← Retour

Napoléon: La dernière phase

16px
100%

CHAPITRE VII.

LA QUESTION D'ARGENT.

De la question du titre,—sur laquelle nous avons dû nous étendre, parce que c'est d'elle que vinrent toutes les difficultés,—nous passons à la question financière. C'est la plus dégoûtante de toutes; mais, heureusement, nous pouvons la traiter plus brièvement, parce qu'elle est subordonnée aux autres. La question du titre, par exemple, influe sur la question d'argent. Nos gouvernants auraient pu soutenir que, si Napoléon devait être traité comme un monarque qui a abdiqué, il était en droit de réclamer un large train de maison. Or, la guerre avait coûté très cher, et il fallait que le prisonnier n'occasionnât pas trop de dépense. L'objet le plus dispendieux dans le budget de Napoléon, c'était sir Hudson Lowe lui-même, qui recevait douze mille livres de traitement. Napoléon et sa suite (en tout cinquante et une personnes), devaient coûter huit mille livres. S'il voulait quelque chose de plus, c'était à lui de le payer à ses frais. La dépense réelle paraît s'être élevée à quinze ou seize mille livres par an. Lowe reconnaît que les besoins personnels de Napoléon se bornaient à très peu de chose; mais, dans l'île, tout était rare et cher, «monté à des prix extravagants». Le gouverneur fit remarquer, en conséquence, qu'il était impossible de s'en tenir au minimum fixé par Bathurst. Il eut la grandeur d'âme d'élever la pension du prisonnier au niveau de la sienne. Il la fixa à douze mille livres, et, en fait, une certaine latitude fut laissée au delà de cette somme. Il n'est que juste de dire que, sur ce point, Lowe se montra un peu moins incapable de générosité que Bathurst, son chef officiel.

Mais, dans l'intervalle, beaucoup d'incidents étaient survenus. Lowe avait reçu l'ordre de réduire à huit mille livres les dépenses de ces cinquante et une personnes, et cela dans l'endroit du monde où tout était le plus cher, et où, d'après tous les témoignages, les articles de tout genre, même les objets de consommation, coûtaient trois ou quatre fois leur valeur ordinaire. Il écrit à Montholon au sujet de la quantité de viande et de vin consommée par les personnes de la maison. Napoléon nous semble avoir, à cette phase de l'affaire, traité la question avec une parfaite convenance. Il dit: «Qu'il fasse comme il voudra, pourvu qu'il ne m'en parle pas et qu'il me laisse tranquille.» Sir Walter Scott lui-même regrette que le sentiment impérieux du devoir à remplir ait poussé Lowe à entretenir l'Empereur de questions semblables. «Nous aurions souhaité, dit-il, que le gouverneur évitât d'entrer avec Napoléon lui-même dans la discussion des dépenses auxquelles donnait lieu sa détention.» L'Empereur posa la question nettement: «Il marchande ignominieusement notre existence,» observe-t-il. Et quand Bertrand, pour restreindre les dépenses de la domesticité, demande un état en double des objets fournis à l'Empereur par le gouvernement, Napoléon l'en blâme: «Pourquoi mettre les Anglais dans la confidence de notre intérieur? L'Europe a toutes ses lunettes dirigées sur nous; le gouverneur va le savoir; la nation française se déshonore de toute manière.» En même temps, Napoléon ne dédaigna pas de faire venir son intendant,—il n'avait pas dédaigné d'en faire autant lorsqu'il était sur le trône,—et il examina ses comptes. Il essaya de réaliser et réalisa, en effet, quelques retranchements; mais il ne pouvait discuter ces détails d'intérieur avec son geôlier.

Alors, nouvelle lettre de Lowe. Napoléon visite la table de ses serviteurs et trouve qu'ils ont à peine de quoi manger. Nous n'avons ici d'autre autorité que celle de Las Cases; mais on peut conjecturer, sans trop d'invraisemblance, que la cuisine avait voulu faire une réfutation pratique des nouvelles économies introduites dans la maison. Quoi qu'il en soit, Napoléon donne l'ordre de mettre son argenterie en pièces et de la vendre. Montholon discute en vain pour la sauver, et n'obéit qu'à moitié. Trois lots d'argenterie sont vendus à un tarif fixé par Lowe. Montholon fait servir le dîner de Napoléon dans de la faïence ordinaire. Napoléon est honteux de lui-même: il ne peut manger sans dégoût, et, pourtant, c'est dans de la vaisselle de ce genre qu'il prenait tous ses repas lorsqu'il était petit. «Il faut convenir, dit-il, que nous sommes de grands enfants.» En effet, il montre une joie enfantine lorsque, le lendemain, Montholon avoue sa désobéissance et lui rend les pièces d'argenterie auxquelles il tient le plus, parfaitement intactes. La vente d'argenterie avait désarmé Lowe. Il exprima le plus vif regret, dit Montholon. Évidemment, il avait peur de la désapprobation qu'un pareil scandale pouvait attirer sur lui. En tout cas, Napoléon resta maître du champ de bataille, et on ne le tourmenta plus au sujet de l'argent. Bien entendu, toute l'affaire était une comédie. Napoléon n'avait pas besoin de vendre une seule cuiller. Il avait des fonds considérables à Paris, et même à Sainte-Hélène. Pourtant, nous ne pouvons guère le blâmer. En cette affaire, il luttait contre le gouvernement britannique, et il nous serait difficile d'admettre que le gouvernement britannique eût raison contre lui. Dans ce duel, les armes lui faisaient défaut; sa suprême ressource, c'était, par un moyen quelconque, de frapper les imaginations, d'émouvoir le monde. Il obtenait ce résultat quand il brisait son argenterie à coups de marteau. Le fait ne pouvait manquer d'être connu dans toute l'île; il n'était pas au pouvoir de Lowe de le tenir secret. Bientôt, ce serait chose de notoriété publique en Europe. Impuissant, paralysé comme il l'était, c'est lui qui avait gagné la bataille, et nous ne saurions nous défendre d'un sentiment d'admiration en comparant la pauvreté des moyens et l'importance du résultat.

Un peu plus tard, il essaya le même effet sur une moins vaste échelle. Le combustible vint à manquer à Longwood et Napoléon ordonna à Noverraz, son valet, de briser son lit et de le brûler. L'incident causa une émotion profonde parmi les yamstocks, (c'est le surnom qu'on donnait aux habitants de l'île), et la tyrannie du gouverneur, ajoute gravement Gourgaud, «en est à son dernier soupir».

Évidemment, les coups de théâtre n'étaient pas en dehors de ses habitudes. Connue tous les grands hommes, il avait une vive imagination, et cette imagination le rendait extrêmement sensible à l'effet scénique. Lorsqu'il était sur le trône, il avait fait beaucoup d'essais dans ce genre, presque toujours avec succès. Il aimait à dater ses bulletins de victoire du palais d'un roi vaincu; il s'abandonnait à une colère théâtrale devant un cercle d'ambassadeurs épouvantés; il jouait, pendant des semaines entières, le rôle d'ami de cœur avec un autre souverain. Il étudiait ses costumes avec autant de soin que pourrait le faire un metteur en scène de notre temps. Il faisait placer dans les rangs, à un point déterminé, des vétérans sur lesquels on lui avait fourni des détails biographiques, et il les ravissait en leur montrant qu'il était au fait de leurs services. Metternich prétend que les nouvelles de victoires étaient préparées avec la même habileté. On faisait adroitement circuler des rumeurs de défaite; les ministres prenaient un air embarrassé et abattu; puis, quand l'anxiété publique était à son comble, le canon tonnait tout à coup pour annoncer un nouveau triomphe. Ces effets étaient généralement heureux. La campagne de Russie nous en fournit deux exemples qui sont plus douteux. L'un des deux prête tout au moins à la critique; l'autre produisit un vrai sentiment de répulsion. Au milieu des terribles angoisses de son séjour à Moscou, assiégé par l'incendie et la famine, guetté par l'hiver et par la déroute, il dicta et envoya en France un plan détaillé de réorganisation du Théâtre-Français. Il s'agissait, on le comprend, de pénétrer son état-major de l'aisance et de la liberté de son esprit, et, en même temps, de persuader à la France que l'administration de l'Empire était conduite, de Moscou, avec la même régularité et la même énergie qu'elle eût pu l'être à Paris. Plus tard, lorsqu'il eut à confesser d'effroyables catastrophes, il termina le lugubre récit du 29e bulletin par ces mots: «La santé de l'Empereur n'a jamais été meilleure.» Il calculait que cette phrase le montrerait comme le demi-dieu supérieur à l'adversité, et maintiendrait la France dans l'idée qu'après tout la santé de l'Empereur était la seule chose importante; que les armées pouvaient passer et disparaître pourvu que lui fût vivant. Peut-être y avait-il là comme une réminiscence de ce caractère sacré dont Louis XIV s'était efforcé de revêtir sa personne. En tout cas, on y sentait s'affirmer une individualité débordante, gigantesque. Nous avons, dans nos propres annales, quelque chose d'analogue, quoique à un degré bien différent et avec une toute autre conception. On dit que le texte du fameux ordre du jour de Nelson, avant la bataille de Trafalgar: «L'Angleterre compte que chacun fera son devoir,» avait d'abord été rédigé ainsi: «Nelson compte que chacun fera son devoir.» La personnalité qui se manifestait chez l'amiral, au moment de gagner sa suprême victoire, avait paru sublime; le genre humain fut révolté lorsque le général qui avait conduit un peuple au-devant du désastre parut ne songer qu'à lui-même, au milieu de la catastrophe.—Hé bien, peut-être le genre humain n'était-il pas tout à fait juste. La personnalité s'était développée, chez Napoléon, avec une telle puissance, qu'il n'était plus capable de s'en dépouiller, alors même qu'il eût dû, pour obéir aux circonstances, la dissimuler. Et il ne faut pas oublier qu'au témoignage de ceux qui prirent part à cette campagne de Russie, tous n'avaient qu'une inquiétude, qu'une question aux lèvres: «Comment va l'Empereur? La santé de l'Empereur est-elle toujours bonne?»

Sur cette question de la dépense, O'Meara met dans la bouche de Napoléon des réflexions que nous sommes disposé à croire authentiques, parce qu'elles témoignent d'un bon sens éminent. «Vos ministres, par leur maladroite et scandaleuse parcimonie, nuisent à leur propre intention, qui est qu'on parle de moi le moins possible, que l'on m'oublie. Leurs mauvais traitements, et la conduite de cet homme, sont cause que toute l'Europe parle de moi. Il y a encore des millions d'êtres humains qui s'intéressent à moi. Si vos ministres avaient été sages, ils auraient donné carte blanche pour cette maison. C'était la meilleure manière de se tirer d'un mauvais pas; cela faisait taire toutes les plaintes et... cela n'aurait guère coûté que seize ou dix-sept mille livres par an.»

Nous aurions peut-être pardonné au gouvernement la mesquinerie de sa politique financière envers Napoléon si, en une mémorable circonstance, elle ne s'était surpassée. Napoléon avait demandé certains livres, principalement en vue d'écrire ses mémoires. Le gouvernement fournit les volumes comme une faveur qui n'était pas, sans doute, incompatible avec «l'absolue sécurité de sa personne». Mais on lui adressa la facture, ou plutôt une demande de remboursement. Napoléon donna l'ordre à Bertrand de ne point payer sans qu'on fournît un compte détaillé. Lorsqu'il mourut, les livres furent saisis sur l'ordre de Lowe et vendus à Londres pour quelques centaines de livres, moins du quart de la somme qu'ils avaient coûté. Le prix avait été primitivement quatorze cents livres, mais Napoléon avait considérablement ajouté à leur valeur. Beaucoup de ces volumes, dit Montholon, étaient couverts de notes de la main de Napoléon; presque tous portaient la trace du travail auquel il s'était livré en les lisant. Si l'on avait conservé au pays la propriété de ces précieux volumes, nous aurions été tenté de fermer les yeux sur leur origine et leur histoire. Mais la politique du gouvernement, qui ne savait même pas être économe dans son avarice, ni sauver les pence en gaspillant les guinées, perdit à la fois honneur et profit.

CHAPITRE VIII.

LA GARDE DU PRISONNIER.

Le dernier groupe de griefs se rapporte à la garde du prisonnier. Le premier objet des gouvernements coalisés était, naturellement, d'empêcher que Napoléon pût, en aucune façon, s'échapper de sa reclusion et recommencer à troubler le monde. C'est pourquoi ils choisirent l'île la plus lointaine qui se présenta à leur esprit et s'appliquèrent à la convertir en une vaste forteresse. Les étrangers pouvaient à peine dissimuler leur amusement lorsqu'ils voyaient Lowe ajouter sentinelle sur sentinelle et batterie sur batterie, pour rendre encore plus inaccessible un lieu déjà imprenable. Et, pourtant, même avant de quitter l'Angleterre, il avait avoué à Castlereagh qu'il ne voyait aucune chance possible d'évasion pour Napoléon, sauf le cas d'une révolte de la garnison. Il n'en augmenta pas moins les précautions prises, dans une fantastique proportion. Las Cases, dans une lettre interceptée à Lucien, décrit ces précautions d'une manière fort amusante, et prétend que les postes établis sur les pics étaient presque constamment perdus dans les nuages. Montchenu, le commissaire français, déclare que, dès qu'on avait vu un chien passer quelque part, immédiatement on plaçait un factionnaire, ou deux, à l'endroit suspect. Il revient très souvent là-dessus, bien qu'en cette matière il considérât que sa responsabilité, son intérêt, ne le cédaient qu'à ceux du gouverneur lui-même. Il énumère avec une précision émouvante les mesures de sûreté. La plaine de Longwood, où résidait Napoléon, est, dit-il, séparée du reste de l'île par un effrayant abîme qui l'entoure complètement, et cet abîme n'est traversé que par une étroite langue de terre qui n'a pas plus de vingt pieds de large, et dont la pente est si raide que, si le reste de l'île était aux mains de dix mille hommes, cinquante suffiraient pour les empêcher d'arriver à Longwood. Ce chemin est l'unique moyen d'accès. En dépit de ces difficultés, le 53e régiment, avec un parc d'artillerie et une compagnie du 66e, est campé auprès du mur où il y a une porte. Plus loin, du côté de la ville, il y a un poste de vingt hommes, et toute l'enceinte est gardée par de petits détachements placés en vue les uns des autres. Le soir, le cordon de sentinelles se resserre tellement qu'elles se touchent presque. Ajoutez à cela qu'il y a une station télégraphique au sommet de chaque colline, de sorte qu'en une minute, deux au plus, le gouverneur peut recevoir des nouvelles de son prisonnier, partout où il se trouve. Il est donc évident que l'évasion est une impossibilité absolue et, si le gouverneur la laissait faire, la façon dont la mer est gardée serait un obstacle insurmontable, car, de tous les points d'observation, un navire qui s'approche peut être signalé à soixante milles de la côte. Lorsqu'on en aperçoit un, on tire un coup de canon. Deux bricks de guerre croisent incessamment autour de l'île, jour et nuit; une frégate monte la garde aux deux seuls points où il soit possible d'effectuer un débarquement. A ce propos, remarquons qu'aucun navire,—si l'on excepte quelques navires anglais munis d'autorisations, tels que les vaisseaux de guerre et les bateaux chargés d'approvisionner l'île,—n'était autorisé à communiquer avec la terre.

On voit donc combien étaient peu justifiées les terreurs morbides du gouverneur. Il eût pu relâcher un peu sa surveillance et laisser Napoléon libre de galoper à son gré sur ce rocher stérile, sans avoir éternellement derrière lui un officier d'ordonnance. Sa santé s'en serait, à coup sûr, mieux trouvée. Peu après son arrivée à Sainte-Hélène, Napoléon se livra à une gaminerie qui—en y joignant la remarque qu'elle inspire à l'amiral Cockburn—éclaire la question. L'Empereur, Bertrand et Gourgaud sortent à cheval, escortés du capitaine Poppleton. Bertrand prie Poppleton de ne pas tant s'approcher. L'Empereur et Gourgaud enlèvent leurs montures et perdent Poppleton, qui, paraît-il, n'était pas brillant cavalier. Désespéré, il retourne et fait son rapport. L'amiral rit et ne voit dans l'affaire qu'une simple farce, «une espièglerie de sous-lieutenant». Il ajoute: «C'est une bonne leçon pour vous; mais de danger, il n'y en a pas. Mes croisières sont si bien établies autour de l'île que le diable lui-même n'en sortirait pas!» C'est précisément ce que Lowe avait dit à Castlereagh.

Plus tard, quand la maladie retint Napoléon chez lui, le gouverneur s'alarma. Le prisonnier était-il bien véritablement dans la maison? Ou n'était-il pas en train de se glisser, par quelque ravin abrupt, vers un bateau sous-marin qui l'attendait? Lowe résolut d'adopter une ligne de conduite énergique et qui ne prêtât à aucune erreur. Le 29 août 1819, il écrivit à «Napoléon Bonaparte» une lettre par laquelle il informait le personnage en question que l'officier d'ordonnance avait l'ordre de le voir chaque jour, quoi qu'il arrivât, et qu'il était libre d'employer tels moyens qu'il jugerait à propos pour surmonter les obstacles mis à l'accomplissement de son devoir. Toute personne de la suite de Napoléon qui résisterait à l'officier et l'empêcherait d'entrer, serait immédiatement enlevée de Longwood et tenue responsable de ce qui pourrait s'ensuivre. Si, à dix heures du matin, l'officier n'avait pas encore vu Napoléon, il devait entrer dans le vestibule et pénétrer de vive force dans la chambre du prisonnier. Fier langage, en vérité! Napoléon répond, par l'intermédiaire de Montholon, que, s'il faut choisir entre la vie dans des conditions ignominieuses et la mort, il n'hésite pas, et que celle-ci sera la bienvenue. Par là, il entend, comme il l'avait déjà dit, qu'il résistera à l'officier par la force. Qu'arrive-t-il? Le 4 septembre, Lowe retire les instructions données. Forsyth oublie de dire un seul mot de l'incident. Mais Montholon nous fournit toutes les pièces, et il serait bien difficile de croire à des faux. Et nous savons que l'affaire n'eut pas de suites, si ce n'est que le malheureux officier d'ordonnance fut encouragé à de nouveaux efforts et mena une existence lamentable. Pour voir le prisonnier, il en vint à de telles extrémités qu'on alla jusqu'à lui conseiller d'avoir recours au trou de la serrure. Quelquefois, il est plus heureux et réussit à apercevoir un chapeau qui pourrait couvrir la tête de Napoléon. Quelquefois, il jette un coup d'œil à travers une fente et aperçoit le prisonnier dans son bain. Dans une de ces occasions, Napoléon l'aperçut, sortit de la baignoire et marcha vers la cachette du capitaine dans un état d'effrayante nudité. Mais, en général, l'infortuné capitaine revenait bredouille de cette étrange chasse.

«3 avril. Napoléon continue à demeurer invisible. Je n'ai pas réussi à l'apercevoir depuis le 25 du mois dernier.... 19 avril. Je suis allé voir encore Montholon et je lui ai dit que je ne pouvais apercevoir Napoléon. Il a paru surpris et m'a dit qu'eux m'avaient vu.... Je suis resté aujourd'hui douze heures sur mes jambes, m'efforçant de voir Napoléon Bonaparte avant d'y parvenir, et j'ai eu beaucoup de jours pareils depuis que je suis de service à Longwood.... 23. Je crois bien que j'ai vu aujourd'hui Napoléon Bonaparte en train de repasser ses rasoirs dans son cabinet de toilette.» Le malheureux capitaine Nicholls dit encore dans son rapport: «Je suis obligé de demander la permission de remarquer qu'hier, pour l'exécution de mon service, j'ai dû rester debout plus de dix heures, m'efforçant d'apercevoir Napoléon Bonaparte, soit dans son petit jardin, soit à l'une de ses fenêtres; mais je n'ai pu y réussir. Durant tout cet espace de temps, j'étais exposé aux regards et aux observations non seulement des domestiques français, mais des jardiniers et des gens de service de Longwood. Très souvent, j'ai eu des journées semblables depuis que je suis chargé de cette surveillance.»

C'est là qu'en étaient descendus, à force de maladresse, le despotique gouverneur et les ministres, ses chefs. Il ne s'agissait plus de donner des ordres: «Faites ceci, faites cela;» l'officier de Lowe avait à mener l'existence d'un mouchard, et d'un mouchard malchanceux, dont riaient les domestiques, et que le prisonnier, invisible derrière ses jalousies, suivait d'un œil moqueur. Napoléon avait gagné la partie, surtout grâce aux gauches manœuvres de ses adversaires.

A la fin le prisonnier devint tellement invisible qu'au dire d'un officier qui se trouvait en garnison dans l'île à l'époque de la mort de l'Empereur, la première question des habitants de Sainte-Hélène, lorsque les journaux arrivaient d'Europe, était celle-ci: «Quelles nouvelles de Bonaparte?»

Y eut-il de sérieuses tentatives pour faire évader Napoléon de Sainte-Hélène? Nous en doutons. En une certaine circonstance, après avoir reçu des dépêches de Rio-Janeiro, Lowe doubla, et même tripla, le nombre des sentinelles décrites par Montchenu! Le gouvernement français avait découvert «un plan vaste et compliqué» pour s'emparer de Pernambuco, où, disait-on, 2000 exilés étaient rassemblés. Avec cette force, on devait tenter un coup, dont la nature n'était pas expliquée, pour mettre Napoléon en liberté. Un certain colonel Latapie avait la gloire, paraît-il, d'être l'inventeur de cette bourde «vaste et compliquée». Un vaisseau sous-marin,—l'éternel cauchemar du gouvernement anglais,—capable de se tenir au fond de la mer pendant toute la journée et d'employer la nuit à des manœuvres d'une activité extraordinaire, se construisait par les soins d'un contrebandier appelé Johnstone, «homme d'une audace peu commune», et ami, croyait-on, d'O'Meara. Mais la structure du navire excita le soupçon et il fut confisqué par le gouvernement britannique avant d'être achevé. Notre grand romancier écossais raconte toute l'aventure sans l'ombre d'un sourire. On construisait un autre vaisseau sous-marin, d'après le «système Sommariva», à Pernambuco, où la plupart de ces légendes ont pris naissance.

Si l'on peut en croire Maceroni,—mais on sait combien le personnage est sujet à caution,—O'Meara, aussitôt rentré en Angleterre, fit de grands préparatifs pour délivrer Napoléon. «Nous appelâmes à notre aide, dit Maceroni, la puissance de la vapeur. Des officiers anglais s'offrirent pour solliciter une permutation et échanger leur garnison européenne contre un poste à Sainte-Hélène. Mais je ne puis entrer dans les détails.» On comprendra que nous regrettions cette réserve. Pourtant, Maceroni est plus explicite sur la question d'argent, qui fit, d'après lui, avorter la grande entreprise. En effet, on se trouva enfermé dans un cercle vicieux. La mère de l'Empereur était prête à donner toute sa fortune à ceux qui auraient tiré son fils de prison. O'Meara avait besoin immédiatement d'argent comptant pour exécuter son projet. Impossible, disait-il, de rien faire sans argent. L'argent, disait-elle, ne pouvait être donné qu'en payement, quand l'entreprise aurait réussi. Ainsi finit le complot, s'il avait jamais existé. A cette époque, les Bonaparte étaient sur leurs gardes lorsqu'on leur apportait un nouveau plan d'évasion, avec la demande de fonds qui en était l'inévitable corollaire.

Par bonheur, Forsyth nous a conservé quelques-uns de ces projets qui effrayèrent tant nos ministres et leur représentant à Sainte-Hélène. Deux lettres anonymes, stupides et inintelligibles, adressées à des négociants de Londres; une autre, contenant «d'obscures allusions à Sainte-Hélène, Philadelphie et Cracovie», adressée à un habitant de cette dernière ville; des renseignements relatifs à certain navire rapide qu'on équipait dans la rivière d'Hudson pour le compte d'un nommé Carpenter: telles sont les informations qui inspirent à notre gouvernement les plus méticuleuses précautions. Forsyth lui-même s'interrompt dans son récit à propos de je ne sais quel mystérieux navire, et remarque que ce devait être le Flying Dutchman, le vaisseau-fantôme. A la fin, une nuance tragique se mêle à la farce. Quelques mois seulement avant la mort, Bathurst exprime la conviction que Napoléon médite de s'évader. En effet, l'évasion suprême était proche.

D'autre part, le témoignage de Montholon est net et clair. Le capitaine d'un navire offrit, à deux reprises, d'emmener Napoléon dans un bateau. Il demandait un million de francs, payable au moment où l'Empereur mettrait le pied sur le sol américain. Napoléon, sans un moment d'hésitation refusa d'examiner cette offre. Montholon est convaincu qu'il ne l'aurait accueillie en aucun cas, quand même il eût été possible à un bateau d'accoster au seul point d'embarquement, et quand même Napoléon eût réussi, comme il l'aurait fallu, à se tenir caché toute la journée dans un ravin et à descendre, la nuit, jusqu'à la côte, au risque de se rompre le cou cent fois dans l'opération.

De son côté «le comte Las Cases propose à l'Empereur un plan d'évasion. Le général Gourgaud croit à la possibilité de la réussite. L'Empereur discute les chances, mais dit nettement que, fussent-elles toutes favorables, il ne se refuserait pas moins à une tentative d'évasion». Sur quoi, Montholon écrit dans son journal ces lignes significatives: «Un plan d'évasion est soumis à l'Empereur. Il l'écoute sans intérêt et demande le Dictionnaire historique.»

Nous ne croyons pas davantage, nous l'avons déjà dit, que Napoléon ait eu un instant la pensée de s'évader déguisé en garçon de restaurant, ou dans un panier de linge sale. En 1818, le gouvernement russe, dans un mémoire adressé aux plénipotentiaires du Congrès d'Aix-la-Chapelle, prétendit qu'un projet d'évasion praticable avait été soumis à l'Empereur. C'était au moment où les armées alliées venaient d'évacuer le sol de la France. On ajoutait que l'Empereur avait ajourné l'exécution du projet. C'est Gourgaud qui avait affirmé le fait, et il faut, probablement, reconnaître là une de ces légendes fantastiques avec lesquelles cet officier s'amusait à chatouiller la crédulité, toujours prompte à s'émouvoir, de sir Hudson Lowe.

Napoléon souhaitait-il réellement de s'échapper? Nous avons sur ce point les plus sérieuses raisons de douter.

Où s'enfuir? Les États-Unis de l'Amérique du Nord, le lieu qu'il avait primitivement choisi, étaient le seul refuge possible. Or, il était persuadé qu'il y serait assassiné par les émissaires du gouvernement des Bourbons. A toutes les offres d'évasion, sa réponse invariable était, d'après Montholon: «Je ne serais pas six mois en Amérique sans être assassiné par les sicaires du comte d'Artois. Voyez à l'île d'Elbe: est-ce qu'on n'a pas organisé mon assassinat? Sans ce brave Corse que le hasard avait placé comme maréchal-des-logis de gendarmerie à Bastia et, qui m'a fait prévenir du départ pour Porto-Ferrajo du garde du corps qui a tout avoué à Drouot, j'étais assassiné. D'ailleurs, il faut toujours obéir à sa destinée. Tout est écrit là-haut. Il n'y a que mon martyre qui puisse rendre la couronne à ma dynastie. Je ne vois en Amérique qu'assassinat ou oubli. J'aime mieux Sainte-Hélène.» On vient encore lui proposer un plan d'évasion et, de nouveau, il insiste sur l'argument dynastique: «Il vaut mieux pour mon fils que je sois ici. S'il vit, mon martyre lui rendra la couronne.»

Pour un homme d'âge moyen, corpulent et alourdi, tenter de s'échapper d'un rocher solitaire, gardé par des forces considérables et surveillé par des croiseurs vigilants, afin de gagner, après un long et périlleux voyage sur l'Océan, une contrée où il s'attendait à être assassiné, semble, en tout état de cause, un projet parfaitement absurde. Cependant, telles sont bien là les conditions dans lesquelles se présentait l'idée d'évasion. Nous les avons plutôt atténuées, car nous n'avons pas encore parlé du principal obstacle.

Napoléon était usé. Il avait posé la loi, avec une netteté admirable, pour les autres et pour lui-même, quand il avait dit, à Austerlitz, à propos d'un de ses généraux: «Ordener est usé. On n'a qu'un temps pour la guerre. J'y serai bon encore six ans; après quoi moi-même je devrai m'arrêter.» Chose étrange: son jugement s'est trouvé littéralement exact. Il s'écoule six ans et un mois d'Austerlitz à la campagne de Russie, qu'il aurait évitée s'il avait observé la règle formulée par lui-même. Il est à remarquer que, pendant toute l'année 1812, et, notamment à la bataille de Borodino où il parut si abattu, les officiers attachés à sa personne, comme Ségur, notèrent chez lui une diminution considérable de santé et d'énergie. Ségur semble attribuer la morbide et fiévreuse activité qui le jeta dans cette fatale campagne à une maladie constitutionnelle. Quelques passages saillants du journal de Duroc, son serviteur et son ami intime, qui ont trait aux premiers événements de cette guerre, nous ont été conservés et confirment l'opinion exprimée par Ségur. «7 août. L'Empereur a été physiquement très souffrant; il a pris de l'opium préparé par Méthivier: «Duroc, il faut marcher ou mourir. Un Empereur meurt debout et, alors il ne meurt pas.... Il faut en finir avec cette fièvre de doute.» Quand il revint, le changement fut encore plus visible. Chaptal, qui observait son maître en homme de science, dit que le changement était considérable. En 1809 Napoléon était devenu gros, et, dès ce moment, dans une certaine mesure, la décadence avait commencé. Après Moscou, Chaptal nota une transformation bien plus grande encore. On remarquait quelque chose de défectueux dans la suite de ses idées. Sa conversation était toute en exclamations incohérentes, en saillies d'imagination. Ce n'était plus la même force de caractère, la même passion et la même puissance de travail; monter à cheval le fatiguait. Une somnolence l'envahissait avec les plaisirs de la table. Il est vrai que, quand il fut traqué, poussé à bout, il se battit en désespéré et dirigea une merveilleuse campagne défensive en 1814. Mais c'était le dernier éclair de génie du conquérant. Il ne cessa pas, sans doute, d'être un grand capitaine. Il pouvait encore faire des plans dans son cabinet, mais, sur le champ de bataille, il n'était plus si actif, si formidable. La supériorité sans rivale de sa jeunesse avait disparu.

A l'île d'Elbe recommença la dégénérescence physique. Une activité terrible était devenue nécessaire à son existence. L'énergie refoulée, le changement qu'il avait fallu imposer à toutes ses habitudes, altérèrent sa santé. De gros il devint obèse; ce fut le grand changement qui frappa ses adhérents lorsqu'ils le revirent aux Tuileries en mars 1815. Lui-même se servit de ce fait comme d'un argument pour prouver qu'il avait changé aussi de caractère, et la façon dont il le fit semble une réminiscence de Shakespeare. Se frappant l'abdomen des deux mains, il demanda: «Est-ce qu'on est ambitieux quand on est gras comme moi?» Il n'avait plus cet «air hâve et affamé», indice de l'homme «dangereux» qui «pense trop». On ne tarda pas à s'apercevoir, d'ailleurs, que sa santé était atteinte. Son frère Jérôme le trouva malade; son autre frère, Lucien, déclara nettement que son état était sérieux, grave même; il a consigné par écrit, à ce sujet, certains détails qui n'ont pas été imprimés; il assura plus tard à Thiers que son frère souffrait alors d'une maladie de vessie. Thiers possédait d'autres témoignages dans le même sens, quoiqu'il pense,—et M. Henri Houssaye est de son avis,—que l'énergie déployée par Napoléon dément l'hypothèse d'une maladie véritable. Savary atteste qu'il pouvait à peine rester en selle sur le champ de bataille. Lavalette, qui le vit le soir où il quitta Paris pour la Flandre, dit qu'il souffrait alors cruellement de l'estomac. En tout cas, il était bien évident que le Napoléon qui revenait en mars 1815 était très différent du Napoléon qui était parti en avril 1814.

Nous irons jusqu'à risquer cette opinion que, quand il revint de l'île d'Elbe, il se rendait compte que sa carrière de conquérant était terminée. A l'île d'Elbe, il avait eu, pour la première fois depuis qu'il était arrivé au pouvoir, le loisir d'apprécier avec calme, et de sang-froid, sa situation, de se rappeler sa propre maxime sur le court espace de temps pendant lequel on peut faire heureusement la guerre. Il comprenait donc, croyons-nous, que la période des conquêtes était passée pour lui. Mais cela ne veut pas dire que son tempérament impérieux et passionné aurait jamais pu se couler dans le moule d'un souverain constitutionnel, ou qu'il aurait su se restreindre, lui et son armée, à une paix durable. Avec ses maréchaux, il n'aurait eu probablement aucune difficulté. Mais ses prétoriens auraient été plus malaisés à satisfaire. D'ailleurs, sa frontière rétrécie, mutilée, eût été un spectacle douloureux et un aiguillon. Dans l'autre plateau de la balance, mettez l'épuisement partiel de son peuple et le sien: deux faits qu'il ne pouvait longtemps se dissimuler.

Pendant les Cent-Jours, quoiqu'il montrât ce qu'on eût, chez tout autre, appelé de l'énergie, il avait cessé d'être Napoléon. C'était un autre homme, un homme condamné. «Je ne puis m'empêcher de croire», dit Pasquier qui était en contact direct et constant avec son entourage, «que son génie, comme sa force physique, était dans une décadence profonde.» Il se laissait tracasser par sa nouvelle législature et montrait une sorte de passivité, symptôme nouveau chez lui et très significatif. On dit,—c'est Sismondi qui nous l'affirme,—que ses ministres, à leur grand étonnement, le trouvaient constamment endormi sur un livre. Une des autres caractéristiques nouvelles et bizarres de cette période de sa vie, c'était une tendance à tenir des propos sans fin, qui devaient absorber beaucoup de temps précieux et qui trahissaient une perplexité secrète, tout à fait étrange chez lui. Même à la veille de Waterloo, sur le champ de bataille, à la stupéfaction de Gérard et de Grouchy, il perd des heures à leur parler de la politique de Paris, de la Chambre et des Jacobins. Cette manie de disserter venait en partie, dit Mollien, de la lassitude qui s'emparait de lui après quelques heures de travail. Quand il éprouvait cette sensation de fatigue, à laquelle il n'était pas habitué, il demandait à la parole un repos et une diversion. Mais la preuve frappante de sa métamorphose c'est sa manière d'agir envers Fouché. Il n'eut pas l'énergie nécessaire pour le traiter comme il eût fallu. Quand il repassait cette époque à Sainte-Hélène, son grand regret était de ne pas l'avoir fait pendre ou fusiller. Mais, pendant les Cent-Jours, depuis le moment où il arrive à Paris jusqu'à celui où il met le pied sur le pont du Bellérophon, il est trompé par Fouché, trahi par Fouché et, probablement, livré aux Anglais par Fouché. Napoléon supporte tout cela avec patience, quoiqu'il sache à quoi s'en tenir. Il s'arrête à un parti qui combinait les inconvénients de tous les partis possibles. Il avertit Fouché que ses intrigues sont découvertes et le garde au ministère de la police.

Enfin, il secoue la poussière de Paris, de son parlement et de ses trahisons; il va rejoindre son armée. On pourrait espérer que, dans l'atmosphère de la bataille, il va ressaisir sa force, mais il n'en est rien. La combinaison stratégique par laquelle il lança, rapidement et sans bruit, son armée dans les Flandres, était, sans doute, digne de ses meilleurs jours. Mais, quand il arriva au siège des opérations, sa vitalité, toujours en éveil, autrefois surhumaine, l'avait abandonné. Lui, jadis si préoccupé de recueillir des nouvelles précises de l'ennemi, semblait se soucier à peine de demander ou de recevoir des informations sur les mouvements des alliés. Lui, autrefois rapide comme la foudre, n'avait plus conscience de la valeur du temps. Cette prodigieuse célérité de mouvement était l'essence même de ses anciennes victoires. Or le matin de Ligny et le jour d'après il perdit des heures précieuses, et, avec elles, peut-être, le succès de la campagne. Il a lui-même reconnu que, s'il n'avait pas été si fatigué, il aurait dû passer à cheval la nuit qui précéda Waterloo. En fait, il monta à cheval à une heure du matin et resta en selle jusqu'à l'aube.

Enfin vient la suprême bataille. Napoléon semble la suivre avec une sorte d'apathie. Il assiste à la catastrophe et remarque froidement: «Il paraît qu'ils sont mêlés». Puis, mettant son cheval au pas, il s'éloigne du champ de bataille.

Il retourne à Paris, et là il est le même homme. Il arrive à l'Élysée à six heures du matin, le 21 juin. Il est reçu sur le perron par Caulaincourt, dont le bras tendre et fidèle le soutient pendant qu'il pénètre dans le palais. L'armée, dit-il, avait fait des prodiges, mais une terreur panique l'a saisie; tout a été perdu. Ney s'est conduit comme un insensé; il m'a fait massacrer toute ma cavalerie.» Quant à lui, il est suffoqué, épuisé. Il se jette dans un bain chaud et convoque ses ministres. Lavalette le vit ce matin-là, et donne de son apparence une description navrante, qui parle aux yeux: «Sitôt qu'il m'aperçut, il vint à moi avec un rire épileptique, effrayant. «Ah! mon Dieu! mon Dieu!» dit-il en levant les yeux au ciel, et il fit deux ou trois tours de chambre. Ce mouvement fut très court. Il reprit son sang-froid, et demanda ce qui se passait à la Chambre des députés.» Plus tard, il a reconnu qu'il aurait dû se rendre droit aux Chambres, tout botté et couvert de boue comme il était, les haranguer, essayer l'effet de sa personnalité magnétique, et, si elles s'étaient montrées réfractaires, finir la séance à la Cromwell. Il admet aussi qu'il aurait dû faire fusiller Fouché immédiatement. Au lieu de cela il tient un conseil des ministres d'où Fouché qui siège à son côté, envoie des messages à l'opposition parlementaire pour la rallier. A mesure que le conseil se prolonge le résultat des manœuvres du traître devient manifeste. C'est un moment de détresse suprême et de désespoir. Ses partisans fidèles, les princes de sa maison, le supplient de montrer de l'énergie. Napoléon demeure engourdi, pétrifié. Sa voiture est là, tout attelée, prête à le conduire aux Chambres: il la congédie. En présence de l'opposition, de l'intrigue, de la trahison, il est passif; il ne trouve rien à faire. Enfin, à une seconde réunion du conseil, il signe automatiquement son abdication. Aussitôt son antichambre se vide, le palais devient un désert.

Cependant, au dehors, les soldats et la multitude l'appellent à grands cris; ils le supplient de ne pas les abandonner, mais d'organiser et de diriger la résistance nationale. Un mot de lui, dit son frère, et ses ennemis de l'intérieur n'existaient plus. C'est là une exagération, car Lafayette avait mis à profit le temps perdu par Napoléon et s'était assuré le concours de la garde nationale. Pourtant, l'enthousiasme était formidable et aurait pu ouvrir la voie à une révolution triomphante, s'il avait plu à l'Empereur de l'utiliser dans ce sens. En tout cas, Fouché et ses satellites s'en alarmèrent, et ils donnèrent à l'Empereur un avertissement. Et lui, à l'instant, quitte sa capitale et ses amis. Il envoie sa voiture vide au milieu de ses partisans, comme s'ils étaient ses ennemis, et s'échappe à la hâte dans une autre voiture.

Il se retire à la Malmaison où il est, de fait, un prisonnier. Il ne bouge pas; il ne donne plus d'ordres; il passe son temps à lire des romans. Il ne prendra de mesures ni pour fuir ni pour résister. Une même journée résout le dilemme. Il est amené à offrir ses services comme général au gouvernement provisoire. La réponse qu'il reçoit est un ordre de quitter la France. Sans un mot il obéit. Un quart d'heure après il est parti.

Arrivé à Rochefort, même apathie, même indécision, même inconscience du prix qu'ont les minutes qui s'écoulent. Il semble que s'il avait agi avec promptitude il avait des chances sérieuses de passer en Amérique. Son frère Joseph lui en avait offert le moyen. Joseph, qui ressemblait beaucoup à l'Empereur, proposait de prendre sa place pendant qu'il s'échapperait sur le navire américain à bord duquel lui, Joseph, parvint à s'enfuir. Mais Napoléon déclara qu'un déguisement, quel qu'il fût, était au-dessous de sa dignité. Il avait été, pourtant, d'un avis différent lors de son départ pour l'île d'Elbe. D'ailleurs, il aurait pu essayer de s'échapper sur un vaisseau neutre (de nationalité danoise), ou sur un chasse-marée, ou sur une frégate. Quelques jeunes officiers de marine s'offrirent à servir d'équipage à un chasse-marée, ou à un canot à rames qui aurait trouvé moyen de percer le blocus. Mais c'est encore la frégate qui offrait les meilleures chances de succès, et Maitland, dans son récit, reconnaît que ces chances étaient considérables. Il y avait alors à l'île d'Aix deux frégates françaises, sans parler de vaisseaux de moindre tonnage. Un des capitaines était douteux, sinon hostile. Mais l'autre implora Napoléon de risquer l'aventure. Il attaquerait le vaisseau anglais pendant que l'Empereur s'échapperait avec l'autre frégate. En d'autres temps l'Empereur n'aurait pas hésité à confier César et sa fortune à cette chance de salut qui se présentait. Mais on eût dit qu'il était sous l'influence de quelque charme malfaisant. Il louvoyait, il lanternait, convoquait les personnes de sa suite pour délibérer avec elles sur le meilleur parti à prendre; il permettait à un ennemi vigilant de suivre tous ses mouvements; il faisait, en un mot, tout ce que, peu d'années auparavant, il eût trouvé méprisable s'il l'avait vu faire à un autre. Enfin, il est incapable d'agir, il se rend à bord du Bellérophon et, là, s'assoupit sur le pont en lisant une page d'Ossian. Sa suite confesse à Maitland que son énergie physique et mentale l'a en grande partie abandonné.

Une fois seulement, durant ce voyage, il parut secouer sa léthargie. C'était le matin, au lever du jour. Comme le vaisseau rangeait l'île d'Ouessant, les hommes de garde, à leur surprise indicible, virent l'Empereur sortir de sa cabine et s'acheminer avec quelque difficulté vers la poupe. Arrivé là, il demanda à l'officier de quart si cette côte était bien Ouessant. Puis, prenant un télescope, il demeura le regard fixé vers la terre. Il resta là, sans bouger, de sept heures jusqu'aux approches de midi. Ni les officiers du navire, ni les personnes de sa suite lorsqu'elles le virent absorbé ainsi, ne se permirent de troubler sa douloureuse contemplation. A la fin, lorsque la côte s'effaça à l'horizon, il se retourna, cachant de son mieux son visage navré, et s'accrocha au bras de Bertrand, qui le soutint jusqu'à sa cabine. C'est la dernière fois qu'il vit la France.

A Sainte-Hélène son engourdissement devint, naturellement, plus prononcé. Lui-même en était stupéfait. Il passait des heures dans son lit ou dans son bain. Bientôt, il prit l'habitude de ne s'habiller que tard dans l'après-midi. Il était surpris de sentir qu'il était mieux dans son lit, lui qui trouvait autrefois la journée trop courte pour l'action.

Tel était l'homme qui, au jugement du gouvernement anglais et de sir Hudson Lowe, était capable de se glisser le long d'une falaise inaccessible, sans être aperçu par des sentinelles partout présentes, et de passer, sans que personne pût dire comment, à travers un cordon de croiseurs vigilants, pour aller, encore une fois, bouleverser l'univers! On peut dire, sans crainte d'erreur, que Napoléon, eût-il réalisé l'impossible et réussi à s'évader, n'eût jamais pu troubler sérieusement le monde, si ce n'est par son nom et son souvenir[10]. Mais cette évasion était chose impraticable. Quand même on lui aurait donné la liberté de parcourir l'île tout entière, quand même on aurait fait disparaître tous les factionnaires, il ne pouvait songer un moment, dans l'état physique où il se trouvait, et si l'on suppose une surveillance ordinaire et la présence de croiseurs gardant bien la côte, à quitter l'île, à moins que le gouverneur ne fût de connivence avec lui. Napoléon a pu quelquefois espérer qu'il sortirait de Sainte-Hélène, mais,—nous en sommes convaincu,—il ne crut jamais une évasion possible. Gourgaud rapporte un projet de ce genre, mais c'était une plaisanterie lancée par l'Empereur, après le dîner, au milieu des rires. Le peu d'espoir qu'il conservât, il le fondait sur l'action de l'opposition dans le Parlement ou sur l'avènement au trône de la princesse Charlotte. Aussi pria-t-il Malcolm et Gourgaud d'exposer à cette princesse tous ses sujets de plainte.

Napoléon avait le pouvoir, lorsqu'il lui plaisait, de vivre en pleine illusion. Pendant la campagne de Russie, par exemple, il avait donné ordre à ses maréchaux d'opérer avec des armées qu'il savait ne plus exister. Ils se récriaient, et lui, alors, de dire simplement: «Pourquoi m'ôter mon calme?» Lorsque les Alliés envahirent la France, il déclarait compter beaucoup sur l'armée du maréchal Macdonald. «Voulez-vous passer mon armée en revue? dit le maréchal au comte Beugnot. Ce ne sera pas long. Elle se compose de moi-même et de mon chef d'état-major. Comme matériel: quatre chaises de paille et une table de sapin.» Pendant la campagne de 1814, l'Empereur expliquait ses plans à Marmont. Le maréchal devait faire telle et telle chose «avec son corps de 10000 hommes». Toutes les fois que l'Empereur répétait ce chiffre, Marmont l'interrompait pour dire qu'il n'en avait que 3000. Napoléon s'entêta jusqu'au bout: «Marmont, avec ses 10000 hommes.» Le plus curieux exemple en ce genre est donné par Méneval. «Lorsque l'Empereur, dit-il, additionnait les chiffres de ses soldats, il faisait toujours des erreurs dans l'addition et grossissait invariablement le total.» Ainsi, à Sainte-Hélène, nous croyons qu'il s'était persuadé à lui-même qu'il serait mis en liberté si lord Holland devenait premier ministre, ou si la princesse Charlotte montait sur le trône. Quelquefois même il se déclara convaincu que les frais de sa détention détermineraient le gouvernement britannique à le relâcher. On apportait quelquefois à Longwood des bruits extraordinaires qui étaient probablement dus à l'imagination des nouvellistes de Jamestown. Un jour, par exemple, O'Meara informe Napoléon que la Garde impériale s'est retirée dans les Cévennes et que toute la France est en insurrection; quant à l'effet produit par cette nouvelle à sensation, on nous apprend seulement que l'Empereur a fait une partie de reversi. Un autre jour, c'est Montholon qui revient de Jamestown où il a lu les journaux. Il déclare que la France entière demande l'Empereur, que tout se lève en sa faveur et que la Grande-Bretagne est à son dernier soupir. Nous doutons fort que Napoléon ait attaché la moindre foi à des rapports de ce genre. Nous croyons qu'il gardait bien peu d'espoir, de quelque nature que ce fût. Mais le peu qu'il en avait conservé reposait sur la princesse Charlotte et sur lord Holland, parce que lui et—ce qui était bien plus important—lady Holland avaient embrassé sa cause avec enthousiasme; la princesse Charlotte, partie parce qu'elle était censée avoir exprimé de la sympathie pour lui, et partie, peut-être, parce qu'elle avait épousé le prince Léopold, qui avait demandé à être son aide de camp. «Ma foi, dit l'Empereur, celui-là est bien heureux que je ne l'aie pas nommé aide de camp lorsqu'il me l'a demandé, car s'il l'avait été il ne s'asseoirait pas sur les marches du trône d'Angleterre.»

Il y avait une cause de danger qui était parfaitement connue de Lowe, ainsi que du commissaire français, et à laquelle il était difficile de parer: c'était la fascination qu'exerçait personnellement le prisonnier. Montchenu ne cesse de déplorer ce fait inquiétant. On ne quitte jamais Napoléon, dit-il, sans éprouver le plus grand enthousiasme. «Si j'étais à votre place, disait-il à Lowe, je ne permettrais pas à un seul étranger de visiter Longwood, car ils le quittent tous transportés de dévouement et ils rapportent ce sentiment-là en Europe.» «Ce qui m'a frappé c'est l'ascendant énorme que cet homme, entouré de gardes, de rochers, de précipices, a encore sur les esprits. Tout à Sainte-Hélène se ressent de sa supériorité. Les Français tremblent à son aspect et se croient trop heureux de le servir.... Les Anglais n'en approchent plus qu'avec timidité. Ceux-mêmes qui le gardent briguent un regard, un entretien, un mot. Personne n'ose le traiter en égal.» Ces symptômes alarmants étaient rapprochés d'un autre symptôme qui ne l'était pas moins: les manières séduisantes du prisonnier. Il entrait dans une ferme, s'asseyait pour causer avec les habitants; ceux-ci le recevaient avec une joie mêlée de respect. Il parlait même aux esclaves et leur donnait de l'argent. Un peu plus, et on allait l'adorer. Le gouverneur était effrayé, à en perdre l'esprit, de ce nouveau et indéfinissable danger qui menaçait la sécurité de l'île. C'est pourquoi il se hâta de rétrécir les limites du domaine de Napoléon, de façon qu'aucun cultivateur n'y pût demeurer.

CHAPITRE IX.

LORD BATHURST.

Le commissaire russe, après avoir passé près de trois ans à Sainte-Hélène, écrivait à son gouvernement: «Il n'y a rien de plus absurde, de plus impolitique, de moins généreux et de moins délicat que la conduite des Anglais envers Napoléon.» Il ne serait pas juste, pourtant, ni équitable, d'imputer à Lowe ou à Cockburn la responsabilité de ces ignominies, ou de leur attribuer le principe général d'après lequel l'Empereur fut traité. Ils ne faisaient qu'exécuter à la lettre, et de façon grossière, une sordide et brutale politique. Ce sont les ministres anglais qui sont responsables, ensemble et séparément, pour le traitement que subit Napoléon et que, chose assez étrange, les partisans de Lowe ont condamné comme les autres. «Le grand coupable, dit le plus énergique avocat de Lowe, ce fut le gouvernement anglais, dont la conduite, considérée en elle-même, fut absolument dépourvue de dignité, en même temps qu'elle manquait de loyauté et de justice envers sir Hudson Lowe.» Mais on cesse de s'étonner lorsqu'on se rappelle qui étaient ces ministres, et ce qu'ils étaient. M. Vandal, dans un des plus éloquents passages de son beau livre, fait remarquer que la victoire finale de la Grande-Bretagne sur Napoléon était le triomphe de l'obstination sur le génie. «Les hommes qui gouvernaient à Londres, jetés par la maladie de George III dans un chaos de difficultés, placés entre un roi fou et un régent décrié, en butte aux attaques virulentes de l'opposition, à la révolte des intérêts lésés, aux plaintes de la Cité, entourés d'un peuple sans pain et d'un commerce aux abois... désespérèrent parfois de maintenir Wellesley sous Lisbonne. Cependant, dans ce péril extrême, aucun d'eux ne songe à céder, à solliciter, à accepter même la paix, à sacrifier l'orgueil et la cause britanniques, et rarement des hommes d'État ont opposé, à la violence déchaînée des événements, aux assauts réitérés du sort, plus admirable exemple de sang-froid et de flegmatique courage. Quels sont donc ces hommes? Parmi eux, pas un ministre d'un grand renom, d'un passé glorieux, d'une intelligence supérieure: les successeurs de Pitt... n'ont hérité que de sa constance, de son opiniâtreté et de ses haines. Sachant qu'ils portent en eux les destinées de la patrie et celles du monde, ils puisent dans ce sentiment une vertu d'énergie et de patience qui les égale aux plus grands.» Liverpool, Eldon, Bathurst, Castlereagh et Sidmouth, étaient des hommes dont il est impossible de dire que leurs noms brillent dans l'histoire. Ils avaient, du moins, senti qu'ils devaient lutter énergiquement jusqu'au bout: soutenus dans toute cette lutte par les victoires de leurs marins, par la robuste résignation de leurs compatriotes et, finalement, par des succès militaires, ils étaient venus à bout de l'épreuve et en étaient sortis victorieux. Mais la victoire ne leur avait pas appris à être magnanimes. Ils s'étaient emparés de leur grand ennemi; leur premier désir était que quelqu'un leur rendît le service de le pendre ou de le fusiller à leur place: faute de quoi, ils se résolurent à le mettre sous clef, comme un pickpocket. Ce qu'ils voyaient le plus clairement, c'est qu'il leur avait coûté déjà beaucoup d'ennuis et beaucoup d'argent, et qu'il devait maintenant leur en coûter le moins possible. C'étaient des hommes honnêtes, agissant d'après leurs lumières: on peut seulement regretter que les hommes fussent si médiocres et les lumières si troubles.

Le ministre spécialement chargé de mettre cette politique à exécution était lord Bathurst, secrétaire d'État pour les deux départements réunis de la guerre et des colonies. Qui était Bathurst?

Il est difficile de le dire. Nous savons qu'il était le petit-fils de ce lord Bathurst qui fut nonagénaire et qui, soixante ans après son élévation à la pairie, fut promu au rang de comte. C'est ce Bathurst qui, dans le dernier mois de sa vie, à quatre-vingt-dix ans, s'attira, de Burke, la fameuse apostrophe que l'on sait. Nous savons encore que notre Bathurst, le Bathurst de 1815, était le fils du second lord Bathurst, qui fut le plus incapable des lords chanceliers. Quant à lui, il était un de ces produits bizarres de notre système politique, qui trouvent le moyen d'occuper les charges les plus en vue et de rester parfaitement obscurs. Il avait dirigé le Foreign Office. Maintenant, il était et devait demeurer quinze ans secrétaire d'État. Pourtant, on a beau fouiller nos dictionnaires biographiques les plus minutieux, on ne trouvera rien de plus que la sèche énumération de ses emplois officiels, la date de sa naissance et celle de sa mort.

A présent, il était responsable de Napoléon. Il fit comprendre à Lowe, en termes positifs, que l'Empereur devait être traité, jusqu'à nouvel ordre, comme prisonnier de guerre; mais qu'on devait lui accorder «toutes les libertés compatibles avec la sécurité absolue de sa personne». Il fit alors voter par le Parlement un acte, nécessaire peut-être, mais d'une sévérité draconienne. Tout sujet anglais qui aiderait à faire évader Napoléon, ou qui, après son évasion, lui prêterait son concours en mer, serait passible de mort, et le bénéfice de clergie ne serait point admis en sa faveur. Lowe, disons-le en passant, faisait de fréquentes allusions à cet acte pour en tirer de délicates railleries à l'adresse des commissaires: «Après tout, disait-il, je n'ai pas le droit de vous pendre.» Cependant, Bathurst serrait l'écrou tous les jours davantage. La table et l'entretien de la maison de Napoléon ne devaient pas excéder huit mille livres. C'était à lui de payer tous ceux qui l'avaient suivi, officiers et valets. Le service devait être immédiatement réduit de quatre personnes. Comme on n'indiquait ni le nom ni la qualité de ces quatre personnes, il était clair que l'on désirait, tout simplement, supprimer quatre bouches à nourrir. Après quoi, l'on persuaderait aux autres de le quitter, sous prétexte que leur présence ajoutait considérablement aux dépenses.

On peut donc présumer que «toute la liberté, compatible avec la sécurité de sa personne», qui lui avait été laissée de communiquer avec quelques compatriotes et d'être servi par ses propres domestiques, allait être, autant que possible, supprimée. De plus, Lowe devait rendre les liens du prisonnier plus étroits que n'avait fait Cockburn. Aucune lettre ne parviendrait à Napoléon sinon par l'intermédiaire de Lowe. La faculté que l'amiral avait accordée à Bertrand de donner des cartes d'admission, autorisant les personnes qui venaient voir Napoléon à traverser le cordon des factionnaires, lui fut retirée. Tous les Français appartenant à la maison de l'Empereur, eurent à signer une déclaration par laquelle ils promettaient de se soumettre aux règlements dont leur maître était l'objet. Ainsi de suite. Bathurst attachait une grande importance à enfermer Napoléon dans une sorte d'enceinte, close par une grille qu'il envoya d'Angleterre et qui était destinée à mettre le sceau à toutes les précautions prises. «Nous considérons, écrit-il, que c'est un point très important, surtout en attendant l'arrivée de la grille de fer, de s'assurer, à une heure avancée de la soirée et le matin de bonne heure, que le prisonnier est en sûreté.» Mais il semble qu'on trouva difficile de pousser la contrainte trop loin. Car l'intérêt inspiré par le captif était extrême. Le public se disputait les moindres miettes d'information venant de Sainte-Hélène. L'avidité, à cet égard, devint telle, qu'il était presque impossible d'empêcher la presse de s'emparer des lettres les plus intimes provenant de là-bas. Une dame qui revenait de Sainte-Hélène en 1817 raconte que, lorsqu'elle débarqua à Portsmouth, les passagers furent assaillis par une foule appartenant à toutes les classes de la société, qui semblait prête à les mettre en pièces pour obtenir des renseignements sur le prisonnier. A peine furent-ils arrivés à l'hôtel, que des étrangers fondirent sur eux avec des portraits de Napoléon, afin de savoir si ces portraits étaient ressemblants. C'est pour cette raison que le livre de Warden, qui ne valait rien, eut un succès fou. Et celui de Santni, qui ne valait pas mieux, obtint une vogue semblable. Il eut sept éditions en quinze jours: du moins, c'est l'auteur qui l'affirme.

Lord Holland souleva un débat à la Chambre des Lords sur la façon dont était traité Napoléon. Et à partir de ce moment il règne un ton plus humain dans les prescriptions de Bathurst. La lettre qu'il écrivit à Lowe un mois après le débat est conçue dans un esprit qu'on pourrait presque qualifier de poli. «Vous pouvez l'assurer que vous êtes disposé à rendre sa situation plus agréable en lui fournissant toutes les publications nouvelles.... Il serait bon, je crois, d'ajouter qu'il n'existe dans ce pays aucun parti pris de lui refuser satisfaction en ce qui touche le service de sa table et, particulièrement, la consommation du vin.» Plus tard, dans la même année, il permet de dépasser le maximum de 12000 livres, «si cette somme est reconnue insuffisante pour entretenir la maison d'un officier général de distinction». Napoléon, on le voit, a reçu de l'avancement. De général en retrait d'emploi il est promu officier général de distinction.

Il semble que Bathurst fût digne de Lowe, comme Lowe était digne de Bathurst. Tous deux paraissent avoir eu le même idéal en matière de tact et de bon goût.

En veut-on un exemple? La plaie de Sainte-Hélène, ce sont les rats. Le secrétaire d'État écrit à ce sujet au gouverneur: «Vous recevrez une lettre particulière de M. Goulburn relative aux graves désagréments que lui causent (à Napoléon) les nombreux rats dont la maison est infestée. Il y a quelque chose de comique dans cette plainte, venant d'un monarque déchu, et le fait semble en contradiction avec la sagacité qu'on prête à ces animaux. Aussi n'est-il guère probable que l'on ait choisi, pour le mettre en avant, un pareil sujet de doléances, à moins d'y être forcé. Il est cependant possible que le grand nombre de ces animaux cause un ennui réel. Bien que j'aie lieu de croire que leur multiplication est due à la négligence de ses domestiques,—négligence qu'il encourage probablement,—il me paraît convenable, à tous les points de vue, de faire une enquête sur l'étendue du mal et d'y porter remède.» Nous ne pouvons nous rappeler aucune plainte de Napoléon à ce sujet, bien que sa maison fût remplie de ces dégoûtantes bêtes. Mais ce fait n'ôte rien de leur saveur aux spirituelles plaisanteries du secrétaire d'État que nous avons mises en italiques. Peut-être trouvera-t-on, cependant, qu'il va un peu loin lorsqu'il insinue que l'Empereur,—si délicat en ces matières,—encouragea volontairement la négligence de ses serviteurs, dans l'intention de pousser à la multiplication des rats.

Quand Napoléon se meurt, Bathurst fait entendre une note vraiment sublime. «S'il est réellement malade, écrit-il, ce sera peut-être une consolation pour lui d'apprendre que les nouvelles répétées qui se sont répandues sur le déclin de sa santé n'ont pas été reçues ici avec indifférence. Vous transmettrez donc au général Buonaparte l'expression du vif intérêt avec lequel Sa Majesté a accueilli le rapport de sa maladie, et du désir qu'éprouve Sa Majesté de lui faire donner tous les soulagements que sa situation comporte. Vous assurerez le général Buonaparte qu'il n'est point d'allégement, résultant d'un surcroît de soins médicaux ou de quelque arrangement compatible avec la sûreté de sa personne (et Sa Majesté ne peut entendre par là donner aucune espérance d'un transfert,) que Sa Majesté ne soit désireuse d'accorder, etc.» C'était le comble, le dernier mot, le nec plus ultra de Bathurst. Par bonheur, lorsque ce rare morceau arriva à Sainte-Hélène, le prisonnier était allé là où la sympathie de Georges IV, exprimée par Bathurst, ne pouvait plus l'atteindre. Scott croit que cette lettre eût été pour lui une consolation. Une telle appréciation ne se discute pas.

Toute cette correspondance, du moins ce que nous en avons lu, est sordide, lamentable.

Il faut, sans doute, songer à l'épuisement de cette guerre, aux sommes énormes qu'elle avait coûtées; il faut faire la part du désir bien naturel qu'on avait de ne pas laisser s'échapper le grand perturbateur de la paix publique. Tout cela admis, il nous semble à nous, sur la fin du siècle où ces événements se passèrent, qu'il y eut là un mélange de bassesse et de lâcheté; mais la responsabilité de cet ignominieux épisode, de cette politique de mouchards et d'harpagons, n'est pas à Sainte-Hélène avec les Lowe et les Cockburn: elle est à Londres avec les Liverpool et les Bathurst, quoique les ministres aient essayé, comme on l'a vu, de se dégager de la sinistre renommée de Lowe, en lui faisant, à son retour, le plus glacial des accueils.

CHAPITRE X.

LES PERSONNAGES DU DRAME.

Les personnages de cette longue tragédie ne sont pas nombreux, et quelques-uns,—les Poppleton et autres semblables,—traversent seulement la scène, muets et impalpables comme des ombres. Par exemple, ce Poppleton dont le nom revient à chaque instant, nous ne savons rien de lui, si ce n'est qu'il remplit longtemps les fonctions d'officier d'ordonnance à Longwood, qu'il était un cavalier des plus médiocres, qu'il s'amusait quelquefois à déterrer des pommes de terre, et qu'en quittant Longwood il accepta en cachette une tabatière, comme présent d'adieu de Napoléon, un des plus grands crimes que Lowe pût inscrire dans son code particulier. Çà et là nous apercevons quelques silhouettes d'un relief bien accusé: ainsi l'amiral qui succéda à Malcolm et dont Napoléon nous a donné un croquis. «Il me rappelle ces petits patrons hollandais, toujours gris, que j'ai vus aux Pays-Bas, assis à table, une pipe aux dents, un fromage et une bouteille de genièvre devant eux.» Mais il est d'autres noms que l'on rencontre à chaque page des différents récits de Sainte-Hélène. Ce sont d'abord les membres de la petite cour de l'Empereur. Parmi les personnes dont il n'a pas encore été question, Bertrand, le grand-maréchal, et sa femme, occupent naturellement le premier rang.

Bertrand a un grand mérite qui le distingue des autres: il n'a pas écrit de livre, il se tait. Agréable contraste avec Gourgaud et Las Cases, si abondants en confidences et si prodigues de révélations sur leur propre personne! Il semble que Bertrand fût un excellent officier. Napoléon a souvent répété que c'était le meilleur officier du génie qu'il y eût au monde. Mais cela pourrait bien avoir été dit pour taquiner Gourgaud. Il était dévoué à son maître, mais ne l'était pas moins à sa femme. Cette double allégeance, qui avait déjà amené des difficultés à l'île d'Elbe, lui causa des embarras perpétuels avec l'Empereur, qui s'en montra choqué jusque sur son lit de mort. En revanche Bertrand résista aux prières de sa femme qui le suppliait de ne pas accompagner l'Empereur à Sainte-Hélène. Il resta jusqu'au bout, non sans avoir songé plus d'une fois à s'éloigner. Dans son loyal silence, il reste la figure la plus sympathique de ce groupe qui entoure l'Empereur. Pour une raison ou pour une autre, il était l'objet de la haine particulière de Lowe, mais Henry, l'ami du gouverneur, et tous les autres témoins impartiaux, disent du bien de lui. Napoléon, à son lit de mort, ordonna à Bertrand de se réconcilier avec Lowe, et, en effet, il y eut une réconciliation après la mort de l'Empereur.

Mme Bertrand était, dit-on, une créole anglaise de naissance. Elle était, du côté anglais, nièce de lord Dillon, et, du côté créole, parente de l'impératrice Joséphine. Son origine britannique avait été cause qu'à l'île d'Elbe on l'avait soupçonnée d'être sympathique aux Anglais. Mais il est impossible de découvrir chez elle la moindre trace d'une pareille tendance. Elle paraît avoir été une personne extrêmement séduisante. «C'était, dit une dame anglaise fixée dans l'île, une femme tout à fait attrayante et pleine de charme. Elle parlait l'anglais avec une aisance parfaite, mais avec un léger soupçon d'accent français. Elle était grande, d'extérieur imposant, mais elle se penchait légèrement, d'un mouvement élégant qui diminuait sa haute taille et ajoutait à sa grâce. Ses yeux noirs étaient brillants, doux, animés. Sa démarche était celle d'une jeune reine qui est habituée à exiger l'admiration, mais qui sait la gagner et la retenir.» Son caractère, pourtant, connaissait les orages de la passion créole. Lorsqu'elle apprit que Napoléon allait être conduit à Sainte-Hélène, elle se jeta dans la cabine de l'Empereur, fit une scène violente et essaya ensuite de se noyer. Tout cet épisode, y compris la tentative de suicide, n'a rien de précisément tragique. Comme elle avait déjà le corps à moitié sorti par la fenêtre de la cabine et que son mari la retenait de l'intérieur, Savary, qui avait une vieille animosité contre elle, criait au milieu de rires fous: «Laissez-la! mais laissez-la donc!» Maitland eut de fréquentes disputes avec elle quand elle était à bord du Bellérophon et cet état de guerre aboutit à une scène où, perdant le peu de patience qui lui restait, il lui déclara qu'elle n'avait pas le sens commun et la pria de ne plus lui adresser dorénavant la parole. Ce qui n'empêche pas que, plus tard, dans cette même journée, lorsqu'elle quitta le navire, elle vint vers le capitaine d'un air conciliant et amical, «qui lui faisait le plus grand honneur»; elle lui rappela ce qu'il avait dit le matin et ajouta qu'elle voulait quand même lui serrer la main, «car Dieu sait, conclut la pauvre dame, si nous nous reverrons jamais!» Maitland la définit en deux mots «une bonne mère, une excellente épouse, avec une foule de qualités», quoique «peut-être un peu prompte à s'emporter». Forsyth dit qu'elle paraît avoir gagné la bienveillance et l'affection de tous ceux qui la connaissaient. On a d'elle un joli mot. Elle eut un enfant à Sainte-Hélène, et le présenta à l'Empereur comme le premier Français qui fût arrivé à Longwood sans la permission de lord Bathurst. Mme de Montholon rapporte que, durant cette longue et morne captivité, elle vécut en parfaite intelligence avec cette charmante femme. Après le départ de Mme de Montholon elle resta deux ans sans avoir la compagnie d'aucune de ses compatriotes, et elle était obligée de demander l'agrément de Lowe quand elle éprouvait le besoin de voir un peu de monde. Personne n'avait fait de plus grands sacrifices que Mme Bertrand pour accompagner l'Empereur et son mari. Elle adorait le luxe et le monde. Elle était accoutumée à tenir une des premières places dans une cour splendide. Elle avait, à Trieste, joué les vice-reines pour son propre compte. Ses enfants, dont la beauté était merveilleuse, arrivaient à un âge où leur éducation aurait pu être sa grande préoccupation. Mais, la première émotion passée, elle prit sans se plaindre le chemin de cette Sibérie des Tropiques. Il semble qu'elle se soit appliquée à remplir le rôle de conciliatrice au milieu de cette cour si petite, et qui, pourtant, offrait un si vaste champ au déploiement de cette providentielle mission.

La personnalité de M. et de Mme de Montholon ne nous apparaît que vaguement, bien que leurs noms tiennent une large place dans les annales de la captivité. Montholon descendait d'une ancienne famille; il se prétendait, du droit de ses ancêtres, titulaire d'une pairie anglaise ou irlandaise. Un de ses aïeux avait, assure-t-on, sauvé la vie de Richard Cœur de Lion, et, en raison de cet exploit, avait été créé comte de Lee et baron O'Brien. Montholon était,—toujours d'après la même tradition,—l'héritier de ces titres, mais les recherches les plus minutieuses n'ont pu établir le fait. Quoi qu'il en soit, Napoléon l'avait connu quand il n'était encore qu'un enfant de dix ans. Lorsqu'il habitait en Corse avec sa mère, remariée à M. de Sémonville, il avait reçu des leçons de mathématiques de son futur souverain alors capitaine d'artillerie. Il s'était ensuite rencontré au collège avec Lucien et Jérôme, et avec Eugène de Beauharnais. Il avait donc été, on le voit, mêlé à toute la carrière de Napoléon, et il était, de plus, rattaché à l'Empire par le mariage de sa sœur avec le noble et chevaleresque Macdonald. C'était la curieuse destinée de Montholon d'avoir connu Napoléon durant les années obscures de sa jeunesse, d'avoir été associé aux splendeurs de l'Empire, de suivre son maître dans l'exil, de veiller près de son lit de mort avec la tendresse d'un fils, de vivre assez pour prendre part à la romanesque entreprise de Boulogne et pour partager la captivité du troisième Napoléon pendant le même nombre d'années qu'il avait partagé la captivité du premier. Il passa six ans de sa vie dans l'une de ces prisons et six ans dans l'autre. Il vit le rétablissement de l'Empire, que Gourgaud manqua de quelques mois. Mais Gourgaud—le fait est caractéristique—était opposé au Prince président.

Heureusement pour Montholon, son dévouement était un dévouement aveugle. Nous disons «heureusement», car il n'y avait de place dans la petite cour que pour un dévouement de cette nature. Après le départ de Las Cases il n'était pas difficile à Montholon de prendre la place vacante. En effet, l'attachement de Bertrand à sa femme et l'humeur désagréable de Gourgaud les rendaient incapables de se mettre sur les rangs. Ainsi, Montholon devint le familier par excellence, l'homme indispensable de l'entourage. Et pourtant lui aussi rêvait de partir. Bathurst écrivait, en 1820, sur un ton railleur, à propos de Bertrand et de Montholon: «Tous les deux sont sur le point de s'envoler, mais ils se surveillent l'un l'autre.» Montholon, en tout cas, aurait voulu accompagner sa femme, lorsqu'elle partit en 1819; il eut, à ce sujet, à lutter tous les jours contre Napoléon, qui le pria de rester. Nous le trouvons, neuf semaines avant la mort de son maître, discutant avec Lowe les noms de ceux qui pourraient prendre la place de Bertrand et la sienne auprès de l'exilé. Planat, on l'a déjà vu, était sur le point de se mettre en route pour venir lui succéder.

Quant à Albinie Hélène de Vassal, comtesse de Montholon, sans l'absurde jalousie de Gourgaud nous ne saurions d'elle que fort peu de chose. Pourtant elle a laissé des souvenirs intéressants de ses années d'exil. Nous apprenons, incidemment, par Méneval, que son mariage avec Montholon rencontra quelques difficultés. Elle avait déjà divorcé avec deux maris, tous deux vivants. L'Empereur défendit de publier les bans, mais donna ensuite à Montholon la permission d'épouser «la nièce du président Séguier». Montholon avait joué son souverain, car la future épouse était la personne prohibée, sous une désignation différente. «C'est une femme tranquille, sans prétentions, dit Maitland. Elle ne donna point d'ennuis et parut décidée à tout accepter, pourvu qu'on lui permît d'accompagner son mari.» C'est elle qui se chargeait de faire de la musique pour l'Empereur et ses hôtes. Elle chantait des airs italiens, sans beaucoup de voix, et tapotait le piano.

Le marquis Emmanuel de Las Cases avait eu une carrière assez accidentée. Il était entré tout jeune dans la marine française et avait assisté au siège de Gibraltar. Nommé lieutenant avant l'âge de vingt et un ans, il recevait, bientôt après, le commandement d'un brick. La Révolution survint, et le jeune officier fut un des premiers à émigrer. Circonstance heureuse pour lui, en fin de compte, car ses souvenirs de Coblentz et de l'émigration avaient une saveur toute particulière pour Napoléon. De Coblentz il fut envoyé en mission secrète auprès de Gustave III, roi de Suède. De là le vent le poussa en Angleterre. Il fit partie de la désastreuse expédition de Quiberon, réussit à s'échapper et revint à Londres où il donna des leçons et publia un atlas historique qui lui rapporta quelque argent. Après le 18 brumaire il rentra en France, servit sous Bernadotte et devint chambellan et conseiller d'État. Lors de la première abdication il refusa de s'associer au vote du conseil d'État qui déposait Napoléon, tout en acceptant de Louis XVIII le grade de capitaine dans la marine; puis il se retira en Angleterre. Il rentra à Paris, naturellement, pendant les Cent Jours, et, après la bataille de Waterloo, pria l'Empereur de l'emmener à Sainte-Hélène. Plus âgé que son maître de trois ans, il lui survécut vingt et un ans et mourut en 1842.

Nous donnons tous ces détails parce qu'ils expliquent cette préférence, cause de tant de jalousies, dont il fut l'objet. Las Cases appartenait à la vieille noblesse; il avait servi dans la marine royale avant la Révolution; il avait fait partie de l'émigration; il connaissait bien l'Angleterre. Par tous ces motifs, il était en mesure de satisfaire la curiosité insatiable de Napoléon sur certains aspects de l'existence dont il n'avait pu prendre aucune expérience personnelle. D'ailleurs Las Cases était un homme du monde. Il s'était battu, il avait joué, il avait voyagé, il avait traversé toutes les situations, essayé tous les rôles d'un exilé besogneux et plein de ressources; il avait observé l'Empire et la Cour à un point de vue beaucoup plus indépendant que Napoléon. De plus, il adorait son maître, n'avait pas de secrets pour lui, le regardait comme un être surhumain, un être divin. Nous avons vu qu'il n'avait pas de scrupules quand il s'agissait de servir l'Empereur. Il disait: «Napoléon est mon Dieu,» ou: «Je ne regrette pas mon exil, puisqu'il me permet de vivre auprès de l'être le plus noble de la création.» Il poussait la flatterie jusqu'à être sensiblement plus petit que l'Empereur. Il va sans dire que la médaille avait son revers. Il humiliait son maître en ayant un mal de mer des plus violents à bord d'un vaisseau de guerre anglais, en dépit de son uniforme d'officier de marine, tout battant neuf, et du prodigieux saut qu'il avait fait d'un grade à un autre, après un quart de siècle passé à terre. Et puis, ses collègues le haïssaient: le surnom qu'ils lui donnaient était «le Jésuite». La faveur que lui accordait Napoléon s'explique aisément pour nous par son expérience, par son contraste avec Bertrand, par trop conjugal, avec Montholon, beaucoup moins lettré, et avec l'impraticable Gourgaud: pour eux, cette faveur était un sujet de continuelle irritation. Son départ n'est pas très facile à comprendre. Il aurait pu revenir, mais ne s'en soucia pas; il s'enveloppait, à cet égard, dans des phrases vagues qu'il est malaisé aujourd'hui d'interpréter, et qui veulent dire, croyons-nous, que ses collègues lui avaient rendu l'existence impossible. Malgré tout, malgré ses faux impudents, malgré son manque de véracité, malgré le soupçon dont on ne peut s'affranchir qu'il était peut-être simplement un Boswell enthousiaste, à la piste de matériaux biographiques à publier, nous avons gardé, au fond de nous, une certaine sympathie pour le petit rhéteur si dévoué à son maître, et nous ne pouvons oublier qu'il voulait absolument remettre à Napoléon une somme de quatre mille livres, probablement son unique fortune. Il avait avec lui son fils, alors un tout jeune garçon, qui, plus tard, assaillit sir Hudson Lowe dans une rue de Londres, et essaya d'avoir un duel avec l'ancien gouverneur. Dix-neuf ans après la mort de Napoléon, le jeune homme retournait à Sainte-Hélène avec l'expédition chargée de ramener les cendres de l'Empereur; il devint sénateur sous Napoléon III.

Piontkowski reste une figure mystérieuse. Simple soldat dans les lanciers polonais, il avait suivi Napoléon à l'île d'Elbe et reçut l'épaulette en récompense de sa fidélité. Au moment où le gouvernement anglais refusait à Gourgaud la permission d'emmener son vieux domestique, à Las Cases celle de se faire rejoindre par sa femme, il envoya Piontkowski, dont la présence n'était ni demandée ni désirée, à la suite de Napoléon. S'il faut en croire les autres habitants de Longwood, Gourgaud s'aperçut immédiatement qu'il ne disait pas la vérité et que ses assertions, en ce qui concernait ses campagnes, étaient mensongères. Napoléon ne savait rien de lui, n'avait aucune sympathie pour lui et montrait à son égard une méfiance fort naturelle. Lorsqu'il fut parti, l'Empereur exprima ouvertement le soupçon que cet homme était un espion; Las Cases le désigne dédaigneusement comme «le Polonais». Il disparut, après neuf mois, aussi brusquement qu'il s'était montré, les poches bien garnies, à ce qu'il semble. Nous ne croyons pas que ce fût un espion, mais son apparition et son rôle à Longwood demanderaient à être éclaircis.

«Les jeunes filles nées dans cette île sont extrêmement jolies,» dit un témoin qui vivait à Sainte-Hélène, à l'époque où l'Empereur y résidait, et nos différentes chroniques en disent long à ce sujet. Il y avait les deux Balcombe, miss Wilks, miss Robinson, connue sous le nom de «la Nymphe» et miss Kneipps, qu'on appelait «le Bouton de rose».

Gourgaud fut passionnément amoureux de miss Wilks. «Voilà une femme!» s'écria-t-il lorsqu'il la connut pour la première fois. Aussitôt, son cœur fut pris: «Hélas! se disait-il, pourquoi suis-je prisonnier?» Bertrand a beau l'assurer qu'on le préfère aux autres prétendants, l'Empereur a beau le réconforter en lui disant qu'il ferait un bien plus beau mariage en France, rien n'y fait. Il voit s'éloigner le navire qui l'emporte, et soupire un désespéré: «Adieu, Laure!»

Tous les témoignages sont unanimes pour nous convaincre que, dans cette circonstance, Gourgaud avait bien placé ses affections. «Miss Wilks était alors dans tout l'éclat de la première jeunesse, et toute sa personne, son affabilité, ses manières élégantes et réservées, concouraient à faire d'elle la plus charmante et la plus admirable jeune fille que j'eusse jamais vue, ou que j'aie rencontrée depuis, dans mes pérégrinations à travers l'Europe, l'Asie et l'Afrique, pendant trente ans.» Tel est le témoignage rendu par une dame qui l'accompagnait, lors de sa première visite à Napoléon. L'Empereur n'était guère moins séduit que son aide de camp. «Il avait beaucoup entendu parler, dit-il en la saluant, de l'élégance et de la beauté de miss Wilks, mais il était convaincu maintenant que la renommée était restée en dessous de la vérité.»

Elle était la fille du colonel Wilks, gouverneur de l'île pour le compte de la Compagnie des Indes. Elle épousa plus tard le général sir John Buchan et elle a vécu jusqu'à quatre-vingt-onze ans. Elle est morte en 1888; elle aimait à raconter que Napoléon, au moment de son départ, lui avait donné un bracelet, et que, quand elle avait dit son regret de quitter l'île, il avait répondu: «Ah! mademoiselle, je voudrais bien être à votre place!»

Napoléon donnait des noms de fantaisie aux lieux et aux gens. Il y avait certain vallon paisible qu'il avait surnommé la Vallée du Silence. Mais, ayant découvert qu'une jolie fille y demeurait, il la rebaptisa la Vallée de la Nymphe.

La «Nymphe» était la fille d'un fermier, une charmante fille d'environ dix-sept ans. Son nom était Marianne Robinson; sa sœur avait épousé un capitaine Jordan, du 66e régiment, en garnison à Sainte-Hélène. Warden lui a consacré une page de son livre; il raconte que les visites de l'Empereur à la petite ferme devinrent si fréquentes que les cancans de Jamestown donnèrent l'éveil au père. A partir de ce moment, il défendit à sa fille de se montrer quand l'Empereur venait les voir. C'était là une sotte histoire; cependant, Napoléon ne crut pas inutile de la démentir dans les Lettres du Cap. Il ne lui avait jamais parlé qu'une fois,—était-il dit dans ces lettres,—en mauvais anglais et sans descendre de son cheval. Montchenu, qui avait l'imagination polissonne, se fait l'écho de cette fable et prétend que l'Empereur lui fit une déclaration, qu'il parlait beaucoup de sa beauté et qu'il excita ainsi la jalousie de miss Balcombe. Napoléon, cela est bien certain, a fait plus d'une visite à la «Nymphe», et, si nous en croyons Gourgaud, «elle insinua à l'Empereur qu'elle se promenait tous les matins». Mais, bien loin de profiter de cette quasi-provocation, il plaisante Gourgaud sur sa nouvelle conquête, sorte d'accusation contre laquelle le brave officier ne pouvait jamais se défendre. Finalement, la Nymphe se marie et met fin, par là, à ces commérages. Son mari est un capitaine marchand, «un monsieur Édouard», (Edwards) qui a été attiré vers elle,—du moins on se plaît à le croire à Longwood,—par le bruit de l'admiration qu'elle inspirait à l'Empereur. «Il suffit que j'aie dit qu'elle était jolie, dit Napoléon, pour que ce capitaine tombe amoureux d'elle et l'épouse.» Napoléon ajoute un commentaire mystérieux: «Ce mariage prouve que les Anglais ont plus de décision que les Français,» remarque qui semble indiquer quelque velléité hésitante de la part d'un des officiers de la maison, probablement le capitaine Piontkowski. Elle amène son mari à Longwood; l'Empereur trouve qu'elle a l'air d'une nonne et que son mari ressemble étonnamment à Eugène de Beauharnais. Napoléon, selon son habitude, lui pose deux ou trois questions brutales et saugrenues. L'homme de mer rougit; l'Empereur le fait boire, et, après une heure et demie passée de cette manière, le couple prend congé. Au bout d'un moment, Napoléon les suit et veut absolument embrasser, non la Nymphe, mais son mari, parce que, dit M. Robinson, «il ressemble tellement à Joseph Bonaparte», il confondait, sans doute, avec Eugène. Sur cette sortie inattendue, la Nymphe disparaît et ne se montrera plus.

Il y avait encore une autre beauté, qu'on appelait le Bouton de Rose. Les éditeurs du journal de Gourgaud nous apprennent qu'elle s'appelait miss Kneipps. Elle fait des apparitions intermittentes, mais nous ne savons rien d'elle. Encore plus vague et plus indécise la silhouette d'une certaine miss Churchills. Nous savons seulement qu'il y eut, dans le large cœur de Gourgaud, une niche pour chacune d'elles.

De toutes ces jeunes filles, Betsy Balcombe est celle dont le nom revient le plus souvent dans les annales de Sainte-Hélène. Vingt-trois ans après la mort de Napoléon, elle a, sous son nom de femme mariée (Mrs Abell), publié ses souvenirs. Son père, M. Balcombe, était une manière de fournisseur en tous genres,—par politesse on disait quelquefois un banquier,—et une légende qui avait cours dans l'île, faisait de lui un fils naturel de George IV. Napoléon habita la villa de M. Balcombe pendant qu'on préparait Longwood pour le recevoir et c'est alors qu'il fit la connaissance de ses deux filles. Betsy, la plus jeune des deux, n'avait que quinze ans. Toutes deux parlaient français, mais Betsy était la plus jolie et plaisait davantage à Napoléon. Elle représentait un type tout à fait nouveau pour lui, un hardi gamin en jupons, qui disait et faisait tout ce qui lui passait par la tête, suivant la fantaisie du moment. Elle a raconté dans son livre les farces qu'elle faisait et qui devaient sembler à l'Empereur une nouveauté piquante. Elle lui donnait des gifles, elle lui prenait son épée et l'attaquait. Mais l'entourage était choqué, on n'en sera pas surpris, des libertés qu'elle prenait avec le maître, et Napoléon lui-même finit par s'en fatiguer. Il traite toute cette famille de «canaille» et de «misérables». Il y eut une flirtation qui tint toute l'île en suspens. Le major Ferzen épouserait-il Betsy? «Non, dit Napoléon, c'est impossible que le major se dégrade à ce point-là!» Et pourtant, à de rares intervalles, elle l'amusa jusqu'au bout. Quelques semaines avant le départ de Betsy pour l'Europe, l'Empereur envoya aux deux sœurs deux assiettées de bonbons que Lowe les obligea de rendre, et c'est sur ce dernier souvenir, caractéristique de Sainte-Hélène et de son tyran, que la famille Balcombe s'embarqua pour l'Angleterre, sur le même bateau qui emmenait Gourgaud.

Quoique les moustiques fussent également très tracassiers, l'élément principal de la population c'était encore les rats, plus redoutables que des régiments, que le canon, que Lowe lui-même. Là-dessus, il n'y a qu'un cri. «La quantité de rats qui existe à Longwood, dit O'Meara, est quelque chose d'incroyable. Je les ai vus en troupe, comme des poulets, autour des rebuts de la cuisine. Les planchers et les cloisons qui séparaient les chambres étaient percés de trous dans toutes les directions. Il est difficile, à qui ne l'a entendu, de s'imaginer le bruit que font ces animaux lorsqu'ils courent du haut en bas des cloisons et galopent en bandes dans les greniers.» Très souvent O'Meara est obligé de se défendre contre eux avec ses bottes et son tire-bottes. Quand l'Empereur était à dîner, ils couraient autour de la table, sans s'inquiéter de personne. Lorsque Napoléon prend son chapeau dans l'armoire, un énorme rat s'en échappe et se sauve entre ses jambes. Le fléau de l'île, dit Sturmer, ce sont les rats; les sauterelles d'Égypte ne sont rien à côté. Les habitants ne peuvent rien contre eux. Un esclave qui couchait dans une galerie eut un morceau de la jambe emporté. Pareille chose arriva à l'un des chevaux de l'Empereur. Bertrand fut sérieusement mordu à la main pendant son sommeil. Le soir, il était nécessaire de protéger les enfants contre leurs attaques. De loin, ce fléau pouvait paraître insignifiant, ou même comique, à Bathurst; il n'en était pas moins une odieuse aggravation aux petites misères de Longwood. Du reste, Bathurst n'était pas le seul à s'en égayer. Parmi les basses caricatures, à l'aide desquelles certains journalistes français essayaient de salir leur souverain déchu, il en est plus d'une qui fait allusion à ce sujet: Napoléon reçu par le peuple de Sainte-Hélène, c'est-à-dire par les rats; Napoléon octroyant une constitution aux rats; Napoléon gardé pendant son sommeil par un rat factionnaire. Ainsi de suite. Inutile de nous étendre sur ces plaisanteries.

CHAPITRE XI.

LES COMMISSAIRES.

Dans ce drame lugubre, comme dans presque toutes les affaires humaines, la comédie a sa place et la farce même se glisse. La comédie, c'est sir Hudson Lowe qui se charge de la fournir, avec ses haricots et ses jetons. La farce, c'est l'histoire des commissaires.

Par le traité du 2 août 1815, il avait été stipulé, à la prière de Castlereagh, qui ne manqua pas de s'en repentir, que l'Autriche, la Russie et la Prusse «nommeraient des commissaires pour se rendre et habiter dans la place que le gouvernement britannique aura assignée pour la résidence de Napoléon Buonaparte, et qui, sans être responsables de sa garde, s'assureront de sa présence». Par l'article suivant les cabinets signataires se proposaient d'inviter le roi très chrétien à envoyer un fonctionnaire semblable. La Prusse, par un judicieux mélange de clairvoyance et d'économie, se dispensa de mettre à profit le privilège qui lui était conféré. Les autres cours se hâtèrent de nommer leurs représentants. Ces commissaires n'avaient, on le remarquera, qu'un seul et unique devoir à remplir: «s'assurer de la présence de Napoléon». Il est bon d'observer que pas un des commissaires ne le vit jamais face à face, sauf l'un d'eux qui fut admis à contempler son cadavre.

Un jour, le commissaire russe crut le voir, du champ de courses, debout sur le perron de sa résidence. Le même jour, le commissaire autrichien, caché dans un fossé et armé d'un télescope, aperçut un homme en tricorne qu'il jugea devoir être l'Empereur. Le commissaire français jouit du même aperçu télescopique, mais, comme il resta jusqu'à la mort de Napoléon, il eut la bonne fortune de voir ses restes. Là se borne le compte rendu de ce qu'ils ont fait pour accomplir leur mission, qui était «de s'assurer de sa présence».

Il leur restait donc des loisirs considérables; ils les employèrent à causer avec le gouverneur, à lui dire des injures, à le tourmenter en lui faisant sentir une autorité rivale de la sienne. Lui les traitait en conséquence. Il assura l'Autrichien,—et c'est encore un trait qui le caractérise,—qu'il avait fouillé Vattel, Grotius et Puffendorff sans réussir à trouver, dans toute l'histoire diplomatique, une situation comparable à la leur. Il aurait pu ajouter: ni à la sienne. Mais c'était là une pauvre consolation pour des hommes qui voulaient voir Napoléon, ne fût-ce qu'un moment, et à qui cette satisfaction était refusée. Ils rôdaient vainement autour de Longwood. L'Empereur s'amusait à les regarder derrière ses stores et envoyait quelquefois vers eux des personnes de sa suite pour recueillir quelques nouvelles. Mais ce n'était pas encore là ce que les commissaires étaient venus chercher.

Un jour, Napoléon les invita à déjeuner, non comme personnages officiels, mais comme hommes privés. Il ne doutait pas que leur curiosité ne l'emportât sur l'étiquette et sur l'opposition du gouverneur. Le repas eût manqué un peu d'agrément, car il avait passé la matinée à préparer une sorte de harangue qu'il voulait leur adresser. Mais ils ne parurent point. Il attendit jusqu'à cinq heures et reçut alors, par ordonnance, un refus en termes hautains, basé sur «les convenances», de la part de l'envoyé russe et de l'envoyé autrichien. Montchenu n'envoya aucun message, mais c'est sans doute dans cette circonstance qu'il est censé avoir fait l'héroïque réponse: «Allez dire à votre maître que je suis ici pour le surveiller et non pour dîner avec lui!» Ni Montchenu ni ses collègues ne retrouvèrent l'occasion qu'ils avaient dédaignée. Ce fut leur dernière, leur unique chance.

Montchenu, le commissaire français, est celui qui se prenait le plus au sérieux et c'est pourquoi, de cette ridicule commission, il était, de beaucoup, le plus ridicule. On dit que sa nomination avait été la vengeance de Talleyrand pour tout ce qu'il avait eu à subir de l'Empereur. «C'est la seule vengeance que je veuille tirer des procédés de Napoléon à mon égard; du reste, elle est terrible; quel supplice pour un homme de la trempe de Bonaparte d'être obligé de vivre avec un bavard ignorant et pédant! Je le connais, il ne résistera pas à cet ennui, il en sera malade et en mourra à petit feu.» Comme nous l'avons vu, cette subtile vengeance manqua son effet, puisque Montchenu ne réussit pas à infliger une seule fois sa présence au prisonnier. Au début de sa vie, il avait connu Napoléon lorsqu'il était officier subalterne à Valence, dans un régiment dont Montchenu était lieutenant-colonel. A cette époque, ils avaient été en rivalité auprès de Mlle de Saint-Germain dont ils cherchaient à gagner le cœur. Elle leur préféra à tous deux M. de Montalivet qu'elle épousa. Il semble qu'à Sainte-Hélène il gardait encore cette disposition à l'amour, et ses conversations, telles que Gourgaud nous les rapporte, paraissent n'avoir consisté qu'en observations indécentes et en conseils immoraux. Il essaya d'embrasser une Mrs. Martin qui nous est inconnue. Il envoya à lady Lowe une déclaration d'amour en huit pages, qu'elle proposa à Gourgaud de lui montrer. Sa fatuité n'avait d'égale que sa vanité. Il se vantait, d'une manière générale, de ses succès auprès des dames anglaises. Il en avait connu, disait-il, quelque chose comme quatre mille; il donne à entendre qu'elles n'avaient pas été cruelles. Montchenu paraissait avoir conservé des souvenirs agréables de Valence. Il interrogea Gourgaud sur les amours récentes de Napoléon. Il avait pour l'Empereur certaines prévenances, lui envoyait des journaux et autres choses semblables. De son côté, Napoléon avait gardé de Montchenu un souvenir peu flatteur. «Ah! je le connais, dit-il; c'est un vieux fou, un vieux radoteur, un général de carrosse qui n'a, de sa vie, entendu un coup de fusil. Je ne veux pas le voir.» Ce qu'il y a de pire dans cette description, dit le commissaire russe, c'est qu'elle est exacte. D'autres jours, Napoléon l'appelle «imbécile, pauvre imbécile, vieux singe». Et encore: «C'est un de ces hommes qui contribuent à accréditer l'idée que tous les Français sont des saltimbanques de naissance.» Plus tard, l'Empereur menace de jeter dehors le vieux marquis, s'il ose se présenter à Longwood, non parce qu'il est le commissaire français, mais à raison de certains articles qu'il a signés. Montchenu est un sujet de moquerie universelle. Tout Paris s'était amusé à ses dépens; un de ses compatriotes, très haut placé, l'avait défini «un bavard insupportable, complètement nul». Jusqu'à Lowe qui plaisante sur lui. A cause de son empressement à accepter l'hospitalité et de sa répugnance à l'offrir, il avait reçu le surnom de «Monsieur de Montez-chez-nous». Henry, qui était son médecin, eut, cependant, les rieurs contre lui. Il avait dressé un compte interminable de visites. Le marquis régla le mémoire par une lettre de remerciements.

Montchenu avait alors plus de soixante ans. Il avait été page de Louis XV. Entré dans l'armée avant la Révolution, il avait suivi les princes en exil. A la Restauration, il fit, en matière de grades militaires, un saut aussi étonnant que celui que Las Cases avait accompli dans le service naval. En décembre 1815, il fut désigné comme commissaire à Sainte-Hélène. Cette nomination avait pour lui, tout au moins, un avantage négatif: elle le mettait à l'abri de ses créanciers. Son devoir positif était «de s'assurer par ses propres yeux de l'existence de Bonaparte». On l'a vu, ses «propres yeux» ne lui servirent à constater que la cessation de cette existence. Néanmoins, il partit animé d'intentions sérieuses et même héroïques. Il date sa première dépêche de Ténériffe. «J'ai l'honneur de vous informer, écrit-il à son chef, que je suis très décidé à ne pas me séparer de mon prisonnier tant qu'il vivra.» Il arrive le jour anniversaire de Waterloo, débarque en toute hâte et demande à être conduit sur-le-champ à Longwood, pour être en mesure d'envoyer à son gouvernement une attestation de l'existence de Napoléon par le même bateau, qui repart le lendemain. On le calme à grand'peine, mais il insiste auprès de Lowe: il est indispensable qu'il puisse affirmer qu'il a «vu» le prisonnier. Deux jours plus tard,—c'est le 20 juin,—le gouverneur demande au comte Bertrand si l'Empereur recevra les commissaires. «Ont-ils, demande Bertrand, apporté des lettres de leurs souverains pour l'Empereur?» «Non, ils sont venus, conformément à la convention du 2 août 1815, pour s'assurer de la présence de Napoléon.» Bertrand prendra les ordres de l'Empereur. «Ont-ils le texte de la convention?» Il y a un moment de terrible désarroi. Personne n'avait songé à apporter un exemplaire de la convention. Impossible d'en trouver un; et, pourtant, c'est de cet instrument diplomatique qu'ils tirent leur autorité et leur existence officielle. Les commissaires ne savent à quel saint se vouer. Enfin, par un jeu de la fortune, après avoir fouillé partout pendant trois semaines, Sturmer découvre dans sa malle quelques fragments du Journal des Débats, dont il s'était servi pour emballer et qui se trouvaient contenir le précieux traité. Sous cette forme médiocrement imposante, il fut envoyé à Napoléon, qui répond, le 23 août, par l'intermédiaire de Montholon, en protestant contre ce document. Lowe communique aux commissaires un extrait de cette lettre, qui équivalait à un refus de les recevoir officiellement, «Pendant ce temps, dit Lowe, ils meurent d'envie de le voir.» Bientôt ce désir tourne à la folie. Montchenu veut entrer de vive force dans la maison, avec une compagnie de grenadiers. On lui rappelle que Napoléon a juré de brûler la cervelle au premier qui pénétrera dans sa chambre sans sa permission. En attendant, il essaye de forcer l'entrée tout seul; un sergent l'expulse. A la fin, il est obligé de s'en tenir à une attitude de surveillance. Il se tient en embuscade, pour fondre sur les membres secondaires de la colonie française, dans l'espoir de les faire manger et, par suite, de les faire jaser. Il réussit jusqu'à un certain point dans cette dernière partie de son programme. Il se trouva dans des termes assez amicaux avec Gourgaud pour lui adresser de tendres adieux, en lui recommandant par-dessus tout de faire savoir à qui de droit quel épouvantable ennui c'était de vivre à Sainte-Hélène et combien, par conséquent, il était indispensable d'élever le traitement des commissaires à un minimum de 4000 livres sterling par an.

Montchenu se distinguait des autres commissaires par le fait qu'il possédait un secrétaire, mais cette distinction n'était pas toujours un avantage. Notre impression est que le secrétaire, M. de Gors, avait reçu mission de surveiller son chef. En tout cas, il faisait son rapport sur lui avec une franchise qui donne le vertige. Quand il avait fini de copier les dépêches de Montchenu, il les faisait suivre du commentaire le plus désobligeant. «Je suis fâché de le dire, pour M. de Montchenu, mais il est de mon devoir de déclarer que toutes les réflexions qu'il a faites sur ses deux collègues sont peu fidèles et sentent trop la personnalité. Il eût dû se montrer plus juste et plus impartial envers le comte de Balmain, le seul qui ait vraiment pris à cœur les intérêts communs du service, et qui lui ait sacrifié son repos et sa santé, par excès de zèle. M. de Montchenu n'aurait pas dû oublier que c'est au comte que la mission est redevable de tout ce qu'elle a fourni d'intéressant, et il n'a jamais pu se décider à faire, de concert avec lui, une simple visite aux habitants de Longwood. Il a beaucoup jasé, toujours blâmé ce qu'il ne faisait pas, et jamais agi quand il en était temps. Il s'est amusé à des disputes de préséance, et le pli est donné maintenant, de sorte que Longwood est un poste qu'on ne reprendra qu'avec mille difficultés.»

Inutile d'ajouter un seul mot à la description de Montchenu par le secrétaire de Montchenu.

Nous pouvons passer à celui des commissaires qui, dans l'opinion du secrétaire, brillait si fort quand on le comparait à son patron.

Le comte de Balmain, le commissaire russe, appartenait à la famille des Ramsays de Balmain, ou plutôt à une branche de cette famille, établie en Russie depuis cent vingt-cinq ans. Il débuta assez mal en se préparant à amener avec lui une jeune couturière parisienne dont le rôle n'aurait eu rien d'officiel; mais ce scandale paraît avoir été empêché par l'horreur que ses collègues manifestèrent en apprenant ce projet. Ce n'est pas qu'il eût tranché d'une manière trop criante sur les mœurs habituelles de Sainte-Hélène, car, si nous devons en croire nos chroniqueurs français, les hauts fonctionnaires de la flotte vivaient là avec leurs maîtresses, et les amours de Gourgaud lui-même, à en juger par ses sous-entendus, étaient aussi variés qu'ils étaient vulgaires.

Balmain semble avoir été, parmi les commissaires, celui dont le jugement était le plus rassis et les manières les plus agréables; Longwood chercha à l'attirer dans ses filets et n'y réussit point. «Le comte de Balmain, dit Sturmer, s'est acquis ici l'estime générale. Sa conduite contraste d'une manière frappante avec celle de M. de Montchenu. Il est rempli de modestie et n'agit qu'avec beaucoup de circonspection, en évitant soigneusement tout ce qui pourrait donner de l'ombrage au gouverneur. Obligeant par caractère et aimable sans prétention, il sait se faire aimer par tous ceux qui se trouvent en rapport avec lui. Il fait peu de cas de M. de Montchenu et ne s'en cache pas vis-à-vis de moi.» Ses instructions n'étaient pas identiques à celles de ses collègues, car voici ce qu'on lui prescrivait: «Dans vos relations avec Bonaparte, vous garderez les ménagements et la mesure qu'exige une situation aussi délicate, et les égards personnels qu'on lui doit.» On ne trouvera ni cette phrase, ni son équivalent dans les instructions données à ses collègues. Mais, ce qui était infiniment plus significatif que la phrase elle-même, c'est que les mots en italiques étaient soulignés de la main de l'empereur Alexandre. Une intention aussi marquée ne pouvait être perdue pour Balmain. Il déclara que la volonté de son maître lui imposait une réserve et une courtoisie à l'égard de Napoléon, qui l'obligeaient à se tenir à l'écart de certains procédés extraordinaires de Montchenu. Mais les mots soulignés par l'Empereur ne restèrent pas longtemps le principe dirigeant du gouvernement russe, car il présenta, au Congrès d'Aix-la-Chapelle, un memorandum qui aurait pu être écrit par Bathurst lui-même et où se révélait la haine inextinguible de Pozzo di Borgo.

Ce mémorandum demandait que Napoléon fût traité avec rigueur et surtout qu'il fût obligé, par la force s'il était besoin, à se montrer deux fois par jour aux commissaires et au gouverneur. Mais toutes les foudres, toutes les menaces de toutes les puissances européennes échouèrent à obtenir ce simple résultat. Napoléon ne se montra jamais et demeura maître de la situation.

Balmain, pour son début à Sainte-Hélène, tomba amoureux de miss Bruck (ou Brook), qui ne voulut pas de lui. Finalement, il épousa miss Johnson, la belle-fille de sir Hudson Lowe, qui, plus tard, amusa la cour de Saint-Pétersbourg par ses excentricités et par son accent. Cette situation de prétendant, qui occupa les deux dernières années de son séjour à Sainte-Hélène, compliqua ses relations avec le gouverneur, car elle le gêna dans l'expression de ses opinions, sans empêcher de fréquents conflits avec le haut fonctionnaire; mais son témoignage, en ce qui concerne Lowe, n'en est que plus impartial et plus instructif. Tout circonspect qu'il fût, Balmain n'échappa point à cette atmosphère de mensonge qui enveloppe Sainte-Hélène d'une sorte de brouillard. Le 2 novembre, Montholon rapporte que l'Empereur envoie Gourgaud pour faire causer adroitement les commissaires qui, à sa connaissance, ont reçu des dépêches de leurs gouvernements. Gourgaud revient, d'après le récit de Montholon, rapportant un mensonge sans importance, qui semble provenir de Sturmer, et une confidence de Balmain que son souverain a chargé d'une communication pour Napoléon. Le journal de Gourgaud, remarquons-le, ne confirme pas ce récit. Montholon continue en racontant que, pendant les deux jours qui suivent, des communications sont constamment échangées avec le représentant de la Russie. L'Empereur dicte un document explicatif. Le 27 décembre Montholon nous apprend que l'Empereur est décidé à envoyer Gourgaud en Europe, car il ne peut oublier les souvenirs de Tilsitt et d'Erfurt, et c'est pourquoi il a le plus grand désir de faire des ouvertures à l'empereur Alexandre, «quoiqu'il n'y ait rien dans les communications de Balmain qui puisse justifier ses espérances». A la date du 11 janvier 1818 le journal de Montholon contient ces mots: «Importante communication du comte Balmain, transmise par le général Gourgaud. Rêves d'un retour en Europe et d'une hospitalité royale en Russie.» Nous ouvrons le Journal de Gourgaud et nous y lisons que, ce jour-là, il s'efforça, sur le désir de l'Empereur, de trouver Balmain, mais ne put y réussir. Ni en ce passage, ni dans aucun autre, il ne fait allusion à une communication comme celle dont parle Montholon. C'est en vain que nous feuilletons les dépêches de Balmain: elles sont conçues dans un sens bien différent. Ce qu'était cette communication, échangée entre deux personnes qui ne paraissent pas en savoir le premier mot, c'est encore Montholon qui veut bien se charger de nous en instruire. Le 10 février 1818, il a un mot vague, relatif à des espérances fondées sur l'amitié fraternelle d'Alexandre et sur la probabilité de faire recevoir Gourgaud à la cour de Russie. Dans cette pensée, Napoléon dicte une réponse très étudiée à ce mystérieux message qui n'avait jamais été expédié ni reçu. Dans ce document il remercie l'empereur Alexandre, son frère, pour les assurances transmises par Balmain et l'hospitalité qu'il lui a offerte en Russie. Il répond ensuite à trois questions que l'empereur Alexandre avait ordonné à Balmain de poser, relativement à l'occupation du duché d'Oldenbourg en 1812, à la guerre contre la Russie et à la rupture des négociations pour le mariage russe. Napoléon conclut en proposant son alliance à l'empereur Alexandre, dans le cas où ce souverain se séparerait des Bourbons, et en se déclarant prêt à signer un traité de commerce avec la Grande-Bretagne, si c'était la condition indispensable d'une entente. Ce document fut, sans aucun doute, remis à Gourgaud pour sa gouverne. C'est, selon toute probabilité, le même document, en substance, que Bertrand, deux mois plus tard, essaya de remettre à Balmain et que Balmain refusa d'accepter.

Que signifie tout cela? Il est certain que Balmain ne fit aucune communication. Mettons de coté l'invraisemblance de la chose, le silence de Balmain et de Gourgaud, le prétendu auteur et le prétendu intermédiaire de la communication. L'empereur Alexandre, à ce moment, n'était guère d'humeur à inviter Napoléon en Russie ni à lui poser des questions d'histoire rétrospective. Bien loin de là: c'était l'année du congrès d'Aix-la-Chapelle où le gouvernement russe demanda que Napoléon fût gardé plus sévèrement. Nous pouvons donc, avec une entière certitude, rejeter l'histoire de la communication. Mais, alors, pourquoi Napoléon basait-il un document officiel sur un message qui n'avait jamais été transmis et pourquoi répondait-il à des questions qui n'avaient jamais été posées? L'explication semblerait être celle-ci: deux mois avant le départ de Gourgaud Montholon nous dit que l'Empereur s'est décidé à envoyer cet officier général en Europe pour faire appel à l'empereur Alexandre. Il est donc vraisemblable que, en prévision du départ de Gourgaud, l'Empereur désirait lui remettre un papier destiné à l'accréditer et qui fût de nature à être montré. Personnellement, il conservait vaguement l'espoir de gagner la sympathie de l'empereur de Russie, soit parce qu'il se rappelait l'ascendant qu'il avait autrefois possédé sur Alexandre, soit parce qu'il savait avec certitude que les instructions de Balmain contenaient une nuance favorable à son égard, soit enfin parce qu'il ne pouvait ignorer le peu de goût qu'éprouvait Alexandre pour les Bourbons et que les circonstances pouvaient amener de nouveaux arrangements qui placeraient un autre occupant sur leur trône mal affermi. L'objet important était donc, pour lui, de se justifier sur les questions qui avaient éloigné de lui l'empereur Alexandre. Le message qui était censé venir de ce souverain fournissait une occasion de produire ces explications. Parmi ceux qui liraient le document, beaucoup y verraient une réponse à une communication authentique, et enfin, si la lettre et son contenu arrivaient jamais à Alexandre, il serait facile d'expliquer le message et les questions qui s'y rapportaient par une conversation mal comprise. Il n'est même pas impossible,—quoique peu vraisemblable,—que Balmain eût adressé ces questions aux personnes de la suite par pure curiosité. Dans tous les cas, si la lettre était arrivée aux mains d'Alexandre, les choses eussent été alors trop avancées pour qu'on attachât beaucoup d'importance à l'irrégularité initiale. étranges étaient les combinaisons de cette intelligence féconde en ressources et dénuée de scrupules. Nous n'avons pas la prétention de les suivre. Nous nous bornons à relater les faits et à faire des conjectures. Une chose est certaine: c'est qu'à ce moment Napoléon tenait à ne pas négliger une seule chance, même la plus lointaine. Et, ici, il ne faut pas perdre de vue que les intérêts de son fils étaient toujours présents à sa pensée. Un jour ou l'autre il pourrait être utile à la dynastie de tenter un effort pour faire disparaître le malentendu avec la Russie. Pendant ce temps, Balmain, le loyal et irréprochable gentilhomme qu'il paraît avoir été et qu'indique le ton de ses dépêches, suivait honnêtement son chemin, sans rien soupçonner de ces artifices, résolu à suivre invariablement la même ligne de conduite, qui était de tenir à distance Longwood et ses intrigues.

Lorsque Balmain quitta Sainte-Hélène, Montchenu, qui savait peut-être quelque chose de la sympathie de son secrétaire pour le commissaire russe, eut sur ce diplomate un jugement d'ensemble empreint d'une vengeresse sévérité. Il ne peut donner une idée de toutes ses extravagances, de son ineptie, de la faiblesse, de la bizarrerie de son caractère. Après quoi, il se compare à son collègue: Lowe disait fréquemment aux autres commissaires: «Eh! messieurs, que ne faites-vous comme le marquis!» Du moins, c'est le marquis qui le répète avec complaisance.

Le baron Barthélemy Sturmer était le commissaire autrichien. Il n'avait que vingt-huit ans lorsqu'il arriva à Sainte-Hélène, et il venait d'épouser une jeune Française aimable et jolie, qui tint Las Cases à distance, à la grande indignation de l'auteur du Mémorial, car il prétendait que Mme de Las Cases et lui l'avaient accablée de gracieux procédés, lorsqu'ils l'avaient connue à Paris. La position de Sturmer était, de toutes, la plus délicate: son gouvernement lui enjoignait à chaque instant de travailler d'accord avec Lowe. Or c'était chose impossible à exécuter.

Napoléon essaya d'établir des relations avec le représentant de son beau-père. Un jour, il fit demander si, en cas de maladie grave, il pourrait confier à Sturmer un message qui serait remis à l'empereur et à nul autre. Sturmer, très embarrassé, ne sut rien répondre, sinon qu'il en référerait à son gouvernement. Bien entendu, la réponse du gouvernement autrichien ne vint jamais. Sturmer fut rappelé en 1818, à la suggestion du gouvernement anglais, qui agissait sur les instances de Lowe. C'est à Montchenu que revint le privilège de cumuler les deux sinécures et de représenter à la fois la France et l'Autriche. Le marquis profita de l'occasion. Il demanda à son gouvernement de l'élever au grade de lieutenant-général, en lui accordant une décoration de haute valeur et une augmentation de 500 livres sterling par an. Il réclamait, en même temps, un traitement annuel de 1200 livres sterling du gouvernement autrichien. Comment furent accueillies ces modestes prétentions? L'histoire n'en sait rien, mais elle s'en doute.

Était-ce la diversité de leurs instructions? Était-ce l'influence maligne du climat? Étaient-ce les dispositions de leurs cours respectives? Il est impossible de dire que les commissaires formassent un ensemble harmonieux. Ils ne montraient de dispositions à s'entendre que sur trois points. D'abord, le mépris pour sir Hudson Lowe: là, ils étaient unanimes dans l'amertume. En second lieu, la cherté de Sainte-Hélène et, par conséquent, l'insuffisance de leurs salaires: sur ce point, accord parfait, au diapason de l'enthousiasme. Troisièmement, l'effet du séjour sur leurs nerfs. «Pour ma santé, écrit Balmain, elle continue à être mauvaise. Je souffre beaucoup des nerfs, et le climat les affaiblit.» Trois mois après, de nouvelles attaques nerveuses le chassent au Brésil. Mais ce n'est rien à côté des nerfs de Sturmer. Six ou huit mois avant son départ, Sturmer fut pris d'une sorte d'hystérie. Il pleurait, il riait, sans savoir pourquoi. Enfin, les attaques devinrent si violentes qu'il fallait quatre hommes pour le tenir quand il était en proie à ses accès, et l'opium seul pouvait le calmer. Le climat, ou Lowe, ou tous les deux à la fois, c'était trop pour le système nerveux de ces malheureux diplomates.

CHAPITRE XII.

NAPOLÉON CHEZ LUI.

Aucune peinture de Sainte-Hélène à cette époque ne saurait être complète, si l'on n'essayait de donner, au moins, une esquisse de la figure principale; d'autant plus que c'est, parmi les nombreuses images de Napoléon, la dernière que nous puissions posséder. Il existe plusieurs descriptions de son apparence physique à partir du moment où il passa dans les mains des Anglais; mais elles sont trop longues et trop détaillées pour trouver place ici. Nous les renvoyons donc, celles, du moins, qui sont le plus pittoresques, à un appendice.

Quant à son habitation, Longwood n'était qu'une agglomération de baraques construites pour servir d'abris aux bestiaux. L'endroit était balayé sans cesse par les vents; pas d'ombre, beaucoup d'humidité. Lowe lui-même ne peut en dire aucun bien, et il a dû jouir de cet étrange jeu de la fortune qui lui accordait la seule résidence agréable de l'île, avec douze mille livres de revenu, tandis que Napoléon vivait, avec huit mille, dans une ancienne étable.

Le maître de tant de palais, qui tant de fois avait couché en conquérant dans le palais des autres souverains, était réduit maintenant à deux petites pièces d'égales dimensions,—environ quatorze pieds sur douze, et dix ou onze de hauteur. Conquêtes, gloire, triomphes, dépouilles prises à l'ennemi, tout cela, fondu, rétréci, tenait dans cet étroit espace. Chacune de ces deux pièces était éclairée par deux petites fenêtres qui regardaient le bivouac du régiment anglais. Dans un coin était le petit lit de camp aux rideaux de soie verte, où il avait dormi la veille de Marengo et d'Austerlitz. Un paravent masquait la porte du fond; entre le paravent et la cheminée, un canapé où Napoléon passait la plus grande partie de sa journée, quoique ce meuble fût tellement couvert de livres qu'il n'était guère commode d'y trouver place. Les murs étaient tapissés de nankin brunâtre et, au milieu de toute cette misère, une magnifique toilette, garnie d'aiguières et de cuvettes d'argent, déployait sa splendeur inattendue. Mais la chambre avait d'autres ornements. C'étaient les épaves du naufrage où avaient sombré sa famille et son empire. D'abord,—cela va sans dire,—une peinture d'Isabey, représentant Marie-Louise, qui vivait alors, heureuse et insouciante, à Parme, dans les bras de Neipperg. Deux portraits du roi de Rome par Thibault: ici à cheval sur un mouton, là mettant sa pantoufle. Puis, un buste de l'enfant, une miniature de Joséphine. Au mur de la chambre étaient suspendus le réveille-matin du grand Frédéric, pris à Potsdam, et la montre portée par le premier consul en Italie, avec une tresse de cheveux de Marie-Louise en guise de chaîne.

Dans la seconde chambre on voyait un bureau, quelques rayons de bibliothèque et un autre lit. L'Empereur s'y reposait dans la journée ou venait s'y coucher la nuit, en quittant le premier, lorsqu'il était agité et tourmenté par l'insomnie, comme il arrivait presque toujours. O'Meara donne une description pittoresque de Napoléon dans sa chambre à coucher. Il s'asseyait sur le canapé qui était couvert d'une étoffe blanche. «Napoléon s'y allongeait, vêtu de sa robe de chambre blanche du matin, d'un pantalon à pieds également blanc. Sur la tête un madras rouge à carreaux, et le col de sa chemise ouvert; point de cravate. Sa physionomie était triste et inquiète. Devant lui une petite table ronde avec quelques livres; au pied gisaient en tas, pêle-mêle sur le tapis, les volumes déjà lus.» Son costume ordinaire était, cependant, un peu moins négligé. Il était habillé d'un uniforme de chasse vert, avec des boutons assortis, et, quand le drap fut usé, il le fit retourner plutôt que de porter du drap anglais. Des bas et des culottes de casimir blanc complétaient son costume. Il renonça à son uniforme des Chasseurs de la Garde six semaines après son arrivée dans l'île. Il conserva cependant le fameux petit chapeau, mais il déposa la cocarde tricolore avec une sorte de solennité deux ans après la bataille de Waterloo, en disant à son valet de chambre de la garder comme une relique ou en vue de jours meilleurs. Ces détails ne sont pas tout à fait insignifiants, car il apportait de la méthode et mettait une intention même dans ces petites choses. D'ailleurs, nous devons les connaître si nous voulons nous représenter Napoléon dans sa phase finale.

Comment avait-il arrangé sa vie?

Il déjeunait seul à onze heures, s'habillait pour la journée à deux heures environ, et dînait, d'abord, à sept heures. Plus tard, il mit le dîner à quatre heures. Il y eut un nouvel arrangement un peu avant le départ de Gourgaud. Le déjeuner au milieu du jour fut supprimé. Il y eut dîner à trois heures et souper à dix. Quelques jours après, le dîner est mis à deux heures. Gourgaud soupçonne ces changements d'être faits pour la convenance et dans l'intérêt de la santé de Mme de Montholon, mais il est probable qu'ils avaient surtout pour but de tromper l'ennui des longues journées ou de remplir le vide des longues soirées. Car l'Empereur passait presque toutes les journées dans sa hutte, lisant, écrivant, causant et, au milieu de tout cela, s'ennuyant à la mort.

De ce pauvre intérieur le monde ne voyait rien. Ce qu'il voyait était tout à fait différent. Napoléon, en effet, pour justifier ses prétentions au titre impérial, maintenait autour de lui autant de pompe extérieure que sa situation le permettait. Il sortait dans une voiture à six chevaux, un écuyer en grand uniforme galopant à chaque portière. Les six chevaux étaient, parfois, une cause de danger à cause des brusques tournants de la route et de l'allure qu'exigeait Napoléon, mais n'étaient pas, cependant, un simple luxe. L'état des routes, à Sainte-Hélène, était tel que les dames de l'entourage, lorsqu'elles se rendaient à un dîner ou à un bal, devaient employer un équipage mérovingien, traîné par plusieurs attelages de bœufs.

L'étiquette, à l'intérieur, n'était pas moins rigoureuse. Bertrand, Gourgaud et Montholon, devaient rester debout pendant des heures, au point qu'ils en tombaient de lassitude. Certain jour, Napoléon paraît contrarié d'un bâillement que Bertrand ne peut réprimer. Le grand-maréchal s'excuse en disant qu'il est resté debout plus de trois heures. Gourgaud, pâle et presque malade de fatigue, était obligé de s'appuyer contre la porte; Antommarchi, qui, pour le dire en passant, avait à endosser un habit de cour toutes les fois qu'il rendait visite à son malade, devait rester sur ses jambes, devant lui, si longtemps qu'il était tout près de s'évanouir. En revanche, si quelqu'un d'eux était assis avec l'Empereur et se levait en voyant entrer Mme de Montholon ou Mme Bertrand, il était rappelé à l'ordre. L'Empereur avait toujours attaché une grande importance à la question du cérémonial. Il dissertait à perte de vue sur ce sujet avec Las Cases. Il avait, durant les Cent Jours, noté le progrès des mœurs démocratiques à ce qu'un de ses ministres s'était levé pour prendre congé de lui, sans attendre qu'il lui en donnât la permission. Même au milieu de l'agonie de Rochefort, il remarqua un léger manquement à l'étiquette du même genre. Quand Gourgaud dit devant lui qu'en Chine le souverain est adoré comme un dieu, Napoléon observe gravement que c'est ainsi que cela doit être. A Sainte-Hélène, les gens de la petite cour qui lui restait mettaient un soin chevaleresque à observer scrupuleusement les moindres prescriptions de l'étiquette envers leur Empereur détrôné. Aucun d'eux n'entrait dans sa chambre sans y être appelé. S'ils avaient une chose importante à lui communiquer, ils sollicitaient une audience. Nul n'osait se joindre à lui pendant une promenade à moins d'y être invité. Tous restaient tête nue devant lui, jusqu'au jour où il s'aperçut que les Anglais avaient reçu l'ordre de rester couverts en lui parlant; alors il voulut que ses serviteurs en fissent autant. Aucun d'eux ne lui adressait le premier la parole si ce n'est dans le courant d'une conversation déjà engagée. Bertrand, dans une ou deux occasions, le contredit d'une façon si raide que l'Empereur en fit la remarque et lui dit qu'il n'aurait jamais osé se comporter ainsi aux Tuileries. Bertrand encourut aussi le déplaisir de l'Empereur en ne dînant pas régulièrement tous les jours à la table impériale, suivant sa charge de grand-maréchal, car sa femme désirait l'avoir à dîner quelquefois avec elle. Toutes les choses de ce genre qui sentaient le relâchement et la négligence contrariaient sérieusement Napoléon. Des bagatelles, qui lui auraient peut-être échappé à Paris, dans le grand tourbillon, le choquaient à Sainte-Hélène; elles lui rendaient sensible le changement de sa position. Il y avait aussi l'éternelle question du titre. Bertrand pouvait bien avoir parfois des défaillances dans l'observance de l'étiquette; mais il n'oublia jamais d'expédier les lettres, écrites au nom de son maître, dûment scellées et avec toutes les formes du grand-maréchal du palais de l'Empereur, quoiqu'il n'y eût pas grand-chose à Sainte-Hélène qui pût rappeler l'un ou l'autre. Le dîner de Napoléon était servi, en grande pompe, dans de la vaisselle d'or et d'argent, par ses domestiques français, vêtus de leur riche livrée vert et or. Au début, on avait donné à Napoléon, pour son service, douze marins anglais qui portaient la même livrée. Mais ils disparurent avec le Northumberland, à l'équipage duquel ils appartenaient. Lowe offrit de les remplacer par des soldats; l'Empereur déclina cette offre. Une place restait vide à côté de lui: c'était celle de l'Impératrice. Mais elle fut donnée plus d'une fois à des dames privilégiées.

Le menu comportait une grande quantité de plats. L'Empereur mangeait avec appétit et pressait quelquefois un hôte de distinction d'accepter telle ou telle friandise. Comme toujours, le repas durait peu. Aux Tuileries c'était une affaire de vingt minutes; à Sainte-Hélène on accordait cinq minutes de grâce à Bertrand pour croquer autant de bonbons qu'il en voulait. Et, dans les premiers jours de Longwood, l'Empereur, au dessert, envoyait chercher un volume, quelque tragédie française qu'il lisait tout haut.

Beaucoup trouveront ridicule cette pompe mesquine. Pour nous, nous ne pouvons nous empêcher d'éprouver une sympathie mélancolique pour ces braves serviteurs, qui ne s'inquiétaient pas de savoir ce que Napoléon était à d'autres yeux, mais s'obstinaient à voir en lui leur souverain.

Et, ici, comment ne pas remarquer la singulière composition de la petite cour? Montholon, comme son biographe nous en instruit, était grand-veneur héréditaire de France sous l'ancienne monarchie, et Louis XVIII, à la première Restauration, offrit de lui rendre cette charge. Las Cases était un émigré. Gourgaud était le frère de lait du duc de Berry. Des quatre, Bertrand était le seul qui n'eût absolument aucune attache royaliste.

L'unique plaisir dans la vie du prisonnier, c'était l'arrivée des livres. Il s'enfermait avec eux dans sa hutte pendant des jours et des jours, s'y baignait, s'en régalait, en faisait une vraie débauche. De toutes façons il préférait rester dans la maison. Il haïssait tout ce qui rappelait la prison: les sentinelles, l'officier d'ordonnance, la chance de rencontrer Lowe. En restant chez lui, dit-il à Gourgaud, il conserve sa dignité; en effet, il est toujours empereur et ne saurait vivre autrement. Il tâche donc de prendre de l'exercice à l'intérieur. Lowe rapporte un jour que l'Empereur s'était fait construire un cheval de bois fait de poutres croisées. Il s'asseyait à l'une des extrémités de la poutre, tandis qu'un contrepoids très lourd était suspendu à l'autre extrémité, et il imprimait à l'appareil un mouvement de bascule. Ces remèdes ne réussissaient pas. Le manque d'exercice le rendait malade; il avait des attaques de scorbut, ses jambes enflaient, et il avait alors une sorte de satisfaction maladive à constater que ses souffrances étaient l'effet des restrictions imposées par le gouverneur. Puis, pendant la dernière année, de nouveau, il voulut vivre. Il monta quelquefois à cheval, mais sa principale occupation ce fut son jardin. Entouré d'une équipe de terrassiers chinois, on le voyait planter, creuser, remuer la terre. Un grand artiste, dit Montholon, aurait trouvé un sujet digne de son pinceau dans ce puissant conquérant, chaussé de pantoufles rouges et coiffé d'un grand chapeau de paille, la bêche en main, travaillant dès l'aube, dirigeant les efforts de ses serviteurs, pleins d'admiration, et les travaux, plus efficaces,—c'est Montholon qui en fait l'aveu,—des jardiniers chinois. Paul Delaroche fit un portrait de lui dans ce costume; il l'a représenté se reposant de son travail, le visage flasque et alourdi. Il bouleversa si énergiquement la terre, pour produire un peu d'ombre, que Lowe prit peur. Il craignait que ses sentinelles n'eussent de la peine à exercer leur surveillance. Il donna un avertissement en règle, prohibant la continuation du travail. Il s'est fait un mérite de ne pas l'avoir détruit. On ne fit guère attention à ce vain étalage d'autorité: maintenant, Lowe n'existait plus pour les hôtes de Longwood. Napoléon se donna à l'entreprise avec son ardeur ordinaire; il y consacra beaucoup de temps et d'argent; il acheta et transporta de grands arbres avec l'aide du régiment d'artillerie et de plusieurs centaines de coolies. Tout cela, pendant un temps, lui procura de la distraction et de l'exercice. Ses malheureux courtisans avaient à suivre, que cela leur plût ou non. Mais peut-être ce nouveau travail leur était-il plus agréable que l'ancien. A l'intérieur, ils avaient une rude besogne. Napoléon détestait écrire; on pourrait presque dire qu'il ne savait plus écrire. Ce qu'il traçait était illisible. On rapporte qu'au moment de son mariage il eut toutes les peines du monde à griffonner un billet pour son beau-père. Ses secrétaires se donnèrent un mal infini pour rendre ce billet présentable. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de dicter, et Dieu sait s'il dictait!

On nous assure qu'un jour, à Longwood, il dicta quatorze heures de suite, s'arrêtant de temps à autre, pendant quelques minutes, afin de relire ce qu'on venait d'écrire. La sténographie était inconnue des membres de sa maison: aussi le travail était-il des plus pénibles. Seul, Las Cases inventa, pour son usage personnel, un système de notation hiéroglyphique. Quelquefois Napoléon dictait pendant des nuits entières. On éveillait Gourgaud à quatre heures du matin pour prendre la place de Montholon, qui n'en pouvait plus. L'Empereur encourageait ses secrétaires en leur disant que le droit de propriété de ce qu'ils écrivaient serait pour eux et leur rapporterait des sommes folles. Mais cette alléchante perspective ne les empêchait pas de gémir. D'ailleurs, dans des moments de mauvaise humeur, il leur disait que, s'ils se figuraient être maîtres de leur travail, ils se trompaient lourdement. Qu'advint-il de toutes ces dictées? Nous ne savons. Une grande partie, probablement, est encore inédite, mais une portion considérable a vu le jour et il est possible que certains matériaux aient été tirés de cette masse et utilisés pour d'autres publications, par exemple pour les Lettres du Cap. Gourgaud soupçonnait l'Empereur d'être l'auteur de diverses compositions, entr'autres le Manuscrit de Sainte-Hélène, dont il n'est certainement pas responsable, et un article de la Revue d'Édimbourg, qui fut écrit par Allen, à Holland House, avec des documents fournis par le cardinal Fesch et par Louis Bonaparte. Il est probable qu'il y avait un perpétuel courant de choses dictées à Sainte-Hélène, qui allaient inspirer, en Europe, la polémique bonapartiste, et Gourgaud blâme l'Empereur de produire tant de pamphlets. Quelques-uns de ces manuscrits furent enterrés dans un coin du jardin et, selon toute vraisemblance, n'ont jamais été imprimés.

Outre le jardinage, l'équitation, la lecture et la dictée, Napoléon avait encore quelques distractions. A un certain moment, il lui prit fantaisie d'acheter des agneaux et de les apprivoiser. On jouait le polo dans l'île, mais il n'y prit aucune part. De chasse proprement dite, il n'y en avait point, sinon difficile et de pauvre qualité. Gourgaud, qui était infatigable, allait quelquefois chasser les tourterelles, tirer un faisan, une perdrix ou un sanglier. Lowe fit lâcher à Longwood quelques lapins, afin que l'Empereur pût les tirer, mais, comme il faisait toujours les choses en maladroit, et à contre-temps, il choisit le moment où Napoléon venait de planter de jeunes arbres. Les rats, suivant toute apparence, tuèrent les lapins et sauvèrent les arbres; en tout cas, les lapins disparurent. Napoléon ne se mit à chasser que dans les derniers temps, et accomplit alors des exploits à faire pleurer un sportsman. Il en avait toujours été ainsi. Autrefois, à la Malmaison, il avait un fusil dans sa chambre et tirait sur les oiseaux privés de Joséphine. Et, maintenant, pour protéger son domaine, il se mit à tirer sur les chevreaux apprivoisés de Mme Bertrand, au grand désespoir de celle-ci, ainsi que sur tous les animaux errants qui se fourvoyaient dans l'intérieur de son parc. Y trouvant aussi un taureau, il le mit à mort. Alors, il fit venir des chèvres et les tira également. Cette fusillade, il est à peine besoin de le dire, donna de l'inquiétude au gouverneur et à son collègue Montchenu, et Forsyth, le biographe, en éprouva lui-même une angoisse rétrospective. Qu'arriverait-il, demandait Lowe, si Napoléon tuait quelqu'un par mégarde? Pourrait-on le juger et le condamner pour homicide par imprudence? Ces questions leur paraissaient si troublantes qu'ils les soumirent aux légistes de la Couronne.

Au commencement, il sortait à cheval, mais la présence d'un officier anglais, toujours à ses talons, lui était intolérable, et il resta quatre ans sans monter. Pendant ce long repos, il disait plaisamment de son cheval: «C'est un chanoine, s'il en fut: il est bien nourri et il ne fait rien.» Il disait qu'il n'avait jamais eu peur à cheval, parce qu'il n'avait jamais pris de leçons. Il y a peut-être des lecteurs qui seront bien aises de savoir qu'il considérait que le plus beau et le meilleur de tous ses chevaux était, non le fameux Marengo, mais un autre appelé Mourad-Bey.

Il jouait à certains jeux, au billard mais sans s'appliquer, au reversi,—il avait appris ce jeu lorsqu'il était enfant,—enfin aux échecs. A ce dernier jeu, il était remarquablement maladroit et il fallait d'aussi bons courtisans que l'étaient ses serviteurs pour éviter de le battre: c'était, du reste, un genre de tricherie dont il s'apercevait quelquefois. A bord du Northumberland, il avait joué au vingt-et-un; mais il l'interdit lorsqu'il s'aperçut qu'on y jouait gros jeu. A tous les jeux il trichait, ouvertement et grossièrement, pour faire une farce; bien entendu, il refusait de recevoir l'argent gagné de cette façon. Il disait en riant: «Vous êtes des imbéciles! C'est comme cela que les fils de bonne famille se ruinent.»

Il semble qu'il prît plaisir à lire tout haut, bien qu'il ne lût pas très bien et ne parût pas très sensible à la cadence des vers. Mais une des difficultés pour ceux qui aiment à lire tout haut, c'est de trouver un auditoire qui les goûte et c'était précisément le cas pour Napoléon. Montholon nous parle d'un des membres de la suite qui s'endormait pendant ces lectures (immédiatement nous soupçonnons Gourgaud). L'Empereur ne l'oublia pas. Un autre jour, Gourgaud dit, à propos d'une pièce française: «Le Dormeur réveillé nous endort.» Quand l'Empereur lit tout haut ses propres mémoires, le même gracieux compagnon en fait une critique si sévère que Napoléon refuse, à partir de ce moment, d'en donner lecture à haute voix. Pourtant, à une lecture de Paul et Virginie, Gourgaud pleure à chaudes larmes, tandis que Mme de Montholon se plaint que des récits si douloureux troublent la digestion.

L'Empereur était censé déclamer à la Talma et la tragédie française, quand on la déclame longtemps, sous un climat très chaud, peut quelquefois inviter au sommeil. La tragédie était sa lecture de prédilection et Corneille son favori. On possède une dissertation de l'Empereur sur les tragédies de Corneille, prononcée dans un salon de ce Kremlin prêt à s'écrouler: «Moi, disait-il, j'aime surtout la tragédie haute, sublime, comme l'a faite Corneille. Les grands hommes y sont plus vrais que dans l'histoire; on ne les y voit que dans les crises qui les développent, dans les moments de décision suprêmes, et on n'est pas surchargé de tout ce travail préparatoire de détails et de conjectures que les historiens nous donnent souvent à faux. C'est autant de gagné pour la gloire; car il y a bien des misères dans l'homme, des fluctuations, des doutes: tout cela doit disparaître dans le héros. C'est la statue monumentale où ne s'aperçoivent plus les infirmités et les frissons de la chair.» Après Corneille, ce qu'il aimait le mieux, c'était Racine, mais il goûtait des talents tout différents et il prenait volontiers Beaumarchais ou les Mille et une Nuits; mais peut-être n'était-ce là qu'une concession faite à la frivolité de ses auditeurs. Comme Pitt, son grand ennemi, il aimait Gil Blas, mais il jugeait que c'était un mauvais livre pour les jeunes gens. En effet, «Gil Blas voit tout en mal, et la jeunesse croit que le monde est comme cela, ce qui est faux.» Il lisait souvent la Bible; quelquefois, dans des traductions, Homère et Virgile, Eschyle et Euripide. A la littérature anglaise il empruntait le Paradis perdu, l'Histoire d'Angleterre de Hume et Clarisse Harlowe. Quant à Ossian,—quelle que soit la littérature à laquelle on rattache ce poète,—c'était un vieil ami dans l'intimité duquel il se plaisait. Il avait pour Voltaire et pour Zaïre une vraie passion. Une fois, il avait prié Mme de Montholon de choisir une tragédie en vue de leurs amusements du soir. Elle avait choisi Zaïre et, dès lors, ils eurent à avaler Zaïre, tant et si bien que ce nom seul leur inspirait une sorte de terreur.

Il peut sembler étrange, à première vue, qu'il ne soit jamais question, ou très peu, de Bossuet, car le grand évêque avait, à une heure décisive de sa vie, parlé puissamment à son imagination. Le Discours sur l'Histoire universelle avait éveillé son intelligence, comme Lodi éveilla son ambition. Le jour où il eut le bonheur de tomber sur le Discours, où il lut ce qui était dit de César, d'Alexandre et de la succession des Empires, le voile du temple, nous dit-il, se déchira devant lui et il vit les mouvements des dieux. A dater de ce moment, dans toutes ses campagnes, en Égypte, en Syrie, en Allemagne, dans ses grands jours, cette vision ne le quitta plus. A Sainte-Hélène, elle l'abandonna pour jamais: il ne faut donc pas nous étonner qu'il évitât Bossuet.

Il avait toujours été un grand liseur, bien qu'il ait déclaré que, pendant sa vie publique, il ne lisait que ce qui était immédiatement utile à son but. Lorsqu'il était à l'École de Brienne, il demandait tant de livres qu'il mettait au désespoir le bibliothécaire du collège. Quand il était en garnison à Valence, il dévorait au hasard tout ce qui lui tombait sous la main. «Lorsque j'étais lieutenant d'artillerie, dit-il devant les princes réunis à Erfurt, j'ai été pendant trois ans en garnison à Valence. Là, j'ai passé mon temps à lire et à relire tout ce que contenait la bibliothèque de la ville.» Plus tard, on nous apprend que, lorsqu'il courait en poste pour rejoindre ses armées, il avait sa voiture pleine de livres et de brochures qu'il jetait, à mesure, par la portière, lorsqu'il les avait feuilletés. Lorsqu'il voyageait avec Joséphine, tous les livres nouveaux étaient placés dans la berline, afin qu'elle lui en donnât lecture en route. Bien qu'il ait prétendu ne lire que des livres sérieux, sa bibliothèque de voyage était remplie de livres d'imagination auxquels il donnait beaucoup d'attention. Il avait projeté une collection portative de trois mille volumes choisis, lesquels devaient être imprimés pour lui; mais, ayant reconnu que l'exécution de ce projet demanderait six ans et coûterait plus de six millions de francs, il eut la sagesse d'y renoncer. Même à Waterloo, il était accompagné par sa bibliothèque de voyage composée de huit cents volumes, contenus dans six caisses différentes,—la Bible, Ossian, Homère, Bossuet et les soixante-dix volumes des œuvres de Voltaire. Trois jours après son abdication définitive, nous le voyons, de la Malmaison, se commander toute une bibliothèque: livres sur l'Amérique, qu'il avait choisie comme son refuge; livres sur lui-même et sur ses campagnes; une collection du Moniteur; les meilleurs dictionnaires et les meilleures encyclopédies. Maintenant, il les absorbait dans sa solitude: histoire, philosophie, art militaire, mémoires: de cette dernière branche de littérature il lut soixante-douze volumes en une année. Et ce n'était pas un lecteur passif: il griffonnait sur les marges, dictait des notes ou des critiques. Mais, quand il s'agissait de lire tout haut, c'était toujours des œuvres d'imagination qu'il choisissait, et la façon dont il les choisissait n'est pas faite pour inspirer un regret immodéré de n'avoir pas été présent à ces lectures. Nous avons vu que ses auditeurs n'appréciaient pas beaucoup leur privilège. Ce qui frappe le plus dans ses habitudes, c'est le manque d'intérêt, le manque d'utilité pratique. On ne peut s'empêcher de penser à l'animal en cage qui arpente en long et en large, sans trêve comme sans but, le repaire où il est emprisonné, et dont les sauvages prunelles explorent le monde extérieur avec un farouche désespoir. Si Gourgaud s'ennuyait «à la mort», que dire de l'Empereur?

D'ordinaire, il est calme et stoïque. Quelquefois, il se réfugie dans une sorte de grandeur abstraite; quelquefois, il laisse échapper un gémissement sublime. «L'adversité manquait, dit-il, à ma carrière.» Il prend un des Annuaires de son règne. «Quel bel empire! Quatre-vingt-trois millions d'hommes sous mes ordres, plus de la moitié de la population de l'Europe!» Il essaye de maîtriser son émotion en tournant les feuillets, il va jusqu'à fredonner un air, mais il est trop visiblement affecté. Un autre jour il est assis en silence, la tête dans ses mains. A la fin, il se lève: «Après tout, s'écrie-t-il, quel roman que ma vie!» Et il sort de la chambre. La gloire ne le console pas, car il n'est pas sûr d'elle. «On est occupé à détruire toutes les institutions que j'ai fondées, l'Université, la Légion d'honneur, etc., et je serai bientôt oublié.» Il disait encore: «L'histoire parlera à peine de moi, j'ai été culbuté. Si j'avais maintenu ma dynastie, à la bonne heure!» Défiance de l'avenir, reproches qu'il s'adresse sur le passé, monotonie d'une vie refoulée, tels sont les tourments qui, chaque jour, rongent son âme. Pendant six ans, il savoura l'amertume d'une mort lente, désolée, hantée par le regret.

De plus, son infatigable énergie, désormais sans objet, son activité se retournait contre lui et le dévorait. Il ne pouvait exister que dans une fièvre de travail. «Le travail, disait-il, est mon élément. Je connais les limites de mes jambes, je connais celles de mes yeux, je n'ai jamais connu celles de mon travail.» Son esprit et son corps, dit Chaptal, étaient incapables de fatigue. Comment trouver de l'emploi, à Longwood, pour cette formidable machine? Toute la force cérébrale, nerveuse, corporelle, qui s'était mesurée avec le monde, retombait sur lui et le déchirait. Apprendre assez d'anglais pour lire dans les journaux ce qui se passait dans cette Europe dont il avait été le maître; dicter des mémoires où il donnait ses vues sur ce qui l'intéressait momentanément; potiner sur ses geôliers; maintenir l'ordre et l'harmonie dans sa petite cour: voilà les miettes d'existence qu'il lui restait à grignoter. Il n'y a point, dans l'histoire, de position analogue à la sienne. Généralement, le monde a vite fait de se débarrasser de ses Césars lorsqu'il a assez d'eux. Napoléon avait cherché inutilement la mort devant l'ennemi et par le suicide. Les tentatives tant de fois renouvelées pour l'assassiner avaient été vaines. Nos ministres avaient été déçus dans l'espoir que le gouvernement français le ferait pendre ou fusiller. L'Europe eut à ramasser tout son courage pour cette tâche sans précédent de bâillonner, de paralyser une intelligence et une force qui se trouvaient trop gigantesques pour le bien-être et la sécurité du monde. Tel est le problème étrange, unique, effroyable, qui rend les souvenirs de Sainte-Hélène si profondément douloureux et attirants.

CHAPITRE XIII

LES CONVERSATIONS DE NAPOLÉON

On a tort de recueillir toutes les paroles d'un grand homme qui a quitté la scène. Une intelligence qui a été accoutumée à une activité constante et qui se trouve tout à coup sans emploi, est une locomotive qui ne sait plus où elle va. La parole, n'ayant plus d'objet précis, n'est pas toujours dirigée. Le grand homme est tenté de parler tout seul et, alors, tout ce qu'il y a en lui de passion, de ressentiment, de mépris, éclate et rompt ses digues. Napoléon devinait ce danger. «Vous avez raison de m'arrêter. J'en dis toujours plus que je ne veux, quand je me laisse aller à parler sur des sujets qui m'intéressent trop vivement.» Il n'y a pas autant d'explosions de ce genre qu'on pourrait s'y attendre dans les conversations de Napoléon à Sainte-Hélène. Il lui arrive de s'emporter contre le gouverneur, ou contre les restrictions, ou contre l'île elle-même, mais, en général, il est calme, méditatif, il pense tout haut et, quelquefois, aboutit à des conclusions contradictoires. Lavalette avait déjà, à son retour de l'île d'Elbe, remarqué ce détachement d'esprit. «Jamais je ne l'ai vu d'un calme plus imperturbable. Pas un mot amer avec qui que ce fût; pas une impatience; écoutant tout, discutant tout, avec cette sagacité rare et cette rare élévation d'esprit qui étaient si remarquables en lui; avouant ses fautes avec une touchante franchise, ou raisonnant sa situation avec une pénétration que ses ennemis ne pouvaient égaler.»

Les conversations de Napoléon qui ont été recueillies ne répondent pas à toutes nos curiosités. Après les deux premières années du Consulat il lui arriva rarement de s'ouvrir dans une causerie. Et ceux avec lesquels il put s'épancher quelquefois—par exemple Berthier, Duroc, ou Bertrand—sont restés muets. Sans aucun doute, il pouvait parler fort bien en public; seulement, lorsqu'il parlait en public, il ne disait pas sa pensée, mais ce qu'il voulait que l'on prît pour sa pensée. A Sainte-Hélène, nous avons une quantité de dissertations de cette nature, car il avait toujours autour de lui des gens qui tenaient un journal, et il le savait. Las Cases et Montholon ne rapportent pas autre chose. Tout le long de son règne, nous avons des reproductions nombreuses de ces paroles claires, éloquentes, incisives, qu'il avait soin de prononcer en public. Villemain en donne de merveilleux échantillons, qu'il devait au témoignage de Narbonne. Ils sont trop achevés, peut-être, pour être tout à fait exacts. Parmi les innombrables mémoires publiés sur l'époque impériale il n'en est guère qui ne cherchent à nous offrir des spécimens de la conversation de Napoléon.

Mais, si nous voulons atteindre l'homme, ou, du moins, le peu qu'il nous est possible d'en connaître, c'est ailleurs qu'il faut nous adresser. A notre avis, c'est Rœderer qui rend le mieux la parole familière de Napoléon. Il nous donne des exemples du primitif style consulaire, alors que Napoléon était encore républicain dans les formes, ainsi que tout ce qui l'entourait, lorsqu'il faisait encore son apprentissage en matière de gouvernement civil, avant d'aspirer à une couronne. Ce sont des fragments de ses discours au Conseil d'État, des entretiens à la Malmaison et à Saint-Cloud; ce sont aussi de longues conversations qui datent d'une époque ultérieure, reproduites mot pour mot, avec une fidélité frappante, autant qu'on en peut juger aujourd'hui. Qu'on lise, par exemple, le compte rendu des conversations de Rœderer avec Napoléon, en janvier et février 1809, en 1811 et surtout en 1813. C'est, suivant nous, la plus vivante représentation de l'Empereur qui soit au monde. Concise, franche, quelquefois brutale, mais toujours intéressante, telle semble avoir été, en réalité, la parole de Napoléon lorsqu'il causait. Le secret de sa magique influence, c'est qu'il peut, d'un instant à l'autre, mettre en jeu toutes ses facultés en les concentrant sur un seul objet. Aussi l'éclaire-t-il, en un moment, par des réminiscences, par des comparaisons historiques, par tout ce que lui suggèrent sa finesse naturelle, sa connaissance du genre humain en général et, en particulier, des hommes avec lesquels il avait eu affaire.

Il est impossible de donner un abrégé des conversations de Napoléon à Sainte-Hélène. Elles sont semées dans une vingtaine de volumes, très inégaux en mérite comme en autorité. Il n'est pas toujours aisé de séparer l'ivraie du bon grain. Quelques-uns de ces volumes sont remplis de matière dictée par Napoléon. Ces dictées ont, certainement, un intérêt et une valeur qui leur est propre, mais enfin, ce ne sont pas, à vrai dire, des conversations. Si l'on cherche l'homme tel qu'il se révèle en causant, c'est la transcription de Gourgaud qui nous semble la plus fidèle. Montholon n'est ni aussi intelligent ni aussi digne de créance; Las Cases arrange et invente; O'Meara traduit en anglais des conversations tenues en italien. Ces conversations sont animées, intéressantes, mais elles n'inspirent pas confiance. Gourgaud nous donne, croyons-nous, un récit sincère, et, en effaçant les teintes bilieuses que la jalousie et l'ennui y répandent, une peinture vraie.

Les faits qu'il rapporte sont, sans doute, d'un haut intérêt, mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est cet air de vérité toute crue, de vérité à l'état brut, dans tout ce qu'il rapporte. Ce ne sont pas des souvenirs en grande toilette; on dirait plutôt des croquis instantanés, pris sur la manchette ou sur l'ongle du pouce. Lorsqu'il y a divergence entre lui et Las Cases, ou Montholon, nous savons très bien qui nous devons croire. Dans les grandes occasions, ils s'empressent de draper leur héros dans une toge ou dans une chlamyde; Gourgaud le prend comme il le trouve, dans son bain, dans son lit, en chapeau de paille ou en madras rouge, furieux ou bon enfant. Nous choisirons deux exemples, l'exécution de Ney et celle de Murat.

Montholon représente l'Empereur disant, le 21 février: «La mort de Ney est un crime. Le sang de Ney était sacré pour la France. Sa conduite dans la retraite de Russie n'a point d'égale. Elle aurait dû couvrir d'une sainte égide le crime de haute trahison, s'il avait été vrai que le maréchal Ney l'eût commis. Mais Ney n'a point trahi le roi, etc.» Voilà bien les sentiments que le public s'attend à voir exprimer par Napoléon, mais non pas, peut-être, le 21 février, puisqu'il n'a connu l'exécution de Ney que vers le milieu de mars.

Le langage de Gourgaud est tout différent. Il nous montre Napoléon changeant sa manière de voir sur ce point. Un jour il déclare qu'ils ont «assassiné» Ney; un autre jour, que le maréchal n'a eu que ce qu'il méritait. «On ne doit jamais manquer à sa parole et je méprise les traîtres.... Ney s'est déshonoré. Je le regrette comme un homme précieux sur un champ de bataille; mais il était trop immoral et trop bête pour réussir.» Il va jusqu'à dire qu'il n'aurait jamais dû lui donner le bâton de maréchal, qu'il aurait dû le laisser à la tête d'une division, car, comme l'avait dit Caffarelli, Ney avait tout juste le courage et l'honnêteté d'un hussard. En 1814, il avait agi comme un véritable traître. Il s'était conduit en coquin, suivant son habitude. Opposez à ce mot les remords exprimés par la duchesse d'Angoulême, lorsqu'elle lut le livre de Ségur: «Si nous avions su, en 1815, tout ce que le maréchal avait fait pendant la campagne de Russie, il n'aurait pas été exécuté!» Placez aussi en regard les paroles de Napoléon lui-même en Russie: «Quel homme! Quel soldat! Ney est perdu! J'ai trois cents millions dans les caves des Tuileries: je les donnerais pour le ravoir!» De ce cruel changement nous pouvons conclure que Napoléon n'a jamais oublié ni pardonné sa terrible entrevue avec Ney du mois d'avril 1814 à Fontainebleau, ni la fanfaronnade du maréchal, en 1815, lorsqu'il s'était vanté de ramener l'Empereur dans une cage. Ce n'est qu'au dernier moment, la veille de Ligny, qu'il l'appela à l'armée. En somme, les deux héros étaient devenus l'un pour l'autre des ennemis.

Arrive la nouvelle de la mort de Murat. Comme dans le discours de Napoléon à Montholon, au sujet de la mort de Ney, il y a une singulière particularité à propos de cet événement, qui est annoncé «pour la première fois» à l'Empereur par trois personnes différentes. Las Cases lui donne lecture de la nouvelle. «A ces mots inattendus, l'Empereur, m'interrompant du bras, s'est écrié: «Les Calabrais ont été plus humains, plus généreux, que ceux qui m'ont envoyé ici.» Ce fut tout. Après quelques moments de silence, voyant qu'il ne disait plus rien, je continuai.» C'est là, sans doute, la version officielle, car elle est reproduite dans les Lettres du Cap.

O'Meara apporta aussi la «première nouvelle». «Il l'apprit avec calme et demanda aussitôt si Murat avait péri sur le champ de bataille. D'abord, j'hésitais à lui dire que son beau-frère avait été exécuté comme un criminel. Il répéta sa question et je dus alors lui apprendre comment Murat avait été mis à mort. Il m'écouta sans changer de visage.» Gourgaud, à son tour, apporte la «première nouvelle». «J'annonce la fatale nouvelle à Sa Majesté, qui conserve la même physionomie et me dit qu'il faut que Murat ait été fou pour risquer une pareille aventure. J'assure que cela me fait une vive peine de voir périr, de la main de telles gens, un homme aussi brave que Murat, qui avait si souvent défié la mort. L'Empereur s'écrie que c'est affreux. J'objecte que Ferdinand n'aurait pas dû le faire mourir ainsi. «Voilà comme vous êtes, jeunes gens, mais on ne badine pas avec un trône. Pouvait-on le considérer comme un général français? Il ne l'était plus. Comme roi? Mais on ne l'a jamais reconnu comme tel. Il l'a fait fusiller comme il a fait pendre tant de gens.» Mais Gourgaud l'observe pendant qu'on lui donne lecture des journaux et remarque qu'il souffre.

Nous ne pouvons dire lequel des trois chroniqueurs fut réellement le premier à donner la nouvelle à Napoléon. Mais nous sentons qu'il y a de la vie et de la vérité dans le récit de Gourgaud. Longtemps après, Napoléon lui dit: «Murat n'a eu que ce qu'il méritait. Tout cela est ma faute. J'aurais dû le laisser maréchal et ne pas le faire duc de Berg, et encore moins roi de Naples.»

On comprend maintenant pourquoi, dans les quelques échantillons que nous allons offrir des propos de Napoléon à Sainte-Hélène, nous nous attacherons surtout à suivre les notes prises par Gourgaud. Du reste, Napoléon se répétait sans cesse: aussi avons-nous des versions confirmatives de beaucoup de ses mots, dans toutes les chroniques de l'exil.

La religion est un des sujets les plus importants que l'on discute à Sainte-Hélène. L'un des livres que Napoléon lisait tout haut le plus volontiers, c'était la Bible. Cette lecture n'était pas toujours inspirée par les motifs les plus élevés. Car, certain jour, on le voit feuilleter le Livre de Samuel et le Livre des Rois afin de chercher quel témoignage on y trouve en faveur de la monarchie légitime. Mais il est d'autres occasions où il lit la Bible à un autre point de vue. On nous dit qu'il était grand admirateur de saint Paul. A cette heure sombre de sa vie, ses pensées se tournaient souvent vers les questions de foi, mais non pas toujours de façon à nous édifier. Nous avons tous lu certaines anecdotes qui le représentent montrant du doigt le firmament et professant un vague déisme. Newman, lui aussi, dans un beau passage, a donné, d'après la tradition, le jugement final porté par Napoléon, à Sainte-Hélène, sur le christianisme. Il y est censé comparer la vaine gloire de César et d'Alexandre avec la force vivante du Christ. Il conclut en disant: «Peut-il être moins qu'un être divin?» Mais le langage du véritable Napoléon était fort différent. Gourgaud parle des astres et du Créateur dans le sens qu'on prête Napoléon, mais l'Empereur lui donne sur les doigts. En deux mots, sa tendance paraît être vers la religion musulmane. Il reproche au christianisme de n'être pas assez ancien. Si cette doctrine avait existé, dit-il, depuis le commencement du monde, il pourrait y croire; mais il n'en est rien. Et le christianisme, n'aurait pas duré jusqu'à présent sans le crucifiement et la couronne d'épines, car le genre humain est ainsi fait. Pour lui, il ne peut pas accepter une forme de religion qui damne Platon, Socrate, et il a la politesse d'ajouter, tous les Anglais. En tout cas, pourquoi des châtiments éternels? Il avoue, d'ailleurs, qu'il a été très troublé par l'argument des cheikhs égyptiens, qui prétendaient que, quand on adore trois dieux, on est, de toute nécessité, un païen.

Le mahométisme, d'autre part, est plus simple et,—il ajoute cette remarque caractéristique,—il est supérieur au christianisme «parce qu'il a conquis la moitié du globe en dix ans, tandis qu'il en a fallu trois cents au christianisme pour s'établir». Une autre fois, il déclare que la religion musulmane est la plus belle de toutes. Une fois même, il va jusqu'à dire «nous autres Mahométans». S'il préfère le mahométisme au christianisme, il met le catholicisme au-dessus de l'anglicanisme, ou, du moins, le rite romain au-dessus du rite anglican. La raison qu'il donne de ses préférences, c'est que, dans la religion romaine, le peuple ne comprend pas «ce qu'il chante à vêpres.... il ne faut pas chercher à éclaircir ces matières-là». Pourtant, il est d'avis que les prêtres devraient se marier, tout en ajoutant qu'il hésiterait à se confesser à un prêtre marié, parce qu'il irait tout redire à sa femme. Il déclare que lui-même, «étant oint», peut recevoir une confession. Il n'aime pas la hiérarchie romaine autant que le rite. Il est opposé à la papauté. La Grande-Bretagne et le nord de l'Europe, dit-il, ont agi sagement en s'émancipant de ce joug. En effet, il est ridicule que le chef de l'État ne soit pas, en même temps, le chef de la religion. Pour cette raison, il regrette que François Ier n'ait pas, comme il fut bien près de le faire, consommé sa propre émancipation et celle de son peuple, en adhérant à la Réforme. Lui-même, autrefois, lorsqu'il était las de sa lutte désastreuse contre la papauté, avait regretté de ne pas s'être fait protestant, au lieu de signer le Concordat. La nation l'aurait suivi et aurait été ainsi délivrée du joug de Rome.

A mesure qu'il avance il devient plus hostile au christianisme. Sa pensée éclate enfin: «Quant à moi, mon opinion est faite. Je ne crois pas que Jésus (en tant qu'être divin?) ait jamais existé. Il aura été pendu comme beaucoup de fanatiques qui voulaient faire le prophète, le Messie. Tous les ans, il y en avait.» Du nouveau Testament il remonte à l'ancien: «Moïse était un habile homme; les Juifs sont un vilain peuple, poltron et cruel.» Il conclut en retournant à la Bible, avec une carte, et il annonce qu'il écrira les campagnes de Moïse. Il a si peu de foi dans le Sauveur qu'il répète, comme une chose surprenante, que le pape Pie VII croyait, mais là, réellement en Jésus-Christ.

En ce qui concerne l'humanité, il se proclame matérialiste. Quelquefois, il pense que l'homme est né à une certaine température de l'atmosphère; d'autres jours, il le voit fait d'argile, comme «Hérodote raconte que, de son temps, le limon du Nil se changeait en rats». Cette argile a été échauffée par le soleil et l'homme a été produit par une combinaison de fluides électriques: «On dira tout ce que l'on voudra, mais tout n'est que matière plus ou moins organisée. Quand, à la chasse, je faisais ouvrir des cerfs devant moi, je voyais que c'était la même chose que l'intérieur de l'homme. Celui-ci est un être plus parfait que les chiens ou les arbres et vivant mieux... La plante est le premier anneau de la chaîne dont l'homme est le dernier. Je sais bien que c'est contraire à la religion, mais voilà mon opinion: nous ne sommes tous que matière.» Il disait encore: «Qu'est-ce que l'électricité, le galvanisme, le magnétisme? C'est là que gît le grand secret de la nature. Le galvanisme travaille en silence. Je crois, moi, que l'homme est le produit de ces fluides et de l'atmosphère, que le cerveau pompe ces fluides et donne la vie, que l'âme est composée de ces fluides et que, après la mort, ils retournent dans l'éther, d'où ils sont pompés par d'autres cerveaux.»

Et encore: «Mon cher Gourgaud, quand nous sommes morts, nous sommes bien morts. Qu'est-ce que c'est qu'une âme? Quand on dort ou quand on est fou, où est l'âme?» Un autre jour, il s'écrie: «Si j'avais à avoir une religion, j'adorerais le soleil, car c'est lui qui féconde tout, c'est le vrai Dieu de la terre.»

Les éditeurs du Journal pensent que Napoléon parlait ainsi pour taquiner Gourgaud qui était un croyant plus ou moins orthodoxe. Quant à nous, nous pensons qu'il raisonnait souvent de cette façon pour faire ressortir dans toute sa force la théorie orthodoxe. Mais, souvent aussi, il pensait tout haut dans l'amertume de son cœur,—par exemple, lorsqu'il dit qu'il ne peut croire à un Dieu vengeur et rémunérateur, car «les honnêtes gens sont toujours malheureux, et les coquins heureux»: «Vous verrez qu'un Talleyrand mourra dans son lit.»

Bertrand s'imagine, dit Gourgaud, que l'Empereur «a de la religion», et nous sommes persuadé que Napoléon était plus religieux que ces conversations ne le feraient croire. Seulement, il avait à revenir de loin. Il était le fils de cette Révolution qui avait abjuré la religion. Et, pourtant, il avait trouvé en lui la force nécessaire pour accomplir l'acte le plus courageux de sa vie, lorsqu'il restaura l'Église de France, conclut le Concordat, et obligea ses compagnons d'armes, malgré leurs ricanements, à le suivre à la messe.

Quels qu'aient pu être ses motifs, ils doivent avoir été puissants pour le faire rompre avec toutes les traditions de son âge viril. Car la foi et les pratiques religieuses, qui subsistaient encore, timides et à l'état latent, dans la population civile de la France, avaient entièrement disparu de ses armées. «Les soldats français, dit Lavalette en parlant de l'armée d'Égypte, étaient alors émancipés de toute idée religieuse.»

Le même auteur raconte une curieuse anecdote, à propos d'un officier français avec lequel il se trouvait sur un navire qui fut bien près de faire naufrage. L'officier récite le Pater d'un bout à l'autre. Quand le danger est passé, il a honte de lui-même et s'excuse en disant: «J'ai trente-huit ans et je n'avais jamais prié depuis que j'en avais six. Je ne puis comprendre comment cela m'est revenu en tête juste à ce moment-là. Car je déclare que, maintenant, il me serait impossible de m'en rappeler un seul mot.» Cette hostilité contre la religion semble avoir continué, en dépit du Concordat, jusqu'à la fin du règne de Napoléon; en effet, si nous en croyons Lavalette, lorsque la messe fut célébrée, en présence de l'Empereur, à la grande cérémonie du Champ de Mai, pendant les Cent Jours, tous les assistants tournèrent le dos à l'autel.

Sa vie dans les camps, ses liaisons avec des révolutionnaires, son conflit avec la Papauté, tout cela tint Napoléon éloigné de la foi dans laquelle il était né. Talleyrand dit à Henry Greville[11] que Louis XVIII, en arrivant à Paris, fut surpris de voir que la bibliothèque placée dans la pièce qui précédait le cabinet de l'Empereur était composée presque exclusivement d'ouvrages de théologie, dont il faisait sa lecture favorite. Greville demanda à Talleyrand s'il pensait que Napoléon fût un croyant. «Je suis porté à croire qu'il était croyant, dit Talleyrand, mais il avait le goût de ces sujets.» Le seul commentaire que nous ferons à ce propos est que la foi religieuse de Napoléon valait au moins celle de son successeur au trône, et celle du prince de Bénévent.

Tout ce qu'on peut conclure, sans crainte de se tromper, des conversations de Napoléon à Sainte-Hélène, c'est que les questions religieuses préoccupaient vivement son esprit. Il doute, il hésite. Une remarque qu'il laisse échapper explique probablement son véritable état d'âme. «Il n'y a qu'un fou, dit-il un jour, qui dise qu'il mourra sans confession. Il y a tant de choses qu'on ne sait pas, qu'on ne peut pas expliquer.» Ce qu'il a dit des mystères de la religion, nous l'appliquerons à ses propres dispositions en ce qui touche ces mystères. «Il y a tant de choses qu'on ne sait pas, qu'on ne peut pas expliquer.»

A côté de ces grands et absorbants sujets, il en est cent autres auxquels touche Napoléon, d'une façon qui caractérise l'homme et qui nous intéresse, sans parler de ses souvenirs de toutes sortes et de ses vues pénétrantes sur l'avenir. Ces vues, telles qu'elles sont rapportées par Las Cases et par Montholon, ressemblent plutôt à des programmes politiques, destinés à l'usage du public, qu'à l'expression de sa pensée intime. En certains cas, ces écrivains ne s'en cachent point. Montholon tire tout à coup de son portefeuille une constitution dictée par Napoléon, pour l'empire français, sous le gouvernement de son fils. Nous ne savons si elle est authentique, mais nous remarquons que les éditeurs des œuvres de Napoléon la passent tranquillement sous silence. Nous penchons à croire que cette constitution fut composée dans la retraite de Ham, en vue de la restauration bonapartiste qui se produisit peu après. Cependant, les éditeurs officiels donnent les instructions dictées «pour son fils» par le mourant à la date du 17 avril 1821, telles qu'elles sont rapportées par Montholon. Il semble, en effet, que ce soit un document véritable.

Pour nous, cela va sans dire, tout ce que l'Empereur a dit des Anglais est du plus haut intérêt. Il avait, toute sa vie, sous une forme ou sous une autre, fait la guerre à la Grande-Bretagne; et, pourtant, il avait toujours été singulièrement ignorant en ce qui nous touche. Lorsqu'il était sur le trône, Metternich, qui avait été en Angleterre, observa que, sur ce pays, Napoléon croyait ce qu'il lui plaisait de croire et que ses idées à ce sujet étaient absolument fausses. Cela est étrange, car ses victoires étaient dues, dans une large mesure, au soin avec lequel il étudiait ses adversaires, et, pendant toute la durée de son règne, il avait surveillé attentivement le journalisme anglais et la politique britannique. Les personnes de sa maison n'ignoraient pas combien il était sensible aux critiques de la presse anglaise,—la seule presse, d'ailleurs, dont il eût alors à redouter les critiques. Il tenait à ce qu'on lui traduisît toutes les phrases qui l'insultaient et, quand on l'avait fait, il était furieux. Malgré cette pénible étude, il ne parla jamais des Anglais à Sainte-Hélène sans trahir la plus curieuse ignorance de leur caractère et de leurs habitudes d'esprit: «Si j'avais pu, dit-il, aller à Londres (en 1815), on m'y eût porté en triomphe. Toute la canaille eût été pour moi et ma logique eût conquis les Grey et les Grenville.» Il paraissait croire que, même s'il était entré à Londres en vainqueur, le résultat eût été le même. Il dit à Las Cases: «Quatre jours m'eussent suffi pour me trouver dans Londres; je n'y serais pas entré en vainqueur, mais en libérateur. J'aurais renouvelé Guillaume III, mais avec plus de générosité et de désintéressement. La discipline de mon armée eût été parfaite, elle se fût conduite dans Londres comme si elle eût été encore dans Paris. Point de sacrifices, pas même de contributions exigées des Anglais. Nous ne leur eussions pas présenté des conquérants, mais des frères qui venaient les rendre à la liberté, à leurs droits. Je leur eusse dit de s'assembler, de travailler eux-mêmes à leur régénération; qu'ils étaient nos aînés en fait de législation politique, que nous ne voulions y être pour rien, autrement que pour jouir de leur bonheur et de leur prospérité, et j'eusse été strictement de bonne foi. Aussi, quelques mois ne se seraient pas écoulés que ces deux nations, si violemment ennemies, n'eussent plus composé que des peuples identifiés désormais par leurs principes, leurs maximes, leurs intérêts.» Il n'est pas besoin de faire remarquer qu'il ne croyait pas un mot de cette ridicule tirade; mais, pour l'avoir lâchée, il fallut qu'il ignorât d'une façon surprenante le caractère du peuple qu'il parlait d'absorber ainsi. Il aimait à entendre Las Cases raconter des anecdotes de son séjour en Angleterre, les scandales de la cour et de Carlton-House, où l'émigré avait été présenté. «Et que diable faisiez-vous là?» demanda fort naturellement l'Empereur, à cette phase du récit. Les autres membres de sa suite n'avaient pas beaucoup de lumières à lui offrir pour l'aider à comprendre le caractère anglais. Gourgaud, par exemple, croyait que les riots (les émeutes), dont on parlait tant en Angleterre, étaient une secte politique, ou, du moins, comme l'expliquent ses éditeurs, l'avant-garde des Whigs.

Que pensait Napoléon des Anglais? Quoiqu'il fît souvent contre eux des sorties,—et personne ne peut s'en étonner,—il paraît les avoir tenus, sans le dire, en une sorte de respect. «La nation britannique serait bien loin de nous valoir si nous avions seulement la moitié de l'esprit national des Anglais,» dit-il un jour. Quand il est le plus en veine d'amertume, il cite Paoli, qui est le véritable auteur du mot fameux: «C'est une nation de boutiquiers. «Sono mercanti,» comme disait Paoli.» Quelquefois, il raillait, non sans raison, la nation qui, après avoir été son ennemie acharnée, avait accepté l'odieuse mission de le tenir prisonnier, mais il lui arriva de rendre à cette nation un bel hommage. Il commence d'une manière bizarre: «Les Anglais sont vraiment des gens d'une trempe supérieure à la nôtre. Concevez-vous que Romilly, un des chefs aussi marquants d'un grand parti, se tue, à cinquante ans, parce que sa femme est morte? Ils sont plus positifs que nous en toutes choses; ils s'expatrient, se marient, se tuent, avec moins d'indécision que nous n'en mettons pour aller à l'Opéra. Ils sont aussi plus braves que nous. Je crois qu'on peut dire qu'ils sont à nous en bravoure, ce que nous sommes aux Russes, ce que les Russes sont aux Allemands, ce que les Allemands sont aux Italiens.» Il continue: «Si j'avais eu une armée anglaise, j'aurais conquis le monde, j'en aurais fait le tour sans qu'elle fût démoralisée. Si j'avais été l'homme de choix des Anglais comme je l'ai été des Français en 1815, j'aurais pu perdre dix batailles de Waterloo avant d'avoir perdu une voix dans la législature, un soldat dans mes rangs... J'aurais fini par gagner la partie.» Si l'on songe à celui qui parle et aux circonstances dans lesquelles il parle, notre caractère national a-t-il jamais reçu plus glorieux éloge?

En deux autres occasions, alors qu'il était sur le trône, il avait, dans une conversation intime, rendu un précieux hommage à l'Angleterre. Auguste de Staël ayant déclaré ne pouvoir servir le gouvernement français, qui avait persécuté sa mère, Napoléon lui dit: «Alors, il faut aller en Angleterre, car, après tout, il n'y a que deux nations: la France et l'Angleterre. Le reste ne compte pas.» Plus remarquables encore sont ses paroles au général Foy. C'était au plus fort de la guerre d'Espagne. Foy vint à Paris et eut deux ou trois audiences de l'Empereur. Un jour, Napoléon lui dit à brûle-pourpoint: «Ah çà! dites-moi, mes soldats se battent-ils?»—«Mais, Sire, comment?... sans doute....»—«Oui, oui, enfin ont-ils peur des soldats anglais?»—«Sire, ils les estiment, mais ils n'en ont pas peur!»—«Ah! c'est que les Anglais les ont toujours battus!... Crécy, Azincourt, Marlborough....»—«Il me semble pourtant, Sire, que la bataille de Fontenoy....»—«Ah! la bataille de Fontenoy!... Aussi est-ce une journée qui a fait vivre la monarchie quarante ans de plus qu'elle ne l'aurait dû.»

Un jour, à Sainte-Hélène, il crut comprendre que lady Malcolm disait qu'il haïssait les Anglais. Il l'interrompit avec vivacité pour l'assurer qu'elle se trompait, qu'il ne haïssait pas les Anglais; au contraire, il avait toujours eu la plus haute opinion de leur caractère. «J'ai été trahi, et je me trouve ici, sur un misérable roc, au milieu de l'Océan!» «Je suis persuadé qu'il y a, à proportion, plus d'honnêtes gens en Angleterre que dans tout autre pays, mais il en est aussi d'exécrables, ils sont dans les extrêmes.» Il disait encore: «Les Anglais sont une race toute différente de la nôtre, ils ont en eux quelque chose du bouledogue, ils aiment le sang. Ils sont féroces; ils ont moins peur de la mort que nous; ils ont plus de philosophie et vivent davantage au jour le jour.»

Il jugeait favorablement et avec justice nos blocus («les Anglais bloquent très bien»), mais il jugeait défavorablement, et avec plus de justice encore, notre diplomatie. Il ne pouvait comprendre, et la postérité partage son étonnement, comment ils avaient pu tirer si peu de profit de leur longue lutte et de leur victoire. Il pense qu'ils ont été blessés au vif par le reproche d'être une nation de boutiquiers, et ils ont voulu montrer leur grandeur d'âme. «Il se passera probablement mille ans avant qu'une pareille occasion se présente d'agrandir l'Angleterre. Dans l'état où étaient les choses, on n'aurait pu rien vous refuser.» C'était ridicule, disait-il, de laisser Batavia aux Hollandais, Bourbon et Pondichéry aux Français. Quant à lui, il n'aurait pas donné un liard de l'un ni de l'autre, s'il n'avait eu l'espoir de chasser les Anglais de l'Inde. «Vos ministres auraient dû se réserver le monopole du commerce dans les mers de l'Inde et de la Chine. Vous n'auriez jamais dû permettre aux Français ou à aucune autre nation de montrer leur nez plus loin que le Cap. A présent les Anglais peuvent faire la loi au monde entier, surtout s'ils retirent leurs troupes du continent, s'ils envoient Wellington dans ses terres et restent, exclusivement, une puissance maritime. Alors, l'Angleterre peut faire tout ce qu'elle veut.» «Ce qu'il vous faudrait, dit-il un autre jour, c'est d'avoir pour premier ministre le vieux lord Chatham.»

Il disait encore: «Vous avez levé une contribution de sept cents millions sur la France; j'en ai imposé une de plus de dix milliards sur votre pays. Vous avez levé la vôtre par vos baïonnettes; j'ai fait lever la mienne par votre parlement.»

Il se mit à apprendre l'anglais et c'est Las Cases qui était son professeur. Les leçons furent continuées pendant trois mois, de janvier à avril 1816, «tantôt avec une admirable ardeur, tantôt avec un dégoût visible», puis, elles cessèrent entièrement. Déjà, pendant la traversée, il y avait eu une tentative avortée. Las Cases, qui, lui-même, depuis son retour en France, avait un peu oublié le langage parlé, dit que son illustre élève réussit, jusqu'à un certain point, à comprendre l'anglais lorsqu'il le lisait devant lui; mais que sa prononciation était si extraordinaire qu'elle constituait une langue nouvelle. L'échantillon le plus étendu que nous possédions de l'anglais de Napoléon est reproduit, sous une forme phonétique, par Henry qui l'a entendu: Veech you tink de best town?» Il écrivit, sous un nom supposé, à Las Cases, une lettre en anglais, à laquelle l'indulgent courtisan déclare avoir été pris[12].

Il lisait avec intérêt l'Histoire d'Angleterre, dont il ne s'était jamais occupé depuis sa sortie du collège. «Je lis Hume, dit-il; c'est une nation féroce, que ces Anglais. Que de crimes dans leur histoire! Voyez Henry VIII qui épouse Lady Seymour le lendemain du jour où il fait couper la tête à Anne de Boleyn. Nous n'aurions pas fait cela chez nous. Néron n'a jamais commis de tels crimes. Et la reine Marie! Ah! c'est une belle chose que la loi salique!» Mais le résultat le plus intéressant de cette lecture, c'est la comparaison qu'il fait entre Cromwell et lui-même. Sans doute, il y a, pense-t-il, des analogies entre le règne de Charles Ier et la Révolution française. Mais il est impossible d'établir un parallèle sérieux entre la situation de Cromwell et la sienne, à lui, Napoléon. Il a été trois fois librement choisi par la nation, et l'armée française n'a fait la guerre qu'aux étrangers. Cromwell avait une qualité essentielle, la dissimulation. Il avait aussi de grands talents politiques et un jugement consommé; car il n'y a pas d'action dans sa vie qu'on puisse critiquer comme malavisée. Était-il un grand général? Napoléon n'en sait pas assez sur lui pour en juger.

Sur l'histoire de France, il fait une ou deux observations intéressantes, on pourrait dire surprenantes: «Saint Louis est un imbécile.» Il dit à lady Malcolm qu'Henri IV était, sans aucun doute, le plus grand homme qui se fût jamais assis sur le trône de France. Mais c'était un jugement à l'intention des étrangers. Il parlait tout autrement dans son cercle intime: «Henri IV n'a jamais rien fait de grand. Voltaire, par son poème épique, l'a mis en grande vogue. Mais, par opposition à Louis XIV, que l'on détestait, on l'a porté aux nues. Je ris quand je lis qu'un certain Masson a démontré à Frédéric de Prusse que le plus grand capitaine ancien et moderne est Henri IV. Évidemment, c'était un bon homme, brave, capable de charger, l'épée à la main, mais, après tout, ce barbon qui courait les rues de Paris après les catins n'était qu'un vieux fou.» Quant à Louis XIV, c'était, disait-il, «le plus grand souverain qu'ait possédé la France.... Il a eu quatre cent mille hommes sous les armes et, pour qu'un roi de France puisse en réunir autant, il ne faut pas que ce soit un homme ordinaire. Il n'y a que lui et moi qui ayons eu des armées si nombreuses.» S'il avait vécu lui-même sous l'ancienne monarchie, il croit qu'il se serait élevé au rang de maréchal. Car, en fait, il avait été remarqué comme lieutenant; il serait vite arrivé au grade de colonel et, comme tel, fût entré dans l'état-major d'un maréchal qu'il aurait dirigé et sous lequel il se serait distingué.

Il est une de ses vues sur l'histoire contemporaine de la France qu'il ne faut pas prendre trop au sérieux. «Plût à Dieu que le roi et les princes fussent restés (en mars 1815)! Les troupes auraient passé de mon côté. On aurait massacré le roi et les princes et, ainsi, Louis XVIII ne serait pas maintenant sur le trône.» Quelquefois, dans sa colère, il s'emporte contre la France elle-même: «La France a été violée; ce n'est plus qu'une nation déshonorée, lâche. Elle n'a que ce qu'elle mérite. Au lieu de se rallier à moi, elle m'a abandonné.»

Il parle de sa famille sans se gêner, et c'est peut-être sa franchise à cet égard qui le distingue d'un souverain né dans la pourpre. Personne ne se représenterait les empereurs ses contemporains, Alexandre ou François, causant avec leur suite sur les affaires de famille les plus intimes. On pourrait presque dire que c'est ici le signe où l'on connaît le parvenu du légitime. En tout cas, l'impératrice Catherine, qui était née loin du trône, eut aussi cette extraordinaire sincérité.

Sa famille, dit-il, était une des premières en Corse et il avait encore un grand nombre de cousins dans l'île. «J'avais environ quatre-vingts cousins ou parents.... Je suis sûr que ceux qui ont suivi Murat (en 1815) étaient de mes parents.» En réalité, le clan des Bonapartes n'eut rien à voir avec Murat ni avec sa folle expédition. Napoléon ne se souciait pas d'être considéré comme Corse. Avant tout, il était Français: «Je suis né en 1769, la Corse étant réunie à la France.» Ses ennemis l'ont accusé d'avoir troqué son extrait de naissance contre celui de Joseph, qui était né en 1768, par conséquent avant l'annexion. Sous cette impression, certain maire lyonnais, qui ne savait pas son monde, lui adressa, de très bonne foi, ce compliment: «C'est étonnant, sire, que, n'étant pas Français, vous aimiez tant la France et fassiez autant pour elle.» L'Empereur ajoutait: «Je lui tournai les talons.» Mais, sa nationalité française étant mise à part, il protestait qu'il était Italien ou Toscan plutôt que Corse. «Ma famille était en Toscane il y a deux cents ans. J'ai un pied en Italie et un en France.» L'honnête lecteur comprendra sans peine à quel point les deux pieds lui étaient utiles, puisqu'il régnait à la fois en France et en Italie. Son origine corse ne lui était bonne à rien: c'est pourquoi il la réduisait le plus possible. Il fait de curieuses remarques à propos de sa généalogie. On eut un instant l'idée de la rattacher à l'Homme au Masque de fer. Voici comment: le gouverneur de Pignerol, où le mystérieux prisonnier était détenu, s'appelait Bompars; on disait qu'il avait marié sa fille au captif (lequel, croyait Napoléon, était le frère de Louis XIV); il les avait fait passer secrètement en Corse sous le nom de Bonaparte. «Je n'avais qu'un mot à dire pour que l'on crût à cette fable.»

Quand il dut se marier avec Marie-Louise, l'empereur François s'inquiéta de la noblesse de son futur gendre. Il lui envoya une caisse de papiers qui le faisaient descendre des ducs de Florence. L'Empereur se mit à rire et dit à Metternich: «Croyez-vous que j'irai m'occuper de ces bêtises? En admettant que le fait soit vrai, qu'est-ce que cela me ferait? Les ducs de Florence étaient inférieurs aux empereurs d'Allemagne. Je ne veux pas me mettre au-dessous de mon beau-père; je crois, pour le moins, valoir autant que lui. D'ailleurs, ma noblesse date de Montenotte. Remportez ces papiers.»

Il est cependant une illustre parenté que Napoléon ne serait pas disposé à dédaigner, lorsqu'il affirme que «Bonaparte, c'est la même chose que Bonarotti ou Buenarotti». Croyait-il réellement être le cousin de Michel-Ange? Il regrette aussi de n'avoir pas laissé canoniser un de ses ancêtres, Bonaventure ou Boniface Bonaparte. Les moines à l'ordre desquels il appartenait eussent été fiers de cette distinction qui aurait coûté un million de francs. Le Pape, lorsqu'il vint à Paris, s'offrit spontanément à lui faire cette gracieuseté, que Napoléon fut près d'accepter. «Cela m'aurait, dit-il, amené tous les capucins.» Mais, finalement, on réfléchit que cela pourrait prêter au ridicule, chose dangereuse partout et mortelle en France.

Il semble que Napoléon n'eût pas de secrets de famille pour ses compagnons. Son père mourut à Montpellier, à trente-cinq ans, dit-il un jour, à trente-neuf, affirme-t-il dans une autre circonstance. «Il avait toujours vécu en homme de plaisir... prodigue, jouant au grand seigneur; mais, à ses derniers moments, il n'y avait pas assez de prêtres, de capucins pour lui. Il fit une fin si dévote que tout le monde, à Montpellier, prétendait que c'était un saint.» Le grand-oncle de Napoléon avait, jusqu'à un certain point, rétabli la fortune de la famille et il était mort riche. «Ce grand-oncle est celui dont Pauline prit la bourse sous son oreiller comme il était mourant.»

L'Empereur discute fort tranquillement le bruit populaire qui faisait de Paoli son père; il donne, pour le réfuter, une raison péremptoire, mais qui n'est pas des plus décentes ni des plus délicates. Pourtant, Paoli lui avait montré un intérêt quasi paternel. «Vous, Bonaparte, lui avait-il dit, vous êtes tout Plutarque et vous n'avez rien des modernes.» Et, parlant de lui aux autres: «Ce jeune homme porte la tête de César sur le corps d'Alexandre. Il y a en lui l'étoffe de dix Syllas.» Le père et la mère de Napoléon étaient très beaux, l'un et l'autre. «Étant grosse de moi, ma mère suivait l'armée dans la guerre de Corse. Les généraux français en eurent pitié et lui firent dire d'accoucher chez elle, où elle fut reçue comme en triomphe. Je puis dire que j'ai été conçu avant que la Corse ne fût réunie à la France, mais lorsque ma mère accoucha elle était soumise.» Ce dernier point, on le conçoit, était d'une importance capitale pour lui et pour sa dynastie.

On peut noter ici les relations exactes de Napoléon avec la Corse. Il y était né; il y vécut jusqu'à l'âge de neuf ans. Il y revint au début de sa virilité. Pendant la période qui s'étend du 1er janvier 1786 à juin 1793, il passe plus de trois ans et deux mois en Corse. Puis, la vie l'emporte loin de son île; il ne la reverra plus jamais, si ce n'est un instant, à son retour d'Égypte, et comme une vague silhouette à l'horizon de l'île d'Elbe. Pourtant, la Corse le suit partout; elle exerce sur sa carrière une influence considérable. Pendant ses premières années dans l'île, il avait contracté une inimitié implacable, à la manière corse, contre Pozzo di Borgo. Cette vendetta devait être funeste pour lui, sinon mortelle. Car Pozzo di Borgo, plus qu'aucun autre individu, fut l'auteur de la première chute de Napoléon.

Après avoir quitté la Corse et être arrivée à Marseille, la mère de l'Empereur se trouva, de nouveau, dans une situation déplorable. Elle n'avait pas un sou pour vivre, elle et ses filles. Quant à lui, il n'avait plus qu'un assignat de cinq francs dans sa poche et il était sur le point de se tuer; il était même déjà sur le bord de la Seine avec cette intention lorsqu'un ami lui prêta de l'argent et le sauva. «Madame a eu treize enfants et je suis le troisième. C'est une maîtresse femme.» Il reçoit une lettre de sa mère et, quoiqu'il l'ait déchirée, cette lettre l'a tellement ému qu'il est en état de la répéter à ses compagnons. En effet, une lettre si tendre devait toucher le cœur d'un fils. Vieille et aveugle comme elle l'est, elle veut venir à Sainte-Hélène. «Je suis bien âgée pour faire un voyage de deux mille lieues: je mourrais peut-être en route, mais n'importe, je mourrais près de vous.» Sa nourrice, qui lui survécut longtemps et à laquelle il laissa, par testament, un souvenir de son affection, vint à Paris pour le couronnement, et le Pape s'occupa d'elle à ce point que sa mère en était presque jalouse. Le fils de cette femme, le frère de lait de Napoléon, devint capitaine dans la marine anglaise.

Même sur ses deux femmes, Napoléon n'est nullement avare de confidences et laisse échapper, sur l'une comme sur l'autre, les détails les plus intimes. Il se demande s'il a jamais réellement aimé. En ce cas, c'était Joséphine... un peu. «Elle mentait presque toujours, mais avec esprit, excepté quand il s'agissait de son âge. Là-dessus, elle s'embrouillait tellement que, pour mettre d'accord ses assertions, il aurait fallu admettre qu'Eugène était venu au monde à douze ans.... Elle ne m'a jamais rien demandé pour elle et pour ses enfants, mais me faisait des millions de dettes.» Son grand défaut, c'était une perpétuelle jalousie toujours en éveil. Pourtant, elle n'était pas jalouse de Marie-Louise: c'est celle-ci qui était très ombrageuse à l'endroit de Joséphine. Lorsque l'Empereur essaya de mener sa seconde femme rendre visite à la première, Marie-Louise fondit en larmes, et elle s'efforçait, par toutes sortes de ruses et de petits moyens, de l'empêcher d'aller chez Joséphine.

«Marie-Louise, dit-il, était l'innocence même. Elle m'aimait. Si elle avait été bien conseillée, et n'avait pas eu près d'elle cette canaille de Montebello et ce Corvisart qui, j'en conviens, était un misérable, elle serait venue avec moi (à l'île d'Elbe). Et puis, son père a mis auprès d'elle ce polisson de Neipperg.» C'est, peut-être la seule circonstance dans laquelle Napoléon, qui sauva bravement les apparences jusqu'au bout, nous ait laissé voir qu'il était au courant de l'infidélité de sa femme. Pourtant, Lavalette l'en avait informé pendant les Cent Jours, et il n'était bruit d'autre chose dans les commérages de la cour. Il ne s'en obstine pas moins à dire du bien de Marie-Louise, et voici, en résumé, le jugement qu'il porte sur elle. «C'est une petite femme timide, qui avait toujours peur en se voyant au milieu des Français, qui avaient assassiné sa tante. Elle ne mentait jamais, était très réservée, faisait bonne mine même à ceux qu'elle détestait.» Elle était plus intelligente que son père, qui était le seul de la famille pour qui elle eût de l'affection: elle ne pouvait pas souffrir sa belle-mère. «Quand elle voulait de l'argent, elle m'en demandait et était dans le ravissement que je lui donnasse dix mille francs. On aurait pu tout lui confier, c'était une vraie boîte à secrets.» Son père lui avait dit à Vienne: «Quand vous serez seule avec l'Empereur, vous lui obéirez en tout.» C'était, disait Napoléon, une charmante enfant, une bonne femme, et elle lui avait sauvé la vie. Et il concluait: «Je crois, cependant, quoique je l'aimasse bien, que j'avais plus aimé Joséphine. C'était une vraie femme, celle que j'avais choisie.... Je m'étais élevé avec elle.... Elle était pleine de grâce.» Il ajoutait,—et ce mot contenait un reproche indirect à l'adresse de l'autre: «Elle était femme à me suivre à l'île d'Elbe.... Je ne l'aurais jamais quittée si elle avait pu avoir un enfant. C'eût été bien heureux pour elle et pour la France.» En effet, c'est l'Autriche qui l'avait perdu. «Oui, certainement, sans mon mariage avec Marie-Louise, je n'aurais jamais fait la guerre à la Russie.» Il déclare qu'il a pris la résolution, si Marie-Louise venait à mourir, de ne pas se remarier. Si l'on songe aux circonstances dans lesquelles il se trouvait placé, et aux ressources matrimoniales que Sainte-Hélène pouvait lui offrir, il y a, dans cette déclaration, un mélange du comique et du tragique.

Il fait une allusion amère à son fils. Gourgaud, le quinze août, jour de la fête de l'Empereur, lui présente un bouquet qui est censé venir du roi de Rome. «Bah! répond brutalement Napoléon, le roi de Rome ne pense pas plus à moi qu'à vous.» Mais son testament et sa conversation elle-même prouvent que sa pensée était toujours avec l'enfant. Il avait l'intention de donner à son second fils, s'il en avait eu un, l'Italie tout entière pour royaume, avec Rome pour capitale.

Caroline, la femme de Murat, nous dit Napoléon, était considérée, quand elle était petite, comme la niaise, la Cendrillon de la famille, mais elle se développa heureusement, elle devint une femme intelligente et une jolie femme. Il lui est, cependant, impossible de cacher sa colère à propos de son second mariage. Il peut à peine y croire. Après vingt ans de mariage, quinze mois après la mort violente de son mari, avec de grands enfants, se remarier publiquement, et où, bon Dieu? à Vienne. «Ma foi! si cette nouvelle-là est vraie, ce sera la chose qui m'aura le plus étonné de ma vie.... Ah! l'espèce humaine est bien singulière!» Ici se fait jour sa pensée secrète: «Ah! la coquine! la coquine! L'amour l'a toujours conduite!»

Nous avons vu qu'il considérait Louis XIV comme le plus grand des souverains de la France, et cette nouvelle du mariage de Caroline produit entre eux le plus curieux des rapprochements. Ceux qui sont familiers avec Saint-Simon se rappelleront le récit saisissant qu'il donne de cette journée où Louis XIV apprit que son fils chéri, le duc du Maine, avait, dans une occasion importante, montré une bravoure des plus douteuses; comment le roi, alors à Marly, aperçoit un marmiton qui met dans sa poche un biscuit; comment sa rage comprimée fait explosion et se rue sur une victime relativement innocente; comment, devant la cour stupéfaite, il se précipite et rompt sa canne sur le dos du domestique; comment le malheureux s'enfuit pendant que le roi reste là, jurant après lui et brandissant, dans sa fureur impuissante, le tronçon de sa canne brisée. Les courtisans n'en peuvent croire leurs yeux et le roi rentre au château pour cacher son agitation. C'est ainsi qu'en apprenant le mariage de Caroline, Napoléon se met à table pour le dîner, tout frémissant d'une colère qu'il ne peut maîtriser. Il déclare que la pâtisserie ne vaut rien et son irritation, qui se déverse contre le cuisinier, dépasse toutes les bornes. Rarement, dit Gourgaud, jamais, dit Montholon, on n'a vu l'Empereur dans une fureur semblable. Il ordonne que l'homme sera bâtonné et chassé. La scène est grotesque et pénible, mais ce n'est pas le cuisinier, c'est Caroline qui en est la cause.

Ce n'est pas seulement le mariage de sa sœur, croyons-nous, qui provoquait cette explosion. La nouvelle lui avait probablement rappelé certain jour de l'année 1814, où il avait appris que Murat le trahissait et tournait ses armes contre la France. Le sentiment de l'Empereur pour Murat, à ce moment, était un mépris amer pour ce garçon perruquier, comme il l'appelait, dont il avait fait un roi. Quant à sa colère, il la réservait à Caroline, sachant que c'était elle qui dirigeait et gouvernait son mari. Son langage à propos d'elle était tel, à ce que rapporte Barras (mais ce n'est pas un témoin très digne de foi en ce qui touche Napoléon), que l'éditeur français de ses Mémoires, qui n'est pourtant pas bégueule, se refuse à l'imprimer. En tout cas, décentes ou non, nous pouvons être certains que les paroles de l'Empereur étaient fort énergiques et que, dans ce jour d'ébullition, à Sainte-Hélène, la mésalliance de Caroline lui remit en mémoire un drame plus sombre et un ressentiment bien autrement profond.

Sur ses frères il ne dit pas grand'chose qui vaille la peine d'être rapporté ici: c'est ailleurs qu'on trouvera la révélation de sa pensée intime à ce sujet. Il dit brièvement: «Mes frères m'ont fait bien du mal. J'ai commis une grande faute en mettant cet imbécile de Joseph sur le trône.... surtout en Espagne où il fallait un souverain ferme et militaire; mais, à Madrid, il ne pensait qu'aux femmes.... Joseph ne connaît rien au métier militaire, quoique en ayant la prétention.... Il n'a pas de cœur.» On peut remarquer qu'à Sainte-Hélène la décadence physique de Napoléon accentua sa ressemblance avec Joseph et la rendit frappante. Las Cases déclare qu'en une certaine occasion il aurait juré voir Joseph au lieu de Napoléon. Quant à Louis et à Lucien, leur manie d'écrire de mauvais vers et de les dédier au Pape est, pour lui, un perpétuel sujet d'étonnement. A propos des deux rimailleurs, il remarque, à plusieurs reprises, qu'«il faut qu'ils aient le diable au corps». Après le dix-huit brumaire, dit Napoléon, Lucien voulait épouser la reine d'Étrurie et menaçait, si on le refusait, d'épouser une femme de mauvaise vie: une menace qu'il a mise à exécution. Au jugement de son frère, il ne servit à rien pendant les Cent Jours; mais, après Waterloo, il aspirait à la dictature. Lucien faisait remarquer que les relations qu'il avait entretenues depuis quinze ans avec le parti républicain le feraient accepter de l'opposition et qu'il donnerait le commandement militaire à Napoléon. L'Empereur, à ces paroles étranges, se tourna vers Carnot, qui répondit sans hésitation au nom des républicains: «Pas un d'eux ne voudrait échanger la dictature de votre génie contre celle du président du Conseil des Cinq Cents.» Il parle à peine d'Eliza, la seule personne de sa famille qui lui ressemblât par le caractère et par les talents, et que, pour cette raison peut-être, il n'aimait pas; il ne dit pas beaucoup plus de l'exquise et voluptueuse Pauline. Il semble, du reste, que le monde, en général, n'a pas accordé assez d'attention à cette famille. C'était une race vraiment extraordinaire. Elle était née, elle avait grandi dans la pauvreté et dans l'obscurité: elle s'arrogea le droit divin avec une désinvolture admirable. Jamais Bourbon, jamais Habsbourg ne fut imbu de sa prérogative royale comme ces princes d'une heure. Joseph était fermement convaincu qu'il aurait réussi à s'implanter comme roi d'Espagne si Napoléon avait seulement retiré ses troupes. Louis avait la même idée en ce qui touche la Hollande. Murat et Caroline caressaient, à Naples, la même illusion. Jérôme n'avait pas été long à établir, en Westphalie, la pompe et l'étiquette d'un petit Louis XIV. Non moins remarquable était leur ténacité de caractère. Un observateur hostile est obligé de reconnaître que tout, chez eux, qualités et défauts, sortait de l'ordinaire. Il y avait, même chez les femmes, un élément de grandeur. Caroline et Eliza avaient des dons rares. Tous, frères et sœurs, possédaient quelque chose de l'inflexibilité de leur puissant chef, avec une dose aussi large que possible de foi en eux-mêmes. Souvent ils le bravaient. Quelques-uns ne se firent pas scrupule de l'abandonner. Les deux sœurs investies de pouvoirs royaux essayèrent de couper le câble qui les attachait à sa fortune, et de traiter, en souveraines indépendantes, avec l'ennemi. Lucien se croyait en état de faire plus que de remplir la place de Napoléon. Dans cette prodigieuse famille, dit Pasquier, les engagements les plus formels et les affections les plus sacrées s'évanouissaient à la première apparence d'une combinaison politique.

Les confidences de Napoléon ne se bornaient pas aux choses de famille: il parlait volontiers de ses amours. Il avait eu, en les comptant sur ses doigts, sept maîtresses dans sa vie. «C'est beaucoup,» disait-il. Mais, après tout, ce n'est guère, si nous nous rappelons qu'un historien érudit et distingué a consacré trois gros volumes à cet aspect du caractère de Napoléon.

Il parle, d'un air détaché, de la fameuse Mme Walewska dont, à une certaine époque, il avait paru fort épris (quoiqu'il regardât les Polonaises comme ayant la passion d'intriguer). «C'est M. de Talleyrand qui m'a procuré Mme Walewska.» Un jour qu'il est de mauvaise humeur contre Gourgaud, il lui avoue qu'au moment de partir pour Sainte-Hélène, il la lui aurait donnée pour femme; mais il ne le ferait plus maintenant, tant ses sentiments avaient changé! Il est bien aise d'apprendre qu'elle a épousé M. d'Ornano: «Elle est riche et doit avoir mis de côté. Ensuite, j'ai beaucoup donné pour ses deux enfants.» Je (Gourgaud) réponds: «Votre Majesté a longtemps payé à Mme Walewska dix mille francs de pension par mois.» A ces mots, l'Empereur rougit. «Comment savez-vous cela?—Pardieu! sire, j'étais assez près de Votre Majesté pour ne pas l'ignorer. Au Cabinet, on savait tout.» Un autre jour Napoléon déclare qu'un de ses principaux griefs contre Murat c'est que le roi Joachim, en 1814, avait confisqué les biens de Mme Walewska dans le royaume de Naples.

Il parle avec franchise de ses relations avec Mlle Georges et Mme Grassini, avec Mme Duchâtel, Mme Gallieno et Mme Pellaprat. A propos d'une autre personne que Gourgaud ne nomme pas, mais qu'il désigne assez clairement pour qu'on puisse reconnaître Mme Fourès, Napoléon s'exprime ainsi: «Elle avait dix-sept ans et j'étais général en chef.» Lorsqu'il était sur le trône, on croyait qu'il dédaignait la société des femmes. Il admet le fait et l'explique. Il était, dit-il, naturellement sensible et craignait l'empire que les femmes auraient pu prendre sur lui. Par conséquent, il les avait évitées. En quoi il avait fait, de son propre aveu, une grosse erreur. «Sa Majesté dit que si Elle remontait jamais sur le trône, Elle consacrerait deux heures par jour à leur parler et qu'Elle en apprendrait bien des choses.» Pendant les Cent Jours, il avait essayé de réparer le tort que lui avait causé son ancienne indifférence. Mais, quelle qu'ait pu être son attitude en France, il s'étend très volontiers, à Sainte-Hélène, sur ce sujet. Lorsqu'il se voit engagé dans quelque réminiscence pénible, il change la conversation en disant: «Parlons femmes!» Et alors, en bon Français, il aborde le sujet avec un entrain digne du Vert Galant. Pendant tout un dîner, par exemple, on discute la question de savoir si les femmes grasses sont plus belles que les femmes minces. Il disserte pour justifier la préférence qu'il accorde aux blondes sur les brunes. Il faut bien tuer le temps.

Naturellement, ce qu'il aime le mieux, c'est causer de ses batailles. Il n'en compte pas moins de soixante et il en parle avec une absolue sincerité. «La guerre est un singulier art. Je vous assure que j'ai livré soixante batailles: eh! bien, je n'ai rien appris que je ne susse dès la première. Voyez César: il se bat la première fois comme la dernière.»

Il revendique toute la responsabilité de la campagne de Russie. «J'étais le maître et c'est à moi qu'incombe toute la faute (on remarquera qu'il ne consent point à faire le même aveu en ce qui touche Waterloo). A Dresde, quand j'ai su que la Suède et la Turquie ne se déclaraient pas pour moi, j'aurais dû ne pas m'y engager.... Il est vrai que, malgré cela, vainqueur à Moscou, j'avais réussi.... Mon grand tort est d'être resté aussi longtemps dans cette ville. Sans cela mon entreprise était couronnée de succès. J'aurais dû y rester quinze jours seulement. J'aurais dû, après mon entrée à Moscou, détruire les débris de Kutusof; j'aurais dû passer à Malo-Jaroslavetz et marcher sur Toula et Kalouga, proposer aux Russes de me retirer sans rien détruire.» Il répète constamment: «C'est mon mariage avec l'archiduchesse qui a été cause que j'ai fait la guerre à la Russie.» En effet, il s'était, alors, cru certain de l'appui de l'Autriche. «La Prusse, ajoute-t-il, voulait aussi s'agrandir.» Il se croyait donc «bien sûr de ces deux puissances», quoiqu'il n'eût pas d'autres alliés. «Je me suis trop pressé, j'aurais dû rester une année sur le Niemen et en Prusse, puis manger la Prusse.» Il est curieux d'observer à quel point il hait la Prusse: c'est chez lui comme un pressentiment.

«Là où j'ai eu le plus grand tort, c'est à Tilsit. Je pouvais ôter le roi de Prusse du trône, j'ai hésité un instant. Je suis sûr qu'Alexandre ne s'y serait pas opposé, pourvu que je ne m'emparasse pas du royaume de Prusse. Un petit Hohenzollern, qui figurait à l'état-major de Berthier, me demanda de l'asseoir sur ce trône. Je l'y aurais bien mis, s'il fût descendu de Frédéric[13]. Mais la branche était depuis trois cents ans séparée de son aînée et je crus aux protestations que me prodigua le roi de Prusse.»

Il avoue qu'il commit une fatale erreur, après la retraite de Russie, en ne rendant pas l'Espagne à Ferdinand. De cette façon il serait rentré en possession de cent quatre-vingt mille bons soldats. Le commencement de l'équipée espagnole, comme il le reconnaît, fut lorsqu'il se dit, en voyant les querelles des Bourbons d'Espagne: «Chassons-les et il n'y aura plus de Bourbons sur le trône.» Apparemment, il comptait pour rien les Bourbons de Naples.

Pourtant, à son avis, c'est à l'Autriche qu'il doit sa chute. «Sans Essling, d'abord, j'aurais démoli la monarchie autrichienne, mais Essling me coûta cher et je renonçai à ce plan.... L'Autriche est la vraie ennemie de la France.» Aussi regrette-t-il de l'avoir épargnée. Il avait eu l'idée, un moment, de provoquer là-bas une révolution. Dans une autre occasion il avait songé à la découper en trois royaumes: Autriche, Hongrie et Bohême.

Quelle fut, selon lui, sa plus brillante victoire? Austerlitz? Il répond: «Peut-être.» Mais il incline pour Borodino. C'était superbe! C'était une bataille si loin du sol national! «A Austerlitz, l'armée était la plus solide que j'aie jamais eue sous mes ordres.... Depuis ce temps-là mes armées ont été toujours baissant en qualité.» L'armée, à Wagram, était la plus nombreuse qu'il eût commandée. Il revient toujours avec fierté sur sa tactique d'Eckmühl. «Cette superbe manœuvre est la plus belle que j'aie jamais faite. Avec cinquante mille hommes, j'en ai battu cent vingt mille.» S'il avait dormi la nuit précédente, il n'aurait jamais pu gagner cette victoire-là. «J'ai éveillé Lannes en lui donnant des coups de pied, tant il était endormi.» Un général en chef ne doit jamais dormir: la nuit est son temps de travail. C'est pourquoi il se servait d'une voiture pour éviter une fatigue inutile pendant la journée. Joseph a perdu la bataille de Vitoria parce qu'il avait envie de dormir.

«Un grand général n'est pas chose ordinaire. De tous les généraux de la Révolution, je ne connais que Desaix et Hoche qui eussent pu aller loin. La campagne de Dumouriez en Champagne était extrêmement belle et hardie. C'était le seul homme sorti des rangs de la vieille noblesse.» Napoléon fait une observation bizarre, à propos de Kléber: «Il avait les défauts et les qualités des hommes de haute taille.» Il dit de Turenne: «C'est le plus grand général français. Contre l'ordinaire, il a pris de l'audace en vieillissant.... Il agit absolument comme j'aurais fait à sa place.... C'est un homme qui, s'il était venu près de moi, à Wagram, aurait, de suite, tout compris; Condé aussi, mais non César, Annibal. Si j'avais eu un homme comme Turenne pour me seconder dans mes campagnes, j'aurais été le maître du monde, mais je n'avais personne. Là où je n'étais pas moi-même, mes lieutenants étaient battus.... Condé était le général de la nature, Turenne le général de l'expérience. Je le considère bien plus que Frédéric de Prusse. A la place de celui-ci, il aurait fait beaucoup plus; il n'aurait pas commis les fautes du roi. Frédéric, tout grand homme qu'il était, n'entendait pas bien l'artillerie.»

«Dans les batailles que j'ai gagnées, je me compte pour moitié, et c'est même beaucoup d'attacher le nom du général à une victoire, car c'est l'armée, après tout, qui la gagne.» Pourtant, il fait grand cas des officiers. «Une armée parfaite, dit-il dans une autre occasion, serait celle où chaque officier saurait ce qu'il doit faire suivant les circonstances; la meilleure armée est celle qui se rapproche le plus de cet idéal.»

Dans ses jugements sur les généraux, ses adversaires, tant que dura la période active, il se montra réservé. Un de ses compagnons d'alors, très digne de foi, rapporte que Napoléon considérait Alvinzy comme le meilleur général qui lui eût été opposé en Italie; c'est pourquoi il ne mentionnait jamais son nom dans ses bulletins, tandis qu'il louait fréquemment Beaulieu, Wurmser, ou l'archiduc Charles, dont il n'avait pas peur. Il est probable que, plus tard, il prit une plus haute opinion de l'archiduc. Il refusa, comme nous l'avons vu, de confier à Warden son opinion sur le duc de Wellington. A Sainte-Hélène il ne pouvait guère le juger avec impartialité; mais, étant sur le trône, il avait associé le nom de Wellington au sien d'une façon assez singulière. C'était parce que Wellington avait dévasté le pays en se retirant sur Lisbonne. «Il n'y a que Wellington et moi pour faire ces choses-là.» Et il ajoute, avec quelque cruauté, qu'il regarde le saccage du Palatinat comme la plus grande action de Louvois.

Il regrettait l'île d'Elbe. «Il y a aujourd'hui un an, disait-il tristement, j'étais à l'île d'Elbe.... A l'île d'Elbe, avec de l'argent, ayant une grande réception, vivant au milieu des savants de l'Europe, dont j'aurais formé le centre, j'aurais été très heureux. J'aurais fait bâtir un palais pour loger les personnes qui seraient venues me visiter.» Il aurait aussi enrichi l'île en ouvrant au commerce ses petits ports. Lucien, qui semble n'avoir jamais bien compris son frère, voulait avoir le minerai de l'île pour rien.

Mais Bertrand avoua à Gourgaud que Sainte-Hélène valait mieux que l'île d'Elbe, que, du moins, ils étaient plus malheureux à l'île d'Elbe. C'était une chose terrible de quitter le plus beau trône du monde pour une petite île où l'on n'était même pas sûr d'être bien reçu, et, pendant quatre mois, le découragement fut profond. Ici, la grandeur de la chute était moins sensible, ils s'y étaient accoutumés. Napoléon, sur ce point, exprime des opinions contradictoires. Quelquefois il regrette l'île d'Elbe, souvent il maudit Sainte-Hélène, mais un beau jour il se met à en faire l'éloge, du moins en tant que résidence pour sa suite: «Nous sommes très heureux, ici, nous pouvons monter à cheval, nous avons une bonne table, nous pouvons nous en aller quand il nous plaît, nous sommes bien reçus partout et couverts de gloire.» Tel est le discours rapporté par le malheureux Gourgaud, à qui il s'adressait.

En parlant de l'île d'Elbe l'Empereur donne un curieux détail. Lorsqu'il quitta Fontainebleau, en 1814, il n'avait pas grand espoir de retour. La première circonstance qui lui rendit quelque espérance fut lorsqu'il apprit qu'au banquet de l'Hôtel de Ville on n'avait invité que des femmes nobles.

Un de ses sujets favoris,—et la façon dont il le traite révèle le tour pratique de son esprit,—c'est le budget des dépenses domestiques. Il discute sans cesse là-dessus. Quelquefois c'est le budget d'un homme qui a deux cent mille francs de rentes. C'est d'un Français, bien entendu, qu'il s'agit, car un Hollandais, dit-il d'un ton laudatif, sur un revenu comme celui-là, ne dépenserait que trente mille francs. Un autre jour, il établit la dépense d'un homme qui a cinq cent mille francs à dépenser par an. C'est la fortune qu'il préférerait lui-même: vivre à la campagne avec cinq ou six cent mille francs de revenu et une petite maison à Paris, dans le genre de celle qu'il avait rue Chantereine. Mais il assure ses compagnons qu'il «vivrait très bien en France pour douze francs par jour. Dîner à trente sous; fréquenter les cabinets littéraires, les bibliothèques, aller au parterre au spectacle; un louis par mois pour une chambre». Tout à coup il se rappelle qu'il lui faudrait un domestique, car il ne sait pas s'habiller lui-même. Il élève donc son chiffre et dit «qu'avec un louis par jour on doit être heureux. Il ne s'agit que de savoir borner ses désirs. Je m'amuserais beaucoup en fréquentant des personnes de ma fortune». L'effet le plus comique de cette manie ou, si l'on veut, de ce jeu du budget, c'est quand il relit Clarisse Harlowe. Il ne peut finir la lecture de ce roman et, cependant, il se souvient qu'à l'âge de dix-huit ans il l'avait dévoré. Mais il se préoccupe sérieusement des dépenses personnelles de Lovelace. «Il n'a que deux mille livres sterling de rentes. J'ai fait tout de suite son budget.»

Toujours avec cet esprit du détail pratique, un jour qu'il attend pendant quelques instants dans le salon de Montholon, il évalue rapidement le mobilier, article par article, et l'estime «trente napoléons, au plus».

Chargement de la publicité...