Nana
VIII
C'était rue Véron, à Montmartre, dans un petit logement, au quatrième étage. Nana et Fontan avaient invité quelques amis pour tirer le gâteau des Rois. Ils pendaient la crémaillère, installés seulement depuis trois jours.
Ça s'était fait brusquement, sans idée arrêtée de se mettre ensemble, dans le premier feu de leur lune de miel. Le lendemain de sa belle algarade, quand elle eut flanqué si carrément à la porte le comte et le banquier, Nana sentit tout crouler autour d'elle. D'un regard, elle jugea la situation: les créanciers allaient tomber dans son antichambre, se mêler de ses affaires de coeur, parler de tout vendre, si elle n'était pas raisonnable; ce seraient des querelles, des cassements de tête à n'en plus finir, pour leur disputer ses quatre meubles. Et elle préféra tout lâcher. D'ailleurs, l'appartement du boulevard Haussmann l'assommait. Il était bête, avec ses grandes pièces dorées. Dans son coup de tendresse pour Fontan, elle rêvait une jolie petite chambre claire, retournant à son ancien idéal de fleuriste, lorsqu'elle ne voyait pas au-delà d'une armoire à glace en palissandre et d'un lit tendu de reps bleu. En deux jours, elle vendit ce qu'elle put sortir, des bibelots, des bijoux, et elle disparut avec une dizaine de mille francs, sans dire un mot à la concierge; un plongeon, une fugue, pas une trace. Comme ça, les hommes ne viendraient pas se pendre après ses jupes. Fontan fut très gentil. Il ne dit pas non, il la laissa faire. Même il agit tout à fait en bon camarade. De son côté, il avait près de sept mille francs, qu'il consentit à joindre aux dix mille de la jeune femme, bien qu'on l'accusât d'avarice. Ça leur parut un fonds de ménage solide. Et ils partirent de là, tirant l'un et l'autre de leurs magots mis en commun, louant et meublant les deux pièces de la rue Véron, partageant tout en vieux amis. Au début, ce fut vraiment délicieux.
Le soir des Rois, madame Lerat arriva la première avec Louiset. Comme Fontan n'était pas rentré, elle se permit d'exprimer des craintes, car elle tremblait de voir sa nièce renoncer à la fortune.
— Oh! ma tante, je l'aime si fort! cria Nana, en serrant d'un geste joli ses deux mains sur sa poitrine.
Ce mot produisit un effet extraordinaire sur madame Lerat. Ses yeux se mouillèrent.
— Ça, c'est vrai, dit-elle d'un air de conviction, l'amour avant
tout.
Et elle se récria sur la gentillesse des pièces. Nana lui fit visiter la chambre, la salle à manger, jusqu'à la cuisine. Dame! ce n'était pas immense, mais on avait refait les peintures, changé les papiers; et le soleil entrait là gaiement.
Alors, madame Lerat retint la jeune femme dans la chambre, tandis que Louiset s'installait à la cuisine, derrière la femme de ménage, pour voir rôtir un poulet. Si elle se permettait des réflexions, c'était que Zoé sortait de chez elle. Zoé, bravement, restait sur la brèche, par dévouement pour madame. Plus tard, madame la paierait; elle n'était pas inquiète. Et, dans la débâcle de l'appartement du boulevard Haussmann, elle tenait tête aux créanciers, elle opérait une retraite digne, sauvant des épaves, répondant que madame voyageait, sans jamais donner une adresse. Même, de peur d'être suivie, elle se privait du plaisir de rendre visite à madame. Cependant, le matin, elle avait couru chez madame Lerat, parce qu'il se passait du nouveau. La veille, des créanciers s'étaient présentés, le tapissier, le charbonnier, la lingère, offrant du temps, proposant même d'avancer une très forte somme à madame, si madame voulait revenir dans son appartement et se conduire en personne intelligente. La tante répéta les paroles de Zoé. Il y avait sans doute un monsieur là-dessous.
— Jamais! déclara Nana, révoltée. Eh bien! ils sont propres, les fournisseurs! Est-ce qu'ils croient que je suis à vendre, pour acquitter leurs mémoires!… Vois-tu, j'aimerais mieux mourir de faim que de tromper Fontan.
— C'est ce que j'ai répondu, dit madame Lerat; ma nièce a trop de coeur.
Nana, cependant, fut très vexée d'apprendre qu'on vendait la Mignotte et que Labordette l'achetait à un prix ridicule, pour Caroline Héquet. Ça la mit en colère contre cette clique, de vraies roulures, malgré leur pose. Ah! oui, par exemple, elle valait mieux qu'elles toutes!
— Elles peuvent blaguer, conclut-elle, l'argent ne leur donnera jamais le vrai bonheur… Et puis, vois-tu, ma tante, je ne sais même plus si tout ce monde-là existe. Je suis trop heureuse.
Justement, madame Maloir entrait, avec un de ces chapeaux étranges, dont elle seule trouvait la forme. Ce fut une joie de se revoir. Madame Maloir expliqua que les grandeurs l'intimidaient; maintenant, de temps à autre, elle reviendrait faire son bézigue. On visita une seconde fois le logement; et, dans la cuisine, devant la femme de ménage qui arrosait le poulet, Nana parla d'économies, dit qu'une bonne aurait coûté trop cher et qu'elle-même voulait s'occuper de son chez-elle. Louiset regardait béatement la rôtissoire.
Mais il y eut un éclat de voix. C'était Fontan, avec Bosc et Prullière. On pouvait se mettre à table. Le potage était déjà servi, lorsque Nana, pour la troisième fois, montra le logement.
— Ah! mes enfants, que vous êtes bien ici! répétait Bosc, histoire simplement de faire plaisir aux camarades qui payaient à dîner, car au fond la question de «la niche», comme il disait, ne le touchait pas.
Dans la chambre à coucher, il força encore la note aimable. D'ordinaire, il traitait les femmes de chameaux, et l'idée qu'un homme pouvait s'embarrasser d'une de ces sales bêtes soulevait, chez lui, la seule indignation dont il était capable, dans le dédain d'ivrogne dont il enveloppait le monde.
— Ah! les gaillards, reprit-il en clignant les yeux, ils ont fait ça en sournois… Eh bien! vrai, vous avez eu raison. Ce sera charmant, et nous viendrons vous voir, nom de Dieu!
Mais comme Louiset arrivait, à califourchon sur un manche à balai, Prullière dit avec un rire méchant:
— Tiens! c'est déjà à vous, ce bébé?
Cela parut très drôle. Madame Lerat et madame Maloir se tordirent. Nana, loin de se fâcher, eut un rire attendri, en disant que non, malheureusement; elle aurait bien voulu, pour le petit et pour elle; mais il en viendrait peut-être un tout de même. Fontan, qui faisait le bonhomme, prit Louiset dans ses bras, jouant, zézayant.
— Ça n'empêche pas, on aime son petit père… Appelle-moi papa, crapule!
— Papa… papa…, bégayait l'enfant.
Tout le monde le couvrit de caresses. Bosc, embêté, parlait de se mettre à table; il n'y avait que ça de sérieux. Nana demanda la permission d'asseoir Louiset près d'elle. Le dîner fut très gai. Bosc, pourtant, souffrit du voisinage de l'enfant, contre lequel il devait défendre son assiette. Madame Lerat le gêna aussi. Elle s'attendrissait, lui communiquait tout bas des choses mystérieuses, des histoires de messieurs très bien qui la poursuivaient encore; et, à deux reprises, il dut écarter son genou, car elle l'envahissait, avec des yeux noyés. Prullière se conduisit comme un malhonnête à l'égard de madame Maloir, qu'il ne servit pas une fois. Il était occupé uniquement de Nana, l'air vexé de la voir avec Fontan. D'ailleurs, les tourtereaux finissaient par être ennuyeux, tant ils s'embrassaient. Contre toutes les règles, ils avaient voulu se placer l'un près de l'autre.
— Que diable! mangez, vous avez bien le temps! répétait Bosc, la bouche pleine. Attendez que nous ne soyons plus là.
Mais Nana ne pouvait se tenir. Elle était dans un ravissement d'amour, toute rose comme une vierge, avec des rires et des regards trempés de tendresse. Les yeux fixés sur Fontan, elle l'accablait de petits noms: mon chien, mon loup, mon chat; et, lorsqu'il lui passait de l'eau ou du sel, elle se penchait, le baisait au hasard des lèvres, sur les yeux, sur le nez, sur une oreille; puis, si on la grondait, c'était avec des tactiques savantes, des humilités et des souplesses de chatte battue, qu'elle revenait, en lui prenant sournoisement la main pour la garder et la baiser encore. Il fallait qu'elle touchât quelque chose de lui. Fontan faisait le gros dos et se laissait adorer, plein de condescendance. Son grand nez remuait d'une joie toute sensuelle. Son museau de bouc, sa laideur de monstre cocasse s'étalait dans l'adoration dévote de cette fille superbe, si blanche et si grasse. Par moments, il rendait un baiser, en homme qui a tout le plaisir, mais qui veut se montrer gentil.
— A la fin, vous êtes agaçants! cria Prullière. Va-t'en de là, toi!
Et il renvoya Fontan, il changea le couvert pour prendre sa place, à côté de Nana. Ce furent des exclamations, des applaudissements, des mots très raides. Fontan mimait le désespoir, avec ses airs drôles de Vulcain pleurant Vénus. Tout de suite, Prullière se montra galant; mais Nana, dont il cherchait le pied sous la table, lui allongea un coup, pour le faire tenir tranquille. Non, certes, elle ne coucherait pas avec lui. L'autre mois, elle avait eu un commencement de béguin, à cause de sa jolie tête. Maintenant, elle le détestait. S'il la pinçait encore, en feignant de ramasser sa serviette, elle lui jetterait son verre par la figure.
Cependant, la soirée se passa bien. On en était venu naturellement à causer des Variétés. Cette canaille de Bordenave ne crèverait donc pas? Ses sales maladies reparaissaient et le faisaient tellement souffrir, qu'il n'était plus bon à prendre avec des pincettes. La veille, pendant la répétition, il avait gueulé tout le temps contre Simonne. En voilà un que les artistes ne pleureraient guère! Nana dit que, s'il la demandait pour un rôle, elle l'enverrait joliment promener; d'ailleurs, elle parlait de ne plus jouer, le théâtre ne valait pas son chez-soi. Fontan, qui n'était pas de la nouvelle pièce ni de celle qu'on répétait, exagérait aussi le bonheur d'avoir sa liberté entière, de passer les soirées avec sa petite chatte, les pieds devant le feu. Et les autres s'exclamaient, les traitant de veinards, affectant d'envier leur bonheur.
On avait tiré le gâteau des Rois. La fève était tombée à madame Lerat, qui la mit dans le verre de Bosc. Alors, ce furent des cris: «Le roi boit! le roi boit!» Nana profita de cet éclat de gaieté pour aller reprendre Fontan par le cou, en le baisant, en lui disant des choses dans l'oreille. Mais Prullière, avec son rire vexé de joli garçon, criait que ce n'était pas de jeu. Louiset dormait sur deux chaises. Enfin, la société ne se sépara que vers une heure. On se criait au revoir, à travers l'escalier.
Et, pendant trois semaines, la vie des deux amoureux fut réellement gentille. Nana croyait retourner à ses débuts, quand sa première robe de soie lui avait causé un si gros plaisir. Elle sortait peu, jouant à la solitude et à la simplicité. Un matin, de bonne heure, comme elle descendait acheter elle-même du poisson au marché La Rochefoucauld, elle resta toute saisie de se rencontrer nez à nez avec Francis, son ancien coiffeur. Il avait sa correction habituelle, linge fin, redingote irréprochable; et elle se trouva honteuse d'être vue par lui dans la rue, en peignoir, ébouriffée, traînant des savates. Mais il eut le tact d'exagérer encore sa politesse. Il ne se permit aucune question, il affectait de croire que madame était en voyage. Ah! madame avait fait bien des malheureux, en se décidant à voyager! C'était une perte pour tout le monde. La jeune femme, cependant, finit par l'interroger, prise d'une curiosité qui lui faisait oublier son premier embarras. Comme la foule les bousculait, elle le poussa sous une porte, où elle se tint debout devant lui, son petit panier à la main. Que disait-on de sa fugue? Mon Dieu! les dames où il allait, disaient ceci, disaient cela; en somme, un bruit énorme, un vrai succès. Et Steiner? Monsieur Steiner était bien bas; ça finirait par du vilain, s'il ne trouvait pas quelque nouvelle opération. Et Daguenet? Oh! celui-là allait parfaitement; monsieur Daguenet arrangeait sa vie. Nana, que ses souvenirs excitaient, ouvrait la bouche pour le questionner encore; mais elle éprouva une gêne à prononcer le nom de Muffat. Alors, Francis, souriant, parla le premier. Quant à monsieur le comte, c'était une pitié, tant il avait souffert, après le départ de madame; il semblait une âme en peine, on le voyait partout où madame aurait pu être. Enfin, monsieur Mignon, l'ayant rencontré, l'avait emmené chez lui. Cette nouvelle fit beaucoup rire Nana, mais d'un rire contraint.
— Ah! il est avec Rose maintenant, dit-elle. Eh bien! vous savez, Francis, je m'en fiche!… Voyez-vous, ce cafard! Ça vous a pris des habitudes, ça ne peut pas jeûner seulement huit jours! Et lui qui me jurait de ne plus avoir de femme après moi!
Au fond, elle enrageait.
— C'est mon reste, reprit-elle, un joli coco que Rose s'est payé là! Oh! je comprends, elle a voulu se venger de ce que je lui ai pris cette brute de Steiner… Comme c'est malin d'attirer chez soi un homme que j'ai flanqué dehors!
— Monsieur Mignon ne raconte pas les choses de la sorte, dit le coiffeur. D'après lui, c'est monsieur le comte qui vous aurait chassée… Oui, et d'une façon dégoûtante encore, avec son pied au derrière.
Du coup, Nana devint toute pâle.
— Hein? quoi? cria-t-elle, son pied au derrière?… Elle est trop forte, celle-là! Mais, mon petit, c'est moi qui l'ai jeté en bas de l'escalier, ce cocu! car il est cocu, tu dois savoir ça; sa comtesse le fait cocu avec tout le monde, même avec cette fripouille de Fauchery… Et ce Mignon qui bat les trottoirs pour sa guenon de femme, dont personne ne veut, tant elle est maigre!… Quel sale monde! quel sale monde!
Elle étranglait. Elle reprit haleine.
— Ah! ils disent ça… Eh bien! mon petit Francis, je vais aller les trouver, moi… Veux-tu que nous y allions tout de suite ensemble?… Oui, j'irai, et nous verrons s'ils auront le toupet de parler encore de coups de pied au derrière… Des coups! mais je n'en ai jamais toléré de personne. Et jamais on ne me battra, vois-tu, parce que je mangerais l'homme qui me toucherait.
Pourtant, elle s'apaisa. Après tout, ils pouvaient bien dire ce qu'ils voulaient, elle ne les considérait pas plus que la boue de ses souliers. Ça l'aurait salie, de s'occuper de ces gens-là. Elle avait sa conscience pour elle. Et Francis, devenu familier, la voyant se livrer ainsi dans son peignoir de ménagère, se permit, en la quittant, de lui donner des conseils. Elle avait tort de tout sacrifier à une toquade; les toquades gâtaient l'existence. Elle l'écoutait, la tête basse, pendant qu'il parlait d'un air peiné, en connaisseur qui souffrait de voir une si belle fille se gâcher de la sorte.
— Ça, c'est mon affaire, finit-elle par dire. Merci tout de même, mon cher.
Elle lui serra la main, qu'il avait toujours un peu grasse, malgré sa tenue parfaite; puis, elle descendit acheter son poisson. Dans la journée, cette histoire de coup de pied au derrière l'occupa. Elle en parla même à Fontan, elle se posa de nouveau comme une femme forte qui ne supporterait pas une chiquenaude. Fontan, en esprit supérieur, déclara que tous les hommes comme il faut étaient des mufes et qu'on devait les mépriser. Nana, dès lors, fut pleine d'un réel dédain.
Justement, ce soir-là, ils allèrent aux Bouffes voir débuter, dans un rôle de dix lignes, une petite femme que Fontan connaissait. Il était près d'une heure, quand ils regagnèrent à pied les hauteurs de Montmartre. Rue de la Chaussée-d'Antin, ils avaient acheté un gâteau, un moka; et ils le mangèrent dans le lit, parce qu'il ne faisait pas chaud et que ça ne valait pas la peine d'allumer du feu. Assis sur leur séant, côte à côte, la couverture au ventre, les oreillers tassés derrière le dos, ils soupaient, en causant de la petite femme. Nana la trouvait laide et sans chic. Fontan, couché sur le devant, passait les parts de gâteau, posées au bord de la table de nuit, entre la bougie et les allumettes. Mais ils finirent par se quereller.
— Oh! si on peut dire! criait Nana. Elle a des yeux comme des trous de vrille et des cheveux couleur filasse.
— Tais-toi donc! répétait Fontan. Une chevelure superbe, des regards pleins de feu… Est-ce drôle que vous vous mangiez toujours entre femmes!
Il avait l'air vexé.
— Allons, en voilà de trop! dit-il enfin d'une voix brutale. Tu sais, je n'aime pas qu'on m'embête… Dormons, ou ça va mal tourner.
Et il souffla la bougie. Nana, furieuse, continuait: elle ne voulait pas qu'on lui parlât sur ce ton, elle avait l'habitude d'être respectée. Comme il ne répondait plus, elle dut se taire. Mais elle ne pouvait s'endormir, elle se tournait, se retournait.
— Nom de Dieu! as-tu fini de remuer? cria-t-il tout d'un coup, avec un brusque saut.
— Ce n'est pas ma faute s'il y a des miettes, dit-elle sèchement.
En effet, il y avait des miettes. Elle en sentait jusque sous ses cuisses, elle était dévorée partout. Une seule miette la brûlait, la faisait se gratter au sang. D'ailleurs, lorsqu'on mange un gâteau, est-ce qu'on ne secoue pas toujours la couverture? Fontan, dans une rage froide, avait rallumé la bougie. Tous deux se levèrent; et pieds nus, en chemise, découvrant le lit, ils balayèrent les miettes sur le drap, avec les mains. Lui, qui grelottait, se recoucha, en l'envoyant au diable, parce qu'elle lui recommandait de bien s'essuyer les pieds. Enfin, elle reprit sa place; mais, à peine allongée, elle dansa. Il y en avait encore.
— Parbleu! c'était sûr, répétait-elle. Tu les as remontées avec tes pieds… Je ne peux pas, moi! je te dis que je ne peux pas!
Et elle faisait mine de l'enjamber, pour sauter par terre. Alors, poussé à bout, voulant dormir, Fontan lui allongea une gifle, à toute volée. La gifle fut si forte, que, du coup, Nana se retrouva couchée, la tête sur l'oreiller. Elle resta étourdie.
— Oh! dit-elle simplement, avec un gros soupir d'enfant.
Un instant, il la menaça d'une autre claque, en lui demandant si elle bougerait encore. Puis, ayant soufflé la lumière, il s'installa carrément sur le dos, il ronfla tout de suite. Elle, le nez dans l'oreiller, pleurait à petits sanglots. C'était lâche d'abuser de sa force. Mais elle avait eu une vraie peur, tant le masque drôle de Fontan était devenu terrible. Et sa colère s'en allait, comme si la gifle l'avait calmée. Elle le respectait, elle se collait contre le mur de la ruelle, pour lui laisser toute la place. Même elle finit par s'endormir, la joue chaude, les yeux pleins de larmes, dans un accablement délicieux, dans une soumission si lasse, qu'elle ne sentait plus les miettes. Le matin, quand elle se réveilla, elle tenait Fontan entre ses bras nus, serré contre sa gorge, bien fort. N'est-ce pas? il ne recommencerait jamais, jamais plus? Elle l'aimait trop; de lui, c'était encore bon, d'être giflée.
Alors, ce fut une vie nouvelle. Pour un oui, pour un non, Fontan lui lâchait des claques. Elle, accoutumée, empochait ça. Parfois, elle criait, le menaçait; mais il l'acculait contre le mur en parlant de l'étrangler, ce qui la rendait souple. Le plus souvent, tombée sur une chaise, elle sanglotait cinq minutes. Puis, elle oubliait, très gaie, avec des chants et des rires, des courses qui emplissaient le logement du vol de ses jupes. Le pis était que, maintenant, Fontan disparaissait toute la journée et ne rentrait jamais avant minuit; il allait dans des cafés, où il retrouvait des camarades. Nana tolérait tout, tremblante, caressante, avec la seule peur de ne plus le voir revenir, si elle lui adressait un reproche. Mais certains jours, quand elle n'avait ni madame Maloir, ni sa tante avec Louiset, elle s'ennuyait mortellement. Aussi, un dimanche, comme elle était au marché La Rochefoucauld en train de marchander des pigeons, fut-elle enchantée de rencontrer Satin, qui achetait une botte de radis. Depuis la soirée où le prince avait bu le champagne de Fontan, elles s'étaient perdues de vue toutes deux.
— Comment! c'est toi, tu es du quartier? dit Satin, stupéfaite de la voir en pantoufles dans la rue, à cette heure. Ah! ma pauvre fille, il y a donc de la panne!
Nana la fit taire d'un froncement de sourcil, parce que d'autres femmes étaient là, en robe de chambre, sans linge, les cheveux tombés et blancs de peluches. Le matin, toutes les filles du quartier, à peine l'homme de la veille mis à la porte, venaient faire leurs provisions, les yeux gros de sommeil, traînant des savates dans la mauvaise humeur et la fatigue d'une nuit d'embêtements. De chaque rue du carrefour, il en descendait vers le marché, de très pâles, jeunes encore, charmantes d'abandon, d'affreuses, vieilles et ballonnées, lâchant leur peau, se fichant d'être vues ainsi, en dehors des heures de travail; pendant que, sur les trottoirs, les passants se retournaient, sans qu'une seule daignât sourire, toutes affairées, avec des airs dédaigneux de ménagères pour qui les hommes n'existaient plus. Justement, comme Satin payait sa botte de radis, un jeune homme, quelque employé attardé, lui jeta un: «Bonjour, chérie», au passage. Du coup, elle se redressa, elle eut une dignité de reine offensée, en disant:
— Qu'est-ce qui lui prend, à ce cochon-là?
Puis, elle crut le reconnaître. Trois jours auparavant, vers minuit, remontant seule du boulevard, elle lui avait parlé près d'une demi-heure, au coin de la rue La Bruyère, pour le décider. Mais cela ne fit que la révolter davantage.
— Sont-ils assez mufes de vous crier des choses en plein jour, reprit-elle. Quand on va à ses affaires, n'est-ce pas? c'est pour qu'on vous respecte.
Nana avait fini par acheter ses pigeons, bien qu'elle doutât de leur fraîcheur. Alors, Satin voulut lui montrer sa porte; elle demeurait à côté, rue La Rochefoucauld. Et, dès qu'elles furent seules, Nana conta sa passion pour Fontan. Arrivée devant chez elle, la petite s'était plantée, ses radis sous le bras, allumée par un dernier détail que l'autre donnait, mentant à son tour, jurant que c'était elle qui avait flanqué le comte Muffat dehors, à grands coups de pied dans le derrière.
— Oh! très chic! répétait Satin, très chic, des coups de pied! Et il n'a rien dit, n'est-ce pas? C'est si lâche! J'aurais voulu être là pour voir sa gueule… Ma chère, tu as raison. Et zut pour la monnaie! Moi, quand j'ai un béguin, je m'en fais crever… Hein? viens me voir, tu me le promets. La porte à gauche. Frappe trois coups, parce qu'il y a un tas d'emmerdeurs.
Dès lors, quand Nana s'ennuya trop, elle descendit voir Satin. Elle était toujours certaine de la trouver, celle-ci ne sortant jamais avant six heures. Satin occupait deux chambres, qu'un pharmacien lui avait meublées pour la sauver de la police; mais, en moins de treize mois, elle avait cassé les meubles, défoncé les sièges, sali les rideaux, dans une telle rage d'ordures et de désordre, que le logement semblait habité par une bande de chattes en folie. Les matins où, dégoûtée elle-même, elle s'avisait de vouloir nettoyer, il lui restait aux mains des barreaux de chaise et des lambeaux de tenture, à force de se battre là-dedans avec la crasse. Ces jours-là, c'était plus sale, on ne pouvait plus entrer, parce qu'il y avait des choses tombées en travers des portes. Aussi finissait-elle par abandonner son ménage. A la lampe, l'armoire à glace, la pendule et ce qui restait des rideaux, faisaient encore illusion aux hommes. D'ailleurs, depuis six mois, son propriétaire menaçait de l'expulser. Alors, pour qui aurait-elle entretenu ses meubles? pour lui peut-être, plus souvent! Et quand elle se levait de belle humeur, elle criait: «Hue donc!» en allongeant de grands coups de pied dans les flancs de l'armoire et de la commode, qui craquaient.
Nana, presque toujours, la trouvait couchée. Même les jours où Satin descendait pour ses commissions, elle était si lasse en remontant, qu'elle se rendormait, jetée au bord du lit. Dans la journée, elle se traînait, elle sommeillait sur les chaises, ne sortant de cette langueur que vers le soir, à l'heure du gaz. Et Nana se sentait très bien chez elle, assise à ne rien faire, au milieu du lit défait, des cuvettes qui traînaient par terre, des jupons crottés de la veille, tachant de boue les fauteuils. C'étaient des bavardages, des confidences sans fin, pendant que Satin, en chemise, vautrée et les pieds plus hauts que la tête, l'écoutait en fumant des cigarettes. Parfois, elles se payaient de l'absinthe, les après-midi où elles avaient des chagrins, pour oublier, disaient-elles; sans descendre, sans même passer un jupon, Satin allait se pencher au-dessus de la rampe et criait la commande à la petite de la concierge, une gamine de dix ans qui, en apportant l'absinthe dans un verre, coulait des regards sur les jambes nues de la dame. Toutes les conversations aboutissaient à la saleté des hommes. Nana était assommante avec son Fontan; elle ne pouvait placer dix paroles sans retomber dans des rabâchages sur ce qu'il disait, sur ce qu'il faisait. Mais Satin, bonne fille, écoutait sans ennui ces éternelles histoires d'attentes à la fenêtre, de querelles pour un ragoût brûlé, de raccommodements au lit, après des heures de bouderie muette. Par un besoin de parler de ça, Nana en était arrivée à lui conter toutes les claques qu'elle recevait; la semaine passée, il lui avait fait enfler l'oeil; la veille encore, à propos de ses pantoufles qu'il ne trouvait pas, il l'avait jetée d'une calotte dans la table de nuit; et l'autre ne s'étonnait point, soufflant la fumée de sa cigarette, s'interrompant seulement pour dire que, elle, toujours se baissait, ce qui envoyait promener le monsieur avec sa gifle. Toutes deux se tassaient dans ces histoires de coups, heureuses, étourdies des mêmes faits imbéciles cent fois répétés, cédant à la molle et chaude lassitude des roulées indignes dont elles parlaient. C'était cette joie de remâcher les claques de Fontan, d'expliquer Fontan jusque dans sa façon d'ôter ses bottes, qui ramenait chaque jour Nana, d'autant plus que Satin finissait par sympathiser: elle citait des faits plus forts, un pâtissier qui la laissait par terre, morte, et qu'elle aimait quand même. Puis, venaient les jours où Nana pleurait, en déclarant que ça ne pouvait pas continuer. Satin l'accompagnait jusqu'à sa porte, restait une heure dans la rue, pour voir s'il ne l'assassinait pas. Et, le lendemain, les deux femmes jouissaient toute l'après-midi de la réconciliation, préférant pourtant, sans le dire, les jours où il y avait des raclées dans l'air, parce que ça les passionnait davantage.
Elles devinrent inséparables. Pourtant, Satin n'allait jamais chez Nana, Fontan ayant déclaré qu'il ne voulait pas de traînée dans la maison. Elles sortaient ensemble, et c'est ainsi que Satin mena un jour son amie chez une femme, justement cette madame Robert qui préoccupait Nana et lui causait un certain respect, depuis qu'elle avait refusé de venir à son souper. Madame Robert demeurait rue Mosnier, une rue neuve et silencieuse du quartier de l'Europe, sans une boutique, dont les belles maisons, aux petits appartements étroits, sont peuplées de dames. Il était cinq heures; le long des trottoirs déserts, dans la paix aristocratique des hautes maisons blanches, des coupés de boursiers et de négociants stationnaient, tandis que des hommes filaient vite, levant les yeux vers les fenêtres, où des femmes en peignoir semblaient attendre. Nana d'abord refusa de monter, disant d'un air pincé qu'elle ne connaissait pas cette dame. Mais Satin insistait. On pouvait toujours bien mener une amie avec soi. Elle voulait simplement faire une visite de politesse; madame Robert, qu'elle avait rencontrée la veille dans un restaurant, s'était montrée très gentille, en lui faisant jurer de la venir voir. Et Nana finit par céder. En haut, une petite bonne endormie leur dit que madame n'était pas rentrée. Pourtant, elle voulut bien les introduire dans le salon, où elle les laissa.
— Bigre! c'est chic! murmura Satin.
C'était un appartement sévère et bourgeois, tendu d'étoffes sombres, avec le comme il faut d'un boutiquier parisien, retiré après fortune faite. Nana, impressionnée, voulut plaisanter. Mais Satin se fâchait, répondait de la vertu de madame Robert. On la rencontrait toujours en compagnie d'hommes âgés et sérieux, qui lui donnaient le bras. Pour le moment, elle avait un ancien chocolatier, esprit grave. Quand il venait, charmé de la bonne tenue de la maison, il se faisait annoncer et l'appelait mon enfant.
— Mais tiens, la voilà! reprit Satin en montrant une photographie posée devant la pendule.
Nana étudia le portrait un instant. Il représentait une femme très brune, au visage allongé, les lèvres pincées dans un sourire discret. On aurait dit tout à fait une dame du monde, avec plus de retenue.
— C'est drôle, murmura-t-elle enfin, j'ai certainement vu cette tête-là quelque part. Où? je ne sais plus. Mais ça ne devait pas être dans un endroit propre… Oh! non, bien sûr, ce n'était pas un endroit propre.
Et elle ajouta, en se tournant vers son amie:
— Alors, elle t'a fait promettre de venir la voir. Que te
veut-elle?
— Ce qu'elle me veut? Pardi! causer sans doute, rester un moment ensemble… C'est de la politesse.
Nana regardait Satin fixement; puis, elle eut un léger claquement de langue. Enfin, ça lui était égal. Mais, comme cette dame les faisait poser, elle déclara qu'elle n'attendrait pas davantage; et toutes deux partirent.
Le lendemain, Fontan ayant averti Nana qu'il ne rentrerait pas dîner, elle descendit de bonne heure chercher Satin, pour lui payer un régal dans un restaurant. Le choix du restaurant fut une grosse question. Satin proposait des brasseries que Nana trouvait infectes. Enfin, elle la décida à manger chez Laure. C'était une table d'hôte, rue des Martyrs, où le dîner coûtait trois francs.
Ennuyées d'attendre l'heure, ne sachant que faire sur les trottoirs, elles montèrent chez Laure vingt minutes trop tôt. Les trois salons étaient encore vides. Elles se placèrent à une table, dans le salon même où Laure Piedefer trônait, sur la haute banquette d'un comptoir. Cette Laure était une dame de cinquante ans, aux formes débordantes, sanglée dans des ceintures et des corsets. Des femmes arrivaient à la file, se haussaient par-dessus les soucoupes, et baisaient Laure sur la bouche, avec une familiarité tendre; pendant que ce monstre, les yeux mouillés, tâchait, en se partageant, de ne pas faire de jalouses. La bonne, au contraire, était une grande maigre, ravagée, qui servait ces dames, les paupières noires, les regards flambant d'un feu sombre. Rapidement, les trois salons s'emplirent. Il y avait là une centaine de clientes, mêlées au hasard des tables, la plupart touchant à la quarantaine, énormes, avec des empâtements de chair, des bouffissures de vice noyant les bouches molles; et, au milieu de ces ballonnements de gorges et de ventres, apparaissaient quelques jolies filles minces, l'air encore ingénu sous l'effronterie du geste, des débutantes levées dans un bastringue et amenées par une cliente chez Laure, où le peuple des grosses femmes, mis en l'air à l'odeur de leur jeunesse, se bousculait, faisait autour d'elles une cour de vieux garçons inquiets, en leur payant des gourmandises. Quant aux hommes, ils étaient peu nombreux, dix à quinze au plus, l'attitude humble sous le flot envahissant des jupes, sauf quatre gaillards qui blaguaient, très à l'aise, venus pour voir ça.
— N'est-ce pas? disait Satin, c'est très bon, leur fricot.
Nana hochait la tête, satisfaite. C'était l'ancien dîner solide d'un hôtel de province: vol-au-vent à la financière, poule au riz, haricots au jus, crème à la vanille glacée de caramel. Ces dames tombaient particulièrement sur la poule au riz, éclatant dans leurs corsages, s'essuyant les lèvres d'une main lente. D'abord, Nana avait eu peur de rencontrer d'anciennes amies qui lui auraient fait des questions bêtes; mais elle se tranquillisa, elle n'apercevait aucune figure de connaissance, parmi cette foule très mélangée, où des robes déteintes, des chapeaux lamentables s'étalaient à côté de toilettes riches dans la fraternité des mêmes perversions. Un instant, elle fut intéressée par un jeune homme, aux cheveux courts et bouclés, le visage insolent, tenant sans haleine, pendue à ses moindres caprices, toute une table de filles, qui crevaient de graisse. Mais, comme le jeune homme riait, sa poitrine se gonfla.
— Tiens, c'est une femme! laissa-t-elle échapper dans un léger cri.
Satin, qui se bourrait de poule, leva la tête en murmurant:
— Ah! oui, je la connais… Très chic! on se l'arrache.
Nana fit une moue dégoûtée. Elle ne comprenait pas encore ça. Pourtant, elle disait, de sa voix raisonnable, que des goûts et des couleurs il ne fallait pas disputer, car on ne savait jamais ce qu'on pourrait aimer un jour. Aussi mangeait-elle sa crème d'un air de philosophie, en s'apercevant parfaitement que Satin révolutionnait les tables voisines, avec ses grands yeux bleus de vierge. Il y avait surtout près d'elle une forte personne blonde très aimable; elle flambait, elle se poussait, si bien que Nana était sur le point d'intervenir.
Mais, à ce moment, une femme qui entrait lui causa une surprise. Elle avait reconnu madame Robert. Celle-ci, avec sa jolie mine de souris brune, adressa un signe de tête familier à la grande bonne maigre, puis vint s'appuyer au comptoir de Laure. Et toutes deux se baisèrent, longuement. Nana trouva cette caresse-là très drôle de la part d'une femme si distinguée; d'autant plus que madame Robert n'avait pas du tout son air modeste, au contraire. Elle jetait des coups d'oeil dans le salon, causant à voix basse. Laure venait de se rasseoir, tassée de nouveau, avec la majesté d'une vieille idole du vice, à la face usée et vernie par les baisers des fidèles; et, au-dessus des assiettes pleines, elle régnait sur sa clientèle bouffie de grosses femmes, monstrueuse auprès des plus fortes, trônant dans cette fortune de maîtresse d'hôtel qui récompensait quarante années d'exercice.
Mais madame Robert avait aperçu Satin. Elle lâcha Laure, accourut, se montra charmante, disant combien elle regrettait de ne s'être pas trouvée chez elle, la veille; et comme Satin, séduite, voulait absolument lui faire une petite place, elle jurait qu'elle avait dîné. Elle était montée simplement pour voir. Tout en parlant, debout derrière sa nouvelle amie, elle s'appuyait à ses épaules, souriante et câline, répétant:
— Voyons, quand vous verrai-je? Si vous étiez libre…
Nana, malheureusement, ne put en entendre davantage. Cette conversation la vexait, elle brûlait de dire ses quatre vérités à cette femme honnête. Mais la vue d'une bande qui arrivait la paralysa. C'étaient des femmes chic, en grande toilette, avec leurs diamants. Elles venaient en partie chez Laure, qu'elles tutoyaient toutes, reprises d'un goût pervers, promenant des cent mille francs de pierreries sur leur peau, pour dîner là, à trois francs par tête, dans l'étonnement jaloux des pauvres filles crottées. Lorsqu'elles étaient entrées, la voix haute, le rire clair, apportant du dehors comme un coup de soleil, Nana avait vivement tourné la tête, très ennuyée de reconnaître parmi elles Lucy Stewart et Maria Blond. Pendant près de cinq minutes, tout le temps que ces dames causèrent avec Laure, avant de passer dans le salon voisin, elle tint le nez baissé, ayant l'air très occupée à rouler des miettes de pain sur la nappe. Puis, quand elle put enfin se retourner, elle demeura stupéfaite: la chaise près d'elle était vide. Satin avait disparu.
— Eh bien! où est-elle donc? laissa-t-elle échapper tout haut.
La forte personne blonde, qui avait comblé Satin d'attentions, eut un rire, dans sa mauvaise humeur; et comme Nana, irritée de ce rire, la regardait d'un oeil menaçant, elle dit mollement, la voix traînante:
— Ce n'est pas moi, bien sûr, c'est l'autre qui vous l'a faite.
Alors, Nana, comprenant qu'on se moquerait d'elle, n'ajouta rien. Elle resta même un moment assise, ne voulant pas montrer sa colère. Au fond du salon voisin, elle entendait les éclats de Lucy Stewart qui régalait toute une table de petites filles, descendues des bals de Montmartre et de la Chapelle. Il faisait très chaud, la bonne enlevait des piles d'assiettes sales, dans l'odeur forte de la poule au riz; tandis que les quatre messieurs avaient fini par verser du vin fin à une demi-douzaine de ménages, rêvant de les griser, pour en entendre de raides. Maintenant, ce qui exaspérait Nana, c'était de payer le dîner de Satin. En voilà une garce qui se laissait goberger et qui filait avec le premier chien coiffé, sans dire merci! Sans doute, ce n'était que trois francs, mais ça lui semblait dur tout de même, la manière était trop dégoûtante. Elle paya pourtant, elle jeta ses six francs à Laure, qu'elle méprisait à cette heure plus que la boue des ruisseaux.
Dans la rue des Martyrs, Nana sentit encore grandir sa rancune. Bien sûr, elle n'allait pas courir après Satin; une jolie ordure, pour y mettre le nez! Mais sa soirée se trouvait gâtée, et elle remonta lentement vers Montmartre, enragée surtout contre madame Robert. Celle-là, par exemple, avait un fameux toupet, de faire la femme distinguée; oui, distinguée dans le coin aux épluchures! A présent, elle était certaine de l'avoir rencontrée au Papillon, un infect bastringue de la rue des Poissonniers, où des hommes la levaient pour trente sous. Et ça empaumait des chefs de bureau par des airs modestes, et ça refusait des soupers auxquels on lui faisait l'honneur de l'inviter, histoire de se poser en vertu! Vrai, on lui en flanquerait de la vertu! C'était toujours ces bégueules-là qui s'en donnaient à crever, dans des trous ignobles que personne ne connaissait.
Cependant, Nana, en roulant ces choses, était arrivée chez elle, rue Véron. Elle fut toute secouée de voir de la lumière. Fontan rentrait maussade, lâché lui aussi par l'ami qui lui avait payé à dîner. Il écouta d'un air froid les explications qu'elle donnait, craignant des calottes, effarée de le trouver là, lorsqu'elle ne l'attendait pas avant une heure du matin; elle mentait, elle avouait bien avoir dépensé six francs, mais avec madame Maloir. Alors, il resta digne, il lui tendit une lettre à son adresse, qu'il avait tranquillement décachetée. C'était une lettre de Georges, toujours enfermé aux Fondettes, se soulageant chaque semaine dans des pages brûlantes. Nana adorait qu'on lui écrivît, surtout de grandes phrases d'amour, avec des serments. Elle lisait ça à tout le monde. Fontan connaissait le style de Georges et l'appréciait. Mais, ce soir-là, elle redoutait tellement une scène, qu'elle affecta l'indifférence; elle parcourut la lettre d'un air maussade et la rejeta aussitôt. Fontan s'était mis à battre la retraite sur une vitre, ennuyé de se coucher de si bonne heure, ne sachant plus à quoi occuper sa soirée. Brusquement, il se tourna.
— Si l'on répondait tout de suite à ce gamin, dit-il.
D'habitude, c'était lui qui écrivait. Il luttait de style. Puis, il était heureux, lorsque Nana, enthousiasmée de la lecture de sa lettre, faite tout haut, l'embrassait en criant qu'il n'y avait que lui pour trouver des choses pareilles. Ça finissait par les allumer, et ils s'adoraient.
— Comme tu voudras, répondit-elle. Je vais faire du thé. Nous nous coucherons ensuite.
Alors, Fontan s'installa sur la table, avec un grand déploiement de plume, d'encre et de papier. Il arrondissait les bras, allongeait le menton.
— «Mon coeur», commença-t-il à voix haute.
Et, pendant plus d'une heure, il s'appliqua, réfléchissant parfois sur une phrase, la tête entre les mains, raffinant, se riant à lui-même, quand il avait trouvé une expression tendre. Nana, silencieusement, avait déjà pris deux tasses de thé. Enfin, il lut la lettre, comme on lit au théâtre, avec une voix blanche, en indiquant quelques gestes. Il parlait là-dedans, en cinq pages, des «heures délicieuses passées à la Mignotte, ces heures dont le souvenir restait comme des parfums subtils», il jurait «une éternelle fidélité à ce printemps de l'amour», et finissait en déclarant que son unique désir était «de recommencer ce bonheur, si le bonheur peut se recommencer».
— Tu sais, expliqua-t-il, je dis tout ça par politesse. Du moment que c'est pour rire… Hein! je crois qu'elle est touchée, celle-là!
Il triomphait. Mais Nana, maladroite, se méfiant toujours, commit la faute de ne pas lui sauter au cou en s'exclamant. Elle trouva la lettre bien, pas davantage. Alors, il fut très vexé. Si sa lettre ne lui plaisait pas, elle pouvait en faire une autre; et, au lieu de se baiser, comme d'habitude, après avoir remué des phrases d'amour, ils restèrent froids aux deux côtés de la table. Pourtant, elle lui avait versé une tasse de thé.
— En voilà une cochonnerie! cria-t-il en y trempant les lèvres.
Tu as donc mis du sel!
Nana eut le malheur de hausser les épaules. Il devint furieux.
— Ah! ça tourne mal, ce soir!
Et la querelle partit de là. La pendule ne marquait que dix heures, c'était une façon de tuer le temps. Il se fouettait, il lançait au visage de Nana, dans un flot d'injures, toutes sortes d'accusations, l'une sur l'autre, sans lui permettre de se défendre. Elle était sale, elle était bête, elle avait roulé partout. Puis, il s'acharna sur la question d'argent. Est-ce qu'il dépensait six francs, lui, quand il dînait en ville? on lui payait à dîner, sans quoi il aurait mangé son pot-au-feu. Et pour cette vieille procureuse de Maloir encore, un carcan qu'il flanquerait à la porte le lendemain! Ah bien! ils iraient loin, si chaque jour, lui et elle, jetaient comme ça des six francs à la rue!
— D'abord, je veux des comptes! cria-t-il. Voyons, donne l'argent; où en sommes-nous?
Tous ses instincts d'avarice sordide éclataient. Nana, dominée, effarée, se hâta de prendre dans le secrétaire l'argent qui leur restait, et de l'apporter devant lui. Jusque-là, la clef demeurait sur la caisse commune, ils y puisaient librement.
— Comment! dit-il après avoir compté, il reste à peine sept mille francs sur dix-sept mille, et nous ne sommes ensemble que depuis trois mois… Ce n'est pas possible.
Lui-même s'élança, bouscula le secrétaire, apporta le tiroir pour le fouiller sous la lampe. Mais il n'y avait bien que six mille huit cents et quelques francs. Alors, ce fut une tempête.
— Dix mille francs en trois mois! gueulait-il. Nom de Dieu! qu'en as-tu fait? Hein? réponds!… Tout ça passe à ta carcasse de tante, hein? ou tu te paies des hommes, c'est clair… Veux-tu répondre!
— Ah! si tu t'emportes! dit Nana. Le calcul est bien facile à faire… Tu ne comptes pas les meubles; puis, j'ai dû acheter du linge. Ça va vite, quand on s'installe.
Mais, tout en exigeant des explications, il ne voulait pas les entendre.
— Oui, ça va trop vite, reprit-il plus calme; et, vois-tu, ma petite, j'en ai assez, de cette cuisine en commun… Tu sais que ces sept mille francs sont à moi. Eh bien! puisque je les tiens, je les garde… Dame! du moment que tu es une gâcheuse, je n'ai pas envie d'être ruiné. A chacun son bien.
Et, magistralement, il mit l'argent dans sa poche. Nana le regardait, stupéfaite. Lui, continuait avec complaisance:
— Tu comprends, je ne suis pas assez bête pour entretenir des tantes et des enfants qui ne sont pas à moi… Ça t'a plu de dépenser ton argent, ça te regarde; mais le mien, c'est sacré!… Quand tu feras cuire un gigot, j'en paierai la moitié. Le soir, nous réglerons, voilà!
Du coup, Nana fut révoltée. Elle ne put retenir ce cri:
— Dis donc, tu as bien mangé mes dix mille francs… C'est
cochon, ça!
Mais il ne s'attarda pas à discuter davantage. Par-dessus la
table, à toute volée, il lui allongea un soufflet, en disant:
— Répète un peu!
Elle répéta, malgré la claque, et il tomba sur elle, à coups de pied et à coups de poing. Bientôt, il l'eut mise dans un tel état, qu'elle finit, comme d'habitude, par se déshabiller et se coucher en pleurant. Lui, soufflait. Il se couchait à son tour, lorsqu'il aperçut, sur la table, la lettre qu'il avait écrite à Georges. Alors, il la plia avec soin, tourné vers le lit, en disant d'un air menaçant:
— Elle est très bien, je la mettrai à la poste moi-même, parce que je n'aime pas les caprices… Et ne geins plus, tu m'agaces.
Nana, qui pleurait à petits soupirs, retint son souffle. Quand il fut couché, elle étouffa, elle se jeta sur sa poitrine en sanglotant. Leurs batteries se terminaient toujours par là; elle tremblait de le perdre, elle avait un lâche besoin de le savoir à elle, malgré tout. A deux reprises, il la repoussa d'un geste superbe. Mais l'embrassement tiède de cette femme qui le suppliait, avec ses grands yeux mouillés de bête fidèle, le chauffa d'un désir. Et il se fit bon prince, sans pourtant s'abaisser à aucune avance; il se laissa caresser et prendre de force, en homme dont le pardon vaut la peine d'être gagné. Puis il fut saisi d'une inquiétude, il craignit que Nana ne jouât une comédie pour ravoir la clef de la caisse. La bougie était éteinte, lorsqu'il éprouva le besoin de maintenir sa volonté.
— Tu sais, ma fille, c'est très sérieux, je garde l'argent.
Nana, qui s'endormait à son cou, trouva un mot sublime.
— Oui, n'aie pas peur… Je travaillerai.
Mais, à partir de cette soirée, la vie entre eux devint de plus en plus difficile. D'un bout de la semaine à l'autre, il y avait un bruit de gifles, un vrai tic-tac d'horloge, qui semblait régler leur existence. Nana, à force d'être battue, prenait une souplesse de linge fin; et ça la rendait délicate de peau, rose et blanche de teint, si douce au toucher, si claire à l'oeil, qu'elle avait encore embelli. Aussi Prullière s'enrageait-il après ses jupes, venant lorsque Fontan n'était pas là, la poussant dans les coins pour l'embrasser. Mais elle se débattait, indignée tout de suite, avec des rougeurs de honte; elle trouvait dégoûtant qu'il voulût tromper un ami. Alors, Prullière ricanait d'un air vexé. Vrai, elle devenait joliment bête! Comment pouvait-elle s'attacher à un pareil singe? car, enfin, Fontan était un vrai singe, avec son grand nez toujours en branle. Une sale tête! Et un homme qui l'assommait encore!
— Possible, je l'aime comme ça, répondit-elle, un jour, de l'air tranquille d'une femme avouant un goût abominable.
Bosc se contentait de dîner le plus souvent possible. Il haussait les épaules derrière Prullière; un joli garçon, mais un garçon pas sérieux. Lui, plusieurs fois, avait assisté à des scènes dans le ménage; au dessert, lorsque Fontan giflait Nana, il continuait à mâcher gravement, trouvant ça naturel. Pour payer son dîner, il s'extasiait toujours sur leur bonheur. Il se proclamait philosophe, il avait renoncé à tout, même à la gloire. Prullière et Fontan, parfois, renversés sur leur chaise, s'oubliaient devant la table desservie, se racontaient leurs succès jusqu'à deux heures du matin, avec leurs gestes et leur voix de théâtre; tandis que lui, absorbé, ne lâchant de loin en loin qu'un petit souffle de dédain, achevait silencieusement la bouteille de cognac. Qu'est-ce qu'il restait de Talma? Rien, alors qu'on lui fichât la paix, c'était trop bête!
Un soir, il trouva Nana en larmes. Elle ôta sa camisole pour montrer son dos et ses bras noirs de coups. Il lui regarda la peau, sans être tenté d'abuser de la situation, comme l'aurait fait cet imbécile de Prullière. Puis, sentencieusement:
— Ma fille, où il y a des femmes, il y a des claques. C'est Napoléon qui a dit ça, je crois… Lave-toi avec de l'eau salée. Excellent, l'eau salée, pour ces bobos. Va, tu en recevras d'autres, et ne te plains pas, tant que tu n'auras rien de cassé… Tu sais, je m'invite, j'ai vu un gigot.
Mais madame Lerat n'avait pas cette philosophie. Chaque fois que Nana lui montrait un nouveau bleu sur sa peau blanche, elle poussait les hauts cris. On lui tuait sa nièce, ça ne pouvait pas durer. A la vérité, Fontan avait mis à la porte madame Lerat, en disant qu'il ne voulait plus la rencontrer chez lui; et, depuis ce jour, quand elle était là et qu'il rentrait, elle devait s'en aller par la cuisine, ce qui l'humiliait horriblement. Aussi ne tarissait-elle pas contre ce grossier personnage. Elle lui reprochait surtout d'être mal élevé, avec des mines de femme comme il faut, à qui personne ne pouvait en remontrer sur la bonne éducation.
— Oh! ça se voit tout de suite, disait-elle à Nana, il n'a pas le sentiment des moindres convenances. Sa mère devait être commune; ne dis pas non, ça se sent!… Je ne parle pas pour moi, bien qu'une personne de mon âge ait droit aux égards… Mais toi, vraiment, comment fais-tu pour endurer ses mauvaises manières; car, sans me flatter, je t'ai toujours appris à te tenir, et tu as reçu chez toi les meilleurs conseils. Hein? nous étions tous très bien dans la famille.
Nana ne protestait pas, écoutait la tête basse.
— Puis, continuait la tante, tu n'as connu que des personnes distinguées… Justement, nous causions de ça, hier soir, avec Zoé, chez moi. Elle non plus ne comprend pas. «Comment, disait-elle, madame qui menait monsieur le comte, un homme si parfait, au doigt et à l'oeil,—car, entre nous, il paraît que tu le faisais tourner en bourrique,—comment madame peut-elle se laisser massacrer par ce polichinelle?» Moi, j'ai ajouté que les coups, ça se supportait encore, mais que jamais je n'aurais souffert le manque d'égards… Enfin, il n'a rien pour lui. Je ne le voudrais pas dans ma chambre en peinture. Et tu te ruines pour un oiseau pareil; oui, tu te ruines, ma chérie, tu tires la langue, lorsqu'il y en a tant, et des plus riches, et des personnages du gouvernement… Suffit! ce n'est pas moi qui dois dire ces choses. Mais, à la première saleté, je te le planterais là, avec un: «Monsieur, pour qui me prenez-vous?» tu sais, de ton grand air, qui lui couperait bras et jambes.
Alors, Nana éclatait en sanglots, balbutiant:
— Oh! ma tante, je l'aime.
La vérité était que madame Lerat se sentait inquiète, en voyant sa nièce lui donner à grand-peine des pièces de vingt sous de loin en loin, pour payer la pension du petit Louis. Sans doute, elle se dévouerait, elle garderait quand même l'enfant et attendrait des temps meilleurs. Mais l'idée que Fontan les empêchait, elle, le gamin et sa mère, de nager dans l'or, l'enrageait au point de lui faire nier l'amour. Aussi concluait-elle par ces paroles sévères:
— Écoute, un jour qu'il t'aura enlevé la peau du ventre, tu viendras frapper à ma porte, et je t'ouvrirai.
Bientôt l'argent devint le gros souci de Nana. Fontan avait fait disparaître les sept mille francs; sans doute, ils étaient en lieu sûr, et jamais elle n'aurait osé le questionner, car elle montrait des pudeurs avec cet oiseau, comme l'appelait madame Lerat. Elle tremblait qu'il pût la croire capable de tenir à lui pour ses quatre sous. Il avait bien promis de fournir aux besoins du ménage. Les premiers jours, chaque matin, il donnait trois francs. Mais c'étaient des exigences d'homme qui paie; avec ses trois francs, il voulait de tout, du beurre, de la viande, des primeurs; et, si elle risquait des observations, si elle insinuait qu'on ne pouvait pas avoir les Halles pour trois francs, il s'emportait, il la traitait de bonne à rien, de gâcheuse, de fichue bête que les marchands volaient, toujours prêt d'ailleurs à la menacer de prendre pension autre part. Puis, au bout d'un mois, certains matins, il avait oublié de mettre les trois francs sur la commode. Elle s'était permis de les demander, timidement, d'une façon détournée. Alors, il y avait eu de telles querelles, il lui rendait la vie si dure sous le premier prétexte venu, qu'elle préférait ne plus compter sur lui. Au contraire, quand il n'avait pas laissé les trois pièces de vingt sous, et qu'il trouvait tout de même à manger, il était gai comme un pinson, galant, baisant Nana, valsant avec les chaises. Et elle, tout heureuse, en arrivait à souhaiter de ne rien trouver sur la commode, malgré le mal qu'elle avait à joindre les deux bouts. Un jour même, elle lui rendit ses trois francs, contant une histoire, disant avoir encore l'argent de la veille. Comme il n'avait pas donné la veille, il demeura un instant hésitant, par crainte d'une leçon. Mais elle le regardait de ses yeux d'amour, elle le baisait dans un don absolu de toute sa personne; et il rempocha les pièces, avec le petit tremblement convulsif d'un avare qui rattrape une somme compromise. A partir de ce jour, il ne s'inquiéta plus, ne demandant jamais d'où venait la monnaie, la mine grise quand il y avait des pommes de terre, riant à se décrocher les mâchoires devant les dindes et les gigots, sans préjudice pourtant de quelques claques qu'il allongeait à Nana, même dans son bonheur, pour s'entretenir la main.
Nana avait donc trouvé le moyen de suffire à tout. La maison, certains jours, regorgeait de nourriture. Deux fois par semaine, Bosc prenait des indigestions. Un soir que madame Lerat se retirait, enragée de voir au feu un dîner copieux dont elle ne mangerait pas, elle ne put s'empêcher de demander brutalement qui est-ce qui payait. Nana, surprise, devint toute bête et se mit à pleurer.
— Eh bien! c'est du propre, dit la tante qui avait compris.
Nana s'était résignée, pour avoir la paix dans son ménage. Puis, c'était la faute de la Tricon, qu'elle avait rencontrée rue de Laval, un jour que Fontan était parti furieux, à cause d'un plat de morue. Alors, elle avait dit oui à la Tricon, qui justement se trouvait en peine. Comme Fontan ne rentrait jamais avant six heures, elle disposait de son après-midi, elle rapportait quarante francs, soixante francs, quelquefois davantage. Elle aurait pu parler par dix et quinze louis, si elle avait su garder sa situation; mais elle était encore bien contente de trouver là de quoi faire bouillir la marmite. Le soir, elle oubliait tout, lorsque Bosc crevait de nourriture, et que Fontan, les coudes sur la table, se laissait baiser les yeux, de l'air supérieur d'un homme qui est aimé pour lui-même.
Alors, tout en adorant son chéri, son chien aimé, avec une passion d'autant plus aveugle qu'elle payait à cette heure, Nana retomba dans la crotte du début. Elle roula, elle battit le pavé de ses anciennes savates de petit torchon, en quête d'une pièce de cent sous. Un dimanche, au marché La Rochefoucauld, elle avait fait la paix avec Satin, après s'être jetée sur elle, en lui reprochant madame Robert, furieusement. Mais Satin se contentait de répondre que lorsqu'on n'aimait pas une chose, ce n'était pas une raison pour vouloir en dégoûter les autres. Et Nana, d'esprit large, cédant à cette idée philosophique qu'on ne sait jamais par où l'on finira, avait pardonné. Même, la curiosité mise en éveil, elle la questionnait sur des coins de vice, stupéfiée d'en apprendre encore à son âge, après tout ce qu'elle savait; et elle riait, elle s'exclamait, trouvant ça drôle, un peu répugnée cependant, car au fond elle était bourgeoise pour ce qui n'entrait pas dans ses habitudes. Aussi retourna-t-elle chez Laure, mangeant là, lorsque Fontan dînait en ville. Elle s'y amusait des histoires, des amours et des jalousies qui passionnaient les clientes, sans leur faire perdre un coup de fourchette. Pourtant, elle n'en était toujours pas, comme elle disait. La grosse Laure, avec sa maternité attendrie, l'invitait souvent à passer quelques jours dans sa villa d'Asnières, une maison de campagne, où il y avait des chambres pour sept dames. Elle refusait, elle avait peur. Mais Satin lui ayant juré qu'elle se trompait, que des messieurs de Paris vous balançaient et jouaient au tonneau, elle promit pour plus tard, quand elle pourrait s'absenter.
A cette heure, Nana, très tourmentée, n'était guère à la rigolade. Il lui fallait de l'argent. Quand la Tricon n'avait pas besoin d'elle, ce qui arrivait trop souvent, elle ne savait où donner de son corps. Alors, c'était avec Satin des sorties enragées sur le pavé de Paris, dans ce vice d'en bas qui rôde le long des ruelles boueuses, sous la clarté trouble du gaz. Nana retourna dans les bastringues de barrière, où elle avait fait sauter ses premiers jupons sales; elle revit les coins noirs des boulevards extérieurs, les bornes sur lesquelles des hommes, à quinze ans, l'embrassaient, lorsque son père la cherchait pour lui enlever le derrière. Toutes deux couraient, faisaient les bals et les cafés d'un quartier, grimpant des escaliers humides de crachats et de bière renversée; ou bien elles marchaient doucement, elles remontaient les rues, se plantaient debout, contre les portes cochères. Satin, qui avait débuté au quartier Latin, y conduisit Nana, à Bullier et dans les brasseries du boulevard Saint-Michel. Mais les vacances arrivaient, le quartier sentait trop la dèche. Et elles revenaient toujours aux grands boulevards. C'était encore là qu'elles avaient le plus de chance. Des hauteurs de Montmartre au plateau de l'Observatoire, elles battaient ainsi la ville entière. Soirées de pluie où les bottines s'éculaient, soirées chaudes qui collaient les corsages sur la peau, longues factions, promenades sans fin, bousculades et querelles, brutalités dernières d'un passant emmené dans quelque garni borgne et redescendant les marches grasses avec des jurons.
L'été finissait, un été orageux, aux nuits brûlantes. Elles partaient ensemble après le dîner, vers neuf heures. Sur les trottoirs de la rue Notre-Dame-de-Lorette, deux files de femmes rasant les boutiques, les jupons troussés, le nez à terre, se hâtaient vers les boulevards d'un air affairé, sans un coup d'oeil aux étalages. C'était la descente affamée du quartier Bréda, dans les premières flammes du gaz. Nana et Satin longeaient l'église, prenaient toujours par la rue Le Peletier. Puis, à cent mètres du café Riche, comme elles arrivaient sur le champ de manoeuvres, elles rabattaient la queue de leur robe, relevée jusque-là d'une main soigneuse; et dès lors, risquant la poussière, balayant les trottoirs et roulant la taille, elles s'en allaient à petits pas, elles ralentissaient encore leur marche, lorsqu'elles traversaient le coup de lumière crue d'un grand café. Rengorgées, le rire haut, avec des regards en arrière sur les hommes qui se retournaient, elles étaient chez elles. Leurs visages blanchis, tachés du rouge des lèvres et du noir des paupières, prenaient, dans l'ombre, le charme troublant d'un Orient de bazar à treize sous, lâché au plein air de la rue. Jusqu'à onze heures, parmi les heurts de la foule, elles restaient gaies, jetant simplement un «sale mufe!» de loin en loin, derrière le dos des maladroits dont le talon leur arrachait un volant; elles échangeaient de petits saluts familiers avec des garçons de café, s'arrêtaient à causer devant une table, acceptaient des consommations, qu'elles buvaient lentement, en personnes heureuses de s'asseoir, pour attendre la sortie des théâtres. Mais, à mesure que la nuit s'avançait, si elles n'avaient pas fait un ou deux voyages rue La Rochefoucauld, elles tournaient à la sale garce, leur chasse devenait plus âpre. Il y avait, au pied des arbres, le long des boulevards assombris qui se vidaient, des marchandages féroces, des gros mots et des coups; pendant que d'honnêtes familles, le père, la mère et les filles, habitués à ces rencontres, passaient tranquillement, sans presser le pas. Puis, après être allées dix fois de l'Opéra au Gymnase, Nana et Satin, lorsque décidément les hommes se dégageaient et filaient plus vite, dans l'obscurité croissante, s'en tenaient aux trottoirs de la rue du Faubourg-Montmartre. Là, jusqu'à deux heures, des restaurants, des brasseries, des charcutiers flambaient, tout un grouillement de femmes s'entêtait sur la porte des cafés; dernier coin allumé et vivant du Paris nocturne, dernier marché ouvert aux accords d'une nuit, où les affaires se traitaient parmi les groupes, crûment, d'un bout de la rue à l'autre, comme dans le corridor largement ouvert d'une maison publique. Et, les soirs où elles revenaient à vide, elles se disputaient entre elles. La rue Notre-Dame-de-Lorette s'étendait noire et déserte, des ombres de femmes se traînaient; c'était la rentrée attardée du quartier, les pauvres filles exaspérées d'une nuit de chômage, s'obstinant, discutant encore d'une voix enrouée avec quelque ivrogne perdu, qu'elles retenaient à l'angle de la rue Bréda ou de la rue Fontaine.
Cependant, il y avait de bonnes aubaines, des louis attrapés avec des messieurs bien, qui montaient en mettant leur décoration dans la poche. Satin surtout avait le nez. Les soirs humides, lorsque Paris mouillé exhalait une odeur fade de grande alcôve mal tenue, elle savait que ce temps mou, cette fétidité des coins louches enrageaient les hommes. Et elle guettait les mieux mis, elle voyait ça à leurs yeux pâles. C'était comme un coup de folie charnelle passant sur la ville. Elle avait bien un peu peur, car les plus comme il faut étaient les plus sales. Tout le vernis craquait, la bête se montrait, exigeante dans ses goûts monstrueux, raffinant sa perversion. Aussi cette roulure de Satin manquait-elle de respect, s'éclatant devant la dignité des gens en voiture, disant que leurs cochers étaient plus gentils, parce qu'ils respectaient les femmes et qu'ils ne les tuaient pas avec des idées de l'autre monde. La culbute des gens chics dans la crapule du vice surprenait encore Nana, qui gardait des préjugés, dont Satin la débarrassait. Alors, comme elle le disait, lorsqu'elle causait gravement, il n'y avait donc plus de vertu? Du haut en bas, on se roulait. Eh bien! ça devait être du propre, dans Paris, de neuf heures du soir à trois heures du matin; et elle rigolait, elle criait que, si l'on avait pu voir dans toutes les chambres, on aurait assisté à quelque chose de drôle, le petit monde s'en donnant par-dessus les oreilles, et pas mal de grands personnages, çà et là, le nez enfoncé dans la cochonnerie plus profondément que les autres. Ça complétait son éducation.
Un soir, en venant prendre Satin, elle reconnut le marquis de Chouard qui descendait l'escalier, les jambes cassées, se traînant sur la rampe, avec une figure blanche. Elle feignit de se moucher. Puis, en haut, comme elle trouvait Satin dans une saleté affreuse, le ménage lâché depuis huit jours, un lit infect, des pots qui traînaient, elle s'étonna que celle-ci connût le marquis. Ah! oui, elle le connaissait; même qu'il les avait joliment embêtés, elle et son pâtissier, quand ils étaient ensemble! Maintenant, il revenait de temps à autre; mais il l'assommait, il reniflait dans tous les endroits pas propres, jusque dans ses pantoufles.
— Oui, ma chère, dans mes pantoufles… Oh! un vieux saligaud!
Il demande toujours des choses…
Ce qui inquiétait surtout Nana, c'était la sincérité de ces basses débauches. Elle se rappelait ses comédies du plaisir, lorsqu'elle était une femme lancée; tandis qu'elle voyait les filles, autour d'elle, y crever un peu tous les jours. Puis, Satin lui faisait une peur abominable de la police. Elle était pleine d'histoires, sur ce sujet-là. Autrefois, elle couchait avec un agent des moeurs, pour qu'on la laissât tranquille; à deux reprises, il avait empêché qu'on ne la mît en carte; et, à présent, elle tremblait, car son affaire était claire, si on la pinçait encore. Il fallait l'entendre. Les agents, pour avoir des gratifications, arrêtaient le plus de femmes possible; ils empoignaient tout, ils vous faisaient taire d'une gifle si l'on criait, certains d'être soutenus et récompensés, même quand ils avaient pris dans le tas une honnête fille. L'été, à douze ou quinze, ils opéraient des rafles sur le boulevard, ils cernaient un trottoir, pêchaient jusqu'à des trente femmes en une soirée. Seulement Satin connaissait les endroits; dès qu'elle apercevait le nez des agents, elle s'envolait, au milieu de la débandade effarée des longues queues fuyant à travers la foule. C'était une épouvante de la loi, une terreur de la préfecture, si grande, que certaines restaient paralysées sur la porte des cafés, dans le coup de force qui balayait l'avenue. Mais Satin redoutait davantage les dénonciations; son pâtissier s'était montré assez mufe pour la menacer de la vendre, lorsqu'elle l'avait quitté; oui, des hommes vivaient sur leurs maîtresses avec ce truc-là, sans compter de sales femmes qui vous livraient très bien par traîtrise, si l'on était plus jolie qu'elles. Nana écoutait ces choses, prise de frayeurs croissantes. Elle avait toujours tremblé devant la loi, cette puissance inconnue, cette vengeance des hommes qui pouvaient la supprimer, sans que personne au monde la défendît. Saint-Lazare lui apparaissait comme une fosse, un trou noir où l'on enterrait les femmes vivantes, après leur avoir coupé les cheveux. Elle se disait bien qu'il lui aurait suffi de lâcher Fontan pour trouver des protections; Satin avait beau lui parler de certaines listes de femmes, accompagnées de photographies, que les agents devaient consulter, avec défense de jamais toucher à celles-là: elle n'en gardait pas moins un tremblement, elle se voyait toujours bousculée, traînée, jetée le lendemain à la visite; et ce fauteuil de la visite l'emplissait d'angoisse et de honte, elle qui avait lancé vingt fois sa chemise par-dessus les moulins.
Justement, vers la fin de septembre, un soir qu'elle se promenait avec Satin sur le boulevard Poissonnière, celle-ci tout d'un coup se mit à galoper. Et, comme elle l'interrogeait:
— Les agents, souffla-t-elle. Hue donc! hue donc!
Ce fut, au milieu de la cohue, une course folle. Des jupes fuyaient, se déchiraient. Il y eut des coups et des cris. Une femme tomba. La foule regardait avec des rires la brutale agression des agents, qui, rapidement, resserraient leur cercle. Cependant, Nana avait perdu Satin. Les jambes mortes, elle allait sûrement être arrêtée, lorsqu'un homme, l'ayant prise à son bras, l'emmena devant les agents furieux. C'était Prullière, qui venait de la reconnaître. Sans parler, il tourna avec elle dans la rue Rougemont, alors déserte, où elle put souffler, si défaillante, qu'il dut la soutenir. Elle ne le remerciait seulement pas.
— Voyons, dit-il enfin, il faut te remettre… Monte chez moi.
Il logeait à côté, rue Bergère. Mais elle se redressa aussitôt.
— Non, je ne veux pas.
Alors, il devint grossier, reprenant:
— Puisque tout le monde y passe… Hein? pourquoi ne veux-tu pas?
— Parce que.
Cela disait tout, dans son idée. Elle aimait trop Fontan pour le trahir avec un ami. Les autres ne comptaient pas, du moment qu'il n'y avait pas de plaisir et que c'était par nécessité. Devant cet entêtement stupide, Prullière commit une lâcheté de joli homme vexé dans son amour-propre.
— Eh bien! à ton aise, déclara-t-il. Seulement, je ne vais pas de ton côté, ma chère… Tire-toi d'affaire toute seule.
Et il l'abandonna. Son épouvante la reprit, elle fit un détour énorme pour rentrer à Montmartre, filant raide le long des boutiques, pâlissant dès qu'un homme s'approchait d'elle.
Ce fut le lendemain, dans l'ébranlement de ses terreurs de la veille, que Nana, en allant chez sa tante, se trouva nez à nez avec Labordette, au fond d'une petite rue solitaire des Batignolles. D'abord, l'un et l'autre parurent gênés. Lui, toujours complaisant, avait des affaires qu'il cachait. Pourtant, il se remit le premier, il s'exclama sur la bonne rencontre. Vrai, tout le monde était encore stupéfait de l'éclipse totale de Nana. On la réclamait, les anciens amis séchaient sur pied. Et, se faisant paternel, il finit par la sermonner.
— Entre nous, ma chère, franchement, ça devient bête… On comprend une toquade. Seulement, en venir là, être grugée à ce point et n'empocher que des gifles!… Tu poses donc pour les prix de vertu?
Elle l'écoutait d'un air embarrassé. Cependant, lorsqu'il lui parla de Rose, qui triomphait avec sa conquête du comte Muffat, une flamme passa dans ses yeux. Elle murmura:
— Oh! si je voulais…
Il proposa tout de suite son entremise, en ami obligeant. Mais elle refusa. Alors, il l'attaqua par un autre point. Il lui apprit que Bordenave montait une pièce de Fauchery, où il y avait un rôle superbe pour elle.
— Comment! une pièce où il y a un rôle! s'écria-t-elle, stupéfaite, mais il en est et il ne m'a rien dit!
Elle ne nommait pas Fontan. D'ailleurs, elle se calma tout de suite. Jamais elle ne rentrerait au théâtre. Sans doute Labordette n'était pas convaincu, car il insistait avec un sourire.
— Tu sais qu'on n'a rien à craindre avec moi. Je prépare ton
Muffat, tu rentres au théâtre, et je te l'amène par la patte.
— Non! dit-elle énergiquement.
Et elle le quitta. Son héroïsme l'attendrissait sur elle-même. Ce n'était pas un mufe d'homme qui se serait sacrifié comme ça, sans le trompeter. Pourtant, une chose la frappait: Labordette venait de lui donner exactement les mêmes conseils que Francis. Le soir, lorsque Fontan rentra, elle le questionna sur la pièce de Fauchery. Lui, depuis deux mois, avait fait sa rentrée aux Variétés. Pourquoi ne lui avait-il pas parlé du rôle?
— Quel rôle? dit-il de sa voix mauvaise. Ce n'est pas le rôle de la grande dame peut-être?… Ah ça, tu te crois donc du talent! Mais ce rôle-là, ma fille, t'écraserait… Vrai, tu es comique!
Elle fut horriblement blessée. Toute la soirée, il la blagua, en l'appelant mademoiselle Mars. Et plus il tapait sur elle, plus elle tenait bon, goûtant une jouissance amère dans cet héroïsme de sa toquade, qui la rendait très grande et très amoureuse à ses propres yeux. Depuis qu'elle allait avec d'autres pour le nourrir, elle l'aimait davantage, de toute la fatigue et de tous les dégoûts qu'elle rapportait. Il devenait son vice, qu'elle payait, son besoin, dont elle ne pouvait se passer, sous l'aiguillon des gifles. Lui, en voyant la bonne bête, finissait par abuser. Elle lui donnait sur les nerfs, il se prenait d'une haine féroce, au point de ne plus tenir compte de ses intérêts. Lorsque Bosc lui adressait des observations, il criait, exaspéré, sans qu'on sût pourquoi, qu'il se fichait d'elle et de ses bons dîners, qu'il la flanquerait dehors rien que pour faire cadeau de ses sept mille francs à une autre femme. Et ce fut là le dénouement de leur liaison.
Un soir, Nana, en rentrant vers onze heures, trouva la porte fermée au verrou. Elle tapa une première fois, pas de réponse; une seconde fois, toujours pas de réponse. Cependant, elle voyait de la lumière sous la porte, et Fontan, à l'intérieur, ne se gênait pas pour marcher. Elle tapa encore sans se lasser, appelant, se fâchant. Enfin, la voix de Fontan s'éleva, lente et grasse, et ne lâcha qu'un mot:
— Merde!
Elle tapa des deux poings.
— Merde!
Elle tapa plus fort, à fendre le bois.
— Merde!
Et, pendant un quart d'heure, la même ordure la souffleta, répondit comme un écho goguenard à chacun des coups dont elle ébranlait la porte. Puis, voyant qu'elle ne se lassait pas, il ouvrit brusquement, il se campa sur le seuil, les bras croisés, et dit de la même voix froidement brutale:
— Nom de Dieu! avez-vous fini?… Qu'est-ce que vous voulez?… Hein! allez-vous nous laisser dormir? Vous voyez bien que j'ai du monde.
Il n'était pas seul, en effet. Nana aperçut la petite femme des Bouffes, déjà en chemise, avec ses cheveux filasse ébouriffés et ses yeux en trou de vrille, qui rigolait au milieu de ces meubles qu'elle avait payés. Mais Fontan faisait un pas sur le carré, l'air terrible, ouvrant ses gros doigts comme des pinces.
— File, ou je t'étrangle!
Alors, Nana éclata en sanglots nerveux. Elle eut peur et se sauva. Cette fois, c'était elle qu'on flanquait dehors. L'idée de Muffat lui vint tout d'un coup, dans sa rage; mais, vrai, ce n'était pas Fontan qui aurait dû lui rendre la pareille.
Sur le trottoir, sa première pensée fut d'aller coucher avec Satin, si celle-ci n'avait personne. Elle la rencontra devant sa maison, jetée elle aussi sur le pavé par son propriétaire, qui venait de faire poser un cadenas à sa porte, contre tout droit, puisqu'elle était dans ses meubles; elle jurait, elle parlait de le traîner chez le commissaire. En attendant, comme minuit sonnait, il fallait songer à trouver un lit. Et Satin, jugeant prudent de ne pas mettre les sergents de ville dans ses affaires, finit par emmener Nana rue de Laval, chez une dame qui tenait un petit hôtel meublé. On leur donna, au premier étage, une étroite chambre, dont la fenêtre ouvrait sur la cour. Satin répétait:
— Je serais bien allée chez madame Robert. Il y a toujours un coin pour moi… Mais, avec toi, pas possible… Elle devient ridicule de jalousie. L'autre soir, elle m'a battue.
Quand elles se furent enfermées, Nana, qui ne s'était pas soulagée encore, fondit en larmes et raconta à vingt reprises la saleté de Fontan. Satin l'écoutait avec complaisance, la consolait, s'indignait plus fort qu'elle, tapant sur les hommes.
— Oh! les cochons, oh! les cochons!… Vois-tu, n'en faut plus de ces cochons-là!
Puis, elle aida Nana à se déshabiller, elle eut autour d'elle des airs de petite femme prévenante et soumise. Elle répétait avec câlinerie:
— Couchons-nous vite, mon chat. Nous serons mieux… Ah! que tu es bête de te faire de la bile! Je te dis que ce sont des salauds! Ne pense plus à eux… Moi, je t'aime bien. Ne pleure pas, fais ça pour ta petite chérie.
Et, dans le lit, elle prit tout de suite Nana entre ses bras, afin de la calmer. Elle ne voulait plus entendre le nom de Fontan; chaque fois qu'il revenait sur les lèvres de son amie, elle l'y arrêtait d'un baiser, avec une jolie moue de colère, les cheveux dénoués, d'une beauté enfantine et noyée d'attendrissement. Alors, peu à peu, dans cette étreinte si douce, Nana essuya ses larmes. Elle était touchée, elle rendait à Satin ses caresses. Lorsque deux heures sonnèrent, la bougie brûlait encore; toutes deux avaient de légers rires étouffés, avec des paroles d'amour.
Mais, brusquement, à un vacarme qui monta dans l'hôtel, Satin se leva, demi-nue, prêtant l'oreille.
— La police! dit-elle toute blanche. Ah! nom d'un chien! pas de chance!… Nous sommes foutues!
Vingt fois, elle avait conté les descentes que les agents faisaient dans les hôtels. Et justement, cette nuit-là, en se réfugiant rue de Laval, ni l'une ni l'autre ne s'était méfiée. Au mot de police, Nana avait perdu la tête. Elle sauta du lit, courut à travers la chambre, ouvrit la fenêtre, de l'air égaré d'une folle qui va se précipiter. Mais, heureusement, la petite cour était vitrée; un grillage en fil de fer se trouvait là, de plain-pied. Alors, elle n'hésita point, elle enjamba l'appui et disparut dans le noir, la chemise volante, les cuisses à l'air de la nuit.
— Reste donc, répétait Satin effrayée. Tu vas te tuer.
Puis, comme on cognait à la porte, elle fut bonne fille, repoussant la fenêtre, jetant les vêtements de son amie au fond d'une armoire. Déjà elle s'était résignée, en se disant qu'après tout, si on la mettait en carte, elle n'aurait plus cette bête de peur. Elle joua la femme écrasée de sommeil, bâilla, parlementa, finit par ouvrir à un grand gaillard, la barbe sale, qui lui dit:
— Montrez vos mains… Vous n'avez pas de piqûres, vous ne travaillez pas. Allons, habillez-vous.
— Mais je ne suis pas couturière, je suis brunisseuse, déclara
Satin avec effronterie.
D'ailleurs, elle s'habilla docilement, sachant qu'il n'y avait pas de discussion possible. Des cris s'élevaient dans l'hôtel, une fille se cramponnait aux portes, refusant de marcher; une autre, qui était couchée avec un amant, et dont celui-ci répondait, faisait la femme honnête outragée, parlait d'intenter un procès au préfet de police. Pendant près d'une heure, ce fut un bruit de gros souliers sur les marches, des portes ébranlées à coups de poing, des querelles aiguës s'étouffant dans des sanglots, des glissements de jupes frôlant les murs, tout le réveil brusque et le départ effaré d'un troupeau de femmes, brutalement emballées par trois agents, sous la conduite d'un petit commissaire blond, très poli. Puis, l'hôtel retomba à un grand silence.
Personne ne l'avait vendue, Nana était sauvée. Elle rentra à tâtons dans la chambre, grelottante, morte de peur. Ses pieds nus saignaient, déchirés par le grillage. Longtemps, elle resta assise au bord du lit, écoutant toujours. Vers le matin, pourtant, elle s'endormit. Mais, à huit heures, lorsqu'elle s'éveilla, elle se sauva de l'hôtel et courut chez sa tante. Quand madame Lerat, qui justement prenait son café au lait avec Zoé, l'aperçut à cette heure, faite comme une souillon, la figure renversée, elle comprit tout de suite.
— Hein? ça y est! cria-t-elle. Je t'avais bien dit qu'il t'enlèverait la peau du ventre… Allons, entre, tu seras toujours bien reçue chez moi.
Zoé s'était levée, murmurant avec une familiarité respectueuse:
— Enfin, madame nous est rendue… J'attendais madame.
Mais madame Lerat voulut que Nana embrassât tout de suite Louiset, parce que, disait-elle, c'était son bonheur, à cet enfant, que la sagesse de sa mère. Louiset dormait encore, maladif, le sang pauvre. Et, lorsque Nana se pencha sur sa face blanche et scrofuleuse, tous ses embêtements des derniers mois la reprirent à la gorge et l'étranglèrent.
— Oh! mon pauvre petit, mon pauvre petit! bégaya-t-elle dans une dernière crise de sanglots.
IX
On répétait aux Variétés la Petite Duchesse. Le premier acte venait d'être débrouillé, et l'on allait commencer le second. A l'avant-scène, dans de vieux fauteuils, Fauchery et Bordenave discutaient, tandis que le souffleur, le père Cossard, un petit bossu, assis sur une chaise de paille, feuilletait le manuscrit, un crayon aux lèvres.
— Eh bien! qu'est-ce qu'on attend? cria tout à coup Bordenave, en tapant furieusement les planches du bout de sa grosse canne. Barillot, pourquoi ne commence-t-on pas?
— C'est monsieur Bosc, il a disparu, répondit Barillot, qui faisait fonction de deuxième régisseur.
Alors, ce fut une tempête. Tout le monde appelait Bosc.
Bordenave jurait.
— Nom de Dieu! c'est toujours la même chose. On a beau sonner, ils sont toujours où il ne faut pas… Et puis, ils grognent, quand on les retient après quatre heures.
Mais Bosc arrivait avec une belle tranquillité.
— Hein? quoi? que me veut-on? Ah! c'est à moi! Il fallait le dire… Bon! Simonne donne la réplique: «Voilà les invités qui arrivent», et j'entre… Par où dois-je entrer?
— Par la porte, bien sûr, déclara Fauchery agacé.
— Oui, mais où est-elle, la porte?
Cette fois, Bordenave tomba sur Barillot, se remettant à jurer et à enfoncer les planches à coups de canne.
— Nom de Dieu! j'avais dit de poser là une chaise pour figurer la porte. Tous les jours, il faut recommencer la plantation… Barillot? où est Barillot? Encore un! ils filent tous!
Pourtant, Barillot vint lui-même placer la chaise, muet, le dos rond sous l'orage. Et la répétition commença. Simonne, en chapeau, couverte de sa fourrure, prenait des airs de servante qui range des meubles. Elle s'interrompit pour dire:
— Vous savez, je n'ai pas chaud, je laisse mes mains dans mon manchon.
Puis, la voix changée, elle accueillit Bosc d'un léger cri:
— «Tiens! c'est monsieur le comte. Vous êtes le premier, monsieur le comte, et madame va être bien contente.»
Bosc avait un pantalon boueux, un grand pardessus jaune, avec un immense cache-nez roulé autour du collet. Les mains dans les poches, un vieux chapeau sur la tête, il dit d'une voix sourde, ne jouant pas, se traînant:
— «Ne dérangez pas votre maîtresse, Isabelle; je veux la surprendre.» La répétition continua. Bordenave, renfrogné, glissé au fond de son fauteuil, écoutait d'un air de lassitude. Fauchery, nerveux, changeait de position, avait à chaque minute des démangeaisons d'interrompre, qu'il réprimait. Mais, derrière lui, dans la salle noire et vide, il entendit un chuchotement.
— Est-ce qu'elle est là? demanda-t-il en se penchant vers
Bordenave.
Celui-ci répondit affirmativement, d'un signe de tête. Avant d'accepter le rôle de Géraldine qu'il lui offrait, Nana avait voulu voir la pièce, car elle hésitait à jouer encore un rôle de cocotte. C'était un rôle d'honnête femme qu'elle rêvait. Elle se cachait dans l'ombre d'une baignoire avec Labordette, qui s'employait pour elle auprès de Bordenave. Fauchery la chercha d'un coup d'oeil, et se remit à suivre la répétition.
Seule, l'avant-scène était éclairée. Une servante, une flamme de gaz prise à l'embranchement de la rampe, et dont un réflecteur jetait toute la clarté sur les premiers plans, semblait un grand oeil jaune ouvert dans la demi-obscurité, où il flambait avec une tristesse louche. Contre la mince tige de la servante, Cossard levait le manuscrit, pour voir clair, en plein sous le coup de lumière qui accusait le relief de sa bosse. Puis, Bordenave et Fauchery déjà se noyaient. C'était, au milieu de l'énorme vaisseau, et sur quelques mètres seulement, une lueur de falot, cloué au poteau d'une gare, dans laquelle les acteurs prenaient des airs de visions baroques, avec leurs ombres dansant derrière eux. Le reste de la scène s'emplissait d'une fumée, pareil à un chantier de démolitions, à une nef éventrée, encombrée d'échelles, de châssis, de décors, dont les peintures déteintes faisaient comme des entassements de décombres; et, en l'air, les toiles de fond qui pendaient avaient une apparence de guenilles accrochées aux poutres de quelque vaste magasin de chiffons. Tout en haut, un rayon de clair soleil, tombé d'une fenêtre, coupait d'une barre d'or la nuit du cintre.
Cependant, au fond de la scène, des acteurs causaient en attendant leurs répliques. Peu à peu, ils avaient élevé la voix.
— Ah ça! voulez-vous vous taire! hurla Bordenave, qui sauta rageusement dans son fauteuil. Je n'entends pas un mot… Allez dehors, si vous avez à causer; nous autres, nous travaillons… Barillot, si l'on parle encore, je flanque tout le monde à l'amende!
Ils se turent un instant. Ils formaient un petit groupe, assis sur un banc et des chaises rustiques, dans un coin de jardin, le premier décor du soir qui était là, prêt à être planté. Fontan et Prullière écoutaient Rose Mignon, à laquelle le directeur des Folies-Dramatiques venait de faire des offres superbes. Mais une voix cria:
— La duchesse!… Saint-Firmin!… Allons, la duchesse et
Saint-Firmin!
Au second appel seulement, Prullière se rappela qu'il était Saint-Firmin. Rose, qui jouait la duchesse Hélène, l'attendait déjà pour leur entrée. Lentement, traînant les pieds sur les planches vides et sonores, le vieux Bosc retournait s'asseoir. Alors, Clarisse lui offrit la moitié du banc.
— Qu'a-t-il donc à gueuler comme ça? dit-elle en parlant de Bordenave. Ça va être gentil tout à l'heure… On ne peut plus monter une pièce, sans qu'il ait ses nerfs, maintenant.
Bosc haussa les épaules. Il était au-dessus de tous les orages.
Fontan murmurait:
— Il flaire un four. Ça m'a l'air idiot, cette pièce.
Puis, s'adressant à Clarisse, revenant à l'histoire de Rose:
— Hein? tu crois aux offres des Folies, toi?… Trois cents francs par soir, et pendant cent représentations. Pourquoi pas une maison de campagne avec!… Si l'on donnait trois cents francs à sa femme, Mignon lâcherait mon Bordenave, et raide!
Clarisse croyait aux trois cents francs. Ce Fontan cassait toujours du sucre sur la tête des camarades! Mais Simonne les interrompit. Elle grelottait. Tous, boutonnés et des foulards au cou, regardèrent en l'air le rayon de soleil qui luisait, sans descendre dans le froid morne de la scène. Dehors, il gelait, par un ciel clair de novembre.
— Et il n'y a pas de feu au foyer! dit Simonne. C'est dégoûtant, il devient d'un rat!… Moi, j'ai envie de partir, je ne veux pas attraper du mal.
— Silence donc! cria de nouveau Bordenave d'une voix de tonnerre.
Alors, pendant quelques minutes, on n'entendit plus que la récitation confuse des acteurs. Ils indiquaient à peine les gestes. Ils gardaient une voix blanche pour ne pas se fatiguer. Cependant, lorsqu'ils marquaient une intention, ils adressaient des coups d'oeil à la salle. C'était, devant eux, un trou béant où flottait une ombre vague, comme une fine poussière enfermée dans un haut grenier sans fenêtre. La salle éteinte, éclairée seulement par le demi-jour de la scène, avait un sommeil, un effacement mélancolique et troublant. Au plafond, une nuit opaque noyait les peintures. Du haut en bas des avant-scènes, à droite et à gauche, tombaient d'immenses lés de toile grise, pour protéger les tentures; et les housses continuaient, des bandes de toile étaient jetées sur le velours des rampes, ceignant les galeries d'un double linceul, salissant les ténèbres de leur ton blafard. On ne distinguait, dans la décoloration générale, que les enfoncements plus sombres des loges, qui dessinaient la carcasse des étages, avec les taches des fauteuils, dont le velours rouge tournait au noir. Le lustre, complètement descendu, emplissait l'orchestre de ses pendeloques, faisait songer à un déménagement, à un départ du public pour un voyage dont il ne reviendrait pas.
Et justement Rose, dans son rôle de petite duchesse égarée chez une fille, s'avançait vers la rampe, à ce moment. Elle leva les mains, fit une moue adorable à cette salle vide et obscure, d'une tristesse de maison en deuil.
— «Mon Dieu! quel drôle de monde!» dit-elle, soulignant la phrase, certaine d'un effet.
Au fond de la baignoire où elle se cachait, Nana, enveloppée dans un grand châle, écoutait la pièce, en mangeant Rose des yeux. Elle se tourna vers Labordette et lui demanda tout bas:
— Tu es sûr qu'il va venir?
— Tout à fait sûr. Sans doute il arrivera avec Mignon, pour avoir un prétexte… Dès qu'il paraîtra, tu monteras dans la loge de Mathilde, où je te le conduirai.
Ils parlaient du comte Muffat. C'était une entrevue ménagée par Labordette sur un terrain neutre. Il avait eu une conversation sérieuse avec Bordenave, que deux échecs successifs venaient de mettre très mal dans ses affaires. Aussi, Bordenave s'était-il hâté de prêter son théâtre et d'offrir un rôle à Nana, désirant se rendre le comte favorable, rêvant un emprunt.
— Et ce rôle de Géraldine, qu'en dis-tu? reprit Labordette.
Mais Nana, immobile, ne répondit pas. Après un premier acte, où l'auteur posait comme quoi le duc de Beaurivage trompait sa femme avec la blonde Géraldine, une étoile d'opérettes, on voyait, au second acte, la duchesse Hélène venir chez l'actrice, un soir de bal masqué, pour apprendre par quel magique pouvoir ces dames conquéraient et retenaient leurs maris. C'était un cousin, le bel Oscar de Saint-Firmin, qui l'introduisait, espérant la débaucher. Et, comme première leçon, à sa grande surprise, elle entendait Géraldine faire une querelle de charretier au duc, très souple, l'air enchanté; ce qui lui arrachait ce cri: «Ah bien! si c'est ainsi qu'il faut parler aux hommes!» Géraldine n'avait guère que cette scène dans l'acte. Quant à la duchesse, elle ne tardait pas à être punie de sa curiosité: un vieux beau, le baron de Tardiveau, la prenait pour une cocotte et se montrait très vif; tandis que, de l'autre côté, sur une chaise longue, Beaurivage faisait la paix avec Géraldine en l'embrassant. Comme le rôle de cette dernière n'était pas distribué, le père Cossard s'était levé pour le lire, et il y mettait des intentions malgré lui, il figurait, dans les bras de Bosc. On en était à cette scène, la répétition traînait sur un ton maussade, lorsque Fauchery tout d'un coup sauta de son fauteuil. Il s'était contenu jusque-là, mais ses nerfs l'emportaient.
— Ce n'est pas ça! cria-t-il.
Les acteurs s'arrêtèrent, les mains ballantes. Fontan demanda, le nez pincé, avec son air de se ficher du monde:
— Quoi? qu'est-ce qui n'est pas ça?
— Personne n'y est! mais pas du tout, pas du tout! reprit Fauchery, qui, lui-même, gesticulant, arpentant les planches, se mit à mimer la scène. Voyons, vous, Fontan, comprenez bien l'emballement de Tardiveau; il faut vous pencher, avec ce geste, pour saisir la duchesse… Et toi, Rose, c'est alors que tu fais ta passade, vivement, comme ça; mais pas trop tôt, seulement quand tu entends le baiser…
Il s'interrompit, il cria à Cossard, dans le feu de ses explications:
— Géraldine, donnez le baiser… Fort! pour qu'on entende bien! Le père Cossard, se tournant vers Bosc, fit claquer vigoureusement les lèvres.
— Bon! voilà le baiser, dit Fauchery triomphant. Encore une fois, le baiser… Vois-tu, Rose, j'ai eu le temps de passer, et je jette alors un léger cri: «Ah! elle l'a embrassé.» Mais, pour cela, il faut que Tardiveau remonte… Entendez-vous, Fontan, vous remontez… Allons, essayez ça, et de l'ensemble.
Les acteurs reprirent la scène; mais Fontan y mettait une telle mauvaise volonté, que ça ne marcha pas du tout. A deux reprises, Fauchery dut revenir sur ses indications, mimant chaque fois avec plus de chaleur. Tous l'écoutaient d'un air morne, se regardaient un instant comme s'il leur eût demandé de marcher la tête en bas, puis gauchement essayaient, pour s'arrêter aussitôt, avec des rigidités de pantins dont on vient de casser les fils.
— Non, c'est trop fort pour moi, je ne comprends pas, finit par dire Fontan, de sa voix insolente.
Bordenave n'avait pas desserré les lèvres. Glissé complètement au fond de son fauteuil, il ne montrait plus, dans la lueur louche de la servante, que le haut de son chapeau, rabattu sur ses yeux, tandis que sa canne, abandonnée, lui barrait le ventre; et l'on aurait pu croire qu'il dormait. Brusquement, il se redressa.
— Mon petit, c'est idiot, déclara-t-il à Fauchery, d'un air
tranquille.
— Comment! idiot! s'écria l'auteur devenu très pâle. Idiot vous-même, mon cher!
Du coup, Bordenave commença à se fâcher. Il répéta le mot idiot, chercha quelque chose de plus fort, trouva imbécile et crétin. On sifflerait, l'acte ne finirait pas. Et comme Fauchery, exaspéré, sans d'ailleurs se blesser autrement de ces gros mots qui revenaient entre eux à chaque pièce nouvelle, le traitait carrément de brute, Bordenave perdit toute mesure. Il faisait le moulinet avec sa canne, il soufflait comme un boeuf, criant:
— Nom de Dieu! foutez-moi la paix… Voilà un quart d'heure perdu à des stupidités… Oui, des stupidités… Ça n'a pas le sens commun… Et c'est si simple pourtant! Toi, Fontan, tu ne bouges pas. Toi, Rose, tu as ce petit mouvement, vois-tu, pas davantage, et tu descends… Allons, marchez, cette fois. Donnez le baiser, Cossard.
Alors, ce fut une confusion. La scène n'allait pas mieux. A son tour, Bordenave mimait, avec des grâces d'éléphant; pendant que Fauchery ricanait, en haussant les épaules de pitié. Puis, Fontan voulut s'en mêler, Bosc lui-même se permit des conseils. Éreintée, Rose avait fini par s'asseoir sur la chaise qui marquait la porte. On ne savait plus où l'on en était. Pour comble, Simonne, ayant cru entendre sa réplique, fit trop tôt son entrée, au milieu du désordre; ce qui enragea Bordenave à un tel point, que, la canne lancée dans un moulinet terrible, il lui en allongea un grand coup sur le derrière. Souvent, il battait les femmes aux répétitions, quand il avait couché avec elles. Elle se sauva, poursuivie par ce cri furieux:
— Mets ça dans ta poche, et, nom de Dieu! je ferme la baraque, si l'on m'embête encore!
Fauchery venait d'enfoncer son chapeau sur sa tête, en faisant mine de quitter le théâtre; mais il demeura au fond de la scène, et redescendit, lorsqu'il vit Bordenave se rasseoir, en nage. Lui-même reprit sa place dans l'autre fauteuil. Ils restèrent un moment côte à côte, sans bouger, tandis qu'un lourd silence tombait dans l'ombre de la salle. Les acteurs attendirent près de deux minutes. Tous avaient un accablement, comme s'ils sortaient d'une besogne écrasante.
— Eh bien! continuons, dit enfin Bordenave de sa voix ordinaire, parfaitement calme.
— Oui, continuons, répéta Fauchery, nous réglerons la scène
demain.
Et ils s'allongèrent, la répétition reprenait son train d'ennui et de belle indifférence. Durant l'attrapage entre le directeur et l'auteur, Fontan et les autres s'étaient fait du bon sang, au fond, sur le banc et les chaises rustiques. Ils avaient de petits rires, des grognements, des mots féroces. Mais, quand Simonne revint, avec son coup de canne sur le derrière, la voix coupée de larmes, ils tournèrent au drame, ils dirent qu'à sa place ils auraient étranglé ce cochon-là. Elle s'essuyait les yeux, en approuvant de la tête; c'était fini, elle le lâchait, d'autant plus que Steiner, la veille, lui avait offert de la lancer. Clarisse resta surprise, le banquier n'avait plus un sou; mais Prullière se mit à rire et rappela le tour de ce sacré juif, lorsqu'il s'était affiché avec Rose, pour poser à la Bourse son affaire des Salines des Landes. Justement il promenait un nouveau projet, un tunnel sous le Bosphore. Simonne écoutait, très intéressée. Quant à Clarisse, elle ne dérageait pas depuis une semaine. Est-ce que cet animal de la Faloise, qu'elle avait balancé en le collant dans les bras vénérables de Gaga, n'allait pas hériter d'un oncle très riche! C'était fait pour elle, toujours elle avait essuyé les plâtres. Puis, cette saleté de Bordenave lui donnait encore une panne, un rôle de cinquante lignes, comme si elle n'aurait pas pu jouer Géraldine! Elle rêvait de ce rôle, elle espérait bien que Nana refuserait.
— Eh bien! et moi? dit Prullière très pincé, je n'ai pas deux cents lignes. Je voulais rendre le rôle… C'est indigne de me faire jouer ce Saint-Firmin, une vraie veste. Et quel style, mes enfants! Vous savez que ça va tomber à plat.
Mais Simonne, qui causait avec le père Barillot, revint dire, essoufflée:
— A propos de Nana, elle est dans la salle.
— Où donc? demanda vivement Clarisse, en se levant pour voir. Le bruit courut tout de suite. Chacun se penchait. La répétition fut un instant comme interrompue. Mais Bordenave sortit de son immobilité, criant:
— Quoi? qu'arrive-t-il? Finissez donc l'acte… Et silence là-bas, c'est insupportable!
Dans la baignoire, Nana suivait toujours la pièce. Deux fois, Labordette avait voulu causer; mais elle s'était impatientée, en le poussant du coude pour le faire taire. On achevait le second acte, lorsque deux ombres parurent, au fond du théâtre. Comme elles descendaient sur la pointe des pieds, évitant le bruit, Nana reconnut Mignon et le comte Muffat, qui vinrent saluer silencieusement Bordenave.
— Ah! les voilà, murmura-t-elle, avec un soupir de soulagement.
Rose Mignon donna la dernière réplique. Alors, Bordenave dit qu'il fallait recommencer ce deuxième acte, avant de passer au troisième; et, lâchant la répétition, il accueillit le comte d'un air de politesse exagérée, pendant que Fauchery affectait d'être tout à ses acteurs, groupés autour de lui. Mignon sifflotait, les mains derrière le dos, couvrant des yeux sa femme, qui paraissait nerveuse.
— Eh bien! montons-nous? demanda Labordette à Nana. Je t'installe dans la loge, et je redescends le prendre.
Nana quitta tout de suite la baignoire. Elle dut suivre à tâtons le couloir des fauteuils d'orchestre. Mais Bordenave la devina, comme elle filait dans l'ombre, et il la rattrapa au bout du corridor qui passait derrière la scène, un étroit boyau où le gaz brûlait nuit et jour. Là, pour brusquer l'affaire, il s'emballa sur le rôle de la cocotte.
— Hein? quel rôle! quel chien! C'est fait pour toi… Viens répéter demain.
Nana restait froide. Elle voulait connaître le troisième acte.
— Oh! superbe, le troisième!… La duchesse fait la cocotte chez elle, ce qui dégoûte Beaurivage et le corrige. Avec ça, un quiproquo très drôle, Tardiveau arrivant et se croyant chez une danseuse…
— Et Géraldine là-dedans? interrompit Nana.
— Géraldine? répéta Bordenave un peu gêné. Elle a une scène, pas longue, mais très réussie… C'est fait pour toi, je te dis! Signes-tu?
Elle le regardait fixement. Enfin, elle répondit:
— Tout à l'heure, nous verrons ça.
Et elle rejoignit Labordette qui l'attendait dans l'escalier. Tout le théâtre l'avait reconnue. On chuchotait, Prullière scandalisé de cette rentrée, Clarisse très inquiète pour le rôle. Quant à Fontan, il jouait l'indifférence, l'air froid, car ce n'était pas à lui de taper sur une femme qu'il avait aimée; au fond, dans son ancienne toquade tournée à la haine, il lui gardait une rancune féroce de ses dévouements, de sa beauté, de cette vie à deux dont il n'avait plus voulu, par une perversion de ses goûts de monstre.
Cependant, lorsque Labordette reparut et qu'il s'approcha du comte, Rose Mignon, mise en éveil par la présence de Nana, comprit tout d'un coup. Muffat l'assommait, mais la pensée d'être lâchée ainsi la jeta hors d'elle. Elle sortit du silence qu'elle gardait d'ordinaire sur ces choses avec son mari, elle lui dit crûment:
— Tu vois ce qui se passe?… Ma parole, si elle recommence le tour de Steiner, je lui arrache les yeux!
Mignon, tranquille et superbe, haussa les épaules en homme qui voit tout.
— Tais-toi donc! murmura-t-il. Hein? fais-moi le plaisir de te
taire!
Lui, savait à quoi s'en tenir. Il avait vidé son Muffat, il le sentait, sur un signe de Nana, prêt à s'allonger pour lui servir de tapis. On ne lutte pas contre des passions pareilles. Aussi, connaissant les hommes, ne songeait-il plus qu'à tirer le meilleur parti possible de la situation. Il fallait voir. Et il attendait.
— Rose, en scène! cria Bordenave, on recommence le deux.
— Allons, va! reprit Mignon. Laisse-moi faire.
Puis, goguenard quand même, il trouva drôle de complimenter Fauchery sur sa pièce. Très forte, cette pièce-là; seulement, pourquoi sa grande dame était-elle si honnête? Ce n'était pas nature. Et il ricanait, en demandant qui avait posé pour le duc de Beaurivage, le ramolli de Géraldine. Fauchery, loin de se fâcher, eut un sourire. Mais Bordenave, jetant un regard du côté de Muffat, parut contrarié, ce qui frappa Mignon, redevenu grave.
— Commençons-nous, nom de Dieu! gueulait le directeur. Allons donc, Barillot!… Hein? Bosc n'est pas là? Est-ce qu'il se fout de moi, à la fin!
Pourtant, Bosc arrivait paisiblement. La répétition recommença, au moment où Labordette emmenait le comte. Celui-ci était tremblant, à l'idée de revoir Nana. Après leur rupture, il avait éprouvé un grand vide, il s'était laissé conduire chez Rose, désoeuvré, croyant souffrir du dérangement de ses habitudes. D'ailleurs, dans l'étourdissement où il vivait, il voulut tout ignorer, se défendant de chercher Nana, fuyant une explication avec la comtesse. Il lui semblait devoir cet oubli à sa dignité. Mais un sourd travail s'opérait, et Nana le reconquérait lentement, par les souvenirs, par les lâchetés de sa chair, par des sentiments nouveaux, exclusifs, attendris, presque paternels. La scène abominable s'effaçait; il ne voyait plus Fontan, il n'entendait plus Nana le jeter dehors, en le souffletant de l'adultère de sa femme. Tout cela, c'étaient des mots qui s'envolaient; tandis qu'il lui restait au coeur une étreinte poignante, dont la douceur le serrait toujours plus fort, jusqu'à l'étouffer. Des naïvetés lui venaient, il s'accusait, s'imaginant qu'elle ne l'aurait pas trahi, s'il l'avait aimée réellement. Son angoisse devint intolérable, il fut très malheureux. C'était comme la cuisson d'une blessure ancienne, non plus ce désir aveugle et immédiat, s'accommodant de tout, mais une passion jalouse de cette femme, un besoin d'elle seule, de ses cheveux, de sa bouche, de son corps qui le hantait. Lorsqu'il se rappelait le son de sa voix, un frisson courait ses membres. Il la désirait avec des exigences d'avare et d'infinies délicatesses. Et cet amour l'avait envahi si douloureusement, que, dès les premiers mots de Labordette maquignonnant un rendez-vous, il s'était jeté dans ses bras, d'un mouvement irrésistible, honteux ensuite d'un abandon si ridicule chez un homme de son rang. Mais Labordette savait tout voir. Il donna encore une preuve de son tact, en quittant le comte devant l'escalier, avec ces simples paroles, coulées légèrement:
— Au deuxième, le corridor à droite, la porte n'est que poussée.
Muffat était seul, dans le silence de ce coin de maison. Comme il passait devant le foyer des artistes, il avait aperçu, par les portes ouvertes, le délabrement de la vaste pièce, honteuse de taches et d'usure au grand jour. Mais ce qui le surprenait, en sortant de l'obscurité et du tumulte de la scène, c'étaient la clarté blanche, le calme profond de cette cage d'escalier, qu'il avait vue, un soir, enfumée de gaz, sonore d'un galop de femmes lâchées à travers les étages. On sentait les loges désertes, les corridors vides, pas une âme, pas un bruit; tandis que, par les fenêtres carrées, au ras des marches, le pâle soleil de novembre entrait, jetant des nappes jaunes où dansaient des poussières, dans la paix morte qui tombait d'en haut. Il fut heureux de ce calme et de ce silence, il monta lentement, tâchant de reprendre haleine; son coeur battait à grands coups, une peur lui venait de se conduire comme un enfant, avec des soupirs et des larmes. Alors, sur le palier du premier étage, il s'adossa contre le mur, certain de n'être pas vu; et, son mouchoir aux lèvres, il regardait les marches déjetées, la rampe de fer polie par le frottement des mains, le badigeon éraflé, toute cette misère de maison de tolérance, étalée crûment à cette heure blafarde de l'après-midi, où les filles dorment. Pourtant, comme il arrivait au second, il dut enjamber un gros chat rouge, couché en rond sur une marche. Les yeux à demi clos, ce chat gardait seul la maison, pris de somnolence dans les odeurs enfermées et refroidies que les femmes laissaient là chaque soir.
Dans le corridor de droite, en effet, la porte de la loge se trouvait simplement poussée. Nana attendait. Cette petite Mathilde, un souillon d'ingénue, tenait sa loge très sale, avec une débandade de pots ébréchés, une toilette grasse, une chaise tachée de rouge, comme si on avait saigné sur la paille. Le papier, collé aux murs et au plafond, était éclaboussé jusqu'en haut de gouttes d'eau savonneuse. Cela sentait si mauvais, un parfum de lavande tourné à l'aigre, que Nana ouvrit la fenêtre. Et elle resta accoudée une minute, respirant, se penchant pour voir, au-dessous, madame Bron, dont elle entendait le balai s'acharner sur les dalles verdies de l'étroite cour, enfoncée dans l'ombre. Un serin, accroché contre une persienne, jetait des roulades perçantes. On n'entendait point les voitures du boulevard ni des rues voisines, il y avait là une paix de province, un large espace où le soleil dormait. En levant les yeux, elle apercevait les petits bâtiments et les vitrages luisants des galeries du passage, puis au-delà, en face d'elle, les hautes maisons de la rue Vivienne, dont les façades de derrière se dressaient, muettes et comme vides. Des terrasses s'étageaient, un photographe avait perché sur un toit une grande cage en verre bleu. C'était très gai. Nana s'oubliait, lorsqu'il lui sembla qu'on avait frappé. Elle se tourna, elle cria:
— Entrez!
En voyant le comte, elle referma la fenêtre. Il ne faisait pas chaud, et cette curieuse de madame Bron n'avait pas besoin d'entendre. Tous deux se regardèrent, sérieusement. Puis, comme il demeurait très raide, l'air étranglé, elle se mit à rire, elle dit:
— Eh bien! te voilà donc, grosse bête!
Son émotion était si forte, qu'il semblait glacé. Il l'appela madame; il s'estimait heureux de la revoir. Alors, pour brusquer les choses, elle se montra plus familière encore.
— Ne la fais pas à la dignité. Puisque tu as désiré me voir, hein? ce n'est pas pour nous regarder comme deux chiens de faïence… Nous avons eu des torts tous les deux. Oh! moi, je te pardonne!
Et il fut convenu qu'on ne parlerait plus de ça. Lui, approuvait de la tête. Il se calmait, ne trouvait encore rien à dire, dans le flot tumultueux qui lui montait aux lèvres. Surprise de cette froideur, elle joua le grand jeu.
— Allons, tu es raisonnable, reprit-elle avec un mince sourire. Maintenant que nous avons fait la paix, donnons-nous une poignée de main, et restons bons amis.
— Comment, bons amis? murmura-t-il, subitement inquiet.
— Oui, c'est peut-être idiot, mais je tenais à ton estime… A cette heure, nous nous sommes expliqués, et au moins, si l'on se rencontre, on n'aura pas l'air de deux cruches…
Il eut un geste pour l'interrompre.
— Laisse-moi finir… Pas un homme, entends-tu, n'a une cochonnerie à me reprocher. Eh bien! ça m'ennuyait de commencer par toi… Chacun son honneur, mon cher.
— Mais ce n'est pas ça! cria-t-il violemment. Assieds-toi, écoute-moi.
Et, comme s'il eût craint de la voir partir, il la poussa sur l'unique chaise. Lui, marchait, dans une agitation croissante. La petite loge, close et pleine de soleil, avait une douceur tiède, une paix moite, que nul bruit du dehors ne troublait. Dans les moments de silence, on entendait seulement les roulades aiguës du serin, pareilles aux trilles d'une flûte lointaine.
— Écoute, dit-il en se plantant devant elle, je suis venu pour te reprendre… Oui, je veux recommencer. Tu le sais bien, pourquoi me parles-tu comme tu le fais?… Réponds. Tu consens?
Elle avait baissé la tête, elle grattait de l'ongle la paille rouge, qui saignait sous elle. Et, le voyant anxieux, elle ne se pressait pas. Enfin, elle leva sa face devenue grave, ses beaux yeux où elle avait réussi à mettre de la tristesse.
— Oh! impossible, mon petit. Jamais je ne me recollerai avec
toi.
— Pourquoi? bégaya-t-il, tandis qu'une contraction d'indicible souffrance passait sur son visage.
— Pourquoi?… dame! parce que… C'est impossible, voilà tout. Je ne veux pas.
Il la regarda quelques secondes encore, ardemment. Puis, les jambes coupées, il s'abattit sur le carreau. Elle, d'un air d'ennui, se contenta d'ajouter:
— Ah! ne fais pas l'enfant!
Mais il le faisait déjà. Tombé à ses pieds, il l'avait prise par la taille, il la serrait étroitement, la face entre ses genoux, qu'il s'enfonçait dans la chair. Quand il la sentit ainsi, quand il la retrouva avec le velours de ses membres, sous l'étoffe mince de sa robe, une convulsion le secoua; et il grelottait la fièvre, éperdu, se meurtrissant davantage contre ses jambes, comme s'il avait voulu entrer en elle. La vieille chaise craquait. Des sanglots de désir s'étouffaient sous le plafond bas, dans l'air aigri par d'anciens parfums.
— Eh bien! après? disait Nana, en le laissant faire. Tout ça ne t'avance à rien. Puisque ce n'est pas possible… Mon Dieu! que tu es jeune!
Il s'apaisa. Mais il restait par terre, il ne la lâchait pas, disant d'une voix entrecoupée:
— Écoute au moins ce que je venais t'offrir… Déjà, j'ai vu un hôtel, près du parc Monceau. Je réaliserais tous tes désirs. Pour t'avoir sans partage, je donnerais ma fortune… Oui! ce serait l'unique condition: sans partage, entends-tu! Et si tu consentais à n'être qu'à moi, oh! je te voudrais la plus belle, la plus riche, voitures, diamants, toilettes…
Nana, à chaque offre, disait non de la tête, superbement. Puis, comme il continuait, comme il parlait de placer de l'argent sur elle, ne sachant plus quoi mettre à ses pieds, elle parut perdre patience.
— Voyons, as-tu fini de me tripoter?… Je suis bonne fille, je veux bien un moment, puisque ça te rend si malade; mais en voilà assez, n'est-ce pas?… Laisse-moi me lever. Tu me fatigues.
Elle se dégagea. Quand elle fut debout:
— Non, non, non… Je ne veux pas.
Alors, il se ramassa, péniblement; et, sans force, il tomba sur la chaise, accoudé au dossier, le visage entre les mains. Nana marchait à son tour. Un moment, elle regarda le papier taché, la toilette grasse, ce trou sale qui baignait dans un soleil pâle. Puis, s'arrêtant devant le comte, elle parla avec une carrure tranquille.
— C'est drôle, les hommes riches s'imaginent qu'ils peuvent tout avoir pour leur argent… Eh bien! et si je ne veux pas?… Je me fiche de tes cadeaux. Tu me donnerais Paris, ce serait non, toujours non… Vois-tu, ce n'est guère propre, ici. Eh bien! je trouverais ça très gentil, si ça me plaisait d'y vivre avec toi; tandis qu'on crève dans tes palais, si le coeur n'y est pas… Ah! l'argent! mon pauvre chien, je l'ai quelque part! Vois-tu, je danse dessus, l'argent! je crache dessus!
Et elle prenait une mine de dégoût. Puis, elle tourna au sentiment, elle ajouta sur un ton mélancolique:
— Je sais quelque chose qui vaut mieux que l'argent… Ah! si l'on me donnait ce que je désire…
Il releva lentement la tête, ses yeux eurent une lueur d'espoir.
— Oh! tu ne peux pas me le donner, reprit-elle; ça ne dépend pas de toi, et c'est pour ça que je t'en parle… Enfin, nous causons… Je voudrais avoir le rôle de la femme honnête, dans leur machine.
— Quelle femme honnête? murmura-t-il étonné.
— Leur duchesse Hélène, donc!… S'ils croient que je vais jouer Géraldine, plus souvent! Un rôle de rien du tout, une scène, et encore!… D'ailleurs, ce n'est pas ça. J'ai assez des cocottes. Toujours des cocottes, on dirait vraiment que j'ai seulement des cocottes dans le ventre. A la fin, c'est vexant, car je vois clair, ils ont l'air de me croire mal élevée… Ah bien! mon petit, en voilà qui se fourrent le doigt dans l'oeil! Quand je veux être distinguée, je suis d'un chic!… Tiens! regarde un peu ça.
Et elle recula jusqu'à la fenêtre, puis revint en se rengorgeant, en mesurant ses enjambées, avec des airs circonspects de grosse poule hésitant à se salir les pattes. Lui, la suivait, les yeux encore pleins de larmes, hébété par cette brusque scène de comédie qui traversait sa douleur. Elle se promena un instant, pour bien se montrer dans tout son jeu, avec des sourires fins, des battements de paupière, des balancements de jupe; et, plantée de nouveau devant lui:
— Hein? ça y est, je crois!
— Oh! tout à fait, balbutia-t-il, étranglé encore, les regards troubles.
— Quand je te dis que je tiens la femme honnête! J'ai essayé chez moi, pas une n'a mon petit air de duchesse qui se fiche des hommes; as-tu remarqué, lorsque j'ai passé devant toi, en te lorgnant? On a cet air-là dans les veines… Et puis, je veux jouer une femme honnête; j'en rêve, j'en suis malheureuse, il me faut le rôle, tu entends!
Elle était devenue sérieuse, la voix dure, très émue, souffrant réellement de son bête de désir. Muffat, toujours sous le coup de ses refus, attendait, sans comprendre. Il y eut un silence. Pas un vol de mouche ne troublait la paix de la maison vide.
— Tu ne sais pas, reprit-elle carrément, tu vas me faire donner le rôle.
Il resta stupéfait. Puis, avec un geste désespéré:
— Mais c'est impossible! Tu disais toi-même que ça ne dépendait pas de moi.
Elle l'interrompit d'un haussement d'épaules.
— Tu vas descendre et tu diras à Bordenave que tu veux le rôle… Ne sois donc pas si naïf! Bordenave a besoin d'argent. Eh bien! tu lui en prêteras, puisque tu en as à jeter par les fenêtres.
Et, comme il se débattait encore, elle se fâcha.
— C'est bien, je comprends: tu crains de fâcher Rose… Je ne t'en ai pas parlé, de celle-là, lorsque tu pleurais par terre; j'aurais trop long à en dire… Oui, quand on a juré à une femme de l'aimer toujours, on ne prend pas le lendemain la première venue. Oh! la blessure est là, je me souviens!… D'ailleurs, mon cher, ça n'a rien de ragoûtant, le reste des Mignon! Est-ce qu'avant de faire la bête sur mes genoux, tu n'aurais pas dû rompre avec ce sale monde!
Il se récriait, il finit par pouvoir placer une phrase.
— Eh! je me moque de Rose, je vais la lâcher tout de suite.
Nana parut satisfaite sur ce point. Elle reprit:
— Alors, qu'est-ce qui te gêne? Bordenave est le maître… Tu me diras qu'il y a Fauchery, après Bordenave…
Elle avait ralenti la voix, elle arrivait au point délicat de l'affaire. Muffat, les yeux baissés, se taisait. Il était resté dans une ignorance volontaire sur les assiduités de Fauchery auprès de la comtesse, se tranquillisant à la longue, espérant s'être trompé, pendant cette nuit affreuse passée sous une porte de la rue Taitbout. Mais il gardait contre l'homme une répugnance, une colère sourdes.
— Eh bien! quoi, Fauchery, ce n'est pas le diable! répétait Nana, tâtant le terrain, voulant savoir où en étaient les choses entre le mari et l'amant. On en viendra à bout, de Fauchery. Au fond, je t'assure, il est bon garçon… Hein? c'est entendu, tu lui diras que c'est pour moi.
L'idée d'une pareille démarche révolta le comte.
— Non, non, jamais! cria-t-il.
Elle attendit. Cette phrase lui montait aux lèvres: «Fauchery n'a rien à te refuser»; mais elle sentit que ce serait un peu raide comme argument. Seulement, elle eut un sourire, et ce sourire, qui était drôle, disait la phrase. Muffat, ayant levé les yeux sur elle, les baissa de nouveau, gêné et pâle.
— Ah! tu n'es pas complaisant, murmura-t-elle enfin.
— Je ne peux pas! dit-il, plein d'angoisse. Tout ce que tu voudras, mais pas ça, mon amour, oh! je t'en prie!
Alors, elle ne s'attarda pas à discuter. De ses petites mains, elle lui renversa la tête, puis, se penchant, colla sa bouche sur sa bouche, dans un long baiser. Un frisson le secoua, il tressaillait sous elle, éperdu, les yeux clos. Et elle le mit debout.
— Va, dit-elle, simplement.
Il marcha, il se dirigea vers la porte. Mais, comme il sortait, elle le reprit dans ses bras, en se faisant humble et câline, la face levée, frottant son menton de chatte sur son gilet.
— Où est l'hôtel? demanda-t-elle très bas, de l'air confus et rieur d'une enfant qui revient à de bonnes choses dont elle n'a pas voulu.
— Avenue de Villiers.
— Et il y a des voitures?
— Oui.
— Des dentelles? des diamants?
— Oui.
— Oh! que tu es bon, mon chat! Tu sais, tout à l'heure, c'était par jalousie… Et cette fois, je te jure, ce ne sera pas comme la première, puisque maintenant tu comprends ce qu'il faut à une femme. Tu donnes tout, n'est-ce pas? alors je n'ai besoin de personne… Tiens! il n'y en a plus que pour toi! Ça, et ça, et encore ça!
Quand elle l'eut poussé dehors, après l'avoir chauffé d'une pluie de baisers sur les mains et sur la figure, elle souffla un moment. Mon Dieu! qu'il y avait donc une mauvaise odeur, dans la loge de cette sans soin de Mathilde! Il y faisait bon, une de ces tranquilles chaleurs des chambres de Provence, au soleil d'hiver; mais, vraiment, ça sentait trop l'eau de lavande gâtée, avec d'autres choses pas propres. Elle ouvrit la fenêtre, elle s'y accouda de nouveau, examinant les vitrages du passage pour tromper son attente.
Dans l'escalier, Muffat descendait en chancelant, la tête bourdonnante. Qu'allait-il dire? de quelle façon entamerait-il cette affaire qui ne le regardait pas? Il arrivait sur la scène, lorsqu'il entendit une querelle. On achevait le second acte, Prullière s'emportait, Fauchery ayant voulu couper une de ses répliques.
— Coupez tout alors, criait-il, j'aime mieux ça!… Comment! je n'ai pas deux cents lignes, et on m'en coupe encore!… Non, j'en ai assez, je rends le rôle.
Il sortit de sa poche un petit cahier froissé, le tourna dans ses mains fiévreuses, en faisant mine de le jeter sur les genoux de Cossard. Sa vanité souffrante convulsait sa face blême, les lèvres amincies, les yeux enflammés, sans qu'il pût cacher cette révolution intérieure. Lui, Prullière, l'idole du public, jouer un rôle de deux cents lignes!
— Pourquoi pas me faire apporter des lettres sur un plateau? reprit-il avec amertume.
— Voyons, Prullière, soyez gentil, dit Bordenave qui le ménageait, à cause de son action sur les loges. Ne commencez pas vos histoires… On vous trouvera des effets. N'est-ce pas? Fauchery, vous ajouterez des effets… Au troisième acte, on pourrait même allonger une scène.
— Alors, déclara le comédien, je veux le mot du baisser du rideau… On me doit bien ça.
Fauchery eut l'air de consentir par son silence, et Prullière remit le rôle dans sa poche, secoué encore, mécontent quand même. Bosc et Fontan, durant l'explication, avaient pris une mine de profonde indifférence: chacun pour soi, ça ne les regardait pas, ils se désintéressaient. Et tous les acteurs entourèrent Fauchery, le questionnant, quêtant des éloges, pendant que Mignon écoutait les dernières plaintes de Prullière, sans perdre de vue le comte Muffat, dont il avait guetté le retour.
Le comte, dans cette obscurité où il rentrait, s'était arrêté au fond de la scène, hésitant à tomber dans la querelle. Mais Bordenave l'aperçut et se précipita.
— Hein? quel monde! murmura-t-il. Vous ne vous imaginez pas, monsieur le comte, le mal que j'ai avec ce monde-là. Tous plus vaniteux les uns que les autres; et carotteurs avec ça, mauvais comme la gale, toujours dans de sales histoires, ravis si je me cassais les reins… Pardon, je m'emporte.
Il se tut, un silence régna. Muffat cherchait une transition. Mais il ne trouva rien, il finit par dire carrément, pour en sortir plus vite:
— Nana veut le rôle de la duchesse.
Bordenave eut un soubresaut, en criant:
— Allons donc! c'est fou!
Puis, comme il regardait le comte, il le trouva si pâle, si bouleversé, qu'il se calma aussitôt.
— Diable! dit-il simplement.
Et le silence recommença. Au fond, lui, s'en moquait. Ce serait peut-être drôle, cette grosse Nana dans le rôle de la duchesse. D'ailleurs, avec cette histoire, il tenait Muffat solidement. Aussi sa décision fut-elle bientôt prise. Il se tourna et appela:
— Fauchery!
Le comte avait eu un geste pour l'arrêter. Fauchery n'entendait pas. Poussé contre le manteau d'arlequin par Fontan, il devait subir des explications sur la façon dont le comédien comprenait Tardiveau. Fontan voyait Tardiveau en Marseillais, avec de l'accent; et il imitait l'accent. Des répliques entières y passaient; était-ce bien ainsi? Il ne semblait que soumettre des idées, dont il doutait lui-même. Mais Fauchery se montrant froid et faisant des objections, il se vexa tout de suite. Très bien! Du moment où l'esprit du rôle lui échappait, il vaudrait mieux pour tout le monde qu'il ne le jouât pas.
— Fauchery! cria de nouveau Bordenave.
Alors, le jeune homme se sauva, heureux d'échapper à l'acteur, qui demeura blessé d'une retraite si prompte.
— Ne restons pas là, reprit Bordenave. Venez, messieurs.
Pour se garer des oreilles curieuses, il les mena dans le magasin des accessoires, derrière la scène. Mignon, surpris, les regarda disparaître. On descendait quelques marches. C'était une pièce carrée, dont les deux fenêtres donnaient sur la cour. Un jour de cave entrait par les vitres sales, blafard sous le plafond bas. Là, dans des casiers, qui encombraient la pièce, traînait un bric-à-brac d'objets de toutes sortes, le déballage d'un revendeur de la rue de Lappe qui liquide, un pêle-mêle sans nom d'assiettes, de coupes en carton doré, de vieux parapluies rouges, de cruches italiennes, de pendules de tous les styles, de plateaux et d'encriers, d'armes à feu et de seringues; le tout sous une couche de poussière d'un pouce, méconnaissable, ébréché, cassé, entassé. Et une insupportable odeur de ferraille, de chiffons, de cartonnages humides, montait de ces tas, où les débris des pièces jouées s'amoncelaient depuis cinquante ans.
— Entrez, répétait Bordenave. Nous serons seuls au moins.
Le comte, très gêné, fit quelques pas pour laisser le directeur risquer seul la proposition. Fauchery s'étonnait.
— Quoi donc? demanda-t-il.
— Voilà, dit enfin Bordenave. Une idée nous est venue… Surtout, ne sautez pas. C'est très sérieux… Qu'est-ce que vous pensez de Nana dans le rôle de la duchesse?
L'auteur resta effaré. Puis il éclata.
— Ah! non, n'est-ce pas? c'est une plaisanterie… On rirait trop.
— Eh bien! ce n'est déjà pas si mauvais, quand on rit!… Réfléchissez, mon cher… L'idée plaît beaucoup à monsieur le comte.
Muffat, par contenance, venait de prendre sur une planche, dans la poussière, un objet qu'il ne semblait pas reconnaître. C'était un coquetier dont on avait refait le pied en plâtre. Il le garda, sans en avoir conscience, et s'avança pour murmurer:
— Oui, oui, ce serait très bien.
Fauchery se tourna vers lui, avec un geste de brusque impatience.
Le comte n'avait rien à voir dans sa pièce. Et il dit nettement:
— Jamais!… Nana en cocotte, tant qu'on voudra, mais en femme du monde, non, par exemple!
— Vous vous trompez, je vous assure, reprit Muffat qui s'enhardissait. Justement, elle vient de me faire la femme honnête…
— Où donc? demanda Fauchery, dont la surprise augmentait.
— Là-haut, dans une loge… Eh bien! c'était ça. Oh! une distinction! Elle a surtout un coup d'oeil… Vous savez, en passant, dans ce genre…
Et, son coquetier à la main, il voulut imiter Nana, s'oubliant dans un besoin passionné de convaincre ces messieurs. Fauchery le regardait, stupéfait. Il avait compris, il ne se fâchait plus. Le comte, qui sentit son regard, où il y avait de la moquerie et de la pitié, s'arrêta, pris d'une faible rougeur.
— Mon Dieu! c'est possible, murmura l'auteur par complaisance.
Elle serait peut-être très bien… Seulement, le rôle est donné.
Nous ne pouvons le reprendre à Rose.
— Oh! s'il n'y a que ça, dit Bordenave, je me charge d'arranger
l'affaire.
Mais alors, les voyant tous les deux contre lui, comprenant que Bordenave avait un intérêt caché, le jeune homme, pour ne pas faiblir, se révolta avec un redoublement de violence, de façon à rompre l'entretien.
— Eh! non, eh! non! Quand même le rôle serait libre, jamais je ne le lui donnerais… Là, est-ce clair? Laissez-moi tranquille… Je n'ai pas envie de tuer ma pièce.
Il se fit un silence embarrassé. Bordenave, jugeant qu'il était de trop, s'éloigna. Le comte restait la tête basse. Il la releva avec effort, il dit d'une voix qui s'altérait:
— Mon cher, si je vous demandais cela comme un service?
— Je ne puis pas, je ne puis pas, répétait Fauchery en se débattant.
La voix de Muffat devint plus dure.
— Je vous en prie… Je le veux!
Et il le regardait fixement. Devant ce regard noir, où il lut une menace, le jeune homme céda tout d'un coup, balbutiant des paroles confuses:
— Faites, après tout, je m'en moque… Ah! vous abusez. Vous verrez, vous verrez…
L'embarras fut alors plus grand. Fauchery s'était adossé à un casier, tapant nerveusement du pied. Muffat paraissait examiner avec attention le coquetier, qu'il tournait toujours.
— C'est un coquetier, vint dire Bordenave obligeamment.
— Tiens! oui, c'est un coquetier, répéta le comte.
— Excusez, vous vous êtes empli de poussière, continua le directeur en replaçant l'objet sur une planche. Vous comprenez, s'il fallait épousseter tous les jours, on n'en finirait plus… Aussi n'est-ce guère propre. Hein? quel fouillis!… Eh bien! vous me croirez si vous voulez, il y en a encore pour de l'argent. Regardez, regardez tout ça.
Il promena Muffat devant les casiers, dans le jour verdâtre qui venait de la cour, lui nommant des ustensiles, voulant l'intéresser à son inventaire de chiffonnier, comme il disait en riant. Puis, d'un ton léger, quand ils furent revenus près de Fauchery:
— Écoutez, puisque nous sommes tous d'accord, nous allons terminer cette affaire… Justement, voilà Mignon.
Depuis un instant, Mignon rôdait dans le couloir. Aux premiers mots de Bordenave, parlant de modifier leur traité, il s'emporta; c'était une infamie, on voulait briser l'avenir de sa femme, il plaiderait. Cependant, Bordenave, très calme, donnait des raisons: le rôle ne lui semblait pas digne de Rose, il préférait la garder pour une opérette qui passerait après la Petite Duchesse. Mais, comme le mari criait toujours, il offrit brusquement de résilier, parlant des offres faites à la chanteuse par les Folies-Dramatiques. Alors, Mignon, un moment démonté, sans nier ces offres, afficha un grand dédain de l'argent; on avait engagé sa femme pour jouer la duchesse Hélène, elle la jouerait, quand il devrait, lui, Mignon, y perdre sa fortune; c'était affaire de dignité, d'honneur. Engagée sur ce terrain, la discussion fut interminable. Le directeur en revenait toujours à ce raisonnement: puisque les Folies offraient trois cents francs par soirée à Rose pendant cent représentations, lorsqu'elle en touchait seulement cent cinquante chez lui, c'était quinze mille francs de gain pour elle, du moment où il la laissait partir. Le mari ne lâchait pas non plus le terrain de l'art: que dirait-on, si l'on voyait enlever le rôle à sa femme? qu'elle n'était pas suffisante, qu'on avait dû la remplacer; de là un tort considérable, une diminution pour l'artiste. Non, non, jamais! la gloire avant la richesse! Et, tout d'un coup, il indiqua une transaction: Rose, par son traité, avait à payer un dédit de dix mille francs, si elle se retirait; eh bien! qu'on lui donnât dix mille francs, et elle irait aux Folies-Dramatiques. Bordenave resta étourdi, pendant que Mignon, qui n'avait pas quitté le comte des yeux, attendait tranquillement.
— Alors, tout s'arrange, murmura Muffat soulagé; on peut s'entendre.
— Ah! non, par exemple! ce serait trop bête! cria Bordenave, emporté par ses instincts d'homme d'affaires. Dix mille francs pour lâcher Rose! on se ficherait de moi!
Mais le comte lui ordonnait d'accepter, en multipliant les signes de tête. Il hésita encore. Enfin, grognant, regrettant les dix mille francs, bien qu'ils ne dussent pas sortir de sa poche, il reprit avec brutalité:
— Après tout, je veux bien. Au moins, je serai débarrassé de vous.
Depuis un quart d'heure, Fontan écoutait dans la cour. Très intrigué, il était descendu se poster à cette place. Quand il eut compris, il remonta et se donna le régal d'avertir Rose. Ah bien! on en faisait un potin sur son compte, elle était rasée. Rose courut au magasin des accessoires. Tous se turent. Elle regarda les quatre hommes. Muffat baissa la tête, Fauchery répondit par un haussement d'épaules désespéré au regard dont elle l'interrogea. Quant à Mignon, il discutait avec Bordenave les termes du traité.
— Qu'y a-t-il? demanda-t-elle d'une voix brève.
— Rien, dit son mari. C'est Bordenave qui donne dix mille francs pour ravoir ton rôle.
Elle tremblait, très pâle, ses petits poings serrés. Un moment, elle le dévisagea, dans une révolte de tout son être, elle qui d'habitude s'abandonnait docilement, pour les questions d'affaires, lui laissant la signature des traités avec ses directeurs et ses amants. Et elle ne trouva que ce cri, dont elle lui cingla la face comme d'un coup de fouet:
— Ah! tiens! tu es trop lâche!
Puis, elle se sauva. Mignon, stupéfait, courut derrière elle. Quoi donc? elle devenait folle? Il lui expliquait à demi-voix que dix mille francs d'un côté et quinze mille francs de l'autre, ça faisait vingt-cinq mille. Une affaire superbe! De toutes les façons, Muffat la lâchait; c'était un joli tour de force, d'avoir tiré cette dernière plume de son aile. Mais Rose ne répondait pas, enragée. Alors, Mignon, dédaigneux, la laissa à son dépit de femme. Il dit à Bordenave, qui revenait sur la scène avec Fauchery et Muffat:
— Nous signerons demain matin. Ayez l'argent.
Justement, Nana, prévenue par Labordette, descendait, triomphante. Elle faisait la femme honnête, avec des airs de distinction, pour épater son monde et prouver à ces idiots que, lorsqu'elle voulait, pas une n'avait son chic. Mais elle faillit se compromettre. Rose, en l'apercevant, s'était jetée sur elle, étranglée, balbutiant:
— Toi, je te retrouverai… Il faut que ça finisse entre nous, entends-tu!
Nana, s'oubliant devant cette brusque attaque, allait se mettre les poings aux hanches et la traiter de salope. Elle se retint, elle exagéra le ton flûté de sa voix, avec un geste de marquise qui va marcher sur une pelure d'orange.
— Hein? quoi? dit-elle. Vous êtes folle, ma chère!
Puis, elle continua ses grâces, pendant que Rose partait, suivie de Mignon, qui ne la reconnaissait plus. Clarisse, enchantée, venait d'obtenir de Bordenave le rôle de Géraldine. Fauchery, très sombre, piétinait, sans pouvoir se décider à quitter le théâtre; sa pièce était fichue, il cherchait comment la rattraper. Mais Nana vint le saisir par les poignets, l'approcha tout près d'elle, en demandant s'il la trouvait si atroce. Elle ne la lui mangerait pas, sa pièce; et elle le fit rire, elle laissa entendre qu'il serait bête de se fâcher avec elle, dans sa position chez les Muffat. Si elle manquait de mémoire, elle prendrait du souffleur; on ferait la salle; d'ailleurs, il se trompait sur son compte, il verrait comme elle brûlerait les planches. Alors, on convint que l'auteur remanierait un peu le rôle de la duchesse, pour donner davantage à Prullière. Celui-ci fut ravi. Dans cette joie que Nana apportait naturellement avec elle, Fontan seul restait froid. Planté au milieu du rayon jaune de la servante, il s'étalait, découpant l'arête vive de son profil de bouc, affectant une pose abandonnée. Et Nana, tranquillement, s'approcha, lui donna une poignée de main.
— Tu vas bien?
— Mais oui, pas mal. Et toi?
— Très bien, merci.
Ce fut tout. Ils semblaient s'être quittés la veille, à la porte du théâtre. Cependant, les acteurs attendaient; mais Bordenave dit qu'on ne répéterait pas le troisième acte. Exact par hasard, le vieux Bosc s'en alla en grognant: on les retenait sans nécessité, on leur faisait perdre des après-midi entiers. Tout le monde partit. En bas, sur le trottoir, ils battaient des paupières, aveuglés par le plein jour, avec l'ahurissement de gens qui ont passé trois heures au fond d'une cave, à se quereller, dans une tension continuelle des nerfs. Le comte, les muscles brisés, la tête vide, monta en voiture avec Nana, tandis que Labordette emmenait Fauchery, qu'il réconfortait.
Un mois plus tard, la première représentation de la Petite Duchesse fut, pour Nana, un grand désastre. Elle s'y montra atrocement mauvaise, elle eut des prétentions à la haute comédie, qui mirent le public en gaieté. On ne siffla pas, tant on s'amusait. Dans une avant-scène, Rose Mignon accueillait d'un rire aigu chaque entrée de sa rivale, allumant ainsi la salle entière. C'était une première vengeance. Aussi, lorsque Nana, le soir, se retrouva seule avec Muffat, très chagrin, lui dit-elle furieusement:
— Hein! quelle cabale! Tout ça, c'est de la jalousie… Ah! s'ils savaient comme je m'en fiche! Est-ce que j'ai besoin d'eux, maintenant!… Tiens! cent louis que tous ceux qui ont rigolé, je les amène là, à lécher la terre devant moi!… Oui, je vais lui en donner de la grande dame, à ton Paris!