oncle qui ne voit rien, qui ne comprend rien!...»
Je me trompais. Mon oncle, malgré mes prétentions soudaines à la dissimulation, voyait très clair, mais il agissait sagement. Il ne pouvait pas empêcher M. de Conprat d'aimer sa fille et renoncer au rêve que lui et le commandant caressaient depuis longtemps. D'ailleurs, bien convaincu que mon sentiment avait peu de profondeur et que beaucoup d'enfantillage s'y mêlait, il pensait que le meilleur remède pour guérir ce caprice c'était de détourner mes idées sur un homme qui, en m'aimant, saurait se faire aimer, de par cet axiome: l'amour attire l'amour.
Le raisonnement eût été parfait, s'il n'avait pas péché par la base.
Deux jours plus tard, Mme Le Maltour et son fils arrivaient au Pavol, le sourire aux lèvres et l'espoir dans le regard. L'excellente dame me dit cent choses aimables, auxquelles je répondis avec la mine sinistre et refrognée d'un portier de Jésuites.
Le baron était un bon garçon...; permettez, je ne veux point dire par là que ce fût une bête; pas du tout! Il était intelligent, spirituel, mais il n'avait que vingt-trois ans. Il était timide et très amoureux, dernière particularité qui ne lui déliait pas l'esprit, mais que j'aurais eu mauvaise grâce à lui reprocher.
Le lendemain, il vint nous voir sans sa mère et s'efforça de causer avec moi.
«Regrettez-vous qu'il n'y ait plus de soirées, mademoiselle?
—Oui, répondis-je d'un ton aussi rogue que celui de Suzon.
—Vous êtes-vous amusée, l'autre jour, chez les ***?
—Non.
—C'était brillant, cependant. Quelle jolie robe vous aviez! Vous aimez le bleu?
—Évidemment, puisque j'en porte.»
M. Le Maltour toussa discrètement pour se donner du courage.
«Aimez-vous les voyages, mademoiselle?
—Non.
—Vous m'étonnez! Je vous aurais cru l'esprit entreprenant et voyageur.
—Idiotisme! j'ai peur de tout.»
La conversation dura quelque temps sur ce ton. Déconcerté par mon laconisme et l'intérêt avec lequel, de l'air le plus impertinent du monde, je suivais les évolutions d'une mouche qui se promenait sur le bras de mon fauteuil, le baron se leva un peu rouge et abrégea sa visite.
Mon oncle le conduisit jusqu'à la porte du jardin et revint me trouver en colère.
«Cela ne peut pas continuer ainsi, Reine! C'est de l'insolence, pardieu! aussi bien pour moi que pour ce pauvre garçon qui est timide et que vous démontez complètement. M. Le Maltour n'est pas un homme qu'on puisse traiter comme un pantin, ma nièce! Personne ne vous forcera à l'épouser, mais je veux que vous soyez polie et aimable. Dieu sait si vous avez la langue bien pendue quand vous le voulez! Tâchez qu'il en soit ainsi demain; M. Le Maltour déjeunera ici.
—Bien, mon oncle; je parlerai, soyez tranquille.
—Ne dites pas de sottises, au moins.
—Je m'inspirerai de la science, mon oncle, répondis-je avec majesté.
—Comment, de...
—Ne vous tourmentez pas, je ferai ce que vous désirez, je parlerai sans désemparer.
—Il ne s'agit pas, ma nièce...»
Mais je laissai mon oncle confier sa pensée aux meubles du salon, et je courus dans la bibliothèque chercher ce dont j'avais besoin pour exécuter l'idée qui venait de me passer par la tête. J'emportai chez moi la philosophie de Malebranche et une étude sur la Tartarie.
Malebranche faillit me donner un transport au cerveau, et je l'abandonnai pour me rejeter sur la Tartarie, qui m'offrit plus de ressources. Jusqu'à minuit, j'étudiai attentivement quelques pages, en grognant et maugréant contre les habitants de la Boukharie, qui s'affublent de noms si baroques. Je réussis cependant à retenir quelques détails sur le pays et plusieurs mots étranges dont j'ignorais tout à fait la signification. Je me couchai en me frottant les mains.
«Nous verrons, me dis-je, si Le Maltour résistera à cette épreuve. Ah! mon brave oncle, j'aurai le dessus, soyez-en convaincu! et, dans quelques heures, je serai débarrassée de cet intrus.»
Le jour suivant, il se présenta avec l'air heureux et dégingandé d'un homme qui marche sur des aiguilles, mais je le reçus d'une façon si gracieuse qu'il prit pied sur un terrain naturel et que les inquiétudes de M. de Pavol se dissipèrent.
Les de Conprat et le curé déjeunaient avec nous. J'avais le cœur serré en regardant Paul causer joyeusement avec Blanche, tandis que j'étais condamnée à subir les prévenances timides de M. Le Maltour, dont la jolie figure me portait sur les nerfs.
«J'ai changé d'avis depuis hier, lui dis-je brusquement, j'aime beaucoup les voyages.
—Je partage votre goût, mademoiselle, c'est la plus intelligente des distractions.
—Vous avez voyagé?
—Oui, un peu.
—Connaissez-vous les Ruddar, les Schakird-Pische, les Usbecks, les Tadjics, les Mollahs, les Dehbaschi, les Pendja-Baschi, les Alamane? dis-je tout d'un trait, confondant races, classes et dignités.
—Qu'est-ce que tout cela? demanda le baron, abasourdi.
—Comment! est-ce que vous n'êtes jamais allé en Tartarie?
—Mais non, jamais.
—Jamais allé en Tartarie! dis-je avec mépris. Connaissez-vous au moins Nasr-Oullah-Bahadin-Khan-Melic-el-Mounemin-Bird-Blac-Bloc et le diable?»
J'ajoutai quelques syllabes de ma façon au nom de Nasr-Oullah pour faire plus d'effet, pensant que l'ombre de ce digne homme ne sortirait pas de la tombe pour me le reprocher.
Mon oncle et ses convives se mordaient les lèvres afin de ne pas rire, la physionomie de M. Le Maltour offrant l'expression du plus complet effarement, et Blanche s'écria:
«Perds-tu la tête, Reine?
—Mais non, du tout. Je demande à monsieur s'il partage ma vive sympathie pour Nasr-Oullah, un homme qui avait tous les vices, paraît-il. Il passait son temps à égorger son prochain, à jeter les ambassadeurs dans des cachots où il les laissait pourrir; enfin, il était doué d'énergie et ignorait la timidité, horrible défaut, à mon avis! Et son pays!... Quel charmant pays! Toutes les maladies y règnent, et j'y enverrai mon mari. La phtisie, la petite vérole, des vomissements qui durent six mois, des ulcères, la lèpre, un ver appelé rischta qui vous ronge; pour le faire sortir on...
—Assez, Reine, assez; laissez-nous déjeuner en repos.
—Que voulez-vous? mon oncle, je me sens attirée vers la Tartarie. Et vous? dis-je à M. Le Maltour.
—Ce que vous dites n'est pas très encourageant, mademoiselle.
—Pour les gens qui n'ont pas de sang dans les veines! répondis-je dédaigneusement. Quand je serai mariée, j'irai en Tartarie.
—Dieu merci, vous ne serez pas libre, ma nièce!
—Bien sûr que si, mon oncle; je ne ferai qu'à ma tête, jamais à celle de mon mari. Du reste, je le mènerai à Boukhara pour qu'il soit mangé par les vers.
—Comment? mangé par... murmura le baron timidement.
—Oui, monsieur, vous avez bien entendu. J'ai dit mangé par les vers, car, à mes yeux, la plus charmante position dans la vie, c'est celle de veuve...»
Haut et puissant baron Le Maltour, bien que d'une race de preux, ne résista pas à l'épreuve. Comprenant le sens caché de mes lubies tartariennes, il s'en alla et ne revint plus.
Mon oncle se fâcha, mais je ne m'en émus point. Je fis une pirouette et lui dis d'un ton sentencieux:
«Mon oncle, qui veut la fin veut les moyens!»
XV
J'avais tenu ma promesse au curé, et je lui écrivais très exactement deux fois par semaine. Cette habitude lui parut si douce, si consolante que, lorsque j'interrompis tout à coup la régularité de ma correspondance, il fut plongé dans le chagrin et l'inquiétude.
Absorbée par mes soucis, je restai quinze jours sans lui donner signe de vie; puis, cédant à ses instantes sollicitations, je lui expédiai des missives dans le genre de celle-ci:
«L'homme est stupide, Monsieur le curé, je viens de découvrir cela. Qu'en pensez-vous, mon curé? Je vous embrasse en envoyant les convenances au diable.»
Ou bien:
«Ah! mon pauvre curé, j'ai bien peur d'avoir découvert la source de l'eau froide dont nous parlions il y a trois mois! Le bonheur n'existe pas, c'est un leurre, un mythe, tout ce que vous voudrez, excepté la réalité.
«Adieu; si la mort ne nous rendait pas si laids, je serais contente de mourir. De mourir, oui, mon curé, vous avez bien lu.»
Il m'écrivit courrier pour courrier.
«Chère fille, que signifie le ton de vos derniers billets? Il y a trois semaines, vous paraissiez si heureuse, dans la joie et la gloire de vos succès mondains! Non, non, petite Reine, le bonheur n'est point un mythe, il sera votre partage; mais, en ce moment, l'imagination vous possède, vous emporte et vous empêche de voir juste. Vous n'avez pas suivi mon conseil, Reine; vous avez abusé des feux de joie, n'est-ce pas? Pauvre petit enfant, venez me voir, et nous causerons ensemble de vos préoccupations.»
Je lui répondis:
«Monsieur le curé, l'imagination est une sotte, la vie une guenille, le monde une loque assez brillante de loin, mais bonne tout au plus à mettre dans un cerisier pour faire peur aux oiseaux. J'ai envie de me jeter à la Trappe, mon cher curé! Si j'étais sûre qu'il me fût permis de valser de temps en temps avec de charmants cavaliers tels que j'en connais, j'irais certainement m'y réfugier, y ensevelir ma jeunesse et ma beauté. Mais je crois que ce genre de distractions n'est pas admis par les règlements. Donnez-moi quelques renseignements là-dessus, Monsieur le curé, et soyez convaincu que vous n'êtes qu'un optimiste en prétendant que le bonheur existe et m'est destiné. Vous menez la vie du rat dans un fromage; non pas que vous soyez égoïste, mais vous ignorez les catastrophes qui peuvent fondre sur la tête des gens vivant dans le monde.
«Je n'ai plus d'illusions, mon curé. Je suis une vieille petite bonne femme rabougrie, rétrécie, ratatinée,—au moral, j'entends, car je suis plus jolie que jamais,—une petite vieille qui ne croit plus à rien, qui n'espère rien, qui se dit que la terre est bien bête de continuer des révolutions quand ses joies et ses rêves à elle sont broyés, pulvérisés, réduits en atomes imperceptibles... Ma personne morale, si on pouvait la dépouiller de son enveloppe charnelle qui trompe l'œil de l'observateur, j'en conviens, ma personne morale, dis-je, n'est plus qu'un squelette, un arbre mort, complètement mort, dépourvu de sève, privé de toutes ses feuilles et tendant vers le ciel de grands bras raides et décharnés. Pourvu que le moral n'abîme pas le physique, Monsieur le curé! J'en tremble! N'avoir plus la moindre illusion à seize ans, n'est-ce pas terrible?
«Au revoir, mon vieux curé.» Deux jours après avoir expédié cette épître, qui devait donner au curé une idée assez triste de l'état de mon âme, mon oncle décida que nous irions passer une après-midi au mont Saint-Michel.
Ce jour-là, quelque chose de mauvais soufflait dans l'air; je le pressentais. La veille, le commandant et M. de Pavol avaient eu une conversation secrète et prolongée; Paul paraissait inquiet, nerveux, et ma cousine était rêveuse.
Mon oncle et Junon, qui avaient une passion pour le mont Saint-Michel, m'en firent les honneurs avec complaisance; mais, outre que l'art architectural me touchait fort peu, je contemplais les choses à travers le voile sombre de mon humeur positivement massacrante.
«Que c'est fatigant de grimper toutes ces marches! disais-je en geignant à chaque pas.
—Plus que six cents à monter pour arriver jusqu'au haut, ma cousine.
—J'ai envie de m'arrêter là, alors!
—Allons, ma nièce, que diable, vous n'avez pas la goutte!»
Et mon oncle, tout en gravissant ces degrés foulés par les pas de tant de générations, me racontait l'histoire du mont et l'incident de Montgommery.
Mais qu'est-ce que cela me faisait, à moi, ce Montgommery, ces remparts, cette abbaye merveilleuse, ces salles immenses, ces souvenirs multiples qui dorment là depuis des siècles! Je me serais bien gardée de les réveiller, car j'avais des choses cent fois plus intéressantes à observer sur le visage de ce gros garçon qui entourait Blanche de soins, de prévenances et ne pensait pourtant point à moi.
Que j'étais stupide! n'avoir pas vu son amour plus tôt! Il s'extasiait sur la moindre pierre pour lui être agréable, et, de temps à autre, je lançais de son côté quelques regards noirs qu'il ne daignait même pas remarquer.
«Ah! nous voici dans la salle des chevaliers. Voyons, Reine, qu'en dites-vous?
—Je dis, mon oncle, que si les chevaliers étaient là, cette salle aurait du charme.
—Vous ne lui en trouvez pas par elle-même?
—Oh! nullement. Je vois de grandes cheminées, des piliers avec des petites machines sculptées au haut, mais sans les chevaliers auxquels on puisse faire tourner un peu la tête... peuh! ça ne signifie rien du tout.
—Je n'avais pas pensé à cette manière d'envisager l'architecture féodale», répondit mon oncle en riant.
Nous traversâmes des couloirs sombres, qui m'épouvantaient.
«Nous allons nous casser le cou! gémissais-je en me cramponnant au bras du commandant, tandis que Paul offrait le sien à Blanche.
—Nous avons du chagrin, petite Reine? me dit le commandant tout bas.
—Vous parlez comme mon curé, répondis-je avec émotion.
—Voyons, voulez-vous avoir confiance en moi?
—Je n'ai pas de chagrin, repartis-je d'un ton bourru, et je n'ai confiance en personne. Suzon m'a dit que les hommes étaient des rien du tout, et je partage l'avis de Suzon.
—Oh! oh! dit le commandant en me regardant d'un air si bon que j'eus peur d'éclater en sanglots; tant de misanthropie unie à tant de jeunesse!»
Je ne répondis rien, et comme nous arrivions sur une sorte de longue terrasse, je m'échappai et courus me cacher derrière une énorme arcade. J'appuyai la tête sur une de ces pierres plusieurs fois centenaires, et je me mis à pleurer.
«Ah! pensais-je, comme mon curé avait bien raison de me dire, il y a longtemps, déjà bien longtemps, qu'on ne discute pas avec la vie, mais qu'on la subit! Toute ma logique ne sert à rien devant les circonstances. Qu'il est triste, mon Dieu, qu'il est triste de se voir traitée comme une petite fille sans conséquence!»
Et je regardais à travers mes larmes ces grèves si vantées qui me paraissaient désolées, ce monument dont la hauteur m'oppressait et me donnait le vertige; mais, sans m'en rendre compte, j'éprouvais une sorte de soulagement dans cette affinité mystérieuse d'une nature triste avec mes propres pensées; dans la contemplation de ces grandes murailles qui jetaient leurs grandes ombres mélancoliques et sur la terre et sur le passé.
En revenant vers notre logis, lorsque nous fûmes dans le train, mon oncle me dit:
«Eh bien, Reine, en somme, quelle est votre impression sur le mont Saint-Michel?
—Je pense, mon oncle, qu'on doit y mourir de peur et y attraper des rhumatismes.»
En suivant la route qui conduit de la gare de V... au Pavol, je réfléchissais combien les choses d'ici-bas ont peu de stabilité. Il y avait à peine trois mois, je parcourais le même chemin sous l'influence de mes rêves heureux, dans l'enivrement de mes pensées joyeuses sur cet avenir que je croyais si beau!... et maintenant la route me paraissait jonchée des débris de mon bonheur.
Il était assez tard lorsque nous arrivâmes au château; cependant, mon oncle emmena Blanche chez lui en disant qu'il voulait le soir même causer sérieusement avec elle.
Je me couchai en pleurant de tout mon cœur, avec la conviction que l'épée de Damoclès était suspendue sur ma tête.
Depuis longtemps, Junon s'était humanisée avec moi. Chaque matin, elle venait s'asseoir sur mon lit et nous causions indéfiniment. Le lendemain, dès sept heures, elle entra dans ma chambre avec une démarche calme, tranquille, et ce sourire si charmant qui transfigurait sa physionomie hautaine et que moi seule, peut-être, connaissais bien.
«Reine, me dit-elle aussitôt, Paul me demande en mariage.»
Le fil était cassé et l'épée de Damoclès me tomba sur la poitrine. Que ce roi était donc dépourvu de sens commun pour attacher une masse si lourde avec un simple fil! L'histoire ne parle-t-elle pas d'un cheveu? Elle en est bien capable.
Sans doute je m'attendais à cette révélation, mais tant qu'un fait n'est pas avéré, accompli, quelle est la créature humaine qui, au fond du cœur, ne garde pas un peu d'espoir? Je devins très pâle; si pâle que Blanche s'en aperçut, quoique la chambre fût plongée dans une demi-obscurité.
«Qu'as-tu, Reine? Es-tu malade?»
—Une crampe, murmurai-je d'une voix faible.
—Je vais chercher de l'éther, dit-elle en se levant vivement.
—Non, non, repris-je en faisant un violent effort pour me raccrocher à ma fierté qui s'en allait à vau-l'eau. C'est passé, Blanche, tout à fait passé.
—Éprouves-tu ce malaise souvent, Reine?
—Non..., seulement quelquefois. Ce n'est rien, n'en parlons plus.»
Blanche passa la main sur son front comme une personne qui désire chasser une pensée importune. Mais je repris la conversation d'une voix si ferme qu'elle parut délivrée de son inquiétude.
«Eh bien! Junon, que comptes-tu faire?
—Mon père m'a dit que ce mariage comblerait tous ses vœux, Reine.
—Cela te plaît-il?
—Le mariage me plaît, évidemment; toutes les convenances sont réunies; mais jusqu'ici je n'aime Paul que comme cousin.
—Que lui reproches-tu?
—Je ne lui reproche rien, si ce n'est de ne pas me plaire assez. C'est un excellent garçon, mais je n'aime pas ce genre d'homme. D'abord il n'est pas assez beau, puis cet appétit normand manque de poésie, tu en conviendras!
—C'est pourtant bien logique de manger quand on a faim! répondis-je en retenant mes larmes.
—Que veux-tu? je crois que nous ne nous convenons pas réciproquement.
—Alors, tu refuses, Junon?
—J'ai demandé un mois pour réfléchir, petite Reine. Je suis très perplexe, car je redoute une déception pour mon père. D'ailleurs, à certains points de vue, ce mariage réunit tout ce que je puis désirer; enfin, l'homme est parfaitement estimable.
—Mais puisque tu ne l'aimes pas, Blanche!
—Mon père soutient que je l'aimerai plus tard, que, du reste, l'amour proprement dit n'est pas nécessaire pour se marier et être heureuse en ménage.
—Comment peux-tu croire une chose pareille! dis-je en bondissant d'indignation. Mon oncle a vraiment des doctrines abominables!»
Mais Blanche me répondit tranquillement que son père était plein de bon sens, qu'elle avait remarqué maintes fois qu'il se trompait peu dans ses jugements, et qu'elle se sentait disposée à l'écouter.
«Paul t'aime beaucoup, Junon? marmottai-je du bout des lèvres.
—Oui, depuis longtemps.
—Tu le savais?
—Sans doute! une femme sait toujours ces choses-là. Et toi, ne l'avais-tu pas vu?
—Si... un peu», répondis-je en envoyant à ma stupidité un souvenir plein de mélancolie.
Blanche me quitta après m'avoir expliqué que Paul avait tardé à demander sa main parce qu'il craignait d'être refusé.
C'était bien ce que je pensais! et je m'habillai fiévreusement en songeant que, influencée par son père, elle finirait par donner son consentement.
«À sa place, j'aurais dit oui en une seconde, et quinze jours après je me serais mariée!»
Hélas! c'en était fait de mes rêves..., et je tombai dans un grand découragement.
XVI
On convint que Paul resterait quelque temps sans venir au Pavol, et, chose qui me parut incroyable, inouïe, Blanche, du jour où elle ne le vit plus, sembla presque décidée à l'épouser. Nous en parlions constamment, nous discutions même les toilettes de mariage et je faisais preuve d'une résignation stoïque, digne des hommes antiques.
Mais cette résignation n'était qu'apparente.
Mon découragement augmentait, mes yeux se cernaient, et j'en vins à me dire que la vie n'étant plus supportable loin de l'homme que j'aimais, le plus simple était de m'en aller dans l'autre monde.
Ce projet évidemment était fort pénible, mais je m'y cramponnai avec ardeur; je le méditai, le caressai avec une joie presque maladive. Par exemple, je jure sur l'honneur que je n'eus jamais l'idée de m'asphyxier ou d'avaler du poison, moyens d'en finir si chers aux humains de notre temps. Mais, ayant lu dans je ne sais quel livre qu'une jeune fille était morte de chagrin à propos d'un amour contrarié, je décrétai que je suivrais cet exemple.
Mon parti pris, et ma mauvaise mine me confirmant dans mes pensées lugubres, je décidai qu'il était poli, convenable, de prévenir le curé et que, du reste, je ne pouvais pas mourir sans lui serrer la main.
Ceci bien déterminé, j'entrai un matin dans le cabinet de mon oncle et je le priai de me laisser aller au Buisson.
«Il vaut mieux dire au curé de venir ici, Reine.
—Il ne pourra pas, mon oncle; il n'a jamais un sou devant lui.
—Ce n'est guère amusant de vous mener là, ma nièce.
—Ne venez pas, mon oncle, je vous en prie, vous me gêneriez beaucoup. Je désire aller seule avec la vieille femme de charge, si vous le permettez.
—Faites ce que vous voudrez. Ma voiture vous conduira jusqu'à C....., où il sera facile de trouver un véhicule quelconque pour vous mener au Buisson. Quand partez-vous?
—Demain matin, de bonne heure, mon oncle, je désire surprendre le curé et je coucherai au presbytère.
—Allons, soit! Je vous renverrai la voiture dans deux jours. Soyez à C... après-demain vers trois heures.»
Il me regarda attentivement sous ses gros sourcils, en se frottant le menton d'un air préoccupé.
«Êtes-vous malade, Reine?
—Non, mon oncle.
—Petite nièce, dit-il en m'attirant à lui, j'en suis presque arrivé à souhaiter que mes désirs ne s'accomplissent pas.»
Je le regardai bien étonné, car je croyais toujours fermement qu'il n'avait rien vu.
Je lui répondis avec beaucoup de sang-froid que je ne savais pas ce qu'il voulait dire, que je me trouvais fort heureuse et que je faisais des vœux, pour que tous ses projets réussissent. Il m'embrassa avec affection et me congédia.
Je partis donc le lendemain matin, sans vouloir accepter la compagnie de Blanche, qui désirait venir avec moi.
En route, je réfléchis aux paroles de mon oncle:
«Il sait tout, pensais-je. Mon Dieu, que je suis peu clairvoyante avec mes prétentions! Mais quand même le mariage de Junon n'aurait pas lieu, à quoi cela me servirait-il, puisque Paul est amoureux? Il ne peut pas en aimer une autre maintenant! Je ne comprends pas mon oncle.»
Je ne croyais plus comme autrefois qu'on pût s'éprendre de plusieurs femmes. Jugeant d'après mes propres sentiments, je me disais qu'un homme ne peut aimer deux fois dans sa vie sans présenter au monde le spectacle d'un phénomène extrêmement étonnant.
Ayant ainsi réglé les battements de cœur de la gent barbue, mes idées prirent une autre direction, et je me réjouis à la pensée de revoir mon curé. Je pris la résolution de lui sauter au cou, ne fût-ce que pour prouver mon indépendance et le mépris que je professais pour l'étiquette.
Arrivée au presbytère, j'entrai non par la porte, mais par le trou d'une haie que je connaissais de temps immémorial, et je me glissai à pas de loup vers la fenêtre du parloir, où le curé devait être en train de déjeuner. Cette fenêtre était très basse, mais j'étais si petite que, pour regarder dans l'intérieur de la salle, je dus monter sur une souche placée contre le mur en guise de banc.
J'avançai la tête avec précaution au milieu du lierre qui formait un encadrement touffu à la croisée, et je vis mon curé.
Il était à table et mangeait d'un air triste; ses bonnes joues avaient perdu une partie de leurs couleurs et de leur forme arrondie; ses abondants cheveux blancs n'étaient plus ébouriffés comme jadis, mais aplatis sur sa tête avec un air de désolation inexprimable.
«Ah! mon pauvre bon curé!»
Je sautai à bas de la souche, je me précipitai dans le presbytère en perdant mon chapeau et j'entrai comme une bombe dans le parloir.
Le curé se leva effaré; son aimable, son excellente figure resplendit de joie en m'apercevant, et ce fut non pour rompre avec les traditions de l'étiquette, mais dans un élan de vive tendresse, de grande émotion, que je me jetai dans ses bras et que je pleurai longtemps sur son épaule.
Je sais bien que rien au monde n'est plus inconvenant que de pleurer sur l'épaule d'un curé; que mon oncle, Junon et toutes les douairières de Sa terre, en dépit de mes ancêtres, se seraient voilé la face devant un spectacle si scandaleux; mais j'étais depuis trop peu de temps à l'école de la pondération pour avoir perdu la spontanéité de ma nature. D'ailleurs, je tiens pour certain qu'il n'y a que les sots, les poseurs et les gens sans cœur qui prétendent ne jamais sacrifier des lois de convention à un sentiment vrai et profond.
«La vie est une loque, mon curé, une misérable loque, disais-je en sanglotant.
—En sommes-nous là, chère petite fille, en sommes-nous vraiment là? Non, non, ce n'est pas possible!»
Et le pauvre curé, qui riait et pleurait à la fois, me regardait avec attendrissement, passait la main sur ma tête et me parlait comme à un petit oiseau blessé dont il aurait voulu guérir l'aile brisée par des caresses et de bonnes paroles.
«Allons, Reine, allons, mon cher enfant, calmez-vous un peu, me dit-il en m'écartant doucement.
—Vous avez raison, répondis-je en reléguant mon mouchoir au fond de ma poche. Depuis trois mois, on me prêche le calme, et je n'ai guère profité des leçons, comme vous voyez! Mangeons, monsieur le curé.»
Je me débarrassai de mes gants, de mon manteau et, par un de ces revirements très communs chez moi depuis quelque temps, je me mis à rire en m'installant joyeusement à table.
«Nous causerons quand nous aurons mangé, mon cher curé, je suis morte de faim.
—Et moi qui n'ai presque rien à vous donner!
—Voilà des haricots, j'adore les haricots! et du pain de ménage, c'est délicieux.
—Mais vous n'êtes pas venue seule, Reine?
—Ah tiens, c'est vrai! La femme de charge est restée perchée dans la voiture, derrière l'église. Envoyez-la chercher, monsieur le curé, et qu'on lui dise de ramasser mon chapeau qui se promène dans le jardin.»
Le bon curé alla donner ses ordres et revint s'asseoir en face de moi. Pendant que je mangeais avec beaucoup d'appétit, malgré ma phtisie et mes peines, lui ne songeait plus à déjeuner et me contemplait avec une admiration qu'il cherchait vainement à dissimuler.
«Vous me trouvez embellie, n'est-ce pas, monsieur le curé?
—Mais... un peu, Reine.
—Ah! mon curé, si j'allais à confesse, que de gros péchés j'aurais à vous dire! Ce ne sont plus les petits péchés d'autrefois que vous connaissez bien.»
Et, sans cesser de manger, je lui racontais mes plaisirs vaniteux, mes impressions, mes toilettes, mes idées nouvelles. Il riait, prisait sans discontinuer, avec son ancien air de jubilation, et me regardait sans songer certes à me gronder.
«Ne suis-je pas sur la route de l'enfer, monsieur le curé?
—Je ne pense pas, mon bon petit enfant. Il faut être jeune quand on est jeune.
—Jeune, mon pauvre curé! si vous pouviez voir le fond de mon âme! Je vous ai écrit que je n'étais plus qu'un squelette, et c'est bien vrai!
—Cela ne paraît pas, dans tous les cas.
—Nous en parlerons dans un instant, monsieur le curé, et vous verrez!»
Quand je fus rassasiée, la servante débarrassa la table, on fit un feu superbe et nous nous assîmes chacun dans un coin de la cheminée.
«Voyons, Reine, causons sérieusement maintenant. Qu'avez-vous à me dire?»
J'avançai mon petit pied à la flamme du foyer et je répondis tranquillement:
«Mon curé, je me meurs.»
Le curé, un peu saisi, ferma brusquement la tabatière dans laquelle il était sur le point d'introduire ses doigts.
«Vous n'en avez pas l'air, mon cher enfant.
—Comment! vous ne voyez pas mes yeux battus, mes lèvres pâles?
—Mais non, Reine; vos lèvres sont roses et votre visage est florissant de santé. Mais de quoi mourez-vous?»
Avant de répondre, je regardai autour de moi en songeant que j'allais prononcer un mot que cette salle modeste n'avait jamais entendu retentir entre ses murs misérables; un mot si étrange, que la vieille horloge sans ressort qui se dressait dans un coin et les images pieuses accrochées aux murailles allaient probablement me tomber sur la tête dans un transport de surprise et d'indignation.
«Eh bien, Reine?
—Eh bien, monsieur le curé, je me meurs d'amour!»
L'horloge, les images, les meubles conservèrent leur immobilité, et le curé lui-même ne fit qu'un petit saut de carpe.
«J'en étais sûr, dit-il en passant la main dans ses cheveux, qui avaient repris leur attitude ébouriffée du bon temps, j'en étais sûr! Votre imagination a fait des siennes, Reine!
—Il n'est pas question de l'imagination, mais du cœur, monsieur le curé, puisque j'aime!
—Oh! si jeune, si enfant!
—Est-ce une raison? Je vous répète que je meurs d'amour pour M. de Conprat!
—Ah! c'est donc lui!
—Me prenez-vous pour une linotte, pour une tête à l'évent, mon curé? m'écriai-je.
—Mais, petite Reine, au lieu de mourir, vous feriez mieux de l'épouser.
—Ce serait logique, mon cher curé, très logique; par malheur, je ne lui plais pas.»
Cette assertion lui parut si extraordinaire qu'il resta quelques secondes pétrifié.
«Ce n'est pas possible! me dit-il d'un accent si convaincu que je pus pas m'empêcher de rire.
—Non seulement il ne m'aime pas, mais il en aime une autre; il est épris de Blanche et l'a demandée en mariage.»
Je lui racontai ce qui était arrivé depuis quelques jours au Pavol: mes découvertes, mon aveuglement et les hésitations de Junon. Je couronnai cette narration en pleurant à chaudes larmes, car mon chagrin était très réel.
Le curé, qui n'avait pu se décider jusque-là à prendre au sérieux mes peines et mes paroles, offrait l'image de la consternation. Il approcha son siège du mien, me prit la main et s'efforça de me raisonner.
«Votre cousine hésite, le mariage ne se fera peut-être pas.
—Qu'importe, puisqu'il l'aime! On ne peut pas aimer deux fois.
—Cela s'est vu cependant, mon petit enfant.
—Je n'en crois rien, ce serait affreux! Je suis bien malheureuse, mon pauvre curé.
—L'avez-vous dit à votre oncle?
—Non, mais il a deviné mes pensées. À quoi bon, du reste? Il ne peut pas forcer Paul à m'aimer et à oublier sa fille. Je ne voudrais pas qu'il connût mon amour, j'aimerais mieux mourir!»
Un long silence suivit cette manifestation de ma fierté. Nous regardions le feu comme deux bons petits sorciers qui cherchent à lire les secrets de l'avenir dans la flamme et les charbons ardents.
Mais flammes et charbons restaient muets, et je pleurais silencieusement, quand le curé reprit avec un demi-sourire:
«Il ne ressemble cependant ni à François Ier ni à Buckingham!
—Ah! monsieur le curé, répondis-je vivement, si François Ier et Buckingham étaient là, ils ne se feraient pas prier pour m'aimer, et j'en serais bien contente!
Hum! le curé trouva la réponse dénuée d'orthodoxie et pleine d'interprétations fâcheuses. Il abandonna au plus vite le sujet hérissé de pièges qu'il venait d'aborder et me prêcha la résignation.
«Pensez-donc, Reine, vous êtes si jeune! Cette épreuve passera, et vous avez une longue vie devant vous.
—Je ne suis pas d'un caractère résigné, mon curé, apprenez cela. Si je vis, je ne me marierai jamais; mais je ne vivrai pas, je suis phtisique, écoutez!»
Et j'essayai de tousser d'une façon caverneuse.
«Ne plaisantons pas sur ce sujet, Reine. Dieu merci, vous êtes en bon état.
—Allons, dis-je en me levant, je vois que vous ne voulez pas me croire. Profitons de ce beau temps et des derniers moments qui me restent à vivre pour aller au Buisson, monsieur le curé.»
Nous nous mîmes à trottiner vers mon ancienne habitation, sous un agréable soleil de novembre, infiniment moins doux, moins réchauffant que la tendresse de mon curé et la vue de son aimable visage redevenu tout rose depuis mon arrivée. Je regardais avec satisfaction ses cheveux voltiger au vent, sa démarche leste, toute sa personne replète et réjouie que j'avais guettée tant de fois par la fenêtre du corridor, pendant que la pluie fouettait les vitres et que le vent mugissait, sifflait entre les portes délabrées de la vieille maison.
Après une visite à Perrine et à Suzon, je la parcourus du haut en bas. En vérité, le temps ne devrait pas se mesurer sur la quantité des jours écoulés, mais sur la vivacité et le nombre des impressions! Bien peu de semaines auparavant j'avais quitté l'antique masure, et si l'on m'eût dit que, depuis lors, plusieurs années avaient passé sur ma tête, je l'aurais parfaitement cru.
J'entraînai le curé dans le jardin. Pauvre forêt vierge! Elle me rappelait de tristes jours; néanmoins j'eus du plaisir à la parcourir en tous sens.
Et puis le souvenir de quelques heures ravissantes me trottait par la tête; souvenir encore charmant pour moi, malgré l'amertume des déceptions qui avaient suivi un moment de bonheur.
«Vous rappelez-vous, monsieur le curé? dis-je en montrant le cerisier où Paul avait grimpé.
—Pensons à autre chose, petite Reine.
—Est-ce possible, mon cher curé? Si vous saviez combien je l'aime! Il n'a pas de défauts, je vous assure!»
Une fois lancée sur ce chapitre, nulle puissance humaine ou surnaturelle n'aurait pu m'arrêter, d'autant qu'au Pavol j'étais obligée de dissimuler mes idées. Je parlai si longtemps que le malheureux curé était tout étourdi.
Nous passâmes la soirée à bavarder et à nous disputer. Le curé mit en œuvre tout son talent oratoire pour me prouver que la résignation est une vertu remplie de sagesse et facile à acquérir.
«Mon curé, répondais-je d'un air grave, vous ne savez pas ce que c'est que l'amour.
—Croyez-moi, Reine, avec de la bonne volonté vous oublierez et surmonterez aisément cette épreuve. Vous êtes si jeune!»
Si jeune!... c'était là son refrain. Ne souffre-t-on pas à seize ans comme à n'importe quel âge? Ces vieillards sont étonnants!
De mon côté, je répétais en secouant la tête:
«Vous ne comprenez pas, mon curé, vous ne comprenez pas!»
Le lendemain, pendant qu'il me promenait dans son jardin, je lui dis:
«Monsieur le curé, j'ai ruminé une idée, cette nuit.
—Voyons l'idée, ma petite.
—J'ai envie que vous veniez à la cure du Pavol.
—On ne peut pas prendre la place des autres, Reine.
—Le desservant du Pavol est vieux comme Hérode, monsieur le curé; il vieillit beaucoup, et je surveille les signes de son affaiblissement avec une tendre sollicitude. Ne seriez-vous pas content de le remplacer?
—Évidemment si; cependant j'aurais du chagrin en quittant ma paroisse. Voilà trente-cinq ans que j'y suis, et je l'aime, maintenant.
—Maintenant! vous ne vous y êtes pas toujours plu?
—Mais non, Reine; vous savez combien c'est triste. Peut-être n'avez-vous jamais pensé que j'ai été jeune. Mes rêves n'étaient pas précisément les mêmes que les vôtres, mon petit enfant, mais j'aurais aimé une vie active; j'aurais aimé voir, entendre bien des choses, car je n'étais pas inintelligent et je désirais des ressources intellectuelles qui m'ont toujours manqué. Ensuite, avant de vous avoir dans mon existence, je ne possédais ni affection, ni amitié autour de moi. Mais on surmonte l'ennui et tous les chagrins, Reine, quand on le veut bien. J'étais bien heureux depuis longtemps avant votre départ du Buisson; j'avais oublié les longues journées si tristes et si mauvaises de ma jeunesse.»
Le bon curé regarda devant lui d'un air un peu rêveur, et moi, qui n'avais jamais songé en le voyant toujours gai, satisfait, qu'il avait pu souffrir dans un temps, je me sentis attendrie devant sa résignation si vraie, si douce, sans le moindre fiel.
«Vous êtes un saint, mon curé, dis-je en lui prenant la main.
—Chut! Ne disons pas de sottises, cher enfant. J'ai souffert d'une existence comprimée, mais c'est le sort, voyez-vous, de tous mes confrères dont l'esprit est jeune et actif. Je vous ai parlé de cela pour vous faire comprendre qu'on peut tout supporter, qu'on peut retrouver le bonheur, la gaieté, lorsque les épreuves sont passées et qu'on les endure avec courage.»
Je comprenais fort bien, mais le curé prêchait dans le désert. J'étais trop jeune pour n'être pas très absolue dans mes idées, et je me disais naturellement que, en fait de chagrins, rien n'est comparable à un amour malheureux.
«Si la cure du Pavol est libre un jour, je serais content d'y aller, Reine; seulement, ce changement ne dépend pas de moi.
—Oui, je sais, mais mon oncle connaît beaucoup l'évêque, il arrangera cela.»
Le curé me reconduisit à C... Quand il me vit installée dans l'élégant landau de mon oncle, il s'écria:
«Que je suis content de vous savoir à votre place, petite Reine! Cette voiture cadre mieux avec vous que la carriole de Jean.
—Vous me verrez bientôt dans un beau château, répondis-je. Je vais faire des neuvaines pour que le curé du Pavol s'en aille au ciel. C'est une idée très charitable, puisqu'il est vieux et souffrant. Vous aurez une belle église et une chaire, monsieur le curé, une vraie grande chaire!»
Les chevaux partirent, et je me penchai à la portière pour voir plus longtemps mon vieux curé, qui me faisait des signes d'amitié sans penser à mettre son chapeau sur sa tête, car une heureuse, une joyeuse espérance était entrée dans son cœur.
XVII
Cette visite au curé ne me fit qu'un bien momentané.
L'effet salutaire de ses paroles s'évanouit rapidement, je retombai dans mes idées noires, et mon oncle, tout en maugréant intérieurement contre les femmes, les nièces, leur mauvaise tête et leurs caprices, parlait de nous conduire à Paris, Blanche et moi, pour me distraire, lorsque, bien heureusement, les événements se précipitèrent.
A quelques jours de là, M. de Pavol reçut la lettre d'un ami qui lui demandait la permission d'amener au château un de ses cousins, un M. de Kerveloch, ancien attaché d'ambassade.
Mon oncle répondit avec empressement qu'il serait heureux de recevoir M. de Kerveloch et l'invita à déjeuner sans se douter qu'il courait au-devant de l'événement qui, en engloutissant son rêve, devait me ressusciter à la joie et à l'espoir.
Le surlendemain,—j'ai de bonnes raisons pour me rappeler éternellement ce jour fameux,—le surlendemain, il faisait un temps épouvantable.
Selon notre habitude, nous étions réunis dans le salon. Blanche, assise, rêveuse, près du feu, répondait par monosyllabes à M. de Conprat. Cet amoureux têtu, n'ayant pu supporter son exil, était réapparu au Pavol depuis quarante-huit heures. Mon oncle lisait son journal, et moi je m'étais réfugiée dans une embrasure de fenêtre.
Tantôt je travaillais avec une ardeur nerveuse, car j'avais une passion pour les travaux à l'aiguille; tantôt je regardais le ciel noir, la pluie qui tombait sans interruption; j'écoutais le vent rugir, ce vent de novembre qui pleure d'une façon si lamentable, et je me sentais fatiguée, triste, sans le moindre pressentiment heureux, quoique, dans le même moment, le bonheur accourût vers moi au trot précipité de deux beaux chevaux.
De minute en minute, et à la dérobée, je jetais un coup d'œil sur Paul. Il regardait Blanche avec une expression qui me donnait envie de l'étrangler.
«A-t-il l'air stupide, me disais-je, avec ses yeux grands ouverts, fixes, presque hébétés! Oui, mais si j'étais à la place de Blanche, s'il me contemplait de la même manière, je le trouverais charmant, plus séduisant que jamais. Ô bêtise, ô inconséquence humaines!»
Et je piquai mon aiguille avec tant de rage qu'elle se cassa tout net.
En cet instant, nous entendîmes une voiture approcher du château. Mon oncle plia son journal, Junon dressa l'oreille en disant: «Voilà une visite!» et, quelques secondes plus tard, on introduisait près de nous l'ami de mon oncle et son attaché d'ambassade.
Je ne sais pourquoi ce titre était inséparable, dans mon esprit, de la vieillesse et de la calvitie. Cependant, non seulement M. de Kerveloch sur son portrait, je n'avais jamais vu d'homme aussi bien physiquement.
Quand il entra, j'eus la pensée que sa belle tête renfermait des idées matrimoniales. Il avait trente ans; sa taille était assez élevée pour que Paul, auprès de lui, parût transformé en pygmée; son expression était intelligente, hautaine, et telle que personne, à première et même à seconde vue, ne lui eût octroyé l'auréole de la sainteté. Assez froid, mais courtois jusqu'à la minutie, il avait de grandes manières et une aisance qui subjuguèrent Blanche séance tenante.
M. de Kerveloch la regarda avec admiration, et lorsque, se levant pour partir, je le vis debout près d'elle, je constatai avec une joie secrète qu'il était impossible de voir un couple mieux assorti.
Chacun, je crois, fit à part soi la même remarque, car Paul nous quitta avec un visage assombri. Junon joua dix fois de suite la dernière pensée de Weber ou quelque chose d'aussi ennuyeux, indice chez elle d'une grande préoccupation, tandis que mon oncle nous observait l'une et l'autre d'un air soucieux et narquois. M. de Kerveloch vint déjeuner le lendemain au Pavol; trois jours après, il demandait la main de Blanche, et deux semaines avaient passé sur ce fait lorsque j'écrivis au curé:
«Mon cher curé, l'homme est un petit animal mobile, changeant, capricieux; une girouette qui tourne à tous les caprices de l'imagination et des circonstances. Quand je dis l'homme, j'entends parler de l'humanité entière, car ma personne est aujourd'hui le petit animal en question.
«Je ne suis plus désespérée, je n'ai plus envie de mourir, mon curé. Je trouve que le soleil a retrouvé tout son éclat, que l'avenir pourrait bien me réserver des joies, que l'univers fait bien d'exister, et que la mort est la plus stupide invention du Créateur.
«Blanche se marie, Monsieur le curé! Blanche se marie avec le comte de Kerveloch! Dieu, qu'ils se conviennent bien!... Et il s'en est fallu d'un fétu, d'un atome, d'un rien, qu'elle acceptât M. de Conprat!... Un homme qu'elle n'aimait pas et auquel elle reproche de trop manger! Trop manger... est-ce absurde, cette considération? et n'est-il pas rationnel de manger beaucoup quand on a bon appétit?—Si vous me demandez comment les événements ont ainsi tourné brusquement au Pavol, c'est à peine si je pourrai vous répondre. Je suis bouleversée, et tout ce que je puis vous dire c'est qu'un beau jour, un jour radieux,—non, il pleuvait à torrents, mais n'importe!—un jour, dis-je, M. de Kerveloch est arrivé ici, conduit par un ami de mon oncle. En le voyant entrer, j'ai deviné qu'il avait une idée de derrière la tête, deviné aussi qu'il plairait à Blanche, car il a toutes les qualités qu'elle rêvait dans son mari. M. de Kerveloch l'a regardée en homme qui sait apprécier la beauté, et, quelques jours après, il sollicitait l'honneur de l'épouser, comme disent mon oncle et l'étiquette.
«Junon est sortie de sa nonchalance habituelle pour déclarer avec chaleur que jamais beau chevalier ne lui avait autant plu et qu'elle refusait décidément M. de Conprat.
«Voilà, mon cher curé! C'est clair, simple, limpide, et depuis ce temps, je rêve aux étoiles comme par le passé; je mets la bride sur le cou de mon imagination, je la laisse trotter, trotter jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus courir, et je danse dans ma chambre quand je suis toute seule. Ah! mon cher curé, je ne sais pourquoi je vous aime aujourd'hui dix fois plus qu'à l'ordinaire. Votre excellente figure me paraît plus riante que jamais, votre affection plus touchante, plus aimable, vos beaux cheveux blancs plus charmants.
«Ce matin, j'ai regardé les bois sans feuilles, qui me paraissaient frais et verts, le ciel gris, qui me semblait tout bleu, et, soudainement, je me suis réconciliée avec l'imagination. Je me repentirai toute ma vie de l'avoir traitée si vilainement l'autre jour. C'est une fée, mon cher curé, une fée remplie de charmes, de puissance, de poésie, qui, en touchant les choses les plus laides de sa baguette magique, les pare de sa propre beauté.
«Que le petit animal est donc changeant! Je n'en reviens pas. À quoi tiennent l'espérance, la joie? À quoi sert de se désoler, quand les choses s'arrangent si bien sans qu'on s'en mêle? Mais pourquoi suis-je si gaie quand rien n'est encore décidé pour mon avenir, et quand je réfléchis qu'il n'est pas possible d'aimer deux fois dans le cours de son existence? Quel chaos, mon curé! Il n'y a que des mystères en ce monde, et l'âme est un abîme insondable. Je crois que quelqu'un, je ne sais où, a déjà émis cette pensée, peut-être même l'ai-je lue pas plus tard qu'hier, mais j'étais bien capable d'en dire autant.
«Cependant, quand mon agitation s'apaise, mes idées joyeuses sont saisies d'une panique irrésistible; elles se sauvent, s'envolent, disparaissent, sans que souvent je puisse les rattraper. Car enfin il l'aime, Monsieur le curé, il l'aime! Le vilain mot, appliqué comme je l'applique en ce moment!
«Vous m'avez dit qu'il n'était pas rare d'être amoureux deux fois dans sa vie, mon curé; mais en êtes-vous sûr? Êtes-vous bien convaincu? L'amour attire l'amour, dit-on: s'il savait mon secret, peut-être m'aimerait-il? Vous qui êtes un homme de sens, Monsieur le curé, ne trouvez-vous pas que les convenances sont idiotes? Il suffirait probablement d'un aveu de ma part pour faire le bonheur de toute ma vie, et voilà que des lois, inventées par quelque esprit sans jugement, m'empêchent de suivre mon penchant, de révéler mes pensées secrètes, d'apprendre mon amour à celui que j'aime! À vrai dire, je ne sais quoi, au fond du cœur, m'obligerait également à garder le silence et... quand je vous disais que l'âme est un abîme insondable! Mon cher curé, je vois une procession d'idées noires qui s'avancent vers moi. Mon Dieu, que l'homme est mal équilibré!
«Sans doute, les circonstances modifient les idées. Mon oncle va jusqu'à prétendre que les imbéciles seuls ne changent jamais d'avis; mais en est-il du cœur comme de la tête?
«Éclairez-moi, mon vieux curé.»
Quand un projet était décidé, M. de Pavol n'aimait point tergiverser pour l'exécuter. Parlant de ce principe, il décida que le mariage de Blanche aurait lieu le 15 janvier.
La déception avait été rude pour lui; mais il eut d'autant moins l'idée de contrarier sa fille qu'il connaissait mon amour, qu'il était franc, loyal, sensé et incapable de s'entêter dans un rêve, lorsque le bonheur de sa nièce était en jeu.
Quant à Paul, il supporta son malheur avec un grand courage. Ainsi que la petite créature qui l'aimait si tendrement sans qu'il s'en doutât, il n'éprouvait pas la moindre velléité de passion farouche. Je certifie qu'il n'eut jamais l'idée d'empoisonner son rival ou de lui couper galamment la gorge dans quelque coin de bois solitaire et poétique.
Lorsqu'il sut ses espérances anéanties, il vint nous voir avec le commandant. Il tendit la main à Blanche en lui disant d'un ton franc et naturel:
«Ma cousine, je ne désire que votre bonheur, et j'espère que nous resterons bons amis.»
Mais cette façon d'agir en héros de comédie ne l'empêchait pas d'avoir beaucoup de chagrin. Ses visites au Pavol devinrent très rares; quand je le voyais, je le trouvais changé moralement et physiquement.
Alors je pleurais de nouveau en cachette, tout en me mettant en rage contre lui. Il eût été si logique de m'aimer! si rationnel de voir que nos deux natures se ressemblaient énormément et que je l'aimais à la folie!
Vraiment, si les hommes étaient toujours logiques, le monde n'en irait pas plus mal, et le moral des gens non plus.
XVIII
Le 15 janvier, il faisait un temps superbe et un froid très vif. La campagne, couverte de givre, avait un aspect féerique. Junon, extrêmement pâle, était si belle dans ses vêtements blancs que je ne me lassais pas de la regarder. Je la comparais à cette nature froide et splendide qui, parée d'une blancheur éclatante, semblait s'être mise à l'unisson de sa beauté.
Après le déjeuner, elle monta chez elle pour changer de costume. Elle redescendit très émue; nous nous embrassâmes tous d'une façon pathétique, et en route pour l'Italie!
«Le beau moment, le beau moment!» disais-je en moi-même.
Mes émotions multiples m'avaient fatiguée et j'avais soif de solitude. Laissant donc mon oncle se débrouiller avec ses convives comme il l'entendrait, je pris un manteau fourré et m'acheminai vers un endroit du parc que j'aimais particulièrement.
Ce parc était traversé par une rivière étroite et courante; sur un certain point de son parcours, elle s'élargissait et formait une cascade que des pierres, habilement disposées, avaient rendue haute et pittoresque. À quelques pas de la cascade, un arbre était tombé, le pied d'un côté de la rivière, la tête sur l'autre berge. Il avait été oublié dans cette position, et lorsque, au printemps suivant, mon oncle voulut le faire enlever, il s'aperçut que la sève se manifestait par des rameaux vigoureux qui poussaient sur toute la longueur du tronc. Il fit jeter un autre arbre à côté du premier, relier les branches entre elles, planter des lianes que l'on fit courir sur les deux souches, et, le temps aidant, rameaux et lianes devinrent assez épais pour que mon oncle eût un pont rustique et original que l'on pouvait traverser avec le seul danger de s'empêtrer dans les branches et de tomber dans l'eau.
C'était cet endroit solitaire et assez éloigné du château que j'avais choisi pour théâtre de mes méditations. Je m'arrêtai près du pont chargé de givre, afin de réfléchir à l'avenir et d'admirer les énormes glaçons qui pendaient à la cascade, que la gelée avait arrêtée dans sa course.
Je ne sais depuis combien de temps je réfléchissais ainsi, sans me soucier du froid qui me piquait le visage, lorsque je vis s'avancer vers moi l'objet de ma tendresse, comme dirait Mme Cottin.
Cet objet paraissait mélancolique et de fort méchante humeur. Avec une canne que, dans un moment de distraction, il venait de dérober à mon oncle, il administrait des coups énergiques aux arbres qui se trouvaient sur son passage, et la poussière blanche qui les couvrait s'éparpillait sur lui.
Je lui tournais le dos à moitié, mais il est de notoriété publique que les femmes ont des yeux par derrière, et je ne perdais pas un de ses mouvements.
Arrivé près de moi, il croisa les bras, regarda la cascade immobile, le pont, les arbres et n'ouvrit pas la bouche. Occupée d'une petite branche de sapin que je venais de casser, je retenais mon souffle en le regardant de travers sans qu'il s'en aperçût.
«Ma cousine...
—Mon cousin?»
J'attendis quelques secondes la fin du discours. Mais voyant qu'il s'arrêtait là, je daignai faire une demi-volte vers l'orateur pour l'encourager.
Il fronça les sourcils et s'écria avec éclat:
«J'ai envie de me brûler la cervelle!
—Très bien, dis-je d'un ton sec, j'irai à votre enterrement.»
Cette réponse lui causa une telle surprise, qu'il laissa tomber ses bras et me regarda fixement.
«Vous ne m'empêcheriez pas de me suicider, ma cousine?
—Non, certainement, répondis-je avec tranquillité. Pourquoi me mêlerais-je de ce qui ne me regarde pas? J'aime la liberté, et si vous avez envie de quitter cette vallée de larmes... hé! mon Dieu, je ne lèverai pas un doigt pour vous en empêcher. Que chacun en cette vie agisse comme il lui plaît!»
Sur ce, je me remis à étudier ma branche de sapin, pendant que mon objet, déconcerté par la manière libérale avec laquelle j'envisageais son lugubre projet, avait une expression assez déconfite.
«Je pensais que vous aviez un peu d'affection pour moi, mademoiselle ma cousine. La première fois que vous m'avez vu, vous me trouviez si plaisant!
—Hélas! monsieur mon cousin, que signifie l'appréciation d'une petite campagnarde qui en est réduite à la société d'un curé, d'une tante grincheuse et d'une cuisinière revêche?
—Cela veut dire que vous m'accordiez vos faveurs simplement parce que je n'étais pas curé et que mon visage n'était pas tout à fait aussi fané que celui de Mme de Lavalle?
—Vous l'avez dit, beau cousin.»
Il me regardait d'un air furieux en tordant sa moustache avec dépit, et, prenant son chapeau avec humeur, il le lança sur le pont. Oh! que je comprenais bien les mouvements de son âme! Il était heureux, heureux de trouver un prétexte pour grogner et s'en prenait à moi de ses déceptions, de même que j'avais déchargé mes amertumes sur mes bonshommes en terre cuite et l'infortuné baron Le Maltour.
«Votre tante était horrible, mademoiselle, me dit-il brusquement.
—Mes beaux yeux faisaient compensation, monsieur, répondis-je sur le même ton.
—Et la jolie table, le joli couvert! Tout était mis de travers!
—Oui, mais quel dindon! Comment n'êtes-vous pas mort d'une indigestion? Je le croyais fermement, jusqu'au moment où je vous revis ici, mon Dieu... parfaitement en vie.
—Je sais qu'il est impossible d'avoir le dernier mot avec vous, mademoiselle. Je ne suis pourtant pas un cousin insupportable. Que vous ai-je fait?
—Mais rien du tout. J'en donne la preuve en promettant d'accompagner votre corps à sa dernière demeure.
—Mon corps! s'écria-t-il avec un frisson pénible. Je ne suis pas encore mort, mademoiselle. Apprenez que je ne me tuerai pas et que je pars pour la Russie.
—Bon voyage, monsieur mon cousin!»
Il s'était éloigné, et, le croyant parti pour bien longtemps, je croisai les mains avec découragement, et de grosses larmes roulaient dans mes yeux, quand je le vis revenir sur ses pas en courant.
«Voyons, Reine, ne boudons ni l'un ni l'autre. Pourquoi serions-nous fâ... Eh quoi! vous pleurez?
—Je pensais à Junon, dis-je en réussissant à parler d'un ton naturel.
—C'est vrai, petite cousine, vous allez être bien seule. Donnez-moi la main, voulez-vous?
—Volontiers, Paul.»
Hélas! il ne la baisa pas, mais il la serra avec mélancolie, car il pensait à une main plus belle qu'il avait rêvé de posséder.
Et il partit pour ne pas revenir.
Malgré le froid, auquel je ne songeais pas, je m'assis en pleurant près du pont, et, penchée sur la rivière, je voyais mes larmes tomber sur la glace.
«Parler de se brûler la cervelle, me disais-je, il faut qu'il l'aime prodigieusement! Je sais bien qu'il ne le fera pas, mais il est probablement aussi épris d'elle que moi de lui, et je sens bien que je ne pourrais jamais l'oublier. Est-ce niais, est-ce niais de devenir amoureux d'une femme qui lui convenait si peu, tandis que près de lui une petite...
—Que faites-vous là, Reine?» me dit mon oncle qui s'était approché de moi, sans que je l'eusse entendu marcher.
Je me levai vivement, honteuse de ne pouvoir cacher mon émotion.
«Comment, nous pleurons!
—Que les hommes sont bêtes, mon oncle!
—Profonde vérité, ma nièce! Est-ce cela qui fait couler vos larmes?
—Paul a envie de se brûler la cervelle, dis-je en pleurant.
—Le croyez-vous capable de se porter à cette extrémité?
—Non, répondis-je en souriant malgré mes larmes. La violence est certainement incompatible avec sa nature, mais son idée prouve que...
—Oui, je sais, ma nièce. Son idée prouve qu'il aime ma fille; mais croyez-moi, il l'oubliera bien vite, et quand il reviendra ici, nous ferons en sorte que son cœur ne s'égare plus.
—Vous pensez donc, mon oncle, qu'un homme peut aimer deux fois dans sa vie sans être un phénomène?»
M. de Pavol me caressa la joue en me regardant avec une commisération qui s'adressait autant à mon inexpérience qu'à mon chagrin.
«Pauvre petite nièce! les hommes qui aiment une seule fois dans leur vie sont aussi rares que le pic de l'Aiguille-Verte.
—Alors, mon oncle, l'homme est un vilain animal!» dis-je avec conviction.
Mais j'étais aussi enchantée qu'indignée, et je ne demandais qu'à profiter de la vilenie inhérente à la nature humaine.
«Cependant, Junon est si belle!
—Regardez ce pont que vous aimez tant, Reine. Avant que les branches et les plantes qui le couvrent aient reverdi Paul aura oublié, avant que les feuilles aient eu le temps de jaunir et de tomber de nouveau il sera revenu au Pavol et...»
Il sourit d'une façon expressive, puis s'en alla sans achever sa phrase, et, toute saisie, je le regardai s'éloigner en pensant que les oncles qui prédisent ainsi l'avenir avec tant d'aplomb sont vraiment des êtres bien singuliers.
«C'est fort bien, me dis-je en reprenant à pas lents le chemin de la maison, mais si son cœur change, il peut s'éprendre d'une femme dans ses voyages. Précisément on dit que les femmes russes sont très belles... Il faut l'envoyer chez les Esquimaux!»
Je me mis à courir de toutes mes forces, et j'arrivai devant la porte du château au moment où le commandant montait en voiture.
Je le pris par le bras et l'entraînai à l'écart.
«Commandant, Paul part pour la Russie?
—Oui, son voyage est décidé.
—J'ai pensé... si vous vouliez que... Enfin il serait mieux...»
Décidément c'était beaucoup plus difficile à dire que je ne l'avais supposé. Ma fierté faisait ses embarras et me prêchait le silence.
«Eh bien, chère enfant, parlez vite; je gèle là!
—Le sort en est jeté!» m'écriai-je à haute voix en frappant du pied.
Ma fierté et moi nous sautâmes le Rubicon, et je dis en baissant les yeux:
«Mon cher commandant, je vous en supplie, conseillez à Paul d'aller chez les Esquimaux.
—Pourquoi chez les Esquimaux?
—Parce que les femmes de ce pays-là sont affreuses, balbutiai-je, et que les Russes sont très belles.»
Le bon commandant releva mon visage tout rose de confusion et me répondit simplement:
«Soit, je lui conseillerai d'aller chez les Esquimaux.
—Que je vous aime! dis-je les larmes aux yeux en lui serrant la main. Mais dites-lui de ne pas rester longtemps dans les huttes de ces bonnes gens, de peur d'attraper du mal; il paraît que c'est une odeur atroce.»
Voyant arriver mon oncle, je m'enfuis en disant:
«Commandant, un homme d'honneur n'a que sa parole, tenez bien la vôtre!»
Je montai dans ma chambre avec la conviction très désagréable que j'avais amplement suivi l'exemple du gouvernement, et que je venais de fouler aux pieds tous les principes de la dignité.
Mais bah! si on ne s'aidait pas un peu dans la vie, comment pourrait-on se tirer d'affaire? Cette réflexion fit taire mes remords. Je m'installai à mon secrétaire et j'écrivis:
«Tout est fini, Monsieur le curé! Ils sont mariés, ils sont partis, heureux, ravis, et j'aurais donné dix ans de mon existence pour être à la place de Junon, avec celui que vous connaissez bien. Quand donc en serai-je là?
«Savez-vous ce que mon oncle m'a dit? Il affirme que les hommes qui aiment une seule fois dans leur vie sont aussi rares que le pic de l'Aiguille-Verte. Mon curé, mon cher curé, je vous en supplie, dites votre messe demain pour que M. de Conprat ne soit pas le pic de l'Aiguille-Verte.
«Au revoir, Monsieur le curé, j'espère que vous viendrez bientôt à la cure du Pavol.»
XIX
Le seul événement de la fin de l'hiver fut en effet l'installation du curé dans la paroisse du Pavol, et je n'insisterai pas sur le bonheur que nous eûmes à nous retrouver sans crainte d'une séparation prochaine.
C'était avec délices que je le voyais monter en chaire et prêcher d'un air réjoui sur l'iniquité des hommes. Puis il arrivait au château, comme jadis au Buisson, sa soutane retroussée, son chapeau sous le bras et ses cheveux au vent.
Nous reprîmes nos causeries, nos discussions et nos disputes. Le temps me paraissait bien long, et les lettres de Junon, qui respiraient le bonheur le plus complet, n'étaient pas faites pour me consoler et me faire prendre patience. Aussi allais-je sans cesse trouver le curé pour lui confier mes soucis, mes inquiétudes, mes espérances et mes révoltes contre l'attente que j'étais obligée de supporter.
Je savais que mon objet n'avait point, hélas! apprécié l'idée d'aller chez les Esquimaux. Il se promenait tranquillement à Pétersbourg, et les belles dames slaves me faisaient une peur terrible.
«Êtes-vous sûr qu'il ne tombera pas amoureux d'une Russe, monsieur le curé?
—Espérons-le, petite Reine.
—Espérons-le!.. Répondez donc d'une façon plus catégorique, mon curé. À quoi pensez-vous? Voyons! ce n'est pas possible qu'il s'éprenne d'une étrangère; dites-moi que ce n'est pas possible et qu'il m'aimera un jour.
—Je le désire ardemment, mon pauvre petit enfant; mais vous feriez mieux de supposer le contraire et d'en prendre votre parti.
—Vous me ferez mourir d'impatience avec votre résignation, mon cher curé.
—Ah! que vous avez peu de sagesse, Reine!
—La sagesse, à mon avis, consiste à vouloir le bonheur. Dites-moi qu'il m'aimera, mon curé, je vous en prie.
—Mais je ne demande pas mieux, mon cher enfant», répondait le curé, qui malgré son effroi pour la souffrance physique, eût bien été capable de suivre l'exemple de Mucius Scévola et de brûler sa main droite, si mon bonheur avait dépendu d'un tel sacrifice.
Néanmoins, malgré la joie de posséder mon curé, malgré la bonté de mon oncle et de tous ceux qui m'entouraient, je devenais extrêmement triste.
J'aimais à parcourir seule les allées du bois. J'aimais à rester pendant de longues heures près de la cascade, méditant sur notre dernière entrevue, songeant à ce que je ferais si je le voyais apparaître gai, charmant et les yeux pleins de cette expression qui m'avait tant plu au Buisson, et que depuis je ne lui avais pas revue pour moi!
Cet amour de la solitude se développait de jour en jour, et ma mélancolie grandissait en proportion. Enfin, je perdis peu à peu toute ma loquacité, et si M. de Pavol, depuis longtemps déjà, n'avait pas pris au sérieux mon amour, ce fait seul lui eût prouvé sa profondeur.
Six mois passèrent ainsi.
Un jour, l'anniversaire de mon arrivée au Pavol, j'étais assise dans le jardin du presbytère. Deux heures auparavant, une pluie d'orage avait rafraîchi l'atmosphère et arrosé les fleurs du curé. Il s'amusait à chercher des limaçons pendant que, sous l'influence de pensées agréables, j'appuyais la tête sur le mur près duquel mon banc était placé et me laissais posséder par de joyeuses espérances. Les gouttes d'eau, qui obligeaient les feuilles à se courber sous leur poids, troublaient seules en tombant mes réflexions, et l'odeur de la terre mouillée me rappelait les meilleures heures de ma vie.
De temps en temps, le curé me disait:
«C'est étonnant, tous ces limaçons! Croiriez-vous, Reine, que j'en ai déjà trouvé plus de cinq cents?»
Je relevais la tête nonchalamment et contemplais en souriant le bon curé qui continuait ses recherches avec ardeur. Puis je reprenais mes rêveries et je finis par tomber dans un demi-sommeil.
Je fus réveillée par le grincement de la barrière qui fermait la haie du jardin, et le son d'une voix pleine de gaieté me causa la plus violente secousse que j'eusse jamais ressentie.
«Bonjour, mon cher curé, comment allez vous? Combien je suis content de vous voir! Et Reine, où est-elle?»
Reine était toujours assise à la même place, dans l'impossibilité de dire un mot et de faire un mouvement.
«Ah! la voilà, s'écria Paul en s'approchant de moi à grandes enjambées. Chère petite cousine, que je suis heureux, mon Dieu, que je suis heureux de vous revoir!»
Il prit ma main et l'embrassa...
J'assure que ce qui se passa ensuite fut indépendant de ma volonté, et qu'il ne faut pas faire de suppositions malveillantes sur mon compte.
C'était de toutes mes forces, je l'affirme, que je luttais contre la tentation; mais quand je sentis ses lèvres sur ma main, quand je compris que cet acte n'était point inspiré par une galanterie banale, mais par un sentiment plus profond, quand je le vis se pencher sur moi et me regarder avec une expression inquiète, affectueuse, particulière, plus ravissante cent fois que celle qui m'avait tant fait songer... ce fut plus fort que mon énergie, et la fatalité, à laquelle je crois depuis ce moment-là, m'emporta et me jeta dans ses bras.
J'eus à peine le temps de sentir l'étreinte qui répondit à mon élan. Je me réfugiai, rouge et confuse, sur le banc, en cachant mon visage dans mes mains, non sans avoir entrevu la figure du curé, dont l'air à la fois stupéfait, effarouché, ravi, revint plus tard dans mes souvenirs.
«Chère Reine, murmura Paul à mon oreille, si j'avais connu votre secret plus tôt, je ne serais pas resté si longtemps loin de vous.»
Je ne répondis pas, parce que je pleurais.
Il prit de force une de mes mains et la retint dans les siennes, tandis que, saisie d'un accès de timidité comme je n'en avais jamais eu, je détournais la tête en essayant de la retirer.
«Laissez-la-moi, cette main si petite et si jolie; elle m'appartient maintenant. Tournez la tête de mon côté, Reine!»
Je regardai en face ces beaux yeux francs qui me souriaient, et je m'écriai:
«Dieu soit loué! mon oncle avait raison, vous n'êtes pas le pic de l'Aiguille-Verte.
—Le pic de l'Aiguille-Verte?... me dit-il, surpris.
—Oui, mon oncle prétendait..., mais n'importe! Qui donc vous a appris ce que vous ignoriez en partant?
—Mon père, M. de Pavol, et beaucoup de choses que je me suis rappelées depuis deux mois.
—Il est donc bien vrai que l'amour attire l'amour? dis-je innocemment.
—Rien n'est plus vrai, chère petite fiancée!» Oh! le doux nom! oui, nous étions fiancés, et nous gardâmes le silence pendant que le curé pleurait de joie, que des moineaux, sur le toit du presbytère, criaient d'une façon assourdissante, et que les limaçons, s'échappant de la prison où le curé les avait mis, couraient de tous côtés.
Bien certainement, le moineau n'est point un oiseau séduisant, son plumage est terne et laid, son cri manque de mélodie, et certaines personnes l'accusent d'être voleur et immoral, ce que je refuse de croire: je ne sache pas non plus que les limaçons aient jamais passé pour des animaux très poétiques; il n'en est pas moins vrai que, depuis l'instant dont je viens de parler, j'adore les moineaux et les limaçons.
J'étais dans le ravissement, je croyais rêver... Je ne me lassais pas de le regarder, d'écouter sa voix que j'aimais tant et de sentir ma main serrée dans la sienne. Cependant, malgré moi, le souvenir de celle qu'il avait aimée hantait mon esprit et troublait un peu ma joie, mais je n'osais pas lui en parler.
«Mon oncle sait que vous êtes ici, Paul?
—Oui, j'arrive du Pavol, et j'ai voulu absolument venir seul auprès de vous. Ce jardin mouillé ne vous rappelle-t-il rien, Reine?»
Je ne répondis pas directement à sa question, seulement je lui dis:
«Mais vous..., vous avez gardé un mauvais souvenir du Buisson?
—Moi! par exemple! jamais je n'ai passé une aussi bonne soirée!
—Oh! repris-je en le regardant en dessous, ma tante qui était horrible?
—Non, non, pas si horrible. Un peu commune, peut-être, mais vous n'en paraissiez que plus charmante.
—Et le couvert si mal mis! Tout était de travers!
—Je n'ai jamais si bien dîné. Cet intérieur délabré vous faisait valoir comme une fleur qui semble plus jolie, plus délicate, parce que le terrain dans lequel elle s'élève est laid et inculte.
—Vous êtes devenu poète dans votre voyage, dis-je en souriant.
—Non, du tout, petite Reine.»
Il passa mon bras sous le sien et m'emmena à l'écart.
«Non, pas poète, mais amoureux de vous, ma cousine. Écoutez bien; je vous aime dans toute la sincérité de mon cœur.»
Je savourai la douceur de ce mot et du regard qui l'accompagnait, en me disant intérieurement qu'il était bien heureux que les hommes fussent inconstants.
Mais ce changement me paraissait inouï, et je ne pus m'empêcher de murmurer:
«C'est bien certain, vous ne l'aimez plus du tout, du tout?
—Vous parlerais-je comme je le fais, s'il en était autrement? répliqua-t-il d'un ton sérieux. N'avez-vous pas confiance en ma loyauté?
—Oh! si», dis-je en croisant mes mains sur son bras dans un élan affectueux.
C'était bien vrai, car, après sa réponse, l'image de Blanche ne vint plus jamais me troubler. Je l'aimais sans la moindre arrière-pensée jalouse ou défiante, et il méritait cette confiance parfaite.
«Tenez, voilà mon père et M. de Pavol qui arrivent.
—Eh bien! ma nièce, que vous semble de ma prédiction?
—Vous êtes peu discret, mon oncle, dis-je en rougissant.
—C'est le commandant qui a révélé le secret, Reine; il le connaissait depuis longtemps.
—Oh! non, depuis huit mois seulement.
—Du premier jour que je vous ai vue, chère petite bru.
—Est-il possible!
—Et Paul n'est point allé chez les Esquimaux, reprit mon oncle en riant.
Qu'on est heureux de vivre au milieu de braves gens! Je sentis vivement ce bonheur en voyant avec quelle satisfaction ils jouissaient tous de ma joie, avec quelle délicatesse, quelle bonté ils me plaisantaient sur ce fameux secret que, sans m'en douter, j'avais jeté à tous les vents.
Alors commença cette époque ravissante des fiançailles, époque exquise à nulle autre pareille dans la vie. Rien ne remplace ce temps d'amour naïf, de foi, d'illusions complètes et d'enfantillages. Ah! que je plains ceux qui n'ont jamais aimé ainsi! Que je plains ceux que leur folie entraîne loin de l'ornière commune et des affections légitimes! Du reste, jamais, jamais, quelle que soit l'éloquence des gens qui voudront me convaincre, je ne croirai que l'amour vrai puisse exister sans avoir l'estime pour base première.
Nous passions nos jours les plus agréables au presbytère, sous la garde du curé. Nous le regardions trotter dans son jardin, attacher ses plantes à des tuteurs, arracher les mauvaises herbes et s'arrêter dans son travail pour lancer de notre côté un coup d'œil investigateur, afin de nous apprendre qu'il était un mentor sérieux.
Nous nous regardions en riant, car nous connaissions la sévérité de notre gardien débonnaire.
Je m'approchais de l'excellent homme pour m'extasier avec lui sur une fleur, un arbuste ou un fruit, et je lui disais:
«Mon curé, vous rappelez-vous le temps où vous vouliez me persuader que l'amour n'était pas la plus charmante chose du monde?
—Ah! mon petit enfant, je crois que Bossuet lui-même n'eût pu vous convaincre.
—Voyons, n'avais-je pas raison?
—Je commence à croire que si, répondait-il avec son bon, son charmant sourire.
Le jour de mon mariage se leva radieux pour moi. Jamais la voûte céleste ne m'avait paru plus splendide. Depuis lors, on m'a affirmé que le ciel était très couvert, mais je n'en crois rien.
Une foule sympathique se pressait dans l'église. On chuchotait:
«Quelle jolie mariée! comme elle a l'air heureux et tranquille!»
Il est certain que j'étais étonnamment calme.
Mais pourquoi me serais-je tourmentée? Mon rêve le plus cher s'accomplissait, un avenir de bonheur s'ouvrait devant moi, et pas la plus légère inquiétude ne venait m'agiter.
Je vis confusément quelques douairières qui souriaient sur mon passage, et je fus prise d'une immense pitié en songeant qu'elles étaient trop vieilles pour se marier.
L'orgue résonnait si joyeusement que, en ce moment, je revins un peu de mes préventions sur la musique. L'autel était paré de fleurs, étincelant de lumières, et tous les détails de l'arrangement, présidé par le goût artistique de Junon, charmaient mes yeux.
Mon mari passa l'anneau nuptial à mon doigt d'une main mal assurée, en mordant sa jolie moustache pour dissimuler le tremblement de ses lèvres. Il était bien plus ému que moi, et son regard me disait ce que j'aurais aimé à m'entendre répéter éternellement...
Et vraiment, on eût vainement cherché sur la terre, et dans toutes les autres planètes de l'univers, un visage aussi rayonnant que celui de mon curé.
FIN.
PARIS
TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie,
Rue Garancière, 8.
LE VŒU DE NADIA
I
Le prince Roubine fumait sur la terrasse son cigare d'après-dînée; étendu dans un rocking-chair de bambou, il se balançait nonchalamment en regardant le paysage doré par les rayons du soir.
Sous ses yeux s'étendait le golfe; la rive droite s'estompait dans une vapeur rosée, où se dessinaient à peine en plus foncé les masses granitiques de la côte de Finlande; l'eau bleue venait clapoter doucement sur le rivage au bas de son jardin, dont les grandes avenues descendaient jusqu'à la mer. À droite, la ville de Péterhof s'étalait en amphithéâtre, déployant l'animation factice des villes d'eaux, où l'on se hâte de vivre pendant les trois mois de la belle saison; les bateaux à vapeur qui font le service de Pétersbourg fumaient et grondaient auprès de la longue estacade, déposant de nombreux passagers, venus pour entendre jouer la musique dans les jardins impériaux ou pour passer la soirée près de quelque ami: d'élégants uniformes d'officiers de toutes les armes parcouraient le quai; les robes claires des femmes semblaient autant de fleurs sur la sombre masse de verdure du parc, et toute l'exubérance de la vie mondaine russe semblait se résumer dans ce coin de terre.
À gauche, les villas clair-semées dans les feuillages, la côte fuyante qui semblait se dérober à l'étreinte de la mer, reposaient le regard et l'esprit.
Le prince était blasé sur le spectacle de la ville, peut-être l'était-il encore davantage sur celui de la mer et du paysage; mais sûrement il ne l'était pas sur le charme d'un café brûlant et délicieux, d'un cigare exquis, d'un fauteuil confortable; c'étaient des jouissances dont, loin de s'amoindrir, l'intensité semblait s'augmenter avec l'habitude; aussi s'étira-t-il dans son fauteuil avec un petit frisson de béatitude, au moment où sa tasse de café vint se poser comme par enchantement près de sa main.
—Oh! le vilain père, qui ne me dit pas merci! fit une voix railleuse en même temps qu'une douce main caressante se posait sur l'épaule de Roubine.
—C'est toi, Nadia? fit celui-ci en se retournant.
—Oui, c'est moi! Est-ce que votre café serait bon, s'il était versé par une autre main que la mienne?
Le prince prit la main de sa fille, l'examina attentivement, en fit tourner les bagues, puis regarda en souriant le joli visage penché vers lui, et répondit:
—Non! c'est clair! Que fait-on, ce soir?
—On va à la musique. Il y a une quantité de belles promesses sur le programme; les grandes eaux jouent, et on les éclaire à la lumière électrique... Avec cela, un superbe concert...
—Que de splendeurs! Alors nous y allons?
—Certainement! j'ai dit d'atteler pour neuf heures; la calèche et les chevaux isabelle.
—Très bien, fit nonchalamment l'heureux père. Assieds-toi, Nadia, tu m'empêches de voir un bateau qui arrive à Cronstadt.
La jeune fille se retourna vivement, mit la main sur ses yeux, que le soleil aveuglait, et regarda le grand navire, qui, après quelques manœuvres habilement exécutées, s'arrêta devant la forteresse de granit.
Un fourmillement de barques se produisit immédiatement alentour. Le prince allongea la main vers la longue-vue qui ne quittait pas cette place, et observa un moment le lointain.
—Je ne sais pas ce que c'est que ce bateau, dit-il après un mouvement d'attention.
—Quelque Allemand, dit négligemment sa fille.
Ils causèrent un instant de choses et d'autres, puis Roubine reprit sa longue-vue.
—Regarde donc, Nadia, dit-il, voici un petit yacht à vapeur qui vient ici!
En effet, un élégant bateau de plaisance traversait le golfe et se dirigeait à toute vapeur vers Péterhof; le pavillon flottait à l'arrière, trempant parfois dans l'eau bleue, et une flamme voltigeait au haut du mât.
—Je parie que c'est Korzof! s'écria joyeusement le prince: c'est Korzof! retour d'Allemagne. Il est venu par bateau pour se trouver à Péterhof dès son arrivée, et il s'est fait chercher par son yacht. Cela lui ressemble bien! Mais, Nadia, si c'est Korzof, il sera ici avant deux heures!
—Il ne lui faut pas si longtemps, dit tranquillement la jeune fille, qui tournait le dos au golfe.
—Accorde-lui le temps de faire un peu de toilette, fit observer son père.
—Il peut accomplir cette opération à bord de son yacht, répondit Nadia du même ton froid.
—Comme tu te montres indifférente! s'écria le prince en déposant la longue-vue et en regardant sa fille. Je m'étais figuré que tu avais beaucoup d'amitié pour lui!
—J'ai beaucoup d'amitié pour Dmitri Korzof, répliqua la jeune fille; mais mon amitié, vous le savez, mon père, ne s'exprime pas à la façon de celle des chiens, qui font cent tours en aboyant autour de l'objet de leur tendresse.
—Oui, je sais, tu es pour les sentiments concentrés, fit le prince avec un peu d'ironie.
Il reprit la longue-vue et observa la marche du yacht, qui se rapprochait rapidement.
—Attends, dit-il, nous allons bien savoir si c'est Korzof.
Un coup frappé sur un timbre placé sur la table appela un domestique. Roubine lui donna ses ordres et descendit de la terrasse dans le parterre situé à quelques marches au-dessous. De là une trouée habilement ménagée dans le sommet des arbres du jardin permettait de découvrir une partie du golfe.
Au bout de quelques instants, un pavillon gigantesque, qui portait sur fond rouge les armoiries des Roubine, se développa sur le toit de la villa, et monta majestueusement jusqu'au sommet de la hampe.
La détonation d'une petite pièce d'artillerie répondit à ce signal; Nadia put voir la fumée blanche s'envoler de l'arrière du yacht, et la flamme du mât monta et redescendit rapidement. À son tour, le pavillon princier descendit et remonta trois fois, puis s'abattit, comme un oiseau qui replie ses ailes, et disparut.
—C'est lui, fit joyeusement le prince. Il a répondu tout de suite! Je présume qu'il avait aussi sa longue-vue braquée sur la terrasse. Eh, Nadia?
Nadia ne répondit rien. Le coup de canon avait amené à ses joues pâles une rougeur légère. Elle se détourna et cueillit deux roses à un rosier véritablement fabuleux, produit unique et sans prix de la serre célèbre de Roubine, transplanté dans le parterre pour charmer les yeux et l'odorat pendant quelques jours, puis y mourir et se voir remplacé par un autre.
Une calèche attelée de deux chevaux bais, irréprochables de formes et d'allures, passa rapidement sur la route; le prince se retourna à temps pour les entrevoir ou plutôt les deviner à travers la grille.
—Et voilà l'équipage de Korzof qui va le chercher au débarcadère! C'est très-amusant. Dis, Nadia, le coup de canon n'était peut-être pas pour nous? C'était peut-être pour ses chevaux?
—Si les ordres n'avaient pas été donnés d'avance, répondit la jeune fille de son ton froid, on n'aurait pas eu le temps d'atteler si vite.
—Ah! très-judicieux! fit le prince en regardant sa fille du coin de l'œil.
Un de ses passe-temps favoris consistait à la taquiner discrètement, sans paraître y mettre d'intention, ce qu'il faisait à merveille.
—Changes-tu de toilette pour aller à la musique? reprit-il après un court silence, pendant lequel Nadia avait cueilli une poignée de fleurs, qu'elle laissa tomber à ses pieds quand elle se retourna pour l'écouter, ne gardant à la main que les deux roses.
Elle jeta un coup d'œil sur sa robe de batiste blanche, couverte de dentelles, et répondit par un signe de tête négatif.
—Je me suis habillée avant le dîner, ajouta-t-elle.
—Je le sais, mais je pensais que tu aurais peut-être modifié tes projets, continua le prince sur le même ton de léger persiflage.
—Pourquoi donc? demanda Nadia en le regardant bien en face, avec une lueur hautaine dans ses beaux yeux gris foncé.
—Je t'adore, ma fille chérie! fit l'heureux père en l'attirant à lui pour l'embrasser. Je suis un père terrible, je voudrais tout savoir...
—Vous savez tout! répondit-elle avec une franchise très-noble.
—Tout deviner, alors! continua Roubine en passant le bras de sa fille sous le sien, deviner avant que tu saches toi-même!
Nadia baissa la tête; le prince continua:
—Je suis à la fois ton père et ta mère, ma Nadia chérie; j'ai peur de ne pas t'aimer assez, ou de t'aimer mal, ou de t'aimer trop; si ton admirable mère vivait, je serais tranquille sur ton bonheur; mais puisque nous l'avons perdue, il faut nous aimer plus, d'abord, et puis avoir plus de confiance encore l'un dans l'autre... Mais je ne suis pas fait pour attirer ta confiance, Nadia...
—Oh! mon père! fit la jeune fille avec reproche, en s'inclinant pour baiser la main qui retenait la sienne.
—Je veux dire que je suis un père trop jeune, un peu taquin, que je ne suis pas l'homme absolument sérieux et patriarcal qui représente l'idéal du père; je n'ai rien du confesseur, moi, Nadia! j'ai plutôt l'air d'un camarade. C'est vrai! Au milieu de ces jeunes gens qui te font la cour, je me sens aussi jeune qu'eux, et quand ils te font un compliment, pour te dire que tu es gracieuse ou spirituelle, je me dis souvent qu'ils le font mal et que je le ferais mieux, avec plus de grâce et parfois plus de vérité. Avoue, Nadia, que je suis un père bien bizarre!
—Du tout! reprit la jeune fille en levant vers le prince son beau regard plein de tendresse filiale; vous êtes un père adorable et un père adoré.
—Et toi, tu es la plus charmante des filles! répliqua Roubine en la regardant avec orgueil.
En effet, Nadia Roubine était une des plus belles personnes de la cour. Grande et mince, avec cette flexibilité de roseau qui est un si grand charme chez les jeunes filles russes, elle portait fièrement la lourde et épaisse couronne de cheveux brun doré qui paraît sa tête; ses yeux magnifiques n'avaient jamais menti: quand la politesse l'obligeait à se taire, ils protestaient en dépit d'elle contre cette violation, de la vérité. Sa bouche, un peu grande, était d'un dessin ferme et pur, et son sourire découvrait des dents larges, légèrement écartées, mais parfaites de forme et de couleur. Avec cela, la jeune princesse Roubine possédait un sentiment artistique naturel qui lui faisait redouter les excès de mauvais goût dans sa toilette et dans tout ce qui l'approchait; aussi ne manquait-elle ni de flatteurs ni d'envieux.
Ils s'étaient arrêtés sur la terrasse, et Nadia regardait la mer, qui changeait de couleur à la lueur décroissante du jour, lorsqu'une voiture s'arrêta devant la villa, et les chevaux, devenus soudain immobiles, firent danser le métal de leurs gourmettes.
Presque au même instant, Dmitri Korzof apparut dans l'embrasure de la porte vitrée qui communiquait avec la terrasse.
—Bonjour, prince, dit-il; j'ai aperçu votre signal; je me permets de venir vous remercier.
Il s'inclina devant la jeune fille, qui lui présentait sa main, et la porta respectueusement à ses lèvres.
—Rentrant au logis après une absence de quatre mois, dit-il, vous ne pouvez pas vous figurer combien la vue de votre pavillon m'a fait battre le cœur.
—Plus que celle du pavillon national? demanda la jeune fille en fronçant légèrement le sourcils.
—Ce n'était pas du tout la même chose, répondit le nouvel arrivé avec un sourire lumineux qui seyait fort bien à son visage intelligent et brave: le pavillon russe, c'était la patrie; le vôtre, princesse, c'était... c'était l'amitié.
—Il n'a pas osé dire la famille! fit le prince en riant, pendant que Korzof rougissait et que Nadia détournait la tête d'un air mécontent. Il n'a pas osé, parce qu'il a une sœur féroce qui est jalouse de tous ses amis! Toujours jalouse, la comtesse, eh?
—Toujours et plus que jamais, répondit Korzof en riant aussi. Mais cela ne m'empêche pas, cher prince, de vous aimer comme un parent; au fond, ma sœur le sait bien, et elle en est enchantée. Je ne vous demande pas comment vous vous portez? L'air de la mer vous sied à merveille, princesse.
—Quel aplomb d'appeler ça la mer! fit Roubine: un petit bras de golfe, sans marées...
—Mais non sans tempêtes, interrompit le jeune voyageur. Voyons, prince, soyez indulgent, et laissez le monde s'arranger de ce qu'il a. C'est de la philosophie, cela, n'est-ce pas, princesse?
Nadia sourit et ne répondit pas.
—Vous viendrez à la musique, tantôt? demanda Roubine, au moment où Korzof allait les quitter.
—Certainement! Sans cela je ne me serais pas tant pressé. Je passe chez moi, pour y jeter un coup d'œil, et je vous rejoins. Vous y allez sans doute?
Nadia fit un signe de tête affirmatif. Le jeune homme s'inclina devant elle, serra la main de son père, et l'instant d'après la calèche passa devant la grille du jardin, au grand trot de ses superbes chevaux.
Roubine regarda sa fille du coin de l'œil; elle paraissait très calme; une légère rougeur teintait ses joues, ordinairement d'un ton mat.
—Comment le trouves-tu? demanda-t-il en passant le bras de Nadia sous le sien.
—Mais, mon père... comme à l'ordinaire, répondit-elle tranquillement. Un peu hâlé, mais c'est assez naturel; on dit qu'un voyage en mer produit toujours cet effet.
Le prince, désappointé, quitta le bras de sa fille et fit deux pas vers le salon.
—Voulez-vous un peu de musique, mon père? lui dit-elle en le rejoignant aussitôt.
—La calèche est avancée, dit un valet de pied sur le seuil du salon.
Nadia mit un coquet chapeau de paille, s'enveloppa d'un léger burnous brodé d'or et monta dans une élégante voiture basse, que connaissait bien toute la brillante jeunesse de Péterhof. Son père s'assit auprès d'elle, et ils roulèrent vers le parc, entraînés rapidement par deux chevaux isabelle, uniques en Russie cette année-là, et sans prix.
II
Le soleil allait se coucher: en ces jours, les plus longs de l'année, il ne disparaît de l'horizon que vers neuf heures et demie; ses derniers rayons d'or rouge, colorant les coupoles du palais, enfilaient une haute avenue et venaient illuminer le Samson colossal terrassant le lion, qui semble taillé dans un bloc d'or massif, au milieu d'une vaste pièce d'eau.
Tout à coup, un grondement sourd se fit entendre, et une énorme masse d'eau s'élança vers le ciel tout d'une poussée, jaillissant de la bouche du monstre, puis retomba en gerbe dans le bassin. Un bruit d'eaux courantes se répandit dans tout le parc, et l'orchestre militaire, placé devant le château, au milieu des parterres, fit entendre son premier accord solennel.
C'est une fête dont la répétition a blasé ceux qui en sont les témoins presque journaliers; mais Nadia n'était pas blasée. Tout en vivant au milieu d'un luxe tel que bien peu le connaissent, elle avait conservé une fraîcheur d'impressions rare parmi les jeunes filles de son âge et de sa condition. Assise sur une chaise, au milieu d'un groupe d'adorateurs, elle regardait se détacher sur la mer bleue, sur le ciel déjà gris perle, la colonne gigantesque d'écume et de poussière d'eau transparente que lançait le lion doré. Dans les jeux de la lumière et de l'ombre, elle trouvait un charme captivant, qui berçait la mélancolie de ses pensées secrètes.
Autour d'elle bruissait la vie mondaine: les belles promeneuses, aimables et coquettes, s'installaient pour jouir de la fraîcheur du soir, avec un bruit de soie froissée qui évoquait des idées de richesse et de bien-être; les éperons des officiers de la garde faisaient entendre un cliquetis sonore, et les dragonnes d'or filé retentissaient sur le métal du fourreau de leurs sabres. Le roulement continu des équipages, assourdi par une épaisse couche de sable, résonnait comme un tonnerre lointain; l'orchestre continuait l'ouverture d'Euryanthe, qui parle si bien des forêts et des solitudes, et sans entendre les propos futiles, qui s'échangeaient auprès d'elle, Nadia, les yeux perdus au ciel lointain, regardait s'allumer, dans l'azur clair encore, la première étoile.
Elle jouissait profondément de toutes ces choses exquises, fruits d'une civilisation brillante; le contraste d'un luxe artificiel avec la richesse impérissable de la nature, le froissement des étoffes soyeuses sous le murmure insensible des grands tilleuls, l'éclat du bronze doré sur la demi-teinte opaline de la mer qui formait le fond de ce magnifique tableau, doublaient la puissance de ses impressions. Mais, tout en éprouvant le bien-être de cette jouissance artistique, elle ne pouvait s'empêcher de se souvenir d'autres tableaux; ses lectures et la tendance générale de son esprit la portaient à songer à ceux qui travaillent obscurément pour produire l'or qui paye ces plaisirs et les matériaux qui les composent. Privée trop jeune de sa mère, qui eût su mettre plus de mesure dans ses enseignements, Nadia, élevée par une institutrice anglaise, stricte observatrice des lois du devoir et de la morale, avait pris d'elle un amour du peuple, une sympathie pour ses souffrances, qui, peu à peu exagérée par sa tendance naturellement enthousiaste, avait pris la force et l'empire d'une idée fixe.
Le bien qu'elle faisait autour d'elle ne lui suffisait pas: pendant les années de son adolescence, sa bourse, sans cesse remplie par son père, s'était sans cesse vidée dans des mains plus avides que méritantes. Quelques désillusions dans cette voie lui inspirèrent le désir d'attaquer le mal dans sa source, au lieu de chercher à l'amoindrir dans ses effets. Nadia fit alors comme la plupart des jeunes filles riches de son époque; elle eut à la campagne son école du dimanche, où les enfants des villages voisins furent attirés par la promesse de récompenses; elle fut au nombre des fondatrices d'une crèche, d'un orphelinat, d'une maison de refuge. Son nom figura sur toutes les listes de charité à côté de sommes considérables; mais, avant d'avoir dix-neuf ans, elle connaissait l'inanité de ces œuvres, entreprises à grands frais par des femmes inexpérimentées, qui dépensent dix fois la somme nécessaire pour faire le bien et n'obtiennent qu'un résultat parfois nul, toujours médiocre, faute de savoir ou de vouloir écarter toute ostentation ruineuse et inutile.
—Et vous, princesse, en êtes-vous, du nouvel orphelinat? dit une voix près d'elle.
Elle était si loin de Péterhof et du parterre, qu'elle ne put s'empêcher de tressaillir.
—Pardon, répondit-elle en se remettant. Je pensais à autre chose. De quoi parliez-vous?
—Du nouvel orphelinat fondé par la comtesse Brazof; elle a acheté une maison au vieux Pétersbourg, pour y recevoir les filles d'ouvriers qui resteraient orphelines. Vous en êtes sans doute?
—Non, répondit Nadia.
—Pourquoi? s'il m'est permis toutefois, princesse, de vous adresser cette question, reprit le jeune aide de camp qui l'avait interrogée.
—Parce que toutes ces histoires-là finissent de même. Ou bien on n'a pas d'orphelines, je ne sais pas pourquoi; ou bien on n'a pas d'employés, parce qu'ils volent ou sont incapables; ou bien on n'a pas d'argent, parce que les personnes charitables se lassent d'en donner, voyant que cela n'avance à rien. Je ne suis pas pour les charités collectives.
Un murmure d'approbation s'éleva du sein du groupe. Nadia eût dit exactement le contraire, que l'approbation eut été la même. Il y avait là une demi-douzaine de jeunes officiers de la garde, un général-major de trente-deux ans et deux attachés au ministère des affaires étrangères, qui étaient absolument abrutis par l'adoration que leur inspirait la jeune princesse.
—Vous êtes si bonne, princesse! s'écria le général, vous faites plus de bien à vous seule...
—Chut! fit la jeune fille en portant son éventail à ses lèvres, respectez la musique!
La cour de Nadia tomba aussitôt dans un recueillement profond, et tout le monde s'appliqua à écouter avec l'attention la plus soutenue le pot pourri quelconque qu'exécutait l'orchestre militaire. Nadia échangea un coup d'œil railleur avec son père, confident de toutes ses malices, et ils se sourirent à la dérobée, puis reprirent l'apparence du sang-froid.
Deux ou trois dames s'approchèrent et causèrent un instant avec Nadia. La comtesse Mazourine, sa tante, vint s'asseoir auprès d'elle comme elle faisait d'ordinaire. C'est une dame d'honneur de la défunte impératrice, une femme d'un grand cœur et d'un esprit fort sensé, qui remplaçait autant que possible près de sa nièce la mère morte trop tôt. La conversation continua par accès, au gré des caprices de la jeune fille, qui causait pendant les morceaux de musique qui ne lui plaisaient pas et qui ordonnait le silence pour les autres.
Les étoiles envahissaient rapidement le ciel toujours pâle, et la soirée s'avançait; dix heures venaient de sonner, Korzof s'approcha du groupe où trônait la jeune princesse.
—Enfin! dit Roubine, je pensais que vous nous feriez faux bond.
—Je vous cherche depuis une demi-heure. Vous avez changé le lieu de vos audiences, mademoiselle? Jadis, l'an dernier, veux-je dire, on vous trouvait plus près de l'orchestre.
—On est mieux ici, c'est presque une solitude, et plus je vis, plus j'aime la solitude, répondit Nadia.
—Elle ne sera jamais où l'on vous trouve! fit galamment l'aide de camp.
Nadia sourit d'un air dédaigneux et remercia d'un léger signe de tête. Korzof s'était assis en face d'elle; à la lueur de ces soirées de juin, il pouvait lire comme en plein jour sur le visage de la jeune fille.
—Quelles nouvelles? demanda-t-il à son plus proche voisin. Je suis depuis quatre mois sans communications avec le monde civilisé. Ces voyages en bateau à vapeur sont presque la prison, sous ce rapport-là.
—En prison, on fait passer au moins une lime pour scier vos barreaux, n'est-ce pas? fit Roubine, qui se sentait gai depuis l'arrivée du jeune homme dans leur cercle.
—Oui, il y a cela, reprit Korzof, et puis enfin, si l'on est condamné, c'est pour quelque chose, et cela vous occupe; tandis qu'à bord d'un navire...
—Il vous arrive donc de ne savoir à quoi penser? demanda Nadia en relevant la tête pour regarder son interlocuteur. Vous n'avez pas en vous, ni au dehors, de quoi vous occuper l'esprit?
—Je vous demande pardon, mademoiselle, j'ai l'esprit et le cœur pleins de choses graves; mais comme elles ne sont point encourageantes,—ni encouragées,—ajouta-t-il plus bas, ces pensées sont des compagnes sans gaieté. Dites-moi donc ce qu'on fait dans le monde; qui meurt, naît ou se marie?
—Peu de morts, et pas intéressantes, repartit le prince; pas de naissances, que je sache; mais des mariages,—tant qu'on en voudra. Olga Rézine épouse Bachmakof; Moraline épouse mademoiselle Kouref... attendez... Natacha Doubler épouse le vieux Serguinof...
—Mariage d'amour? demanda Korzof en souriant.
La voix de Nadia s'éleva un peu tremblante de colère ou d'émotion.
—Autant d'un côté que de l'autre, dit-elle.
La musique se taisait en ce moment; ils étaient loin des conversations bruyantes; le seul bruit qui accompagnât sa voix était celui des eaux jaillissantes, retombant en pluie dans les bassins.
—Natacha épouse un vieux mari parce qu'il lui apporte sa fortune, et Serguinof épouse la jeune fille parce qu'elle est belle, bien élevée, et qu'elle va lui faire un intérieur agréable pour ses vieux jours. C'est un mariage d'intérêt... les autres aussi. Ce sont des fortunes qui s'unissent, rien de plus. Est-ce que Olga ne devrait pas avoir honte, elle qui a un million de dot, d'épouser Bachmakof qui en a un et demi? N'y a-t-il donc plus, sur la terre, d'hommes jeunes et intelligents, de filles généreuses et désintéressées, pour que tout mariage soit un trafic ou un placement à de gros intérêts?
—Permettez, princesse, dit le général-major en se rengorgeant; la richesse serait-elle, dans vos idées, un obstacle aux sentiments?
—Ce n'est pas cela que je veux dire, fit Nadia avec quelque impatience, et vous le savez bien! Une fois que ces couples s'aiment ou croient s'aimer, ils se marient... Mon Dieu! c'est très-naturel, et ils font très-bien; ils n'ont d'ailleurs rien de mieux à faire! Mais que voulez-vous qu'ils deviennent ensuite? Quel avenir leur est réservé, à ces êtres qui n'ont rien à faire dans la vie que de s'amuser partout où l'on s'amuse et de s'ennuyer à la maison, quand ils sont seuls? Tant qu'ils sont jeunes, à force de se traîner réciproquement au bal, au théâtre, à l'étranger, à Karlsbad ou à Monaco, ils passent le temps tant bien que mal; puis, quand ils sont vieux, ils soignent leur goutte ou leur maladie de foie. Croyez-vous qu'ils s'aiment alors, quand ils sont lassés, écœurés l'un de l'autre? croyez-vous qu'ils se souviennent de leur jeunesse, du temps où ils croyaient s'aimer?
Elle haussa les épaules avec dégoût.
—Nadia, lui dit sa tante avec douceur, tous les mariages ne sont pas tels que tu les dépeins!
—Vous avez raison, ma tante! Il y a les gens qui se séparent, parce que la vie en commun leur est intolérable, ou bien parce que... Mais j'oublie que je suis une demoiselle bien élevée, et que certains sujets de conversation me sont interdits.
—Nadia! fit doucement son père avec un accent de tendre reproche.
Elle allait parler, lorsque les cors anglais jouèrent une phrase mélodieuse qui la fit tressaillir.
—Écoutez! dit-elle.
On écouta. La phrase se déroula avec une grâce et une souplesse infinies, parcourant l'orchestre comme un ruban de lumière qui se glisserait à travers la trame instrumentale; puis elle se perdit, comme il arrive trop souvent, dans une explosion bruyante et banale. Nadia releva la tête, qu'elle tenait baissée pour mieux entendre, et ses yeux rencontrèrent le regard de Korzof.
—Quel serait donc votre idéal du mariage, princesse? dit-il doucement, mais d'une voix, nette.
La jeune fille le regarda avec une sorte de défi.
—Je voudrais, dit-elle avec plus de force qu'elle n'en apportait d'ordinaire à de simples conversations mondaines, je voudrais que chaque être humain eût un but dans la vie: que ce soit l'art, la poésie, la science, peu importe. Je voudrais qu'un homme ne se contentât pas de vivre heureux et de dépenser son argent, l'argent qui lui vient de la sueur de ses paysans ou du travail de ses pères, d'une façon quelconque, satisfait d'en donner une part à ceux qui n'ont rien. Je voudrais qu'il fît quelque chose, qu'il fût quelqu'un; je voudrais que ce fût aussi vrai pour les femmes que pour les hommes; celles-ci ne peuvent payer de leur personne, suivant les lois de notre société! Soit. Qu'au moins leur fortune soit pour elles un moyen de faire le bien, que toute héritière appelle à elle par le mariage un homme pauvre et intelligent... En agissant ainsi, elle rachètera son péché originel, sa fortune, qui la met d'avance au rang des inutiles!
Un chœur de réprobation s'éleva autour de Nadia.
—Oh! princesse! vous le dites, mais vous ne le feriez pas! s'écria l'un des attachés au ministère.
Nadia se leva et promena sur ceux qui l'entouraient un regard assuré.
—Moi? Vous ne me connaissez pas! Eh bien, je le jure en présence de vous tous, qui en êtes témoins, puisque le ciel a voulu me faire riche et de haute naissance, je n'épouserai qu'un homme sans fortune; mais, par son mérite et ses talents, il se sera fait une position honorable. Je le jure!
Elle étendit sa main droite vers le ciel et la mer, pour les prendre à témoin de son serment.
—Nadia! fit son père frappé au cœur.
—Je l'ai juré, mon père, répéta la jeune fille; mais vous savez bien que je ne contrecarrerai pas vos désirs; je saurais vivre et mourir près de vous, sans désirer d'autre bonheur.
La musique avait fini de jouer, la foule se dispersait, et le roulement des équipages avait recommencé. Les eaux cessèrent de se faire entendre, et le silence régna sous les grands arbres.
—Princesse, dit tout bas Korzof, j'aurais à vous parler; daignerez-vous m'accorder un moment d'entretien?
—Quand il vous plaira, fit Nadia, les yeux encore pleins d'une flamme hautaine.
Son cercle d'adorateurs l'escorta jusqu'à sa voiture, où elle monta avec sa tante, pendant que Roubine s'asseyait aux côtés de Korzof, qui lui avait proposé de l'accompagner. Les calèches s'éloignèrent, laissant les adorateurs un peu penauds.
—Quelle personne extraordinaire! s'écria le général, quand elle eut disparu.
—Vous savez, général, repartit l'aide de camp, ce sont des paradoxes: il ne faut pas y faire attention!
III
Le lendemain de ce jour mémorable fut, comme le sont souvent les lendemains de fête, une journée triste et grise; dès l'aube, les gouttes de pluie s'acharnaient à battre les vitres; à onze heures, il fut évident que tout espoir de beau temps était perdu.
Nadia descendit à ce moment de sa chambre, située au premier. Elle savait que son père aimait à se lever tard, et elle avait à cœur de ne pas se montrer devant lui dans les appartements du rez-de-chaussée, afin de ne pas avoir l'air de faire un reproche à la paresse paternelle par le spectacle de son activité. Comme elle entrait dans la grande salle à manger vitrée de trois côtés, ainsi qu'une serre, le premier objet qui attira son attention fut la grande pipe turque de son père, posée en travers du petit guéridon qui portait tout un attirail de fumeur. Cette pipe avait un air morose et abandonné, qui frappa la jeune fille, et ses yeux se reportèrent du guéridon au prince lui-même, qui, le front appuyé contre la fenêtre, regardait avec une persistance extraordinaire le paysage rayé de pluie.
—Mon père! dit la douce voix de la jeune fille.
Un léger tressaillement des épaules du prince prouva à Nadia qu'il avait fort bien entendu, mais il resta immobile. Elle s'approcha de lui, et appuya son menton sur ses deux mains croisées, qu'elle posa sur l'épaule du rêveur taciturne. Il ne bougea pas. Alors elle avança son aimable visage, jusqu'à ce qu'il sentît les cheveux follets de la jeune fille effleurer le bout de ses moustaches.
Il tourna alors un peu la tête, et rencontra le regard de Nadia, plein de tendre malice et d'une raillerie qui cependant n'excluait pas le respect. Il voulait se montrer sévère, mais ce fut impossible.
—On boude? dit-elle avec une inflexion de voix si comique, que Roubine ne put y tenir.
—Sorcière! dit-il en souriant.
Il embrassa sa fille et se laissa conduire vers son fauteuil; Nadia prit délicatement le tuyau de son houka, le lui mit dans la main, alluma une allumette de papier roulé à la bougie qui brûlait perpétuellement sur le guéridon, en attendant les caprices du fumeur, puis elle s'agenouilla devant son père et mit le feu au tabac d'Orient blond et parfumé, dont il tira machinalement quelques bouffées. Quand ce fut fait, elle se rejeta légèrement en arrière, à demi assise, et elle regarda le prince avec ce mélange de tendresse et de douce raillerie qui la rendait si séduisante.
—On ne boude plus? fit-elle en souriant.
—Écoute, Nadia, dit son père d'un ton sérieux...
Elle fut aussitôt debout, et son visage prit une expression grave et digne.
—Écoute, continua-t-il, je te passe tous tes caprices et bien des folies; mais, hier soir, avoue que tu as dépassé la limite de ce que je puis permettre...
Elle rejeta un peu la tête en arrière, comme si le poids de ses nattes eût été trop lourd pour elle, et elle attendit la suite, avec calme.
—Quand tu prends solennellement à témoin les étoiles et le monde entier, et les grandes eaux, et l'état-major, et les ministères, de ton intention, continua le prince qui réchauffait en parlant sa mauvaise humeur un instant refroidie, je voudrais au moins, par amour-propre pour toi-même, que cette intention fût praticable; mais en déclarant que tu épouseras un homme sans fortune, si tu mets à la porte de chez nous tous les gens qui ont l'habitude du savon et du linge propre, tu ne prétends pas m'infliger à leur place les porteurs d'eau de la capitale, et les maîtres d'école de province?
La pluie frappait les vitres avec une violence redoublée, et le vent faisait tourbillonner dans l'air des bouquets de feuilles vertes, arrachées aux arbres du parc. Nadia jeta un coup d'œil du côté de la fenêtre, et ne voyant aucun moyen d'éviter le choc, se prépara à la bataille. Le prince la regarda brusquement, comme pour surprendre sur son visage quelque expression rétive; mais elle ne se laissa point prendre en défaut, et resta dans la même attitude, fière et pourtant respectueuse.
—Eh bien, Nadia, réponds! fit-il enfin, ennuyé de ne pas trouver de prétexte à une autre bouffée de colère.
—Mon père, dit-elle d'une voix tendre et soumise, je suis au désespoir de vous avoir causé du chagrin, et il faut que vous ayez du chagrin pour m'avoir parlé comme vous venez de le faire. Mais il s'agit de choses si graves que je me permettrai de vous présenter quelques objections.
—Des objections! s'écria Roubine, il s'agit bien de cela! Tu as fait hier une déclaration de principes, qui équivaut à une déclaration de guerre...
—Oh! mon père!
—Oui, de guerre à tout ce qui a quelque bon sens! Si tu m'en avais parlé d'avance, au moins! Si tu m'avais dit ce que tu voulais! Nous aurions causé, nous serions peut-être venus à bout de nous entendre! Car enfin, tu le sais bien, Nadia, je ne veux au monde que ton bonheur!
La voix du prince se brisa dans sa gorge, et il s'arrêta court. La jeune fille se rapprocha de lui, s'agenouilla à ses pieds comme elle l'avait fait l'instant d'avant, et posa ses deux coudes sur les genoux de son père, en joignant les mains avec un geste charmant de repentir et de prière.
—Mon père bien-aimé, dit-elle, j'ai eu grand tort de parler devant des étrangers de choses si intimes, et qui touchent si profondément à notre bonheur à tous deux, qui est le même, n'est-ce pas? J'aurais dû me taire hier, causer avec vous, vous exposer mes idées; mais je ne savais pas, je vous assure que je ne savais pas moi-même ce que je voulais, jusqu'au moment où la conversation m'a apporté comme une grande lumière. En entendant parler des mariages que le monde approuve, j'ai senti une grande indignation... je ne voudrais d'aucun mariage à ce prix, mon père, et vous, le voudriez-vous pour votre enfant?
—Mais, Nadia, dit le prince avec beaucoup de bon sens, tous les mariages ne sont pas comme ceux-là! J'ai épousé ta mère, je t'assure que ce n'était ni par manque d'occupation pour mon esprit oisif, ni pour voir ma maison bien tenue, ni pour augmenter ma fortune; je l'ai épousée tout simplement parce que je l'aimais! Tu trouves que cela ne suffit pas?
—Ce n'est pas cela que je veux dire, reprit la jeune fille, légèrement embarrassée. Ne pensez-vous pas, mon père, qu'on pourrait concilier votre manière de voir et la mienne, en épousant un homme sans fortune qu'on aimerait?
Roubine fit un mouvement, Nadia se leva rapidement et s'assit sur une chaise basse en face de son père.
—Dis tout de suite que tu t'es éprise d'un étudiant pauvre et que tu veux l'épouser pour donner à son génie des ailes d'or et de papier-monnaie?
—Non, mon père, cela n'est pas, répondit-elle fermement, quoiqu'elle fût devenue très-pâle; mais si cela était, y verriez-vous du mal?
—Certainement! Écoute bien, mon enfant: je ne mettrai pas d'obstacles au mariage de ton choix, pourvu que tu m'amènes un gendre bien élevé, homme du monde, un gendre digne de moi, et digne de toi; les étudiants peuvent avoir du génie, Nadia, mais ils ont des familles impossibles. Voyons! sois franche! accepterais-tu d'être la bru d'un prêtre de village ou d'un petit épicier de province, ou d'un employé de quatorzième classe au ministère des affaires étrangères... quand le ministre actuel a demandé ta main il n'y a pas trois mois!
Nadia écoutait respectueusement sans la moindre apparence de rébellion, mais avec la même fermeté de maintien.
—Mon père, dit-elle, le ministre avait cinquante ans, et pour mille raisons qu'il serait superflu de vous donner, je ne pouvais l'aimer; par conséquent, je ne pouvais l'épouser. Vous connaissez le respect que j'ai de moi-même; pourquoi alors me prêter des pensées que je ne saurais avoir? L'homme qui sera mon mari, qui sera votre gendre, sera forcément un homme du monde, instruit et bien élevé; sans cela, comment l'aimerais-je?
—Tu auras alors beaucoup de peine à mettre d'accord tes théories utilitaires avec tes sympathies personnelles, fit le prince avec un soupir.
—Alors j'aimerais mieux ne jamais me marier, répondit la jeune fille, avec un sourire charmant.
—Si tu crois que tu m'ouvres là une perspective rassurante! s'écria Roubine. Une vieille fille philanthrope et humanitaire, un vrai fléau! Quel avenir!
—Ne grondez plus, mon père, je vais vous faire un peu de musique.
Elle penchait vers lui son beau visage avec tant de grâce câline, tant d'abandon filial, que, malgré son humeur, il ne put y résister, et il embrassa la joue fraîche qui s'offrait à lui.
—Pas de musique sérieuse, répondit-il; mais si tu me jouais une valse de Strauss, cela changerait peut-être le cours de mes idées.
Nadia étouffa un soupir et se mit au piano. Le prince se croisa les bras, et, tant que joua sa fille, il marcha de long en large dans le vaste salon. Quand elle eut terminé, il se tourna vers elle.
—Tu n'aimes pas cette musique-là? dit-il en la regardant avec une sorte de tendresse inquiète.
—Pas beaucoup, cher père.
—Oui; c'est de la musique inutile, n'est-ce pas? De mon temps, on aimait cela; nous aimions les Italiens, Bellini, Rossini; Donizetti nous paraissait déjà compliqué; vous autres jeunes, vous avez changé tout cela; les classiques vous semblent trop simples; il vous faut du Schumann! Et moi, je n'y entends rien... Est-ce nous qui nous faisons vieux, ou vous qui voulez aller trop vite?...
La jeune fille écoutait, les mains jointes, la tête baissée; elle leva les yeux sur son père.
—Tu es une utilitaire, n'est-ce pas? reprit le prince encore chagrin. Tu veux, que tout serve à quelque chose? Tu ne comprends pas les belles choses pour le plaisir de les avoir, de les voir; tu portes des robes merveilleuses parce que cela fait travailler les couturières, et tu cueilles des roses qui valent cinq roubles la pièce parce que cela fait vivre les jardiniers... Tu m'as expliqué tout cela... mais moi, Nadia, j'aime tes robes parce qu'elles te rendent plus jolie, et j'aime les roses parce qu'elles sentent bon... Cela ne te suffit pas à toi?
—Vous êtes le meilleur des hommes et le plus adorable des pères, répondit-elle en lui souriant; on ne vous demande rien de plus. Vous avez rempli votre tâche sur la terre en étant un brave officier, un bon père de famille, un propriétaire foncier des plus indulgents. Vous avez le droit d'aimer les roses pour elles-mêmes, mes robes parce qu'elles me vont bien, et les valses parce qu'elles vous rappellent d'heureux souvenirs, ou parce qu'elles bercent doucement vos rêveries, sans que vous ayez besoin de vous fatiguer le cerveau pour les comprendre. Soyez indulgent pour votre enfant indocile, mon père, car elle vous aime par-dessus tout en ce monde!
La paix était faite; aussi bien, le prince ne se sentait plus en état de lutter pour ce jour-là; rien ne répugnait plus à sa bonne nature que le ton de la réprimande, et le sentiment de son devoir paternel pouvait seul le mettre en humeur de gronder. Heureux de pouvoir mettre de côté les idées désagréables qui le hantaient depuis la veille, il s'abandonna au plaisir d'écouter sa fille, qui feuilleta pour lui pendant une heure un recueil complet de partitions italiennes.
La pluie tombait toujours: Nadia, fatiguée, avait quitté le piano, et s'approchait de la fenêtre pour lire le journal, quand la porte s'ouvrit, et un domestique, s'approchant de la jeune fille, lui dit quelques mots à mi-voix.
—Qu'y a-t-il? demanda le prince en se retournant.
—Rien, mon père. C'est l'intendant qui envoie son fils nous apporter les comptes pour le premier semestre de l'année.
—Pourquoi ne vient-il pas lui-même?
—Il est malade, paraît-il; voulez-vous le recevoir, ou préférez-vous que je vous épargne cet ennui?
—Vas-y, fit Roubine avec un demi-sourire. Puisque tu aimes à te rendre utile... Et puis, au bout du compte, c'est toi qui es mon ministre des finances...
Nadia lui envoya un baiser du bout des doigts et quitta la salle à manger. Le prince prit alors le journal abandonné et se mit à le lire, mais le courage lui manqua bientôt; il déposa son houka, s'endormit d'un paisible sommeil sur les dépêches de l'étranger.
Le fils de l'intendant était un beau garçon de vingt-quatre ans, d'une structure un peu lourde, et qui devait encore s'alourdir avec l'âge; mais pour le moment, ses cheveux et sa barbe d'un blond foncé, et ses yeux bleus largement ouverts, donnaient à sa physionomie un certain charme, qu'aurait démenti pour un observateur attentif une expression rusée qui apparaissait de temps en temps dans le regard, si franc en apparence. Il attendit debout dans la vaste pièce qui servait d'antichambre, et s'inclina respectueusement devant la jeune princesse, dont il porta la main à ses lèvres, suivant l'usage russe.
—Eh bien, Féodor, dit-elle, tout va-t-il bien à la campagne?
—Très-bien, princesse, avec l'aide de Dieu, répondit le jeune homme, en souriant de façon a découvrir ses belles dents blanches.
—Venez par ici, fit Nadia en entrant dans le cabinet de son père, vaste pièce assombrie déjà par d'épais rideaux foncés, où le jour triste et pluvieux pénétrait à peine.
Elle s'assit devant le grand bureau de chêne et indiqua un siège près d'elle au jeune homme, qui resta debout encore un instant.
—Vous avez apporté vos papiers? demanda-t-elle.
—Oui, princesse.
—Eh bien, asseyez-vous donc, et montrez-les-moi.
Avec un geste qui exprimait à la fois son sentiment de l'honneur qui lui était fait et une certaine aisance familière, Féodor Stepline prit la chaise qu'on lui désignait et tira d'une volumineuse serviette une liasse de papiers que la princesse examina minutieusement un à un, tout en ayant soin de reporter les chiffres qu'ils représentaient sur un carnet à part. Quant la liasse fut complètement dépouillée, Nadia fit l'addition des chiffres qu'elle avait notés, et la vérifia à plusieurs reprises.
Pendant qu'elle opérait ce travail, les yeux du jeune homme l'observaient attentivement, avec des expressions parfois très-diverses. Tantôt ils s'arrêtaient avec admiration sur les lourdes tresses, sur le cou blanc, incliné vers le papier, sur les doigts effilés, chargés de bagues étincelantes; puis ils se reportaient sur les sommes inscrites sur le carnet, et brillaient alors d'un éclat sombre et presque méchant. Lorsque Nadia eut fini ses calculs, elle releva la tête et tourna son visage vers Stepline.
—Total: trente-sept mille six cents roubles? dit-elle.
—Exactement, princesse, répondit Féodor en reprenant un air officiel. Les voici.
Il tira du portefeuille plusieurs paquets de billets de banque et les passa un à un à la jeune fille, qui les vérifia soigneusement, en les mettant de côté à mesure dans un tiroir. Lorsque le dernier eut été rejoindre les autres, elle ferma le tiroir, mit la clef dans sa poche, tourna un peu son fauteuil vers Stepline, et lui dit avec grande douceur:
—Maintenant, parlez-moi un peu de votre village.
Féodor Stepline prit aussitôt un air grave.
—Tout y va à souhait, princesse, dit-il; votre école est pleine d'enfants... L'instituteur est parti il y a huit jours, mais les classes continuent néanmoins.
—Parti? Pourquoi?
—Il s'ennuyait, je pense, dit Féodor en baissant les yeux. Depuis longtemps il négligeait ses devoirs...
—Pourquoi ne pas me l'avoir écrit? fit Nadia avec animation. Les classes ne devaient pas souffrir de sa négligence.
—Elles n'en ont pas souffert, répondit le jeune homme, toujours avec le même air de modestie.
—Qui donc suppléait le maître?
—Moi. Excusez-moi, Votre Altesse, si j'ai encouru le risque de vous déplaire, continua-t-il avec un redoublement d'humilité, mais je savais que vous aviez cette école extrêmement à cœur, et j'ai remplacé le maître toutes les fois qu'il a manqué sa classe.
Nadia allait le remercier chaleureusement, elle le regardait et ouvrait la bouche pour parler, lorsque, soudain, elle s'arrêta dans son élan, fixa les yeux sur lui avec une certaine persistance et dit d'un ton calme:
—Je vous remercie.
Stepline n'avait pas remarqué ce changement; il reprit du même ton ému:
—Tout le monde à la campagne est pénétré de la bonté de notre princesse. Les effets d'une initiative généreuse sont parfois bien divers et bien inattendus... En voyant le mal que la princesse se donne, plus d'un, qui ne songeait qu'à vivre honnêtement en remplissant son devoir, a compris que cela n'était pas suffisant, et s'est adonné à d'autres études. Le petit hôpital est trop petit, et mon père ne peut plus suffire aux demandes des malades; le peu de connaissances qu'il a en médecine, celles que notre princesse a bien voulu lui communiquer, n'est plus à la hauteur des besoins... il nous faudrait un jeune médecin, un officier de santé, tout au moins...
—Qui se dévouera assez à la cause de ceux qui souffrent, pour s'enterrer dans un village de province, sans relations intellectuelles, sans distractions d'aucun genre...
—J'avais pensé, reprit Stepline, de la même voix contenue et pour ainsi dire étouffée, que si notre princesse daignait m'encourager...
—Eh bien? fit Nadia, un peu curieuse.
—J'aurais volontiers fait les études nécessaires... Ce n'est après tout ni très-long ni très-difficile, et alors...
—Vous auriez consacré votre vie à notre petit hôpital? demanda la jeune fille, un peu troublée par cette proposition inattendue.
Stepline la regarda.
—Certes, dit-il.
—Je vous croyais ambitieux.
Une lueur singulière passa dans les yeux du jeune homme.
—Ma plus haute ambition n'a jamais cessé d'être un simple vœu: celui de me rendre digne des bontés de notre bienfaisante princesse, de mériter un peu de son estime... un peu de cette affection qu'elle fait rayonner sur tous ceux qui l'approchent...
Nadia baissa les yeux à son tour et se mordit les lèvres.
—Ce n'est pas uniquement l'ambition de bien faire, alors, qui vous pousse dans cette voie? dit-elle, sans témoigner d'émotion.
Stepline prit une assurance nouvelle.
—Vous nous avez enseigné et répété, princesse, dit-il, et vos enseignements ne sont pas tombés dans un terrain stérile, que l'homme est le fils de ses œuvres, et qu'il n'est pas de situation à laquelle ne puisse parvenir un homme vraiment résolu et intelligent. Vous nous avez cité de nombreux exemples dans l'histoire de tous les pays, ajoutant que si ces faits se produisaient plus rarement en Russie, c'était à cause de l'inégalité des conditions, mais que peu à peu ces distances s'effaceraient... Votre père a bien voulu affranchir le mien; je suis un homme libre; pourquoi, dites-le, princesse, ne pourrais-je pas aspirer aux destinées que vous m'avez fait entrevoir?
—Vous parlez bien, dit Nadia, vous avez reçu une bonne éducation.
—Mon père n'a rien ménagé pour m'instruire, répondit Féodor. Il sait à peine lire lui-même, mais il m'a fait enseigner par le prêtre de notre église tout ce que celui-ci pouvait m'apprendre. Pour le reste j'ai passé deux ans à l'Université de Moscou...
—Et vous vous résigneriez à consacrer votre existence à de pauvres souffreteux de village? demanda la jeune fille encore incrédule.
—Pour vous, que ne ferait-on pas? dit-il à voix basse.
Nadia se leva doucement et prit les liasses de papiers entre ses deux mains.
—J'en parlerai à mon père, dit-elle. C'est à lui de juger ces questions-là.
—Si vous vouliez parler en ma faveur, insista le jeune homme.
—C'est l'affaire du prince, répéta Nadia. Quand repartez-vous?
—Quand vous l'ordonnerez, répondit Stepline d'un ton soumis.
—Tout de suite, alors, dit la jeune fille d'un ton calme.
—Sans vous revoir?
Elle fixa sur lui le regard de ses beaux yeux fiers et tranquilles.
—Nous avons terminé nos affaires, dit-elle, je n'ai plus de temps à vous donner. On vous écrira, relativement à la demande que vous venez de faire.
—Et quand notre princesse daignera-t-elle visiter ses terres?
—Dans trois semaines environ; mais vous aurez la réponse de mon père bien avant cela.
Stepline restait debout, dans une attitude humiliée.
—Vous direz aux enfants de notre école que je leur sais gré de leur bonne conduite. Je vous remercie encore une fois d'avoir pris soin d'eux... Nous enverrons un nouveau maître d'ici peu. En attendant, je vous prie de bien vouloir leur continuer vos soins.
Elle parlait avec une urbanité parfaite, mais sans le moindre abandon. Féodor Stepline sentit qu'il venait de perdre une grosse partie, et pourtant, il n'avait pas conscience d'avoir mal joué.
—Au revoir, fit Nadia en le saluant d'un signe de tête.
Elle sortit du cabinet, et il la suivit l'air penaud. Elle entra dans la salle à manger dont la porte se referma sur elle, et il quitta aussitôt la maison.
—Qu'est-ce qu'il t'a conté, ce blanc-bec? demanda en français le prince qui sortait de son doux sommeil.
—Il m'a compté vos revenus, dit Nadia en souriant. Nous sommes riches, mon père; le rendement de nos terres du Volga seules donne pour le semestre plus de trente-sept mille roubles.
—Eh bien, tant mieux! fit Roubine en étouffant un bâillement; tu pourras t'acheter une autre voiture; tu avais envie d'un petit panier à deux poneys que nous avons vu l'autre fois; veux-tu que je l'envoie chercher? Je t'en fais cadeau.
—Non, merci, mon père, répondit la jeune fille d'un ton pensif. Je vous demanderai peut-être autre chose.
—Fais ce que tu voudras. Dis, Nadia, est-ce qu'il va pleuvoir comme cela toute la journée? continua Roubine d'un ton si piteux qu'elle ne put s'empêcher de rire.
—Je crains, mon père bien-aimé, que même avec trente-sept mille roubles dans votre tiroir, il ne vous soit impossible d'empêcher cela.
—Eh bien, au moins, envoie chez Korzof pour l'inviter à dîner. C'est assommant, la pluie! on ne sait plus que faire de soi!
Sans faire d'objection, Nadia fit exécuter l'ordre de son père. Le messager revint en peu de temps avec la nouvelle que Korzof acceptait l'invitation, et se présenterait à cinq heures, ce qui parut satisfaire Roubine, et lui rendit sa bonne humeur.
—Mon père, dit la jeune fille, qu'est-ce que c'est que Féodor Stepline?
—Un garçon intelligent: son père est un vieux coquin, mais autant le garder comme intendant que d'en prendre un autre qui me volerait tout autant: au moins, je suis accoutumé à la façon de voler de celui-là; un autre, cela me changerait.
Mille impressions fugitives avaient passé sur le visage de Nadia pendant que son père parlait; quand il eut terminé, elle resta un instant silencieuse.
—Mais, dit-elle en hésitant, son fils n'en sait rien?
—Féodor? C'est lui qui fait les comptes! Son père est très-fort sur l'addition et surtout sur la soustraction; il réussit même fort bien la preuve, puisque je ne l'ai jamais pincé en flagrant délit, mais il ignore les plus vulgaires éléments de l'orthographe, et c'est M. Stepline fils qui aligne les belles écritures que voilà (il indiquait les papiers); et pour une parfaite régularité, un commis aux écritures les copie sur les registres. Tu les connais, nos beaux registres? Sont-ils assez bien tenus!
Roubine riait bonnement; la pensée qu'en échange des huit ou dix mille roubles qu'il lui volait annuellement, son intendant offrait à son inspection de si beaux registres, lui semblait très-comique.
Nadia ne riait pas.
—Ce garçon complice de son père, dit-elle enfin, cela me passe! Comment concilier...
—Concilier quoi? demanda le prince, amusé de la voir perplexe, car il aimait à la taquiner.
En peu de mots, la jeune fille mit son père au courant des ambitions de Féodor.
—Il t'a conté cela? fit Roubine devenu grave. En quels termes?
Nadia essayait de se rappeler exactement les paroles du jeune homme... tout à coup une rougeur ardente envahit son visage, et elle s'arrêta brusquement.
—Peu importe, dit-elle: évidemment, c'est un vulgaire ambitieux.
Son père la regardait avec une certaine inquiétude. Il leva un doigt en l'air.
—Prends garde, ma fille, dit-il, avec tes idées de nivellement des classes, tu pourrais faire naître dans des cerveaux détraqués des pensées que tu n'as jamais voulu leur communiquer... Cet imbécile ne t'a pas manqué de respect, j'espère, que te voilà si déconfite?
—Non, mon père, pas le moins du monde, répondit la jeune fille, profondément mortifiée au souvenir des paroles de Féodor: «Pour vous, que ne ferais-je pas?» Que lui répondez-vous?
—Oh! c'est bien simple: que mes malades n'ont pas le temps d'attendre qu'il ait fini ses études, et que nous chercherons un officier de santé tout prêt.
Nadia embrassa son père. La porte s'ouvrit, et Korzof entra.
—Il pleuvait tellement, dit-il en s'excusant de se présenter de si bonne heure, et la journée me paraissait si longue, que je suis venu, au risque d'être importun...
—Non, non! s'écria Roubine enchanté. Nous allons faire un whist avec un mort, en attendant le dîner. Il n'y a encore que les cartes pour tuer une journée qui ne veut pas mourir.
La table de jeu fut aussitôt dressée, et les trois partenaires s'assirent gravement autour, comme si c'eût été un autel, prêt pour quelque sacrifice. Avec l'entrée de Korzof une influence de joie et de bien-être semblait être répandue dans l'appartement. Ils jouèrent ainsi, jusqu'à l'heure du dîner, tout en causant de mille choses.
Vers sept heures, une éclaircie se fit dans le ciel gris, et une bande jaune se montra à l'occident.
—Miracle, il ne pleut plus! s'écria Roubine en ouvrant la porte de la terrasse.
Une bonne odeur de verdure mouillée pénétra dans la salle à manger, et les trois amis se risquèrent au dehors. La vapeur d'eau montait de partout en un brouillard léger que perçaient à peine des points plus foncés représentant des édifices ou des masses d'arbres. Un peu de soleil apparut, éclairant d'une joie mélancolique les arbrisseaux encore abattus sous le poids de l'averse.
—Ah! on revit! s'écria Roubine en se dégourdissant les jambes à grands pas.
Nadia était restée sur le seuil, pour ne pas mouiller ses petits souliers. Korzof s'approcha d'elle.
—S'il fait beau, mademoiselle, lui dit-il, n'irez-vous pas vous promener demain dans les parterres?
Elle fit un signe d'approbation.
—Me permettrez-vous de vous y rencontrer?
Elle répéta le même signe.
—Je vous remercie, fit Korzof avec beaucoup de dignité.
Elle comprit que celui-là était un homme; il savait le prix de ce qu'il demandait, et se sentait digne de l'obtenir. Elle quitta la porte de la terrasse et se dirigea vers le salon, où elle s'assit devant le piano. Ses doigts errèrent distraitement sur les touches, jusqu'au moment où les deux hommes vinrent la rejoindre.
Entre la musique et la conversation, ils passèrent une soirée délicieuse.