Nana
X
Alors, Nana devint une femme chic, rentière de la bêtise et de l'ordure des mâles, marquise des hauts trottoirs. Ce fut un lançage brusque et définitif, une montée dans la célébrité de la galanterie, dans le plein jour des folies de l'argent et des audaces gâcheuses de la beauté. Elle régna tout de suite parmi les plus chères. Ses photographies s'étalaient aux vitrines, on la citait dans les journaux. Quand elle passait en voiture sur les boulevards, la foule se retournait et la nommait, avec l'émotion d'un peuple saluant sa souveraine; tandis que, familière, allongée dans ses toilettes flottantes, elle souriait d'un air gai, sous la pluie de petites frisures blondes, qui noyaient le bleu cerné de ses yeux et le rouge peint de ses lèvres. Et le prodige fut que cette grosse fille, si gauche à la scène, si drôle dès qu'elle voulait faire la femme honnête, jouait à la ville les rôles de charmeuse, sans un effort. C'étaient des souplesses de couleuvre, un déshabillé savant, comme involontaire, exquis d'élégance, une distinction nerveuse de chatte de race, une aristocratie du vice, superbe, révoltée, mettant le pied sur Paris, en maîtresse toute-puissante. Elle donnait le ton, de grandes dames l'imitaient.
L'hôtel de Nana se trouvait avenue de Villiers, à l'encoignure de la rue Cardinet, dans ce quartier de luxe, en train de pousser au milieu des terrains vagues de l'ancienne plaine Monceau. Bâti par un jeune peintre, grisé d'un premier succès et qui avait dû le revendre, à peine les plâtres essuyés, il était de style Renaissance, avec un air de palais, une fantaisie de distribution intérieure, des commodités modernes dans un cadre d'une originalité un peu voulue. Le comte Muffat avait acheté l'hôtel tout meublé, empli d'un monde de bibelots, de fort belles tentures d'Orient, de vieilles crédences, de grands fauteuils Louis XIII; et Nana était ainsi tombée sur un fonds de mobilier artistique, d'un choix très fin, dans le tohu-bohu des époques. Mais, comme l'atelier, qui occupait le centre de la maison, ne pouvait lui servir, elle avait bouleversé les étages, laissant au rez-de-chaussée une serre, un grand salon et la salle à manger, établissant au premier un petit salon, près de sa chambre et de son cabinet de toilette. Elle étonnait l'architecte par les idées qu'elle lui donnait, née d'un coup aux raffinements du luxe, en fille du pavé de Paris ayant d'instinct toutes les élégances. Enfin, elle ne gâta pas trop l'hôtel, elle ajouta même aux richesses du mobilier, sauf quelques traces de bêtise tendre et de splendeur criarde, où l'on retrouvait l'ancienne fleuriste qui avait rêvé devant les vitrines des passages.
Dans la cour, sous la grande marquise, un tapis montait le perron; et c'était, dès le vestibule, une odeur de violette, un air tiède enfermé dans d'épaisses tentures. Un vitrail aux verres jaunes et roses, d'une pâleur blonde de chair, éclairait le large escalier. En bas, un nègre de bois sculpté tendait un plateau d'argent, plein de cartes de visite; quatre femmes de marbre blanc, les seins nus, haussaient des lampadaires; tandis que des bronzes et des cloisonnés chinois emplis de fleurs, des divans recouverts d'anciens tapis persans, des fauteuils aux vieilles tapisseries meublaient le vestibule, garnissaient les paliers, faisaient au premier étage comme une antichambre, où traînaient toujours des pardessus et des chapeaux d'homme. Les étoffes étouffaient les bruits, un recueillement tombait, on aurait cru entrer dans une chapelle traversée d'un frisson dévot, et dont le silence, derrière les portes closes, gardait un mystère.
Nana n'ouvrait le grand salon, du Louis XVI trop riche, que les soirs de gala, quand elle recevait le monde des Tuileries ou des personnages étrangers. D'habitude, elle descendait simplement aux heures des repas, un peu perdue les jours où elle déjeunait seule dans la salle à manger, très haute, garnie de Gobelins, avec une crédence monumentale, égayée de vieilles faïences et de merveilleuses pièces d'argenterie ancienne. Elle remontait vite, elle vivait au premier étage, dans ses trois pièces, la chambre, le cabinet et le petit salon. Deux fois déjà, elle avait refait la chambre, la première en satin mauve, la seconde en application de dentelle sur soie bleue; et elle n'était pas satisfaite, elle trouvait ça fade, cherchant encore, sans pouvoir trouver. Il y avait pour vingt mille francs de point de Venise au lit capitonné, bas comme un sopha. Les meubles étaient de laque blanche et bleue, incrustée de filets d'argent; partout, des peaux d'ours blancs traînaient, si nombreuses, qu'elles couvraient le tapis; un caprice, un raffinement de Nana, qui n'avait pu se déshabituer de s'asseoir à terre pour ôter ses bas. A côté de la chambre, le petit salon offrait un pêle-mêle amusant, d'un art exquis; contre la tenture de soie rose pâle, un rose turc fané, broché de fils d'or, se détachaient un monde d'objets de tous les pays et de tous les styles, des cabinets italiens, des coffres espagnols et portugais, des pagodes chinoises, un paravent japonais d'un fini précieux, puis des faïences, des bronzes, des soies brodées, des tapisseries au petit point; tandis que des fauteuils larges comme des lits, et des canapés profonds comme des alcôves, mettaient là une paresse molle, une vie somnolente de sérail. La pièce gardait le ton du vieil or, fondu de vert et de rouge, sans que rien marquât trop la fille, en dehors de la volupté des sièges; seules, deux statuettes de biscuit, une femme en chemise cherchant ses puces, et une autre absolument nue, marchant sur les mains, les jambes en l'air, suffisaient à salir le salon d'une tache de bêtise originelle. Et, par une porte presque toujours ouverte, on apercevait le cabinet de toilette, tout en marbre et en glace, avec la vasque blanche de sa baignoire, ses pots et ses cuvettes d'argent, ses garnitures de cristal et d'ivoire. Un rideau fermé y faisait un petit jour blanc, qui semblait dormir, comme chauffé d'un parfum de violette, ce parfum troublant de Nana dont l'hôtel entier, jusqu'à la cour, était pénétré.
La grosse affaire fut de monter la maison. Nana avait bien Zoé, cette fille dévouée à sa fortune, qui depuis des mois attendait tranquillement ce brusque lançage, certaine de son flair. Maintenant, Zoé triomphait, maîtresse de l'hôtel, faisant sa pelote, tout en servant madame le plus honnêtement possible. Mais une femme de chambre ne suffisait plus. Il fallait un maître d'hôtel, un cocher, un concierge, une cuisinière. D'autre part il s'agissait d'installer les écuries. Alors, Labordette se rendit fort utile, en se chargeant des courses qui ennuyaient le comte. Il maquignonna l'achat des chevaux, il courut les carrossiers, guida les choix de la jeune femme, qu'on rencontrait à son bras chez les fournisseurs. Même Labordette amena les domestiques: Charles, un grand gaillard de cocher, qui sortait de chez le duc de Corbreuse; Julien, un petit maître d'hôtel tout frisé, l'air souriant; et un ménage, dont la femme, Victorine, était cuisinière, et dont l'homme, François, fut pris comme concierge et valet de pied. Ce dernier, en culotte courte, poudré, portant la livrée de Nana, bleu clair et galon d'argent, recevait les visiteurs dans le vestibule. C'était d'une tenue et d'une correction princières.
Dès le second mois, la maison fut montée. Le train dépassait trois cent mille francs. Il y avait huit chevaux dans les écuries, et cinq voitures dans les remises, dont un landau garni d'argent, qui occupa un instant tout Paris. Et Nana, au milieu de cette fortune, se casait, faisait son trou. Elle avait quitté le théâtre, dès la troisième représentation de la Petite Duchesse, laissant Bordenave se débattre sous une menace de faillite, malgré l'argent du comte. Pourtant, elle gardait une amertume de son insuccès. Cela s'ajoutait à la leçon de Fontan, une saleté dont elle rendait tous les hommes responsables. Aussi, maintenant, se disait-elle très forte, à l'épreuve des toquades. Mais les idées de vengeance ne tenaient guère, avec sa cervelle d'oiseau. Ce qui demeurait, en dehors des heures de colère, était, chez elle, un appétit de dépense toujours éveillé, un dédain naturel de l'homme qui payait, un continuel caprice de mangeuse et de gâcheuse, fière de la ruine de ses amants.
D'abord, Nana mit le comte sur un bon pied. Elle établit nettement le programme de leurs relations. Lui, donnait douze mille francs par mois, sans compter les cadeaux, et ne demandait en retour qu'une fidélité absolue. Elle, jura la fidélité. Mais elle exigea des égards, une liberté entière de maîtresse de maison, un respect complet de ses volontés. Ainsi, elle recevrait tous les jours ses amis; il viendrait seulement à des heures réglées; enfin, sur toutes choses, il aurait une foi aveugle en elle. Et, quand il hésitait, pris d'une inquiétude jalouse, elle faisait de la dignité, en menaçant de lui tout rendre, ou bien elle jurait sur la tête du petit Louis. Ça devait suffire. Il n'y avait pas d'amour où il n'y avait pas d'estime. Au bout du premier mois, Muffat la respectait.
Mais elle voulut et elle obtint davantage. Bientôt elle prit sur lui une influence de bonne fille. Quand il arrivait maussade, elle l'égayait, puis le conseillait, après l'avoir confessé. Peu à peu, elle s'occupa des ennuis de son intérieur, de sa femme, de sa fille, de ses affaires de coeur et d'argent, très raisonnable, pleine de justice et d'honnêteté. Une seule fois, elle se laissa emporter par la passion, le jour où il lui confia que Daguenet allait sans doute demander en mariage sa fille Estelle. Depuis que le comte s'affichait, Daguenet avait cru habile de rompre, de la traiter en coquine, jurant d'arracher son futur beau-père des griffes de cette créature. Aussi habilla-t-elle d'une jolie manière son ancien Mimi: c'était un coureur qui avait mangé sa fortune avec de vilaines femmes; il manquait de sens moral, il ne se faisait pas donner d'argent, mais il profitait de l'argent des autres, en payant seulement de loin en loin un bouquet ou un dîner; et, comme le comte semblait excuser ces faiblesses, elle lui apprit crûment que Daguenet l'avait eue, elle donna des détails dégoûtants. Muffat était devenu très pâle. Il ne fut plus question du jeune homme. Ça lui apprendrait à manquer de reconnaissance.
Cependant, l'hôtel n'était pas entièrement meublé, que Nana, un soir où elle avait prodigué à Muffat les serments de fidélité les plus énergiques, retint le comte Xavier de Vandeuvres, qui, depuis quinze jours, lui faisait une cour assidue de visites et de fleurs. Elle céda, non par toquade, plutôt pour se prouver qu'elle était libre. L'idée d'intérêt vint ensuite, lorsque Vandeuvres, le lendemain, l'aida à payer une note, dont elle ne voulait pas parler à l'autre. Elle lui tirerait bien huit à dix mille francs par mois; ce serait là de l'argent de poche très utile. Il achevait alors sa fortune dans un coup de fièvre chaude. Ses chevaux et Lucy lui avaient mangé trois fermes, Nana allait d'une bouchée avaler son dernier château, près d'Amiens; et il avait comme une hâte de tout balayer, jusqu'aux décombres de la vieille tour bâtie par un Vandeuvres sous Philippe Auguste, enragé d'un appétit de ruines, trouvant beau de laisser les derniers besants d'or de son blason aux mains de cette fille, que Paris désirait. Lui aussi accepta les conditions de Nana, une liberté entière, des tendresses à jours fixes, sans même avoir la naïveté passionnée d'exiger des serments. Muffat ne se doutait de rien. Quant à Vandeuvres, il savait à coup sûr; mais jamais il ne faisait la moindre allusion, il affectait d'ignorer, avec son fin sourire de viveur sceptique, qui ne demande pas l'impossible, pourvu qu'il ait son heure et que Paris le sache.
Dès lors, Nana eut réellement sa maison montée. Le personnel était complet, à l'écurie, à l'office et dans la chambre de madame. Zoé organisait tout, sortait des complications les plus imprévues; c'était machiné comme un théâtre, réglé comme une grande administration; et cela fonctionnait avec une précision telle, que, pendant les premiers mois, il n'y eut pas de heurts ni de détraquements. Seulement, madame donnait trop de mal à Zoé, par des imprudences, des coups de tête, des bravades folles. Aussi la femme de chambre se relâchait-elle peu à peu, ayant remarqué d'ailleurs qu'elle tirait de plus gros profits des heures de gâchis, quand madame avait fait une bêtise qu'il fallait réparer. Alors, les cadeaux pleuvaient, elle pêchait des louis dans l'eau trouble.
Un matin, comme Muffat n'était pas encore sorti de la chambre, Zoé introduisit un monsieur tout tremblant dans le cabinet de toilette, où Nana changeait de linge.
— Tiens! Zizi! dit la jeune femme stupéfaite.
C'était Georges, en effet. Mais, en la voyant en chemise, avec ses cheveux d'or sur ses épaules nues, il s'était jeté à son cou, l'avait prise et la baisait partout. Elle se débattait, effrayée, étouffant sa voix, balbutiant:
— Finis donc, il est là! C'est stupide… Et vous, Zoé, êtes-vous folle? Emmenez-le! Gardez-le en bas, je vais tâcher de descendre.
Zoé dut le pousser devant elle. En bas, dans la salle à manger, lorsque Nana put les rejoindre, elle les gronda tous les deux. Zoé pinçait les lèvres; et elle se retira, l'air vexé, en disant qu'elle avait pensé faire plaisir à madame. Georges regardait Nana avec un tel bonheur de la revoir, que ses beaux yeux s'emplissaient de larmes. Maintenant, les mauvais jours étaient passés, sa mère le croyait raisonnable et lui avait permis de quitter les Fondettes; aussi, en débarquant à la gare, venait-il de prendre une voiture pour embrasser plus vite sa bonne chérie. Il parlait de vivre désormais près d'elle, comme là-bas, quand il l'attendait pieds nus, dans la chambre de la Mignotte. Et, tout en contant son histoire, il avançait les doigts, par un besoin de la toucher, après cette cruelle année de séparation; il s'emparait de ses mains, fouillait dans les larges manches du peignoir, remontait jusqu'aux épaules.
— Tu aimes toujours ton bébé? demanda-t-il de sa voix d'enfant.
— Bien sûr que je l'aime! répondit Nana, qui se dégagea d'un mouvement brusque. Mais tu tombes sans crier gare… Tu sais, mon petit, je ne suis pas libre. Il faut être sage.
Georges, descendu de voiture dans l'éblouissement d'un long désir enfin contenté, n'avait pas même vu les lieux où il entrait. Alors, il eut conscience d'un changement autour de lui. Il examina la riche salle à manger, avec son haut plafond décoré, ses Gobelins, son dressoir éblouissant d'argenterie.
— Ah! oui, dit-il tristement.
Et elle lui fit entendre qu'il ne devait jamais venir le matin. L'après-midi, s'il voulait, de quatre à six; c'était l'heure où elle recevait. Puis, comme il la regardait d'un air suppliant d'interrogation, sans rien demander, elle le baisa à son tour sur le front, en se montrant très bonne.
— Sois bien sage, je ferai mon possible, murmura-t-elle.
Mais la vérité était que ça ne lui disait plus rien. Elle trouvait Georges très gentil, elle aurait voulu l'avoir pour camarade, pas davantage. Cependant, quand il arrivait tous les jours à quatre heures, il semblait si malheureux, qu'elle cédait souvent encore, le gardait dans ses armoires, lui laissait continuellement ramasser les miettes de sa beauté. Il ne quittait plus l'hôtel, familier comme le petit chien Bijou, l'un et l'autre dans les jupes de maîtresse, ayant un peu d'elle, même lorsqu'elle était avec un autre, attrapant des aubaines de sucre et de caresses, aux heures d'ennui solitaire.
Sans doute madame Hugon apprit la rechute du petit entre les bras de cette mauvaise femme, car elle accourut à Paris, elle vint réclamer l'aide de son autre fils, le lieutenant Philippe, alors en garnison à Vincennes. Georges, qui se cachait de son frère aîné, fut pris de désespoir, craignant quelque coup de force; et, comme il ne pouvait rien garder, dans l'expansion nerveuse de sa tendresse, il n'entretint bientôt plus Nana que de son grand frère, un gaillard solide qui oserait tout.
— Tu comprends, expliquait-il, maman ne viendra pas chez toi, tandis qu'elle peut envoyer mon frère… Bien sûr, elle va envoyer Philippe me chercher.
La première fois, Nana fut très blessée. Elle dit sèchement:
— Je voudrais voir ça, par exemple! Il a beau être lieutenant,
François te le flanquera à la porte, et raide!
Puis, le petit revenant toujours sur son frère, elle finit par s'occuper de Philippe. Au bout d'une semaine, elle le connut des pieds à la tête, très grand, très fort, gai, un peu brutal; et, avec ça, des détails intimes, des poils sur les bras, un signe à l'épaule. Si bien qu'un jour, toute pleine de l'image de cet homme qu'elle devait faire jeter à la porte, elle s'écria:
— Dis donc, Zizi, il ne vient pas, ton frère… C'est donc un lâcheur!
Le lendemain, comme Georges se trouvait seul avec Nana, François monta pour demander si madame recevrait le lieutenant Philippe Hugon. Il devint tout pâle, il murmura:
— Je m'en doutais, maman m'a parlé ce matin.
Et il suppliait la jeune femme de faire répondre qu'elle ne pouvait recevoir. Mais elle se levait déjà, tout enflammée, en disant:
— Pourquoi donc? il croirait que j'ai peur. Ah bien! nous allons rire… François, laissez ce monsieur un quart d'heure dans le salon. Ensuite, vous me l'amènerez.
Elle ne se rassit pas, elle marchait, fiévreuse, allant de la glace de la cheminée à un miroir de Venise, pendu au-dessus d'un coffret italien; et, chaque fois, elle donnait un coup d'oeil, essayait un sourire, tandis que Georges, sans force sur un canapé, tremblait, à l'idée de la scène qui se préparait. Tout en se promenant, elle lâchait des phrases courtes.
— Ça le calmera, ce garçon, d'attendre un quart d'heure… Et puis, s'il croit venir chez une fille, le salon va l'épater… Oui, oui, regarde bien tout, mon bonhomme. Ce n'est pas du toc, ça t'apprendra à respecter la bourgeoise. Il n'y a encore que le respect, pour les hommes… Hein? le quart d'heure est écoulé? Non, à peine dix minutes. Oh! nous avons le temps.
Elle ne tenait pas en place. Au quart, elle renvoya Georges, en lui faisant jurer de ne pas écouter à la porte, car ce serait inconvenant, si les domestiques le voyaient. Comme il passait dans la chambre, Zizi risqua d'une voix étranglée:
— Tu sais, c'est mon frère…
— N'aie pas peur, dit-elle avec dignité, s'il est poli, je serai polie.
François introduisait Philippe Hugon, qui était en redingote. D'abord, Georges traversa la chambre sur la pointe des pieds, pour obéir à la jeune femme. Mais les voix le retinrent, hésitant, si plein d'angoisse, que ses jambes mollissaient. Il s'imaginait des catastrophes, des gifles, quelque chose d'abominable qui le fâcherait pour toujours avec Nana. Aussi ne put-il résister au besoin de revenir coller son oreille contre la porte. Il entendait très mal, l'épaisseur des portières étouffait les bruits. Pourtant, il attrapait quelques mots prononcés par Philippe, des phrases dures où sonnaient les mots d'enfant, de famille, d'honneur. Dans l'anxiété de ce que sa chérie allait répondre, son coeur battait, l'étourdissait d'un bourdonnement confus. A coup sûr, elle lâcherait un «sale mufe!» ou un «foutez-moi la paix, je suis chez moi!» Et rien ne venait, pas un souffle; Nana était comme morte, là-dedans. Bientôt même, la voix de son frère s'adoucit. Il ne comprenait plus, lorsqu'un murmure étrange acheva de le stupéfier. C'était Nana qui sanglotait. Pendant un instant, il fut en proie à des sentiments contraires, se sauver, tomber sur Philippe. Mais, juste à cette minute, Zoé entra dans la chambre, et il s'éloigna de la porte, honteux d'être surpris.
Tranquillement, elle rangeait du linge dans une armoire; tandis que, muet, immobile, il appuyait le front contre une vitre, dévoré d'incertitude. Elle demanda au bout d'un silence:
— C'est votre frère qui est chez madame?
— Oui, répondit l'enfant d'une voix étranglée.
Il y eut un nouveau silence.
— Et ça vous inquiète, n'est-ce pas? monsieur Georges.
— Oui, répéta-t-il avec la même difficulté souffrante.
Zoé ne se pressait pas. Elle plia des dentelles, elle dit lentement:
— Vous avez tort… Madame va arranger ça.
Et ce fut tout, ils ne parlèrent plus. Mais elle ne quittait pas la chambre. Un grand quart d'heure encore, elle tourna, sans voir monter l'exaspération de l'enfant, qui blêmissait de contrainte et de doute. Il jetait des coups d'oeil obliques sur le salon. Que pouvaient-ils faire, pendant si longtemps? Peut-être Nana pleurait-elle toujours. L'autre brutal devait lui avoir fichu des calottes. Aussi, lorsque Zoé s'en alla enfin, courut-il à la porte, collant de nouveau son oreille. Et il resta effaré, la tête décidément perdue, car il entendait une brusque envolée de gaieté, des voix tendres qui chuchotaient, des rires étouffés de femme qu'on chatouille. D'ailleurs, presque aussitôt, Nana reconduisit Philippe jusqu'à l'escalier, avec un échange de paroles cordiales et familières.
Quand Georges osa rentrer dans le salon, la jeune femme, debout devant la glace, se regardait.
— Eh bien? demanda-t-il, ahuri.
— Eh bien, quoi? dit-elle sans se retourner.
Puis, négligemment:
— Que disais-tu donc? il est très gentil, ton frère!
— Alors, c'est arrangé?
— Bien sûr, c'est arrangé… Ah! ça, que te prend-il? On croirait que nous allions nous battre.
Georges ne comprenait toujours pas. Il balbutia:
— Il m'avait semblé entendre… Tu n'as pas pleuré?
— Pleuré, moi! cria-t-elle, en le regardant fixement, tu rêves!
Pourquoi veux-tu que j'aie pleuré?
Et ce fut l'enfant qui se troubla, quand elle lui fit une scène, pour avoir désobéi et s'être arrêté derrière la porte, à moucharder. Comme elle le boudait, il revint, avec une soumission câline, voulant savoir.
— Alors, mon frère…?
— Ton frère a vu tout de suite où il était… Tu comprends, j'aurais pu être une fille, et dans ce cas son intervention s'expliquait, à cause de ton âge et de l'honneur de ta famille. Oh! moi, je comprends ces sentiments… Mais un coup d'oeil lui a suffi, il s'est conduit en homme du monde… Ainsi, ne t'inquiète plus, tout est fini, il va tranquilliser ta maman.
Et elle continua avec un rire:
— D'ailleurs, tu verras ton frère ici… Je l'ai invité, il reviendra.
— Ah! il reviendra, dit le petit en pâlissant.
Il n'ajouta rien, on ne causa plus de Philippe. Elle s'habillait pour sortir, et il la regardait de ses grands yeux tristes. Sans doute il était bien content que les choses se fussent arrangées, car il aurait préféré la mort à une rupture; mais, au fond de lui, il y avait une angoisse sourde, une douleur profonde, qu'il ne connaissait pas et dont il n'osait parler. Jamais il ne sut de quelle façon Philippe rassura leur mère. Trois jours plus tard, elle retournait aux Fondettes, l'air satisfait. Le soir même, chez Nana, il tressaillit, lorsque François annonça le lieutenant. Celui-ci, gaiement, plaisanta, le traita en galopin dont il avait favorisé une escapade, qui ne tirait pas à conséquence. Lui, restait le coeur serré, n'osant plus bouger, ayant des rougeurs de fille, aux moindres mots. Il avait peu vécu dans la camaraderie de Philippe, son aîné de dix ans; il le redoutait à l'égal d'un père, auquel on cache les histoires de femme. Aussi éprouvait-il une honte pleine de malaise, en le voyant si libre près de Nana, riant très haut, lâché dans le plaisir, avec sa belle santé. Cependant, comme son frère se présenta bientôt tous les jours, Georges finit par s'accoutumer un peu. Nana rayonnait. C'était un dernier emménagement en plein gâchis de la vie galante, une crémaillère pendue insolemment dans un hôtel qui crevait d'hommes et de meubles.
Une après-midi que les fils Hugon se trouvaient là, le comte Muffat vint en dehors des heures réglées. Mais Zoé lui ayant répondu que madame était avec des amis, il se retira sans vouloir entrer, affectant une discrétion de galant homme. Lorsqu'il reparut le soir, Nana l'accueillit avec la froide colère d'une femme outragée.
— Monsieur, dit-elle, je ne vous ai donné aucune raison de m'insulter… Entendez-vous! quand je serai chez moi, je vous prie d'entrer comme tout le monde.
Le comte restait béant.
— Mais, ma chère…, tâcha-t-il d'expliquer.
— Parce que j'avais des visites peut-être! Oui, il y avait des hommes. Que croyez-vous donc que je fasse avec ces hommes?… On affiche une femme en prenant de ces airs d'amant discret, et je ne veux pas être affichée, moi!
Il obtint difficilement son pardon. Au fond, il était ravi. C'était par des scènes pareilles qu'elle le tenait souple et convaincu. Depuis longtemps, elle lui avait imposé Georges, un gamin qui l'amusait, disait-elle. Elle le fit dîner avec Philippe, et le comte se montra très aimable; au sortir de table, il prit le jeune homme à part, il lui demanda des nouvelles de sa mère. Dès lors, les fils Hugon, Vandeuvres et Muffat furent ouvertement de la maison, où ils se serraient la main en intimes. C'était plus commode. Seul Muffat mettait encore de la discrétion à venir trop souvent, gardant le ton de cérémonie d'un étranger en visite. La nuit, quand Nana, assise à terre, sur ses peaux d'ours, retirait ses bas, il parlait amicalement de ces messieurs, de Philippe surtout, qui était la loyauté même.
— Ça, c'est bien vrai, ils sont gentils, disait Nana, restée par terre à changer de chemise. Seulement, tu sais, ils voient qui je suis… Un mot, et je te les flanquerais à la porte!
Cependant, dans son luxe, au milieu de cette cour, Nana s'ennuyait à crever. Elle avait des hommes pour toutes les minutes de la nuit, et de l'argent jusque dans les tiroirs de sa toilette, mêlé aux peignes et aux brosses; mais ça ne la contentait plus, elle sentait comme un vide quelque part, un trou qui la faisait bâiller. Sa vie se traînait inoccupée, ramenant les mêmes heures monotones. Le lendemain n'existait pas, elle vivait en oiseau, sûre de manger, prête à coucher sur la première branche venue. Cette certitude qu'on la nourrirait, la laissait allongée la journée entière, sans un effort, endormie au fond de cette oisiveté et de cette soumission de couvent, comme enfermée dans son métier de fille. Ne sortant qu'en voiture, elle perdait l'usage de ses jambes. Elle retournait à des goûts de gamine, baisait Bijou du matin au soir, tuait le temps à des plaisirs bêtes, dans son unique attente de l'homme, qu'elle subissait d'un air de lassitude complaisante; et, au milieu de cet abandon d'elle-même, elle ne gardait guère que le souci de sa beauté, un soin continuel de se visiter, de se laver, de se parfumer partout, avec l'orgueil de pouvoir se mettre nue, à chaque instant et devant n'importe qui, sans avoir à rougir.
Le matin, Nana se levait à dix heures. Bijou, le griffon écossais, la réveillait en lui léchant la figure; et c'était alors un joujou de cinq minutes, des courses du chien à travers ses bras et ses cuisses, qui blessaient le comte Muffat. Bijou fut le premier petit homme dont il eût de la jalousie. Ce n'était pas convenable qu'une bête mît de la sorte le nez sous les couvertures. Puis, Nana passait dans son cabinet de toilette, où elle prenait un bain. Vers onze heures, Francis venait lui relever les cheveux, en attendant la coiffure compliquée de l'après-midi. Au déjeuner, comme elle détestait de manger seule, elle avait presque toujours madame Maloir, qui arrivait le matin de l'inconnu avec ses chapeaux extravagants, et retournait le soir dans ce mystère de sa vie, dont personne d'ailleurs ne s'inquiétait. Mais le moment le plus dur, c'étaient les deux ou trois heures entre le déjeuner et la toilette. D'ordinaire, elle proposait un bézigue à sa vieille amie; parfois, elle lisait le Figaro, où les échos des théâtres et les nouvelles du monde l'intéressaient; même il lui arrivait d'ouvrir un livre, car elle se piquait de littérature. Sa toilette la tenait jusqu'à près de cinq heures. Alors, seulement, elle s'éveillait de sa longue somnolence, sortant en voiture ou recevant chez elle toute une cohue d'hommes, dînant souvent en ville, se couchant très tard, pour se relever le lendemain avec la même fatigue et recommencer des journées toujours semblables.
Sa grosse distraction était d'aller aux Batignolles voir son petit Louis, chez sa tante. Pendant des quinze jours, elle l'oubliait; puis, c'étaient des rages, elle accourait à pied, pleine d'une modestie et d'une tendresse de bonne mère, apportant des cadeaux d'hôpital, du tabac pour la tante, des oranges et des biscuits pour l'enfant; ou bien elle arrivait dans son landau, au retour du Bois, avec des toilettes dont le tapage ameutait la rue solitaire. Depuis que sa nièce était dans les grandeurs, madame Lerat ne dégonflait pas de vanité. Elle se présentait rarement avenue de Villiers, affectant de dire que ce n'était pas sa place; mais elle triomphait dans sa rue, heureuse lorsque la jeune femme venait avec des robes de quatre ou cinq mille francs, occupée tout le lendemain à montrer ses cadeaux et à citer des chiffres qui stupéfiaient les voisines. Le plus souvent, Nana réservait ses dimanches pour la famille; et ces jours-là, si Muffat l'invitait, elle refusait, avec le sourire d'une petite bourgeoise: pas possible, elle dînait chez sa tante, elle allait voir bébé. Avec ça, ce pauvre petit homme de Louiset était toujours malade. Il marchait sur ses trois ans, ça faisait un gaillard. Mais il avait eu un eczéma sur la nuque, et maintenant des dépôts se formaient dans ses oreilles, ce qui faisait craindre une carie des os du crâne. Quand elle le voyait si pâle, le sang gâté, avec sa chair molle, tachée de jaune, elle devenait sérieuse; et il y avait surtout chez elle de l'étonnement. Que pouvait-il avoir, cet amour, pour s'abîmer ainsi? Elle, sa mère, se portait si bien!
Les jours où son enfant ne l'occupait pas, Nana retombait dans la monotonie bruyante de son existence, promenades au Bois, premières représentations, dîners et soupers à la Maison d'Or ou au Café anglais, puis tous les lieux publics, tous les spectacles où la foule se ruait, Mabille, les revues, les courses. Et elle gardait quand même ce trou d'oisiveté bête, qui lui donnait comme des crampes d'estomac. Malgré les continuelles toquades qu'elle avait au coeur, elle s'étirait les bras, dès qu'elle était seule, dans un geste de fatigue immense. La solitude l'attristait tout de suite, car elle s'y retrouvait avec le vide et l'ennui d'elle-même. Très gaie par métier et par nature, elle devenait alors lugubre, résumant sa vie dans ce cri qui revenait sans cesse, entre deux bâillements:
— Oh! que les hommes m'embêtent!
Une après-midi, comme elle rentrait d'un concert, Nana remarqua, sur un trottoir de la rue Montmartre, une femme qui trottait, les bottines éculées, les jupes sales, avec un chapeau détrempé par les pluies. Tout d'un coup, elle la reconnut.
— Arrêtez, Charles! cria-t-elle au cocher.
Et, appelant:
— Satin! Satin!
Les passants tournèrent la tête, la rue entière regarda. Satin s'était approchée et se salissait encore aux roues de la voiture.
— Monte donc, ma fille, dit Nana tranquille, se moquant du monde.
Et elle la ramassa, elle l'emmena, dégoûtante, dans son landau bleu clair, à côté de sa robe de soie gris perle, garnie de chantilly; tandis que la rue souriait de la haute dignité du cocher.
Dès lors, Nana eut une passion, qui l'occupa. Satin fut son vice. Installée dans l'hôtel de l'avenue de Villiers, débarbouillée, nippée, pendant trois jours elle raconta Saint-Lazare, et les embêtements avec les soeurs, et ces salauds de la police qui l'avaient mise en carte. Nana s'indignait, la consolait, jurait de la tirer de là, quand elle devrait elle-même aller trouver le ministre. En attendant, rien ne pressait, on ne viendrait pas la chercher chez elle, bien sûr. Et des après-midi de tendresse commencèrent entre les deux femmes, des mots caressants, des baisers coupés de rires. C'était le petit jeu, interrompu par l'arrivée des agents, rue de Laval, qui reprenait, sur un ton de plaisanterie. Puis, un beau soir, ça devint sérieux. Nana, si dégoûtée chez Laure, comprenait maintenant. Elle en fut bouleversée, enragée; d'autant plus que, justement, le matin du quatrième jour, Satin disparut. Personne ne l'avait vue sortir. Elle avait filé, avec sa robe neuve, prise d'un besoin d'air, ayant la nostalgie de son trottoir.
Ce jour-là, il y eut une tempête si rude dans l'hôtel, que tous les domestiques baissaient le nez, sans souffler mot. Nana avait failli battre François, qui ne s'était pas mis en travers de la porte. Elle tâchait pourtant de se contenir, elle traitait Satin de sale grue; ça lui apprendrait à ramasser de pareilles ordures dans le ruisseau. L'après-midi, comme madame s'enfermait, Zoé l'entendit sangloter. Brusquement, le soir, elle demanda sa voiture et se fit conduire chez Laure. L'idée lui était venue qu'elle trouverait Satin à la table d'hôte de la rue des Martyrs. Ce n'était pas pour la ravoir, c'était pour lui coller la main sur la figure. En effet, Satin dînait à une petite table, avec madame Robert. En apercevant Nana, elle se mit à rire. Celle-ci, frappée au coeur, ne fit pas de scène, très douce et très souple au contraire. Elle paya du champagne, grisa cinq ou six tables, puis enleva Satin, comme madame Robert était aux cabinets. Dans la voiture seulement, elle la mordit, elle la menaça, une autre fois, de la tuer.
Alors, continuellement, le même tour recommença. A vingt reprises, tragique dans ses fureurs de femme trompée, Nana courut à la poursuite de cette gueuse, qui s'envolait par toquade, ennuyée du bien-être de l'hôtel. Elle parlait de souffleter madame Robert; un jour même, elle rêva de duel; il y en avait une de trop. Maintenant, quand elle dînait chez Laure, elle mettait ses diamants, emmenant parfois Louise Violaine, Maria Blond, Tatan Néné, toutes resplendissantes; et, dans le graillon des trois salles, sous le gaz jaunissant, ces dames encanaillaient leur luxe, heureuses d'épater les petites filles du quartier, qu'elles levaient au sortir de table. Ces jours-là, Laure, sanglée et luisante, baisait tout son monde d'un air de maternité plus large. Satin pourtant, au milieu de ces histoires, gardait son calme, avec ses yeux bleus et son pur visage de vierge; mordue, battue, tiraillée entre les deux femmes, elle disait simplement que c'était drôle, qu'elles auraient bien mieux fait de s'entendre. Ça n'avançait à rien de la gifler; elle ne pouvait se couper en deux, malgré sa bonne volonté d'être gentille pour tout le monde. A la fin, ce fut Nana qui l'emporta, tellement elle combla Satin de tendresses et de cadeaux; et, pour se venger, madame Robert écrivit aux amants de sa rivale des lettres anonymes abominables.
Depuis quelque temps, le comte Muffat paraissait soucieux. Un matin, très ému, il mit sous les yeux de Nana une lettre anonyme, où celle-ci, dès les premières lignes, lut qu'on l'accusait de tromper le comte avec Vandeuvres et les fils Hugon.
— C'est faux! c'est faux! cria-t-elle énergiquement, d'un accent de franchise extraordinaire.
— Tu le jures? demanda Muffat, déjà soulagé.
— Oh! sur ce que tu voudras… Tiens! sur la tête de mon enfant!
Mais la lettre était longue. Ensuite, ses rapports avec Satin s'y trouvaient racontés en termes d'une crudité ignoble. Quand elle eut fini, elle eut un sourire.
— Maintenant, je sais d'où ça vient, dit-elle simplement.
Et, comme Muffat voulait un démenti, elle reprit avec tranquillité:
— Ça, mon loup, c'est une chose qui ne te regarde pas…
Qu'est-ce que ça peut te faire?
Elle ne niait point. Il eut des paroles révoltées. Alors, elle haussa les épaules. D'où sortait-il? Ça se faisait partout, et elle nomma ses amies, elle jura que les dames du monde en étaient. Enfin, à l'entendre, il n'y avait rien de plus commun ni de plus naturel. Ce qui n'était pas vrai, n'était pas vrai; ainsi, tout à l'heure, il avait vu comme elle s'indignait, au sujet de Vandeuvres et des fils Hugon. Ah! pour ça, il aurait eu raison de l'étrangler. Mais à quoi bon lui mentir sur une chose sans conséquence? Et elle répétait sa phrase:
— Qu'est-ce que ça peut te faire, voyons?
Puis, la scène continuant, elle coupa court d'une voix rude.
— D'ailleurs, mon cher, si ça ne te convient pas, c'est bien simple… Les portes sont ouvertes… Voilà! il faut me prendre comme je suis.
Il baissa la tête. Au fond, il restait heureux des serments de la jeune femme. Elle, voyant sa puissance, commença à ne plus le ménager. Et, dès lors, Satin fut installée dans la maison, ouvertement, sur le même pied que ces messieurs. Vandeuvres n'avait pas eu besoin des lettres anonymes pour comprendre; il plaisantait, il cherchait des querelles de jalousie à Satin; tandis que Philippe et Georges la traitaient en camarade, avec des poignées de main et des plaisanteries très raides.
Nana eut une aventure, un soir que, lâchée par cette gueuse, elle était allée dîner rue des Martyrs, sans pouvoir mettre la main sur elle. Comme elle mangeait seule, Daguenet avait paru; bien qu'il se fût rangé, il venait parfois, repris d'un besoin de vice, espérant n'être pas rencontré dans ces coins noirs des ordures de Paris. Aussi la présence de Nana sembla-t-elle le gêner d'abord. Mais il n'était pas homme à battre en retraite. Il s'avança avec un sourire. Il demanda si madame voulait bien lui permettre de dîner à sa table. En le voyant plaisanter, Nana prit son grand air froid, et répondit sèchement:
— Placez-vous où il vous plaira, monsieur. Nous sommes dans un lieu public.
Commencée sur ce ton, la conversation fut drôle. Mais, au dessert, Nana, ennuyée, brûlant de triompher, mit les coudes sur la table; puis, reprenant le tutoiement:
— Eh bien! et ton mariage, mon petit, ça marche?
— Pas fort, avoua Daguenet.
En effet, au moment de risquer sa demande chez les Muffat, il avait senti une telle froideur de la part du comte, qu'il s'était prudemment abstenu. Ça lui semblait une affaire manquée. Nana le regardait fixement de ses yeux clairs, le menton dans la main, un pli ironique aux lèvres.
— Ah! je suis une coquine, reprit-elle avec lenteur; ah! il faudra arracher le futur beau-père de mes griffes… Eh bien! vrai, pour un garçon intelligent, tu es joliment bête! Comment! tu vas faire des cancans à un homme qui m'adore et qui me répète tout!… Écoute, tu te marieras si je veux, mon petit.
Depuis un instant, il le sentait bien; tout un projet de soumission poussait en lui. Cependant, il plaisantait toujours, ne voulant pas laisser tomber l'affaire dans le sérieux; et, après avoir mis ses gants, il lui demanda, avec les formes strictes, la main de mademoiselle Estelle de Beuville. Elle finit par rire, comme chatouillée. Oh! ce Mimi! il n'y avait pas moyen de lui garder rancune. Les grands succès de Daguenet auprès de ces dames étaient dus à la douceur de sa voix, une voix d'une pureté et d'une souplesse musicales, qui l'avait fait surnommer chez les filles Bouche-de-Velours. Toutes cédaient, dans la caresse sonore dont il les enveloppait. Il connaissait cette force, il l'endormit d'un bercement sans fin de paroles, lui contant des histoires imbéciles. Quand ils quittèrent la table d'hôte, elle était toute rose, vibrante à son bras, reconquise. Comme il faisait très beau, elle renvoya sa voiture, l'accompagna à pied jusque chez lui, puis monta, naturellement. Deux heures plus tard, elle dit, en se rhabillant:
— Alors, Mimi, tu y tiens, à ce mariage?
— Dame! murmura-t-il, c'est encore ce que je ferais de mieux…
Tu sais que je n'ai plus le sac.
Elle l'appela pour boutonner ses bottines. Et, au bout d'un silence:
— Mon Dieu! moi, je veux bien… Je te pistonnerai… Elle est sèche comme un échalas, cette petite. Mais puisque ça fait votre affaire à tous… Oh! je suis complaisante, je vais te bâcler ça.
Puis, se mettant à rire, la gorge nue encore:
— Seulement, qu'est-ce que tu me donnes?
Il l'avait saisie, il lui baisait les épaules, dans un élan de reconnaissance. Elle, très gaie, frémissante, se débattait, se renversait.
— Ah! je sais, cria-t-elle, excitée par ce jeu. Écoute ce que je veux pour ma commission… Le jour de ton mariage, tu m'apporteras l'étrenne de ton innocence… Avant ta femme, entends-tu!
— C'est ça! c'est ça! dit-il, riant plus fort qu'elle.
Ce marché les amusa. Ils trouvaient l'histoire bien bonne.
Justement, le lendemain, il y avait un dîner chez Nana; d'ailleurs, le dîner habituel du jeudi, Muffat, Vandeuvres, les fils Hugon et Satin. Le comte arriva de bonne heure. Il avait besoin de quatre-vingt mille francs pour débarrasser la jeune femme de deux ou trois créances et lui donner une parure de saphirs dont elle mourait d'envie. Comme il venait déjà d'entamer fortement sa fortune, il cherchait un prêteur, n'osant encore vendre une propriété. Sur les conseils de Nana elle-même, il s'était donc adressé à Labordette; mais celui-ci, trouvant l'affaire trop lourde, avait voulu en parler au coiffeur Francis, qui, volontiers, s'occupait d'obliger ses clientes. Le comte se mettait entre les mains de ces messieurs, par un désir formel de ne paraître en rien; tous deux prenaient l'engagement de garder en portefeuille le billet de cent mille francs qu'il signerait; et ils s'excusaient de ces vingt mille francs d'intérêt, ils criaient contre les gredins d'usuriers, où ils avaient dû frapper, disaient-ils. Lorsque Muffat se fit annoncer, Francis achevait de coiffer Nana. Labordette se trouvait aussi dans le cabinet, avec sa familiarité d'ami sans conséquence. En voyant le comte, il posa discrètement un fort paquet de billets de banque parmi les poudres et les pommades; et le billet fut signé sur le marbre de la toilette. Nana voulait retenir Labordette à dîner; il refusa, il promenait un riche étranger dans Paris. Cependant, Muffat l'ayant pris à part pour le supplier de courir chez Becker, le joaillier, et de lui rapporter la parure de saphirs, dont il voulait faire le soir même une surprise à la jeune femme, Labordette se chargea volontiers de la commission. Une demi-heure plus tard, Julien remettait l'écrin au comte, mystérieusement.
Pendant le dîner, Nana fut nerveuse. La vue des quatre-vingt mille francs l'avait agitée. Dire que toute cette monnaie allait passer à des fournisseurs! Ça la dégoûtait. Dès le potage, dans cette salle à manger superbe, éclairée du reflet de l'argenterie et des cristaux, elle tourna au sentiment, elle célébra les bonheurs de la pauvreté. Les hommes étaient en habit, elle-même portait une robe de satin blanc brodé, tandis que Satin, plus modeste, en soie noire, avait simplement au cou un coeur d'or, un cadeau de sa bonne amie. Et, derrière les convives, Julien et François servaient, aidés de Zoé, tous les trois très dignes.
— Bien sûr que je m'amusais davantage, quand je n'avais pas le sou, répétait Nana.
Elle avait placé Muffat à sa droite et Vandeuvres à sa gauche; mais elle ne les regardait guère, occupée de Satin, qui trônait en face d'elle, entre Philippe et Georges.
— N'est-ce pas, mon chat? disait-elle à chaque phrase. Avons-nous ri, à cette époque, lorsque nous allions à la pension de la mère Josse, rue Polonceau!
On servait le rôti. Les deux femmes se lancèrent dans leurs souvenirs. Ça les prenait par crises bavardes; elles avaient un brusque besoin de remuer cette boue de leur jeunesse; et c'était toujours quand il y avait là des hommes, comme si elles cédaient à une rage de leur imposer le fumier où elles avaient grandi. Ces messieurs pâlissaient, avec des regards gênés. Les fils Hugon tâchaient de rire, pendant que Vandeuvres frisait nerveusement sa barbe et que Muffat redoublait de gravité.
— Tu te souviens de Victor? dit Nana. En voilà un enfant vicieux, qui menait les petites filles dans les caves!
— Parfaitement, répondit Satin. Je me rappelle très bien la grande cour, chez toi. Il y avait une concierge, avec un balai…
— La mère Boche; elle est morte.
— Et je vois encore votre boutique… Ta mère était une grosse. Un soir que nous jouions, ton père est rentré pochard, mais pochard!
A ce moment, Vandeuvres tenta une diversion, en se jetant à travers les souvenirs de ces dames.
— Dites donc, ma chère, je reprendrais volontiers des truffes…
Elles sont exquises. J'en ai mangé hier chez le duc de
Corbreuse, qui ne les valaient pas.
— Julien, les truffes! dit rudement Nana.
Puis, revenant:
— Ah! dame, papa n'était guère raisonnable… Aussi, quelle dégringolade! Si tu avais vu ça, un plongeon, une dèche!… Je peux dire que j'en ai supporté de toutes les couleurs, et c'est miracle si je n'y ai pas laissé ma peau, comme papa et maman.
Cette fois, Muffat, qui jouait avec un couteau, énervé, se permit d'intervenir.
— Ce n'est pas gai, ce que vous racontez là.
— Hein? quoi? pas gai! cria-t-elle en le foudroyant d'un regard. Je crois bien que ce n'est pas gai!… Il fallait nous apporter du pain, mon cher… Oh! moi, vous savez, je suis une bonne fille, je dis les choses comme elles sont. Maman était blanchisseuse, papa se soûlait, et il en est mort. Voilà! Si ça ne vous convient pas, si vous avez honte de ma famille…
Tous protestèrent. Qu'allait-elle chercher là! on respectait sa famille. Mais elle continuait:
— Si vous avez honte de ma famille, eh bien! laissez-moi, parce que je ne suis pas une de ces femmes qui renient leur père et leur mère… Il faut me prendre avec eux, entendez-vous!
Ils la prenaient, ils acceptaient le papa, la maman, le passé, ce qu'elle voudrait. Les yeux sur la table, tous quatre maintenant se faisaient petits, tandis qu'elle les tenait sous ses anciennes savates boueuses de la rue de la Goutte-d'Or, avec l'emportement de sa toute-puissance. Et elle ne désarma pas encore: on aurait beau lui apporter des fortunes, lui bâtir des palais, elle regretterait toujours l'époque où elle croquait des pommes. Une blague, cet idiot d'argent! c'était fait pour les fournisseurs. Puis, son accès se termina dans un désir sentimental d'une vie simple, le coeur sur la main, au milieu d'une bonté universelle.
Mais, à ce moment, elle aperçut Julien, les bras ballants, qui attendait.
— Eh bien! quoi? servez le champagne, dit-elle. Qu'avez-vous à me regarder comme une oie?
Pendant la scène, les domestiques n'avaient pas eu un sourire. Ils semblaient ne pas entendre, plus majestueux à mesure que madame se lâchait davantage. Julien, sans broncher, se mit à verser le champagne. Par malheur, François, qui présentait les fruits, pencha trop le compotier, et les pommes, les poires, le raisin, roulèrent sur la table.
— Fichu maladroit! cria Nana.
Le valet eut le tort de vouloir expliquer que les fruits n'étaient pas montés solidement. Zoé les avait ébranlés, en prenant des oranges.
— Alors, dit Nana, c'est Zoé qui est une dinde.
— Mais, madame…, murmura la femme de chambre blessée.
Du coup, madame se leva, et la voix brève, avec un geste de royale autorité:
— Assez, n'est-ce pas?… Sortez tous!… Nous n'avons plus
besoin de vous.
Cette exécution la calma. Elle se montra tout de suite très douce, très aimable. Le dessert fut charmant, ces messieurs s'égayaient à se servir eux-mêmes. Mais Satin, qui avait pelé une poire, était venue la manger derrière sa chérie, appuyée à ses épaules, lui disant dans le cou des choses, dont elles riaient très fort; puis, elle voulut partager son dernier morceau de poire, elle le lui présenta entre les dents; et toutes deux se mordillaient les lèvres, achevaient le fruit dans un baiser. Alors, ce fut une protestation comique de la part de ces messieurs. Philippe leur cria de ne pas se gêner. Vandeuvres demanda s'il fallait sortir. Georges était venu prendre Satin par la taille et l'avait ramenée à sa place.
— Etes-vous bêtes! dit Nana, vous la faites rougir, cette pauvre mignonne… Va, ma fille, laisse-les blaguer. Ce sont nos petites affaires.
Et, tournée vers Muffat, qui regardait, de son air sérieux:
— N'est-ce pas, mon ami?
— Oui, certainement, murmura-t-il, en approuvant d'un lent signe de tête.
Il n'avait plus une protestation. Au milieu de ces messieurs, de ces grands noms, de ces vieilles honnêtetés, les deux femmes, face à face, échangeant un regard tendre, s'imposaient et régnaient, avec le tranquille abus de leur sexe et leur mépris avoué de l'homme. Ils applaudirent.
On monta prendre le café dans le petit salon. Deux lampes éclairaient d'une lueur molle les tentures roses, les bibelots aux tons de laque et de vieil or. C'était, à cette heure de nuit, au milieu des coffres, des bronzes, des faïences, un jeu de lumière discret allumant une incrustation d'argent ou d'ivoire, détachant le luisant d'une baguette sculptée, moirant un panneau d'un reflet de soie. Le feu de l'après-midi se mourait en braise, il faisait très chaud, une chaleur alanguie, sous les rideaux et les portières. Et, dans cette pièce toute pleine de la vie intime de Nana, où traînaient ses gants, un mouchoir tombé, un livre ouvert, on la retrouvait au déshabillé, avec son odeur de violette, son désordre de bonne fille, d'un effet charmant parmi ces richesses; tandis que les fauteuils larges comme des lits et les canapés profonds comme des alcôves invitaient à des somnolences oublieuses de l'heure, à des tendresses rieuses, chuchotées dans l'ombre des coins.
Satin alla s'étendre près de la cheminée, au fond d'un canapé. Elle avait allumé une cigarette. Mais Vandeuvres s'amusait à lui faire une scène atroce de jalousie, en la menaçant de lui envoyer des témoins, si elle détournait encore Nana de ses devoirs. Philippe et Georges se mettaient de la partie, la taquinaient, la pinçaient si fort, qu'elle finit par crier:
— Chérie! chérie! fais-les donc tenir tranquilles! Ils sont encore après moi.
— Voyons, laissez-la, dit Nana sérieusement. Je ne veux pas qu'on la tourmente, vous le savez bien… Et toi, mon chat, pourquoi te fourres-tu toujours avec eux, puisqu'ils sont si peu raisonnables?
Satin, toute rouge, tirant la langue, alla dans le cabinet de toilette, dont la porte grande ouverte laissait voir la pâleur des marbres, éclairée par la lumière laiteuse d'un globe dépoli, où brûlait une flamme de gaz. Alors, Nana causa avec les quatre hommes, en maîtresse de maison pleine de charme. Elle avait lu dans la journée un roman qui faisait grand bruit, l'histoire d'une fille; et elle se révoltait, elle disait que tout cela était faux, témoignant d'ailleurs une répugnance indignée contre cette littérature immonde, dont la prétention était de rendre la nature; comme si l'on pouvait tout montrer! comme si un roman ne devait pas être écrit pour passer une heure agréable! En matière de livres et de drames, Nana avait des opinions très arrêtées: elle voulait des oeuvres tendres et nobles, des choses pour la faire rêver et lui grandir l'âme. Puis, la conversation étant tombée sur les troubles qui agitaient Paris, des articles incendiaires, des commencements d'émeute à la suite d'appels aux armes, lancés chaque soir dans les réunions publiques, elle s'emporta contre les républicains. Que voulaient-ils donc, ces sales gens qui ne se lavaient jamais? Est-ce qu'on n'était pas heureux, est-ce que l'empereur n'avait pas tout fait pour le peuple? Une jolie ordure, le peuple! Elle le connaissait, elle pouvait en parler; et, oubliant les respects qu'elle venait d'exiger à table pour son petit monde de la rue de la Goutte-d'Or, elle tapait sur les siens avec des dégoûts et des peurs de femme arrivée. L'après-midi, justement, elle avait lu dans le Figaro le compte rendu d'une séance de réunion publique, poussée au comique, dont elle riait encore, à cause des mots d'argot et de la sale tête d'un pochard qui s'était fait expulser.
— Oh! ces ivrognes! dit-elle d'un air répugné. Non, voyez-vous, ce serait un grand malheur pour tout le monde, leur république… Ah! que Dieu nous conserve l'empereur le plus longtemps possible!
— Dieu vous entendra, ma chère, répondit gravement Muffat.
Allez, l'empereur est solide.
Il aimait à lui voir ces bons sentiments. Tous deux s'entendaient en politique. Vandeuvres et le capitaine Hugon, eux aussi, ne tarissaient pas en plaisanteries contre «les voyous», des braillards qui fichaient le camp, dès qu'ils apercevaient une baïonnette. Georges, ce soir-là, restait pâle, l'air sombre.
— Qu'a-t-il donc, ce bébé? demanda Nana, en s'apercevant de son malaise.
— Moi, rien, j'écoute, murmura-t-il.
Mais il souffrait. Au sortir de table, il avait entendu Philippe plaisanter avec la jeune femme; et, maintenant, c'était Philippe, ce n'était pas lui qui se trouvait près d'elle. Toute sa poitrine se gonflait et éclatait, sans qu'il sût pourquoi. Il ne pouvait les tolérer l'un près de l'autre, des idées si vilaines le serraient à la gorge, qu'il éprouvait une honte, dans son angoisse. Lui, qui riait de Satin, qui avait accepté Steiner, puis Muffat, puis tous les autres, il se révoltait, il voyait rouge, à la pensée que Philippe pourrait un jour toucher à cette femme.
— Tiens! prends Bijou, dit-elle pour le consoler, en lui passant le petit chien endormi sur sa jupe.
Et Georges redevint gai, tenant quelque chose d'elle, cette bête toute chaude de ses genoux.
La conversation était tombée sur une perte considérable, éprouvée par Vandeuvres, la veille, au Cercle Impérial. Muffat n'était pas joueur et s'étonnait. Mais Vandeuvres, souriant, fit une allusion à sa ruine prochaine, dont Paris causait déjà: peu importait le genre de mort, le tout était de bien mourir. Depuis quelque temps, Nana le voyait nerveux, avec un pli cassé de la bouche et de vacillantes lueurs au fond de ses yeux clairs. Il gardait sa hauteur aristocratique, la fine élégance de sa race appauvrie; et ce n'était encore, par moments, qu'un court vertige tournant sous ce crâne, vidé par le jeu et les femmes. Une nuit, couché près d'elle, il l'avait effrayée en lui contant une histoire atroce: il rêvait de s'enfermer dans son écurie et de se faire flamber avec ses chevaux, quand il aurait tout mangé. Son unique espérance, à cette heure, était dans un cheval, Lusignan, qu'il préparait pour le Prix de Paris. Il vivait sur ce cheval, qui portait son crédit ébranlé. A chaque exigence de Nana, il la remettait au mois de juin, si Lusignan gagnait.
— Bah! dit-elle en plaisantant, il peut bien perdre, puisqu'il va tous les nettoyer aux courses.
Il se contenta de répondre par un mince sourire mystérieux.
Puis, légèrement:
— A propos, je me suis permis de donner votre nom à mon outsider, une pouliche… Nana, Nana, cela sonne bien. Vous n'êtes point fâchée?
— Fâchée, pourquoi? dit-elle, ravie au fond.
La causerie continuait, on parlait d'une prochaine exécution capitale où la jeune femme brûlait d'aller, lorsque Satin parut à la porte du cabinet de toilette, en l'appelant d'un ton de prière. Elle se leva aussitôt, elle laissa ces messieurs mollement étendus, achevant leur cigare, discutant une grave question, la part de responsabilité chez un meurtrier atteint d'alcoolisme chronique. Dans le cabinet de toilette, Zoé, tombée sur une chaise, pleurait à chaudes larmes, tandis que Satin vainement tâchait de la consoler.
— Quoi donc? demanda Nana surprise.
— Oh! chérie, parle-lui, dit Satin. Il y a vingt minutes que je veux lui faire entendre raison… Elle pleure parce que tu l'as appelée dinde.
— Oui, madame…, c'est bien dur…, c'est bien dur…, bégaya
Zoé, étranglée par une nouvelle crise de sanglots.
Du coup, ce spectacle attendrit la jeune femme. Elle eut de bonnes paroles. Et, comme l'autre ne se calmait pas, elle s'accroupit devant elle, la prit à la taille, dans un geste de familiarité affectueuse.
— Mais, bête, j'ai dit dinde comme j'aurais dit autre chose. Est-ce que je sais! J'étais en colère… Là, j'ai eu tort, calme-toi.
— Moi qui aime tant madame…, balbutiait Zoé. Après tout ce que j'ai fait pour madame…
Alors, Nana embrassa la femme de chambre. Puis, voulant montrer qu'elle n'était pas fâchée, elle lui donna une robe qu'elle avait mise trois fois. Leurs querelles finissaient toujours par des cadeaux. Zoé se tamponnait les yeux avec son mouchoir. Elle emporta la robe sur son bras, elle dit encore qu'on était bien triste à la cuisine, que Julien et François n'avaient pas pu manger, tant la colère de madame leur coupait l'appétit. Et madame leur envoya un louis, comme un gage de réconciliation. Le chagrin, autour d'elle, la faisait trop souffrir.
Nana retournait au salon, heureuse d'avoir arrangé cette brouille qui l'inquiétait sourdement pour le lendemain, lorsque Satin lui parla vivement à l'oreille. Elle se plaignait, elle menaçait de s'en aller, si ces hommes la taquinaient encore; et elle exigeait que sa chérie les flanquât tous à la porte, cette nuit-là. Ça leur apprendrait. Puis, ce serait si gentil de rester seules, toutes les deux! Nana, reprise de souci, jurait que ce n'était pas possible. Alors, l'autre la rudoya en enfant violente, imposant son autorité.
— Je veux, entends-tu!… Renvoie-les ou c'est moi qui file!
Et elle rentra dans le salon, elle s'étendit au fond d'un divan, à l'écart, près de la fenêtre, silencieuse et comme morte, ses grands yeux fixés sur Nana, attendant.
Ces messieurs concluaient contre les nouvelles théories criminalistes; avec cette belle invention de l'irresponsabilité dans certains cas pathologiques, il n'y avait plus de criminels, il n'y avait que des malades. La jeune femme, qui approuvait de la tête, cherchait de quelle façon elle congédierait le comte. Les autres allaient partir; mais lui s'entêterait sûrement. En effet, lorsque Philippe se leva pour se retirer, Georges le suivit aussitôt; sa seule inquiétude était de laisser son frère derrière lui. Vandeuvres resta quelques minutes encore; il tâtait le terrain, il attendait de savoir si, par hasard, une affaire n'obligerait pas Muffat à lui céder la place; puis, quand il le vit s'installer carrément pour la nuit, il n'insista pas, il prit congé en homme de tact. Mais, comme il se dirigeait vers la porte, il aperçut Satin, avec son regard fixe; et, comprenant sans doute, amusé, il vint lui serrer la main.
— Hein? nous ne sommes pas fâchés? murmura-t-il.
Pardonne-moi… Tu es la plus chic, parole d'honneur!
Satin dédaigna de répondre. Elle ne quittait pas des yeux Nana et le comte restés seuls. Ne se gênant plus, Muffat était venu se mettre près de la jeune femme, et lui avait pris les doigts, qu'il baisait. Alors, elle, cherchant une transition, demanda si sa fille Estelle allait mieux. La veille, il s'était plaint de la tristesse de cette enfant; il ne pouvait vivre une journée heureuse chez lui, avec sa femme toujours dehors et sa fille enfermée dans un silence glacé. Nana, pour ces affaires de famille, se montrait toujours pleine de bons avis. Et, comme Muffat s'abandonnant, la chair et l'esprit détendus, recommençait ses doléances.
— Si tu la mariais? dit-elle en se souvenant de la promesse qu'elle avait faite.
Tout de suite, elle osa parler de Daguenet. Le comte, à ce nom, eut une révolte. Jamais, après ce qu'elle lui avait appris!
Elle fit l'étonnée, puis éclata de rire; et le prenant par le cou:
— Oh! le jaloux, si c'est possible!… Raisonne un peu. On t'avait dit du mal de moi, j'étais furieuse… Aujourd'hui, je serais désolée…
Mais, par-dessus l'épaule de Muffat, elle rencontra le regard de
Satin. Inquiète, elle le lâcha, elle continua gravement:
— Mon ami, il faut que ce mariage se fasse, je ne veux pas empêcher le bonheur de ta fille… Ce jeune homme est très bien, tu ne saurais trouver mieux.
Et elle se lança dans un éloge extraordinaire de Daguenet. Le comte lui avait repris les mains; il ne disait plus non, il verrait, on causerait de cela. Puis, comme il parlait de se coucher, elle baissa la voix, elle donna des raisons. Impossible, elle était indisposée; s'il l'aimait un peu, il n'insisterait pas. Pourtant, il s'entêtait, il refusait de partir, et elle faiblissait, lorsque de nouveau elle rencontra le regard de Satin. Alors, elle fut inflexible. Non, ça ne se pouvait pas. Le comte, très ému, l'air souffrant, s'était levé et cherchait son chapeau. Mais, à la porte, il se rappela la parure de saphirs, dont il sentait l'écrin dans sa poche; il voulait la cacher au fond du lit pour qu'elle la trouvât avec ses jambes, en se couchant la première; une surprise de grand enfant qu'il méditait depuis le dîner. Et, dans son trouble, dans son angoisse d'être renvoyé ainsi, il lui remit brusquement l'écrin.
— Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle. Tiens! des saphirs… Ah! oui, cette parure. Comme tu es aimable!… Dis donc, mon chéri, tu crois que c'est la même? Dans la vitrine, ça faisait plus d'effet.
Ce fut tout son remerciement, elle le laissa partir. Il venait d'apercevoir Satin, allongée dans son attente silencieuse. Alors, il regarda les deux femmes; et, n'insistant plus, se soumettant, il descendit. La porte du vestibule n'était pas refermée, que Satin empoigna Nana par la taille, dansa, chanta. Puis, courant vers la fenêtre:
— Faut voir la tête qu'il a sur le trottoir!
Dans l'ombre des rideaux, les deux femmes s'accoudèrent à la rampe de fer forgé. Une heure sonnait. L'avenue de Villiers, déserte, allongeait la double file de ses becs de gaz, au fond de cette nuit humide de mars, que balayaient de grands coups de vent chargés de pluie. Des terrains vagues faisaient des trous de ténèbres; des hôtels en construction dressaient leurs échafaudages sous le ciel noir. Et elles eurent un fou rire, en voyant le dos rond de Muffat, qui s'en allait le long du trottoir mouillé, avec le reflet éploré de son ombre, au travers de cette plaine glaciale et vide du nouveau Paris. Mais Nana fit taire Satin.
— Prends garde, les sergents de ville!
Alors, elles étouffèrent leurs rires, regardant avec une peur sourde, de l'autre côté de l'avenue, deux figures noires qui marchaient d'un pas cadencé. Nana, dans son luxe, dans sa royauté de femme obéie, avait conservé une épouvante de la police, n'aimant pas à en entendre parler, pas plus que de la mort. Elle éprouvait un malaise, quand un sergent de ville levait les yeux sur son hôtel. On ne savait jamais avec ces gens-là. Ils pourraient très bien les prendre pour des filles, s'ils les entendaient rire, à cette heure de nuit. Satin s'était serrée contre Nana, dans un petit frisson. Pourtant, elles restèrent, intéressées par l'approche d'une lanterne, dansante au milieu des flaques de la chaussée. C'était une vieille chiffonnière qui fouillait les ruisseaux. Satin la reconnut.
— Tiens! dit-elle, la reine Pomaré avec son cachemire d'osier!
Et, tandis qu'un coup de vent leur fouettait à la face une poussière d'eau, elle racontait à sa chérie l'histoire de la reine Pomaré. Oh! une fille superbe autrefois, qui occupait tout Paris de sa beauté; et un chien, et un toupet, les hommes conduits comme des bêtes, de grands personnages pleurant dans son escalier! A présent, elle se soûlait, les femmes du quartier, pour rire un peu, lui faisaient boire de l'absinthe; puis, sur les trottoirs, les galopins la poursuivaient à coups de pierre. Enfin, une vraie dégringolade, une reine tombée dans la crotte! Nana écoutait, toute froide.
— Tu vas voir, ajouta Satin.
Elle siffla comme un homme. La chiffonnière, qui se trouvait sous la fenêtre, leva la tête et se montra, à la lueur jaune de sa lanterne. C'était, dans ce paquet de haillons, sous un foulard en loques, une face bleuie, couturée, avec le trou édenté de la bouche et les meurtrissures enflammées des yeux. Et, Nana, devant cette vieillesse affreuse de fille noyée dans le vin, eut un brusque souvenir, vit passer au fond des ténèbres la vision de Chamont, cette Irma d'Anglars, cette ancienne roulure comblée d'ans et d'honneurs, montant le perron de son château au milieu d'un village prosterné. Alors, comme Satin sifflait encore, riant de la vieille qui ne la voyait pas:
— Finis donc, les sergents de ville! murmura-t-elle d'une voix changée. Rentrons vite, mon chat.
Les pas cadencés revenaient. Elles fermèrent la fenêtre. En se retournant, Nana, grelottante, les cheveux mouillés, resta un instant saisie devant son salon, comme si elle avait oublié et qu'elle fût rentrée dans un endroit inconnu. Elle retrouvait là un air si tiède, si parfumé, qu'elle en éprouvait une surprise heureuse. Les richesses entassées, les meubles anciens, les étoffes de soie et d'or, les ivoires, les bronzes, dormaient dans la lumière rose des lampes; tandis que, de tout l'hôtel muet, montait la sensation pleine d'un grand luxe, la solennité des salons de réception, l'ampleur confortable de la salle à manger, le recueillement du vaste escalier, avec la douceur des tapis et des sièges. C'était un élargissement brusque d'elle-même, de ses besoins de domination et de jouissance, de son envie de tout avoir pour tout détruire. Jamais elle n'avait senti si profondément la force de son sexe. Elle promena un lent regard, elle dit d'un air de grave philosophie:
— Ah bien! on a tout de même joliment raison de profiter, quand on est jeune!
Mais déjà Satin, sur les peaux d'ours de la chambre à coucher, se roulait et l'appelait.
— Viens donc! viens donc!
Nana se déshabilla dans le cabinet de toilette. Pour aller plus vite, elle avait pris à deux mains son épaisse chevelure blonde, et elle la secouait au-dessus de la cuvette d'argent, pendant qu'une grêle de longues épingles tombaient, sonnant un carillon sur le métal clair.
XI
Ce dimanche-là, par un ciel orageux des premières chaleurs de juin, on courait le Grand Prix de Paris au bois de Boulogne. Le matin, le soleil s'était levé dans une poussière rousse. Mais, vers onze heures, au moment où les voitures arrivaient à l'hippodrome de Longchamp, un vent du sud avait balayé les nuages; des vapeurs grises s'en allaient en longues déchirures, des trouées d'un bleu intense s'élargissaient d'un bout à l'autre de l'horizon. Et, dans les coups de soleil qui tombaient entre deux nuées, tout flambait brusquement, la pelouse peu à peu emplie d'une cohue d'équipages, de cavaliers et de piétons, la piste encore vide, avec la guérite du juge, le poteau d'arrivée, les mâts des tableaux indicateurs, puis en face, au milieu de l'enceinte du pesage, les cinq tribunes symétriques, étageant leurs galeries de briques et de charpentes. Au-delà, la vaste plaine s'aplatissait, se noyait dans la lumière de midi, bordée de petits arbres, fermée à l'ouest par les coteaux boisés de Saint-Cloud et de Suresnes, que dominait le profil sévère du mont Valérien.
Nana, passionnée, comme si le Grand Prix allait décider de sa fortune, voulut se placer contre la barrière, à côté du poteau d'arrivée. Elle était venue de très bonne heure, une des premières, dans son landau garni d'argent, attelé à la Daumont de quatre chevaux blancs magnifiques, un cadeau du comte Muffat. Quand elle avait paru à l'entrée de la pelouse, avec deux postillons trottant sur les chevaux de gauche, et deux valets de pied, immobiles derrière la voiture, une bousculade s'était produite parmi la foule, comme au passage d'une reine. Elle portait les couleurs de l'écurie Vandeuvres, bleu et blanc, dans une toilette extraordinaire: le petit corsage et la tunique de soie bleue collant sur le corps, relevés derrière les reins en un pouf énorme, ce qui dessinait les cuisses d'une façon hardie, par ces temps de jupes ballonnées; puis, la robe de satin blanc, les manches de satin blanc, une écharpe de satin blanc en sautoir, le tout orné d'une guipure d'argent que le soleil allumait. Avec ça, crânement, pour ressembler davantage à un jockey, elle s'était posé une toque bleue à plume blanche sur son chignon, dont les mèches jaunes lui coulaient au milieu du dos, pareilles à une énorme queue de poils roux.
Midi sonnait. C'était plus de trois heures à attendre, pour la course du Grand Prix. Lorsque le landau se fut rangé contre la barrière, Nana se mit à l'aise, comme chez elle. Elle avait eu le caprice d'amener Bijou et Louiset. Le chien, couché dans ses jupes, tremblait de froid, malgré la chaleur; tandis que l'enfant, attifé de rubans et de dentelles, avait une pauvre petite figure de cire, muette, pâlie par le grand air. Cependant, la jeune femme, sans s'inquiéter des voisins, causait très haut avec Georges et Philippe Hugon, assis devant elle, sur l'autre banquette, parmi un tel tas de bouquets, des roses blanches et des myosotis bleus, qu'ils disparaissaient jusqu'aux épaules.
— Alors, disait-elle, comme il m'assommait, je lui ai montré la porte… Et voilà deux jours qu'il boude.
Elle parlait de Muffat, seulement elle n'avouait pas aux jeunes gens la vraie cause de cette première querelle. Un soir, il avait trouvé dans sa chambre un chapeau d'homme, une toquade bête, un passant ramené par ennui.
— Vous ne savez pas comme il est drôle, continua-t-elle, s'amusant des détails qu'elle donnait. Au fond, c'est un cagot fini… Ainsi, il dit sa prière tous les soirs. Parfaitement. il croit que je ne m'aperçois de rien, parce que je me couche la première, ne voulant pas le gêner; mais je le guigne de l'oeil, il bredouille, il fait son signe de croix en se tournant pour m'enjamber et aller se mettre au fond…
— Tiens! c'est malin, murmura Philippe. Avant et après, alors?
Elle eut un beau rire.
— Oui, c'est ça, avant et après. Quand je m'endors, je l'entends de nouveau qui bredouille… Mais ce qui devient embêtant, c'est que nous ne pouvons plus nous disputer, sans qu'il retombe dans les curés. Moi, j'ai toujours eu de la religion. Sans doute, blaguez si vous voulez, ça ne m'empêchera pas de croire ce que je crois… Seulement, il est trop raseur, il sanglote, il parle de ses remords. Ainsi, avant-hier, après notre attrapage, il a eu une vraie crise, je n'étais pas rassurée du tout…
Mais elle s'interrompit pour dire:
— Regardez donc, voilà les Mignon qui arrivent. Tiens! ils ont amené les enfants… Sont-ils fagotés, ces petits!
Les Mignon étaient dans un landau aux couleurs sévères, un luxe cossu de bourgeois enrichis. Rose, en robe de soie grise, garnie de bouillonnés et de noeuds rouges, souriait, heureuse de la joie d'Henri et de Charles, assis sur la banquette de devant, engoncés dans leurs tuniques trop larges de collégien. Mais, quand le landau fut venu se ranger près de la barrière, et qu'elle aperçut Nana triomphante au milieu de ses bouquets, avec ses quatre chevaux et sa livrée, elle pinça les lèvres, très raide, tournant la tête. Mignon, au contraire, la mine fraîche, l'oeil gai, envoya un salut de la main. Lui, par principe, restait en dehors des querelles de femmes.
— A propos, reprit Nana, connaissez-vous un petit vieux bien propre, avec des dents mauvaises?… Un monsieur Venot… Il est venu me voir ce matin.
— Monsieur Venot, dit Georges stupéfait. Pas possible! C'est un jésuite.
— Précisément, j'ai flairé ça. Oh! vous n'avez pas idée de la conversation! Ç'a été d'un drôle!… Il m'a parlé du comte, de son ménage désuni, me suppliant de rendre le bonheur à une famille… Très poli d'ailleurs, très souriant… Alors, moi, je lui ai répondu que je ne demandais pas mieux, et je me suis engagée à remettre le comte avec sa femme… Vous savez, ce n'est pas une blague, je serais enchantée de les voir tous heureux, ces gens! Puis, ça me soulagerait, car il y a des jours, vrai! où il m'assomme.
Sa lassitude des derniers mois lui échappait dans ce cri de son coeur. Avec ça, le comte paraissait avoir de gros embarras d'argent; il était soucieux, le billet signé à Labordette menaçait de n'être pas payé.
— Justement, la comtesse est là-bas, dit Georges, dont les regards parcouraient les tribunes.
— Où donc? s'écria Nana. A-t-il des yeux, ce bébé!… Tenez mon ombrelle, Philippe.
Mais Georges, d'un mouvement brusque, avait devancé son frère, ravi de porter l'ombrelle de soie bleue à frange d'argent. Nana promenait une énorme jumelle.
— Ah! oui, je la vois, dit-elle enfin. Dans la tribune de droite, près d'un pilier, n'est-ce pas? Elle est en mauve, avec sa fille en blanc, à côté d'elle… Tiens! Daguenet qui va les saluer.
Alors, Philippe parla du prochain mariage de Daguenet avec cette perche d'Estelle. C'était une chose faite, on publiait les bans. La comtesse résistait d'abord; mais le comte, disait-on, avait imposé sa volonté. Nana souriait.
— Je sais, je sais, murmura-t-elle. Tant mieux pour Paul. C'est un gentil garçon, il mérite ça.
Et, se penchant vers Louiset:
— Tu t'amuses, dis?… Quelle mine sérieuse!
L'enfant, sans un sourire, regardait tout ce monde, l'air très vieux, comme plein de réflexions tristes sur ce qu'il voyait. Bijou, chassé des jupes de la jeune femme qui remuait beaucoup, était allé trembler contre le petit.
Cependant, la pelouse s'emplissait. Des voitures, continuellement, arrivaient par la porte de la Cascade, en une file compacte, interminable. C'étaient de grands omnibus, la Pauline partie du boulevard des Italiens, chargée de ses cinquante voyageurs, et qui allait se ranger à droite des tribunes; puis, des dog-cart, des victorias, des landaus d'une correction superbe, mêlés à des fiacres lamentables que des rosses secouaient; et des four-in-hand, poussant leurs quatre chevaux, et des mail-coach, avec les maîtres en l'air, sur les banquettes, laissant à l'intérieur les domestiques garder les paniers de champagne; et encore des araignées dont les roues immenses jetaient un éblouissement d'acier, des tandems légers, fins comme des pièces d'horlogerie, qui filaient au milieu d'un bruit de grelots. Par moments, un cavalier passait, un flot de piétons courait, effaré, à travers les équipages. Sur l'herbe, tout d'un coup, le roulement lointain qui venait des allées du Bois cessait dans un frôlement sourd; on n'entendait plus que le brouhaha de la foule croissante, des cris, des appels, des claquements de fouet, envolés dans le plein air. Et, lorsque le soleil, sous les coups de vent, reparaissait au bord d'un nuage, une traînée d'or courait, allumait les harnais et les panneaux vernis, incendiait les toilettes; tandis que, dans cette poussière de clarté, les cochers, très hauts sur leurs sièges, flambaient avec leurs grands fouets.
Mais Labordette descendait d'une calèche où Gaga, Clarisse et Blanche de Sivry lui avaient réservé une place. Comme il se hâtait pour traverser la piste et entrer dans l'enceinte du pesage, Nana le fit appeler par Georges. Puis, quand il fut là:
— A combien suis-je? demanda-t-elle en riant.
Elle voulait parler de Nana, la pouliche, cette Nana qui s'était laissé battre honteusement dans le prix de Diane, et qui même, en avril et en mai derniers, n'avait pas été placée, en courant le prix Des Cars et la Grande Poule des Produits, gagnés par Lusignan, l'autre cheval de l'écurie Vandeuvres. Du coup, Lusignan était passé grand favori; depuis la veille, on le prenait couramment à deux contre un.
— Toujours à cinquante, répondit Labordette.
— Diable! je ne vaux pas cher, reprit Nana, que cette plaisanterie amusait. Alors, je ne me prends pas… Non, fichtre! je ne mets pas un louis sur moi.
Labordette, très pressé, repartait; mais elle le rappela. Elle voulait un conseil. Lui, qui gardait des relations dans le monde des entraîneurs et des jockeys, avait des renseignements particuliers sur les écuries. Vingt fois déjà ses pronostics s'étaient réalisés. Le roi des tipsters, comme on le nommait.
— Voyons, quels chevaux dois-je prendre? répétait la jeune femme. A combien est l'Anglais?
— Spirit? à trois… Valerio II, à trois également… Puis, tous les autres, Cosinus à vingt-cinq, Hasard à quarante, Boum à trente, Pichenette à trente-cinq, Frangipane à dix…
— Non, je ne parie pas pour l'Anglais, moi. Je suis patriote… Hein? peut-être Valerio II; le duc de Corbreuse avait l'air rayonnant tout à l'heure… Eh! non! après tout. Cinquante louis sur Lusignan, qu'en dis-tu?
Labordette la regardait d'un air singulier. Elle se pencha, elle l'interrogea à voix basse, car elle savait que Vandeuvres le chargeait de prendre pour lui aux bookmakers, afin de parier plus à l'aise. S'il avait appris quelque chose, il pouvait bien le dire. Mais Labordette, sans s'expliquer, la décida à s'en remettre à son flair; il placerait ses cinquante louis comme il l'entendrait, et elle ne s'en repentirait pas.
— Tous les chevaux que tu voudras! cria-t-elle gaiement, en le laissant aller; mais pas de Nana, c'est une rosse!
Ce fut un accès de fou rire dans la voiture. Les jeunes gens trouvaient le mot très drôle; tandis que Louiset, sans comprendre, levait ses yeux pâles vers sa mère, dont les éclats de voix le surprenaient. Labordette, d'ailleurs, ne put encore s'échapper. Rose Mignon lui avait fait un signe; et elle lui donnait des ordres, il inscrivait des chiffres sur un calepin. Puis, ce furent Clarisse et Gaga qui le rappelèrent, pour changer leurs paris; elles avaient entendu des mots dans la foule, elles ne voulaient plus de Valerio II et prenaient Lusignan; lui, impassible, écrivait. Enfin, il se sauva, on le vit qui disparaissait, de l'autre côté de la piste, entre deux tribunes.
Les voitures arrivaient toujours. Maintenant, elles se rangeaient sur une cinquième file, s'élargissant le long de la barrière en une masse profonde, toute bariolée par les taches claires des chevaux blancs. Puis, au-delà, c'était une débandade d'autres voitures, isolées, comme échouées dans l'herbe, un pêle-mêle de roues, d'attelages jetés en tous sens, côte à côte, de biais, en travers, tête contre tête. Et, sur les nappes de gazon restées libres, les cavaliers trottaient, les gens à pied mettaient des groupes noirs continuellement en marche. Au-dessus de ce champ de foire, dans la chinure brouillée de la foule, les buvettes haussaient leurs tentes de toile grise, que les coups de soleil blanchissaient. Mais la bousculade, des tas de monde, des remous de chapeaux, avait surtout lieu autour des bookmakers, montés dans des voitures découvertes, gesticulant comme des dentistes, avec leurs cotes près d'eux, collées sur de hautes planches.
— C'est bête tout de même, de ne pas savoir pour quel cheval on parie, disait Nana. Faut que je risque quelques louis moi-même.
Elle s'était mise debout pour choisir un bookmaker qui eût une bonne figure. Cependant, elle oublia son désir, en apercevant toute une foule de sa connaissance. Outre les Mignon, outre Gaga, Clarisse et Blanche, il y avait là, à droite, à gauche, en arrière, au milieu de la masse des voitures qui maintenant emprisonnait son landau, Tatan Néné en compagnie de Maria Blond dans une victoria, Caroline Héquet avec sa mère et deux messieurs dans une calèche, Louise Violaine toute seule, conduisant elle-même un petit panier enrubanné aux couleurs de l'écurie Méchain, orange et vert, Léa de Horn sur une banquette haute de mail-coach, où une bande de jeunes gens faisait un vacarme. Plus loin, dans un huit-ressorts d'une tenue aristocratique, Lucy Stewart, en robe de soie noire très simple, prenait des airs de distinction, à côté d'un grand jeune homme qui portait l'uniforme des aspirants de marine. Mais ce qui stupéfia Nana, ce fut de voir arriver Simonne dans un tandem que Steiner conduisait, avec un laquais derrière, immobile, les bras croisés; elle était éblouissante, toute en satin blanc, rayé de jaune, couverte de diamants depuis la ceinture jusqu'au chapeau; tandis que le banquier, allongeant un fouet immense, lançait les deux chevaux attelés en flèche, le premier un petit alezan doré, au trot de souris, le second un grand bai brun, un stepper, qui trottait les jambes hautes.
— Bigre! dit Nana, ce voleur de Steiner vient donc une fois encore de nettoyer la Bourse!… Hein? Simonne a-t-elle un chic! C'est trop, on va l'empoigner.
Pourtant, elle échangea un salut, de loin. Elle agitait la main, elle souriait, se tournait, n'oubliait personne pour se faire voir de tous. Et elle continuait de causer.
— Mais c'est son fils que Lucy traîne avec elle! Il est gentil, en uniforme… Voilà donc pourquoi elle prend son air! Vous savez qu'elle a peur de lui et qu'elle se fait passer pour une actrice… Pauvre jeune homme, tout de même! il ne semble pas se douter.
— Bah! murmura Philippe en riant, quand elle voudra, elle lui trouvera une héritière en province.
Nana se taisait. Elle venait d'apercevoir, au plus épais des équipages, la Tricon. Arrivée dans un fiacre, d'où elle ne voyait rien, la Tricon était tranquillement montée sur le siège du cocher. Et, là-haut, redressant sa grande taille, avec sa figure noble aux longues anglaises, elle dominait la foule, elle semblait régner sur son peuple de femmes. Toutes lui souriaient, discrètement. Elle, supérieure, affectait de ne pas les connaître. Elle n'était pas là pour travailler, elle suivait les courses par plaisir, joueuse enragée, ayant la passion des chevaux.
— Tiens! cet idiot de la Faloise! dit Georges tout à coup.
Ce fut un étonnement. Nana ne reconnaissait plus son la Faloise. Depuis qu'il avait hérité, il était devenu d'un chic extraordinaire. Le col brisé, vêtu d'une étoffe de couleur tendre qui collait à ses maigres épaules, coiffé de petits bandeaux, il affectait un dandinement de lassitude, une voix molle, avec des mots d'argot, des phrases qu'il ne se donnait pas la peine de finir.
— Mais il est très bien! déclara Nana, séduite.
Gaga et Clarisse avaient appelé la Faloise, se jetant à sa tête, tâchant de le reprendre. Il les quitta tout de suite, avec un déhanchement de blague et de dédain. Nana l'éblouit, il accourut, se tint sur le marchepied de la voiture; et, comme elle le plaisantait au sujet de Gaga, il murmura:
— Ah! non, fini, la vieille garde! Faut plus me la faire! Et puis, vous savez, c'est vous, maintenant, ma Juliette…
Il avait mis la main sur son coeur. Nana riait beaucoup de cette déclaration si brusque, en plein air. Mais elle reprit:
— Dites donc, ce n'est pas tout ça. Vous me faites oublier que je veux parier… Georges, tu vois ce bookmaker, là-bas, le gros rouge, avec des cheveux crépus. Il a une tête de sale canaille qui me plaît… Tu vas aller lui prendre… Hein? que peut-on bien lui prendre?
— Moi, pas patriote, oh! non! bégayait la Faloise, moi, tout sur l'Anglais… Très chic, si l'Anglais gagne! à Chaillot, les Français!
Nana fut scandalisée. Alors, on discuta les mérites des chevaux. La Faloise, pour affecter d'être très au courant, les traitait tous de rosses. Frangipane, au baron Verdier, était par The Truth et Lenore; un grand bai, qui aurait eu des chances, si on ne l'avait pas fourbu à l'entraînement. Quant à Valerio II, de l'écurie Corbreuse, il n'était pas prêt, il avait eu des tranchées en avril; oh! on cachait ça, mais lui en était sûr, parole d'honneur! Et il finit par conseiller Hasard, un cheval de l'écurie Méchain, le plus défectueux de tous, dont personne ne voulait. Fichtre! Hasard, une forme superbe, et une action! Voilà une bête qui allait surprendre son monde!
— Non, dit Nana. Je vais mettre dix louis sur Lusignan et cinq sur Boum.
Du coup, la Faloise éclata.
— Mais, ma chère, infect, Boum! Prenez pas ça! Gasc lui-même lâche son cheval… Et votre Lusignan, jamais! Des blagues! Par Lamb et Princess, songez donc! Jamais, par Lamb et Princess! tous trop courts de jambes!
Il s'étranglait. Philippe fit remarquer que pourtant Lusignan
avait gagné le prix Des Cars et la Grande Poule des Produits.
Mais l'autre repartit. Qu'est-ce que ça prouvait? Rien du tout.
Au contraire, il fallait se défier. Et, d'ailleurs, c'était
Gresham qui montait Lusignan; alors, qu'on lui fichât la paix!
Gresham avait la guigne, jamais il n'arrivait.
Et, d'un bout à l'autre de la pelouse, la discussion qui s'élevait dans le landau de Nana semblait s'élargir. Des voix glapissantes montaient, la passion du jeu soufflait, allumant les visages, détraquant les gestes; tandis que les bookmakers, perchés sur leurs voitures, criaient des cotes, inscrivaient des chiffres, furieusement. Il n'y avait là que le fretin des parieurs, les forts paris se faisaient dans l'enceinte du pesage; et c'était une âpreté des petites bourses risquant cent sous, toutes les convoitises étalées pour un gain possible de quelques louis. En somme, la grande bataille se livrait entre Spirit et Lusignan. Des Anglais, reconnaissables, se promenaient parmi les groupes, comme chez eux, la face enflammée, triomphant déjà. Bramah, un cheval de lord Reading, avait gagné le Grand Prix, l'année précédente: défaite dont les coeurs saignaient encore. Cette année, ce serait un désastre, si la France était battue de nouveau. Aussi toutes ces dames se passionnaient-elles, par orgueil national. L'écurie Vandeuvres devenait le rempart de notre honneur, on poussait Lusignan, on le défendait, on l'acclamait. Gaga, Blanche, Caroline et les autres pariaient pour Lusignan. Lucy Stewart s'abstenait, à cause de son fils; mais le bruit courait que Rose Mignon avait donné commission à Labordette pour deux cents louis. Seule, la Tricon, assise près de son cocher, attendait la dernière minute; très froide au milieu des querelles, dominant le tapage croissant où les noms des chevaux revenaient, dans des phrases vives de Parisiens, mêlées aux exclamations gutturales des Anglais, elle écoutait, elle prenait des notes, d'un air de majesté.
— Et Nana? dit Georges. Personne n'en demande?
Personne n'en demandait, en effet; on n'en parlait même pas. L'outsider de l'écurie Vandeuvres disparaissait dans la popularité de Lusignan. Mais la Faloise leva les bras en l'air, disant:
— J'ai une inspiration… Je mets un louis sur Nana.
— Bravo! je mets deux louis, dit Georges.
— Moi, trois louis, ajouta Philippe.
Et ils montèrent, ils firent leur cour, plaisamment, lançant des chiffres, comme s'ils s'étaient disputé Nana aux enchères. La Faloise parlait de la couvrir d'or. D'ailleurs, tout le monde devait mettre, on allait racoler des parieurs. Mais, comme les trois jeunes gens s'échappaient, pour faire de la propagande, Nana leur cria:
— Vous savez, je n'en veux pas, moi! Pour rien au monde!…
Georges, dix louis sur Lusignan et cinq sur Valerio II.
Cependant, ils s'étaient lancés. Égayée, elle les regardait se couler entre les roues, se baisser sous les têtes des chevaux, battre la pelouse entière. Dès qu'ils reconnaissaient quelqu'un dans une voiture, ils accouraient, ils poussaient Nana. Et c'étaient de grands éclats de rire qui passaient sur la foule, lorsque parfois ils se retournaient, triomphants, indiquant des nombres avec le doigt, tandis que la jeune femme, debout, agitait son ombrelle. Pourtant, ils faisaient d'assez pauvre besogne. Quelques hommes se laissaient convaincre; par exemple, Steiner, que la vue de Nana remuait, risqua trois louis. Mais les femmes refusaient, absolument. Merci, pour perdre à coup sûr! Puis, ce n'était pas pressé de travailler au succès d'une sale fille qui les écrasait toutes, avec ses quatre chevaux blancs, ses postillons, son air d'avaler le monde. Gaga et Clarisse, très pincées, demandèrent à la Faloise s'il se fichait d'elles. Quand Georges, hardiment, se présenta devant le landau des Mignon, Rose, outrée, tourna la tête, sans répondre. Il fallait être une jolie ordure, pour laisser donner son nom à un cheval! Au contraire, Mignon suivit le jeune homme, l'air amusé, disant que les femmes portaient toujours bonheur.
— Eh bien? demanda Nana, quand les jeunes gens revinrent, après une longue visite aux bookmakers.
— Vous êtes à quarante, dit la Faloise.
— Comment? à quarante! cria-t-elle, stupéfaite. J'étais à cinquante… Que se passe-t-il?
Labordette, justement, avait reparu. On fermait la piste, une volée de cloche annonçait la première course. Et, dans le brouhaha d'attention, elle le questionna sur cette hausse brusque de la cote. Mais il répondit évasivement; sans doute des demandes s'étaient produites. Elle dut se contenter de cette explication. D'ailleurs, Labordette, l'air préoccupé, lui annonça que Vandeuvres allait venir, s'il pouvait s'échapper.
La course s'achevait, comme inaperçue dans l'attente du Grand Prix, lorsqu'un nuage creva sur l'Hippodrome. Depuis un instant, le soleil avait disparu, un jour livide assombrissait la foule. Le vent se leva, ce fut un brusque déluge, des gouttes énormes, des paquets d'eau qui tombaient. il y eut une minute de confusion, des cris, des plaisanteries, des jurements, au milieu du sauve-qui-peut des piétons galopant et se réfugiant sous les tentes des buvettes. Dans les voitures, les femmes tâchaient de s'abriter, tenaient à deux mains leurs ombrelles, pendant que les laquais effarés couraient aux capotes. Mais l'averse cessait déjà, le soleil resplendissait dans la poussière de pluie qui volait encore. Une déchirure bleue s'ouvrait derrière la nuée, emportée au-dessus du Bois. Et c'était comme une gaieté du ciel, soulevant les rires des femmes rassurées; tandis que la nappe d'or, dans l'ébrouement des chevaux, dans la débandade et l'agitation de cette foule trempée qui se secouait, allumait la pelouse toute ruisselante de gouttes de cristal.
— Ah! ce pauvre Louiset! dit Nana. Es-tu beaucoup mouillé, mon chéri?
Le petit, sans parler, se laissa essuyer les mains. La jeune femme avait pris son mouchoir. Elle tamponna ensuite Bijou, qui tremblait plus fort. Ce ne serait rien, quelques taches sur le satin blanc de sa toilette; mais elle s'en fichait. Les bouquets, rafraîchis, avaient un éclat de neige; et elle en respirait un, heureuse, mouillant ses lèvres comme dans de la rosée.
Cependant, ce coup de pluie avait brusquement empli les tribunes. Nana regardait avec sa jumelle. A cette distance, on distinguait seulement une masse compacte et brouillée, entassée sur les gradins, un fond sombre que les taches pâles des figures éclairaient. Le soleil glissait par des coins de toiture, écornait la foule assise d'un angle de lumière, où les toilettes semblaient déteindre. Mais Nana s'amusait surtout des dames que l'averse avait chassées des rangées de chaises, alignées sur le sable, au pied des tribunes. Comme l'entrée de l'enceinte du pesage était absolument interdite aux filles, Nana faisait des remarques pleines d'aigreur sur toutes ces femmes comme il faut, qu'elle trouvait fagotées, avec de drôles de têtes.
Une rumeur courut, l'impératrice entrait dans la petite tribune centrale, un pavillon en forme de chalet, dont le large balcon était garni de fauteuils rouges.
— Mais c'est lui! dit Georges. Je ne le croyais pas de service, cette semaine.
La figure raide et solennelle du comte Muffat avait paru derrière l'impératrice. Alors, les jeunes gens plaisantèrent, regrettant que Satin ne fût pas là, pour aller lui taper sur le ventre. Mais Nana rencontra au bout de sa jumelle la tête du prince d'Écosse, dans la tribune impériale.
— Tiens! Charles! cria-t-elle.
Elle le trouvait engraissé. En dix-huit mois, il s'était élargi.
Et elle donna des détails: oh! un gaillard bâti solidement.
Autour d'elle, dans les voitures de ces dames, on chuchotait que le comte l'avait lâchée. C'était toute une histoire. Les Tuileries se scandalisaient de la conduite du chambellan, depuis qu'il s'affichait. Alors, pour garder sa situation, il venait de rompre. La Faloise, carrément, rapporta cette histoire à la jeune femme, s'offrant de nouveau, en l'appelant «sa Juliette». Mais elle eut un beau rire, elle dit:
— Cet imbécile… Vous ne le connaissez pas; je n'ai qu'à faire pst! pour qu'il lâche tout.
Depuis un instant, elle examinait la comtesse Sabine et Estelle. Daguenet était encore près de ces dames. Fauchery, qui arrivait, dérangeait le monde pour les saluer; et lui aussi restait là, l'air souriant. Alors, elle continua, en montrant les tribunes d'un geste dédaigneux:
— Puis, vous savez, ces gens ne m'épatent plus, moi!… Je les connais trop. Faut voir ça au déballage!… Plus de respect! fini le respect! Saleté en bas, saleté en haut, c'est toujours saleté et compagnie… Voilà pourquoi je ne veux pas qu'on m'embête.
Et son geste s'élargissait, montrant des palefreniers qui amenaient les chevaux sur la piste, jusqu'à la souveraine causant avec Charles, un prince, mais un salaud de même.
— Bravo, Nana!… Très chic, Nana!… cria la Faloise enthousiasmé.
Des coups de cloche se perdaient dans le vent, les courses continuaient. On venait de courir le prix d'Ispahan, que Berlingot, un cheval de l'écurie Méchain, avait gagné. Nana rappela Labordette, pour demander des nouvelles de ses cent louis; il se mit à rire, il refusa de lui faire connaître ses chevaux, afin de ne pas déranger la chance, disait-il. Son argent était bien placé, elle verrait tout à l'heure. Et comme elle lui avouait ses paris, dix louis sur Lusignan et cinq sur Valerio II, il haussa les épaules, ayant l'air de dire que les femmes faisaient quand même des bêtises. Cela l'étonna, elle ne comprenait plus.
A ce moment, la pelouse s'animait davantage. Des lunchs s'organisaient en plein air, en attendant le Grand Prix. On mangeait, on buvait plus encore, un peu partout, sur l'herbe, sur les banquettes élevées des four-in-hand et des mail-coach, dans les victorias, les coupés, les landaus. C'était un étalage de viandes froides, une débandade de paniers de champagne, qui sortaient des caissons, aux mains des valets de pied. Les bouchons partaient avec de faibles détonations, emportées par le vent; des plaisanteries se répondaient, des bruits de verres qui se brisaient mettaient des notes fêlées dans cette gaieté nerveuse. Gaga et Clarisse faisaient avec Blanche un repas sérieux, mangeant des sandwichs sur une couverture étalée, dont elles couvraient leurs genoux. Louise Violaine, descendue de son panier, avait rejoint Caroline Héquet; et, à leurs pieds, dans le gazon, des messieurs installaient une buvette, où venaient boire Tatan, Maria, Simonne et les autres; tandis que, près de là, en l'air, on vidait des bouteilles sur le mail-coach de Léa de Horn, toute une bande se grisant dans le soleil, avec des bravades et des poses, au-dessus de la foule. Mais bientôt on se pressa surtout devant le landau de Nana. Debout, elle s'était mise à verser des verres de champagne aux hommes qui la saluaient. L'un des valets de pied, François, passait les bouteilles, pendant que la Faloise, tâchant d'attraper une voix canaille, lançait un boniment.
— Approchez, messieurs… C'est pour rien… Tout le monde en
aura.
— Taisez-vous donc, mon cher, finit par dire Nana. Nous avons l'air de saltimbanques.
Elle le trouvait bien drôle, elle s'amusait beaucoup. Un instant, elle eut l'idée d'envoyer par Georges un verre de champagne à Rose Mignon, qui affectait de ne pas boire. Henri et Charles s'ennuyaient à crever; ils auraient voulu du champagne, les petits. Mais Georges but le verre, craignant une dispute. Alors, Nana se souvint de Louiset, qu'elle oubliait derrière elle. Peut-être avait-il soif; et elle le força à prendre quelques gouttes de vin, ce qui le fit horriblement tousser.
— Approchez, approchez, messieurs, répétait la Faloise. Ce n'est pas deux sous, ce n'est pas un sou… Nous le donnons…
Mais Nana l'interrompit par une exclamation.
— Eh! Bordenave, là-bas!… Appelez-le, oh! je vous en prie, courez!
C'était Bordenave, en effet, se promenant les mains derrière le dos, avec un chapeau que le soleil rougissait, et une redingote graisseuse, blanchie aux coutures; un Bordenave décati par la faillite, mais quand même furieux, étalant sa misère parmi le beau monde, avec la carrure d'un homme toujours prêt à violer la fortune.
— Bigre! quel chic! dit-il, lorsque Nana lui tendit la main, en
bonne fille.
Puis, après avoir vidé un verre de champagne, il eut ce mot de profond regret:
— Ah! si j'étais femme!… Mais, nom de Dieu! ça ne fait rien! Veux-tu rentrer au théâtre? J'ai une idée, je loue la Gaîté, nous claquons Paris à nous deux… Hein? tu me dois bien ça.
Et il resta, grognant, heureux pourtant de la revoir; car, disait-il, cette sacrée Nana lui mettait du baume dans le coeur, rien qu'à vivre devant lui. C'était sa fille, son vrai sang.
Le cercle grandissait. Maintenant, la Faloise versait, Philippe et Georges racolaient des amis. Une poussée lente amenait peu à peu la pelouse entière. Nana jetait à chacun un rire, un mot drôle. Les bandes de buveurs se rapprochaient, tout le champagne épars marchait vers elle, il n'y avait bientôt plus qu'une foule, qu'un vacarme, autour de son landau; et elle régnait parmi les verres qui se tendaient, avec ses cheveux jaunes envolés, son visage de neige, baigné de soleil. Alors, au sommet, pour faire crever les autres femmes qu'enrageait son triomphe, elle leva son verre plein, dans son ancienne pose de Vénus victorieuse.
Mais quelqu'un la touchait par-derrière, et elle fut surprise, en se retournant, d'apercevoir Mignon sur la banquette. Elle disparut un instant, elle s'assit à son côté, car il venait lui communiquer une chose grave. Mignon disait partout que sa femme était ridicule d'en vouloir à Nana; il trouvait ça bête et inutile.
— Voici, ma chère, murmura-t-il. Méfie-toi, ne fais pas trop enrager Rose… Tu comprends, j'aime mieux te prévenir… Oui, elle a une arme, et comme elle ne t'a jamais pardonné l'affaire de la Petite Duchesse…
— Une arme, dit Nana, qu'est-ce que ça me fiche!
— Écoute donc, c'est une lettre qu'elle a dû trouver dans la poche de Fauchery, une lettre écrite à cette rosse de Fauchery par la comtesse Muffat. Et, dame! là-dedans, c'est clair, ça y est en plein… Alors, Rose veut envoyer la lettre au comte, pour se venger de lui et de toi.
— Qu'est-ce que ça me fiche! répéta Nana. C'est drôle, ça… Ah! ça y est, avec Fauchery. Eh bien! tant mieux, elle m'agaçait. Nous allons rire.
— Mais non, je ne veux pas, reprit vivement Mignon. Un joli scandale! Puis, nous n'avons rien à y gagner…
Il s'arrêta, craignant d'en trop dire. Elle s'écriait que, bien sûr, elle n'irait pas repêcher une femme honnête. Mais, comme il insistait, elle le regarda fixement. Sans doute il avait peur de voir Fauchery retomber dans son ménage, s'il rompait avec la comtesse; c'était ce que Rose voulait, tout en se vengeant, car elle gardait une tendresse pour le journaliste. Et Nana devint rêveuse, elle songeait à la visite de M. Venot, un plan poussait en elle, tandis que Mignon tâchait de la convaincre.
— Mettons que Rose envoie la lettre, n'est-ce pas? Il y a un esclandre. Tu es mêlée là-dedans, on dit que tu es la cause de tout… D'abord, le comte se sépare de sa femme…
— Pourquoi ça, dit-elle, au contraire…
A son tour, elle s'interrompit. Elle n'avait pas besoin de penser tout haut. Enfin, elle eut l'air d'entrer dans les vues de Mignon, pour se débarrasser de lui; et, comme il lui conseillait une soumission auprès de Rose, par exemple une petite visite sur le champ de courses, devant tous, elle répondit qu'elle verrait, qu'elle réfléchirait.
Un tumulte la fit se relever. Sur la piste, des chevaux arrivaient, dans un coup de vent. C'était le prix de la Ville de Paris, que gagnait Cornemuse. Maintenant, le Grand Prix allait être couru, la fièvre augmentait, une anxiété fouettait la foule, piétinant, ondulant, dans un besoin de hâter les minutes. Et, à cette heure dernière, une surprise effarait les parieurs, la hausse continue de la cote de Nana, l'outsider de l'écurie Vandeuvres. Des messieurs revenaient à chaque instant avec une cote nouvelle: Nana était à trente, Nana était à vingt-cinq, puis à vingt, puis à quinze. Personne ne comprenait. Une pouliche battue sur tous les hippodromes, une pouliche dont le matin pas un parieur ne voulait à cinquante! Que signifiait ce brusque affolement? Les uns se moquaient, en parlant d'un joli nettoyage pour les nigauds qui donnaient dans cette farce. D'autres, sérieux, inquiets, flairaient là-dessous quelque chose de louche. Il y avait un coup peut-être. On faisait allusion à des histoires, aux vols tolérés des champs de courses; mais cette fois le grand nom de Vandeuvres arrêtait les accusations, et les sceptiques l'emportaient, en somme, lorsqu'ils prédisaient que Nana arriverait belle dernière.
— Qui est-ce qui monte Nana? demanda la Faloise.
Justement, la vraie Nana reparaissait. Alors, ces messieurs donnèrent à la question un sens malpropre, en éclatant d'un rire exagéré. Nana saluait.
— C'est Price, répondit-elle.
Et la discussion recommença. Price était une célébrité anglaise, inconnue en France. Pourquoi Vandeuvres avait-il fait venir ce jockey, lorsque Gresham montait Nana d'ordinaire? D'ailleurs, on s'étonnait de le voir confier Lusignan à ce Gresham, qui n'arrivait jamais, selon la Faloise. Mais toutes ces remarques se noyaient dans les plaisanteries, les démentis, le brouhaha d'un pêle-mêle d'opinions extraordinaire. On se remettait à vider des bouteilles de champagne pour tuer le temps. Puis, un chuchotement courut, les groupes s'écartèrent. C'était Vandeuvres. Nana affecta d'être fâchée.
— Eh bien! vous êtes gentil, d'arriver à cette heure!… Moi qui brûle de voir l'enceinte du pesage.
— Alors, venez, dit-il, il est temps encore. Vous ferez un tour.
J'ai justement sur moi une entrée pour dame.
Et il l'emmena à son bras, heureuse des regards jaloux dont Lucy, Caroline et les autres la suivaient. Derrière elle, les fils Hugon et la Faloise, restés dans le landau, continuaient à faire les honneurs de son champagne. Elle leur criait qu'elle revenait tout de suite.
Mais Vandeuvres, ayant aperçu Labordette, l'appela; et quelques paroles brèves furent échangées.
— Vous avez tout ramassé?
— Oui.
— Pour combien?
— Quinze cents louis, un peu partout.
Comme Nana tendait curieusement l'oreille, ils se turent. Vandeuvres, très nerveux, avait ses yeux clairs, allumés de petites flammes, qui l'effrayaient la nuit, lorsqu'il parlait de se faire flamber avec ses chevaux. En traversant la piste, elle baissa la voix, elle le tutoya.
— Dis donc, explique-moi… Pourquoi la cote de ta pouliche monte-t-elle? Ça fait un boucan!
Il tressaillit, il laissa échapper:
— Ah! ils causent… Quelle race, ces parieurs! Quand j'ai un favori, ils se jettent tous dessus, et il n'y en a plus pour moi. Puis, quand un outsider est demandé, ils clabaudent, ils crient comme si on les écorchait.
— C'est qu'il faudrait me prévenir, j'ai parié, reprit-elle.
Est-ce qu'elle a des chances?
Une colère soudaine l'emporta, sans raison.
— Hein? fiche-moi la paix… Tous les chevaux ont des chances. La cote monte, parbleu! parce qu'on en a pris. Qui? je ne sais pas… J'aime mieux te laisser, si tu dois m'assommer avec tes questions idiotes.
Ce ton n'était ni dans son tempérament ni dans ses habitudes. Elle fut plus étonnée que blessée. Lui, d'ailleurs, restait honteux; et, comme elle le priait sèchement d'être poli, il s'excusa. Depuis quelque temps, il avait ainsi de brusques changements d'humeur. Personne n'ignorait, dans le Paris galant et mondain, qu'il jouait ce jour-là son dernier coup de cartes. Si ses chevaux ne gagnaient pas, s'ils lui emportaient encore les sommes considérables pariées sur eux, c'était un désastre, un écroulement; l'échafaudage de son crédit, les hautes apparences que gardait son existence minée par-dessous, comme vidée par le désordre et la dette, s'abîmaient dans une ruine retentissante. Et Nana, personne non plus ne l'ignorait, était la mangeuse d'hommes qui avait achevé celui-là, venue la dernière dans cette fortune ébranlée, nettoyant la place. On racontait des caprices fous, de l'or semé au vent, une partie à Bade où elle ne lui avait pas laissé de quoi payer l'hôtel, une poignée de diamants jetée sur un brasier, un soir d'ivresse, pour voir si ça brûlait comme du charbon. Peu à peu, avec ses gros membres, ses rires canailles de faubourienne, elle s'était imposée à ce fils, si appauvri et si fin, d'une antique race. A cette heure, il risquait tout, si envahi par son goût du bête et du sale, qu'il avait perdu jusqu'à la force de son scepticisme. Huit jours auparavant, elle s'était fait promettre un château sur la côte normande, entre Le Havre et Trouville; et il mettait son dernier honneur à tenir parole. Seulement, elle l'agaçait, il l'aurait battue, tant il la sentait stupide.
Le gardien les avait laissés entrer dans l'enceinte du pesage, n'osant arrêter cette femme au bras du comte. Nana, toute gonflée de poser enfin le pied sur cette terre défendue, s'étudiait, marchait avec lenteur, devant les dames assises au pied des tribunes. C'était, sur dix rangées de chaises, une masse profonde de toilettes, mêlant leurs couleurs vives dans la gaieté du plein air; des chaises s'écartaient, des cercles familiers se formaient au hasard des rencontres, comme sous un quinconce de jardin public, avec des enfants lâchés, courant d'un groupe à un autre; et, plus haut, les tribunes étageaient leurs gradins chargés de foule, où les étoffes claires se fondaient dans l'ombre fine des charpentes. Nana dévisageait ces dames. Elle affecta de regarder fixement la comtesse Sabine. Puis, comme elle passait devant la tribune impériale, la vue de Muffat, debout près de l'impératrice, dans sa raideur officielle, l'égaya.
— Oh! qu'il a l'air bête! dit-elle très haut à Vandeuvres.
Elle voulait tout visiter. Ce bout de parc, avec ses pelouses, ses massifs d'arbres, ne lui semblait pas si drôle. Un glacier avait installé un grand buffet près des grilles. Sous un champignon rustique, couvert de chaume, des gens en tas gesticulaient et criaient; c'était le ring. A côté, se trouvaient des boxes vides; et, désappointée, elle y découvrit seulement le cheval d'un gendarme. Puis, il y avait le paddock, une piste de cent mètres de tour, où un garçon d'écurie promenait Valerio II, encapuchonné. Et voilà! beaucoup d'hommes sur le gravier des allées, avec la tache orange de leur carte à la boutonnière, une promenade continue de gens dans les galeries ouvertes des tribunes, ce qui l'intéressa une minute; mais, vrai! ça ne valait pas la peine de se faire de la bile, parce qu'on vous empêchait d'entrer là-dedans.
Daguenet et Fauchery, qui passaient, la saluèrent. Elle leur fit un signe, ils durent s'approcher. Et elle bêcha l'enceinte du pesage. Puis, s'interrompant:
— Tiens! le marquis de Chouard, comme il vieillit!
S'abîme-t-il, ce vieux-là! Il est donc toujours enragé?
Alors, Daguenet raconta le dernier coup du vieux, une histoire de l'avant-veille que personne ne savait encore. Après avoir tourné des mois, il venait d'acheter à Gaga sa fille Amélie, trente mille francs, disait-on.
— Eh bien! c'est du propre! cria Nana, révoltée. Ayez donc des filles!… Mais j'y songe! ça doit être Lili qui est là-bas, sur la pelouse, dans un coupé, avec une dame. Aussi, je reconnaissais cette figure… Le vieux l'aura sortie.
Vandeuvres n'écoutait pas, impatient, désireux de se débarrasser d'elle. Mais Fauchery ayant dit, en s'en allant, que, si elle n'avait pas vu les bookmakers, elle n'avait rien vu, le comte dut la conduire, malgré une répugnance visible. Et, du coup, elle fut contente; ça, en effet, c'était curieux.
Une rotonde s'ouvrait, entre des pelouses bordées de jeunes marronniers; et là, formant un vaste cercle, abrités sous les feuilles d'un vert tendre, une ligne serrée de bookmakers attendaient les parieurs, comme dans une foire. Pour dominer la foule, ils se haussaient sur des bancs de bois; ils affichaient leurs cotes près d'eux, contre les arbres; tandis que, l'oeil au guet, ils inscrivaient des paris, sur un geste, sur un clignement de paupières, si rapidement, que des curieux, béants, les regardaient sans comprendre. C'était une confusion, des chiffres criés, des tumultes accueillant les changements de cote inattendus. Et, par moments, redoublant le tapage, des avertisseurs débouchaient en courant, s'arrêtaient à l'entrée de la rotonde, jetaient violemment un cri, un départ, une arrivée, qui soulevait de longues rumeurs, dans cette fièvre du jeu battant au soleil.
— Sont-ils drôles! murmura Nana, très amusée. Ils ont des figures à l'envers… Tiens, ce grand-là, je ne voudrais pas le rencontrer toute seule, au fond d'un bois.
Mais Vandeuvres lui montra un bookmaker, un commis de nouveautés, qui avait gagné trois millions en deux ans. La taille grêle, délicat et blond, il était entouré d'un respect; on lui parlait en souriant, des gens stationnaient pour le voir.
Enfin, ils quittaient la rotonde, lorsque Vandeuvres adressa un léger signe de tête à un autre bookmaker, qui se permit alors de l'appeler. C'était un de ses anciens cochers, énorme, les épaules d'un boeuf, la face haute en couleur. Maintenant qu'il tentait la fortune aux courses, avec des fonds d'origine louche, le comte tâchait de le pousser, le chargeant de ses paris secrets, le traitant toujours en domestique dont on ne se cache pas. Malgré cette protection, cet homme avait perdu coup sur coup des sommes très lourdes, et lui aussi jouait ce jour-là sa carte suprême, les yeux pleins de sang, crevant d'apoplexie.
— Eh bien! Maréchal, demanda tout bas Vandeuvres, pour combien en avez-vous donné?
— Pour cinq mille louis, monsieur le comte, répondit le bookmaker en baissant également la voix. Hein? c'est joli… Je vous avouerai que j'ai baissé la cote, je l'ai mise à trois.
Vandeuvres eut l'air très contrarié.
— Non, non, je ne veux pas, remettez-la à deux tout de suite…
Je ne vous dirai plus rien, Maréchal.
— Oh! maintenant, qu'est-ce que ça peut faire à monsieur le comte? reprit l'autre avec un sourire humble de complice. Il me fallait bien attirer le monde pour donner vos deux mille louis.
Alors, Vandeuvres le fit taire. Mais, comme il s'éloignait, Maréchal, pris d'un souvenir, regretta de ne pas l'avoir questionné sur la hausse de sa pouliche. Il était propre, si la pouliche avait des chances, lui qui venait de la donner pour deux cents louis à cinquante.
Nana, qui ne comprenait rien aux paroles chuchotées par le comte, n'osa pourtant demander de nouvelles explications. Il paraissait plus nerveux, il la confia brusquement à Labordette, qu'ils trouvèrent devant la salle du pesage.
— Vous la ramènerez, dit-il. Moi, j'ai à faire… Au revoir.
Et il entra dans la salle, une pièce étroite, basse de plafond, encombrée d'une grande balance. C'était comme une salle des bagages, dans une station de banlieue. Nana eut encore là une grosse déception, elle qui se figurait quelque chose de très vaste, une machine monumentale pour peser les chevaux. Comment! on ne pesait que les jockeys! Alors, ça ne valait pas la peine de faire tant d'embarras, avec leur pesage! Dans la balance, un jockey, l'air idiot, ses harnais sur les genoux, attendait qu'un gros homme en redingote eût vérifié son poids; tandis qu'un garçon d'écurie, à la porte, tenait le cheval, Cosinus, autour duquel la foule s'attroupait, silencieuse, absorbée.
On allait fermer la piste. Labordette pressait Nana; mais il revint sur ses pas pour lui montrer un petit homme, causant avec Vandeuvres, à l'écart.
— Tiens, voilà Price, dit-il.
— Ah! oui, celui qui me monte, murmura-t-elle en riant.
Et elle le trouva joliment laid. Tous les jockeys lui avaient l'air crétin; sans doute, disait-elle, parce qu'on les empêchait de grandir. Celui-là, un homme de quarante ans, paraissait un vieil enfant desséché, avec une longue figure maigre, creusée de plis, dure et morte. Le corps était si noueux, si réduit, que la casaque bleue, aux manches blanches, semblait jetée sur du bois.
— Non, tu sais, reprit-elle en s'en allant, il ne ferait pas mon bonheur.
Une cohue emplissait encore la piste, dont l'herbe, mouillée et piétinée, était devenue noire. Devant les deux tableaux indicateurs, très hauts sur leur colonne de fonte, la foule se pressait, levant la tête, accueillant d'un brouhaha chaque numéro de cheval, qu'un fil électrique, relié à la salle du pesage, faisait apparaître. Des messieurs pointaient sur des programmes; Pichenette, retirée par son propriétaire, causait une rumeur. D'ailleurs, Nana ne fit que traverser, au bras de Labordette. La cloche, pendue au mât de l'oriflamme, sonnait avec persistance, pour qu'on évacuât la piste.
— Ah! mes enfants, dit-elle en remontant dans son landau, une blague, leur enceinte du pesage!
On l'acclamait, on battait des mains autour d'elle: «Bravo! Nana!… Nana nous est rendue!…» Qu'ils étaient bêtes! Est-ce qu'ils la prenaient pour une lâcheuse? Elle revenait au bon moment. Attention! ça commençait. Et le champagne en était oublié, on cessa de boire.
Mais Nana restait surprise de trouver Gaga dans sa voiture, avec Bijou et Louiset sur les genoux; Gaga s'était décidée, pour se rapprocher de la Faloise, tout en racontant qu'elle avait voulu embrasser bébé. Elle adorait les enfants.
— A propos, et Lili? demanda Nana. C'est bien elle qui est là-bas, dans le coupé de ce vieux?… On vient de m'apprendre quelque chose de propre.
Gaga avait pris une figure éplorée.
— Ma chère, j'en suis malade, dit-elle avec douleur. Hier, j'ai dû garder le lit, tant j'avais pleuré, et aujourd'hui je ne croyais pas pouvoir venir… Hein? tu sais quelle était mon opinion? Je ne voulais pas, je l'avais fait élever dans un couvent, pour un bon mariage. Et des conseils sévères, et une surveillance continuelle… Eh bien! ma chère, c'est elle qui a voulu. Oh! une scène, des larmes, des mots désagréables, au point même que je lui ai allongé une calotte. Elle s'ennuyait trop, elle voulait y passer… Alors, quand elle s'est mise à dire: «C'est pas toi, après tout, qui as le droit de m'en empêcher», je lui ai dit: «Tu es une misérable, tu nous déshonores, va-t'en!» Et ça s'est fait, j'ai consenti à arranger ça… Mais voilà mon dernier espoir fichu, moi qui avais rêvé, ah! des choses si bien!
Le bruit d'une querelle les fit se lever. C'était Georges qui défendait Vandeuvres contre des rumeurs vagues courant dans les groupes.
— Pourquoi dire qu'il lâche son cheval? criait le jeune homme.
Hier, au salon des courses, il a pris Lusignan pour mille louis.
— Oui, j'étais là, affirma Philippe. Et il n'a pas mis un seul louis sur Nana… Si Nana est à dix, il n'y est pour rien. C'est ridicule de prêter aux gens tant de calculs. Où serait son intérêt?
Labordette écoutait d'un air tranquille; et, haussant les épaules:
— Laissez donc, il faut bien qu'on parle… Le comte vient encore de parier cinq cents louis au moins sur Lusignan, et s'il a demandé une centaine de louis de Nana, c'est parce qu'un propriétaire doit toujours avoir l'air de croire à ses chevaux.
— Et zut! qu'est-ce que ça nous fiche! clama la Faloise en agitant les bras. C'est Spirit qui va gagner… Enfoncée la France! bravo l'Angleterre!
Un long frémissement secouait la foule, pendant qu'une nouvelle volée de la cloche annonçait l'arrivée des chevaux dans la piste. Alors, Nana, pour bien voir, monta debout sur une banquette de son landau, foulant aux pieds les bouquets, les myosotis et les roses. D'un regard circulaire, elle embrassait l'horizon immense. A cette heure dernière de fièvre, c'était d'abord la piste vide, fermée de ses barrières grises, où s'alignaient des sergents de ville, de deux en deux poteaux; et la bande d'herbe, boueuse devant elle, s'en allait reverdie, tournait au loin en un tapis de velours tendre. Puis, au centre, en baissant les yeux, elle voyait la pelouse, toute grouillante d'une foule haussée sur les pieds, accrochée aux voitures, soulevée et heurtée dans un coup de passion, avec les chevaux qui hennissaient, les toiles des tentes qui claquaient, les cavaliers qui lançaient leurs bêtes, parmi les piétons courant s'accouder aux barrières; tandis que, de l'autre côté, quand elle se tournait vers les tribunes, les figures se rapetissaient, les masses profondes de têtes n'étaient plus qu'un bariolage emplissant les allées, les gradins, les terrasses, où un entassement de profils noirs se détachait dans le ciel. Et, au-delà encore, autour de l'Hippodrome, elle dominait la plaine. Derrière le moulin couvert de lierre, à droite, il y avait un enfoncement de prairies, coupées de grands ombrages; en face, jusqu'à la Seine, coulant au bas du coteau, se croisaient des avenues de parc, où attendaient des files immobiles d'équipages; puis, vers Boulogne, à gauche, le pays, élargi de nouveau, ouvrait une trouée sur les lointains bleuâtres de Meudon, que barrait une allée de pawlonias, dont les têtes roses, sans une feuille, faisaient une nappe de laque vive. Du monde arrivait toujours, une traînée de fourmilière venait de là-bas, par le mince ruban d'un chemin, à travers les terres; pendant que, très loin, du côté de Paris, le public qui ne payait pas, un troupeau campant dans les futaies, mettait une ligne mouvante de points sombres, au ras du Bois, sous les arbres.
Mais une gaieté, tout d'un coup, chauffa les cent mille âmes qui couvraient ce bout de champ d'un remuement d'insectes, affolés sous le vaste ciel. Le soleil, caché depuis un quart d'heure, reparut, s'épandit en un lac de lumière. Et tout flamba de nouveau, les ombrelles des femmes étaient comme des boucliers d'or, innombrables, au-dessus de la foule. On applaudit le soleil, des rires le saluaient, des bras se tendaient pour écarter les nuages.
Cependant, un officier de paix s'en allait seul, au milieu de la piste déserte. Plus haut, vers la gauche, un homme parut, un drapeau rouge à la main.
— C'est le starter, le baron de Mauriac, répondit Labordette à une question de Nana.
Autour de la jeune femme, parmi les hommes qui se pressaient jusque sur les marchepieds de sa voiture, des exclamations s'élevaient, une conversation continuait, sans suite, par mots jetés sous le coup immédiat des impressions. Philippe et Georges, Bordenave, la Faloise ne pouvaient se taire.
— Ne poussez donc pas!… Laissez-moi voir… Ah! le juge entre dans sa guérite… Vous dites que c'est monsieur de Souvigny?… Hein? il faut de bons yeux pour pincer une longueur de nez, dans une pareille mécanique!… Taisez-vous donc, on lève l'oriflamme… Les voilà, attention!… C'est Cosinus qui est le premier.
Une oriflamme jaune et rouge battait dans l'air, au bout du mât. Les chevaux arrivaient un à un, conduits par des garçons d'écurie, avec les jockeys en selle, les bras abandonnés, faisant au soleil des taches claires. Après Cosinus, Hasard et Boum parurent. Puis, un murmure accueillit Spirit, un grand bai brun superbe, dont les couleurs dures, citron et noir, avaient une tristesse britannique. Valerio II obtint un succès d'entrée, petit, très vif, en vert tendre, liséré de rose. Les deux Vandeuvres se faisaient attendre. Enfin, derrière Frangipane, les couleurs bleues et blanches se montrèrent. Mais, Lusignan, un bai très foncé, d'une forme irréprochable, fut presque oublié dans la surprise que causa Nana. On ne l'avait pas vue ainsi, le coup de soleil dorait la pouliche alezane d'une blondeur de fille rousse. Elle luisait à la lumière comme un louis neuf, la poitrine profonde, la tête et l'encolure légères, dans l'élancement nerveux et fin de sa longue échine.
— Tiens! elle a mes cheveux! cria Nana ravie. Dites donc, vous savez que j'en suis fière!
On escaladait le landau, Bordenave faillit mettre le pied sur Louiset, que sa mère oubliait. Il le prit avec des grognements paternels, il le haussa sur son épaule, en murmurant:
— Ce pauvre mioche, faut qu'il en soit… Attends, je vais te faire voir maman… Hein? là-bas, regarde le dada.
Et, comme Bijou lui grattait les jambes, il s'en chargea également; tandis que Nana, heureuse de cette bête qui portait son nom, jetait un regard aux autres femmes, pour voir leur tête. Toutes enrageaient. A ce moment, sur son fiacre, la Tricon, immobile jusque-là, agitait les mains, donnait des ordres à un bookmaker, par-dessus la foule Son flair venait de parler, elle prenait Nana.
La Faloise, cependant, menait un bruit insupportable. Il se toquait de Frangipane.
— J'ai une inspiration, répétait-il. Regardez donc Frangipane. Hein? quelle action!… Je prends Frangipane à huit. Qui est-ce qui en a?
— Tenez-vous donc tranquille, finit par dire Labordette. Vous vous donnez des regrets.
— Une rosse, Frangipane, déclara Philippe. Il est déjà tout mouillé… Vous allez voir le canter.
Les chevaux étaient remontés à droite, et ils partirent pour le galop d'essai, passant débandés devant les tribunes. Alors, il y eut une reprise passionnée, tous parlaient à la fois.
— Trop long d'échine, Lusignan, mais bien prêt… Vous savez, pas un liard sur Valerio II; il est nerveux, il galope la tête haute, c'est mauvais signe… Tiens! c'est Burne qui monte Spirit… Je vous dis qu'il n'a pas d'épaule. L'épaule bien construite, tout est là… Non, décidément, Spirit est trop calme… Écoutez, je l'ai vue, Nana, après la Grande Poule des Produits, trempée, le poil mort, un battement de flanc à crever. Vingt louis qu'elle n'est pas placée!… Assez donc! nous embête-t-il, celui-là, avec son Frangipane! Il n'est plus temps, voilà le départ.
C'était la Faloise qui, pleurant presque, se débattait pour trouver un bookmaker. On dut le raisonner. Tous les cous se tendaient. Mais le premier départ ne fut pas bon, le starter, qu'on apercevait au loin comme un mince trait noir, n'avait pas abaissé son drapeau rouge. Les chevaux revinrent, après un temps de galop. Il y eut encore deux faux départs. Enfin, le starter, rassemblant les chevaux, les lança avec une adresse qui arracha des cris.
— Superbe!… Non, c'est le hasard!… N'importe, ça y est!
La clameur s'étouffa dans l'anxiété qui serrait les poitrines. Maintenant, les paris s'arrêtaient, le coup se jouait sur l'immense piste. Un silence régna d'abord, comme si les haleines étaient suspendues. Des faces se haussaient, blanches, avec des tressaillements. Au départ, Hasard et Cosinus avaient fait le jeu, prenant la tête; Valerio II suivait de près, les autres venaient en un peloton confus. Quand ils passèrent devant les tribunes, dans un ébranlement du sol, avec le brusque vent d'orage de leur course, le peloton s'allongeait déjà sur une quarantaine de longueurs. Frangipane était dernier, Nana se trouvait un peu en arrière de Lusignan et de Spirit.
— Fichtre! murmura Labordette, comme l'Anglais se débarbouille là-dedans!
Tout le landau retrouvait des mots, des exclamations. On se grandissait, on suivait des yeux les taches éclatantes des jockeys qui filaient dans le soleil. A la montée, Valerio II prit la tête, Cosinus et Hasard perdaient du terrain, tandis que Lusignan et Spirit, nez contre nez, avaient toujours Nana derrière eux.
— Pardieu! l'anglais a gagné, c'est visible, dit Bordenave.
Lusignan se fatigue et Valerio II ne peut tenir.
— Eh bien! c'est du propre, si l'Anglais gagne! s'écria
Philippe, dans un élan de douleur patriotique.
C'était un sentiment d'angoisse qui commençait à étrangler tout ce monde entassé. Encore une défaite! et une ardeur de voeu extraordinaire, presque religieuse, montait pour Lusignan; pendant qu'on injuriait Spirit, avec son jockey d'une gaieté de croque-mort. Parmi la foule éparse dans l'herbe, un souffle enlevait des bandes, les semelles en l'air. Des cavaliers coupaient la pelouse d'un galop furieux. Et Nana, qui tournait lentement sur elle-même, voyait à ses pieds cette houle de bêtes et de gens, cette mer de têtes battue et comme emportée autour de la piste par le tourbillon de la course, rayant l'horizon du vif éclair des jockeys. Elle les avait suivis de dos, dans la fuite des croupes, dans la vitesse allongée des jambes, qui se perdaient et prenaient des finesses de cheveux. Maintenant, au fond, ils filaient de profil, tout petits, délicats, sur les lointains verdâtres du Bois. Puis, brusquement, ils disparurent, derrière un grand bouquet d'arbres, plantés au milieu de l'Hippodrome.
— Laissez donc! cria Georges, toujours plein d'espoir. Ce n'est pas fini… L'Anglais est touché.
Mais la Faloise, repris de son dédain national, devenait scandaleux, en acclamant Spirit. Bravo! c'était bien fait! la France avait besoin de ça! Spirit premier, et Frangipane second! ça embêterait sa patrie! Labordette, qu'il exaspérait, le menaça sérieusement de le jeter en bas de la voiture.
— Voyons combien ils mettront de minutes, dit paisiblement
Bordenave, qui, tout en soutenant Louiset, avait tiré sa montre.
Un à un, derrière le bouquet d'arbres, les chevaux reparaissaient. Ce fut une stupeur, la foule eut un long murmure. Valerio II tenait encore la tête; mais Spirit le gagnait, et derrière lui Lusignan avait lâché, tandis qu'un autre cheval prenait la place. On ne comprit pas tout de suite, on confondait les casaques. Des exclamations partaient.
— Mais c'est Nana!… Allons donc, Nana! je vous dis que Lusignan n'a pas bougé… Eh! oui, c'est Nana. On la reconnaît bien, à sa couleur d'or… La voyez-vous maintenant! Elle est en feu… Bravo, Nana! en voilà une mâtine!… Bah! ça ne signifie rien. Elle fait le jeu de Lusignan.
Pendant quelques secondes, ce fut l'opinion de tous. Mais, lentement, la pouliche gagnait toujours, dans un effort continu. Alors, une émotion immense se déclara. La queue des chevaux, en arrière, n'intéressait plus. Une lutte suprême s'engageait entre Spirit, Nana, Lusignan et Valerio II. On les nommait, on constatait leur progrès ou leur défaillance, dans des phrases sans suite, balbutiées. Et Nana, qui venait de monter sur le siège de son cocher, comme soulevée, restait toute blanche, prise d'un tremblement, si empoignée, qu'elle se taisait. Près d'elle, Labordette avait retrouvé son sourire.
— Hein? l'Anglais a du mal, dit joyeusement Philippe. Il ne va
pas bien.
— En tout cas, Lusignan est fini, cria la Faloise. C'est Valerio
II qui vient… Tenez! voilà les quatre en peloton.
Un même mot sortait de toutes les bouches.
— Quel train, mes enfants!… Un rude train, sacristi!
A présent, le peloton arrivait de face, dans un coup de foudre. On en sentait l'approche et comme l'haleine, un ronflement lointain, grandi de seconde en seconde. Toute la foule, impétueusement, s'était jetée aux barrières; et, précédant les chevaux, une clameur profonde s'échappait des poitrines, gagnait de proche en proche, avec un bruit de mer qui déferle. C'était la brutalité dernière d'une colossale partie, cent mille spectateurs tournés à l'idée fixe, brûlant du même besoin de hasard, derrière ces bêtes dont le galop emportait des millions. On se poussait, on s'écrasait, les poings fermés, la bouche ouverte, chacun pour soi, chacun fouettant son cheval de la voix et du geste. Et le cri de tout ce peuple, un cri de fauve reparu sous les redingotes, roulait de plus en plus distinct:
— Les voilà! les voilà!… Les voilà!
Mais Nana gagnait encore du terrain; maintenant, Valerio II était distancé, elle tenait la tête avec Spirit, à deux ou trois encolures. Le roulement de tonnerre avait grandi. Ils arrivaient, une tempête de jurons les accueillait dans le landau.
— Hue donc, Lusignan, grand lâche, sale rosse!… Très chic, l'Anglais! Encore, encore, mon vieux!… Et ce Valerio, c'est dégoûtant!… Ah! la charogne! Fichus mes dix louis!… Il n'y a que Nana! Bravo, Nana! Bravo, bougresse!
Et, sur le siège, Nana, sans le savoir, avait pris un balancement des cuisses et des reins, comme si elle-même eût couru. Elle donnait des coups de ventre, il lui semblait que ça aidait la pouliche. A chaque coup, elle lâchait un soupir de fatigue, elle disait d'une voix pénible et basse:
— Va donc… va donc… va donc…
On vit alors une chose superbe. Price, debout sur les étriers, la cravache haute, fouaillait Nana d'un bras de fer. Ce vieil enfant desséché, cette longue figure, dure et morte, jetait des flammes. Et, dans un élan de furieuse audace, de volonté triomphante, il donnait de son coeur à la pouliche, il la soutenait, il la portait, trempée d'écume, les yeux sanglants. Tout le train passa avec son roulement de foudre, coupant les respirations, balayant l'air; tandis que le juge, très froid, l'oeil à la mire, attendait. Puis, une immense acclamation retentit. D'un effort suprême, Price venait de jeter Nana au poteau, battant Spirit d'une longueur de tête.
Ce fut comme la clameur montante d'une marée. Nana! Nana! Nana! Le cri roulait, grandissait, avec une violence de tempête, emplissant peu à peu l'horizon, des profondeurs du Bois au mont Valérien, des prairies de Longchamp à la plaine de Boulogne. Sur la pelouse, un enthousiasme fou s'était déclaré. Vive Nana! vive la France! à bas l'Angleterre! Les femmes brandissaient leurs ombrelles; des hommes sautaient, tournaient, en vociférant; d'autres, avec des rires nerveux, lançaient des chapeaux. Et, de l'autre côté de la piste, l'enceinte du pesage répondait, une agitation remuait les tribunes, sans qu'on vît distinctement autre chose qu'un tremblement de l'air, comme la flamme invisible d'un brasier, au-dessus de ce tas vivant de petites figures détraquées, les bras tordus, avec les points noirs des yeux et de la bouche ouverte. Cela ne cessait plus, s'enflait, recommençait au fond des allées lointaines, parmi le peuple campant sous les arbres, pour s'épandre et s'élargir dans l'émotion de la tribune impériale, où l'impératrice avait applaudi. Nana! Nana! Nana! Le cri montait dans la gloire du soleil, dont la pluie d'or battait le vertige de la foule.
Alors, Nana, debout sur le siège de son landau, grandie, crut que c'était elle qu'on acclamait. Elle était restée un instant immobile, dans la stupeur de son triomphe, regardant la piste envahie par un flot si épais, qu'on ne voyait plus l'herbe, couverte d'une mer de chapeaux noirs. Puis, quand tout ce monde se fut rangé, ménageant une haie jusqu'à la sortie, saluant de nouveau Nana, qui s'en allait avec Price, cassé sur l'encolure, éteint et comme vide, elle se tapa les cuisses violemment, oubliant tout, triomphant en phrases crues:
— Ah! nom de Dieu! c'est moi, pourtant… Ah! nom de Dieu! quelle veine!
Et, ne sachant comment traduire la joie qui la bouleversait, elle empoigna et baisa Louiset qu'elle venait de trouver en l'air, sur l'épaule de Bordenave.
— Trois minutes et quatorze secondes, dit celui-ci, en remettant sa montre dans la poche.
Nana écoutait toujours son nom, dont la plaine entière lui renvoyait l'écho. C'était son peuple qui l'applaudissait, tandis que, droite dans le soleil, elle dominait, avec ses cheveux d'astre et sa robe blanche et bleue, couleur du ciel. Labordette, en s'échappant, venait de lui annoncer un gain de deux mille louis, car il avait placé ses cinquante louis sur Nana, à quarante. Mais cet argent la touchait moins que cette victoire inattendue, dont l'éclat la faisait reine de Paris. Ces dames perdaient toutes. Rose Mignon, dans un mouvement de rage, avait cassé son ombrelle; et Caroline Héquet, et Clarisse, et Simonne, et Lucy Stewart elle-même malgré son fils, juraient sourdement, exaspérées par la chance de cette grosse fille; pendant que la Tricon, qui s'était signée au départ et à l'arrivée des chevaux, redressait sa haute taille au-dessus d'elles, ravie de son flair, sacrant Nana, en matrone d'expérience.
Autour du landau, cependant, la poussée des hommes grandissait encore. La bande avait jeté des clameurs féroces. Georges, étranglé, continuait tout seul à crier, d'une voix qui se brisait. Comme le champagne manquait, Philippe, emmenant les valets de pied, venait de courir aux buvettes. Et la cour de Nana s'élargissait toujours, son triomphe décidait les retardataires; le mouvement qui avait fait de sa voiture le centre de la pelouse s'achevait en apothéose, la reine Vénus dans le coup de folie de ses sujets. Bordenave, derrière elle, mâchait des jurons, avec un attendrissement de père. Steiner lui-même, reconquis, avait lâché Simonne et se hissait sur l'un des marchepieds. Quand le champagne fut arrivé, quand elle leva son verre plein, ce furent de tels applaudissements, on reprenait si fort: Nana! Nana! Nana! que la foule étonnée cherchait la pouliche; et l'on ne savait plus si c'était la bête ou la femme qui emplissait les coeurs.
Cependant, Mignon accourait, malgré les regards terribles de Rose. Cette sacrée fille le mettait hors de lui, il voulait l'embrasser. Puis, après l'avoir baisée sur les deux joues, paternellement:
— Ce qui m'embête, c'est que, pour sûr, à présent, Rose va envoyer la lettre… Elle rage trop.
— Tant mieux! ça m'arrange! laissa échapper Nana.
Mais, le voyant stupéfait, elle se hâta de reprendre:
— Ah! non, qu'est-ce que je dis?… Vrai, je ne sais plus ce que je dis!… Je suis grise.
Et grise, en effet, grise de joie, grise de soleil, le verre toujours levé, elle s'acclama elle-même.
— A Nana! à Nana! criait-elle, au milieu d'un redoublement de vacarme, de rires, de bravos, qui peu à peu avait gagné tout l'Hippodrome.
Les courses s'achevaient, on courait le prix Vaublanc. Des voitures partaient, une à une. Cependant, le nom de Vandeuvres revenait, au milieu de querelles. Maintenant, c'était clair: Vandeuvres, depuis deux ans, ménageait son coup, en chargeant Gresham de retenir Nana; et il n'avait produit Lusignan que pour faire le jeu de la pouliche. Les perdants se fâchaient, tandis que les gagnants haussaient les épaules. Après? n'était-ce pas permis? Un propriétaire conduisait son écurie comme il l'entendait. On en avait vu bien d'autres! Le plus grand nombre trouvait Vandeuvres très fort d'avoir fait ramasser par des amis tout ce qu'il avait pu prendre sur Nana, ce qui expliquait la hausse brusque de la cote; on parlait de deux mille louis, à trente en moyenne, douze cent mille francs de gain, un chiffre dont l'ampleur frappait de respect et excusait tout.
Mais d'autres bruits, très graves, qu'on chuchotait, arrivaient de l'enceinte du pesage. Les hommes qui en revenaient précisaient des détails; les voix montaient, on racontait tout haut un scandale affreux. Ce pauvre Vandeuvres était fini; il avait gâté son coup superbe par une plate bêtise, un vol idiot, en chargeant Maréchal, un bookmaker véreux, de donner pour son compte deux mille louis contre Lusignan, histoire de rattraper ses mille et quelques louis ouvertement pariés, une misère; et cela prouvait la fêlure, au milieu du dernier craquement de sa fortune. Le bookmaker, prévenu que le favori ne gagnerait pas, avait réalisé une soixantaine de mille francs sur ce cheval. Seulement, Labordette, faute d'instructions exactes et détaillées, était allé justement lui prendre deux cents louis sur Nana, que l'autre continuait à donner à cinquante, dans son ignorance du vrai coup. Nettoyé de cent mille francs sur la pouliche, en perte de quarante mille, Maréchal, qui sentait tout crouler sous ses pieds, avait brusquement compris, en voyant Labordette et le comte causer ensemble, après la course, devant la salle du pesage; et dans une fureur d'ancien cocher, dans une brutalité d'homme volé, il venait de faire publiquement une scène affreuse, racontant l'histoire avec des mots atroces, ameutant le monde. On ajoutait que le jury des courses allait s'assembler.
Nana, que Philippe et Georges mettaient tout bas au courant, lâchait des réflexions, sans cesser de rire et de boire. C'était possible, après tout; elle se rappelait des choses; puis, ce Maréchal avait une sale tête. Pourtant, elle doutait encore, lorsque Labordette parut. Il était très pâle.
— Eh bien? lui demanda-t-elle à demi-voix.
— Foutu! répondit-il simplement.
Et il haussait les épaules. Un enfant, ce Vandeuvres! Elle eut un geste d'ennui.
Le soir, à Mabille, Nana obtint un succès colossal. Lorsqu'elle parut, vers dix heures, le tapage était déjà formidable. Cette classique soirée de folie réunissait toute la jeunesse galante, un beau monde se ruant dans une brutalité et une imbécillité de laquais. On s'écrasait sous les guirlandes de gaz; des habits noirs, des toilettes excessives, des femmes venues décolletées, avec de vieilles robes bonnes à salir, tournaient, hurlaient, fouettés par une soûlerie énorme. A trente pas, on n'entendait plus les cuivres de l'orchestre. Personne ne dansait. Des mots bêtes, répétés on ne savait pourquoi, circulaient parmi les groupes. On se battait les flancs sans réussir à être drôle. Sept femmes, enfermées dans le vestiaire, pleuraient pour qu'on les délivrât. Une échalote trouvée et mise aux enchères était poussée jusqu'à deux louis. Justement, Nana arrivait, encore vêtue de sa toilette de course, bleue et blanche. On lui donna l'échalote, au milieu d'un tonnerre de bravos. On l'empoigna malgré elle, trois messieurs la portèrent en triomphe dans le jardin, à travers les pelouses saccagées, les massifs de verdure éventrés; et, comme l'orchestre faisait obstacle, on le prit d'assaut, on cassa les chaises et les pupitres. Une police paternelle organisait le désordre.
Ce fut seulement le mardi que Nana se remit des émotions de sa victoire. Elle causait le matin avec madame Lerat, venue pour lui donner des nouvelles de Louiset, que le grand air avait rendu malade. Toute une histoire qui occupait Paris, la passionnait. Vandeuvres exclu des champs de courses, exécuté le soir même au Cercle Impérial, s'était le lendemain fait flamber dans son écurie, avec ses chevaux.
— Il me l'avait bien dit, répétait la jeune femme. Un vrai fou, cet homme-là!… C'est moi qui ai eu une venette, lorsqu'on m'a raconté ça, hier soir! Tu comprends, il aurait très bien pu m'assassiner, une nuit… Et puis, est-ce qu'il ne devait pas me prévenir pour son cheval? J'aurais fait ma fortune, au moins!… Il a dit à Labordette que, si je savais l'affaire, je renseignerais tout de suite mon coiffeur et un tas d'hommes. Comme c'est poli!… Ah! non, vrai, je ne peux pas le regretter beaucoup.
Après réflexion, elle était devenue furieuse. Justement, Labordette entra; il avait réglé ses paris, il lui apportait une quarantaine de mille francs. Cela ne fit qu'augmenter sa mauvaise humeur, car elle aurait dû gagner un million. Labordette, qui faisait l'innocent dans toute cette aventure, abandonnait carrément Vandeuvres. Ces anciennes familles étaient vidées, elles finissaient d'une façon bête.
— Eh! non, dit Nana, ce n'est pas bête, de s'allumer comme ça, dans une écurie. Moi je trouve qu'il a fini crânement… Oh! tu sais, je ne défends pas son histoire avec Maréchal. C'est imbécile. Quand je pense que Blanche a eu le toupet de vouloir me mettre ça sur le dos! J'ai répondu: «Est-ce que je lui ai dit de voler!» N'est-ce pas? On peut demander de l'argent à un homme, sans le pousser au crime… S'il m'avait dit: «Je n'ai plus rien», je lui aurais dit: «C'est bon, quittons-nous.» Et ça ne serait pas allé plus loin.
— Sans doute, dit la tante gravement. Lorsque les hommes s'obstinent, tant pis pour eux!
— Mais quant à la petite fête de la fin, oh! très chic! reprit Nana. Il paraît que ç'a été terrible, à vous donner la chair de poule. Il avait écarté tout le monde, il s'était enfermé là-dedans, avec du pétrole… Et ça brûlait, fallait voir! Pensez donc, une grande machine presque toute en bois, pleine de paille et de foin!… Les flammes montaient comme des tours… Le plus beau, c'étaient les chevaux qui ne voulaient pas rôtir. On les entendait qui ruaient, qui se jetaient dans les portes, qui poussaient de vrais cris de personne… Oui, des gens en ont gardé la petite mort sur la peau.
Labordette laissa échapper un léger souffle d'incrédulité. Lui, ne croyait pas à la mort de Vandeuvres. Quelqu'un jurait l'avoir vu se sauver par une fenêtre. Il avait allumé son écurie, dans un détraquement de cervelle. Seulement, dès que ça s'était mis à chauffer trop fort, ça devait l'avoir dégrisé. Un homme si bête avec les femmes, si vidé, ne pouvait pas mourir avec cette crânerie.
Nana l'écoutait, désillusionnée. Et elle ne trouva que cette phrase:
— Oh! le malheureux! c'était si beau!