Nana
IV
Depuis le matin, Zoé avait livré l'appartement à un maître d'hôtel, venu de chez Brébant avec un personnel d'aides et de garçons. C'était Brébant qui devait tout fournir, le souper, la vaisselle, les cristaux, le linge, les fleurs, jusqu'à des sièges et à des tabourets. Nana n'aurait pas trouvé une douzaine de serviettes au fond de ses armoires; et, n'ayant pas encore eu le temps de se monter dans son nouveau lançage, dédaignant d'aller au restaurant, elle avait préféré faire venir le restaurant chez elle. Ça lui semblait plus chic. Elle voulait fêter son grand succès d'actrice par un souper, dont on parlerait. Comme la salle à manger était trop petite, le maître d'hôtel avait dressé la table dans le salon, une table où tenaient vingt-cinq couverts, un peu serrés.
— Tout est prêt? demanda Nana, en rentrant à minuit.
— Ah! je ne sais pas, répondit brutalement Zoé, qui paraissait hors d'elle. Dieu merci! je ne m'occupe de rien. Ils en font un massacre dans la cuisine et dans tout l'appartement!… Avec ça, il a fallu me disputer. Les deux autres sont encore venus. Ma foi, je les ai flanqués à la porte.
Elle parlait des deux anciens messieurs de madame, du négociant et du Valaque, que Nana s'était décidée à congédier, certaine de l'avenir, désirant faire peau neuve, comme elle disait.
— En voilà des crampons! murmura-t-elle. S'ils reviennent, menacez-les d'aller chez le commissaire.
Puis, elle appela Daguenet et Georges, restés en arrière dans l'antichambre, où ils accrochaient leurs paletots. Tous deux s'étaient rencontrés à la sortie des artistes, passage des Panoramas, et elle les avait amenés en fiacre. Comme il n'y avait personne encore, elle leur criait d'entrer dans le cabinet de toilette, pendant que Zoé l'arrangerait. En hâte, sans changer de robe, elle se fit relever les cheveux, piqua des roses blanches à son chignon et à son corsage. Le cabinet se trouvait encombré des meubles du salon, qu'on avait dû rouler là, un tas de guéridons, de canapés, de fauteuils, les pieds en l'air; et elle était prête, lorsque sa jupe se prit dans une roulette et se fendit. Alors, elle jura, furieuse; ces choses n'arrivaient qu'à elle. Rageusement, elle ôta sa robe, une robe de foulard blanc, très simple, si souple et si fine, qu'elle l'habillait d'une longue chemise. Mais aussitôt elle la remit, n'en trouvant pas d'autre à son goût, pleurant presque, se disant faite comme une chiffonnière. Daguenet et Georges durent rentrer la déchirure avec des épingles, tandis que Zoé la recoiffait. Tous trois se hâtaient autour d'elle, le petit surtout, à genoux par terre, les mains dans les jupes. Elle finit par se calmer, lorsque Daguenet lui assura qu'il devait être au plus minuit un quart, tellement elle avait dépêché le troisième acte de la Blonde Vénus, mangeant les répliques, sautant des couplets.
— C'est toujours trop bon pour ce tas d'imbéciles, dit-elle. Avez-vous vu? il y avait des têtes, ce soir!… Zoé, ma fille, vous attendrez ici. Ne vous couchez pas, j'aurai peut-être besoin de vous… Bigre! il était temps. Voilà du monde.
Elle s'échappa. Georges restait par terre, la queue de son habit balayant le sol. Il rougit en voyant Daguenet le regarder. Cependant, ils s'étaient pris de tendresse l'un pour l'autre. Ils refirent le noeud de leur cravate devant la grande psyché, et se donnèrent mutuellement un coup de brosse, tout blancs de s'être frottés à Nana.
— On dirait du sucre, murmura Georges, avec son rire de bébé gourmand.
Un laquais, loué à la nuit, introduisait les invités dans le petit salon, une pièce étroite où l'on avait laissé quatre fauteuils seulement, pour y entasser le monde. Du grand salon voisin, venait un bruit de vaisselle et d'argenterie remuées; tandis que, sous la porte, une raie de vive clarté luisait. Nana, en entrant, trouva, déjà installée dans un des fauteuils, Clarisse Besnus, que la Faloise avait amenée.
— Comment! tu es la première! dit Nana, qui la traitait familièrement depuis son succès.
— Eh! c'est lui, répondit Clarisse. Il a toujours peur de ne pas arriver… Si je l'avais cru, je n'aurais pas pris le temps d'ôter mon rouge et ma perruque.
Le jeune homme, qui voyait Nana pour la première fois, s'inclinait et la complimentait, parlant de son cousin, cachant son trouble sous une exagération de politesse. Mais Nana, sans l'écouter, sans le connaître, lui serra la main, puis s'avança vivement vers Rose Mignon. Du coup, elle devint très distinguée.
— Ah! chère madame, que vous êtes gentille!… Je tenais tant à
vous avoir!
— C'est moi qui suis ravie, je vous assure, dit Rose également pleine d'amabilité.
— Asseyez-vous donc… Vous n'avez besoin de rien?
— Non, merci… Ah! j'ai oublié mon éventail dans ma pelisse.
Steiner, voyez dans la poche droite.
Steiner et Mignon étaient entrés derrière Rose. Le banquier retourna, reparut avec l'éventail, pendant que Mignon, fraternellement, embrassait Nana et forçait Rose à l'embrasser aussi. Est-ce qu'on n'était pas tous de la même famille, au théâtre? Puis, il cligna des yeux, comme pour encourager Steiner; mais celui-ci, troublé par le regard clair de Rose, se contenta de mettre un baiser sur la main de Nana.
A ce moment, le comte de Vandeuvres parut avec Blanche de Sivry. Il y eut de grandes révérences. Nana, tout à fait cérémonieuse, mena Blanche à un fauteuil. Cependant, Vandeuvres racontait en riant que Fauchery se disputait en bas, parce que le concierge avait refusé de laisser entrer la voiture de Lucy Stewart. Dans l'antichambre, on entendit Lucy qui traitait le concierge de sale mufe. Mais, quand le laquais eut ouvert la porte, elle s'avança avec sa grâce rieuse, se nomma elle-même, prit les deux mains de Nana, en lui disant qu'elle l'avait aimée tout de suite et qu'elle lui trouvait un fier talent. Nana, gonflée de son rôle nouveau de maîtresse de maison, remerciait, vraiment confuse. Pourtant, elle semblait préoccupée depuis l'arrivée de Fauchery. Dès qu'elle put s'approcher de lui, elle demanda tout bas:
— Viendra-t-il?
— Non, il n'a pas voulu, répondit brutalement le journaliste pris à l'improviste, bien qu'il eût préparé une histoire pour expliquer le refus du comte Muffat.
Il eut conscience de sa bêtise, en voyant la pâleur de la jeune femme, et tâcha de rattraper sa phrase.
— Il n'a pas pu, il mène ce soir la comtesse au bal du ministère de l'intérieur.
— C'est bon, murmura Nana, qui le soupçonnait de mauvaise volonté. Tu me paieras ça, mon petit.
— Ah! dis donc, reprit-il, blessé de la menace, je n'aime pas ces commissions-là. Adresse-toi à Labordette.
Ils se tournèrent le dos, ils étaient fâchés. Justement, Mignon poussait Steiner contre Nana. Lorsque celle-ci fut seule, il lui dit à voix basse, avec un cynisme bon enfant de compère qui veut le plaisir d'un ami:
— Vous savez qu'il en meurt… Seulement, il a peur de ma femme.
N'est-ce pas que vous le défendrez?
Nana n'eut pas l'air de comprendre. Elle souriait, elle regardait Rose, son mari et le banquier; puis, elle dit à ce dernier:
— Monsieur Steiner, vous vous mettrez à côté de moi.
Mais des rires vinrent de l'antichambre, des chuchotements, une bouffée de voix gaies et bavardes, comme si tout un couvent échappé se fût trouvé là. Et Labordette parut, traînant cinq femmes derrière lui, son pensionnat, selon le mot méchant de Lucy Stewart. Il y avait Gaga, majestueuse dans une robe de velours bleu qui la sanglait, Caroline Héquet, toujours en faille noire garnie de chantilly, puis Léa de Horn, fagotée comme à son habitude, la grosse Tatan Néné, une blonde bon enfant à poitrine de nourrice dont on se moquait, enfin la petite Maria Blond, une fillette de quinze ans, d'une maigreur et d'un vice de gamin, que lançait son début aux Folies. Labordette avait amené tout ça dans une seule voiture; et elles riaient encore d'avoir été serrées, Maria Blond sur les genoux des autres. Mais elles pincèrent les lèvres, échangeant des poignées de main et des saluts, toutes très comme il faut. Gaga faisait l'enfant, zézayait par excès de bonne tenue. Seule, Tatan Néné, à qui l'on avait raconté en chemin que six nègres, absolument nus, serviraient le souper de Nana, s'inquiétait, demandant à les voir. Labordette la traita de dinde, en la priant de se taire.
— Et Bordenave? demanda Fauchery.
— Oh! figurez-vous, je suis désolée, s'écria Nana, il ne pourra pas être des nôtres.
— Oui, dit Rose Mignon, son pied s'est pris dans une trappe, il a une entorse abominable… Si vous l'entendiez jurer, la jambe ficelée et allongée sur une chaise!
Alors, tout le monde regretta Bordenave. On ne donnait pas un bon souper sans Bordenave. Enfin, on tâcherait de se passer de lui. Et l'on causait déjà d'autre chose, lorsqu'une grosse voix s'éleva.
— Quoi donc! quoi donc! c'est comme ça qu'on m'enterre!
Il y eut un cri, chacun tourna la tête. C'était Bordenave, énorme et très rouge, la jambe raide, debout sur le seuil, où il s'appuyait à l'épaule de Simonne Cabiroche. Pour l'instant, il couchait avec Simonne. Cette petite, qui avait reçu de l'éducation, jouant du piano, parlant anglais, était une blonde toute mignonne, si délicate, qu'elle pliait sous le rude poids de Bordenave, souriante et soumise pourtant. Il posa quelques secondes, sentant qu'ils faisaient tableau tous les deux.
— Hein? il faut vous aimer, continua-t-il. Ma foi, j'ai eu peur de m'embêter, je me suis dit: J'y vais…
Mais il s'interrompit pour lâcher un juron.
— Cré nom de Dieu!
Simonne avait fait un pas trop vite, son pied venait de porter. Il la bouscula. Elle, sans cesser de sourire, baissant son joli visage comme une bête qui a peur d'être battue, le soutenait de toutes ses forces de petite blonde potelée. D'ailleurs, au milieu des exclamations, on s'empressait. Nana et Rose Mignon roulaient un fauteuil, dans lequel Bordenave se laissa aller, pendant que les autres femmes lui glissaient un second fauteuil sous la jambe. Et toutes les actrices qui étaient là l'embrassèrent, naturellement. Il grognait, il soupirait.
— Cré nom de Dieu! cré nom de Dieu!… Enfin, l'estomac est solide, vous verrez ça.
D'autres convives étaient arrivés. On ne pouvait plus remuer dans la pièce. Les bruits de vaisselle et d'argenterie avaient cessé; maintenant, une querelle venait du grand salon, où grondait la voix furieuse du maître d'hôtel. Nana s'impatientait, n'attendant plus d'invités, s'étonnant qu'on ne servît pas. Elle avait envoyé Georges demander ce qui se passait, lorsqu'elle resta très surprise de voir encore entrer du monde, des hommes, des femmes. Ceux-là, elle ne les connaissait pas du tout. Alors, un peu embarrassée, elle interrogea Bordenave, Mignon, Labordette. Ils ne les connaissaient pas non plus. Quand elle s'adressa au comte de Vandeuvres, il se souvint brusquement; c'étaient les jeunes gens qu'il avait racolés chez le comte Muffat. Nana le remercia. Très bien, très bien. Seulement, on serait joliment serré; et elle pria Labordette d'aller faire ajouter sept couverts. A peine était-il sorti, que le valet introduisit de nouveau trois personnes. Non, cette fois, ça devenait ridicule; on ne tiendrait pas, pour sûr. Nana, qui commençait à se fâcher, disait de son grand air que ce n'était guère convenable. Mais, en en voyant arriver encore deux, elle se mit à rire, elle trouvait ça trop drôle. Tant pis! on tiendrait comme on tiendrait. Tous étaient debout, il n'y avait que Gaga et Rose Mignon assises, Bordenave accaparant à lui seul deux fauteuils. Les voix bourdonnaient, on parlait bas, en étouffant de légers bâillements.
— Dis donc, ma fille, demanda Bordenave, si on se mettait à table tout de même?… Nous sommes au complet, n'est-ce pas?
— Ah! oui, par exemple, nous sommes au complet! répondit-elle
en riant.
Elle promenait ses regards. Mais elle devint sérieuse, comme étonnée de ne pas trouver quelqu'un là. Sans doute il manquait un convive dont elle ne parlait point. Il fallait attendre. Quelques minutes plus tard, les invités aperçurent au milieu d'eux un grand monsieur, à figure noble et à belle barbe blanche. Et le plus surprenant était que personne ne l'avait vu entrer; il devait s'être glissé dans le petit salon par une porte de la chambre à coucher, restée entrouverte. Un silence régna, des chuchotements couraient. Le comte de Vandeuvres savait certainement qui était le monsieur, car ils avaient tous deux échangé une discrète poignée de main; mais il répondit par un sourire aux questions des femmes. Alors, Caroline Héquet, à demi-voix, paria pour un lord anglais, qui retournait le lendemain se marier à Londres; elle le connaissait bien, elle l'avait eu. Et cette histoire fit le tour des dames; seulement, Maria Blond prétendait, de son côté, reconnaître un ambassadeur allemand, à preuve qu'il couchait souvent avec une de ses amies. Parmi les hommes, en phrases rapides, on le jugeait. Une tête de monsieur sérieux. Peut-être qu'il payait le souper. Probable. Ça sentait ça. Bah! pourvu que le souper fût bon! Enfin, on resta dans le doute, on oubliait déjà le vieillard à barbe blanche, lorsque le maître d'hôtel ouvrit la porte du grand salon.
— Madame est servie.
Nana avait accepté le bras de Steiner, sans paraître remarquer un mouvement du vieillard, qui se mit à marcher derrière elle, tout seul. D'ailleurs, le défilé ne put s'organiser. Les hommes et les femmes entrèrent débandés, plaisantant avec une bonhomie bourgeoise sur ce manque de cérémonie. Une longue table allait d'un bout à l'autre de la vaste pièce, vide de meubles; et cette table se trouvait encore trop petite, car les assiettes se touchaient. Quatre candélabres à dix bougies éclairaient le couvert, un surtout en plaqué, avec des gerbes de fleurs à droite et à gauche. C'était un luxe de restaurant, de la porcelaine à filets dorés, sans chiffre, de l'argenterie usée et ternie par les continuels lavages, des cristaux dont on pouvait compléter les douzaines dépareillées dans tous les bazars. Cela sentait une crémaillère pendue trop vite, au milieu d'une fortune subite, et lorsque rien n'était encore en place. Un lustre manquait; les candélabres, dont les bougies très hautes s'éméchaient à peine, faisaient un jour pâle et jaune au-dessus des compotiers, des assiettes montées, des jattes, où les fruits, les petits fours, les confitures, alternaient symétriquement.
— Vous savez, dit Nana, on se place comme on veut… C'est plus amusant.
Elle se tenait debout, au milieu de la table. Le vieux monsieur, qu'on ne connaissait pas, s'était mis à sa droite, pendant qu'elle gardait Steiner à sa gauche. Des convives s'asseyaient déjà, quand des jurons partirent du petit salon. C'était Bordenave qu'on oubliait et qui avait toutes les peines du monde pour se relever de ses deux fauteuils, gueulant, appelant cette rosse de Simonne, filée avec les autres. Les femmes coururent, pleines d'apitoiement. Bordenave apparut, soutenu, porté par Caroline, Clarisse, Tatan Néné, Maria Blond. Et ce fut toute une affaire pour l'installer.
— Au milieu de la table, en face de Nana! criait-on. Bordenave au milieu! Il nous présidera!
Alors, ces dames l'assirent au milieu. Mais il fallut une seconde chaise pour sa jambe. Deux femmes soulevèrent sa jambe, l'allongèrent délicatement. Ça ne faisait rien, il mangerait de côté.
— Cré nom de Dieu! grognait-il, est-on empoté tout de même!…
Ah! mes petites chattes, papa se recommande à vous.
Il avait Rose Mignon à sa droite et Lucy Stewart à sa gauche. Elles promirent d'avoir bien soin de lui. Tout le monde, maintenant, se casait. Le comte de Vandeuvres se plaça entre Lucy et Clarisse; Fauchery, entre Rose Mignon et Caroline Héquet. De l'autre côté, Hector de la Faloise s'était précipité pour se mettre près de Gaga, malgré les appels de Clarisse, en face; tandis que Mignon, qui ne lâchait pas Steiner, n'était séparé de lui que par Blanche, et avait à gauche Tatan Néné. Puis, venait Labordette. Enfin, aux deux bouts, se trouvaient des jeunes gens, des femmes, Simonne, Léa de Horn, Maria Blond, sans ordre, en tas. C'était là que Daguenet et Georges Hugon sympathisaient de plus en plus, en regardant Nana avec des sourires.
Cependant, comme deux personnes restaient debout, on plaisanta. Les hommes offraient leurs genoux. Clarisse, qui ne pouvait remuer les coudes, disait à Vandeuvres qu'elle comptait sur lui pour la faire manger. Aussi ce Bordenave tenait une place, avec ses chaises! Il y eut un dernier effort, tout le monde put s'asseoir; mais, par exemple, cria Mignon, on était comme des harengs dans un baquet.
— Purée d'asperges comtesse, consommé à la Deslignac, murmuraient les garçons, en promenant des assiettes pleines derrière les convives.
Bordenave conseillait tout haut le consommé, lorsqu'un cri s'éleva. On protestait, on se fâchait. La porte s'était ouverte, trois retardataires, une femme et deux hommes, venaient d'entrer. Ah! non, ceux-là étaient de trop! Nana, pourtant, sans quitter sa chaise, pinçait les yeux, tâchait de voir si elle les connaissait. La femme était Louise Violaine. Mais elle n'avait jamais vu les hommes.
— Ma chère, dit Vandeuvres, monsieur est un officier de marine de mes amis, monsieur de Foucarmont, que j'ai invité.
Foucarmont salua, très à l'aise, ajoutant:
— Et je me suis permis d'amener un de mes amis.
— Ah! parfait, parfait, dit Nana. Asseyez-vous… Voyons,
Clarisse, recule-toi un peu. Vous êtes très au large, là-bas…
Là, avec de la bonne volonté…
On se serra encore, Foucarmont et Louise obtinrent pour eux deux un petit bout de la table; mais l'ami dut rester à distance de son couvert; il mangeait, les bras allongés entre les épaules de ses voisins. Les garçons enlevaient les assiettes à potage, des crépinettes de lapereaux aux truffes et des niokys au parmesan circulaient. Bordenave ameuta toute la table, en racontant qu'il avait eu un instant l'idée d'amener Prullière, Fontan et le vieux Bosc. Nana était devenue digne; elle dit sèchement qu'elle les aurait joliment reçus. Si elle avait voulu avoir ses camarades, elle se serait bien chargée de les inviter elle-même. Non, non, pas de cabotins. Le vieux Bosc était toujours gris; Prullière se gobait trop; quant à Fontan, il se rendait insupportable en société, avec ses éclats de voix et ses bêtises. Puis, voyez-vous, les cabotins étaient toujours déplacés, lorsqu'ils se trouvaient parmi ces messieurs.
— Oui, oui, c'est vrai, déclara Mignon.
Autour de la table, ces messieurs, en habit et en cravate blanche, étaient très corrects, avec leurs visages blêmes, d'une distinction que la fatigue affinait encore. Le vieux monsieur avait des gestes lents, un sourire fin, comme s'il eût présidé un congrès de diplomates. Vandeuvres semblait être chez la comtesse Muffat, d'une exquise politesse pour ses voisines. Le matin encore, Nana le disait à sa tante: en hommes, on ne pouvait pas avoir mieux; tous nobles ou tous riches; enfin, des hommes chic. Et, quant aux dames, elles se tenaient très bien. Quelques-unes, Blanche, Léa, Louise, étaient venues décolletées; seule, Gaga en montrait peut-être un peu trop, d'autant plus qu'à son âge elle aurait mieux fait de n'en pas montrer du tout. Maintenant qu'on finissait par se caser, les rires et les plaisanteries tombaient. Georges songeait qu'il avait assisté à des dîners plus gais, chez des bourgeois d'Orléans. On causait à peine, les hommes qui ne se connaissaient pas se regardaient, les femmes restaient tranquilles; et c'était surtout là le grand étonnement de Georges. Il les trouvait «popote», il avait cru qu'on allait s'embrasser tout de suite.
On servait les relevés, une carpe du Rhin à la Chambord et une selle de chevreuil à l'anglaise, lorsque Blanche dit tout haut:
— Lucy, ma chère, j'ai rencontré votre Ollivier, dimanche…
Comme il a grandi!
— Dame! il a dix-huit ans, répondit Lucy; ça ne me rajeunit guère… Il est reparti hier pour son école.
Son fils Ollivier, dont elle parlait avec fierté, était élève à l'école de marine. Alors, on causa des enfants. Toutes ces dames s'attendrissaient. Nana dit ses grandes joies: son bébé, le petit Louis, était maintenant chez sa tante, qui l'amenait chaque matin, vers onze heures; et elle le prenait dans son lit, où il jouait avec Lulu, son griffon. C'était à mourir de rire de les voir tous les deux se fourrer sous la couverture, au fond. On n'avait pas idée comme Louiset était déjà fûté.
— Oh! hier, j'ai passé une journée! raconta à son tour Rose Mignon. Imaginez-vous que j'étais allée chercher Charles et Henri à leur pensionnat; et il a fallu absolument les mener le soir au théâtre… Ils sautaient, ils tapaient leurs petites mains: «Nous verrons jouer maman! nous verrons jouer maman!…» Oh! un train, un train!
Mignon souriait complaisamment, les yeux humides de tendresse paternelle.
— Et, à la représentation, continua-t-il, ils étaient si drôles, sérieux comme des hommes, mangeant Rose du regard, me demandant pourquoi maman avait comme ça les jambes nues…
Toute la table se mit à rire. Mignon triomphait, flatté dans son orgueil de père. Il adorait les petits, une seule préoccupation le tenait, grossir leur fortune en administrant, avec une rigidité d'intendant fidèle, l'argent que gagnait Rose au théâtre et ailleurs. Quand il l'avait épousée, chef d'orchestre dans le café-concert où elle chantait, ils s'aimaient passionnément. Aujourd'hui, ils restaient bons amis. C'était réglé entre eux: elle, travaillait le plus qu'elle pouvait, de tout son talent et de toute sa beauté; lui, avait lâché son violon pour mieux veiller sur ses succès d'artiste et de femme. On n'aurait pas trouvé un ménage plus bourgeois ni plus uni.
— Quel âge a l'aîné? demanda Vandeuvres.
— Henri a neuf ans, répondit Mignon. Oh! mais c'est un gaillard!
Puis, il plaisanta Steiner, qui n'aimait pas les enfants; et il lui disait d'un air de tranquille audace, que, s'il était père, il gâcherait moins bêtement sa fortune. Tout en parlant, il guettait le banquier par-dessus les épaules de Blanche, pour voir si ça se faisait avec Nana. Mais, depuis quelques minutes, Rose et Fauchery, qui causaient de très près, l'agaçaient. Rose, peut-être, n'allait pas perdre son temps à une pareille sottise. Dans ces cas-là, par exemple, il se mettait en travers. Et, les mains belles, un diamant au petit doigt, il achevait un filet de chevreuil.
D'ailleurs, la conversation sur les enfants continuait. La Faloise, empli de trouble par le voisinage de Gaga, lui demandait des nouvelles de sa fille, qu'il avait eu le plaisir d'apercevoir avec elle aux Variétés. Lili se portait bien, mais elle était encore si gamine! Il resta surpris en apprenant que Lili entrait dans sa dix-neuvième année. Gaga devint à ses yeux plus imposante. Et, comme il cherchait à savoir pourquoi elle n'avait pas amené Lili:
— Oh! non, non, jamais! dit-elle d'un air pincé. Il n'y a pas trois mois qu'elle a voulu absolument sortir du pensionnat… Moi je rêvais de la marier tout de suite… Mais elle m'aime tant, j'ai dû la reprendre, ah! bien contre mon gré.
Ses paupières bleuies, aux cils brûlés, clignotaient, tandis qu'elle parlait de l'établissement de sa demoiselle. Si, à son âge, elle n'avait pas mis un sou de côté, travaillant toujours, ayant encore des hommes, surtout de très jeunes, dont elle aurait pu être la grand-mère, c'était vraiment qu'un bon mariage valait mieux. Elle se pencha vers la Faloise, qui rougit sous l'énorme épaule nue et plâtrée dont elle l'écrasait.
— Vous savez, murmura-t-elle, si elle y passe, ce ne sera pas ma faute… Mais on est si drôle, quand on est jeune!
Un grand mouvement avait lieu autour de la table. Les garçons s'empressaient. Après les relevés, les entrées venaient de paraître: des poulardes à la maréchale, des filets de sole sauce ravigote et des escalopes de foie gras. Le maître d'hôtel, qui avait fait verser jusque-là du Meursault, offrait du Chambertin et du Léoville. Dans le léger brouhaha du changement de service, Georges, de plus en plus étonné, demanda à Daguenet si toutes ces dames avaient comme ça des enfants; et celui-ci, amusé par cette question, lui donna des détails. Lucy Stewart était fille d'un graisseur d'origine anglaise, employé à la gare du Nord; trente-neuf ans, une tête de cheval, mais adorable, phtisique et ne mourant jamais; la plus chic de ces dames, trois princes et un duc. Caroline Héquet, née à Bordeaux, d'un petit employé mort de honte, avait la bonne chance de posséder pour mère une femme de tête, qui, après l'avoir maudite, s'était remise avec elle, au bout d'un an de réflexion, voulant au moins lui sauver une fortune; la fille, âgée de vingt-cinq ans, très froide, passait pour une des plus belles femmes qu'on pût avoir, à un prix qui ne variait pas; la mère, pleine d'ordre, tenait les livres, une comptabilité sévère des recettes et des dépenses, menait toute la maison de l'étroit logement qu'elle habitait deux étages plus haut, et où elle avait installé un atelier de couturières, pour les robes et le linge. Quant à Blanche de Sivry, de son vrai nom Jacqueline Baudu, elle venait d'un village près d'Amiens; magnifique personne, bête et menteuse, se disant petite-fille d'un général et n'avouant pas ses trente-deux ans; très goûtée des Russes, à cause de son embonpoint. Puis, rapidement, Daguenet ajouta un mot sur les autres: Clarisse Besnus, ramenée comme bonne de Saint-Aubin-sur-Mer par une dame dont le mari l'avait lancée; Simonne Cabiroche, fille d'un marchand de meubles du faubourg Saint-Antoine, élevée dans un grand pensionnat pour être institutrice; et Maria Blond, et Louise Violaine, et Léa de Horn, toutes poussées sur le pavé parisien, sans compter Tatan Néné, qui avait gardé les vaches jusqu'à vingt ans, dans la Champagne pouilleuse. Georges écoutait, regardant ces dames, étourdi et excité par ce déballage brutal, fait crûment à son oreille; pendant que, derrière lui, les garçons répétaient, d'une voix respectueuse:
— Poulardes à la maréchale… Filets de sole sauce ravigote…
— Mon cher, dit Daguenet qui lui imposait son expérience, ne prenez pas de poisson, ça ne vaut rien à cette heure-ci… Et contentez-vous du Léoville, il est moins traître.
Une chaleur montait des candélabres, des plats promenés, de la table entière où trente-huit personnes s'étouffaient; et les garçons, s'oubliant, couraient sur le tapis, qui se tachait de graisse. Pourtant, le souper ne s'égayait guère. Ces dames chipotaient, laissant la moitié des viandes. Tatan Néné seule mangeait de tout, gloutonnement. A cette heure avancée de la nuit, il n'y avait là que des faims nerveuses, des caprices d'estomacs détraqués. Près de Nana, le vieux monsieur refusait tous les plats qu'on lui présentait; il avait seulement pris une cuillerée de potage; et, silencieux devant son assiette vide, il regardait. On bâillait avec discrétion. Par moments, des paupières se fermaient, des visages devenaient terreux; c'était crevant, comme toujours, selon le mot de Vandeuvres. Ces soupers-là, pour être drôles, ne devaient pas être propres. Autrement, si on le faisait à la vertu, au bon genre, autant manger dans le monde, où l'on ne s'ennuyait pas davantage. Sans Bordenave qui gueulait toujours, on se serait endormi. Cet animal de Bordenave, la jambe bien allongée, se laissait servir avec des airs de sultan par ses voisines, Lucy et Rose. Elles n'étaient occupées que de lui, le soignant, le dorlotant, veillant à son verre et à son assiette; ce qui ne l'empêchait pas de se plaindre.
— Qui est-ce qui va me couper ma viande?… Je ne peux pas, la table est à une lieue.
A chaque instant, Simonne se levait, se tenait derrière son dos, pour couper sa viande et son pain. Toutes les femmes s'intéressaient à ce qu'il mangeait. On rappelait les garçons, on lui en fourrait à l'étouffer. Simonne lui ayant essuyé la bouche, pendant que Rose et Lucy changeaient son couvert, il trouva ça très gentil; et, daignant enfin se montrer content:
— Voilà! Tu es dans le vrai, ma fille… Une femme, ce n'est fait que pour ça.
On se réveilla un peu, la conversation devint générale. On achevait des sorbets aux mandarines. Le rôti chaud était un filet aux truffes, et le rôti froid, une galantine de pintade à la gelée. Nana, que fâchait le manque d'entrain de ses convives, s'était mise à parler très haut.
— Vous savez que le prince d'Écosse a déjà fait retenir une avant-scène pour voir la Blonde Vénus, quand il viendra visiter l'Exposition.
— J'espère bien que tous les princes y passeront, déclara
Bordenave, la bouche pleine.
— On attend le shah de Perse dimanche, dit Lucy Stewart.
Alors, Rose Mignon parla des diamants du shah. Il portait une tunique entièrement couverte de pierreries, une merveille, un astre flambant, qui représentait des millions. Et ces dames, pâles, les yeux luisants de convoitise, allongeaient la tête, citaient les autres rois, les autres empereurs qu'on attendait. Toutes rêvaient de quelque caprice royal, d'une nuit payée d'une fortune.
— Dites donc, mon cher, demanda Caroline Héquet à Vandeuvres, en se penchant, quel âge a l'empereur de Russie?
— Oh! il n'a pas d'âge, répondit le comte qui riait. Rien à faire, je vous en préviens.
Nana affecta de paraître blessée. Le mot semblait trop raide, on protesta par un murmure. Mais Blanche donnait des détails sur le roi d'Italie, qu'elle avait vu une fois à Milan; il n'était guère beau, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir toutes les femmes; et elle resta ennuyée, lorsque Fauchery assura que Victor-Emmanuel ne pourrait venir. Louise Violaine et Léa en tenaient pour l'empereur d'Autriche. Tout d'un coup, on entendit la petite Maria Blond qui disait:
— En voilà un vieux seccot que le roi de Prusse!… J'étais à Bade, l'année dernière. On le rencontrait toujours avec le comte de Bismarck.
— Tiens! Bismarck, interrompit Simonne, je l'ai connu, moi…
Un homme charmant.
— C'est ce que je disais hier, s'écria Vandeuvres; on ne voulait pas me croire.
Et, comme chez la comtesse Sabine, on s'occupa longuement du comte de Bismarck. Vandeuvres répéta les mêmes phrases. Un instant, on fut de nouveau dans le salon des Muffat; seules, les dames étaient changées. Justement, on passa à la musique. Puis, Foucarmont ayant laissé échapper un mot de la prise de voile dont Paris causait, Nana, intéressée, voulut absolument avoir des détails sur mademoiselle de Fougeray. Oh! la pauvre petite, s'enterrer comme ça vivante! Enfin, quand la vocation avait parlé! Autour de la table, les femmes étaient très touchées. Et Georges, ennuyé d'entendre ces choses une seconde fois, interrogeait Daguenet sur les habitudes intimes de Nana, lorsque la conversation revint fatalement au comte de Bismarck. Tatan Néné se penchait à l'oreille de Labordette pour demander qui était ce Bismarck, qu'elle ne connaissait pas. Alors, Labordette, froidement, lui conta des histoires énormes: ce Bismarck mangeait de la viande crue; quand il rencontrait une femme près de son repaire, il l'emportait sur son dos; il avait déjà eu de cette manière trente-deux enfants, à quarante ans.
— A quarante ans, trente-deux enfants! s'écria Tatan Néné, stupéfaite et convaincue. Il doit être joliment fatigué pour son âge.
On éclata de rire, elle comprit qu'on se moquait d'elle.
— Etes-vous bête! Est-ce que je sais, moi, si vous plaisantez!
Cependant, Gaga en était restée à l'Exposition. Comme toutes ces dames, elle se réjouissait, elle s'apprêtait. Une bonne saison, la province et l'étranger se ruant dans Paris. Enfin, peut-être, après l'Exposition, si les affaires avaient bien marché, pourrait-elle se retirer à Juvisy, dans une petite maison qu'elle guettait depuis longtemps.
— Que voulez-vous? disait-elle à la Faloise, on n'arrive à rien… Si l'on était aimée encore!
Gaga se faisait tendre parce qu'elle avait senti le genou du jeune homme se poser contre le sien. Il était très rouge. Elle, tout en zézayant, le pesait d'un coup d'oeil. Un petit monsieur pas lourd; mais elle n'était plus difficile. La Faloise obtint son adresse.
— Regardez donc, murmura Vandeuvres à Clarisse, je crois que Gaga vous fait votre Hector.
— Je m'en fiche pas mal! répondit l'actrice. Il est idiot, ce garçon… Je l'ai déjà flanqué trois fois à la porte… Moi, vous savez, quand les gamins donnent dans les vieilles, ça me dégoûte.
Elle s'interrompit pour indiquer d'un léger signe Blanche, qui, depuis le commencement du dîner, se tenait penchée dans une position très incommode, se rengorgeant, voulant montrer ses épaules au vieux monsieur distingué, assis à trois places de distance.
— On vous lâche aussi, mon cher, reprit-elle.
Vandeuvres sourit finement, avec un geste d'insouciance. Certes, ce n'était pas lui qui aurait empêché cette pauvre Blanche d'avoir un succès. Le spectacle que donnait Steiner à toute la table l'intéressait davantage. On connaissait le banquier pour ses coups de coeur; ce terrible juif allemand, ce brasseur d'affaires dont les mains fondaient les millions, devenait imbécile, lorsqu'il se toquait d'une femme; et il les voulait toutes, il n'en pouvait paraître une au théâtre, sans qu'il l'achetât, si chère qu'elle fût. On citait des sommes. A deux reprises, son furieux appétit des filles l'avait ruiné. Comme disait Vandeuvres, les filles vengeaient la morale, en nettoyant sa caisse. Une grande opération sur les Salines des Landes lui ayant rendu sa puissance à la Bourse, les Mignon, depuis six semaines, mordaient fortement dans les Salines. Mais des paris s'ouvraient, ce n'étaient pas les Mignon qui achèveraient le morceau, Nana montrait ses dents blanches. Une fois encore, Steiner était pris, et si rudement que, près de Nana, il restait comme assommé, mangeant sans faim, la lèvre pendante, la face marbrée de taches. Elle n'avait qu'à dire un chiffre. Pourtant, elle ne se pressait pas, jouant avec lui, soufflant des rires dans son oreille velue, s'amusant des frissons qui passaient sur son épaisse figure. Il serait toujours temps de bâcler ça, si décidément ce pignouf de comte Muffat faisait son Joseph.
— Léoville ou Chambertin? murmura un garçon, en allongeant la tête entre Nana et Steiner, au moment où celui-ci parlait bas à la jeune femme.
— Hein? quoi? bégaya-t-il, la tête perdue. Ce que vous voudrez, ça m'est égal.
Vandeuvres poussait légèrement du coude Lucy Stewart, une très méchante langue, d'un esprit féroce, lorsqu'elle était lancée. Mignon, ce soir-là, l'exaspérait.
— Vous savez qu'il tiendrait la chandelle, disait-elle au comte. Il espère refaire le coup du petit Jonquier… Vous vous rappelez, Jonquier, qui était avec Rose et qui avait un béguin pour la grande Laure… Mignon a procuré Laure à Jonquier, puis il l'a ramené bras dessus, bras dessous chez Rose, comme un mari auquel on vient de permettre une fredaine… Mais, cette fois, ça va rater. Nana ne doit pas rendre les hommes qu'on lui prête.
— Qu'a-t-il donc, Mignon, à regarder sévèrement sa femme? demanda Vandeuvres.
Il se pencha, il aperçut Rose qui devenait tout à fait tendre pour Fauchery. Cela lui expliqua la colère de sa voisine. Il reprit en riant:
— Diable! est-ce que vous êtes jalouse?
— Jalouse! dit Lucy furieuse. Ah bien! si Rose a envie de Léon, je le lui donne volontiers. Pour ce qu'il vaut!… Un bouquet par semaine, et encore!… Voyez-vous, mon cher, ces filles de théâtre sont toutes les mêmes. Rose a pleuré de rage en lisant l'article de Léon sur Nana; je le sais. Alors, vous comprenez, il lui faut aussi un article, et elle le gagne… Moi, je vais flanquer Léon à la porte, vous verrez ça!
Elle s'arrêta pour dire au garçon debout derrière elle, avec ses deux bouteilles:
— Léoville.
Puis, elle repartit, baissant la voix:
— Je ne veux pas crier, ce n'est pas mon genre… Mais c'est une fière salope tout de même. A la place de son mari, je lui allongerais une danse fameuse… Oh! ça ne lui portera pas bonheur. Elle ne connaît pas mon Fauchery, un monsieur malpropre encore, celui-là, qui se colle aux femmes, pour faire sa position… Du joli monde!
Vandeuvres tâcha de la calmer. Bordenave, délaissé par Rose et par Lucy, se fâchait, en criant qu'on laissait mourir papa de faim et de soif. Cela produisit une heureuse diversion. Le souper traînait, personne ne mangeait plus; on gâchait dans les assiettes des cèpes à l'italienne et des croustades d'ananas Pompadour. Mais le champagne, qu'on buvait depuis le potage, animait peu à peu les convives d'une ivresse nerveuse. On finissait par se moins bien tenir. Les femmes s'accoudaient en face de la débandade du couvert; les hommes, pour respirer, reculaient leur chaise; et des habits noirs s'enfonçaient entre des corsages clairs, des épaules nues à demi tournées prenaient un luisant de soie. Il faisait trop chaud, la clarté des bougies jaunissait encore, épaissie, au-dessus de la table. Par instants, lorsqu'une nuque dorée se penchait sous une pluie de frisures, les feux d'une boucle de diamants allumaient un haut chignon. Des gaietés jetaient une flamme, des yeux rieurs, des dents blanches entrevues, le reflet des candélabres brûlant dans un verre de champagne. On plaisantait très haut, on gesticulait, au milieu des questions restées sans réponse, des appels jetés d'un bout de la pièce à l'autre. Mais c'étaient les garçons qui faisaient le plus de bruit, croyant être dans les corridors de leur restaurant, se bousculant, servant les glaces et le dessert avec des exclamations gutturales.
— Mes enfants, cria Bordenave, vous savez que nous jouons demain… Méfiez-vous! pas trop de champagne!
— Moi, disait Foucarmont, j'ai bu de tous les vins imaginables dans les cinq parties du monde… Oh! des liquides extraordinaires, des alcools à vous tuer un homme raide… Eh bien! ça ne m'a jamais rien fait. Je ne peux pas me griser. J'ai essayé, je ne peux pas.
Il était très pâle, très froid, renversé contre le dossier de sa chaise, et buvant toujours.
— N'importe, murmura Louise Violaine, finis, tu en as assez…
Ce serait drôle, s'il me fallait te soigner le reste de la nuit.
Une griserie mettait aux joues de Lucy Stewart les flammes rouges des poitrinaires, tandis que Rose Mignon se faisait tendre, les yeux humides. Tatan Néné, étourdie d'avoir trop mangé, riait vaguement à sa bêtise. Les autres, Blanche, Caroline, Simonne, Maria, parlaient toutes ensemble, racontant leurs affaires, une dispute avec leur cocher, un projet de partie à la campagne, des histoires compliquées d'amants volés et rendus. Mais un jeune homme, près de Georges, ayant voulu embrasser Léa de Horn, reçut une tape avec un: «Dites donc, vous! lâchez-moi!» plein d'une belle indignation; et Georges, très gris, très excité par la vue de Nana, hésita devant une idée qu'il mûrissait gravement, celle de se mettre à quatre pattes, sous la table, et d'aller se blottir à ses pieds, ainsi qu'un petit chien. Personne ne l'aurait vu, il y serait resté bien sage. Puis, sur la prière de Léa, Daguenet ayant dit au jeune homme de se tenir tranquille, Georges, tout d'un coup, éprouva un gros chagrin, comme si l'on venait de le gronder lui-même; c'était bête, c'était triste, il n'y avait plus rien de bon. Daguenet pourtant plaisantait, le forçait à avaler un grand verre d'eau, en lui demandant ce qu'il ferait, s'il se trouvait seul avec une femme, puisque trois verres de champagne le flanquaient par terre.
— Tenez, reprit Foucarmont, à La Havane, ils font une eau-de-vie avec une baie sauvage; on croirait avaler du feu… Eh bien! j'en ai bu un soir plus d'un litre. Ça ne m'a rien fait… Plus fort que ça, un autre jour, sur les côtes de Coromandel, des sauvages nous ont donné je ne sais quel mélange de poivre et de vitriol; ça ne m'a rien fait… Je ne peux pas me griser.
Depuis un instant, la figure de la Faloise, en face, lui déplaisait. Il ricanait, il lançait des mots désagréables. La Faloise, dont la tête tournait, se remuait beaucoup, en se serrant contre Gaga. Mais une inquiétude avait achevé de l'agiter: on venait de lui prendre son mouchoir, il réclamait son mouchoir avec l'entêtement de l'ivresse, interrogeant ses voisins, se baissant pour regarder sous les sièges et sous les pieds. Et, comme Gaga tâchait de le tranquilliser:
— C'est stupide, murmura-t-il; il y a, au coin, mes initiales et ma couronne… Ça peut me compromettre.
— Dites donc, monsieur Falamoise, Lamafoise, Mafaloise! cria Foucarmont, qui trouva très spirituel de défigurer ainsi à l'infini le nom du jeune homme.
Mais la Faloise se fâcha. Il parla de ses ancêtres en bégayant. Il menaça d'envoyer une carafe à la tête de Foucarmont. Le comte de Vandeuvres dut intervenir pour lui assurer que Foucarmont était très drôle. Tout le monde riait, en effet. Cela ébranla le jeune homme ahuri, qui voulut bien se rasseoir; et il mangeait avec une obéissance d'enfant, lorsque son cousin lui ordonnait de manger, en grossissant la voix. Gaga l'avait repris contre elle; seulement, de temps à autre, il jetait sur les convives des regards sournois et anxieux, cherchant toujours son mouchoir.
Alors, Foucarmont, en veine d'esprit, attaqua Labordette, à travers toute la table. Louise Violaine tâchait de le faire taire, parce que, disait-elle, quand il était comme ça taquin avec les autres, ça finissait toujours mal pour elle. Il avait trouvé une plaisanterie qui consistait à appeler Labordette «madame»; elle devait l'amuser beaucoup, il la répétait, tandis que Labordette, tranquillement, haussait les épaules, en disant chaque fois:
— Taisez-vous donc, mon cher, c'est bête.
Mais, comme Foucarmont continuait et arrivait aux insultes, sans qu'on sût pourquoi, il cessa de lui répondre, il s'adressa au comte de Vandeuvres.
— Monsieur, faites taire votre ami… Je ne veux pas me fâcher.
A deux reprises, il s'était battu. On le saluait, on l'admettait partout. Ce fut un soulèvement général contre Foucarmont. La table s'égayait, le trouvant très spirituel; mais ce n'était pas une raison pour gâter la nuit. Vandeuvres, dont le fin visage se cuivrait, exigea qu'il rendît son sexe à Labordette. Les autres hommes, Mignon, Steiner, Bordenave, très lancés, intervinrent aussi, criant, couvrant sa voix. Et seul, le vieux monsieur, qu'on oubliait près de Nana, gardait son grand air, son sourire las et muet, en suivant de ses yeux pâles cette débâcle du dessert.
— Mon petit chat, si nous prenions le café ici? dit Bordenave.
On est très bien.
Nana ne répondit pas tout de suite. Depuis le commencement du souper, elle ne semblait plus chez elle. Tout ce monde l'avait noyée et étourdie, appelant les garçons, parlant haut, se mettant à l'aise, comme si l'on était au restaurant. Elle-même oubliait son rôle de maîtresse de maison, ne s'occupait que du gros Steiner, qui crevait d'apoplexie à son côté. Elle l'écoutait, refusant encore de la tête, avec son rire provocant de blonde grasse. Le champagne qu'elle avait bu la faisait toute rose, la bouche humide, les yeux luisants; et le banquier offrait davantage, à chaque mouvement câlin de ses épaules, aux légers renflements voluptueux de son cou, lorsqu'elle tournait la tête. Il voyait là, près de l'oreille, un petit coin délicat, un satin qui le rendait fou. Par moments, Nana, dérangée, se rappelait ses convives, cherchant à être aimable, pour montrer qu'elle savait recevoir. Vers la fin du souper, elle était très grise; ça la désolait, le champagne la grisait tout de suite. Alors, une idée l'exaspéra. C'était une saleté que ces dames voulaient lui faire en se conduisant mal chez elle. Oh! elle voyait clair! Lucy avait cligné l'oeil pour pousser Foucarmont contre Labordette, tandis que Rose, Caroline et les autres excitaient ces messieurs. Maintenant, le bousin était à ne pas s'entendre, histoire de dire qu'on pouvait tout se permettre, quand on soupait chez Nana. Eh bien! ils allaient voir. Elle avait beau être grise, elle était encore la plus chic et la plus comme il faut.
— Mon petit chat, reprit Bordenave, dis donc de servir le café ici… J'aime mieux ça, à cause de ma jambe.
Mais Nana s'était levée brutalement, en murmurant aux oreilles de
Steiner et du vieux monsieur stupéfaits:
— C'est bien fait, ça m'apprendra à inviter du sale monde.
Puis, elle indiqua du geste la porte de la salle à manger, et ajouta tout haut:
— Vous savez, si vous voulez du café, il y en a là.
On quitta la table, on se poussa vers la salle à manger, sans remarquer la colère de Nana. Et il ne resta bientôt plus dans le salon que Bordenave, se tenant aux murs, avançant avec précaution, pestant contre ces sacrées femmes, qui se fichaient de papa, maintenant qu'elles étaient pleines. Derrière lui, les garçons enlevaient déjà le couvert, sous les ordres du maître d'hôtel, lancés à voix haute. Ils se précipitaient, se bousculaient, faisant disparaître la table comme un décor de féerie, au coup de sifflet du maître machiniste. Ces dames et ces messieurs devaient revenir au salon, après avoir pris le café.
— Fichtre! il fait moins chaud ici, dit Gaga avec un léger frisson, en entrant dans la salle à manger.
La fenêtre de cette pièce était restée ouverte. Deux lampes éclairaient la table, où le café se trouvait servi, avec des liqueurs. Il n'y avait pas de chaises, on but le café debout, pendant que le brouhaha des garçons, à côté, augmentait encore. Nana avait disparu. Mais personne ne s'inquiétait de son absence. On se passait parfaitement d'elle, chacun se servant, fouillant dans les tiroirs du buffet, pour chercher des petites cuillers, qui manquaient. Plusieurs groupes s'étaient formés; les personnes, séparées durant le souper, se rapprochaient; et l'on échangeait des regards, des rires significatifs, des mots qui résumaient les situations.
— N'est-ce pas, Auguste, dit Rose Mignon, que monsieur Fauchery devrait venir déjeuner un de ces jours?
Mignon, qui jouait avec la chaîne de sa montre, couva une seconde le journaliste de ses yeux sévères. Rose était folle. En bon administrateur, il mettrait ordre à ce gaspillage. Pour un article, soit; mais ensuite porte close. Cependant, comme il connaissait la mauvaise tête de sa femme, et qu'il avait pour règle de lui permettre paternellement une bêtise, lorsqu'il le fallait, il répondit en se faisant aimable:
— Certainement, je serai très heureux… Venez donc demain, monsieur Fauchery.
Lucy Stewart, en train de causer avec Steiner et Blanche, entendit cette invitation. Elle haussa la voix, disant au banquier:
— C'est une rage qu'elles ont toutes. Il y en a une qui m'a volé jusqu'à mon chien… Voyons, mon cher, est-ce ma faute si vous la lâchez?
Rose tourna la tête. Elle buvait son café à petites gorgées, elle regardait Steiner fixement, très pâle; et toute la colère contenue de son abandon passa dans ses yeux comme une flamme. Elle voyait plus clair que Mignon; c'était bête d'avoir voulu recommencer l'affaire de Jonquier, ces machines-là ne réussissaient pas deux fois. Tant pis! elle aurait Fauchery, elle s'en toquait depuis le souper; et si Mignon n'était pas content, ça lui apprendrait.
— Vous n'allez pas vous battre? vint dire Vandeuvres à Lucy
Stewart.
— Non, n'ayez pas peur. Seulement, qu'elle se tienne tranquille, ou je lui lâche son paquet.
Et, appelant Fauchery d'un geste impérieux:
— Mon petit, j'ai tes pantoufles à la maison. Je te ferai mettre ça demain chez ton concierge.
Il voulut plaisanter. Elle s'éloigna d'un air de reine. Clarisse, qui s'était adossée contre un mur afin de boire tranquillement un verre de kirsch, haussait les épaules. En voilà des affaires pour un homme! Est-ce que, du moment où deux femmes se trouvaient ensemble avec leurs amants, la première idée n'était pas de se les faire? C'était réglé, ça. Elle, par exemple, si elle avait voulu, aurait arraché les yeux de Gaga, à cause d'Hector. Ah! ouiche! elle s'en moquait. Puis, comme la Faloise passait, elle se contenta de lui dire:
— Écoute donc, tu les aimes avancées, toi! Ce n'est pas mûres, c'est blettes qu'il te les faut.
La Faloise parut très vexé. Il restait inquiet. En voyant
Clarisse se moquer de lui, il la soupçonna.
— Pas de blague, murmura-t-il. Tu m'as pris mon mouchoir, rends-moi mon mouchoir.
— Nous rase-t-il assez avec son mouchoir! cria-t-elle. Voyons, idiot, pourquoi te l'aurais-je pris?
— Tiens! dit-il avec méfiance, pour l'envoyer à ma famille, pour me compromettre.
Cependant, Foucarmont s'attaquait aux liqueurs. Il continuait de ricaner en regardant Labordette, qui buvait son café, au milieu de ces dames. Et il lâchait des bouts de phrase: le fils d'un marchand de chevaux, d'autres disaient le bâtard d'une comtesse; aucun revenu, et toujours vingt-cinq louis dans la poche; le domestique des filles, un gaillard qui ne couchait jamais.
— Jamais! jamais! répétait-il en se fâchant. Non, voyez-vous, il faut que je le gifle.
Il vida un petit verre de chartreuse. La chartreuse ne le dérangeait aucunement; pas ça, disait-il; et il faisait claquer l'ongle de son pouce au bord de ses dents. Mais, tout d'un coup, au moment où il s'avançait sur Labordette, il devint blême et s'abattit devant le buffet, comme une masse. Il était ivre mort. Louise Violaine se désola. Elle le disait bien que ça finirait mal; maintenant, elle en avait pour le reste de sa nuit à le soigner. Gaga la rassurait, examinant l'officier d'un oeil de femme expérimentée, déclarant que ce ne serait rien, que ce monsieur allait dormir comme ça douze à quinze heures, sans accident. On emporta Foucarmont.
— Tiens! où donc a passé Nana? demanda Vandeuvres.
Oui, au fait, elle s'était envolée en quittant la table. On se souvenait d'elle, tout le monde la réclamait. Steiner, inquiet depuis un instant, questionna Vandeuvres au sujet du vieux monsieur, disparu lui aussi. Mais le comte le rassura, il venait de reconduire le vieillard; un personnage étranger dont il était inutile de dire le nom, un homme très riche qui se contentait de payer les soupers. Puis, comme on oubliait de nouveau Nana, Vandeuvres aperçut Daguenet, la tête à une porte, l'appelant d'un signe. Et, dans la chambre à coucher, il trouva la maîtresse de la maison assise, raidie, les lèvres blanches, tandis que Daguenet et Georges, debout, la regardaient d'un air consterné.
— Qu'avez-vous donc? demanda-t-il surpris.
Elle ne répondit pas, elle ne tourna pas la tête. Il répéta sa question.
— J'ai, cria-t-elle enfin, que je ne veux pas qu'on se foute de
moi!
Alors, elle lâcha ce qui lui vint à la bouche. Oui, oui, elle n'était pas une bête, elle voyait clair. On s'était fichu d'elle pendant le souper, on avait dit des horreurs pour montrer qu'on la méprisait. Un tas de salopes qui ne lui allaient pas à la cheville! Plus souvent qu'elle se donnerait encore du tintouin, histoire de se faire bêcher ensuite! Elle ne savait pas ce qui la retenait de flanquer tout ce sale monde à la porte. Et, la rage l'étranglant, sa voix se brisa dans des sanglots.
— Voyons, ma fille, tu es grise, dit Vandeuvres, qui se mit à la tutoyer. Il faut être raisonnable.
Non, elle refusait d'avance, elle resterait là.
— Je suis grise, c'est possible. Mais je veux qu'on me respecte.
Depuis un quart d'heure, Daguenet et Georges la suppliaient vainement de revenir dans la salle à manger. Elle s'entêtait, ses invités pouvaient bien faire ce qu'ils voudraient; elle les méprisait trop pour retourner avec eux. Jamais, jamais! On l'aurait coupée en morceaux, qu'elle serait restée dans sa chambre.
— J'aurais dû me méfier, reprit-elle. C'est ce chameau de Rose qui a monté le complot. Ainsi, cette femme honnête que j'attendais ce soir, bien sûr Rose l'aura empêchée.
Elle parlait de madame Robert. Vandeuvres lui donna sa parole d'honneur que madame Robert avait refusé d'elle-même. Il écoutait et discutait sans rire, habitué à de pareilles scènes, sachant comment il fallait prendre les femmes, quand elles se trouvaient dans cet état. Mais, dès qu'il cherchait à lui saisir les mains, pour la lever de sa chaise et l'entraîner, elle se débattait, avec un redoublement de colère. Par exemple, on ne lui ferait jamais croire que Fauchery n'avait pas détourné le comte Muffat de venir. Un vrai serpent, ce Fauchery; un envieux, un homme capable de s'acharner après une femme et de détruire son bonheur. Car, enfin elle le savait, le comte s'était pris d'un béguin pour elle. Elle aurait pu l'avoir.
— Lui, ma chère, jamais! s'écria Vandeuvres, s'oubliant et riant.
— Pourquoi donc? demanda-t-elle, sérieuse, un peu dégrisée.
— Parce qu'il donne dans les curés, et que, s'il vous touchait du bout des doigts, il irait s'en confesser le lendemain… Écoutez un bon conseil. Ne laissez pas échapper l'autre.
Un instant, elle resta silencieuse, réfléchissant. Puis, elle se leva, alla se baigner les yeux. Pourtant, lorsqu'on voulait l'emmener dans la salle à manger, elle criait toujours non, furieusement. Vandeuvres quitta la chambre avec un sourire, sans insister davantage. Et, dès qu'il ne fut plus là, elle eut une crise d'attendrissement, se jetant dans les bras de Daguenet, répétant:
— Ah! mon Mimi, il n'y a que toi… Je t'aime, va! je t'aime bien!… Ce serait trop bon, si l'on pouvait vivre toujours ensemble. Mon Dieu! que les femmes sont malheureuses!
Puis, apercevant Georges qui devenait très rouge, à les voir s'embrasser, elle l'embrassa également. Mimi ne pouvait être jaloux d'un bébé. Elle voulait que Paul et Georges fussent toujours d'accord, parce que ce serait si gentil de rester comme ça, tous les trois, en sachant qu'on s'aimait bien. Mais un bruit singulier les dérangea, quelqu'un ronflait dans la chambre. Alors, ayant cherché, ils aperçurent Bordenave qui, après avoir pris son café, devait s'être installé là, commodément. Il dormait sur deux chaises, la tête appuyée au bord du lit, la jambe allongée. Nana le trouva si drôle, la bouche ouverte, le nez remuant à chaque ronflement, qu'elle fut secouée d'un fou rire. Elle sortit de la chambre, suivie de Daguenet et de Georges, traversa la salle à manger, entra dans le salon, riant de plus en plus fort.
— Oh! ma chère, dit-elle en se jetant presque dans les bras de
Rose, vous n'avez pas idée, venez voir ça.
Toutes les femmes durent l'accompagner. Elle leur prenait les mains avec des caresses, les emmenait de force, dans un élan de gaieté si franc, que toutes riaient déjà de confiance. La bande disparut, puis revint, après être restée une minute, l'haleine suspendue, autour de Bordenave, étalé magistralement. Et les rires éclatèrent. Quand une d'elles commandait le silence, on entendait au loin les ronflements de Bordenave.
Il était près de quatre heures. Dans la salle à manger, on venait de dresser une table de jeu, où s'étaient assis Vandeuvres, Steiner, Mignon et Labordette. Debout, derrière eux, Lucy et Caroline pariaient; tandis que Blanche, ensommeillée, mécontente de sa nuit, demandait toutes les cinq minutes à Vandeuvres s'ils n'allaient pas bientôt partir. Dans le salon, on essayait de danser. Daguenet était au piano, «à la commode», comme disait Nana; elle ne voulait pas de «tapeur», Mimi jouait des valses et des polkas, tant qu'on en demandait. Mais la danse languissait, ces dames causaient entre elles, assoupies au fond des canapés. Tout à coup, il y eut un vacarme. Onze jeunes gens, qui arrivaient en bande, riaient très haut dans l'antichambre, se poussaient à la porte du salon; ils sortaient du bal du ministère de l'intérieur, en habit et en cravate blanche, avec des brochettes de croix inconnues. Nana, fâchée de cette entrée tapageuse, appela les garçons restés dans la cuisine, en leur ordonnant de jeter ces messieurs dehors; et elle jurait qu'elle ne les avait jamais vus. Fauchery, Labordette, Daguenet, tous les hommes s'étaient avancés, pour faire respecter la maîtresse de la maison. De gros mots volaient, des bras s'allongeaient. Un instant, on put craindre un échange général de claques. Pourtant, un petit blond, l'air maladif, répétait avec insistance:
— Voyons, Nana, l'autre soir, chez Peters, dans le grand salon rouge… Rappelez-vous donc! Vous nous avez invités.
L'autre soir, chez Peters? Elle ne se souvenait pas du tout. Quel soir, d'abord? Et quand le petit blond lui eut dit le jour, le mercredi, elle se rappela bien avoir soupé chez Peters le mercredi; mais elle n'avait invité personne, elle en était à peu près sûre.
— Cependant, ma fille, si tu les as invités, murmura Labordette, qui commençait à être pris de doute. Tu étais peut-être un peu gaie.
Alors, Nana se mit à rire. C'était possible, elle ne savait plus. Enfin, puisque ces messieurs étaient là, ils pouvaient entrer. Tout s'arrangea, plusieurs des nouveaux venus retrouvaient des amis dans le salon, l'esclandre finissait par des poignées de main. Le petit blond à l'air maladif portait un des grands noms de France. D'ailleurs, ils annoncèrent que d'autres devaient les suivre; et, en effet, à chaque instant la porte s'ouvrait, des hommes se présentaient, gantés de blanc, dans une tenue officielle. C'était toujours la sortie du bal du ministère. Fauchery demanda en plaisantant si le ministre n'allait pas venir. Mais Nana, vexée, répondit que le ministre allait chez des gens qui ne la valaient certainement pas. Ce qu'elle ne disait point, c'était une espérance dont elle était prise: celle de voir entrer le comte Muffat, parmi cette queue de monde. Il pouvait s'être ravisé. Tout en causant avec Rose, elle guettait la porte.
Cinq heures sonnèrent. On ne dansait plus. Les joueurs seuls s'entêtaient. Labordette avait cédé sa place, les femmes étaient revenues dans le salon. Une somnolence de veille prolongée s'y alourdissait, sous la lumière trouble des lampes, dont les mèches charbonnées rougissaient les globes. Ces dames en étaient à l'heure de mélancolie vague où elles éprouvaient le besoin de raconter leur histoire. Blanche de Sivry parlait de son grand-père, le général, tandis que Clarisse inventait un roman, un duc qui l'avait séduite chez son oncle, où il venait chasser le sanglier; et toutes deux, le dos tourné, haussaient les épaules, en demandant s'il était Dieu possible de conter des blagues pareilles. Quant à Lucy Stewart, elle avouait tranquillement son origine, elle parlait volontiers de sa jeunesse, lorsque son père, le graisseur du chemin de fer du Nord, la régalait le dimanche d'un chausson aux pommes.
— Oh! que je vous dise! cria brusquement la petite Maria Blond. Il y a, en face de chez moi, un monsieur, un Russe, enfin un homme excessivement riche. Voilà qu'hier je reçois un panier de fruits, mais un panier de fruits! des pêches énormes, des raisins gros comme ça, enfin quelque chose d'extraordinaire dans cette saison… Et au milieu six billets de mille… C'était le Russe… Naturellement, j'ai tout renvoyé. Mais ça m'a fait un peu mal au coeur, pour les fruits!
Ces dames se regardèrent en pinçant les lèvres. A son âge, la petite Maria Blond avait un joli toupet. Avec ça que de pareilles histoires arrivaient à des traînées de son espèce! C'étaient, entre elles, des mépris profonds. Elles jalousaient surtout Lucy, furieuses de ses trois princes. Depuis que Lucy, chaque matin, faisait à cheval une promenade au Bois, ce qui l'avait lancée, toutes montaient à cheval, une rage les tenait.
Le jour allait paraître. Nana détourna les yeux de la porte, perdant espoir. On s'ennuyait à crever. Rose Mignon avait refusé de chanter la Pantoufle, pelotonnée sur un canapé, où elle causait bas avec Fauchery, en attendant Mignon qui gagnait déjà une cinquantaine de louis à Vandeuvres. Un monsieur gras, décoré et de mine sérieuse, venait bien de réciter le Sacrifice d'Abraham, en patois d'Alsace; quand Dieu jure, il dit: «Sacré nom de moi!» et Isaac répond toujours: «Oui, papa!» Seulement, personne n'ayant compris, le morceau avait paru stupide. On ne savait que faire pour être gai, pour finir follement la nuit. Un instant, Labordette imagina de dénoncer les femmes à l'oreille de la Faloise, qui allait rôder autour de chacune, regardant si elle n'avait pas son mouchoir dans le cou. Puis, comme des bouteilles de champagne restaient sur le buffet, les jeunes gens s'étaient remis à boire. Ils s'appelaient, s'excitaient; mais une ivresse morne, d'une bêtise à pleurer, envahissait le salon, invinciblement. Alors, le petit blondin, celui qui portait un des grands noms de France, à bout d'invention, désespéré de ne rien trouver de drôle, eut une idée: il emporta sa bouteille de champagne et acheva de la vider dans le piano. Tous les autres se tordirent.
— Tiens! demanda avec étonnement Tatan Néné qui l'avait aperçu, pourquoi donc met-il du champagne dans le piano?
— Comment! ma fille, tu ne sais pas ça? répondit Labordette gravement. Il n'y a rien de bon comme le champagne pour les pianos. Ça leur donne du son.
— Ah! murmura Tatan Néné convaincue.
Et, comme on riait, elle se fâcha. Est-ce qu'elle savait! On l'embrouillait toujours.
Ça se gâtait, décidément. La nuit menaçait de finir d'une façon malpropre. Dans un coin, Maria Blond s'était empoignée avec Léa de Horn qu'elle accusait de coucher avec des gens pas assez riches; et elles en venaient aux gros mots, en s'attrapant sur leurs figures. Lucy, qui était laide, les fit taire. Ça ne signifiait rien la figure, il fallait être bien faite. Plus loin, sur un canapé, un attaché d'ambassade avait passé un bras à la taille de Simonne, qu'il tâchait de baiser au cou; mais Simonne, éreintée, maussade, le repoussait chaque fois avec des «Tu m'embêtes!» et de grands coups d'éventail sur la figure. Aucune, d'ailleurs, ne voulait qu'on la touchât. Est-ce qu'on les prenait pour des filles? Cependant, Gaga, qui avait rattrapé la Faloise, le tenait presque sur ses genoux; tandis que Clarisse, entre deux messieurs, disparaissait, secouée d'un rire nerveux de femme qu'on chatouille. Autour du piano, le petit jeu continuait, dans un coup de folie bête; on se poussait, chacun voulait y verser son fond de bouteille. C'était simple et gentil.
— Tiens! mon vieux, bois un coup… Diantre! il a soif, ce piano!… Attention! en voici encore une; il ne faut rien perdre.
Nana, le dos tourné, ne les voyait pas. Elle se rabattait décidément sur le gros Steiner, assis près d'elle. Tant pis! c'était la faute de ce Muffat, qui n'avait pas voulu. Dans sa robe de foulard blanc, légère et chiffonnée comme une chemise, avec sa pointe d'ivresse qui la pâlissait, les yeux battus, elle s'offrait de son air tranquille de bonne fille. Les roses de son chignon et de son corsage s'étaient effeuillées; il ne restait que les queues. Mais Steiner retira vivement la main de ses jupes, où il venait de rencontrer les épingles mises par Georges. Quelques gouttes de sang parurent. Une tomba sur la robe et la tacha.
— Maintenant, c'est signé, dit Nana sérieusement.
Le jour grandissait. Une lueur louche, d'une affreuse tristesse, entrait par les fenêtres. Alors, le départ commença, une débandade pleine de malaise et d'aigreur. Caroline Héquet, fâchée d'avoir perdu sa nuit, dit qu'il était temps de s'en aller, si l'on ne voulait pas assister à de jolies choses. Rose faisait une moue de femme compromise. C'était toujours ainsi, avec ces filles; elles ne savaient pas se tenir, elles se montraient dégoûtantes à leurs débuts. Et Mignon ayant nettoyé Vandeuvres, le ménage partit, sans s'inquiéter de Steiner, après avoir invité de nouveau Fauchery pour le lendemain. Lucy, alors, refusa de se laisser reconduire par le journaliste, qu'elle renvoya tout haut à sa cabotine. Du coup, Rose, qui s'était retournée, répondit par un «Sale grue!» entre les dents. Mais, déjà, Mignon, paternel dans les querelles de femmes, expérimenté et supérieur, l'avait poussée dehors, en la priant de finir. Derrière eux, Lucy, toute seule, descendit royalement l'escalier. Puis, ce fut la Faloise que Gaga dut emmener, malade, sanglotant comme un enfant, appelant Clarisse, filée depuis longtemps avec ses deux messieurs. Simonne aussi avait disparu. Il ne restait plus que Tatan, Léa et Maria, dont Labordette voulut bien se charger, complaisamment.
— C'est que je n'ai pas du tout envie de dormir! répétait Nana.
Il faudrait faire quelque chose.
Elle regardait le ciel à travers les vitres, un ciel livide où couraient des nuages couleur de suie. Il était six heures. En face, de l'autre côté du boulevard Haussmann, les maisons, encore endormies, découpaient leurs toitures humides dans le petit jour; tandis que, sur la chaussée déserte, une troupe de balayeurs passaient avec le bruit de leurs sabots. Et, devant ce réveil navré de Paris, elle se trouvait prise d'un attendrissement de jeune fille, d'un besoin de campagne, d'idylle, de quelque chose de doux et de blanc.
— Oh! vous ne savez pas? dit-elle en revenant à Steiner, vous allez me mener au bois de Boulogne, et nous boirons du lait.
Une joie d'enfant la faisait battre des mains. Sans attendre la réponse du banquier, qui consentait naturellement, ennuyé au fond et rêvant autre chose, elle courut jeter une pelisse sur ses épaules. Dans le salon, il n'y avait plus, avec Steiner, que la bande des jeunes gens; mais, ayant égoutté dans le piano jusqu'au fond des verres, ils parlaient de s'en aller, lorsqu'un d'eux accourut triomphalement, tenant à la main une dernière bouteille, qu'il rapportait de l'office.
— Attendez! attendez! cria-t-il, une bouteille de chartreuse!… Là, il avait besoin de chartreuse; ça va le remettre… Et maintenant, mes enfants, filons. Nous sommes idiots.
Dans le cabinet de toilette, Nana dut réveiller Zoé, qui s'était assoupie sur une chaise. Le gaz brûlait. Zoé frissonna, aida madame à mettre son chapeau et sa pelisse.
— Enfin, ça y est, j'ai fait ce que tu voulais, dit Nana qui la tutoya, dans un élan d'expansion, soulagée d'avoir pris un parti. Tu avais raison, autant le banquier qu'un autre.
La bonne était maussade, engourdie encore. Elle grogna que madame aurait dû se décider le premier soir. Puis, comme elle la suivait dans la chambre, elle lui demanda ce qu'elle devait faire de ces deux-là. Bordenave ronflait toujours. Georges, qui était venu sournoisement enfoncer la tête dans un oreiller, avait fini par s'y endormir, avec son léger souffle de chérubin. Nana répondit qu'on les laissât dormir. Mais elle s'attendrit de nouveau, en voyant entrer Daguenet; il la guettait de la cuisine, il avait l'air bien triste.
— Voyons, mon Mimi, sois raisonnable, dit-elle en le prenant dans ses bras, en le baisant avec toutes sortes de câlineries. Il n'y a rien de changé, tu sais que c'est toujours mon Mimi que j'adore… N'est-ce pas? il le fallait… Je te jure, ce sera encore plus gentil. Viens demain, nous conviendrons des heures… Vite, embrasse-moi comme tu m'aimes… Oh! plus fort, plus fort que ça!
Et elle s'échappa, elle rejoignit Steiner, heureuse, reprise par son idée de boire du lait. Dans l'appartement vide, le comte de Vandeuvres demeurait seul avec l'homme décoré qui avait récité le Sacrifice d'Abraham, tous deux cloués à la table de jeu, ne sachant plus où ils étaient, ne voyant pas le plein jour; tandis que Blanche avait pris le parti de se coucher sur un canapé, pour tâcher de dormir.
— Ah! Blanche en est! cria Nana. Nous allons boire du lait, ma chère… Venez donc, vous retrouverez Vandeuvres ici.
Blanche se leva paresseusement. Cette fois, la face congestionnée du banquier blêmit de contrariété, à l'idée d'emmener cette grosse fille qui allait le gêner. Mais les deux femmes le tenaient déjà, répétant:
— Vous savez, nous voulons qu'on le tire devant nous.
V
On donnait, aux Variétés, la trente-quatrième représentation de la Blonde Vénus. Le premier acte venait de finir. Dans le foyer des artistes, Simonne, en petite blanchisseuse, était debout devant la console surmontée d'une glace, entre les deux portes d'angle, s'ouvrant en pan coupé sur le couloir des loges. Toute seule, elle s'étudiait et se passait un doigt sous les yeux, pour corriger son maquillage; tandis que des becs de gaz, aux deux côtés de la glace, la chauffaient d'un coup de lumière crue.
— Est-ce qu'il est arrivé? demanda Prullière, qui entra, dans son costume d'Amiral suisse, avec son grand sabre, ses bottes énormes, son plumet immense.
— Qui ça? dit Simonne sans se déranger, riant à la glace, pour voir ses lèvres.
— Le prince.
— Je ne sais pas, je descends… Ah! il doit venir. Il vient donc tous les jours!
Prullière s'était approché de la cheminée, qui faisait face à la console, et où brûlait un feu de coke; deux autres becs de gaz y flambaient, largement. Il leva les yeux, regarda l'horloge et le baromètre, à gauche et à droite, que des sphinx dorés, de style Empire, accompagnaient. Puis, il s'allongea dans un vaste fauteuil à oreillettes, dont le velours vert, usé par quatre générations de comédiens, avait pris des tons jaunes; et il resta là, immobile, les yeux vagues, dans l'attitude lasse et résignée des artistes habitués aux attentes de leur entrée en scène.
Le vieux Bosc venait de paraître à son tour, traînant les pieds, toussant, enveloppé d'un ancien carrick jaune, dont un pan, glissé d'une épaule, laissait voir la casaque lamée d'or du roi Dagobert. Un instant, après avoir posé sa couronne sur le piano, sans dire une parole, il piétina, maussade, l'air brave homme pourtant, avec ses mains qu'un commencement d'alcoolisme agitait; tandis qu'une longue barbe blanche donnait un aspect vénérable à sa face enflammée d'ivrogne. Puis, dans le silence, comme une giboulée fouettait les vitres de la grande fenêtre carrée, qui s'ouvrait sur la cour, il eut un geste dégoûté.
— Quel cochon de temps! grogna-t-il.
Simonne et Prullière ne bougèrent pas. Quatre ou cinq tableaux, des paysages, un portrait de l'acteur Vernet, jaunissaient à la chaleur du gaz. Sur un fût de colonne, un buste de Potier, une des anciennes gloires des Variétés, regardait de ses yeux vides. Mais il y eut un éclat de voix. C'était Fontan, dans son costume du second acte, en garçon chic, tout habillé de jaune, ganté de jaune.
— Dites donc! cria-t-il en gesticulant, vous ne savez pas? c'est ma fête, aujourd'hui.
— Tiens! demanda Simonne, qui s'approcha avec un sourire, comme attirée par son grand nez et sa bouche largement fendue de comique, tu t'appelles donc Achille?
— Juste!… Et je vais faire dire à madame Bron de monter du champagne, après le deux.
Depuis un moment, une sonnette au loin tintait. Le son prolongé s'affaiblit, puis revint; et, quand la sonnette eut cessé, un cri courut, monta et descendit l'escalier, se perdit dans les couloirs: «En scène pour le deux!… En scène pour le deux!…» Ce cri se rapprochait, un petit homme blafard passa devant les portes du foyer, où il jeta de toute la puissance de sa voix grêle: «En scène pour le deux!»
— Fichtre! du champagne! dit Prullière, sans paraître avoir entendu ce vacarme, tu vas bien!
— Moi, à ta place, je le ferais venir du café, déclara lentement le vieux Bosc, qui s'était assis sur une banquette de velours vert, la tête appuyée au mur.
Mais Simonne disait qu'il fallait respecter les petits bénéfices de madame Bron. Elle tapait des mains, allumée, mangeant du regard Fontan, dont le masque en museau de chèvre remuait, dans un jeu continuel des yeux, du nez et de la bouche.
— Oh! ce Fontan! murmurait-elle, il n'y a que lui, il n'y a que lui!
Les deux portes du foyer restaient grandes ouvertes sur le corridor menant aux coulisses. Le long du mur jaune, vivement éclairé par une lanterne à gaz qu'on ne voyait pas, des silhouettes rapides filaient, des hommes costumés, des femmes à demi nues, enveloppées dans des châles, toute la figuration du second acte, les chienlits du bastringue de la Boule-Noire; et l'on entendait, au bout du corridor, la dégringolade des pieds tapant les cinq marches de bois qui descendaient sur la scène. Comme la grande Clarisse passait en courant, Simonne l'appela; mais elle répondit qu'elle revenait tout de suite. Et elle reparut presque aussitôt en effet, grelottante sous la mince tunique et l'écharpe d'Iris.
— Sapristi! dit-elle, il ne fait pas chaud; et moi qui ai laissé ma fourrure dans ma loge!
Puis, debout devant la cheminée, grillant ses jambes, dont le maillot se moirait de rose vif, elle reprit:
— Le prince est arrivé.
— Ah! crièrent les autres curieusement.
— Oui, je courais pour ça, je voulais voir… Il est dans la première avant-scène de droite, la même que jeudi. Hein? c'est la troisième fois qu'il vient en huit jours. A-t-elle une chance, cette Nana!… Moi, je pariais qu'il ne viendrait plus.
Simonne ouvrait la bouche. Mais ses paroles furent couvertes par un nouveau cri, qui éclata près du foyer. La voix aiguë de l'avertisseur lançait dans le couloir, à toute volée: «C'est frappé!»
— Ça commence à être joli, trois fois, dit Simonne, lorsqu'elle put parler. Vous savez qu'il ne veut pas aller chez elle; il l'emmène chez lui. Et il paraît que ça lui coûte bon.
— Parbleu! quand on va en ville! murmura méchamment Prullière, en se levant pour jeter dans la glace un coup d'oeil de bel homme adoré des loges.
— C'est frappé! c'est frappé! répétait la voix de plus en plus perdue de l'avertisseur, courant les étages et les corridors.
Alors, Fontan, qui savait comment ça s'était passé la première fois entre le prince et Nana, raconta l'histoire aux deux femmes serrées contre lui, riant très haut, quand il se baissait, pour donner certains détails. Le vieux Bosc n'avait pas remué, plein d'indifférence. Ces machines-là ne l'intéressaient plus. Il caressait un gros chat rouge, couché en rond sur la banquette, béatement; et il finit par le prendre entre ses bras, avec la bonhomie tendre d'un roi gâteux. Le chat faisait le gros dos; puis, après avoir flairé longuement la grande barbe blanche, répugné sans doute par l'odeur de colle, il retourna dormir en rond sur la banquette. Bosc restait grave et absorbé.
— Ça ne fait rien, moi, à ta place, je prendrais le champagne au café, il est meilleur, dit-il tout d'un coup à Fontan, comme celui-ci finissait son histoire.
— C'est commencé! jeta la voix longue et déchirée de l'avertisseur. C'est commencé! c'est commencé!
Le cri roula un instant. Un bruit de pas rapides avait couru. Par la porte du couloir brusquement ouverte, il vint une bouffée de musique, une lointaine rumeur; et la porte retomba, on entendit le coup sourd du battant rembourré.
De nouveau, une paix lourde régnait dans le foyer des artistes, comme à cent lieues de cette salle, où toute une foule applaudissait. Simonne et Clarisse en étaient toujours sur Nana. En voilà une qui ne se pressait guère! La veille encore elle avait manqué son entrée. Mais tous se turent, une grande fille venait d'allonger la tête, puis, voyant qu'elle se trompait, avait filé au fond du couloir. C'était Satin, avec un chapeau et une voilette, prenant des airs de dame en visite. Une jolie roulure! murmura Prullière, qui la rencontrait depuis un an au café des Variétés. Et Simonne conta comment Nana, ayant reconnu Satin, une ancienne amie de pension, s'était toquée d'elle et tannait Bordenave pour qu'il la fît débuter.
— Tiens! bonsoir, dit Fontan en donnant des poignées de main à
Mignon et à Fauchery qui entraient.
Le vieux Bosc lui-même tendit les doigts, pendant que les deux femmes embrassaient Mignon.
— Une belle salle, ce soir? demanda Fauchery.
— Oh! superbe! répondit Prullière. Il faut voir comme ils
gobent!
— Dites donc, mes enfants, fit remarquer Mignon, ça doit être à
vous.
Oui, tout à l'heure. Ils n'étaient que de la quatrième scène. Seul, Bosc se leva avec l'instinct du vieux brûleur de planches qui sent venir sa réplique. Justement, l'avertisseur paraissait à la porte.
— Monsieur Bosc! mademoiselle Simonne! appela-t-il.
Vivement, Simonne jeta une pelisse fourrée sur ses épaules et sortit. Bosc, sans se hâter, alla chercher sa couronne, qu'il se posa au front, d'une tape; puis, traînant son manteau, mal d'aplomb sur ses jambes, il s'en alla, grognant, de l'air fâché d'un homme qu'on dérange.
— Vous avez été bien aimable dans votre dernière chronique, reprit Fontan en s'adressant à Fauchery. Seulement, pourquoi dites-vous que les comédiens sont vaniteux?
— Oui, mon petit, pourquoi dis-tu ça? s'écria Mignon, qui abattit ses mains énormes sur les épaules grêles du journaliste, dont la taille plia.
Prullière et Clarisse retinrent un éclat de rire. Depuis quelque temps, tout le théâtre s'amusait d'une comédie qui se jouait dans les coulisses. Mignon, furieux du caprice de sa femme, vexé de voir ce Fauchery n'apporter au ménage qu'une publicité discutable, avait imaginé de se venger en le comblant de marques d'amitié; chaque soir, quand il le rencontrait sur la scène, il le bourrait de coups, comme emporté par un excès de tendresse; et Fauchery, chétif à côté de ce colosse, devait accepter les tapes en souriant d'un air contraint, pour ne pas se fâcher avec le mari de Rose.
— Ah! mon gaillard, vous insultez Fontan! reprit Mignon, poussant la farce. En garde! Une, deux, et v'lan dans la poitrine!
Il s'était fendu, il avait porté une telle botte au jeune homme, que celui-ci resta un instant très pâle, la parole coupée. Mais, d'un clignement de paupière, Clarisse montrait aux autres Rose Mignon, debout sur le seuil du foyer. Rose avait vu la scène. Elle marcha droit vers le journaliste, comme si elle n'apercevait pas son mari; et, se haussant, les bras nus, dans son costume de Bébé, elle présenta le front, avec une moue de câlinerie enfantine.
— Bonsoir, bébé, dit Fauchery, qui, familièrement, la baisa.
C'étaient là ses dédommagements. Mignon ne parut même pas remarquer ce baiser; tout le monde embrassait sa femme au théâtre. Mais il eut un rire, en jetant un mince coup d'oeil sur le journaliste; sûrement celui-ci allait payer cher la bravade de Rose.
Dans le couloir, la porte rembourrée s'ouvrit et retomba, soufflant jusqu'au foyer une tempête d'applaudissements. Simonne revenait après sa scène.
— Oh! le père Bosc a fait un effet! cria-t-elle. Le prince se tortillait de rire, et il applaudissait avec les autres, comme si on l'avait payé… Dites donc, connaissez-vous le grand monsieur qui est à côté du prince, dans l'avant-scène? Un bel homme, l'air très digne, des favoris superbes.
— C'est le comte Muffat, répondit Fauchery. Je sais que le prince, avant-hier, chez l'impératrice, l'avait invité à dîner pour ce soir… Il l'aura débauché ensuite.
— Tiens! le comte Muffat, nous connaissons son beau-père, n'est-ce pas, Auguste? dit Rose en s'adressant à Mignon. Tu sais, le marquis de Chouard, chez qui je suis allée chanter?… Justement, il est aussi dans la salle. Je l'ai aperçu au fond d'une loge. En voilà un vieux…
Prullière, qui venait de coiffer son immense plumet, se retourna, pour l'appeler.
— Eh! Rose, allons-y.
Elle le suivit en courant, sans achever sa phrase. A ce moment, la concierge du théâtre, madame Bron, passait devant la porte, avec un énorme bouquet entre les bras. Simonne demanda plaisamment si c'était pour elle; mais la concierge, sans répondre, désigna du menton la loge de Nana, au fond du couloir. Cette Nana! on la couvrait de fleurs. Puis, comme madame Bron revenait, elle remit une lettre à Clarisse, qui laissa échapper un juron étouffé. Encore ce raseur de la Faloise! en voilà un homme qui ne voulait pas la lâcher! Et lorsqu'elle apprit que le monsieur attendait, chez la concierge, elle cria:
— Dites-lui que je descends après l'acte… Je vas lui coller ma main sur la figure.
Fontan s'était précipité, répétant:
— Madame Bron, écoutez… Écoutez donc, madame Bron… Montez à l'entracte six bouteilles de champagne.
Mais l'avertisseur avait reparu, essoufflé, la voix chantante.
— Tout le monde en scène!… A vous, monsieur Fontan! Dépêchez!
dépêchez!
— Oui, oui, on y va, père Barillot, répondit Fontan, ahuri. Et, courant derrière madame Bron, il reprenait:
— Hein? c'est entendu, six bouteilles de champagne, dans le foyer, à l'entracte… C'est ma fête, c'est moi qui paie…
Simonne et Clarisse s'en étaient allées, avec un grand bruit de jupes. Tout s'engouffra; et, lorsque la porte du couloir fut retombée sourdement, on entendit, dans le silence du foyer, une nouvelle giboulée qui battait la fenêtre. Barillot, un petit vieillard blême, garçon de théâtre depuis trente ans, s'était familièrement approché de Mignon, en présentant sa tabatière ouverte. Cette prise offerte et acceptée lui donnait une minute de repos, dans ses continuelles courses à travers l'escalier et les couloirs des loges. Il y avait bien encore madame Nana, comme il la nommait; mais celle-là n'en faisait qu'à sa tête et se fichait des amendes; quand elle voulait manquer son entrée, elle la manquait. Il s'arrêta, étonné, murmurant:
— Tiens! elle est prête, la voici… Elle doit savoir que le prince est arrivé.
Nana, en effet, parut dans le corridor, vêtue en Poissarde, les
bras et le visage blancs, avec deux plaques roses sous les yeux.
Elle n'entra pas, elle envoya simplement un signe de tête à
Mignon et à Fauchery.
— Bonjour, ça va bien?
Mignon seul serra la main qu'elle tendait. Et Nana continua son chemin, royalement, suivie par son habilleuse qui, tout en lui marchant sur les talons, se penchait pour arranger les plis de sa jupe. Puis, derrière l'habilleuse, fermant le cortège, venait Satin, tâchant d'avoir un air comme il faut et s'ennuyant déjà à crever.
— Et Steiner? demanda brusquement Mignon.
— Monsieur Steiner est parti hier pour le Loiret, dit Barillot, qui retournait sur la scène. Je crois qu'il va acheter là-bas une campagne…
— Ah! oui, je sais, la campagne de Nana.
Mignon était devenu grave. Ce Steiner qui avait promis un hôtel à Rose, autrefois! Enfin, il fallait ne se fâcher avec personne, c'était une occasion à retrouver. Pris de rêverie, mais supérieur toujours, Mignon se promenait de la cheminée à la console. Il n'y avait plus que lui et Fauchery dans le foyer. Le journaliste, fatigué, venait de s'allonger au fond du grand fauteuil; et il restait bien tranquille, les paupières demi-closes, sous les regards que l'autre jetait en passant. Quand ils étaient seuls, Mignon dédaignait de le bourrer de tapes; à quoi bon? puisque personne n'aurait joui de la scène. Il se désintéressait trop pour s'amuser lui-même à ses farces de mari goguenard. Fauchery, heureux de ce répit de quelques minutes, allongeait languissamment les pieds devant le feu, les yeux en l'air, voyageant du baromètre à la pendule. Dans sa marche, Mignon se planta en face du buste de Potier, le regarda sans le voir, puis retourna devant la fenêtre, où le trou sombre de la cour se creusait. La pluie avait cessé, un silence profond s'était fait, alourdi encore par la grosse chaleur du coke et le flamboiement des becs de gaz. Plus un bruit ne montait des coulisses. L'escalier et les couloirs semblaient morts. C'était une de ces paix étouffées de fin d'acte, lorsque toute la troupe enlève sur la scène le vacarme assourdissant de quelque finale, tandis que le foyer vide s'endort dans un bourdonnement d'asphyxie.
— Ah! les chameaux! s'écria tout à coup la voix enrouée de
Bordenave.
Il arrivait seulement, et il gueulait déjà contre deux figurantes, qui avaient failli s'étaler en scène, parce qu'elles faisaient les imbéciles. Quand il aperçut Mignon et Fauchery, il les appela, pour leur montrer quelque chose: le prince venait de demander à complimenter Nana dans sa loge, pendant l'entracte. Mais, comme il les emmenait sur le théâtre, le régisseur passa.
— Collez donc une amende à ces rosses de Fernande et de Maria! dit furieusement Bordenave.
Puis, se calmant, tâchant d'attraper une dignité de père noble, après s'être passé son mouchoir sur la face, il ajouta:
— Je vais recevoir Son Altesse.
La toile tombait, au milieu d'une salve prolongée d'applaudissements. Aussitôt, il y eut une débandade, dans la demi-obscurité de la scène, que la rampe n'éclairait plus; les acteurs et les figurants se hâtaient de regagner leurs loges, tandis que les machinistes enlevaient rapidement le décor. Cependant, Simonne et Clarisse étaient restées au fond, causant à voix basse. En scène, entre deux de leurs répliques, elles venaient d'arranger une affaire. Clarisse, tout bien examiné, préférait ne pas voir la Faloise, qui ne se décidait plus à la lâcher pour se mettre avec Gaga. Simonne irait simplement lui expliquer qu'on ne se collait pas à une femme de cette façon. Enfin, elle l'exécuterait.
Alors, Simonne, en blanchisseuse d'opéra-comique, les épaules couvertes de sa fourrure, descendit l'étroit escalier tournant, aux marches grasses, aux murailles humides, qui menait à la loge de la concierge. Cette loge, placée entre l'escalier des artistes et l'escalier de l'administration, fermée à droite et à gauche par de larges cloisons vitrées, était comme une grande lanterne transparente, où brûlaient violemment deux flammes de gaz. Dans un casier, des lettres, des journaux s'empilaient. Sur la table, il y avait des bouquets de fleurs, qui attendaient à côté d'assiettes sales oubliées et d'un vieux corsage dont la concierge refaisait les boutonnières. Et, au milieu de ce désordre de soupente mal tenue, des messieurs du monde, gantés, corrects, occupaient les quatre vieilles chaises de paille, l'air patient et soumis, tournant vivement la tête, chaque fois que madame Bron redescendait du théâtre avec des réponses. Elle venait justement de remettre une lettre à un jeune homme, qui s'était hâté de l'ouvrir dans le vestibule, sous le bec de gaz, et qui avait légèrement pâli, en trouvant cette phrase classique, lue tant de fois à cette place: «Pas possible ce soir, mon chéri, je suis prise.» La Faloise était sur une des chaises, au fond, entre la table et le poêle; il semblait décidé à passer la soirée là, inquiet pourtant, rentrant ses longues jambes, parce que toute une portée de petits chats noirs s'acharnaient autour de lui, tandis que la chatte, assise sur son derrière, le regardait fixement de ses yeux jaunes.
— Tiens, c'est vous, mademoiselle Simonne, que voulez-vous donc? demanda la concierge.
Simonne la pria de faire sortir la Faloise. Mais madame Bron ne put la contenter tout de suite. Elle tenait sous l'escalier, dans une sorte d'armoire profonde, une buvette où les figurants descendaient boire pendant les entractes; et comme elle avait là cinq ou six grands diables, encore vêtus en chienlits de la Boule-Noire, crevant de soif et pressés, elle perdait un peu la tête. Un gaz flambait dans l'armoire; on y voyait une table recouverte d'une feuille d'étain et des planches garnies de bouteilles entamées. Quand on ouvrait la porte de ce trou à charbon, un souffle violent d'alcool en sortait, qui se mêlait à l'odeur de graillon de la loge et au parfum pénétrant des bouquets laissés sur la table.
— Alors, reprit la concierge quand elle eut servi les figurants, c'est ce petit brun là-bas, que vous voulez?
— Mais non, pas de bêtise! dit Simonne. C'est le maigre, à côté du poêle, celui dont votre chatte sent le pantalon.
Et elle emmena la Faloise dans le vestibule, pendant que les autres messieurs se résignaient, étouffant, pris à la gorge, et que les chienlits buvaient le long des marches de l'escalier, en s'allongeant des claques, avec des gaietés enrouées de soûlards.
En haut, sur la scène, Bordenave s'emportait contre les machinistes, qui n'en finissaient pas d'enlever le décor. C'était fait exprès, le prince allait recevoir quelque ferme sur la tête.
— Appuyez! Appuyez! criait le chef d'équipe.
Enfin, la toile de fond monta, la scène était libre. Mignon, qui guettait Fauchery, saisit l'occasion pour recommencer ses bourrades. Il l'empoigna dans ses grands bras, en criant:
— Prenez donc garde! ce mât a failli vous écraser.
Et il l'emportait, et il le secouait, avant de le remettre par terre. Devant les rires exagérés des machinistes, Fauchery devint pâle; ses lèvres tremblaient, il fut sur le point de se révolter, pendant que Mignon se faisait bonhomme, lui donnant sur l'épaule des tapes affectueuses à le casser en deux, répétant:
— C'est que je tiens à votre santé, moi!… Fichtre! je serais joli, s'il vous arrivait malheur!
Mais un murmure courut: «Le prince! Le prince!» Et chacun tourna les yeux vers la petite porte de la salle. On n'apercevait encore que le dos rond de Bordenave, avec son cou de boucher, qui se pliait et se renflait dans une série de saluts obséquieux. Puis, le prince parut, grand, fort, la barbe blonde, la peau rose, d'une distinction de viveur solide, dont les membres carrés s'indiquaient sous la coupe irréprochable de la redingote. Derrière lui, marchaient le comte Muffat et le marquis de Chouard. Ce coin du théâtre était obscur, le groupe s'y noyait, au milieu de grandes ombres mouvantes. Pour parler à un fils de reine, au futur héritier d'un trône, Bordenave avait pris une voix de montreur d'ours, tremblante d'une fausse émotion. Il répétait:
— Si Son Altesse veut bien me suivre… Son Altesse daignerait-elle passer par ici… Que Son Altesse prenne garde…
Le prince ne se hâtait nullement, très intéressé, s'attardant au contraire à regarder la manoeuvre des machinistes. On venait de descendre une herse, et cette rampe de gaz, suspendue dans ses mailles de fer, éclairait la scène d'une raie large de clarté. Muffat surtout, qui n'avait jamais visité les coulisses d'un théâtre, s'étonnait, pris d'un malaise, d'une répugnance vague mêlée de peur. Il levait les yeux vers le cintre, où d'autres herses, dont les becs étaient baissés, mettaient des constellations de petites étoiles bleuâtres, dans le chaos du gril et des fils de toutes grosseurs, des ponts volants, des toiles de fond étalées en l'air, comme d'immenses linges qui séchaient.
— Chargez! cria tout à coup le chef des machinistes.
Et il fallut que le prince lui-même prévînt le comte. Une toile descendait. On posait le décor du troisième acte, la grotte du mont Etna. Des hommes plantaient des mâts dans les costières, d'autres allaient prendre les châssis, contre les murs de la scène, et venaient les attacher aux mâts, avec de fortes cordes. Au fond, pour produire le coup de lumière que jetait la forge ardente de Vulcain, un lampiste avait fixé un portant, dont il allumait les becs garnis de verres rouges. C'était une confusion, une apparente bousculade, où les moindres mouvements étaient réglés; tandis que, dans cette hâte, le souffleur, pour délasser ses jambes, se promenait à petits pas.
— Son Altesse me comble, disait Bordenave en s'inclinant toujours. Le théâtre n'est pas grand, nous faisons ce que nous pouvons… Maintenant, si Son Altesse daigne me suivre…
Déjà le comte Muffat se dirigeait vers le couloir des loges. La pente assez rapide de la scène l'avait surpris, et son inquiétude venait beaucoup de ce plancher qu'il sentait mobile sous ses pieds; par les costières ouvertes, on apercevait les gaz brûlant dans les dessous; c'était une vie souterraine, avec des profondeurs d'obscurité, des voix d'hommes, des souffles de cave. Mais, comme il remontait, un incident l'arrêta. Deux petites femmes, en costume pour le troisième acte, causaient devant l'oeil du rideau. L'une d'elles, les reins tendus, élargissant le trou avec ses doigts, pour mieux voir, cherchait dans la salle.
— Je le vois, dit-elle brusquement. Oh! cette gueule!
Bordenave, scandalisé, se retint pour ne pas lui lancer un coup de pied dans le derrière. Mais le prince souriait, l'air heureux et excité d'avoir entendu ça, couvant du regard la petite femme qui se fichait de Son Altesse. Elle riait effrontément. Cependant, Bordenave décida le prince à le suivre. Le comte Muffat, pris de sueur, venait de retirer son chapeau; ce qui l'incommodait surtout, c'était l'étouffement de l'air, épaissi, surchauffé, où traînait une odeur forte, cette odeur des coulisses, puant le gaz, la colle des décors, la saleté des coins sombres, les dessous douteux des figurantes. Dans le couloir, la suffocation augmentait encore; des aigreurs d'eaux de toilette, des parfums de savons, descendus des loges, y coupaient par instants l'empoisonnement des haleines. En passant, le comte leva la tête, jeta un coup d'oeil dans la cage de l'escalier, saisi du brusque flot de lumière et de chaleur qui lui tombait sur la nuque. Il y avait, en haut, des bruits de cuvette, des rires et des appels, un vacarme de portes dont les continuels battements lâchaient des senteurs de femme, le musc des fards mêlé à la rudesse fauve des chevelures. Et il ne s'arrêta pas, hâtant sa marche, fuyant presque, en emportant à fleur de peau le frisson de cette trouée ardente sur un monde qu'il ignorait.
— Hein? c'est curieux, un théâtre, disait le marquis de Chouard, de l'air enchanté d'un homme qui se retrouve chez lui.
Mais Bordenave venait d'arriver enfin à la loge de Nana, au fond du couloir. Il tourna tranquillement le bouton de la porte; puis, s'effaçant:
— Si Son Altesse veut bien entrer…
Un cri de femme surprise se fit entendre, et l'on vit Nana, nue jusqu'à la ceinture, qui se sauvait derrière un rideau, tandis que son habilleuse, en train de l'essuyer, demeurait avec la serviette en l'air.
— Oh! c'est bête d'entrer comme ça! criait Nana cachée.
N'entrez pas, vous voyez bien qu'on ne peut pas entrer!
Bordenave parut mécontent de cette fuite.
— Restez donc, ma chère, ça ne fait rien, dit-il. C'est Son
Altesse. Allons, ne soyez pas enfant.
Et, comme elle refusait de paraître, secouée encore, riant déjà pourtant, il ajouta d'une voix bourrue et paternelle:
— Mon Dieu! ces messieurs savent bien comment une femme est faite. Ils ne vous mangeront pas.
— Mais ce n'est pas sûr, dit finement le prince.
Tout le monde se mit à rire, d'une façon exagérée, pour faire sa cour. Un mot exquis, tout à fait parisien, comme le remarqua Bordenave. Nana ne répondait plus, le rideau remuait, elle se décidait sans doute. Alors, le comte Muffat, le sang aux joues, examina la loge. C'était une pièce carrée, très basse de plafond, tendue entièrement d'une étoffe havane clair. Le rideau de même étoffe, porté par une tringle de cuivre, ménageait au fond une sorte de cabinet. Deux larges fenêtres ouvraient sur la cour du théâtre, à trois mètres au plus d'une muraille lépreuse, contre laquelle, dans le noir de la nuit, les vitres jetaient des carrés jaunes. Une grande psyché faisait face à une toilette de marbre blanc, garnie d'une débandade de flacons et de boîtes de cristal, pour les huiles, les essences et les poudres. Le comte s'approcha de la psyché, se vit très rouge, de fines gouttes de sueur au front; il baissa les yeux, il vint se planter devant la toilette, où la cuvette pleine d'eau savonneuse, les petits outils d'ivoire épars, les éponges humides, parurent l'absorber un instant. Ce sentiment de vertige qu'il avait éprouvé à sa première visite chez Nana, boulevard Haussmann, l'envahissait de nouveau. Sous ses pieds, il sentait mollir le tapis épais de la loge; les becs de gaz, qui brûlaient à la toilette et à la psyché, mettaient des sifflements de flamme autour de ses tempes. Un moment, craignant de défaillir dans cette odeur de femme qu'il retrouvait, chauffée, décuplée sous le plafond bas, il s'assit au bord du divan capitonné, entre les deux fenêtres. Mais il se releva tout de suite, retourna près de la toilette, ne regarda plus rien, les yeux vagues, songeant à un bouquet de tubéreuses, qui s'était fané dans sa chambre autrefois, et dont il avait failli mourir. Quand les tubéreuses se décomposent, elles ont une odeur humaine.
— Dépêche-toi donc! souffla Bordenave, en passant la tête derrière le rideau.
Le prince, d'ailleurs, écoutait complaisamment le marquis de Chouard, qui, prenant sur la toilette la patte de lièvre, expliquait comment on étalait le blanc gras. Dans un coin, Satin, avec son visage pur de vierge, dévisageait les messieurs; tandis que l'habilleuse, madame Jules, préparait le maillot et la tunique de Vénus. Madame Jules n'avait plus d'âge, le visage parcheminé, avec ces traits immobiles des vieilles filles que personne n'a connues jeunes. Celle-là s'était desséchée dans l'air embrasé des loges, au milieu des cuisses et des gorges les plus célèbres de Paris. Elle portait une éternelle robe noire déteinte, et sur son corsage plat et sans sexe, une forêt d'épingles étaient piquées, à la place du coeur.
— Je vous demande pardon, messieurs, dit Nana en écartant le rideau, mais j'ai été surprise…
Tous se tournèrent. Elle ne s'était pas couverte du tout, elle venait simplement de boutonner un petit corsage de percale, qui lui cachait à demi la gorge. Lorsque ces messieurs l'avaient mise en fuite, elle se déshabillait à peine, ôtant vivement son costume de Poissarde. Par-derrière, son pantalon laissait passer encore un bout de sa chemise. Et les bras nus, les épaules nues, la pointe des seins à l'air, dans son adorable jeunesse de blonde grasse, elle tenait toujours le rideau d'une main, comme pour le tirer de nouveau, au moindre effarouchement.
— Oui, j'ai été surprise, jamais je n'oserai…, balbutiait-elle, en jouant la confusion, avec des tons roses sur le cou et des sourires embarrassés.
— Allez donc, puisqu'on vous trouve très bien! cria Bordenave.
Elle risqua encore des mines hésitantes d'ingénue, se remuant comme chatouillée, répétant:
— Son Altesse me fait trop d'honneur… Je prie Son Altesse de m'excuser, si je la reçois ainsi…
— C'est moi qui suis importun, dit le prince; mais je n'ai pu, madame, résister au désir de vous complimenter…
Alors, tranquillement, pour aller à la toilette, elle passa en pantalon au milieu de ces messieurs, qui s'écartèrent. Elle avait les hanches très fortes, le pantalon ballonnait, pendant que, la poitrine en avant, elle saluait encore avec son fin sourire. Tout d'un coup, elle parut reconnaître le comte Muffat, et elle lui tendit la main, en amie. Puis, elle le gronda de n'être pas venu à son souper. Son Altesse daignait plaisanter Muffat, qui bégayait, frissonnant d'avoir tenu une seconde, dans sa main brûlante, cette petite main, fraîche des eaux de toilette. Le comte avait fortement dîné chez le prince, grand mangeur et beau buveur. Tous deux étaient même un peu gris. Mais ils se tenaient très bien. Muffat, pour cacher son trouble, ne trouva qu'une phrase sur la chaleur.
— Mon Dieu! qu'il fait chaud ici, dit-il. Comment faites-vous, madame, pour vivre dans une pareille température?
Et la conversation allait partir de là, lorsque des voix bruyantes s'élevèrent à la porte de la loge. Bordenave tira la planchette d'un judas grillé de couvent. C'était Fontan, suivi de Prullière et de Bosc, ayant tous trois des bouteilles sous les bras, et les mains chargées de verres. Il frappait, il criait que c'était sa fête, qu'il payait du champagne. Nana, d'un regard, avait consulté le prince. Comment donc! Son Altesse ne voulait gêner personne, elle serait trop heureuse! Mais, sans attendre la permission, Fontan entrait, zézayant, répétant:
— Moi pas pignouf, moi payer du champagne…
Brusquement, il aperçut le prince, qu'il ne savait pas là. Il s'arrêta court, il prit un air de bouffonne solennité, en disant:
— Le roi Dagobert est dans le corridor, qui demande à trinquer avec Son Altesse Royale.
Le prince ayant souri, on trouva ça charmant. Cependant, la loge était trop petite pour tout ce monde. Il fallut s'entasser, Satin et madame Jules au fond, contre le rideau, les hommes serrés autour de Nana demi-nue. Les trois acteurs avaient encore leurs costumes du second acte. Tandis que Prullière ôtait son chapeau d'Amiral suisse, dont l'immense plumet n'aurait pas tenu sous le plafond, Bosc, avec sa casaque de pourpre et sa couronne de fer-blanc, se raffermissait sur ses jambes d'ivrogne et saluait le prince, en monarque qui reçoit le fils d'un puissant voisin. Les verres étaient pleins, on trinqua.
— Je bois à Votre Altesse! dit royalement le vieux Bosc.
— A l'armée! ajouta Prullière.
— A Vénus! cria Fontan.
Complaisamment, le prince balançait son verre. Il attendit, il salua trois fois, en murmurant:
— Madame… amiral… sire…
Et il but d'un trait. Le comte Muffat et le marquis de Chouard l'avaient imité. On ne plaisantait plus, on était à la cour. Ce monde du théâtre prolongeait le monde réel, dans une farce grave, sous la buée ardente du gaz. Nana, oubliant qu'elle était en pantalon, avec son bout de chemise, jouait la grande dame, la reine Vénus, ouvrant ses petits appartements aux personnages de l'État. A chaque phrase, elle lâchait les mots d'Altesse Royale, elle faisait des révérences convaincues, traitait ces chienlits de Bosc et de Prullière en souverain que son ministre accompagne. Et personne ne souriait de cet étrange mélange, de ce vrai prince, héritier d'un trône, qui buvait le champagne d'un cabotin, très à l'aise dans ce carnaval des dieux, dans cette mascarade de la royauté, au milieu d'un peuple d'habilleuses et de filles, de rouleurs de planches et de montreurs de femmes. Bordenave, enlevé par cette mise en scène, songeait aux recettes qu'il ferait, si Son Altesse avait consenti à paraître comme ça, au second acte de la Blonde Vénus.
— Dites donc, cria-t-il, devenant familier, nous allons faire descendre mes petites femmes.
Nana ne voulut pas. Elle-même pourtant se lâchait. Fontan l'attirait, avec son masque de grotesque. Se frottant contre lui, le couvant d'un regard de femme enceinte qui a envie de manger quelque chose de malpropre, elle le tutoya tout à coup.
— Voyons, verse, grande bête!
Fontan remplit de nouveau les verres, et l'on but, en répétant les mêmes toasts.
— A Son Altesse!
— A l'armée!
— A Vénus!
Mais Nana réclamait le silence du geste. Elle leva son verre très haut, elle dit:
— Non, non, à Fontan!… C'est la fête de Fontan, à Fontan! à
Fontan!
Alors, on trinqua une troisième fois, on acclama Fontan. Le prince, qui avait regardé la jeune femme manger le comique des yeux, salua celui-ci.
— Monsieur Fontan, dit-il avec sa haute politesse, je bois à vos succès.
Cependant, la redingote de Son Altesse essuyait, derrière elle, le marbre de la toilette. C'était comme un fond d'alcôve, comme une étroite chambre de bain, avec la vapeur de la cuvette et des éponges, le violent parfum des essences, mêlé à la pointe d'ivresse aigrelette du vin de champagne. Le prince et le comte Muffat, entre lesquels Nana se trouvait prise, devaient lever les mains, pour ne pas lui frôler les hanches ou la gorge, au moindre geste. Et, sans une goutte de sueur, madame Jules attendait de son air raide, tandis que Satin, étonnée dans son vice de voir un prince et des messieurs en habit se mettre avec des déguisés après une femme nue, songeait tout bas que les gens chic n'étaient déjà pas si propres.
Mais, dans le couloir, le tintement de la sonnette du père Barillot approchait. Quand il parut à la porte de la loge, il resta saisi, en apercevant les trois acteurs encore dans leurs costumes du second acte.
— Oh! messieurs, messieurs, bégaya-t-il, dépêchez-vous… On vient de sonner au foyer du public.
— Bah! dit tranquillement Bordenave, le public attendra.
Toutefois, après de nouveaux saluts, comme les bouteilles étaient vides, les comédiens montèrent s'habiller. Bosc, ayant trempé sa barbe de champagne, venait de l'ôter, et sous cette barbe vénérable l'ivrogne avait brusquement reparu, avec sa face ravagée et bleuie de vieil acteur tombé dans le vin. On l'entendit, au pied de l'escalier, qui disait à Fontan, de sa voix de rogomme, en parlant du prince:
— Hein, je l'ai épaté!
Il ne restait dans la loge de Nana que Son Altesse, le comte et le marquis. Bordenave s'était éloigné avec Barillot, auquel il recommandait de ne pas frapper sans avertir madame.
— Messieurs, vous permettez, demanda Nana, qui se mit à refaire ses bras et sa figure, qu'elle soignait surtout pour le nu du troisième acte.
Le prince prit place sur le divan, avec le marquis de Chouard. Seul le comte Muffat demeurait debout. Les deux verres de champagne, dans cette chaleur suffocante, avaient augmenté leur ivresse. Satin, en voyant les messieurs s'enfermer avec son amie, avait cru discret de disparaître derrière le rideau; et elle attendait là, sur une malle, embêtée de poser, pendant que madame Jules allait et venait tranquillement, sans un mot, sans un regard.
— Vous avez merveilleusement chanté votre ronde, dit le prince.
Alors, la conversation s'établit, mais par courtes phrases, coupées de silences. Nana ne pouvait toujours répondre. Après s'être passé du cold-cream avec la main sur les bras et sur la figure, elle étalait le blanc gras, à l'aide d'un coin de serviette. Un instant, elle cessa de se regarder dans la glace, elle sourit en glissant un regard vers le prince, sans lâcher le blanc gras.
— Son Altesse me gâte, murmura-t-elle.
C'était toute une besogne compliquée, que le marquis de Chouard suivait d'un air de jouissance béate. Il parla à son tour.
— L'orchestre, dit-il, ne pourrait-il pas vous accompagner plus en sourdine? Il couvre votre voix, c'est un crime impardonnable.
Cette fois, Nana ne se retourna point. Elle avait pris la patte de lièvre, elle la promenait légèrement, très attentive, si cambrée au-dessus de la toilette, que la rondeur blanche de son pantalon saillait et se tendait, avec le petit bout de chemise. Mais elle voulut se montrer sensible au compliment du vieillard, elle s'agita en balançant les hanches.
Un silence régna. Madame Jules avait remarqué une déchirure à la jambe droite du pantalon. Elle prit une épingle sur son coeur, elle resta un moment par terre, à genoux, occupée autour de la cuisse de Nana, pendant que la jeune femme, sans paraître la savoir là, se couvrait de poudre de riz, en évitant soigneusement d'en mettre sur les pommettes. Mais, comme le prince disait que, si elle venait chanter à Londres, toute l'Angleterre voudrait l'applaudir, elle eut un rire aimable, elle se tourna une seconde, la joue gauche très blanche, au milieu d'un nuage de poudre. Puis, elle devint subitement sérieuse; il s'agissait de mettre le rouge. De nouveau, le visage près de la glace, elle trempait son doigt dans un pot, elle appliquait le rouge sous les yeux, l'étalait doucement, jusqu'à la tempe. Ces messieurs se taisaient, respectueux.
Le comte Muffat n'avait pas encore ouvert les lèvres. Il songeait invinciblement à sa jeunesse. Sa chambre d'enfant était toute froide. Plus tard, à seize ans, lorsqu'il embrassait sa mère, chaque soir, il emportait jusque dans son sommeil la glace de ce baiser. Un jour, en passant, il avait aperçu, par une porte entrebâillée, une servante qui se débarbouillait; et c'était l'unique souvenir qui l'eût troublé, de la puberté à son mariage. Puis, il avait trouvé chez sa femme une stricte obéissance aux devoirs conjugaux; lui-même éprouvait une sorte de répugnance dévote. Il grandissait, il vieillissait, ignorant de la chair, plié à de rigides pratiques religieuses, ayant réglé sa vie sur des préceptes et des lois. Et, brusquement, on le jetait dans cette loge d'actrice, devant cette fille nue. Lui qui n'avait jamais vu la comtesse Muffat mettre ses jarretières, il assistait aux détails intimes d'une toilette de femme, dans la débandade des pots et des cuvettes, au milieu de cette odeur si forte et si douce. Tout son être se révoltait, la lente possession dont Nana l'envahissait depuis quelque temps l'effrayait, en lui rappelant ses lectures de piété, les possessions diaboliques qui avaient bercé son enfance. Il croyait au diable. Nana, confusément, était le diable, avec ses rires, avec sa gorge et sa croupe, gonflées de vices. Mais il se promettait d'être fort. Il saurait se défendre.
— Alors, c'est convenu, disait le prince, très à l'aise sur le divan, vous venez l'année prochaine à Londres, et nous vous recevons si bien, que jamais plus vous ne retournerez en France… Ah! voilà, mon cher comte, vous ne faites pas un assez grand cas de vos jolies femmes. Nous vous les prendrons toutes.
— Ça ne le gênera guère, murmura méchamment le marquis de Chouard, qui se risquait dans l'intimité. Le comte est la vertu même.
En entendant parler de sa vertu, Nana le regarda si drôlement, que Muffat éprouva une vive contrariété. Ensuite ce mouvement le surprit et le fâcha contre lui-même. Pourquoi l'idée d'être vertueux le gênait-elle devant cette fille? Il l'aurait battue. Mais Nana, en voulant prendre un pinceau, venait de le laisser tomber; et, comme elle se baissait, il se précipita, leurs souffles se rencontrèrent, les cheveux dénoués de Vénus lui roulèrent sur les mains. Ce fut une jouissance mêlée de remords, une de ces jouissances de catholique que la peur de l'enfer aiguillonne dans le péché.
A ce moment, la voix du père Barillot s'éleva derrière la porte.
— Madame, puis-je frapper? On s'impatiente dans la salle.
— Tout à l'heure, répondit tranquillement Nana.
Elle avait trempé le pinceau dans un pot de noir; puis, le nez sur la glace, fermant l'oeil gauche, elle le passa délicatement entre les cils. Muffat, derrière elle, regardait. Il la voyait dans la glace, avec ses épaules rondes et sa gorge noyée d'une ombre rose. Et il ne pouvait, malgré son effort, se détourner de ce visage que l'oeil fermé rendait si provocant, troué de fossettes, comme pâmé de désirs. Lorsqu'elle ferma l'oeil droit et qu'elle passa le pinceau, il comprit qu'il lui appartenait.
— Madame, cria de nouveau la voix essoufflée de l'avertisseur, ils tapent des pieds, ils vont finir par casser les banquettes… Puis-je frapper?
— Et zut! dit Nana impatientée. Frappez, je m'en fiche!… Si je ne suis pas prête, eh bien! ils m'attendront.
Elle se calma, elle ajouta avec un sourire, en se tournant vers ces messieurs:
— C'est vrai, on ne peut seulement causer une minute.
Maintenant, sa figure et ses bras étaient faits. Elle ajouta, avec le doigt, deux larges traits de carmin sur les lèvres. Le comte Muffat se sentait plus troublé encore, séduit par la perversion des poudres et des fards, pris du désir déréglé de cette jeunesse peinte, la bouche trop rouge dans la face trop blanche, les yeux agrandis, cerclés de noir, brûlants, et comme meurtris d'amour. Cependant, Nana passa un instant derrière le rideau pour enfiler le maillot de Vénus, après avoir ôté son pantalon. Puis, tranquille d'impudeur, elle vint déboutonner son petit corsage de percale, en tendant les bras à madame Jules, qui lui passa les courtes manches de la tunique.
— Vite, puisqu'ils se fâchent! murmura-t-elle.
Le prince, les yeux à demi clos, suivit en connaisseur les lignes renflées de sa gorge, tandis que le marquis de Chouard eut un hochement de tête involontaire. Muffat, pour ne plus voir, regarda le tapis. D'ailleurs, Vénus était prête, elle portait simplement cette gaze aux épaules. Madame Jules tournait autour d'elle, de son air de petite vieille en bois, aux yeux vides et clairs: et, vivement, elle prenait des épingles sur la pelote inépuisable de son coeur, elle épinglait la tunique de Vénus, frôlant toutes ces grasses nudités de ses mains séchées, sans un souvenir et comme désintéressée de son sexe.
— Voilà! dit la jeune femme, en se donnant un dernier coup d'oeil dans la glace.
Bordenave revenait, inquiet, disant que le troisième acte était commencé.
— Eh bien! j'y vais, reprit-elle. En voilà des affaires! C'est toujours moi qui attends les autres.
Ces messieurs sortirent de la loge. Mais ils ne prirent pas congé, le prince avait témoigné le désir d'assister au troisième acte, dans les coulisses. Restée seule, Nana s'étonna, promenant ses regards.
— Où est-elle donc? demanda-t-elle.
Elle cherchait Satin. Lorsqu'elle l'eut retrouvée derrière le rideau, attendant sur la malle, Satin lui répondit tranquillement:
— Bien sûr que je ne voulais pas te gêner, avec tous ces hommes!
Et elle ajouta que, maintenant, elle s'en allait. Mais Nana la retint. Était-elle bête! Puisque Bordenave consentait à la prendre! On terminerait l'affaire après le spectacle. Satin hésitait. Il y avait trop de machines, ce n'était plus son monde. Pourtant, elle resta.
Comme le prince descendait le petit escalier de bois, un bruit étrange, des jurons étouffés, des piétinements de lutte, éclataient de l'autre côté du théâtre. C'était toute une histoire qui effarait les artistes attendant leur réplique. Depuis un instant, Mignon plaisantait de nouveau, en bourrant Fauchery de caresses. Il venait d'inventer un petit jeu, il lui appliquait des pichenettes sur le nez, pour le garantir des mouches, disait-il. Naturellement, ce jeu divertissait fort les artistes. Mais, tout à coup, Mignon, emporté par son succès, se lançant dans la fantaisie, avait allongé au journaliste un soufflet, un véritable et vigoureux soufflet. Cette fois, il allait trop loin, Fauchery ne pouvait, devant le monde, accepter en riant une pareille gifle. Et les deux hommes, cessant la comédie, livides et le visage crevant de haine, s'étaient sauté à la gorge. Ils se roulaient par terre, derrière un portant, en se traitant de maquereaux.
— Monsieur Bordenave! monsieur Bordenave! vint dire le régisseur effaré.
Bordenave le suivit, après avoir demandé pardon au prince. Quand il eut reconnu par terre Fauchery et Mignon, il laissa échapper un geste d'homme contrarié. Vraiment, ils prenaient bien leur temps, avec Son Altesse de l'autre côté du décor, et toute cette salle qui pouvait entendre! Pour comble d'ennui, Rose Mignon arrivait, essoufflée, juste à la minute de son entrée en scène. Vulcain lui jetait sa réplique. Mais Rose resta stupéfaite, en voyant à ses pieds son mari et son amant qui se vautraient, s'étranglant, ruant, les cheveux arrachés, la redingote blanche de poussière. Ils lui barraient le passage; même un machiniste avait arrêté le chapeau de Fauchery, au moment où ce diable de chapeau, dans la lutte, allait rebondir sur la scène. Cependant, Vulcain, qui inventait des phrases pour amuser le public, donnait de nouveau la réplique. Rose, immobile, regardait toujours les deux hommes.
— Mais ne regarde donc pas! lui souffla furieusement Bordenave dans le cou. Va donc! va donc!… Ce n'est pas ton affaire! Tu manques ton entrée!
Et, poussée par lui, Rose, enjambant les corps, se trouva en scène, dans le flamboiement de la rampe, devant le public. Elle n'avait pas compris pourquoi ils étaient par terre, à se battre. Tremblante, la tête emplie d'un bourdonnement, elle descendit vers la rampe avec son beau sourire de Diane amoureuse, et elle attaqua la première phrase de son duo, d'une voix si chaude, que le public lui fit une ovation. Derrière le décor, elle entendait les coups sourds des deux hommes. Ils avaient roulé jusqu'au manteau d'arlequin. Heureusement, la musique couvrait le bruit des ruades qu'ils donnaient dans les châssis.
— Nom de Dieu! cria Bordenave exaspéré, lorsqu'il eut enfin réussi à les séparer, est-ce que vous ne pourriez pas vous battre chez vous? Vous savez pourtant bien que je n'aime pas ça… Toi, Mignon, tu vas me faire le plaisir de rester ici, côté cour; et vous, Fauchery, je vous flanque à la porte du théâtre, si vous quittez le côté jardin… Hein? c'est entendu, côté cour et côté jardin, ou je défends à Rose de vous amener.
Quand il revint près du prince, celui-ci s'informa.
— Oh! rien du tout, murmura-t-il d'un air calme.
Nana, debout, enveloppée dans une fourrure, attendait son entrée en causant avec ces messieurs. Comme le comte Muffat remontait pour jeter un regard sur la scène, entre deux châssis, il comprit, à un geste du régisseur, qu'il devait marcher doucement. Une paix chaude tombait du cintre. Dans les coulisses, éclairées de violentes nappes de lumière, de rares personnes, parlant à voix basse, stationnaient, s'en allaient sur la pointe des pieds. Le gazier était à son poste, près du jeu compliqué des robinets; un pompier, appuyé contre un portant, tâchait de voir, en allongeant la tête; pendant que, tout en haut, sur son banc, l'homme du rideau veillait, l'air résigné, ignorant la pièce, toujours dans l'attente du coup de sonnette pour la manoeuvre de ses cordages. Et, au milieu de cet air étouffé, de ces piétinements et de ces chuchotements, la voix des acteurs en scène arrivait étrange, assourdie, une voix dont la fausseté surprenait. Puis, c'était, plus loin, au-delà des bruits confus de l'orchestre, comme une immense haleine, la salle qui respirait et dont le souffle se gonflait parfois, éclatant en rumeurs, en rires, en applaudissements. On sentait le public sans le voir, même dans ses silences.
— Mais il y a quelque chose d'ouvert, dit brusquement Nana, en ramenant les coins de sa fourrure. Voyez donc, Barillot. Je parie qu'on vient d'ouvrir une fenêtre… Vrai, on peut crever ici!
Barillot jura qu'il avait tout fermé lui-même. Peut-être y avait-il des carreaux cassés. Les artistes se plaignaient toujours des courants d'air. Dans la chaleur lourde du gaz, des coups de froid passaient, un vrai nid à fluxions de poitrine, comme disait Fontan.
— Je voudrais vous voir décolleté, continua Nana, qui se fâchait.
— Chut! murmura Bordenave.
En scène, Rose détaillait si finement une phrase de son duo, que des bravos couvrirent l'orchestre. Nana se tut, la face sérieuse. Cependant, le comte se risquait dans une rue, lorsque Barillot l'arrêta, en l'avertissant qu'il y avait là une découverte. Il voyait le décor à l'envers et de biais, le derrière des châssis consolidés par une épaisse couche de vieilles affiches, puis un coin de la scène, la caverne de l'Etna creusée dans une mine d'argent, avec la forge de Vulcain, au fond. Les herses descendues incendiaient le paillon appliqué à larges coups de pinceau. Des portants à verres bleus et à verres rouges, par une opposition calculée, ménageaient un flamboiement de brasier; tandis que, par terre, au troisième plan, des traînées de gaz couraient, pour détacher une barre de roches noires. Et là, sur un praticable incliné en pente douce, au milieu de ces gouttes de lumière pareilles à des lampions posés dans l'herbe, un soir de fête publique, la vieille madame Drouard, qui jouait Junon, était assise, aveuglée et somnolente, attendant son entrée.
Mais il y eut un mouvement. Simonne, en train d'écouter une histoire de Clarisse, laissa échapper:
— Tiens! la Tricon!
C'était la Tricon, en effet, avec ses anglaises et sa tournure de comtesse qui court les avoués. Quand elle aperçut Nana, elle marcha droit à elle.
— Non, dit celle-ci, après un échange rapide de paroles. Pas maintenant.
La vieille dame resta grave. Prullière, en passant, lui donna une poignée de main. Deux petites figurantes la contemplaient avec émotion. Elle, un moment, parut hésitante. Puis, elle appela Simonne d'un geste. Et l'échange rapide de paroles recommença.
— Oui, dit enfin Simonne. Dans une demi-heure.
Mais, comme elle remontait à sa loge, madame Bron, qui se promenait de nouveau avec des lettres, lui en remit une. Bordenave, baissant la voix, reprochait furieusement à la concierge d'avoir laissé passer la Tricon; cette femme! juste ce soir-là! ça l'indignait, à cause de Son Altesse. Madame Bron, depuis trente ans dans le théâtre, répondit sur un ton d'aigreur. Est-ce qu'elle savait? La Tricon faisait des affaires avec toutes ces dames; vingt fois monsieur le directeur l'avait rencontrée sans rien dire. Et, pendant que Bordenave mâchait de gros mots, la Tricon, tranquille, examinait fixement le prince, en femme qui pèse un homme d'un regard. Un sourire éclaira son visage jaune. Puis, elle s'en alla, d'un pas lent, au milieu des petites femmes respectueuses.
— Tout de suite, n'est-ce pas? dit-elle en se retournant vers
Simonne.
Simonne semblait fort ennuyée. La lettre était d'un jeune homme auquel elle avait promis pour le soir. Elle remit à madame Bron un billet griffonné: «Pas possible ce soir, mon chéri, je suis prise.» Mais elle restait inquiète; ce jeune homme allait peut-être l'attendre quand même. Comme elle n'était pas du troisième acte, elle voulait partir tout de suite. Alors, elle pria Clarisse d'aller voir. Celle-ci entrait seulement en scène vers la fin de l'acte. Elle descendit, pendant que Simonne remontait un instant à la loge qu'elles occupaient en commun.
En bas, dans la buvette de madame Bron, un figurant, chargé du rôle de Pluton, buvait seul, drapé d'une grande robe rouge à flammes d'or. Le petit commerce de la concierge avait dû bien marcher, car le trou de cave, sous l'escalier, était tout humide des rinçures de verre répandues. Clarisse releva sa tunique d'Iris, qui traînait sur les marches grasses. Mais elle s'arrêta prudemment, elle se contenta d'allonger la tête, au tournant de l'escalier, pour jeter un coup d'oeil dans la loge. Et elle avait eu du flair. Est-ce que cet idiot de la Faloise n'était pas encore là, sur la même chaise, entre la table et le poêle! Il avait fait mine de filer devant Simonne, puis il était revenu. D'ailleurs, la loge était toujours pleine de messieurs, gantés, corrects, l'air soumis et patient. Tous attendaient, en se regardant avec gravité. Il n'y avait plus sur la table que les assiettes sales, madame Bron venait de distribuer les derniers bouquets; seule une rose tombée se fanait, près de la chatte noire, qui s'était couchée en rond, tandis que les petits chats exécutaient des courses folles, des galops féroces, entre les jambes des messieurs. Clarisse eut un instant l'envie de flanquer la Faloise dehors. Ce crétin-là n'aimait pas les bêtes; ça le complétait. Il rentrait les coudes, à cause de la chatte, pour ne pas la toucher.
— Il va te pincer, méfie-toi! dit Pluton, un farceur, qui remontait en s'essuyant les lèvres d'un revers de main.
Alors, Clarisse lâcha l'idée de faire une scène à la Faloise. Elle avait vu madame Bron remettre la lettre au jeune homme de Simonne. Celui-ci était allé la lire sous le bec de gaz du vestibule. «Pas possible ce soir, mon chéri, je suis prise.» Et, paisiblement, habitué à la phrase sans doute, il avait disparu. Au moins en voilà un qui savait se conduire! Ce n'était pas comme les autres, ceux qui s'entêtaient là, sur les chaises dépaillées de madame Bron, dans cette grande lanterne vitrée, où l'on cuisait et qui ne sentait guère bon. Fallait-il que ça tint les hommes! Clarisse remonta, dégoûtée; elle traversa la scène, elle grimpa lestement les trois étages de l'escalier des loges, pour rendre réponse à Simonne.
Sur le théâtre, le prince, s'écartant, parlait à Nana. Il ne l'avait pas quittée, il la couvait de ses yeux demi-clos. Nana, sans le regarder, souriante, disait oui, d'un signe de tête. Mais, brusquement, le comte Muffat obéit à une poussée de tout son être; il lâcha Bordenave qui lui donnait des détails sur la manoeuvre des treuils et des tambours, et s'approcha pour rompre cet entretien. Nana leva les yeux, lui sourit comme elle souriait à Son Altesse. Cependant, elle avait toujours une oreille tendue, guettant la réplique.
— Le troisième acte est le plus court, je crois, disait le prince, gêné par la présence du comte.
Elle ne répondit pas, la face changée, tout d'un coup à son affaire. D'un rapide mouvement des épaules, elle avait fait glisser sa fourrure, que madame Jules, debout derrière elle, reçut dans ses bras. Et, nue, après avoir porté les deux mains à sa chevelure, comme pour l'assujettir, elle entra en scène.
— Chut! chut! souffla Bordenave.
Le comte et le prince étaient restés surpris. Au milieu du grand silence, un soupir profond, une lointaine rumeur de foule, montait. Chaque soir, le même effet se produisait à l'entrée de Vénus, dans sa nudité de déesse. Alors, Muffat voulut voir; il appliqua l'oeil à un trou. Au-delà de l'arc de cercle éblouissant de la rampe, la salle paraissait sombre, comme emplie d'une fumée rousse; et, sur ce fond neutre, où les rangées de visages mettaient une pâleur brouillée, Nana se détachait en blanc, grandie, bouchant les loges, du balcon au cintre. Il l'apercevait de dos, les reins tendus, les bras ouverts; tandis que, par terre, au ras de ses pieds, la tête du souffleur, une tête de vieil homme, était posée comme coupée, avec un air pauvre et honnête. A certaines phrases de son morceau d'entrée, des ondulations semblaient partir de son cou, descendre à sa taille, expirer au bord traînant de sa tunique. Quand elle eut poussé la dernière note au milieu d'une tempête de bravos, elle salua, les gazes volantes, sa chevelure touchant ses reins, dans le raccourci de l'échine. Et, en la voyant ainsi, pliée et les hanches élargies, venir à reculons vers le trou par lequel il la regardait, le comte se releva, très pâle. La scène avait disparu, il n'apercevait plus que l'envers du décor, le bariolage des vieilles affiches, collées dans tous les sens. Sur le praticable, parmi les traînées de gaz, l'Olympe entier avait rejoint madame Drouard, qui sommeillait. Ils attendaient la fin de l'acte, Bosc et Fontan assis à terre, le menton sur les genoux, Prullière s'étirant et bâillant avant d'entrer en scène, tous éteints, les yeux rouges, pressés d'aller se coucher.
A ce moment, Fauchery qui rôdait du côté jardin, depuis que Bordenave lui avait interdit le côté cour, s'accrocha au comte pour se donner une contenance, en offrant de lui montrer les loges. Muffat, qu'une mollesse croissante laissait sans volonté, finit par suivre le journaliste, après avoir cherché des yeux le marquis de Chouard, qui n'était plus là. Il éprouvait à la fois un soulagement et une inquiétude, en quittant ces coulisses d'où il entendait Nana chanter.
Déjà Fauchery le précédait dans l'escalier, que des tambours de bois fermaient au premier étage et au second. C'était un de ces escaliers de maison louche, comme le comte Muffat en avait vu dans ses tournées de membre du bureau de bienfaisance, nu et délabré, badigeonné de jaune, avec des marches usées par la dégringolade des pieds, et une rampe de fer que le frottement des mains avait polie. A chaque palier, au ras du sol, une fenêtre basse mettait un enfoncement carré de soupirail. Dans des lanternes scellées aux murs, des flammes de gaz brûlaient, éclairant crûment cette misère, dégageant une chaleur qui montait et s'amassait sous la spirale étroite des étages.
En arrivant au pied de l'escalier, le comte avait senti de nouveau un souffle ardent lui tomber sur la nuque, cette odeur de femme descendue des loges, dans un flot de lumière et de bruit; et, maintenant, à chaque marche qu'il montait, le musc des poudres, les aigreurs des vinaigres de toilette le chauffaient, l'étourdissaient davantage. Au premier, deux corridors s'enfonçaient, tournaient brusquement, avec des portes d'hôtel meublé suspect, peintes en jaune, portant de gros numéros blancs; par terre, les carreaux, descellés, faisaient des bosses, dans le tassement de la vieille maison. Le comte se hasarda, jeta un coup d'oeil par une porte entrouverte, vit une pièce très sale, une échoppe de perruquier de faubourg, meublée de deux chaises, d'une glace et d'une planchette à tiroir, noircie par la crasse des peignes. Un gaillard en sueur, les épaules fumantes, y changeait de linge; tandis que, dans une chambre pareille, à côté, une femme près de partir mettait ses gants, les cheveux défrisés et mouillés, comme si elle venait de prendre un bain. Mais Fauchery appelait le comte, et celui-ci arrivait au second, lorsqu'un «nom de Dieu!» furieux sortit du corridor de droite; Mathilde, un petit torchon d'ingénue, venait de casser sa cuvette, dont l'eau savonneuse coulait jusqu'au palier. Une loge se referma violemment. Deux femmes en corset traversèrent d'un saut; une autre, le bord de sa chemise aux dents, parut et se sauva. Puis, il y eut des rires, une querelle, une chanson commencée et tout d'un coup interrompue. Le long du couloir, par les fentes, on apercevait des coins de nudité, des blancheurs de peau, des pâleurs de linge; deux filles, très gaies, se montraient leurs signes; une, toute jeune, presque une enfant, avait relevé ses jupons au-dessus des genoux, pour recoudre son pantalon; pendant que les habilleuses, en voyant les deux hommes, tiraient légèrement des rideaux, par décence. C'était la bousculade de la fin, le grand nettoyage du blanc et du rouge, la toilette de ville reprise au milieu d'un nuage de poudre de riz, un redoublement d'odeur fauve soufflé par les portes battantes. Au troisième étage, Muffat s'abandonna à la griserie qui l'envahissait. La loge des figurantes était là; vingt femmes entassées, une débandade de savons et de bouteilles d'eau de lavande, la salle commune d'une maison de barrière. En passant, il entendit, derrière une porte close, un lavage féroce, une tempête dans une cuvette. Et il montait au dernier étage, lorsqu'il eut la curiosité de hasarder encore un regard, par un judas resté ouvert: la pièce était vide, il n'y avait, sous le flamboiement du gaz, qu'un pot de chambre oublié, au milieu d'un désordre de jupes traînant par terre. Cette pièce fut la dernière vision qu'il emporta. En haut, au quatrième, il étouffait. Toutes les odeurs, toutes les flammes venaient frapper là; le plafond jaune semblait cuit, une lanterne brûlait dans un brouillard roussâtre. Un instant, il se tint à la rampe de fer, qu'il trouva tiède d'une tiédeur vivante, et il ferma les yeux, et il but dans une aspiration tout le sexe de la femme, qu'il ignorait encore et qui lui battait le visage.
— Arrivez donc, cria Fauchery, disparu depuis un moment; on vous demande.
C'était, au fond du corridor, la loge de Clarisse et de Simonne, une pièce en longueur, sous les toits, mal faite, avec des pans coupés et des fuites de mur. Le jour venait d'en haut, par deux ouvertures profondes. Mais, à cette heure de nuit, des flammes de gaz éclairaient la loge, tapissée d'un papier à sept sous le rouleau, des fleurs roses courant sur un treillage vert. Côte à côte, deux planches servaient de toilette, des planches garnies d'une toile cirée, noire d'eau répandue, et sous lesquelles traînaient des brocs de zinc bossués, des seaux pleins de rinçures, des cruches de grosse poterie jaune. Il y avait là un étalage d'articles de bazar, tordus, salis par l'usage, des cuvettes ébréchées, des peignes de corne édentés, tout ce que la hâte et le sans-gêne de deux femmes se déshabillant, se débarbouillant en commun, laissent autour d'elles de désordre, dans un lieu où elles ne font que passer et dont la saleté ne les touche plus.
— Arrivez donc, répéta Fauchery avec cette camaraderie des hommes chez les filles, c'est Clarisse qui veut vous embrasser.
Muffat finit par entrer. Mais il resta surpris, en trouvant le marquis de Chouard installé entre les deux toilettes, sur une chaise. Le marquis s'était retiré là. Il écartait les pieds, parce qu'un seau fuyait et laissait couler une mare blanchâtre. On le sentait à l'aise, connaissant les bons endroits, ragaillardi dans cet étouffement de baignoire, dans cette tranquille impudeur de la femme, que ce coin de malpropreté rendait naturelle et comme élargie.
— Est-ce que tu vas avec le vieux? demanda Simonne à l'oreille de Clarisse.
— Plus souvent! répondit celle-ci tout haut.
L'habilleuse, une jeune fille très laide et très familière, en train d'aider Simonne à mettre son manteau, se tordit de rire. Toutes trois se poussaient, balbutiaient des mots qui redoublaient leur gaieté.
— Voyons, Clarisse, embrasse le monsieur, répéta Fauchery. Tu sais qu'il a le sac.
Et, se tournant vers le comte:
— Vous allez voir, elle est très gentille, elle va vous embrasser.
Mais Clarisse était dégoûtée des hommes. Elle parla violemment des salauds qui attendaient en bas, chez la concierge. D'ailleurs, elle était pressée de redescendre, on allait lui faire manquer sa dernière scène. Puis, comme Fauchery barrait la porte, elle posa deux baisers sur les favoris de Muffat, en disant:
— Ce n'est pas pour vous, au moins! c'est pour Fauchery qui m'embête.
Et elle s'échappa. Le comte demeurait gêné devant son beau-père. Un flot de sang lui était monté à la face. Il n'avait pas éprouvé, dans la loge de Nana, au milieu de ce luxe de tentures et de glaces, l'âcre excitation de la misère honteuse de ce galetas, plein de l'abandon des deux femmes. Cependant, le marquis venait de partir derrière Simonne très pressée, lui parlant dans le cou, pendant qu'elle refusait de la tête. Fauchery les suivait en riant. Alors, le comte se vit seul avec l'habilleuse, qui rinçait les cuvettes. Et il s'en alla, il descendit à son tour l'escalier, les jambes molles, levant de nouveau devant lui des femmes en jupons, faisant battre les portes sur son passage. Mais, au milieu de cette débandade de filles lâchées à travers les quatre étages, il n'aperçut distinctement qu'un chat, le gros chat rouge, qui, dans cette fournaise empoisonnée de musc, filait le long des marches en se frottant le dos contre les barreaux de la rampe, la queue en l'air.
— Ah bien! dit une voix enrouée de femme, j'ai cru qu'ils nous garderaient, ce soir!… En voilà des raseurs, avec leurs rappels!
C'était la fin, le rideau venait de tomber. Il y avait un véritable galop dans l'escalier, dont la cage s'emplissait d'exclamations, d'une hâte brutale à se rhabiller et à partir. Comme le comte Muffat descendait la dernière marche, il aperçut Nana et le prince qui suivaient lentement le couloir. La jeune femme s'arrêta; puis, souriante, baissant la voix:
— C'est cela, à tout à l'heure.
Le prince retourna sur la scène, où Bordenave l'attendait. Alors, seul avec Nana, cédant à une poussée de colère et de désir, Muffat courut derrière elle; et, au moment où elle rentrait dans sa loge, il lui planta un rude baiser sur la nuque, sur les petits poils blonds qui frisaient très bas entre ses épaules. C'était comme le baiser reçu en haut, qu'il rendait là. Nana, furieuse, levait déjà la main. Quand elle reconnut le comte, elle eut un sourire.
— Oh! vous m'avez fait peur, dit-elle simplement.
Et son sourire était adorable, confus et soumis, comme si elle eût désespéré de ce baiser et qu'elle fût heureuse de l'avoir reçu. Mais elle ne pouvait pas, ni le soir, ni le lendemain. Il fallait attendre. Si même elle avait pu, elle se serait fait désirer. Son regard disait ces choses. Enfin, elle reprit:
— Vous savez, je suis propriétaire… Oui, j'achète une maison de campagne, près d'Orléans, dans un pays où vous allez quelquefois. Bébé m'a dit ça, le petit Georges Hugon, vous le connaissez?… Venez donc me voir, là-bas.
Le comte, effrayé de sa brutalité d'homme timide, honteux de ce qu'il avait fait, la salua cérémonieusement, en lui promettant de se rendre à son invitation. Puis, il s'éloigna, marchant dans un rêve.
Il rejoignait le prince, lorsque, en passant devant le foyer, il entendit Satin crier:
— En voilà un vieux sale! Fichez-moi la paix!
C'était le marquis de Chouard, qui se rabattait sur Satin. Celle-ci avait décidément assez de tout ce monde chic. Nana venait bien de la présenter à Bordenave. Mais ça l'avait trop assommée, de rester la bouche cousue, par crainte de laisser échapper des bêtises; et elle voulait se rattraper, d'autant plus qu'elle était tombée, dans les coulisses, sur un ancien à elle, le figurant chargé du rôle de Pluton, un pâtissier qui lui avait déjà donné toute une semaine d'amour et de gifles. Elle l'attendait, irritée de ce que le marquis lui parlait comme à une de ces dames du théâtre. Aussi finit-elle par être très digne, jetant cette phrase:
— Mon mari va venir, vous allez voir!
Cependant, les artistes en paletot, le visage las, partaient un à un. Des groupes d'hommes et de femmes descendaient le petit escalier tournant, mettaient dans l'ombre des profils de chapeaux défoncés, de châles fripés, une laideur blême de cabotins qui ont enlevé leur rouge. Sur la scène, où l'on éteignait les portants et les herses, le prince écoutait une anecdote de Bordenave. Il voulait attendre Nana. Quand celle-ci parut enfin, la scène était noire, le pompier de service, achevant sa ronde, promenait une lanterne. Bordenave, pour éviter à Son Altesse le détour du passage des Panoramas, venait de faire ouvrir le couloir qui va de la loge de la concierge au vestibule du théâtre. Et c'était, le long de cette allée, un sauve-qui-peut de petites femmes, heureuses d'échapper aux hommes en train de poser dans le passage. Elles se bousculaient, serrant les coudes, jetant des regards en arrière, respirant seulement dehors; tandis que Fontan, Bosc et Prullière se retiraient lentement, en blaguant la tête des hommes sérieux, qui arpentaient la galerie des Variétés, à l'heure où les petites filaient par le boulevard, avec des amants de coeur. Mais Clarisse surtout fut maligne. Elle se méfiait de la Faloise. En effet, il était encore là, dans la loge, en compagnie des messieurs qui s'entêtaient sur les chaises de madame Bron. Tous tendaient le nez. Alors, elle passa raide, derrière une amie. Ces messieurs clignaient les paupières, ahuris par cette dégringolade de jupes tourbillonnant au pied de l'étroit escalier, désespérés d'attendre depuis si longtemps, pour les voir ainsi s'envoler toutes, sans en reconnaître une seule. La portée des chats noirs dormait sur la toile cirée, contre le ventre de la mère, béate et les pattes élargies; pendant que le gros chat rouge, assis à l'autre bout de la table, la queue allongée, regardait de ses yeux jaunes les femmes se sauver.
— Si Son Altesse veut bien passer par ici, dit Bordenave, au bas de l'escalier, en indiquant le couloir.
Quelques figurantes s'y poussaient encore. Le prince suivait Nana. Muffat et le marquis venaient derrière. C'était un long boyau, pris entre le théâtre et la maison voisine, une sorte de ruelle étranglée qu'on avait couverte d'une toiture en pente, où s'ouvraient des châssis vitrés. Une humidité suintait des murailles. Les pas sonnaient sur le sol dallé, comme dans un souterrain. Il y avait là un encombrement de grenier, un établi sur lequel le concierge donnait un coup de rabot aux décors, un empilement de barrières de bois, qu'on posait le soir à la porte, pour maintenir la queue. Nana dut relever sa robe en passant devant une borne-fontaine, dont le robinet mal fermé inondait les dalles. Dans le vestibule, on se salua. Et, quand Bordenave fut seul, il résuma son jugement sur le prince par un haussement d'épaules, plein d'une dédaigneuse philosophie.
— Il est un peu mufe tout de même, dit-il sans s'expliquer davantage à Fauchery, que Rose Mignon emmenait avec son mari, pour les réconcilier chez elle.
Muffat se trouva seul sur le trottoir. Son Altesse venait tranquillement de faire monter Nana dans sa voiture. Le marquis avait filé derrière Satin et son figurant, excité, se contentant à suivre ces deux vices, avec le vague espoir de quelque complaisance. Alors, Muffat, la tête en feu, voulut rentrer à pied. Tout combat avait cessé en lui. Un flot de vie nouvelle noyait ses idées et ses croyances de quarante années. Pendant qu'il longeait les boulevards, le roulement des dernières voitures l'assourdissait du nom de Nana, les becs de gaz faisaient danser devant ses yeux des nudités, les bras souples, les épaules blanches de Nana; et il sentait qu'elle le possédait, il aurait tout renié, tout vendu, pour l'avoir une heure, le soir même.
C'était sa jeunesse qui s'éveillait enfin, une puberté goulue d'adolescent, brûlant tout à coup dans sa froideur de catholique et dans sa dignité d'homme mûr.