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VI

Le comte Muffat, accompagné de sa femme et de sa fille, était arrivé de la veille aux Fondettes, où madame Hugon, qui s'y trouvait seule avec son fils Georges, les avait invités à venir passer huit jours. La maison, bâtie vers la fin du dix-septième siècle, s'élevait au milieu d'un immense enclos carré, sans un ornement; mais le jardin avait des ombrages magnifiques, une suite de bassins aux eaux courantes, alimentés par des sources. C'était, le long de la route d'Orléans à Paris, comme un flot de verdure, un bouquet d'arbres, rompant la monotonie de ce pays plat, où des cultures se déroulaient à l'infini.

A onze heures, lorsque le second coup de cloche pour le déjeuner eut réuni tout le monde, madame Hugon, avec son bon sourire maternel, posa deux gros baisers sur les joues de Sabine, en disant:

— Tu sais, à la campagne, c'est mon habitude… Ça me rajeunit de vingt ans, de te voir ici… As-tu bien dormi dans ton ancienne chambre?

Puis, sans attendre la réponse, se tournant vers Estelle:

— Et cette petite n'a fait qu'un somme, elle aussi?…
Embrasse-moi, mon enfant.

On s'était assis dans la vaste salle à manger, dont les fenêtres donnaient sur le parc. Mais on occupait un bout seulement de la grande table, où l'on se serrait pour être plus ensemble. Sabine, très gaie, rappelait ses souvenirs de jeunesse, qui venaient d'être éveillés: des mois passés aux Fondettes, de longues promenades, une chute dans un bassin par un soir d'été, un vieux roman de chevalerie découvert sur une armoire et lu en hiver, devant un feu de sarments. Et Georges, qui n'avait pas revu la comtesse depuis quelques mois, la trouvait drôle, avec quelque chose de changé dans la figure; tandis que cette perche d'Estelle, au contraire, semblait plus effacée encore, muette et gauche.

Comme on mangeait des oeufs à la coque et des côtelettes, très simplement, madame Hugon se lamenta en femme de ménage, racontant que les bouchers devenaient impossibles; elle prenait tout à Orléans, on ne lui apportait jamais les morceaux qu'elle demandait. D'ailleurs, si ses hôtes mangeaient mal, c'était leur faute: ils venaient trop tard dans la saison.

— Ça n'a pas de bon sens, dit-elle. Je vous attends depuis le mois de juin, et nous sommes à la mi-septembre… Aussi, vous voyez, ce n'est pas joli.

D'un geste, elle montrait les arbres de la pelouse qui commençaient à jaunir. Le temps était couvert, une vapeur bleuâtre noyait les lointains, dans une douceur et une paix mélancoliques.

— Oh! j'attends du monde, continua-t-elle, ce sera plus gai… D'abord, deux messieurs que Georges a invités, monsieur Fauchery et monsieur Daguenet; vous les connaissez, n'est-ce pas?… Puis, monsieur de Vandeuvres qui me promet depuis cinq ans; cette année, il se décidera peut-être.

— Ah bien! dit la comtesse en riant, si nous n'avons que monsieur de Vandeuvres! Il est trop occupé.

— Et Philippe? demanda Muffat.

— Philippe a demandé un congé, répondit la vieille dame, mais vous ne serez sans doute plus aux Fondettes, quand il arrivera.

On servait le café. La conversation était tombée sur Paris, et le nom de Steiner fut prononcé. Ce nom arracha un léger cri à madame Hugon.

— A propos, dit-elle, monsieur Steiner, c'est bien ce gros monsieur que j'ai rencontré un soir chez vous, un banquier, n'est-ce pas?… En voilà un vilain homme! Est-ce qu'il n'a pas acheté une propriété pour une actrice, à une lieue d'ici, là-bas, derrière la Choue, du côté de Gumières! Tout le pays est scandalisé… Saviez-vous cela, mon ami?

— Pas du tout, répondit Muffat. Ah! Steiner a acheté une campagne dans les environs!

Georges, en entendant sa mère aborder ce sujet, avait baissé le nez dans sa tasse; mais il le releva et regarda le comte, étonné de sa réponse. Pourquoi mentait-il si carrément? De son côté, le comte, ayant remarqué le mouvement du jeune homme, lui jeta un coup d'oeil de défiance. Madame Hugon continuait à donner des détails: la campagne s'appelait la Mignotte; il fallait remonter la Choue jusqu'à Gumières pour traverser sur un pont, ce qui allongeait le chemin de deux bons kilomètres; autrement, on se mouillait les pieds et on risquait un plongeon.

— Et comment se nomme l'actrice? demanda la comtesse.

— Ah! on me l'a dit pourtant, murmura la vieille dame. Georges, tu étais là, ce matin, quand le jardinier nous a parlé…

Georges eut l'air de fouiller sa mémoire. Muffat attendait, en faisant tourner une petite cuiller entre ses doigts. Alors, la comtesse s'adressant à ce dernier:

— Est-ce que monsieur Steiner n'est pas avec cette chanteuse des
Variétés, cette Nana?

— Nana, c'est bien ça, une horreur! cria madame Hugon qui se fâchait. Et on l'attend à la Mignotte. Moi, je sais tout par le jardinier… N'est-ce pas? Georges, le jardinier disait qu'on l'attendait ce soir.

Le comte eut un léger tressaillement de surprise. Mais Georges répondait avec vivacité:

— Oh! maman, le jardinier parlait sans savoir… Tout à l'heure, le cocher disait le contraire: on n'attend personne à la Mignotte avant après-demain.

Il tâchait de prendre un air naturel, en étudiant du coin de l'oeil l'effet de ses paroles sur le comte. Celui-ci tournait de nouveau sa petite cuiller, comme rassuré. La comtesse, les yeux perdus sur les lointains bleuâtres du parc, semblait n'être plus à la conversation, suivant avec l'ombre d'un sourire une pensée secrète, éveillée subitement en elle; tandis que, raide sur sa chaise, Estelle avait écouté ce qu'on disait de Nana, sans qu'un trait de son blanc visage de vierge eût bougé.

— Mon Dieu! murmura après un silence madame Hugon, retrouvant sa bonhomie, j'ai tort de me fâcher. Il faut bien que tout le monde vive… Si nous rencontrons cette dame sur la route, nous en serons quittes pour ne pas la saluer.

Et, comme on quittait la table, elle gronda encore la comtesse Sabine de s'être tant fait désirer, cette année-là. Mais la comtesse se défendait, rejetait leurs retards sur son mari; deux fois, à la veille de partir, les malles fermées, il avait donné contre-ordre, en parlant d'affaires urgentes; puis, il s'était décidé tout d'un coup, au moment où le voyage semblait enterré. Alors, la vieille dame raconta que Georges lui avait de même annoncé son arrivée à deux reprises, sans paraître, et qu'il était tombé l'avant-veille aux Fondettes, lorsqu'elle ne comptait plus sur lui. On venait de descendre au jardin. Les deux hommes, à droite et à gauche de ces dames, les écoutaient, silencieux, faisant le gros dos.

— N'importe, dit madame Hugon, en mettant des baisers sur les cheveux blonds de son fils, Zizi est bien gentil d'être venu s'enfermer à la campagne avec sa mère… Ce bon Zizi, il ne m'oublie pas!

L'après-midi, elle éprouva une inquiétude. Georges, qui tout de suite, au sortir de table, s'était plaint d'une lourdeur de tête, parut peu à peu envahi par une migraine atroce. Vers quatre heures, il voulut monter se coucher, c'était le seul remède; quand il aurait dormi jusqu'au lendemain, il se porterait parfaitement. Sa mère tint à le mettre au lit elle-même. Mais, comme elle sortait, il sauta donner un tour à la serrure, il prétexta qu'il s'enfermait pour qu'on ne vînt pas le déranger; et il criait bonsoir! à demain, petite mère! d'une voix de caresse, tout en promettant de ne faire qu'un somme. Il ne se recoucha pas, le teint clair, les yeux vifs, se rhabillant sans bruit, puis attendant, immobile sur une chaise. Quand on sonna le dîner, il guetta le comte Muffat qui se dirigeait vers le salon. Dix minutes plus tard, certain de n'être pas vu, il fila lestement par la fenêtre, en s'aidant d'un tuyau de descente; sa chambre, située au premier étage, donnait sur le derrière de la maison. Il s'était jeté dans un massif, il sortit du parc et galopa à travers champs, du côté de la Choue, le ventre vide, le coeur sautant d'émotion. La nuit venait, une petite pluie fine commençait à tomber.

C'était bien le soir que Nana devait arriver à la Mignotte. Depuis que Steiner lui avait, au mois de mai, acheté cette maison de campagne, elle était prise de temps à autre d'une telle envie de s'y installer, qu'elle en pleurait; mais, chaque fois, Bordenave refusait le moindre congé, la renvoyait à septembre, sous prétexte qu'il n'entendait pas la remplacer par une doublure, même pour un soir, en temps d'Exposition. Vers la fin d'août, il parla d'octobre. Nana, furieuse, déclara qu'elle serait à la Mignotte le 15 septembre. Même, pour braver Bordenave, elle invitait en sa présence un tas de gens. Une après-midi, comme Muffat, à qui elle résistait savamment, la suppliait chez elle, secoué de frissons, elle promit enfin d'être gentille, mais là-bas; et, à lui aussi, elle indiqua le 15. Puis, le 12, un besoin la prit de filer tout de suite, seule avec Zoé. Peut-être Bordenave, prévenu, allait-il trouver un moyen de la retenir. Cela l'égayait de le planter là, en lui envoyant un bulletin de son docteur. Quand l'idée d'arriver la première à la Mignotte, d'y vivre deux jours, sans que personne le sût, fut entrée dans sa cervelle, elle bouscula Zoé pour les malles, la poussa dans un fiacre, où, très attendrie, elle lui demanda pardon en l'embrassant. Ce fut seulement au buffet de la gare qu'elle songea à prévenir Steiner par une lettre. Elle le priait d'attendre le surlendemain pour la rejoindre, s'il voulait la retrouver bien fraîche. Et, sautant à un autre projet, elle fit une seconde lettre, où elle suppliait sa tante d'amener immédiatement le petit Louis. Ça ferait tant de bien à bébé! et comme on s'amuserait ensemble sous les arbres! De Paris à Orléans, en wagon, elle ne parla que de ça, les yeux humides, mêlant les fleurs, les oiseaux et son enfant, dans une soudaine crise de maternité.

La Mignotte se trouvait à plus de trois lieues. Nana perdit une heure pour louer une voiture, une immense calèche délabrée qui roulait lentement avec un bruit de ferraille. Elle s'était tout de suite emparée du cocher, un petit vieux taciturne qu'elle accablait de questions. Est-ce qu'il avait souvent passé devant la Mignotte? Alors, c'était derrière ce coteau? Ça devait être plein d'arbres, n'est-ce pas? Et la maison, se voyait-elle de loin? Le petit vieux répondait par des grognements. Dans la calèche, Nana dansait d'impatience; tandis que Zoé, fâchée d'avoir quitté Paris si vite, se tenait raide et maussade. Le cheval s'étant arrêté court, la jeune femme crut qu'on arrivait. Elle passa la tête par la portière, elle demanda:

— Hein! nous y sommes?

Pour toute réponse, le cocher avait fouetté le cheval, qui monta péniblement une côte. Nana contemplait avec ravissement la plaine immense sous le ciel gris, où de gros nuages s'amoncelaient.

— Oh! regarde donc, Zoé, en voilà de l'herbe! Est-ce que c'est du blé, tout ça?… Mon Dieu! que c'est joli!

— On voit bien que madame n'est pas de la campagne, finit par dire la bonne d'un air pincé. Moi, je l'ai trop connue, la campagne, quand j'étais chez mon dentiste, qui avait une maison à Bougival… Avec ça, il fait froid, ce soir. C'est humide, par ici.

On passait sous des arbres. Nana flairait l'odeur des feuilles comme un jeune chien. Brusquement, à un détour de la route, elle aperçut le coin d'une habitation, dans les branches. C'était peut-être là; et elle entama une conversation avec le cocher, qui disait toujours non, d'un branlement de tête. Puis, comme on descendait l'autre pente du coteau, il se contenta d'allonger son fouet, en murmurant:

— Tenez, là-bas.

Elle se leva, passa le corps entier par la portière.

— Où donc? où donc? criait-elle, pâle, ne voyant rien encore.

Enfin, elle distingua un bout de mur. Alors, ce furent de petits cris, de petits sauts, tout un emportement de femme débordée par une émotion vive.

— Zoé, je vois, je vois!… Mets-toi de l'autre côté… Oh! il y a, sur le toit, une terrasse avec des briques. C'est une serre, là-bas! Mais c'est très vaste… Oh! que je suis contente! Regarde donc, Zoé, regarde donc!

La voiture s'était arrêtée devant la grille. Une petite porte s'ouvrit, et le jardinier, un grand sec, parut sa casquette à la main. Nana voulut retrouver sa dignité, car le cocher déjà semblait rire en dedans, avec ses lèvres cousues. Elle se retint pour ne pas courir, écouta le jardinier, très bavard celui-là, qui priait madame d'excuser le désordre, attendu qu'il avait seulement reçu la lettre de madame le matin; mais, malgré ses efforts, elle était enlevée de terre, elle marchait si vite que Zoé ne pouvait la suivre. Au bout de l'allée, elle s'arrêta un instant, pour embrasser la maison d'un coup d'oeil. C'était un grand pavillon de style italien, flanqué d'une autre construction plus petite, qu'un riche Anglais avait fait bâtir, après deux ans de séjour à Naples, et dont il s'était dégoûté tout de suite.

— Je vais faire visiter à madame, dit le jardinier.

Mais elle l'avait devancé, elle lui criait de ne pas se déranger, qu'elle visiterait elle-même, qu'elle aimait mieux ça. Et, sans ôter son chapeau, elle se lança dans les pièces, appelant Zoé, lui jetant des réflexions d'un bout à l'autre des couloirs, emplissant de ses cris et de ses rires le vide de cette maison inhabitée depuis de longs mois. D'abord, le vestibule: un peu humide, mais ça ne faisait rien, on n'y couchait pas. Très chic, le salon, avec ses fenêtres ouvertes sur une pelouse; seulement, le meuble rouge était affreux, elle changerait ça. Quant à la salle à manger, hein! la belle salle à manger! et quelles noces on donnerait à Paris, si l'on avait une salle à manger de cette taille! Comme elle montait au premier étage, elle se souvint qu'elle n'avait pas vu la cuisine; elle redescendit en s'exclamant, Zoé dut s'émerveiller sur la beauté de l'évier et sur la grandeur de l'âtre, où l'on aurait fait rôtir un mouton. Lorsqu'elle fut remontée, sa chambre surtout l'enthousiasma, une chambre qu'un tapissier d'Orléans avait tendue de cretonne Louis XVI, rose tendre. Ah bien! on devait joliment dormir là-dedans! un vrai nid de pensionnaire! Ensuite quatre ou cinq chambres d'amis, puis des greniers magnifiques; c'était très commode pour les malles. Zoé, rechignant, jetant un coup d'oeil froid dans chaque pièce, s'attardait derrière madame. Elle la regarda disparaître en haut de l'échelle raide des greniers. Merci! elle n'avait pas envie de se casser les jambes. Mais une voix lui arriva, lointaine, comme soufflée dans un tuyau de cheminée.

— Zoé! Zoé! où es-tu? monte donc!… Oh! tu n'as pas idée…
  C'est féerique!

Zoé monta en grognant. Elle trouva madame sur le toit, s'appuyant à la rampe de briques, regardant le vallon qui s'élargissait au loin. L'horizon était immense; mais des vapeurs grises le noyaient, un vent terrible chassait de fines gouttes de pluie. Nana devait tenir son chapeau à deux mains pour qu'il ne fût pas enlevé, tandis que ses jupes flottaient avec des claquements de drapeau.

— Ah! non, par exemple! dit Zoé en retirant tout de suite son nez. Madame va être emportée… Quel chien de temps!

Madame n'entendait pas. La tête penchée, elle regardait la propriété, au-dessous d'elle. Il y avait sept ou huit arpents, enclos de murs. Alors, la vue du potager la prit tout entière. Elle se précipita, bouscula la femme de chambre dans l'escalier, en bégayant:

— C'est plein de choux!… Oh! des choux gros comme ça!… Et des salades, de l'oseille, des oignons, et de tout! Viens vite.

La pluie tombait plus fort. Elle ouvrit son ombrelle de soie blanche, courut dans les allées.

— Madame va prendre du mal! criait Zoé, restée tranquillement sous la marquise du perron.

Mais Madame voulait voir. A chaque nouvelle découverte, c'étaient des exclamations.

— Zoé, des épinards! Viens donc!… Oh! des artichauts! Ils sont drôles. Ça fleurit donc, les artichauts?… Tiens! qu'est-ce que c'est que ça? Je ne connais pas ça… Viens donc, Zoé, tu sais peut-être.

La femme de chambre ne bougeait pas. Il fallait vraiment que madame fût enragée. Maintenant l'eau tombait à torrents, la petite ombrelle de soie blanche était déjà toute noire; et elle ne couvrait pas madame, dont la jupe ruisselait. Cela ne la dérangeait guère. Elle visitait sous l'averse le potager et le fruitier, s'arrêtant à chaque arbre, se penchant sur chaque planche de légumes. Puis, elle courut jeter un coup d'oeil au fond du puits, souleva un châssis pour regarder ce qu'il y avait dessous, s'absorba dans la contemplation d'une énorme citrouille. Son besoin était de suivre toutes les allées, de prendre une possession immédiate de ces choses, dont elle avait rêvé autrefois, quand elle traînait ses savates d'ouvrière sur le pavé de Paris. La pluie redoublait, elle ne la sentait pas, désolée seulement de ce que le jour tombait. Elle ne voyait plus clair, elle touchait avec les doigts, pour se rendre compte. Tout à coup, dans le crépuscule, elle distingua des fraises. Alors, son enfance éclata.

— Des fraises! des fraises! Il y en a, je les sens!… Zoé, une assiette! Viens cueillir des fraises.

Et Nana, qui s'était accroupie dans la boue, lâcha son ombrelle, recevant l'ondée. Elle cueillait des fraises, les mains trempées, parmi les feuilles. Cependant, Zoé n'apportait pas d'assiette. Comme la jeune femme se relevait, elle fut prise de peur. Il lui avait semblé voir glisser une ombre.

— Une bête! cria-t-elle.

Mais la stupeur la planta au milieu de l'allée. C'était un homme, et elle l'avait reconnu.

— Comment! c'est Bébé!… Qu'est-ce que tu fais là, Bébé?

— Tiens! pardi! répondit Georges, je suis venu.

Elle restait étourdie.

— Tu savais donc mon arrivée par le jardinier?… Oh! cet enfant! Et il est trempé!

— Ah! je vais te dire. La pluie m'a pris en chemin. Et puis, je n'ai pas voulu remonter jusqu'à Gumières, et en traversant la Choue, je suis tombé dans un sacré trou d'eau.

Du coup, Nana oublia les fraises. Elle était toute tremblante et apitoyée. Ce pauvre Zizi dans un trou d'eau! Elle l'entraînait vers la maison, elle parlait de faire un grand feu.

— Tu sais, murmura-t-il en l'arrêtant dans l'ombre, je me cachais, parce que j'avais peur d'être grondé comme à Paris, quand je vais te voir sans être attendu.

Elle se mit à rire, sans répondre, et lui posa un baiser sur le front. Jusqu'à ce jour, elle l'avait traité en gamin, ne prenant pas ses déclarations au sérieux, s'amusant de lui comme d'un petit homme sans conséquence. Ce fut une affaire pour l'installer. Elle voulut absolument qu'on allumât le feu dans sa chambre; on serait mieux là. La vue de Georges n'avait pas surpris Zoé, habituée à toutes les rencontres. Mais le jardinier, qui montait le bois, resta interloqué en apercevant ce monsieur ruisselant d'eau, auquel il était certain de ne pas avoir ouvert la porte. On le renvoya, on n'avait plus besoin de lui. Une lampe éclairait la pièce, le feu jetait une grande flamme claire.

— Jamais il ne séchera, il va s'enrhumer, dit Nana, en voyant
Georges pris d'un frisson.

Et pas un pantalon d'homme! Elle était sur le point de rappeler le jardinier, lorsqu'elle eut une idée. Zoé, qui défaisait les malles dans le cabinet de toilette, apportait à madame du linge pour se changer, une chemise, des jupons, un peignoir.

— Mais c'est parfait! cria la jeune femme, Zizi peut mettre tout ça. Hein? tu n'es pas dégoûté de moi… Quand tes vêtements seront secs, tu les reprendras et tu t'en iras vite, pour ne pas être grondé par ta maman… Dépêche-toi, je vais me changer aussi dans le cabinet.

Lorsque, dix minutes plus tard, elle reparut en robe de chambre, elle joignit les mains de ravissement.

— Oh! le mignon, qu'il est gentil en petite femme!

Il avait simplement passé une grande chemise de nuit à entre-deux, un pantalon brodé et le peignoir, un long peignoir de batiste, garni de dentelles. Là-dedans, il semblait une fille, avec ses deux bras nus de jeune blond, avec ses cheveux fauves encore mouillés, qui roulaient dans son cou.

— C'est qu'il est aussi mince que moi! dit Nana en le prenant par la taille. Zoé, viens donc voir comme ça lui va… Hein! c'est fait pour lui; à part le corsage, qui est trop large… Il n'en a pas autant que moi, ce pauvre Zizi.

— Ah! bien sûr, ça me manque un peu, murmura Georges, souriant.

Tous trois s'égayèrent. Nana s'était mise à boutonner le peignoir du haut en bas, pour qu'il fût décent. Elle le tournait comme une poupée, donnait des tapes, faisait bouffer la jupe par-derrière. Et elle le questionnait, lui demandant s'il était bien, s'il avait chaud. Par exemple, oui! il était bien. Rien ne tenait plus chaud qu'une chemise de femme; s'il avait pu, il en aurait toujours porté. Il se roulait là-dedans, heureux de la finesse du linge, de ce vêtement lâche qui sentait bon, et où il croyait retrouver un peu de la vie tiède de Nana.

Cependant, Zoé venait de descendre les habits trempés à la cuisine, afin de les faire sécher le plus vite possible devant un feu de sarments. Alors, Georges, allongé dans un fauteuil, osa faire un aveu.

— Dis donc, tu ne manges pas, ce soir?… Moi, je meurs de faim.
Je n'ai pas dîné.

Nana se fâcha. En voilà une grosse bête, de filer de chez sa maman, le ventre vide, pour aller se flanquer dans un trou d'eau! Mais elle aussi avait l'estomac en bas des talons. Bien sûr qu'il fallait manger! Seulement, on mangerait ce qu'on pourrait. Et on improvisa, sur un guéridon roulé devant le feu, le dîner le plus drôle. Zoé courut chez le jardinier, qui avait fait une soupe aux choux, en cas que madame ne dînât pas à Orléans, avant de venir; madame avait oublié de lui marquer, sur sa lettre, ce qu'il devait préparer. Heureusement, la cave était bien garnie. On eut donc une soupe aux choux, avec un morceau de lard. Puis, en fouillant dans son sac, Nana trouva un tas de choses, des provisions qu'elle avait fourrées là par précaution: un petit pâté de foie gras, un sac de bonbons, des oranges. Tous deux mangèrent comme des ogres, avec un appétit de vingt ans, en camarades qui ne se gênaient pas. Nana appelait Georges: «Ma chère»; ça lui semblait plus familier et plus tendre. Au dessert, pour ne pas déranger Zoé, ils vidèrent avec la même cuiller, chacun à son tour, un pot de confiture trouvé en haut d'une armoire.

— Ah! ma chère, dit Nana en repoussant le guéridon, il y a dix ans que je n'ai dîné si bien!

Pourtant, il se faisait tard, elle voulait renvoyer le petit, par crainte de lui attirer de mauvaises raisons. Lui, répétait qu'il avait le temps. D'ailleurs, les vêtements séchaient mal, Zoé déclarait qu'il faudrait au moins une heure encore; et comme elle dormait debout, fatiguée du voyage, ils l'envoyèrent se coucher. Alors, ils restèrent seuls, dans la maison muette.

Ce fut une soirée très douce. Le feu se mourait en braise, on étouffait un peu dans la grande chambre bleue, où Zoé avait fait le lit avant de monter. Nana, prise par la grosse chaleur, se leva pour ouvrir un instant la fenêtre. Mais elle poussa un léger cri.

— Mon Dieu! que c'est beau!… Regarde, ma chère.

Georges était venu; et, comme si la barre d'appui lui eût paru trop courte, il prit Nana par la taille, il appuya la tête à son épaule. Le temps avait brusquement changé, un ciel pur se creusait, tandis qu'une lune ronde éclairait la campagne d'une nappe d'or. C'était une paix souveraine, un élargissement du vallon s'ouvrant sur l'immensité de la plaine, où les arbres faisaient des îlots d'ombre, dans le lac immobile des clartés. Et Nana s'attendrissait, se sentait redevenir petite. Pour sûr, elle avait rêvé des nuits pareilles, à une époque de sa vie qu'elle ne se rappelait plus. Tout ce qui lui arrivait depuis sa descente de wagon, cette campagne si grande, ces herbes qui sentaient fort, cette maison, ces légumes, tout ça la bouleversait, au point qu'elle croyait avoir quitté Paris depuis vingt ans. Son existence d'hier était loin. Elle éprouvait des choses qu'elle ne savait pas. Georges, cependant, lui mettait sur le cou de petits baisers câlins, ce qui augmentait son trouble. D'une main hésitante, elle le repoussait comme un enfant dont la tendresse fatigue, et elle répétait qu'il fallait partir. Lui, ne disait pas non; tout à l'heure, il partirait tout à l'heure.

Mais un oiseau chanta, puis se tut. C'était un rouge-gorge, dans un sureau, sous la fenêtre.

— Attends, murmura Georges, la lampe lui fait peur, je vais
  l'éteindre.

Et, quand il vint la reprendre à la taille, il ajouta:

— Nous la rallumerons dans un instant.

Alors, en écoutant le rouge-gorge, tandis que le petit se serrait contre elle, Nana se souvint. Oui, c'était dans des romances qu'elle avait vu tout ça. Autrefois, elle eût donné son coeur, pour avoir la lune ainsi, et des rouges-gorges, et un petit homme plein d'amour. Mon Dieu! elle aurait pleuré, tant ça lui paraissait bon et gentil! Bien sûr qu'elle était née pour vivre sage. Elle repoussait Georges qui s'enhardissait.

— Non, laisse-moi, je ne veux pas… Ce serait très vilain, à ton âge… Écoute, je resterai ta maman.

Des pudeurs lui venaient. Elle était toute rouge. Personne ne pouvait la voir, pourtant; la chambre s'emplissait de nuit derrière eux, tandis que la campagne déroulait le silence et l'immobilité de sa solitude. Jamais elle n'avait eu une pareille honte. Peu à peu, elle se sentait sans force, malgré sa gêne et ses révoltes. Ce déguisement, cette chemise de femme et ce peignoir, la faisaient rire encore. C'était comme une amie qui la taquinait.

— Oh! c'est mal, c'est mal, balbutia-t-elle, après un dernier
  effort.

Et elle tomba en vierge dans les bras de cet enfant, en face de la belle nuit. La maison dormait.

Le lendemain, aux Fondettes, quand la cloche sonna le déjeuner, la table de la salle à manger n'était plus trop grande. Une première voiture avait amené ensemble Fauchery et Daguenet; et, derrière eux, débarqué du train suivant, venait d'arriver le comte de Vandeuvres. Georges descendit le dernier, un peu pâle, les yeux battus. Il répondait que ça allait beaucoup mieux, mais qu'il était encore étourdi par la violence de la crise. Madame Hugon, qui le regardait dans les yeux avec un sourire inquiet, ramenait ses cheveux mal peignés ce matin-là, pendant qu'il se reculait, comme gêné de cette caresse. A table, elle plaisanta affectueusement Vandeuvres, qu'elle disait attendre depuis cinq ans.

— Enfin, vous voilà… Comment avez-vous fait?

Vandeuvres le prit sur un ton plaisant. Il racontait qu'il avait perdu un argent fou, la veille, au cercle. Alors, il était parti, avec l'idée de faire une fin en province.

— Ma foi, oui, si vous me trouvez une héritière dans la contrée… Il doit y avoir ici des femmes délicieuses.

La vieille dame remerciait également Daguenet et Fauchery d'avoir bien voulu accepter l'invitation de son fils, lorsqu'elle éprouva une joyeuse surprise, en voyant entrer le marquis de Chouard, qu'une troisième voiture amenait.

— Ah! ça, s'écria-t-elle, c'est donc un rendez-vous, ce matin? Vous vous êtes donné le mot. Que se passe-t-il? Voilà des années que je n'ai pu vous réunir, et vous tombez tous à la fois… Oh! je ne me plains pas.

On ajouta un couvert. Fauchery se trouvait près de la comtesse Sabine, qui le surprenait par sa gaieté vive, elle qu'il avait vue si languissante, dans le salon sévère de la rue Miromesnil. Daguenet, assis à la gauche d'Estelle, paraissait au contraire inquiet du voisinage de cette grande fille muette, dont les coudes pointus lui étaient désagréables. Muffat et Chouard avaient échangé un regard sournois. Cependant, Vandeuvres poussait la plaisanterie de son prochain mariage.

— A propos de dame, finit par lui dire madame Hugon, j'ai une nouvelle voisine que vous devez connaître.

Et elle nomma Nana. Vandeuvres affecta le plus vif étonnement.

— Comment! la propriété de Nana est près d'ici!

Fauchery et Daguenet, également, se récrièrent. Le marquis de
Chouard mangeait un blanc de volaille, sans paraître comprendre.
Pas un des hommes n'avait eu un sourire.

— Sans doute, reprit la vieille dame, et même cette personne est arrivée hier soir à la Mignotte, comme je le disais. J'ai appris ça ce matin par le jardinier.

Du coup, ces messieurs ne purent cacher une très réelle surprise. Tous levèrent la tête. Eh quoi! Nana était arrivée! Mais ils ne l'attendaient que le lendemain, ils croyaient la devancer! Seul, Georges resta les cils baissés, regardant son verre, d'un air las. Depuis le commencement du déjeuner, il semblait dormir, les yeux ouverts, vaguement souriant.

— Est-ce que tu souffres toujours, mon Zizi? lui demanda sa mère, dont le regard ne le quittait pas.

Il tressaillit, il répondit en rougissant que ça allait tout à fait bien; et il gardait sa mine noyée et gourmande encore de fille qui a trop dansé.

— Qu'as-tu donc là, au cou? reprit madame Hugon, effrayée.
  C'est tout rouge.

Il se troubla et balbutia. Il ne savait pas, il n'avait rien au cou. Puis, remontant son col de chemise:

— Ah! oui, c'est une bête qui m'a piqué.

Le marquis de Chouard avait jeté un coup d'oeil oblique sur la petite rougeur. Muffat, lui aussi, regarda Georges. On achevait de déjeuner, en réglant des projets d'excursion. Fauchery était de plus en plus remué par les rires de la comtesse Sabine. Comme il lui passait une assiette de fruits, leurs mains se touchèrent; et elle le regarda une seconde d'un regard si noir, qu'il pensa de nouveau à cette confidence reçue un soir d'ivresse. Puis, elle n'était plus la même, quelque chose s'accusait davantage en elle, sa robe de foulard gris, molle à ses épaules, mettait un abandon dans son élégance fine et nerveuse.

Au sortir de table, Daguenet resta en arrière avec Fauchery, pour plaisanter crûment sur Estelle, «un joli balai à coller dans les bras d'un homme». Pourtant, il devint sérieux, lorsque le journaliste lui eut dit le chiffre de la dot: quatre cent mille francs.

— Et la mère? demanda Fauchery. Hein! très chic!

— Oh! celle-là, tant qu'elle voudrait!… Mais pas moyen, mon bon!

— Bah! est-ce qu'on sait!… Il faudrait voir.

On ne devait pas sortir ce jour-là. La pluie tombait encore par averses. Georges s'était hâté de disparaître, enfermé à double tour dans sa chambre. Ces messieurs évitèrent de s'expliquer entre eux, tout en n'étant pas dupes des raisons qui les réunissaient. Vandeuvres, très maltraité par le jeu, avait eu réellement l'idée de se mettre au vert; et il comptait sur le voisinage d'une amie pour l'empêcher de trop s'ennuyer. Fauchery, profitant des vacances que lui donnait Rose, alors très occupée, se proposait de traiter d'une seconde chronique avec Nana, dans le cas où la campagne les attendrirait tous les deux. Daguenet, qui la boudait depuis Steiner, songeait à renouer, à ramasser quelques douceurs, si l'occasion se présentait. Quant au marquis de Chouard, il guettait son heure. Mais, parmi ces hommes suivant à la trace Vénus, mal débarbouillée de son rouge, Muffat était le plus ardent, le plus tourmenté par des sensations nouvelles de désir, de peur et de colère, qui se battaient dans son être bouleversé. Lui, avait une promesse formelle, Nana l'attendait. Pourquoi donc était-elle partie deux jours plus tôt? Il résolut de se rendre à la Mignotte, le soir même, après le dîner.

Le soir, comme le comte sortait du parc, Georges s'enfuit derrière lui. Il le laissa suivre la route de Gumières, traversa la Choue, tomba chez Nana, essoufflé, enragé, avec des larmes plein les yeux. Ah! il avait bien compris, ce vieux qui était en route venait pour un rendez-vous. Nana, stupéfaite de cette scène de jalousie, toute remuée de voir comment tournaient les choses, le prit dans ses bras, le consola du mieux qu'elle put. Mais non, il se trompait, elle n'attendait personne; si le monsieur venait, ce n'était pas sa faute. Ce Zizi, quelle grosse bête, de se causer tant de bile pour rien! Sur la tête de son enfant, elle n'aimait que son Georges. Et elle le baisait, et elle essuyait ses larmes.

— Écoute, tu vas voir que tout est pour toi, reprit-elle, quand il fut plus calme. Steiner est arrivé, il est là-haut… Celui-là, mon chéri, tu sais que je ne puis pas le mettre à la porte.

— Oui, je sais, je ne parle pas de celui-là, murmura le petit.

— Eh bien! je l'ai collé dans la chambre du fond, en lui racontant que je suis malade. Il défait sa malle… Puisque personne ne t'a aperçu, monte vite te cacher dans ma chambre, et attends-moi.

Georges lui sauta au cou. C'était donc vrai, elle l'aimait un peu! Alors, comme hier? ils éteindraient la lampe, ils resteraient dans le noir jusqu'au jour. Puis, à un coup de sonnette, il fila légèrement. En haut, dans la chambre, il enleva tout de suite ses souliers pour ne pas faire de bruit; puis, il se cacha par terre, derrière un rideau, attendant d'un air sage.

Nana reçut le comte Muffat, encore secouée, prise d'une certaine gêne. Elle lui avait promis, elle aurait même voulu tenir sa parole, parce que cet homme lui semblait sérieux. Mais, en vérité, qui se serait douté des histoires de la veille? ce voyage, cette maison qu'elle ne connaissait pas, ce petit qui arrivait tout mouillé, et comme ça lui avait paru bon, et comme ce serait gentil de continuer! Tant pis pour le monsieur! Depuis trois mois, elle le faisait poser, jouant à la femme comme il faut, afin de l'allumer davantage. Eh bien! il poserait encore, il s'en irait, si ça ne lui plaisait pas. Elle aurait plutôt tout lâché, que de tromper Georges.

Le comte s'était assis de l'air cérémonieux d'un voisin de campagne en visite. Ses mains seules avaient un tremblement. Dans cette nature sanguine, restée vierge, le désir, fouetté par la savante tactique de Nana, déterminait à la longue de terribles ravages. Cet homme si grave, ce chambellan qui traversait d'un pas digne les salons des Tuileries, mordait la nuit son traversin et sanglotait, exaspéré, évoquant toujours la même image sensuelle. Mais, cette fois, il était résolu d'en finir. Le long de la route, dans la grande paix du crépuscule, il avait rêvé des brutalités. Et, tout de suite, après les premières paroles, il voulut saisir Nana, à deux mains.

— Non, non, prenez garde, dit-elle simplement, sans se fâcher, avec un sourire.

Il la rattrapa, les dents serrées; puis, comme elle se débattait, il fut grossier, il lui rappela crûment qu'il venait coucher. Elle, toujours souriante, embarrassée pourtant, lui tenait les mains. Elle le tutoya, afin d'adoucir son refus.

— Voyons, chéri, tiens-toi tranquille… Vrai, je ne peux pas…
Steiner est là-haut.

Mais il était fou; jamais elle n'avait vu un homme dans un état pareil. La peur la prenait; elle lui mit les doigts sur la bouche, pour étouffer les cris qu'il laissait échapper; et, baissant la voix, elle le suppliait de se taire, de la lâcher. Steiner descendait. C'était stupide, à la fin! Quand Steiner entra, il entendit Nana, mollement allongée au fond de son fauteuil, qui disait:

— Moi, j'adore la campagne…

Elle tourna la tête, s'interrompant.

— Chéri, c'est monsieur le comte Muffat qui a vu de la lumière, en se promenant, et qui est entré nous souhaiter la bienvenue.

Les deux hommes se serrèrent la main. Muffat demeura un instant sans parler, la face dans l'ombre. Steiner paraissait maussade. On causa de Paris; les affaires ne marchaient pas, il y avait eu à la Bourse des abominations. Au bout d'un quart d'heure, Muffat prit congé. Et, comme la jeune femme l'accompagnait, il demanda, sans l'obtenir, un rendez-vous pour la nuit suivante. Steiner, presque aussitôt, monta se coucher, en grognant contre les éternels bobos des filles. Enfin, les deux vieux étaient emballés! Lorsqu'elle put le rejoindre, Nana trouva Georges toujours bien sage, derrière son rideau. La chambre était noire. Il l'avait fait tomber par terre, assise près de lui, et ils jouaient ensemble à se rouler, s'arrêtant, étouffant leurs rires sous des baisers, lorsqu'ils donnaient contre un meuble un coup de leurs pieds nus. Au loin, sur la route de Gumières, le comte Muffat s'en allait lentement, son chapeau à la main, baignant sa tête brûlante dans la fraîcheur et le silence de la nuit.

Alors, les jours suivants, la vie fut adorable. Nana, entre les bras du petit, retrouvait ses quinze ans. C'était, sous la caresse de cette enfance, une fleur d'amour refleurissant chez elle, dans l'habitude et le dégoût de l'homme. Il lui venait des rougeurs subites, un émoi qui la laissait frissonnante, un besoin de rire et de pleurer, toute une virginité inquiète, traversée de désirs, dont elle restait honteuse. Jamais elle n'avait éprouvé cela. La campagne la trempait de tendresse. Etant petite, longtemps elle avait souhaité vivre dans un pré, avec une chèvre, parce qu'un jour, sur le talus des fortifications, elle avait vu une chèvre qui bêlait, attachée à un pieu. Maintenant, cette propriété, toute cette terre à elle, la gonflait d'une émotion débordante, tant ses ambitions se trouvaient dépassées. Elle était ramenée aux sensations neuves d'une gamine; et le soir, lorsque, étourdie par sa journée vécue au grand air, grisée de l'odeur des feuilles, elle montait rejoindre son Zizi, caché derrière le rideau, ça lui semblait une escapade de pensionnaire en vacances, un amour avec un petit cousin qu'elle devait épouser, tremblante au moindre bruit, redoutant que ses parents ne l'entendissent, goûtant les tâtonnements délicieux et les voluptueuses épouvantes d'une première faute.

Nana eut, à ce moment, des fantaisies de fille sentimentale. Elle regardait la lune pendant des heures. Une nuit, elle voulut descendre au jardin avec Georges, quand toute la maison fut endormie; et ils se promenèrent sous les arbres, les bras à la taille, et ils allèrent se coucher dans l'herbe, où la rosée les trempa. Une autre fois, dans la chambre, après un silence, elle sanglota au cou du petit, en balbutiant qu'elle avait peur de mourir. Elle chantait souvent à demi-voix une romance de madame Lerat, pleine de fleurs et d'oiseaux, s'attendrissant aux larmes, s'interrompant pour prendre Georges dans une étreinte de passion, en exigeant de lui des serments d'amour éternel. Enfin, elle était bête, comme elle le reconnaissait elle-même, lorsque tous les deux, redevenus camarades, fumaient des cigarettes au bord du lit, les jambes nues, tapant le bois des talons.

Mais ce qui acheva de fondre le coeur de la jeune femme, ce fut l'arrivée de Louiset. Sa crise de maternité eut la violence d'un coup de folie. Elle emportait son fils au soleil pour le regarder gigoter; elle se roulait avec lui sur l'herbe, après l'avoir habillé comme un jeune prince. Tout de suite elle voulut qu'il dormît près d'elle, dans la chambre voisine, où madame Lerat, très impressionnée par la campagne, ronflait, dès qu'elle était sur le dos. Et Louiset ne faisait pas le moindre tort à Zizi, au contraire. Elle disait qu'elle avait deux enfants, elle les confondait dans le même caprice de tendresse. La nuit, à plus de dix reprises, elle lâchait Zizi pour voir si Louiset avait une bonne respiration; mais, quand elle revenait, elle reprenait son Zizi avec un restant de ses caresses maternelles, elle faisait la maman; tandis que lui, vicieux, aimant bien être petit aux bras de cette grande fille, se laissait bercer comme un bébé qu'on endort. C'était si bon, que, charmée de cette existence, elle lui proposa sérieusement de ne plus jamais quitter la campagne. Ils renverraient tout le monde, ils vivraient seuls, lui, elle et l'enfant. Et ils firent mille projets, jusqu'à l'aube, sans entendre madame Lerat, qui ronflait à poings fermés, lasse d'avoir cueilli des fleurs champêtres.

Cette belle vie dura près d'une semaine. Le comte Muffat venait tous les soirs, et s'en retournait, la face gonflée, les mains brûlantes. Un soir, il ne fut même pas reçu, Steiner ayant dû faire un voyage à Paris; on lui dit que madame était souffrante. Nana se révoltait davantage chaque jour, à l'idée de tromper Georges. Un petit si innocent, et qui croyait en elle! Elle se serait regardée comme la dernière des dernières. Puis, ça l'aurait dégoûtée. Zoé, qui assistait, muette et dédaigneuse, à cette aventure, pensait que madame devenait bête.

Le sixième jour, tout d'un coup, une bande de visiteurs tomba dans cette idylle. Nana avait invité un tas de monde, croyant qu'on ne viendrait pas. Aussi, une après-midi, demeura-t-elle stupéfaite et très contrariée, en voyant un omnibus complet s'arrêter devant la grille de la Mignotte.

— C'est nous! cria Mignon qui, le premier, descendit de la voiture, d'où il tira ses fils, Henri et Charles.

Labordette parut ensuite, donnant la main à un défilé interminable de dames: Lucy Stewart, Caroline Héquet, Tatan Néné, Maria Blond. Nana espérait que c'était fini, lorsque la Faloise sauta du marchepied, pour recevoir dans ses bras tremblants Gaga et sa fille Amélie. Ça faisait onze personnes. L'installation fut laborieuse. Il y avait, à la Mignotte, cinq chambres d'amis, dont une était déjà occupée par madame Lerat et Louiset. On donna la plus grande au ménage Gaga et la Faloise, en décidant qu'Amélie coucherait sur un lit de sangle, à côté, dans le cabinet de toilette. Mignon et ses deux fils eurent la troisième chambre; Labordette, la quatrième. Restait une pièce qu'on transforma en dortoir, avec quatre lits pour Lucy, Caroline, Tatan et Maria. Quant à Steiner, il dormirait sur le divan du salon. Au bout d'une heure, lorsque tout son monde fut casé, Nana, d'abord furieuse, était enchantée de jouer à la châtelaine. Ces dames la complimentaient sur la Mignotte, une propriété renversante, ma chère! Puis, elles lui apportaient une bouffée de l'air de Paris, les potins de cette dernière semaine, parlant toutes à la fois, avec des rires, des exclamations, des tapes. A propos, et Bordenave! qu'avait-il dit de sa fugue? Mais pas grand-chose. Après avoir gueulé qu'il la ferait ramener par les gendarmes, il l'avait simplement doublée, le soir; même que la doublure, la petite Violaine, obtenait, dans la Blonde Vénus, un très joli succès. Cette nouvelle rendit Nana sérieuse.

Il n'était que quatre heures. On parla de faire un tour.

— Vous ne savez pas, dit Nana, je partais ramasser des pommes de terre, quand vous êtes arrivés.

Alors, tous voulurent aller ramasser des pommes de terre, sans même changer de vêtements. Ce fut une partie. Le jardinier et deux aides se trouvaient déjà dans le champ, au fond de la propriété. Ces dames se mirent à genoux, fouillant la terre avec leurs bagues, poussant des cris, lorsqu'elles découvraient une pomme de terre très grosse. Ça leur semblait si amusant! Mais Tatan Néné triomphait; elle en avait tellement ramassé dans sa jeunesse, qu'elle s'oubliait et donnait des conseils aux autres, en les traitant de bêtes. Les messieurs travaillaient plus mollement. Mignon, l'air brave homme, profitait de son séjour à la campagne pour compléter l'éducation de ses fils: il leur parlait de Parmentier.

Le soir, le dîner fut d'une gaieté folle. On dévorait. Nana, très lancée, s'empoigna avec son maître d'hôtel, un garçon qui avait servi à l'évêché d'Orléans. Au café, les dames fumèrent. Un bruit de noce à tout casser sortait par les fenêtres, se mourait au loin dans la sérénité du soir; tandis que les paysans, attardés entre les haies, tournant la tête, regardaient la maison flambante.

— Ah! c'est embêtant que vous repartiez après-demain, dit Nana.
Enfin, nous allons toujours organiser quelque chose.

Et l'on décida qu'on irait le lendemain, un dimanche, visiter les ruines de l'ancienne abbaye de Chamont, qui se trouvaient à sept kilomètres. Cinq voitures viendraient d'Orléans prendre la société après le déjeuner, et la ramèneraient dîner à la Mignotte, vers sept heures. Ce serait charmant.

Ce soir-là, comme d'habitude, le comte Muffat monta le coteau pour sonner à la grille. Mais le flamboiement des fenêtres, les grands rires, l'étonnèrent. Il comprit, en reconnaissant la voix de Mignon, et s'éloigna, enragé par ce nouvel obstacle, poussé à bout, résolu à quelque violence. Georges, qui passait par une petite porte dont il avait une clef, monta tranquillement dans la chambre de Nana, en filant le long des murs. Seulement, il dut l'attendre jusqu'à minuit passé. Elle parut enfin, très grise, plus maternelle encore que les autres nuits; quand elle buvait, ça la rendait si amoureuse, qu'elle en devenait collante. Ainsi, elle voulait absolument qu'il l'accompagnât à l'abbaye de Chamont. Lui résistait, ayant peur d'être vu; si on l'apercevait en voiture avec elle, ça ferait un scandale abominable. Mais elle fondit en larmes, prise d'un désespoir bruyant de femme sacrifiée, et il la consola, il lui promit formellement d'être de la partie.

— Alors, tu m'aimes bien, bégayait-elle. Répète que tu m'aimes bien… Dis? mon loup chéri, si je mourais, est-ce que ça te ferait beaucoup de peine?

Aux Fondettes, le voisinage de Nana bouleversait la maison. Chaque matin, pendant le déjeuner, la bonne madame Hugon revenait malgré elle sur cette femme, racontant ce que son jardinier lui rapportait, éprouvant cette sorte d'obsession qu'exercent les filles sur les bourgeoises les plus dignes. Elle, si tolérante, était révoltée, exaspérée, avec le vague pressentiment d'un malheur, qui l'effrayait, le soir, comme si elle eût connu la présence dans la contrée d'une bête échappée de quelque ménagerie. Aussi cherchait-elle querelle à ses invités, en les accusant tous de rôder autour de la Mignotte. On avait vu le comte de Vandeuvres rire sur une grande route avec une dame en cheveux; mais il se défendait, il reniait Nana, car c'était en effet Lucy qui l'accompagnait, pour lui conter comment elle venait de flanquer son troisième prince à la porte. Le marquis de Chouard sortait aussi tous les jours; seulement, il parlait d'une ordonnance de son docteur. Pour Daguenet et Fauchery, madame Hugon se montrait injuste. Le premier surtout ne quittait pas les Fondettes, renonçant au projet de renouer, montrant auprès d'Estelle un respectueux empressement. Fauchery restait de même avec les dames Muffat. Une seule fois, il avait rencontré dans un sentier Mignon, les bras pleins de fleurs, faisant un cours de botanique à ses fils. Les deux hommes s'étaient serré la main, en se donnant des nouvelles de Rose; elle se portait parfaitement, ils avaient chacun reçu le matin une lettre, où elle les priait de profiter quelque temps encore du bon air. De tous ses hôtes, la vieille dame n'épargnait donc que le comte Muffat et Georges; le comte, qui prétendait avoir de graves affaires à Orléans, ne pouvait courir la gueuse; et quant à Georges, le pauvre enfant finissait par l'inquiéter, car il était pris chaque soir de migraines épouvantables, qui le forçaient de se coucher au jour.

Cependant, Fauchery s'était fait le cavalier ordinaire de la comtesse Sabine, tandis que le comte s'absentait toutes les après-midi. Lorsqu'on allait au bout du parc, il portait son pliant et son ombrelle. D'ailleurs, il l'amusait par son esprit baroque de petit journaliste, il la poussait à une de ces intimités soudaines, que la campagne autorise. Elle avait paru se livrer tout de suite, éveillée à une nouvelle jeunesse, en compagnie de ce garçon dont la moquerie bruyante ne semblait pouvoir la compromettre. Et, parfois, lorsqu'ils se trouvaient seuls une seconde, derrière un buisson, leurs yeux se cherchaient; ils s'arrêtaient au milieu d'un rire, brusquement sérieux, avec un regard noir, comme s'ils s'étaient pénétrés et compris.

Le vendredi, au déjeuner, il avait fallu mettre un nouveau couvert. M. Théophile Venot, que madame Hugon se souvint d'avoir invité l'hiver dernier, chez les Muffat, venait d'arriver. Il arrondissait le dos, il affectait une bonhomie d'homme insignifiant, sans paraître s'apercevoir de la déférence inquiète qu'on lui témoignait. Quand il eut réussi à se faire oublier, tout en croquant de petits morceaux de sucre au dessert, il examina Daguenet qui passait des fraises à Estelle, il écouta Fauchery dont une anecdote égayait beaucoup la comtesse. Dès qu'on le regardait, il souriait de son air tranquille. Au sortir de table, il prit le bras du comte, il l'emmena dans le parc. On savait qu'il gardait sur celui-ci une grande influence, depuis la mort de sa mère. Des histoires singulières couraient au sujet de la domination exercée dans la maison par l'ancien avoué. Fauchery, que son arrivée gênait sans doute, expliquait à Georges et à Daguenet les sources de sa fortune, un gros procès dont les Jésuites l'avaient chargé, autrefois; et, selon lui, ce bonhomme, un terrible monsieur avec sa mine douce et grasse, trempait maintenant dans tous les tripotages de la prêtraille. Les deux jeunes gens s'étaient mis à plaisanter, car ils trouvaient un air idiot au petit vieillard. L'idée d'un Venot inconnu, d'un Venot gigantesque, instrumentant pour le clergé, leur semblait une imagination comique. Mais ils se turent, lorsque le comte Muffat reparut, toujours au bras du bonhomme, très pâle, les yeux rouges comme s'il avait pleuré.

— Bien sûr, ils auront causé de l'enfer, murmura Fauchery goguenard.

La comtesse Sabine, qui avait entendu, tourna lentement la tête, et leurs yeux se rencontrèrent, avec un de ces longs regards dont ils se sondaient prudemment, avant de se risquer.

D'habitude, après le déjeuner, on se rendait au bout du parterre, sur une terrasse qui dominait la plaine. Le dimanche, l'après-midi fut d'une douceur exquise. On avait craint de la pluie, vers dix heures; mais le ciel, sans se découvrir, s'était comme fondu en un brouillard laiteux, en une poussière lumineuse, toute blonde de soleil. Alors, madame Hugon proposa de descendre par la petite porte de la terrasse, et de faire une promenade à pied, du côté de Gumières, jusqu'à la Choue; elle aimait la marche, très alerte encore pour ses soixante ans. Tout le monde, d'ailleurs, jura qu'on n'avait pas besoin de voiture. On arriva ainsi, un peu débandé, au pont de bois jeté sur la rivière. Fauchery et Daguenet étaient en avant, avec les dames Muffat; le comte et le marquis venaient ensuite, aux côtés de madame Hugon; tandis que Vandeuvres, la mine correcte et ennuyée sur cette grande route, marchait à la queue, fumant un cigare. M. Venot, ralentissant ou pressant le pas, allait d'un groupe à un autre, avec un sourire, comme pour tout entendre.

— Et ce pauvre Georges qui est à Orléans! répétait madame Hugon.
Il a voulu consulter sur ses migraines le vieux docteur
Tavernier, qui ne sort plus… Oui, vous n'étiez pas levé, il
est parti avant sept heures. Ça le distraira toujours.

Mais elle s'interrompit pour dire:

— Tiens! qu'ont-ils donc à s'arrêter sur le pont?

En effet, ces dames, Daguenet, Fauchery, se tenaient immobiles à la tête du pont, l'air hésitant, comme si un obstacle les eût inquiétés. Le chemin était libre pourtant.

— Avancez! cria le comte.

Ils ne bougèrent pas, regardant quelque chose qui venait et que les autres ne pouvaient voir encore. La route tournait, bordée d'un épais rideau de peupliers. Cependant, une rumeur sourde grandissait, des bruits de roue mêlés à des rires, à des claquements de fouet. Et, tout d'un coup, cinq voitures parurent, à la file, pleines à rompre les essieux, égayées par un tapage de toilettes claires, bleues et roses.

— Qu'est-ce que c'est que ça? dit madame Hugon surprise.

Puis, elle sentit, elle devina, révoltée d'un pareil envahissement de sa route.

— Oh! cette femme! murmura-t-elle. Marchez, marchez donc.
N'ayez pas l'air…

Mais il n'était plus temps. Les cinq voitures, qui conduisaient Nana et sa société aux ruines de Chamont, s'engageaient sur le petit pont de bois. Fauchery, Daguenet, les dames Muffat durent reculer, pendant que madame Hugon et les autres s'arrêtaient également, échelonnés le long du chemin. Ce fut un défilé superbe. Les rires avaient cessé dans les voitures; des figures se tournaient, curieusement. On se dévisagea, au milieu d'un silence que coupait seul le trot cadencé des chevaux. Dans la première voiture, Maria Blond et Tatan Néné, renversées comme des duchesses, les jupes bouffant par-dessus les roues, avaient des regards dédaigneux pour ces femmes honnêtes qui allaient à pied. Ensuite Gaga emplissait toute une banquette, noyant près d'elle la Faloise, dont on ne voyait que le nez inquiet. Puis, venaient Caroline Héquet avec Labordette, Lucy Stewart avec Mignon et ses fils, et tout au bout, occupant une victoria en compagnie de Steiner, Nana, qui avait devant elle, sur un strapontin, ce pauvre mignon de Zizi, fourrant ses genoux dans les siens.

— C'est la dernière, n'est-ce pas? demanda tranquillement la comtesse à Fauchery, en affectant de ne point reconnaître Nana.

La roue de la victoria l'effleura presque, sans qu'elle fit un pas en arrière. Les deux femmes avaient échangé un regard profond, un de ces examens d'une seconde, complets et définitifs. Quant aux hommes, ils furent tout à fait bien. Fauchery et Daguenet, très froids, ne reconnurent personne. Le marquis, anxieux, craignant une farce de la part de ces dames, avait cassé un brin d'herbe qu'il roulait entre ses doigts. Seul, Vandeuvres, resté un peu à l'écart, salua des paupières Lucy, qui lui souriait au passage.

— Prenez garde! avait murmuré M. Venot, debout derrière le comte
  Muffat.

Celui-ci, bouleversé, suivait des yeux cette vision de Nana, courant devant lui. Sa femme, lentement, s'était tournée et l'examinait. Alors, il regarda la terre, comme pour échapper au galop des chevaux qui lui emportaient la chair et le coeur. Il aurait crié de souffrance, il venait de comprendre, en apercevant Georges perdu dans les jupes de Nana. Un enfant! cela le brisait qu'elle lui eût préféré un enfant! Steiner lui était égal, mais cet enfant!

Cependant, madame Hugon n'avait pas reconnu Georges d'abord. Lui, en traversant le pont, aurait sauté dans la rivière, si les genoux de Nana ne l'avaient retenu. Alors, glacé, blanc comme un linge, il se tint très raide. Il ne regardait personne. Peut-être qu'on ne le verrait pas.

— Ah! mon Dieu! dit tout à coup la vieille dame, c'est Georges qui est avec elle!

Les voitures avaient passé au milieu de ce malaise de gens qui se connaissaient et qui ne se saluaient pas. Cette rencontre délicate, si rapide, semblait s'être éternisée. Et, maintenant, les roues emportaient plus gaiement dans la campagne blonde ces charretées de filles fouettées de grand air; des bouts de toilettes vives flottaient, des rires recommençaient, avec des plaisanteries et des regards jetés en arrière, sur ces gens comme il faut, restés au bord de la route, l'air vexé. Nana, en se retournant, put voir les promeneurs hésiter, puis revenir sur leurs pas, sans traverser le pont. Madame Hugon s'appuyait au bras du comte Muffat, muette, et si triste, que personne n'osait la consoler.

— Dites donc, cria Nana à Lucy qui se penchait dans la voiture voisine, avez-vous vu Fauchery, ma chère? A-t-il fait une sale tête! Il me paiera ça… Et Paul, un garçon pour lequel j'ai été si bonne! Pas seulement un signe… Vrai, ils sont polis!

Et elle fit une scène affreuse à Steiner, qui trouvait très correcte l'attitude de ces messieurs. Alors, elles ne méritaient pas même un coup de chapeau? le premier goujat venu pouvait les insulter? Merci, il était propre, lui aussi; c'était complet. On devait toujours saluer une femme.

— Qui est-ce, la grande? demanda Lucy, à toute volée, dans le bruit des roues.

— C'est la comtesse Muffat, répondit Steiner.

— Tiens! je m'en doutais, dit Nana. Eh bien! mon cher, elle a beau être comtesse, c'est une pas grand'chose… Oui, oui, une pas grand'chose… Vous savez, j'ai l'oeil, moi. Maintenant, je la connais comme si je l'avais faite, votre comtesse… Voulez-vous parier qu'elle couche avec cette vipère de Fauchery?… Je vous dis qu'elle y couche! On sent bien ça, entre femmes.

Steiner haussa les épaules. Depuis la veille, sa mauvaise humeur grandissait; il avait reçu des lettres qui l'obligeaient à partir le lendemain matin; puis, ce n'était pas drôle, de venir à la campagne pour dormir sur le divan du salon.

— Et ce pauvre bébé! reprit Nana subitement attendrie, en s'apercevant de la pâleur de Georges, qui était resté raide, la respiration coupée.

— Croyez-vous que maman m'ait reconnu? bégaya-t-il enfin.

— Oh! ça, pour sûr. Elle a crié… Aussi, c'est ma faute. Il ne voulait pas en être. Je l'ai forcé… Écoute, Zizi, veux-tu que j'écrive à ta maman? Elle a l'air bien respectable. Je lui dirai que je ne t'avais jamais vu, que c'est Steiner qui t'a amené aujourd'hui pour la première fois.

— Non, non, n'écris pas, dit Georges très inquiet. J'arrangerai ça moi-même… Et puis, si on m'ennuie, je ne rentre plus.

Mais il demeura absorbé, cherchant des mensonges pour le soir. Les cinq voitures roulaient en plaine, sur une interminable route droite, bordée de beaux arbres. L'air, d'un gris argenté, baignait la campagne. Ces dames continuaient à se crier des phrases, d'une voiture à l'autre, derrière le dos des cochers, qui riaient de ce drôle de monde; par moments, une d'elles se mettait debout, pour voir, puis s'entêtait, appuyée aux épaules d'un voisin, tant qu'une secousse ne la rejetait pas sur la banquette. Caroline Héquet, cependant, était en grande conversation avec Labordette; tous deux tombaient d'accord que Nana vendrait sa campagne avant trois mois, et Caroline chargeait Labordette de lui racheter ça en sous-main, pour quatre sous. Devant eux, la Faloise, très amoureux, ne pouvant atteindre la nuque apoplectique de Gaga, lui baisait un coin de l'échine, sur sa robe, dont l'étoffe tendue craquait; tandis que, raide au bord du strapontin, Amélie leur disait de finir, agacée d'être là, les bras ballants, à regarder embrasser sa mère. Dans l'autre voiture, Mignon, pour étonner Lucy, exigeait de ses fils une fable de La Fontaine; Henri surtout était prodigieux, il vous lâchait ça d'un trait, sans se reprendre. Mais Maria Blond, en tête, finissait par s'embêter, lasse de faire poser cette bûche de Tatan Néné, à qui elle racontait que les crémières de Paris fabriquaient des oeufs avec de la colle et du safran. C'était trop loin, on n'arriverait donc pas? Et la question, transmise de voiture en voiture, vint jusqu'à Nana, qui, après avoir interrogé son cocher, se leva pour crier:

— Encore un petit quart d'heure… Vous voyez là-bas cette église, derrière les arbres…

Puis, elle reprit:

— Vous ne savez pas, il paraît que la propriétaire du château de Chamont est une ancienne du temps de Napoléon… Oh! une noceuse, m'a dit Joseph qui le tient des domestiques de l'évêché, une noceuse comme il n'y en a plus. Maintenant, elle est dans les curés.

— Elle s'appelle? demanda Lucy.

— Madame d'Anglars.

— Irma d'Anglars, je l'ai connue! cria Gaga.

Ce fut, le long des voitures, une suite d'exclamations, emportées dans le trot plus vif des chevaux. Des têtes s'allongeaient pour voir Gaga; Maria Blond et Tatan Néné se tournèrent, à genoux sur la banquette, les poings dans la capote renversée; et des questions se croisaient, avec des mots méchants, que tempérait une sourde admiration. Gaga l'avait connue, ça les frappait toutes de respect pour ce passé lointain.

— Par exemple, j'étais jeune, reprit Gaga. N'importe, je me souviens, je la voyais passer… On la disait dégoûtante chez elle. Mais, dans sa voiture, elle vous avait un chic! Et des histoires épatantes, des saletés et des roublardises à crever… Ça ne m'étonne pas, si elle a un château. Elle vous nettoyait un homme, rien qu'à souffler dessus… Ah! Irma d'Anglars vit encore! Eh bien! mes petites chattes, elle doit aller dans les quatre-vingt-dix ans.

Du coup, ces dames devinrent sérieuses. Quatre-vingt-dix ans! Il n'y en avait pas une d'elles, comme le cria Lucy, fichue de vivre jusque-là. Toutes des patraques. D'ailleurs, Nana déclara qu'elle ne voulait pas faire de vieux os; c'était plus drôle. On arrivait, la conversation fut coupée par les claquements de fouet des cochers, qui lançaient leurs bêtes. Pourtant, au milieu du bruit, Lucy continua, sautant à un autre sujet, pressant Nana de partir avec la bande, le lendemain. L'Exposition allait fermer, ces dames devaient rentrer à Paris, où la saison dépassait leurs espérances. Mais Nana s'entêtait. Elle abominait Paris, elle n'y ficherait pas les pieds de sitôt.

— N'est-ce pas? chéri, nous restons, dit-elle en serrant les genoux de Georges, sans s'inquiéter de Steiner.

Les voitures s'étaient brusquement arrêtées. Surprise, la société descendit dans un endroit désert, au bas d'un coteau. Il fallut qu'un des cochers leur montrât du bout de son fouet les ruines de l'ancienne abbaye de Chamont, perdues dans les arbres. Ce fut une grosse déception. Les dames trouvèrent ça idiot: quelques tas de décombres, couverts de ronces, avec une moitié de tour écroulée. Vrai, ça ne valait pas la peine de faire deux lieues. Le cocher leur indiqua alors le château, dont le parc commençait près de l'abbaye, en leur conseillant de prendre un petit chemin et de suivre les murs; ils feraient le tour, pendant que les voitures iraient les attendre sur la place du village. C'était une promenade charmante. La société accepta.

— Fichtre! Irma se met bien! dit Gaga en s'arrêtant devant une grille, dans l'angle du parc, sur la route.

Tous, silencieusement, regardèrent le fourré énorme qui bouchait la grille. Puis, dans le petit chemin, ils suivirent la muraille du parc, levant les yeux pour admirer les arbres, dont les branches hautes débordaient en une voûte épaisse de verdure. Au bout de trois minutes, ils se trouvèrent devant une nouvelle grille; celle-là laissait voir une large pelouse où deux chênes séculaires faisaient des nappes d'ombre; et, trois minutes plus loin, une autre grille encore déroula devant eux une avenue immense, un couloir de ténèbres, au fond duquel le soleil mettait la tache vive d'une étoile. Un étonnement, d'abord silencieux, leur tirait peu à peu des exclamations. Ils avaient bien essayé de blaguer, avec une pointe d'envie; mais, décidément, ça les empoignait. Quelle force, cette Irma! C'est ça qui donnait une crâne idée de la femme! Les arbres continuaient, et sans cesse revenaient des manteaux de lierre coulant sur le mur, des toits de pavillon qui dépassaient, des rideaux de peupliers qui succédaient à des masses profondes d'ormes et de trembles. Ça ne finirait donc pas? Ces dames auraient voulu voir l'habitation, lasses de toujours tourner, sans apercevoir autre chose, à chaque échappée, que des enfoncements de feuillage. Elles prenaient les barreaux des deux mains, appuyant le visage contre le fer. Une sensation de respect les envahissait, tenues de la sorte à distance, rêvant du château invisible dans cette immensité. Bientôt, ne marchant jamais, elles éprouvèrent une fatigue. Et la muraille ne cessait point; à tous les coudes du petit chemin désert, la même ligne de pierres grises s'allongeait. Quelques-unes, désespérant d'arriver au bout, parlaient de revenir en arrière. Mais, plus la course les brisait, et plus elles devenaient respectueuses, emplies davantage à chaque pas de la tranquille et royale majesté de ce domaine.

— C'est bête, à la fin! dit Caroline Héquet, les dents serrées.

Nana la fit taire d'un haussement d'épaules. Elle, depuis un moment, ne parlait plus, un peu pâle, très sérieuse. Brusquement, au dernier détour, comme on débouchait sur la place du village, la muraille cessa, le château parut, au fond d'une cour d'honneur. Tous s'arrêtèrent, saisis par la grandeur hautaine des larges perrons, des vingt fenêtres de façade, du développement des trois ailes dont les briques s'encadraient dans des cordons de pierre. Henri IV avait habité ce château historique, où l'on conservait sa chambre, avec le grand lit tendu de velours de Gênes. Nana, suffoquée, eut un petit soupir d'enfant.

— Cré nom! murmura-t-elle très bas, pour elle-même.

Mais il y eut une forte émotion. Gaga, tout à coup, dit que c'était elle, Irma en personne, qui se tenait là-bas, devant l'église. Elle la reconnaissait bien; toujours droite, la mâtine, malgré son âge, et toujours ses yeux, quand elle prenait son air. On sortait des vêpres. Madame, un instant, resta sous le porche. Elle était en soie feuille morte, très simple et très grande, avec la face vénérable d'une vieille marquise, échappée aux horreurs de la Révolution. Dans sa main droite, un gros paroissien luisait au soleil. Et, lentement, elle traversa la place, suivie d'un laquais en livrée, qui marchait à quinze pas. L'église se vidait, tous les gens de Chamont la saluaient profondément; un vieillard lui baisa la main, une femme voulut se mettre à genoux. C'était une reine puissante, comblée d'ans et d'honneurs. Elle monta le perron, elle disparut.

— Voilà où l'on arrive, quand on a de l'ordre, dit Mignon d'un air convaincu, en regardant ses fils, comme pour leur donner une leçon.

Alors, chacun dit son mot. Labordette la trouvait prodigieusement conservée. Maria Blond lâcha une ordure, tandis que Lucy se fâchait, déclarant qu'il fallait honorer la vieillesse. Toutes, en somme, convinrent qu'elle était inouïe. On remonta en voiture. De Chamont à la Mignotte, Nana demeura silencieuse. Elle s'était retournée deux fois pour jeter un regard sur le château. Bercée par le bruit des roues, elle ne sentait plus Steiner à son côté, elle ne voyait plus Georges devant elle. Une vision se levait du crépuscule, madame passait toujours, avec sa majesté de reine puissante, comblée d'ans et d'honneurs.

Le soir, Georges rentra aux Fondettes pour le dîner. Nana, de plus en plus distraite et singulière, l'avait envoyé demander pardon à sa maman; ça se devait, disait-elle avec sévérité, prise d'un brusque respect de la famille. Même elle lui fit jurer de ne pas revenir coucher cette nuit-là; elle était fatiguée, et lui ne remplirait que son devoir, en montrant de l'obéissance. Georges, très ennuyé de cette morale, parut devant sa mère, le coeur gros, la tête basse. Heureusement, son frère Philippe était arrivé, un grand diable de militaire très gai; cela coupa court à la scène qu'il redoutait. Madame Hugon se contenta de le regarder avec des yeux pleins de larmes, tandis que Philippe, mis au courant, le menaçait d'aller le chercher par les oreilles, s'il retournait chez cette femme. Georges, soulagé, calculait sournoisement qu'il s'échapperait le lendemain, vers deux heures, pour régler ses rendez-vous avec Nana.

Cependant, au dîner, les hôtes des Fondettes parurent gênés. Vandeuvres avait annoncé son départ; il voulait ramener Lucy à Paris, trouvant drôle d'enlever cette fille qu'il voyait depuis dix ans, sans un désir. Le marquis de Chouard, le nez dans son assiette, songeait à la demoiselle de Gaga; il se souvenait d'avoir fait sauter Lili sur ses genoux; comme les enfants grandissaient! elle devenait très grasse, cette petite. Mais le comte Muffat surtout resta silencieux, absorbé, la face rouge. Il avait jeté sur Georges un long regard. Au sortir de table, il monta s'enfermer, en parlant d'un peu de fièvre. Derrière lui, M. Venot s'était précipité; et il y eut, en haut, une scène, le comte tombé sur le lit, étouffant dans son oreiller des sanglots nerveux, tandis que M. Venot, d'une voix douce, l'appelait son frère et lui conseillait d'implorer la miséricorde divine. Il ne l'entendait pas, il râlait. Tout d'un coup, il sauta du lit, il bégaya:

— J'y vais… Je ne peux plus…

— C'est bien, dit le vieillard, je vous accompagne.

Comme ils sortaient, deux ombres s'enfonçaient dans les ténèbres d'une allée. Tous les soirs, Fauchery et la comtesse Sabine laissaient maintenant Daguenet aider Estelle à préparer le thé. Sur la grande route, le comte marchait si vite, que son compagnon devait courir pour le suivre. Essoufflé, ce dernier ne cessait de lui prodiguer les meilleurs arguments contre les tentations de la chair. L'autre n'ouvrait pas la bouche, emporté dans la nuit. Arrivé devant la Mignotte, il dit simplement:

— Je ne peux plus… Allez-vous-en.

— Alors, que la volonté de Dieu soit faite, murmura M. Venot. Il prend tous les chemins pour assurer son triomphe… Votre péché sera une de ses armes.

A la Mignotte, on se querella pendant le repas. Nana avait trouvé une lettre de Bordenave, où il lui conseillait de prendre du repos, en ayant l'air de se ficher d'elle; la petite Violaine était rappelée deux fois tous les soirs. Et, comme Mignon la pressait encore de partir le lendemain avec eux, Nana, exaspérée, déclara qu'elle entendait ne pas recevoir de conseils. D'ailleurs, elle s'était montrée, à table, d'un collet-monté ridicule. Madame Lerat, ayant lâché un mot raide, elle cria que, nom de Dieu! elle n'autorisait personne, pas même sa tante, à dire des saletés en sa présence. Puis, elle rasa tout le monde par ses bons sentiments, un accès d'honnêteté bête, avec des idées d'éducation religieuse pour Louiset et tout un plan de bonne conduite pour elle. Comme on riait, elle eut des mots profonds, des hochements de bourgeoise convaincue, disant que l'ordre seul menait à la fortune, et qu'elle ne voulait pas mourir sur la paille. Ces dames, agacées, se récriaient: pas possible, on avait changé Nana! Mais elle, immobile, retombait dans sa rêverie, les yeux perdus, voyant se lever la vision d'une Nana très riche et très saluée.

On montait se coucher, quand Muffat se présenta. Ce fut Labordette qui l'aperçut dans le jardin. Il comprit, il lui rendit le service d'écarter Steiner et de le conduire par la main, le long du corridor obscur, jusqu'à la chambre de Nana. Labordette, pour ces sortes d'affaires, était d'une distinction parfaite, très adroit, et comme ravi de faire le bonheur des autres. Nana ne se montra pas surprise, ennuyée seulement de la rage de Muffat après elle. Il fallait être sérieuse dans la vie, n'est-ce pas? C'était trop bête d'aimer, ça ne menait à rien. Puis, elle avait des scrupules, à cause du jeune âge de Zizi; vrai, elle s'était conduite d'une façon pas honnête. Ma foi! elle rentrait dans le bon chemin, elle prenait un vieux.

— Zoé, dit-elle à la femme de chambre enchantée de quitter la campagne, fais les malles demain en te levant, nous retournons à Paris.

Et elle coucha avec Muffat, mais sans plaisir.

VII

Trois mois plus tard, un soir de décembre, le comte Muffat se promenait dans le passage des Panoramas. La soirée était très douce, une averse venait d'emplir le passage d'un flot de monde. Il y avait là une cohue, un défilé pénible et lent, resserré entre les boutiques. C'était, sous les vitres blanchies de reflets, un violent éclairage, une coulée de clartés, des globes blancs, des lanternes rouges, des transparents bleus, des rampes de gaz, des montres et des éventails géants en traits de flamme, brûlant en l'air; et le bariolage des étalages, l'or des bijoutiers, les cristaux des confiseurs, les soies claires des modistes, flambaient, derrière la pureté des glaces, dans le coup de lumière crue des réflecteurs; tandis que, parmi la débandade peinturlurée des enseignes, un énorme gant de pourpre, au loin, semblait une main saignante, coupée et attachée par une manchette jaune.

Doucement, le comte Muffat était remonté jusqu'au boulevard. Il jeta un regard sur la chaussée, puis revint à petits pas, rasant les boutiques. Un air humide et chauffé mettait une vapeur lumineuse dans l'étroit couloir. Le long des dalles, mouillées par l'égouttement des parapluies, les pas sonnaient, continuellement, sans un bruit de voix. Des promeneurs, en le coudoyant à chaque tour, l'examinaient, la face muette, blêmie par le gaz. Alors, pour échapper à ces curiosités, le comte se planta devant une papeterie, où il contempla avec une attention profonde un étalage de presse-papiers, des boules de verre dans lesquelles flottaient des paysages et des fleurs.

Il ne voyait rien, il songeait à Nana. Pourquoi venait-elle de mentir une fois encore? Le matin, elle lui avait écrit de ne pas se déranger le soir, en prétextant que Louiset était malade, et qu'elle passerait la nuit chez sa tante, à le veiller. Mais lui, soupçonneux, s'étant présenté chez elle, avait appris par la concierge que madame, justement, partait pour son théâtre. Cela l'étonnait, car elle ne jouait pas dans la pièce nouvelle. Pourquoi donc ce mensonge, et que pouvait-elle faire aux Variétés, ce soir-là?

Bousculé par un passant, le comte, sans en avoir conscience, quitta les presse-papiers et se trouva devant une vitrine de bimbeloterie, regardant de son air absorbé un étalage de carnets et de porte-cigares, qui tous, sur un coin, avaient la même hirondelle bleue. Certainement, Nana était changée. Dans les premiers temps, après son retour de la campagne, elle le rendait fou, quand elle le baisait autour de la figure, sur ses favoris, avec des câlineries de chatte, en lui jurant qu'il était le chien aimé, le seul petit homme qu'elle adorât. Il n'avait plus peur de Georges, retenu par sa mère aux Fondettes. Restait le gros Steiner, qu'il pensait remplacer, mais sur lequel il n'osait provoquer une explication. Il le savait de nouveau dans un gâchis d'argent extraordinaire, près d'être exécuté à la Bourse, se cramponnant aux actionnaires des Salines des Landes, tâchant de leur faire suer un dernier versement. Quand il le rencontrait chez Nana, celle-ci lui expliquait, d'un ton raisonnable, qu'elle ne voulait pas le flanquer à la porte comme un chien, après ce qu'il avait dépensé pour elle. D'ailleurs, depuis trois mois, il vivait au milieu d'un tel étourdissement sensuel, qu'en dehors du besoin de la posséder, il n'éprouvait rien de bien net. C'était, dans l'éveil tardif de sa chair, une gloutonnerie d'enfant qui ne laissait pas de place à la vanité ni à la jalousie. Une seule sensation précise pouvait le frapper: Nana devenait moins gentille, elle ne le baisait plus sur la barbe. Cela l'inquiétait, il se demandait ce qu'elle avait à lui reprocher, en homme qui ignore les femmes. Cependant, il croyait contenter tous ses désirs. Et il revenait toujours à la lettre du matin, à cette complication de mensonge, dans le but si simple de passer la soirée à son théâtre. Sous une nouvelle poussée de la foule, il avait traversé le passage, il se creusait la tête devant un vestibule de restaurant, les yeux fixés sur des alouettes plumées et sur un grand saumon allongé dans une vitrine.

Enfin, il parut s'arracher à ce spectacle. Il se secoua, leva les yeux, s'aperçut qu'il était près de neuf heures. Nana allait sortir, il exigerait la vérité. Et il marcha, en se rappelant les soirées passées déjà en cet endroit, quand il la prenait à la porte du théâtre. Toutes les boutiques lui étaient connues, il en retrouvait les odeurs, dans l'air chargé de gaz, des senteurs rudes de cuir de Russie, des parfums de vanille montant du sous-sol d'un chocolatier, des haleines de musc soufflées par les portes ouvertes des parfumeurs. Aussi n'osait-il plus s'arrêter devant les visages pâles des dames de comptoir, qui le regardaient placidement, en figure de connaissance. Un instant, il sembla étudier la file des petites fenêtres rondes, au-dessus des magasins, comme s'il les voyait pour la première fois, dans l'encombrement des enseignes. Puis, de nouveau, il monta jusqu'au boulevard, se tint là une minute. La pluie ne tombait plus qu'en une poussière fine, dont le froid, sur ses mains, le calma. Maintenant, il songeait à sa femme, qui se trouvait près de Mâcon, dans un château où son amie, madame de Chezelles, était très souffrante depuis l'automne; les voitures, sur la chaussée, roulaient au milieu d'un fleuve de boue, la campagne devait être abominable par ce vilain temps. Mais, tout à coup pris d'inquiétude, il rentra dans la chaleur étouffée du passage, il marcha à grandes enjambées parmi les promeneurs: la pensée lui était venue que, si Nana se méfiait, elle filerait par la galerie Montmartre.

Dès lors, le comte fit le guet à la porte même du théâtre. Il n'aimait pas attendre dans ce bout de couloir, où il craignait d'être reconnu. C'était, à l'angle de la galerie des Variétés et de la galerie Saint-Marc, un coin louche, avec des boutiques obscures, une cordonnerie sans clientèle, des magasins de meubles poussiéreux, un cabinet de lecture enfumé, somnolent, dont les lampes encapuchonnées dormaient, le soir, dans une lueur verte; et il n'y avait jamais là que des messieurs bien mis et patients, rôdant parmi ce qui encombre une entrée des artistes, des soûleries de machinistes et des guenilles de figurantes. Devant le théâtre, un seul bec de gaz, dans un globe dépoli, éclairait la porte. Muffat eut un moment l'idée de questionner madame Bron; puis, la crainte lui vint que Nana, prévenue, ne se sauvât par le boulevard. Il reprit sa marche, résolu à attendre qu'on le mît dehors pour fermer les grilles, comme cela était arrivé deux fois; la pensée de rentrer coucher seul lui serrait le coeur d'angoisse. Chaque fois que des filles en cheveux, des hommes au linge sale, sortaient et le dévisageaient, il revenait se planter devant le cabinet de lecture, où, entre deux affiches collées sur une vitre, il retrouvait le même spectacle, un petit vieux, raidi et seul à l'immense table, dans la tache verte d'une lampe, lisant un journal vert avec des mains vertes. Mais, quelques minutes avant dix heures, un autre monsieur, un grand bel homme, blond, ganté juste, se promena lui aussi devant le théâtre. Alors, tous deux, à chaque tour, se jetèrent un coup d'oeil oblique, d'un air méfiant. Le comte poussait jusqu'à l'angle des deux galeries, orné d'un haut panneau de glace; et là, en s'apercevant, la mine grave, l'allure correcte, il éprouvait une honte mêlée de peur.

Dix heures sonnèrent. Muffat, brusquement, pensa qu'il lui était bien facile de s'assurer si Nana se trouvait dans sa loge. Il monta les trois marches, traversa le petit vestibule badigeonné de jaune, puis se glissa dans la cour par une porte qui fermait simplement au loquet. A cette heure, la cour, étroite, humide comme un fond de puits, avec ses cabinets d'aisances empestés, sa fontaine, le fourneau de cuisine et les plantes dont la concierge l'encombrait, était noyée d'une vapeur noire; mais les deux murs qui se dressaient, troués de fenêtres, flamboyaient: en bas le magasin des accessoires et le poste des pompiers, à gauche l'administration, à droite et en haut les loges des artistes. C'était, le long de ce puits, comme des gueules de four ouvertes sur les ténèbres. Le comte avait tout de suite vu les vitres de la loge éclairées, au premier étage; et, soulagé, heureux, il s'oubliait, les yeux en l'air, dans la boue grasse et la fade puanteur de ce derrière de vieille maison parisienne. De grosses gouttes tombaient d'une gouttière crevée. Un rayon de gaz, glissé de la fenêtre de madame Bron, jaunissait un bout de pavé moussu, un bas de muraille mangé par les eaux d'un évier, tout un coin d'ordures embarrassé de vieux seaux et de terrines fendues, où verdissait dans une marmite un maigre fusain. Il y eut un grincement d'espagnolette, le comte se sauva.

Certainement, Nana allait descendre. Il retourna devant le cabinet de lecture; dans l'ombre endormie, tachée d'une lueur de veilleuse, le petit vieux n'avait pas bougé, le profil cassé sur son journal. Puis, il marcha encore. Maintenant, il poussait sa promenade plus loin, il traversait la grande galerie, suivait la galerie des Variétés jusqu'à la galerie Feydeau, déserte et froide, enfoncée dans une obscurité lugubre; et il revenait, il passait devant le théâtre, tournait le coin de la galerie Saint-Marc, se risquait jusqu'à la galerie Montmartre, où une machine sciant du sucre, chez un épicier, l'intéressait. Mais, au troisième tour, la peur que Nana ne s'échappât derrière son dos lui fit perdre tout respect humain. Il se planta avec le monsieur blond devant le théâtre même, échangeant tous deux un regard d'humilité fraternelle, allumé d'un restant de défiance sur une rivalité possible. Des machinistes, qui sortaient fumer une pipe pendant un entracte, les bousculèrent, sans que l'un ni l'autre osât se plaindre. Trois grandes filles mal peignées, en robes sales, parurent sur le seuil, croquant des pommes, crachant les trognons; et ils baissèrent la tête, ils restèrent sous l'effronterie de leurs yeux et la crudité de leurs paroles, éclaboussés, salis par ces coquines, qui trouvèrent drôle de se jeter sur eux, en se poussant.

Justement, Nana descendait les trois marches. Elle devint toute blanche, lorsqu'elle aperçut Muffat.

— Ah! c'est vous, balbutia-t-elle.

Les figurantes, qui ricanaient, eurent peur en la reconnaissant; et elles demeuraient plantées en ligne, d'un air raide et sérieux de servantes surprises par madame en train de mal faire. Le grand monsieur blond s'était écarté, à la fois rassuré et triste.

— Eh bien! donnez-moi le bras, reprit Nana avec impatience.

Ils s'en allèrent doucement. Le comte, qui avait préparé des questions, ne trouvait rien à dire. Ce fut elle qui, d'une voix rapide, conta une histoire: elle était encore chez sa tante à huit heures; puis, voyant Louiset beaucoup mieux, elle avait eu l'idée de descendre un instant au théâtre.

— Quelque affaire importante? demanda-t-il.

— Oui, une pièce nouvelle, répondit-elle après avoir hésité. On voulait avoir mon avis.

Il comprit qu'elle mentait. Mais la sensation tiède de son bras, fortement appuyé sur le sien, le laissait sans force. Il n'avait plus ni colère ni rancune de sa longue attente, son unique souci était de la garder là, maintenant qu'il la tenait. Le lendemain, il tâcherait de savoir ce qu'elle était venue faire dans sa loge. Nana, toujours hésitante, visiblement en proie au travail intérieur d'une personne qui tâche de se remettre et de prendre un parti, s'arrêta en tournant le coin de la galerie des Variétés, devant l'étalage d'un éventailliste.

— Tiens! murmura-t-elle, c'est joli, cette garniture de nacre avec ces plumes.

Puis, d'un ton indifférent:

— Alors, tu m'accompagnes chez moi?

— Mais sans doute, dit-il étonné, puisque ton enfant va mieux.

Elle regretta son histoire. Peut-être Louiset avait-il une nouvelle crise; et elle parla de retourner aux Batignolles. Mais, comme il offrait d'y aller aussi, elle n'insista pas. Un instant, elle eut la rage blanche d'une femme qui se sent prise et qui doit se montrer douce. Enfin, elle se résigna, elle résolut de gagner du temps; pourvu qu'elle se débarrassât du comte vers minuit, tout s'arrangerait à son désir.

— C'est vrai, tu es garçon, ce soir, murmura-t-elle. Ta femme ne revient que demain matin, n'est-ce pas?

— Oui, répondit Muffat un peu gêné de l'entendre parler familièrement de la comtesse.

Mais elle appuya, demandant l'heure du train, voulant savoir s'il irait à la gare l'attendre. Elle avait encore ralenti le pas, comme très intéressée par les boutiques.

— Vois donc! dit-elle, arrêtée de nouveau devant un bijoutier, quel drôle de bracelet!

Elle adorait le passage des Panoramas. C'était une passion qui lui restait de sa jeunesse pour le clinquant de l'article de Paris, les bijoux faux, le zinc doré, le carton jouant le cuir. Quand elle passait, elle ne pouvait s'arracher des étalages, comme à l'époque où elle traînait ses savates de gamine, s'oubliant devant les sucreries d'un chocolatier, écoutant jouer de l'orgue dans une boutique voisine, prise surtout par le goût criard des bibelots à bon marché, des nécessaires dans des coquilles de noix, des hottes de chiffonnier pour les cure-dents, des colonnes Vendôme et des obélisques portant des thermomètres. Mais, ce soir-là, elle était trop secouée, elle regardait sans voir. Ça l'ennuyait à la fin, de n'être pas libre; et, dans sa révolte sourde, montait le furieux besoin de faire une bêtise. La belle avance d'avoir des hommes bien! Elle venait de manger le prince et Steiner à des caprices d'enfant, sans qu'elle sût où l'argent passait. Son appartement du boulevard Haussmann n'était même pas entièrement meublé; seul, le salon, tout en satin rouge, détonnait, trop orné et trop plein. A cette heure, pourtant, les créanciers la tourmentaient plus qu'autrefois, lorsqu'elle n'avait pas le sou; chose qui lui causait une continuelle surprise, car elle se citait comme un modèle d'économie. Depuis un mois, ce voleur de Steiner trouvait mille francs à grand-peine, les jours où elle menaçait de le flanquer dehors, s'il ne les apportait pas. Quant à Muffat, il était idiot, il ignorait ce qu'on donnait, et elle ne pouvait lui en vouloir de son avarice. Ah! comme elle aurait lâché tout ce monde, si elle ne s'était répété vingt fois par jour des maximes de bonne conduite! Il fallait être raisonnable, Zoé le disait chaque matin, elle-même avait toujours présent un souvenir religieux, la vision royale de Chamont, sans cesse évoquée et grandie. Et c'était pourquoi, malgré un tremblement de colère contenue, elle se faisait soumise au bras du comte, en allant d'une vitrine à l'autre, au milieu des passants plus rares. Dehors, le pavé séchait, un vent frais qui enfilait la galerie balayait l'air chaud sous le vitrage, effarait les lanternes de couleur, les rampes de gaz, l'éventail géant, brûlant comme une pièce d'artifice. A la porte du restaurant, un garçon éteignait les globes; tandis que, dans les boutiques vides et flambantes, les dames de comptoir immobiles semblaient s'être endormies, les yeux ouverts.

— Oh! cet amour! reprit Nana, au dernier étalage, revenant de quelques pas pour s'attendrir sur une levrette en biscuit, une patte levée devant un nid caché dans des roses.

Ils quittèrent enfin le passage, et elle ne voulut pas de voiture. Il faisait très bon, disait-elle; d'ailleurs, rien ne les pressait, ce serait charmant de rentrer à pied. Puis, arrivée devant le Café anglais, elle eut une envie, elle parla de manger des huîtres, racontant qu'elle n'avait rien pris depuis le matin, à cause de la maladie de Louiset. Muffat n'osa la contrarier. Il ne s'affichait pas encore avec elle, il demanda un cabinet, filant vite le long des corridors. Elle le suivait en femme qui connaissait la maison, et ils allaient entrer dans un cabinet dont un garçon tenait la porte ouverte, lorsque, d'un salon voisin, où s'élevait une tempête de rires et de cris, un homme sortit brusquement. C'était Daguenet.

— Tiens! Nana! cria-t-il.

Vivement, le comte avait disparu dans le cabinet, dont la porte resta entrebâillée. Mais, comme son dos rond fuyait, Daguenet cligna les yeux, en ajoutant d'un ton de blague:

— Fichtre! tu vas bien, tu les prends aux Tuileries, maintenant!

Nana sourit, un doigt sur les lèvres, pour le prier de se taire. Elle le voyait très lancé, heureuse pourtant de le rencontrer là, lui gardant un coin de tendresse, malgré sa saleté de ne pas la reconnaître, lorsqu'il se trouvait avec des femmes comme il faut.

— Que deviens-tu? demanda-t-elle amicalement.

— Je me range. Vrai, je songe à me marier.

Elle haussa les épaules d'un air de pitié. Mais lui, en plaisantant, continuait, disait que ce n'était pas une vie de gagner à la Bourse juste de quoi donner des bouquets aux dames, pour rester au moins un garçon propre. Ses trois cent mille francs lui avaient duré dix-huit mois. Il voulait être pratique, il épouserait une grosse dot et finirait préfet, comme son père. Nana souriait toujours, incrédule. Elle indiqua le salon d'un mouvement de tête.

— Avec qui es-tu là?

— Oh! toute une bande, dit-il, oubliant ses projets sous une bouffée d'ivresse. Imagine-toi que Léa raconte son voyage en Égypte. C'est d'un drôle! Il y a une histoire de bain…

Et il raconta l'histoire. Nana s'attardait, complaisamment. Ils avaient fini par s'adosser, l'un devant l'autre, dans le corridor. Des becs de gaz brûlaient sous le plafond bas, une vague odeur de cuisine dormait entre les plis des tentures. Par moments, pour s'entendre, lorsque le vacarme du salon redoublait, ils devaient approcher leurs visages. Toutes les vingt secondes, un garçon, chargé de plats, trouvant le corridor barré, les dérangeait. Mais, eux, sans s'interrompre, s'effaçaient contre les murs, tranquilles, causant comme chez eux, au milieu du tapage des soupeurs et de la bousculade du service.

— Vois donc, murmura le jeune homme en montrant d'un signe la porte du cabinet, où Muffat avait disparu.

Tous deux regardèrent. La porte avait de petits frémissements, un souffle semblait l'agiter. Enfin, avec une lenteur extrême, elle se ferma, sans le moindre bruit. Ils échangèrent un rire silencieux. Le comte devait avoir une bonne tête, seul, là-dedans.

— A propos, demanda-t-elle, as-tu lu l'article de Fauchery sur
  moi?

— Oui, la Mouche d'or, répondit Daguenet, je ne t'en parlais pas, craignant de te faire de la peine.

— De la peine, pourquoi? Il est très long, son article.

Elle était flattée qu'on s'occupât de sa personne dans le Figaro. Sans les explications de son coiffeur, Francis, qui lui avait apporté le journal, elle n'aurait pas compris qu'il s'agissait d'elle. Daguenet l'examinait en dessous, en ricanant de son air blagueur. Enfin, puisqu'elle était contente, tout le monde devait l'être.

— Excusez! cria un garçon, qui les sépara, tenant à deux mains une bombe glacée.

Nana avait fait un pas vers le petit salon, où Muffat attendait.

— Eh bien! adieu, reprit Daguenet. Va retrouver ton cocu.

De nouveau, elle s'arrêta.

— Pourquoi l'appelles-tu cocu?

— Parce que c'est un cocu, parbleu!

Elle revint s'adosser au mur, profondément intéressée.

— Ah! dit-elle simplement.

— Comment, tu ne savais pas ça! Sa femme couche avec Fauchery, ma chère… Ça doit avoir commencé à la campagne… Tout à l'heure, Fauchery m'a quitté, comme je venais ici, et je me doute d'un rendez-vous chez lui pour ce soir. Ils ont inventé un voyage, je crois.

Nana demeurait muette, sous le coup de l'émotion.

— Je m'en doutais! dit-elle enfin en tapant sur ses cuisses.
J'avais deviné, rien qu'à la voir, l'autre fois, sur la route…
Si c'est possible, une femme honnête tromper son mari, et avec
cette roulure de Fauchery! Il va lui en apprendre de propres.

— Oh! murmura Daguenet méchamment, ce n'est pas son coup d'essai. Elle en sait peut-être autant que lui.

Alors, elle eut une exclamation indignée.

— Vrai!… Quel joli monde! c'est trop sale!

— Excusez! cria un garçon chargé de bouteilles, en les séparant.

Daguenet la ramena, la retint un instant par la main. Il avait pris sa voix de cristal, une voix aux notes d'harmonica qui faisait tout son succès auprès de ces dames.

— Adieu, chérie… Tu sais, je t'aime toujours.

Elle se dégagea; et, souriante, la parole couverte par un tonnerre de cris et de bravos, dont la porte du salon tremblait:

— Bête, c'est fini… Mais ça ne fait rien. Monte donc un de ces jours. Nous causerons.

Puis, redevenant très grave, du ton d'une bourgeoise révoltée:

— Ah! il est cocu… Eh bien! mon cher, c'est embêtant. Moi, ça m'a toujours dégoûtée, un cocu.

Quand elle entra enfin dans le cabinet, elle aperçut Muffat, assis sur un étroit divan, qui se résignait, la face blanche, les mains nerveuses. Il ne lui fit aucun reproche. Elle, toute remuée, était partagée entre la pitié et le mépris. Ce pauvre homme, qu'une vilaine femme trompait si indignement! Elle avait envie de se jeter à son cou, pour le consoler. Mais, tout de même, c'était juste, il était idiot avec les femmes; ça lui apprendrait. Cependant, la pitié l'emporta. Elle ne le lâcha pas, après avoir mangé ses huîtres, comme elle se l'était promis. Ils restèrent à peine un quart d'heure au Café anglais, et rentrèrent ensemble boulevard Haussmann. Il était onze heures; avant minuit, elle aurait bien trouvé un moyen doux de le congédier.

Par prudence, dans l'antichambre, elle donna un ordre à Zoé.

— Tu le guetteras, tu lui recommanderas de ne pas faire de bruit, si l'autre est encore avec moi.

— Mais où le mettrai-je, madame?

— Garde-le à la cuisine. C'est plus sûr.

Muffat, dans la chambre, ôtait déjà sa redingote. Un grand feu brûlait. C'était toujours la même chambre, avec ses meubles de palissandre, ses tentures et ses sièges de damas broché, à grandes fleurs bleues sur fond gris. Deux fois, Nana avait rêvé de la refaire, la première tout en velours noir, la seconde en satin blanc, avec des noeuds roses; mais, dès que Steiner consentait, elle exigeait l'argent que ça coûterait, pour le manger. Elle avait eu seulement le caprice d'une peau de tigre devant la cheminée, et d'une veilleuse de cristal, pendue au plafond.

— Moi, je n'ai pas sommeil, je ne me couche pas, dit-elle, lorsqu'ils se furent enfermés.

Le comte lui obéissait avec une soumission d'homme qui ne craint plus d'être vu. Son unique souci était de ne pas la fâcher.

— Comme tu voudras, murmura-t-il.

Pourtant, il retira encore ses bottines, avant de s'asseoir devant le feu. Un des plaisirs de Nana était de se déshabiller en face de son armoire à glace, où elle se voyait en pied. Elle faisait tomber jusqu'à sa chemise; puis, toute nue, elle s'oubliait, elle se regardait longuement. C'était une passion de son corps, un ravissement du satin de sa peau et de la ligne souple de sa taille, qui la tenait sérieuse, attentive, absorbée dans un amour d'elle-même. Souvent, le coiffeur la trouvait ainsi, sans qu'elle tournât la tête. Alors, Muffat se fâchait, et elle restait surprise. Que lui prenait-il? Ce n'était pas pour les autres, c'était pour elle.

Ce soir-là, voulant se mieux voir, elle alluma les six bougies des appliques. Mais, comme elle laissait glisser sa chemise, elle s'arrêta, préoccupée depuis un moment, ayant une question au bord des lèvres.

— Tu n'as pas lu l'article du Figaro?… Le journal est sur la table.

Le rire de Daguenet lui revenait à la mémoire, elle était travaillée d'un doute. Si ce Fauchery l'avait débinée, elle se vengerait.

— On prétend qu'il s'agit de moi, là-dedans, reprit-elle en affectant un air d'indifférence. Hein? chéri, quelle est ton idée?

Et, lâchant la chemise, attendant que Muffat eût fini sa lecture, elle resta nue. Muffat lisait lentement. La chronique de Fauchery, intitulée la Mouche d'or, était l'histoire d'une fille, née de quatre ou cinq générations d'ivrognes, le sang gâté par une longue hérédité de misère et de boisson, qui se transformait chez elle en un détraquement nerveux de son sexe de femme. Elle avait poussé dans un faubourg, sur le pavé parisien; et, grande, belle, de chair superbe ainsi qu'une plante de plein fumier, elle vengeait les gueux et les abandonnés dont elle était le produit. Avec elle, la pourriture qu'on laissait fermenter dans le peuple, remontait et pourrissait l'aristocratie. Elle devenait une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-même, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige, le faisant tourner comme des femmes, chaque mois, font tourner le lait. Et c'était à la fin de l'article que se trouvait la comparaison de la mouche, une mouche couleur de soleil, envolée de l'ordure, une mouche qui prenait la mort sur les charognes tolérées le long des chemins, et qui, bourdonnante, dansante, jetant un éclat de pierreries, empoisonnait les hommes rien qu'à se poser sur eux, dans les palais où elle entrait par les fenêtres.

Muffat leva la tête, les yeux fixes, regardant le feu.

— Eh bien? demanda Nana.

Mais il ne répondit pas. Il parut vouloir relire la chronique. Une sensation de froid coulait de son crâne sur ses épaules. Cette chronique était écrite à la diable, avec des cabrioles de phrases, une outrance de mots imprévus et de rapprochements baroques. Cependant, il restait frappé par sa lecture, qui, brusquement, venait d'éveiller en lui tout ce qu'il n'aimait point à remuer depuis quelques mois.

Alors, il leva les yeux. Nana s'était absorbée dans son ravissement d'elle-même. Elle pliait le cou, regardant avec attention dans la glace un petit signe brun qu'elle avait au-dessus de la hanche droite; et elle le touchait du bout du doigt, elle le faisait saillir en se renversant davantage, le trouvant sans doute drôle et joli, à cette place. Puis, elle étudia d'autres parties de son corps, amusée, reprise de ses curiosités vicieuses d'enfant. Ça la surprenait toujours de se voir; elle avait l'air étonné et séduit d'une jeune fille qui découvre sa puberté. Lentement, elle ouvrit les bras pour développer son torse de Vénus grasse, elle ploya la taille, s'examinant de dos et de face, s'arrêtant au profil de sa gorge, aux rondeurs fuyantes de ses cuisses. Et elle finit par se plaire au singulier jeu de se balancer, à droite, à gauche, les genoux écartés, la taille roulant sur les reins, avec le frémissement continu d'une almée dansant la danse du ventre.

Muffat la contemplait. Elle lui faisait peur. Le journal était tombé de ses mains. Dans cette minute de vision nette, il se méprisait. C'était cela: en trois mois, elle avait corrompu sa vie, il se sentait déjà gâté jusqu'aux moelles par des ordures qu'il n'aurait pas soupçonnées. Tout allait pourrir en lui, à cette heure. Il eut un instant conscience des accidents du mal, il vit la désorganisation apportée par ce ferment, lui empoisonné, sa famille détruite, un coin de société qui craquait et s'effondrait. Et, ne pouvant détourner les yeux, il la regardait fixement, il tâchait de s'emplir du dégoût de sa nudité.

Nana ne bougea plus. Un bras derrière la nuque, une main prise dans l'autre, elle renversait la tête, les coudes écartés. Il voyait en raccourci ses yeux demi-clos, sa bouche entrouverte, son visage noyé d'un rire amoureux; et, par-derrière, son chignon de cheveux jaunes dénoué lui couvrait le dos d'un poil de lionne. Ployée et le flanc tendu, elle montrait les reins solides, la gorge dure d'une guerrière, aux muscles forts sous le grain satiné de la peau. Une ligne fine, à peine ondée par l'épaule et la hanche, filait d'un de ses coudes à son pied. Muffat suivait ce profil si tendre, ces fuites de chair blonde se noyant dans des lueurs dorées, ces rondeurs où la flamme des bougies mettait des reflets de soie. Il songeait à son ancienne horreur de la femme, au monstre de l'Écriture, lubrique, sentant le fauve. Nana était toute velue, un duvet de rousse faisait de son corps un velours; tandis que, dans sa croupe et ses cuisses de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y avait de la bête. C'était la bête d'or, inconsciente comme une force, et dont l'odeur seule gâtait le monde. Muffat regardait toujours, obsédé, possédé, au point qu'ayant fermé les paupières, pour ne plus voir, l'animal reparut au fond des ténèbres, grandi, terrible, exagérant sa posture. Maintenant, il serait là, devant ses yeux, dans sa chair, à jamais.

Mais Nana se pelotonnait sur elle-même. Un frisson de tendresse semblait avoir passé dans ses membres. Les yeux mouillés, elle se faisait petite, comme pour se mieux sentir. Puis, elle dénoua les mains, les abaissa le long d'elle par un glissement, jusqu'aux seins, qu'elle écrasa d'une étreinte nerveuse. Et rengorgée, se fondant dans une caresse de tout son corps, elle se frotta les joues à droite, à gauche, contre ses épaules, avec câlinerie. Sa bouche goulue soufflait sur elle le désir. Elle allongea les lèvres, elle se baisa longuement près de l'aisselle, en riant à l'autre Nana, qui, elle aussi, se baisait dans la glace.

Alors, Muffat eut un soupir bas et prolongé. Ce plaisir solitaire l'exaspérait. Brusquement, tout fut emporté en lui, comme par un grand vent. Il prit Nana à bras-le-corps, dans un élan de brutalité, et la jeta sur le tapis.

— Laisse-moi, cria-t-elle, tu me fais du mal!

Il avait conscience de sa défaite, il la savait stupide, ordurière et menteuse, et il la voulait, même empoisonnée.

— Oh! c'est bête! dit-elle, furieuse, quand il la laissa se
  relever.

Pourtant, elle se calma. Maintenant, il s'en irait. Après avoir passé une chemise de nuit garnie de dentelle, elle vint s'asseoir par terre, devant le feu. C'était sa place favorite. Comme elle le questionnait de nouveau sur la chronique de Fauchery, Muffat répondit vaguement, désireux d'éviter une scène. D'ailleurs, elle déclara qu'elle avait Fauchery quelque part. Puis, elle tomba dans un long silence, réfléchissant au moyen de renvoyer le comte. Elle aurait voulu une manière aimable, car elle restait bonne fille, et ça l'ennuyait de faire de la peine aux gens; d'autant plus que celui-là était cocu, idée qui avait fini par l'attendrir.

— Alors, dit-elle enfin, c'est demain matin que tu attends ta femme?

Muffat s'était allongé dans le fauteuil, l'air assoupi, les membres las. Il dit oui, d'un signe. Nana le regardait, sérieuse, avec un sourd travail de tête. Assise sur une cuisse, dans le chiffonnage léger de ses dentelles, elle tenait l'un de ses pieds nus entre ses deux mains; et, machinalement, elle le tournait, le retournait.

— Il y a longtemps que tu es marié? demanda-t-elle.

— Dix-neuf ans, répondit le comte.

— Ah!… Et ta femme, est-elle aimable? Faites-vous bon ménage ensemble?

Il se tut. Puis, d'un air gêné:

— Tu sais que je t'ai priée de ne jamais parler de ces choses.

— Tiens! pourquoi donc? cria-t-elle, se vexant déjà. Je ne la mangerai pas, ta femme, bien sûr, pour parler d'elle… Mon cher, toutes les femmes se valent…

Mais elle s'arrêta, de peur d'en trop dire. Seulement, elle prit un air supérieur, parce qu'elle se croyait très bonne. Ce pauvre homme, il fallait le ménager. D'ailleurs, une idée gaie lui était venue, elle souriait en l'examinant. Elle reprit:

— Dis donc, je ne t'ai pas conté l'histoire que Fauchery fait courir sur toi… En voilà une vipère! Je ne lui en veux pas, puisque son article est possible; mais c'est une vraie vipère tout de même.

Et, riant plus fort, lâchant son pied, elle se traîna et vint appuyer sa gorge contre les genoux du comte.

— Imagine-toi, il jure que tu l'avais encore, lorsque tu as épousé ta femme… Hein? tu l'avais encore?… Hein? est-ce vrai?

Elle le pressait du regard, elle avait remonté les mains jusqu'à ses épaules, et le secouait pour lui arracher cette confession.

— Sans doute, répondit-il enfin d'un ton grave.

Alors, elle s'abattit de nouveau à ses pieds, dans une crise de fou rire, bégayant, lui donnant des tapes.

— Non, c'est impayable, il n'y a que toi, tu es un phénomène… Mais, mon pauvre chien, tu as dû être d'un bête! Quand un homme ne sait pas, c'est toujours si drôle! Par exemple, j'aurais voulu vous voir!… Et ça s'est bien passé? Raconte un peu, oh! je t'en prie, raconte.

Elle l'accabla de questions, demandant tout, exigeant les détails. Et elle riait si bien, avec de brusques éclats qui la faisaient se tordre, la chemise glissée et retroussée, la peau dorée par le grand feu, que le comte, peu à peu, lui conta sa nuit de noces. Il n'éprouvait plus aucun malaise. Cela finissait par l'amuser lui-même, d'expliquer, selon l'expression convenable, «comment il l'avait perdu». Il choisissait seulement les mots, par un reste de honte. La jeune femme, lancée, l'interrogea sur la comtesse. Elle était merveilleusement faite, mais un vrai glaçon, à ce qu'il prétendait.

— Oh! va, murmura-t-il lâchement, tu n'as pas à être jalouse.

Nana avait cessé de rire. Elle reprit sa place, le dos au feu, ramenant de ses deux mains jointes ses genoux sous le menton. Et, sérieuse, elle déclara:

— Mon cher, ça ne vaut rien d'avoir l'air godiche devant sa femme, le premier soir.

— Pourquoi? demanda le comte surpris.

— Parce que, répondit-elle lentement, d'un air doctoral.

Elle professait, elle hochait la tête. Cependant, elle daigna s'expliquer plus clairement.

— Vois-tu, moi, je sais comment ça se passe… Eh bien! mon petit, les femmes n'aiment pas qu'on soit bête. Elles ne disent rien, parce qu'il y a la pudeur, tu comprends… Mais sois sûr qu'elles en pensent joliment long. Et tôt ou tard, quand on n'a pas su, elles vont s'arranger ailleurs… Voilà, mon loup.

Il semblait ne pas comprendre. Alors, elle précisa. Elle se faisait maternelle, elle lui donnait cette leçon, en camarade, par bonté de coeur. Depuis qu'elle le savait cocu, ce secret la gênait, elle avait une envie folle de causer de ça avec lui.

— Mon Dieu! je parle de choses qui ne me regardent pas… Ce que j'en dis, c'est parce que tout le monde devrait être heureux… Nous causons, n'est-ce pas? Voyons, tu vas répondre bien franchement.

Mais elle s'interrompit pour changer de position. Elle se brûlait.

— Hein? il fait joliment chaud. J'ai le dos cuit… Attends, je vais me cuire un peu le ventre… C'est ça qui est bon pour les douleurs!

Et, quand elle se fut tournée, la gorge au feu, les pieds repliés sous les cuisses:

— Voyons, tu ne couches plus avec ta femme?

— Non, je te le jure, dit Muffat, craignant une scène.

— Et tu crois que c'est un vrai morceau de bois?

Il répondit affirmativement, en baissant le menton.

— Et c'est pour ça que tu m'aimes?… Réponds donc! je ne me fâcherai pas.

Il répéta le même signe.

— Très bien! conclut-elle. Je m'en doutais. Ah! ce pauvre chien!… Tu connais ma tante Lerat? Quand elle viendra, fais-toi conter l'histoire du fruitier qui est en face de chez elle… Imagine-toi que ce fruitier… Cré nom! que ce feu est chaud. Il faut que je me tourne. Je vais me cuire le côté gauche, maintenant.

En présentant la hanche à la flamme, une drôlerie lui vint, et elle se blagua elle-même, en bonne bête, heureuse de se voir si grasse et si rose, dans le reflet du brasier.

— Hein? j'ai l'air d'une oie… Oh! c'est ça, une oie à la broche… Je tourne, je tourne. Vrai, je cuis dans mon jus.

Elle était reprise d'un beau rire, lorsqu'il y eut un bruit de voix et de portes battantes. Muffat, étonné, l'interrogea du regard. Elle redevint sérieuse, l'air inquiet. C'était pour sûr le chat de Zoé, un sacré animal qui cassait tout. Minuit et demi. Où avait-elle l'idée de travailler au bonheur de son cocu? A présent que l'autre était là, il fallait l'expédier, et vite.

— Que disais-tu? demanda le comte avec complaisance, ravi de la voir si gentille.

Mais, dans son désir de le renvoyer, sautant à une autre humeur, elle fut brutale, ne ménageant plus les mots.

— Ah! oui, le fruitier et sa femme… Eh bien! mon cher, ils ne se sont jamais touchés, pas ça!… Elle était très portée là-dessus, tu comprends. Lui, godiche, n'a pas su… Si bien que, la croyant en bois, il est allé ailleurs, avec des roulures qui l'ont régalé de toutes sortes d'horreurs, tandis qu'elle, de son côté, s'en payait d'aussi raides avec des garçons plus malins que son cornichon de mari… Et ça tourne toujours comme ça, faute de s'entendre. Je le sais bien, moi!

Muffat, pâlissant, comprenant enfin les allusions, voulut la faire taire. Mais elle était lancée.

— Non, fiche-moi la paix!… Si vous n'étiez pas des mufes, vous seriez aussi gentils chez vos femmes que chez nous; et si vos femmes n'étaient pas des dindes, elles se donneraient pour vous garder la peine que nous prenons pour vous avoir… Tout ça, c'est des manières… Voilà, mon petit, mets ça dans ta poche.

— Ne parlez donc pas des honnêtes femmes, dit-il durement. Vous ne les connaissez pas.

Du coup, Nana se releva sur les genoux.

— Je ne les connais pas!… Mais elles ne sont seulement pas propres, tes femmes honnêtes! Non, elles ne sont pas propres! Je te défie d'en trouver une qui ose se montrer comme je suis là… Vrai, tu me fais rire, avec tes femmes honnêtes! Ne me pousse pas à bout, ne me force pas à te dire des choses que je regretterais ensuite.

Le comte, pour toute réponse, mâcha sourdement une injure. A son tour, Nana devint blanche. Elle le regarda quelques secondes sans parler. Puis, de sa voix nette:

— Que ferais-tu, si ta femme te trompait?

Il eut un geste menaçant.

— Eh bien! et moi, si je te trompais?

— Oh! toi, murmura-t-il avec un haussement d'épaules.

Certes, Nana n'était pas méchante. Depuis les premiers mots, elle résistait à l'envie de lui envoyer son cocuage par la figure. Elle aurait aimé le confesser là-dessus, tranquillement. Mais, à la fin, il l'exaspérait; ça devait finir.

— Alors, mon petit, reprit-elle, je ne sais pas ce que tu fiches chez moi… Tu m'assommes depuis deux heures… Va donc retrouver ta femme, qui fait ça avec Fauchery. Oui, tout juste, rue Taitbout, au coin de la rue de Provence… Je te donne l'adresse, tu vois.

Puis, triomphante, voyant Muffat se mettre debout avec le vacillement d'un boeuf assommé:

— Si les femmes honnêtes s'en mêlent et nous prennent nos amants!… Vrai, elles vont bien, les femmes honnêtes!

Mais elle ne put continuer. D'un mouvement terrible, il l'avait jetée par terre, de toute sa longueur; et, levant le talon, il voulait lui écraser la tête pour la faire taire. Un instant, elle eut une peur affreuse. Aveuglé, comme fou, il s'était mis à battre la chambre. Alors, le silence étranglé qu'il gardait, la lutte dont il était secoué, la touchèrent jusqu'aux larmes. Elle éprouvait un regret mortel. Et, se pelotonnant devant le feu pour se cuire le côté droit, elle entreprit de le consoler.

— Je te jure, chéri, je croyais que tu le savais. Sans cela, je n'aurais pas parlé, bien sûr… Puis, ce n'est pas vrai, peut-être. Moi, je n'affirme rien. On m'a dit ça, le monde en cause; mais qu'est-ce que ça prouve?… Ah! va, tu as bien tort de te faire de la bile. Si j'étais homme, c'est moi qui me ficherais des femmes! Les femmes, vois-tu, en haut comme en bas, ça se vaut: toutes noceuses et compagnie.

Elle tapait sur les femmes, par abnégation, voulant lui rendre le coup moins cruel. Mais il ne l'écoutait pas, ne l'entendait pas. Tout en piétinant, il avait remis ses bottines et sa redingote. Un moment encore, il battit la pièce. Puis, dans un dernier élan, comme s'il trouvait enfin la porte, il se sauva. Nana fut très vexée.

— Eh bien! bon voyage! continua-t-elle tout haut, quoique seule. Il est encore poli, celui-là, quand on lui parle!… Et moi qui m'escrimais! Je suis revenue la première, j'ai assez fait d'excuses, je crois!… Aussi, il était là, à m'agacer!

Pourtant, elle restait mécontente, se grattant les jambes à deux mains. Mais elle en prit son parti.

— Ah! zut! Ce n'est pas ma faute, s'il est cocu!

Et, cuite de tous les côtés, chaude comme une caille, elle alla se fourrer dans son lit, en sonnant Zoé, pour qu'elle fit entrer l'autre, qui attendait à la cuisine.

Dehors, Muffat marcha violemment. Une nouvelle averse venait de tomber. Il glissait sur le pavé gras. Comme il regardait en l'air, d'un mouvement machinal, il vit des haillons de nuages, couleur de suie, qui couraient devant la lune. A cette heure, sur le boulevard Haussmann, les passants se faisaient rares. Il longea les chantiers de l'Opéra, cherchant le noir, bégayant des mots sans suite. Cette fille mentait. Elle avait inventé ça par bêtise et cruauté. Il aurait dû lui écraser la tête, lorsqu'il la tenait sous son talon. A la fin, c'était trop de honte, jamais il ne la reverrait, jamais il ne la toucherait; ou il faudrait qu'il fût bien lâche. Et il respirait fortement, d'un air de délivrance. Ah! ce monstre nu, stupide, cuisant comme une oie, bavant sur tout ce qu'il respectait depuis quarante années! La lune s'était découverte, une nappe blanche baigna la rue déserte. Il eut peur et il éclata en sanglots, tout d'un coup désespéré, affolé, comme tombé dans un vide immense.

— Mon Dieu! balbutia-t-il, c'est fini, il n'y a plus rien.

Le long des boulevards, des gens attardés hâtaient le pas. Il tâcha de se calmer. L'histoire de cette fille recommençait toujours dans sa tête en feu, il aurait voulu raisonner les faits. C'était le matin que la comtesse devait revenir du château de madame de Chezelles. Rien, en effet, ne l'aurait empêchée de rentrer à Paris, la veille au soir, et de passer la nuit chez cet homme. Il se rappelait maintenant certains détails de leur séjour aux Fondettes. Un soir, il avait surpris Sabine sous les arbres, si émue, qu'elle ne pouvait répondre. L'homme était là. Pourquoi ne serait-elle pas chez lui, maintenant? A mesure qu'il y pensait, l'histoire devenait possible. Il finit par la trouver naturelle et nécessaire. Tandis qu'il se mettait en manches de chemise chez une catin, sa femme se déshabillait dans la chambre d'un amant; rien de plus simple ni de plus logique. Et, en raisonnant ainsi, il s'efforçait de rester froid. C'était une sensation de chute dans la folie de la chair s'élargissant, gagnant et emportant le monde, autour de lui. Des images chaudes le poursuivaient. Nana nue, brusquement, évoqua Sabine nue. A cette vision, qui les rapprochait dans une parenté d'impudeur, sous un même souffle de désir, il trébucha. Sur la chaussée, un fiacre avait failli l'écraser. Des femmes, sorties d'un café, le coudoyaient avec des rires. Alors, gagné de nouveau par les larmes, malgré son effort, ne voulant pas sangloter devant les gens, il se jeta dans une rue noire et vide, la rue Rossini, où, le long des maisons silencieuses, il pleura comme un enfant.

— C'est fini, disait-il d'une voix sourde. Il n'y a plus rien, il n'y a plus rien.

Il pleurait si violemment, qu'il s'adossa contre une porte, le visage dans ses mains mouillées. Un bruit de pas le chassa. Il éprouvait une honte, une peur, qui le faisait fuir devant le monde, avec la marche inquiète d'un rôdeur de nuit. Quand des passants le croisaient sur le trottoir, il tâchait de prendre une allure dégagée, en s'imaginant qu'on lisait son histoire dans le balancement de ses épaules. Il avait suivi la rue de la Grange-Batelière jusqu'à la rue du Faubourg-Montmartre. L'éclat des lumières le surprit, il revint sur ses pas. Pendant près d'une heure, il courut ainsi le quartier, choisissant les trous les plus sombres. Il avait sans doute un but où ses pieds allaient d'eux-mêmes, patiemment, par un chemin sans cesse compliqué de détours. Enfin, au coude d'une rue, il leva les yeux. Il était arrivé. C'était le coin de la rue Taitbout et de la rue de Provence. Il avait mis une heure pour venir là, dans le grondement douloureux de son cerveau, lorsqu'en cinq minutes il aurait pu s'y rendre. Un matin, le mois dernier, il se souvenait d'être monté chez Fauchery le remercier d'une chronique sur un bal des Tuileries, où le journaliste l'avait nommé. L'appartement se trouvait à l'entresol, de petites fenêtres carrées, à demi cachées derrière l'enseigne colossale d'une boutique. Vers la gauche, la dernière fenêtre était coupée par une bande de vive clarté, un rayon de lampe qui passait entre les rideaux entrouverts. Et il resta les yeux fixés sur cette raie lumineuse, absorbé, attendant quelque chose.

La lune avait disparu, dans un ciel d'encre, d'où tombait une bruine glacée. Deux heures sonnèrent à la Trinité. La rue de Provence et la rue Taitbout s'enfonçaient, avec les taches vives des becs de gaz, qui se noyaient au loin dans une vapeur jaune. Muffat ne bougeait pas. C'était la chambre; il se la rappelait, tendue d'andrinople rouge, avec un lit Louis XIII, au fond. La lampe devait être à droite, sur la cheminée. Sans doute, ils étaient couchés, car pas une ombre ne passait, la raie de clarté luisait, immobile comme un reflet de veilleuse. Et lui, les yeux toujours levés, faisait un plan: il sonnait, il montait malgré les appels du concierge, enfonçait les portes à coups d'épaule, tombait sur eux, dans le lit, sans leur donner le temps de dénouer leurs bras. Un instant, l'idée qu'il n'avait pas d'arme l'arrêta; puis, il décida qu'il les étranglerait. Il reprenait son plan, il le perfectionnait, attendant toujours quelque chose, un indice, pour être certain. Si une ombre de femme s'était montrée à ce moment, il aurait sonné. Mais la pensée qu'il se trompait peut-être le glaçait. Que dirait-il? Des doutes lui revenaient, sa femme ne pouvait être chez cet homme, c'était monstrueux et impossible. Cependant, il demeurait, envahi peu à peu par un engourdissement, glissant à une mollesse, dans cette longue attente que la fixité de son regard hallucinait.

Une averse tomba. Deux sergents de ville approchaient, et il dut quitter le coin de porte où il s'était réfugié. Lorsqu'ils se furent perdus dans la rue de Provence, il revint, mouillé, frissonnant. La raie lumineuse barrait toujours la fenêtre. Cette fois, il allait partir, quand une ombre passa. Ce fut si rapide, qu'il crut s'être trompé. Mais, coup sur coup, d'autres taches coururent, toute une agitation eut lieu dans la chambre. Lui, cloué de nouveau sur le trottoir, éprouvait une sensation intolérable de brûlure à l'estomac, attendant pour comprendre, maintenant. Des profils de bras et de jambes fuyaient; une main énorme voyageait avec une silhouette de pot à eau. Il ne distinguait rien nettement; pourtant il lui semblait reconnaître un chignon de femme. Et il discuta: on aurait dit la coiffure de Sabine, seulement la nuque paraissait trop forte. A cette heure, il ne savait plus, il ne pouvait plus. Son estomac le faisait tellement souffrir, dans une angoisse d'incertitude affreuse, qu'il se serrait contre la porte, pour se calmer, avec le grelottement d'un pauvre. Puis, comme, malgré tout, il ne détournait pas les yeux de cette fenêtre, sa colère se fondit dans une imagination de moraliste: il se voyait député, il parlait à une Assemblée, tonnait contre la débauche, annonçait des catastrophes; et il refaisait l'article de Fauchery sur la mouche empoisonnée, et il se mettait en scène, en déclarant qu'il n'y avait plus de société possible, avec ces moeurs de Bas-Empire. Cela lui fit du bien. Mais les ombres avaient disparu. Sans doute ils s'étaient recouchés. Lui, regardait toujours, attendait encore.

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. Il ne pouvait partir. Quand des averses tombaient, il s'enfonçait dans le coin de la porte, les jambes éclaboussées. Personne ne passait plus. Par moments, ses yeux se fermaient, comme brûlés par la raie de lumière, sur laquelle ils s'entêtaient, fixement, avec une obstination imbécile. A deux nouvelles reprises, les ombres coururent, répétant les mêmes gestes, promenant le même profil d'un pot à eau gigantesque; et deux fois le calme se rétablit, la lampe jeta sa lueur discrète de veilleuse. Ces ombres augmentaient son doute. D'ailleurs, une idée soudaine venait de l'apaiser, en reculant l'heure d'agir: il n'avait qu'à attendre la femme à sa sortie. Il reconnaîtrait bien Sabine. Rien de plus simple, pas de scandale, et une certitude. Il suffisait de rester là. De tous les sentiments confus qui l'avaient agité, il ne ressentait maintenant qu'un sourd besoin de savoir. Mais l'ennui l'endormait sous cette porte; pour se distraire, il tâcha de calculer le temps qu'il lui faudrait attendre. Sabine devait se trouver à la gare vers neuf heures. Cela lui donnait près de quatre heures et demie. Il était plein de patience, il n'aurait plus remué, trouvant un charme à rêver que son attente dans la nuit serait éternelle.

Tout d'un coup, la raie de lumière s'effaça. Ce fait très simple fut pour lui une catastrophe inattendue, quelque chose de désagréable et de troublant. Évidemment, ils venaient d'éteindre la lampe, ils allaient dormir. A cette heure, c'était raisonnable. Mais il s'en irrita, parce que cette fenêtre noire, à présent, ne l'intéressait plus. Il la regarda un quart d'heure encore, puis elle le fatigua, il quitta la porte et fit quelques pas sur le trottoir. Jusqu'à cinq heures, il se promena, allant et venant, levant les yeux de temps à autre. La fenêtre restait morte; par moments, il se demandait s'il n'avait pas rêvé que des ombres dansaient là, sur ces vitres. Une fatigue immense l'accablait, une hébétude dans laquelle il oubliait ce qu'il attendait à ce coin de rue, butant contre les pavés, se réveillant en sursaut avec le frisson glacé d'un homme qui ne sait plus où il est. Rien ne valait la peine qu'on se donnât du souci. Puisque ces gens dormaient, il fallait les laisser dormir. A quoi bon se mêler de leurs affaires? Il faisait très noir, personne ne saurait jamais ces choses. Et alors tout en lui, jusqu'à sa curiosité, s'en alla, emporté dans une envie d'en finir, de chercher quelque part un soulagement. Le froid augmentait, la rue lui devenait insupportable; deux fois il s'éloigna, se rapprocha en traînant les pieds, pour s'éloigner davantage. C'était fini, il n'y avait plus rien, il descendit jusqu'au boulevard et ne revint pas.

Ce fut une course morne dans les rues. Il marchait lentement, toujours du même pas, suivant les murs. Ses talons sonnaient, il ne voyait que son ombre tourner, en grandissant et en se rapetissant, à chaque bec de gaz. Cela le berçait, l'occupait mécaniquement. Plus tard, jamais il ne sut où il avait passé; il lui semblait s'être traîné pendant des heures, en rond, dans un cirque. Un souvenir unique lui resta, très net. Sans pouvoir expliquer comment, il se trouvait le visage collé à la grille du passage des Panoramas, tenant les barreaux des deux mains. Il ne les secouait pas, il tâchait simplement de voir dans le passage, pris d'une émotion dont tout son coeur était gonflé. Mais il ne distinguait rien, un flot de ténèbres coulait le long de la galerie déserte, le vent qui s'engouffrait par la rue Saint-Marc lui soufflait au visage une humidité de cave. Et il s'entêtait. Puis, sortant d'un rêve, il demeura étonné, il se demanda ce qu'il cherchait à cette heure, serré contre cette grille, avec une telle passion, que les barreaux lui étaient entrés dans la figure. Alors, il avait repris sa marche, désespéré, le coeur empli d'une dernière tristesse, comme trahi et seul désormais dans toute cette ombre.

Le jour enfin se leva, ce petit jour sale des nuits d'hiver, si mélancolique sur le pavé boueux de Paris. Muffat était revenu dans les larges rues en construction qui longeaient les chantiers du nouvel Opéra. Trempé par les averses, défoncé par les chariots, le sol plâtreux était changé en un lac de fange. Et, sans regarder où il posait les pieds, il marchait toujours, glissant, se rattrapant. Le réveil de Paris, les équipes de balayeurs et les premières bandes d'ouvriers, lui apportaient un nouveau trouble, à mesure que le jour grandissait. On le regardait avec surprise, le chapeau noyé d'eau, crotté, effaré. Longtemps, il se réfugia contre les palissades, parmi les échafaudages. Dans son être vide, une seule idée restait, celle qu'il était bien misérable.

Alors, il pensa à Dieu. Cette idée brusque d'un secours divin, d'une consolation surhumaine, le surprit, comme une chose inattendue et singulière; elle éveillait en lui l'image de M. Venot, il voyait sa petite figure grasse, ses dents gâtées. Certainement, M. Venot, qu'il désolait depuis des mois, en évitant de le voir, serait bien heureux, s'il allait frapper à sa porte, pour pleurer entre ses bras. Autrefois, Dieu lui gardait toutes ses miséricordes. Au moindre chagrin, au moindre obstacle barrant sa vie, il entrait dans une église, s'agenouillait, humiliait son néant devant la souveraine puissance; et il en sortait fortifié par la prière, prêt aux abandons des biens de ce monde, avec l'unique désir de l'éternité de son salut. Mais, aujourd'hui, il ne pratiquait plus que par secousses, aux heures où la terreur de l'enfer le reprenait; toutes sortes de mollesses l'avaient envahi, Nana troublait ses devoirs. Et l'idée de Dieu l'étonnait. Pourquoi n'avait-il pas songé à Dieu tout de suite, dans cette effroyable crise, où craquait et s'effondrait sa faible humanité?

Cependant, de sa marche pénible, il chercha une église. Il ne se souvenait plus, l'heure matinale lui changeait les rues. Puis, comme il tournait un coin de la rue de la Chaussée-d'Antin, il aperçut au bout la Trinité, une tour vague, fondue dans le brouillard. Les statues blanches, dominant le jardin dépouillé, semblaient mettre des Vénus frileuses, parmi les feuilles jaunies d'un parc. Sous le porche, il souffla un instant, fatigué par la montée du large perron. Puis, il entra. L'église était très froide, avec son calorifère éteint de la veille, ses hautes voûtes emplies d'une buée fine qui avait filtré par les vitraux. Une ombre noyait les bas-côtés, pas une âme n'était là, on entendait seulement, au fond de cette nuit louche, un bruit de savate, quelque bedeau traînant les pieds dans la maussaderie du réveil. Lui, pourtant, après s'être cogné à une débandade de chaises, perdu, le coeur gros de larmes, était tombé à genoux contre la grille d'une petite chapelle, près d'un bénitier. Il avait joint les mains, il cherchait des prières, tout son être aspirait à se donner dans un élan. Mais ses lèvres seules bégayaient des paroles, toujours son esprit fuyait, retournait dehors, se remettait en marche le long des rues, sans repos, comme sous le fouet d'une nécessité implacable. Et il répétait: «O mon Dieu, venez à mon secours! O mon Dieu, n'abandonnez pas votre créature qui s'abandonne à votre justice! O mon Dieu, je vous adore, me laisserez-vous périr sous les coups de vos ennemis!» Rien ne répondait, l'ombre et le froid lui tombaient sur les épaules, le bruit des savates, au loin, continuait et l'empêchait de prier. Il n'entendait toujours que ce bruit irritant, dans l'église déserte, où le coup de balai du matin n'était pas même donné, avant le petit échauffement des premières messes. Alors, s'aidant d'une chaise, il se releva, avec un craquement des genoux. Dieu n'y était pas encore. Pourquoi aurait-il pleuré entre les bras de M. Venot? Cet homme ne pouvait rien.

Et, machinalement, il retourna chez Nana. Dehors, ayant glissé, il sentit des larmes lui venir aux yeux, sans colère contre le sort, simplement faible et malade. A la fin, il était trop las, il avait reçu trop de pluie, il souffrait trop du froid. L'idée de rentrer dans son hôtel sombre de la rue Miromesnil le glaçait. Chez Nana, la porte n'était pas ouverte, il dut attendre que le concierge parût. En montant, il souriait, pénétré déjà par la chaleur molle de cette niche, où il allait pouvoir s'étirer et dormir.

Lorsque Zoé lui ouvrit, elle eut un geste de stupéfaction et d'inquiétude. Madame, prise d'une abominable migraine, n'avait pas fermé l'oeil. Enfin, elle pouvait toujours voir si madame ne s'était pas endormie. Et elle se glissa dans la chambre, pendant qu'il tombait sur un fauteuil du salon. Mais, presque aussitôt, Nana parut. Elle sautait du lit, elle avait à peine eu le temps de passer un jupon, pieds nus, les cheveux épars, la chemise fripée et déchirée, dans le désordre d'une nuit d'amour.

— Comment! c'est encore toi! cria-t-elle, toute rouge.

Elle accourait, sous le fouet de la colère, pour le flanquer elle-même à la porte. Mais en le voyant si minable, si fini, elle éprouva un dernier apitoiement.

— Eh bien! tu es propre, mon pauvre chien! reprit-elle avec plus de douceur. Qu'y a-t-il donc?… Hein? tu les as guettés, tu t'es fait de la bile?

Il ne répondait pas, il avait l'air d'une bête abattue. Cependant, elle comprit qu'il manquait toujours de preuves; et, pour le remettre:

— Tu vois, je me trompais. Ta femme est honnête, parole d'honneur!… Maintenant, mon petit, il faut rentrer chez toi et te coucher. Tu en as besoin.

Il ne bougea pas.

— Allons, va-t'en. Je ne peux te garder ici… Tu n'as peut-être pas la prétention de rester, à cette heure?

— Si, couchons-nous, balbutia-t-il.

Elle réprima un geste de violence. La patience lui échappait.
Est-ce qu'il devenait idiot?

— Voyons, va-t'en, dit-elle une seconde fois.

— Non.

Alors, elle éclata, exaspérée, révoltée.

— Mais c'est dégoûtant!… Comprends donc, j'ai de toi plein le dos, va retrouver ta femme qui te fait cocu… Oui, elle te fait cocu; c'est moi qui te le dis, maintenant… Là! as-tu ton paquet? finiras-tu par me lâcher?

Les yeux de Muffat s'emplirent de larmes. Il joignit les mains.

— Couchons-nous.

Du coup, Nana perdit la tête, étranglée elle-même par des sanglots nerveux. On abusait d'elle, à la fin! Est-ce que ces histoires la regardaient? Certes, elle avait mis tous les ménagements possibles pour l'instruire, par gentillesse. Et l'on voulait lui faire payer les pots cassés! Non, par exemple! Elle avait bon coeur, mais pas tant que ça.

— Sacré nom! j'en ai assez! jurait-elle en tapant du poing sur les meubles. Ah bien! moi qui me tenais à quatre, moi qui voulais être fidèle… Mais, mon cher, demain, je serais riche, si je disais un mot.

Il leva la tête, surpris. Jamais il n'avait songé à cette question d'argent. Si elle témoignait un désir, tout de suite il le réaliserait. Sa fortune entière était à elle.

— Non, c'est trop tard, répliqua-t-elle rageusement. J'aime les hommes qui donnent sans qu'on demande… Non, vois-tu, un million pour une seule fois, je refuserais. C'est fini, j'ai autre chose là… Va-t'en, ou je ne réponds plus de rien. Je ferais un malheur.

Elle s'avançait vers lui, menaçante. Et, dans cette exaspération d'une bonne fille poussée à bout, convaincue de son droit et de sa supériorité sur les honnêtes gens qui l'assommaient, brusquement la porte s'ouvrit et Steiner se présenta. Ce fut le comble. Elle eut une exclamation terrible.

— Allons! voilà l'autre!

Steiner, ahuri par l'éclat de sa voix, s'était arrêté. La présence imprévue de Muffat le contrariait, car il avait peur d'une explication, devant laquelle il reculait depuis trois mois. Les yeux clignotants, il se dandinait d'un air gêné, en évitant de regarder le comte. Et il soufflait, avec la face rouge et décomposée d'un homme qui a couru Paris pour apporter une bonne nouvelle, et qui se sent tomber dans une catastrophe.

— Que veux-tu, toi? demanda rudement Nana, le tutoyant, se
  moquant du comte.

— Moi… moi…, bégaya-t-il. J'ai à vous remettre ce que vous
  savez.

— Quoi?

Il hésitait. L'avant-veille, elle avait signifié que, s'il ne lui trouvait pas mille francs, pour payer un billet, elle ne le recevrait plus. Depuis deux jours, il battait le pavé. Enfin, il venait de compléter la somme, le matin même.

— Les mille francs, finit-il par dire en tirant de sa poche une enveloppe.

Nana avait oublié.

— Les mille francs! cria-t-elle. Est-ce que je demande l'aumône?… Tiens! voilà le cas que j'en fais, de tes mille francs!

Et, prenant l'enveloppe, elle la lui jeta par la figure. En juif prudent, il la ramassa, péniblement. Il regardait la jeune femme, hébété. Muffat échangea avec lui un regard de désespoir, pendant qu'elle se mettait les poings sur les hanches pour crier plus fort.

— Ah! ça, avez-vous bientôt fini de m'insulter!… Toi, mon cher, je suis contente que tu sois venu aussi, parce que, vois-tu, le balayage va être complet… Allons, houp! dehors.

Puis, comme ils ne se pressaient guère, paralysés:

— Hein? vous dites que je fais une sottise? Possible! Mais vous m'avez trop embêtée!… Et zut! j'en ai assez d'être chic! Si j'en crève, c'est mon plaisir.

Ils voulurent la calmer, ils la suppliaient.

— Une, deux, vous refusez de partir?… Eh bien! voyez ça.
  J'ai du monde.

D'un geste brusque, elle ouvrit toute grande la porte de la chambre. Alors, les deux hommes, au milieu du lit défait, aperçurent Fontan. Il ne s'attendait pas à être montré ainsi, et il avait les jambes en l'air, la chemise volante, vautré comme un bouc au milieu des dentelles fripées, avec sa peau noire. D'ailleurs, il ne se troubla pas, habitué aux surprises des planches. Après la première secousse de saisissement, il trouva un jeu de physionomie pour s'en tirer à son honneur, il fit le lapin comme il disait, avançant la bouche, frisant le nez, dans un remuement du museau entier. Sa tête de faune canaille suait le vice. C'était Fontan que, depuis huit jours, Nana allait chercher aux Variétés, prise de la toquade enragée des filles pour la laideur grimacière des comiques.

— Voilà! dit-elle en le montrant, avec un geste de tragédienne.

Muffat, qui avait tout accepté, se révolta sous cet affront.

— Putain! bégaya-t-il.

Mais Nana, déjà dans la chambre, revint, pour avoir le dernier mot.

— De quoi, putain! Et ta femme?

Et, s'en allant, refermant la porte à toute volée, elle poussa bruyamment le verrou. Les deux hommes, restés seuls, se regardèrent en silence. Zoé venait d'entrer. Mais elle ne les bouscula pas, elle leur causa très raisonnablement. En personne sage, elle trouvait la bêtise de madame un peu forte. Pourtant, elle la défendait: ça ne tiendrait pas avec ce cabotin, il fallait laisser passer cette rage-là. Les deux hommes se retirèrent. Ils n'avaient pas dit une parole. Sur le trottoir, émus par une fraternité, ils se donnèrent une poignée de main silencieuse; et, se tournant le dos, ils s'éloignèrent, traînant la jambe, chacun de son côté.

Lorsque Muffat rentra enfin à son hôtel de la rue Miromesnil, sa femme justement arrivait. Tous deux se rencontrèrent dans le vaste escalier, dont les murs sombres laissaient tomber un frisson glacé. Ils levèrent les yeux et se virent. Le comte avait encore ses vêtements boueux, sa pâleur effarée d'homme qui revient du vice. La comtesse, comme brisée par une nuit de chemin de fer, dormait debout, mal repeignée et les paupières meurtries.

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