Napoléon: La dernière phase
CHAPITRE XIV
SUPRÊMES REGRETS
Il semble que les regrets de Napoléon, dans sa solitude, se concentrent principalement sur ces trois points: n'avoir pas pu mourir à quelque grand moment de sa carrière; avoir quitté l'Egypte et renoncé à ses projets sur l'Orient; enfin, cela va sans dire, Waterloo. Sur le premier point il discute avec sa suite quel eût été le vrai moment. «Pour l'histoire, j'aurais dû mourir à Moscou, à Dresde ou à Waterloo.» Il dit encore: «C'est après l'entrée à Moscou que j'aurais dû mourir,» ou: «J'aurais dû mourir à la Moskowa.» Gourgaud hésite entre Moscou et Waterloo; il ne penche pour la dernière date que parce qu'elle embrasse le retour de l'île d'Elbe. Las Cases se récrie contre Moscou, qui supprimerait tant de choses.
En une autre circonstance, Napoléon incline encore pour Moscou. «Si un boulet de canon du Kremlin m'avait tué, j'aurais été aussi grand qu'eux (Alexandre, César, etc.) parce que mes institutions, ma dynastie, se seraient maintenues en France, au lieu qu'à présent je ne serai presque rien, à moins que mon fils ne parvienne à remonter sur mon trône.» Il dit encore un autre jour: «Si j'étais mort à Moscou, j'aurais laissé derrière moi la réputation d'un conquérant sans analogue dans l'histoire. C'est là qu'un boulet aurait dû finir ma vie.»
Ailleurs: «Mourir à Borodino, c'eût été mourir comme Alexandre. Être tué à Waterloo, c'eût encore été bien finir. Peut-être Dresde eût-il mieux valu... mais, non, mieux valait Waterloo. L'amour du peuple, ses regrets....»
Le plus beau moment de sa vie, à son jugement, c'était son séjour à Dresde en 1812, alors que tous les souverains de l'Europe, excepté le sultan, l'empereur de Russie et le roi d'Angleterre, étaient à ses pieds. Et le plus heureux moment de sa vie? A O'Meara, il dit: la marche de Cannes à Paris. Un autre jour, il dit à ses compagnons de deviner. «Il demande à quelle époque nous croyons qu'il a été le plus heureux. Gourgaud: Lors du mariage.—Mme de Montholon: Premier consul.—Bertrand: Naissance du roi de Rome.» Napoléon répond: «Oui, j'ai été heureux premier Consul, au mariage, à la venue du roi de Rome..., mais alors je n'étais pas assez d'aplomb. Peut-être que c'est à Tilsit. Je venais d'éprouver des vicissitudes, des soucis, à Eylau, entre autres, et je me trouvais victorieux, dictant des lois, ayant des empereurs et des rois pour me faire la cour. Peut-être ai-je réellement plus joui après mes victoires en Italie. Quel enthousiasme! que de cris de: Vive le libérateur de l'Italie! A vingt-cinq ans! Dès lors, j'ai prévu ce que je pourrais devenir. Je voyais le monde fuir sous moi comme si j'étais emporté dans les airs.»
En second lieu, il regrette d'avoir quitté l'Égypte, d'avoir renoncé à la carrière que l'Asie ouvrait devant lui. Il eût mieux aimé être empereur d'Orient qu'empereur d'Occident, car, dans le premier cas, il serait encore sur le trône. C'est vers l'Orient que se tournaient ses derniers comme ses premiers rêves. Il dit, en voyant l'île de Sainte-Hélène: «Ce n'est pas un joli séjour. J'aurais mieux fait de rester en Égypte. Je serais, à présent, empereur de tout l'Orient...» Un tel empire, disait-il, lui aurait convenu. Car le désert avait toujours eu pour lui un attrait particulier et son nom, Napoléon, veut dire, à l'en croire, «lion du désert». «L'Arabie attend un homme. Avec les Français en réserve et les Arabes comme auxiliaires, j'aurais été le maître de l'Orient. Je me serais emparé de la Judée.... Si j'avais pris Acre, je serais allé aux Indes. Mon intention aurait été, à Alep, de prendre le turban, et je me serais trouvé à la tête d'une bonne armée et de deux cent mille auxiliaires. L'Orient n'attend qu'un homme.» A une autre occasion, il répète la même idée dans des termes presque identiques. «Si j'avais pu avoir les Mameloucks pour alliés, j'aurais été le maître de l'Orient. L'Arabie attend un homme.»
Ce n'est pas, cependant, à cause de l'Arabie et de la Judée que Napoléon regrettait l'Égypte. Il nous révèle son but secret en une phrase brève: «La France, maîtresse de l'Égypte, le serait des Indes; qui est maître de l'Égypte l'est de l'Inde.» Il répète: «Une fois les Français en possession de l'Égypte, adieu l'Inde pour les Anglais. C'était un des projets que j'avais en vue.» Il voulait construire deux canaux: l'un de la mer Rouge au Nil, aboutissant au Caire, l'autre de la mer Rouge à la Méditerranée. Il aurait étendu la domination de l'Égypte vers le sud; il aurait enrôlé les nègres du Sennaar et du Darfour. Avec soixante ou soixante-dix mille gens du pays et trente mille Français d'élite, il aurait marché, en trois colonnes, vers l'Euphrate. Là, il aurait fait une grande halte; puis, il aurait repris sa marche sur l'Inde. «Une fois arrivé dans l'Inde, continue-t-il, je me serais allié avec les Mahrattes,» et il espérait attirer à lui les Cipayes. L'Angleterre avait grand'peur de ce projet. «Gorgotto, j'ai lu trois volumes sur les Indes. Quels coquins que ces Anglais! Si j'avais pu, d'Égypte, passer avec un noyau de troupes aux Indes, je les en aurais chassés... mais ils verront plus tard ce qui leur arrivera des Russes. Ceux-ci n'ont pas beaucoup de chemin à faire pour arriver aux Indes: ils sont déjà en Perse....» Alors revient sa constante préoccupation: «La Russie est le pouvoir qui marche le plus sûrement et à plus grands pas vers la domination universelle, maintenant qu'il n'y a plus de France et que tout équilibre est rompu.»
Il avait été, en fait, empereur d'Occident, et Montholon dit à Gourgaud que, d'après ses instructions comme ambassadeur, il était convaincu que Napoléon avait eu l'intention de se faire couronner sous ce titre-là. On avait influencé la confédération du Rhin dans ce sens et on dit qu'à Erfurt la question aurait été définitivement réglée si Alexandre n'avait demandé Constantinople comme compensation. A Sainte-Hélène, cependant, ce n'est pas là ce qu'il regrette, c'est l'empire d'Orient. Et cela, pour deux raisons: maître de l'Orient, il aurait porté un grand coup aux Anglais et il aurait rivalisé avec Alexandre le Grand. Car, remarquons-le ici, Alexandre est son héros, son modèle. «Ce que j'aime dans Alexandre le Grand, ce ne sont pas ses campagnes, que nous ne pouvons concevoir, mais ses moyens politiques. Il laisse, à trente-trois ans, un immense empire, bien établi, que ses généraux se partagent. Il avait eu l'art de se faire aimer des peuples vaincus.... C'est d'une grande politique de sa part que d'avoir été à Ammon. Il conquit ainsi l'Égypte. Si j'étais resté en Orient, j'aurais probablement fondé un empire comme Alexandre, en me rendant en pèlerinage à la Mecque.» Au moment même où il quitte la France sur le Bellérophon, il dit au capitaine Maitland: «Sans vous autres Anglais, j'aurais été empereur d'Orient; mais, partout où il y a assez d'eau pour faire flotter un bateau, nous sommes sûrs de vous trouver sur notre chemin.»
Son admiration pour Alexandre le Grand, sa passion pour l'Orient et ses visées sur l'Inde ne l'abandonnèrent jamais, jusqu'au moment où il eut perdu son empire dans les plaines de la Russie et de l'Allemagne. Peu de temps avant de passer le Niemen, il s'interrompit au milieu d'une conversation avec Narbonne, avec un éclair dans les yeux: «Après tout, mon cher, dit-il, comme dans l'exaltation d'un rêve, cette longue route est la route de l'Inde. Alexandre était parti d'aussi loin que Moscou pour atteindre le Gange. Je me le suis dit depuis Saint-Jean-d'Acre. Sans le corsaire anglais et l'émigré français qui dirigèrent le feu des Turcs, et qui, joints à la peste, me firent abandonner le siège, j'aurais achevé de conquérir une moitié de l'Asie, et j'aurais pris l'Europe à revers, pour revenir chercher les trônes de France et d'Italie. Aujourd'hui, c'est d'une extrémité de l'Europe qu'il me faut reprendre à revers l'Asie pour y atteindre l'Angleterre. Vous savez la mission du général Gardanne et celle de Jaubert en Perse; rien de considérable n'en est apparu; mais j'ai la carte et l'état des populations à traverser pour aller d'Érivan et de Tiflis jusqu'aux possessions anglaises dans l'Inde. C'est une campagne peut-être moins rude que celle qui nous attend sous trois mois.... Supposez Moscou pris, la Russie abattue, le Tsar réconcilié, ou mort de quelque complot de palais, peut-être un trône nouveau et dépendant; et dites-moi si, pour une grande armée de Français et d'auxiliaires partis de Tiflis, il n'y a pas accès possible jusqu'au Gange, qu'il suffit de toucher d'une épée française pour faire tomber, dans toute l'Inde, cet échafaudage de grandeur mercantile. Ce serait l'expédition gigantesque, j'en conviens, mais exécutable du dix-neuvième siècle.» Après avoir lu ces lignes, se trouvera-t-il quelqu'un pour soutenir que le pouvoir absolu n'eût exercé son ordinaire effet et que Napoléon, en 1812, eût conservé l'équilibre et l'intégrité de son jugement?
Le troisième grand sujet de regret est, tout naturellement, Waterloo. Il nous semble quelquefois l'entendre grincer des dents lorsqu'il y songe: «Ah! si c'était à recommencer!» s'écrie-t-il. L'Empereur ne conçoit pas comment il a pu perdre la bataille de Waterloo.... Peut-être la pluie du 17 juin.... S'il avait eu Suchet à la tête de l'armée de Grouchy.... S'il avait eu Andréossy à la place de Soult.... Si la Garde avait été commandée par Lannes ou Bessières.... S'il avait donné la Garde à Lobau.... Si Murat avait été à la tête de la cavalerie.... Si Clauzel ou Lamarque avait été ministre de la guerre.... Alors, tout aurait pu tourner autrement. «Peut-être aurais-je dû attendre quinze jours. J'aurais eu 12000 hommes de plus, tirés de la Vendée. Mais qui aurait pu deviner que ce pays serait aussi vite pacifié? Peut-être ai-je mal fait d'attaquer. La question est de savoir si je n'aurais pas mieux fait de concentrer toutes les troupes sous la capitale au lieu d'aller chercher l'ennemi. Peut-être que les Alliés ne m'auraient pas fait la guerre. Remarquez que toutes leurs proclamations sont datées d'après Waterloo.» Il n'aurait pas dû, pense-t-il, employer Ney ou Vandamme. Plus d'une fois, il dit qu'il a perdu la bataille par la faute d'un officier qui donna à Guyot l'ordre de charger avec les grenadiers à cheval. Car, s'ils avaient été tenus en réserve, ils auraient sauvé la journée. Mais Montholon déclare qu'il est impossible de douter que cet ordre ne soit venu de l'Empereur lui-même. Il n'avait pas pu voir la bataille comme il fallait. Et puis, les hommes de 1815 n'étaient pas les hommes de 1792. Les généraux étaient devenus timides. Il est trop porté à blâmer ses généraux, tels que Ney ou Vandamme. Gourgaud le prie d'être moins sévère. Il répond: «On doit dire la vérité.» Il ne craint pas de déclarer que toute la gloire de la journée revient au prince d'Orange. Sans lui, l'armée anglaise aurait été annihilée et Blücher était rejeté au delà du Rhin. C'est là un exemple des exagérations auxquelles il se laisse aller. Il s'épuise à découvrir des raisons à sa défaite, mais il finit par apercevoir que le résultat pourrait bien être dû, dans une certaine mesure, au caractère de l'ennemi. Il fait l'aveu suivant: «C'était surtout par leur bonne discipline que les Anglais triomphaient.» Puis, il s'égare encore dans d'autres considérations. Et voici ce qu'on peut regarder comme sa conclusion: «C'est la fatalité, car, malgré tout, je devais gagner cette bataille. Pauvre France! Être battue par ces coquins-là! Il est vrai qu'il y a déjà eu Crécy et Azincourt.» C'est une pensée qui, comme on l'a vu, était depuis longtemps présente à son esprit.
Qu'aurait-il dû faire après Waterloo? Il n'y a qu'un point sur lequel il ait une idée parfaitement nette et qui ne varie jamais: c'est qu'il aurait dû faire pendre ou fusiller Fouché sur l'heure. «J'avais déjà composé la commission militaire. C'était celle du duc d'Enghien: tous gens qui risquaient....» Sa Majesté fait un signe expressif avec sa cravate.
A part cela tout est ténèbres. Quelquefois, il pense qu'il aurait dû fusiller Soult, mais on ne voit pas à quel moment, ni pourquoi. A d'autres instants, il dit: «J'aurais fait couper la tête à Lanjuinais, à Lafayette, à une douzaine d'autres.» Certains jours il allait jusqu'à la centaine. Gourgaud et lui discutèrent souvent cette intéressante question. Napoléon fait allusion à un plan qui eût consisté dans les mesures suivantes: «Réunir aux Tuileries le Conseil d'État, les cinq à six mille hommes de la garde impériale qui étaient à Paris, la partie de la garde nationale qui était bonne et les fédérés, haranguer tout ce monde; puis, de là, se rendre aux Chambres qui s'étaient déclarées en permanence, les ajourner ou les dissoudre. On aurait pu gagner quinze jours; on aurait réuni à Paris plus de cent mille hommes. On pouvait fortifier la rive droite et on aurait tenté la fortune.» Gourgaud répond tristement: «J'objecte que, dans l'état où était alors l'esprit public et celui de l'armée, je doute fort que l'on eût pu réussir.» Il donne à entendre qu'il aurait fallu un Décius qui, d'un coup de pistolet, eût tué l'Empereur. Las Cases sent très bien aussi que cette manière d'agir n'aurait servi à rien et aurait perdu l'Empereur devant l'histoire. Le plan de Gourgaud était différent. Selon lui, l'Empereur, en revenant de Waterloo, aurait dû aller droit aux Chambres, les exhorter à s'unir, en leur faisant comprendre que tout dépendait de cette union. Napoléon répond à cette idée; il pense tout haut: «Oui, mais il y avait trois jours que je ne mangeais pas.... Je n'en pouvais plus.... Si j'avais été aux Chambres, j'aurais été écouté avec respect, peut-être avec acclamation, et, ne pouvant, d'après la Constitution, assister aux délibérations, après mon départ, tout aurait repris comme auparavant. Il fallait donc que je fisse jeter un grand nombre de députés à la rivière, que j'arrivasse aux Chambres comme Cromwell.... J'aurais fini en demandant à épurer la Chambre et en faisant pendre sept ou huit de ses membres, par-dessus tous Fouché. Mais, pour cela, il fallait se mettre tout à fait avec les Jacobins, répandre du sang, et, encore, aurais-je réussi? J'allais me mettre dans le sang et me faire abhorrer.» Un autre jour il avoue franchement qu'il n'a pas eu le courage de le faire. Pouvait-on, dans un moment pareil, révolutionner la populace et relever la guillotine? En 1793, c'était le seul moyen, mais non après Waterloo. Et, en réalité, il n'aurait pas réussi: il avait trop d'ennemis. C'était un horrible risque à courir: beaucoup de sang pour un résultat médiocre. C'est pour toutes ces raisons qu'il avait préféré abdiquer en faveur de son fils, les laisser se débrouiller eux-mêmes et leur faire voir que ce n'était pas à sa personne seule que l'on en voulait, mais bien à la France.
Gourgaud ne se tient pas pour satisfait. Il presse l'Empereur et dit que sa seule présence aurait électrisé les députés, etc. Napoléon réplique, avec un accent de sinistre vérité: «Ah! mon cher, j'étais battu. Le respect qu'on avait pour moi était grand tant que j'étais craint, mais, n'ayant pas le droit des légitimes, demandant assistance, vaincu enfin, je n'avais rien à espérer. Non, ce que j'ai à me reprocher, c'est de n'avoir pas fait couper la tête à Fouché. On peut dire qu'il l'a échappé belle.» Puis, il revient au sujet en discussion: «Oui, j'aurais dû courir aux Chambres, mais j'étais harassé; et puis, qui pouvait croire qu'elles se déclareraient si vite contre moi? Je ne savais pas que Lafayette allait les faire mettre en permanence. J'étais arrivé à huit heures et, à midi, elles s'insurgeaient. Elles m'ont surpris.» Il passe sa main sur son visage et continue, d'une voix creuse: «Après tout, je ne suis qu'un homme. J'aurais pu me mettre à la tête de l'armée, qui était pour mon fils. Et, certes, tout valait mieux que de venir à Sainte-Hélène.... Les alliés auraient, cependant, continué de dire qu'ils n'en voulaient qu'à moi. L'armée même aurait éprouvé la même influence. L'histoire me reprochera peut-être de m'être en allé trop facilement. Il y a eu un peu de pique de ma part. De la Malmaison, j'ai proposé au gouvernement provisoire de me mettre à la tête de l'armée, de tirer parti des imprudences de l'ennemi. Les ministres n'ont pas voulu. Je les ai envoyés promener.»
«Je suis parti trop tôt de l'île d'Elbe; je croyais le Congrès dissous. Je n'aurais pas dû créer de Chambres; il m'aurait fallu me déclarer dictateur, ou former un Conseil de dictature sous la présidence de Carnot; mais on pouvait espérer que les alliés, me voyant appeler les Chambres, prendraient confiance en moi, et que les Chambres me donneraient des ressources qu'une dictature ne pouvait obtenir. Mais elles n'ont rien fait pour moi; elles m'ont insulté avant Waterloo, et, après, elles m'ont abandonné. De toutes façons, je n'aurais pas dû m'embarrasser d'une Constitution. Si j'avais été vainqueur, je me serais bien moqué des Chambres. J'ai eu tort, aussi, de me fâcher avec Talleyrand. Mais ces conversations-là me mettent de mauvaise humeur. Passons au salon et parlons de nos amours de jeunesse.»
CHAPITRE XV
NAPOLÉON ET LA DÉMOCRATIE
Il est une vérité qui ressort de toutes ces discussions sur Waterloo et ses suites. Pourtant, cette vérité paraît n'avoir frappé personne: aussi demande-t-elle une courte digression. Lorsque Napoléon, dans ses conversations rétrospectives, parle de se placer, après Waterloo, à la tête d'un mouvement révolutionnaire, nous croyons qu'il ne faisait que s'abuser lui-même ou s'amuser aux dépens de ses auditeurs. «Les souvenirs de ma jeunesse m'effrayèrent,» disait-il à Sainte-Hélène. Ce mot était sincère. Il avait vu la Révolution de trop près pour accepter une telle perspective. Il avait été l'ami de Robespierre, ou plutôt de son frère; mais, après avoir régné sur la France comme souverain, il sentait, évidemment, la plus profonde antipathie contre tout ce qui ressemblait à la révolution ou même au désordre.
Aucun des témoins oculaires de la Terreur n'éprouva un mouvement de répulsion plus vif que Napoléon. Ce spectacle lui avait laissé l'horreur de la violence et la passion de l'ordre. Il aurait pu s'approprier, avec une vérité absolue, la fière parole que prononça son héritier dynastique mais qu'il ne fut pas maître de justifier jusqu'au bout: «L'ordre, j'en réponds.» Ce n'était un secret pour aucun de ses familiers. Il craignait le peuple, disait Chaptal; le moindre mécontentement, le plus léger trouble, une simple émeute, l'affectait plus qu'une bataille perdue. Sur ce point, il était toujours en éveil. Il faisait venir ses ministres et disait que le travail manquait, que les artisans écouteraient les agitateurs et qu'il redoutait une insurrection d'ouvriers sans pain plus qu'une bataille contre deux cent mille hommes. Alors il commandait des étoffes, des meubles, et il avançait de l'argent aux principaux manufacturiers. De cette façon, une de ces crises lui coûta plus de vingt-cinq millions. «Quand j'entends dire à certaines gens, écrit Mme de Rémusat, que rien n'est si facile, à l'aide de la force, que d'imposer sa volonté, je me rappelle ce que disait l'Empereur sur les embarras qui avaient résulté pour lui... de l'emploi de la force contre les citoyens. Je me souviens que j'ai entendu dire à ses ministres que, lorsqu'on déterminait dans le Conseil quelque mesure un peu violente, il leur adressait ordinairement cette question: «Me répondez-vous que le peuple ne se révoltera pas?» On l'a vu prendre plaisir à peindre et à écouter les émotions diverses qu'on éprouve sur le champ de bataille, et pâlir en entendant conter les excès où le peuple révolté peut se laisser entraîner.»
La Révolution l'avait marqué de son sceau: il ne l'avait jamais oublié. Il la représentait et l'incarnait; mais il luttait sans cesse et silencieusement contre elle. Et il savait que c'était une lutte inutile. «Entre la Société et la Révolution, disait-il, il n'y a que moi, moi seul! Je peux gouverner comme je veux, mais mon fils sera obligé de se faire libéral.» Il avait raison, car, pendant les dix mois qu'il passa à l'île d'Elbe, la Révolution releva la tête. Il y songeait toujours, non pour y puiser son inspiration, mais comme à une mystérieuse épouvante qu'il fallait conjurer à tout prix. Il était bien le fils de la Révolution, mais un fils dont l'unique pensée était d'étrangler sa mère.
Il redoutait l'idée de tirer sur le peuple. Il regretta toute sa vie le rôle qu'il avait joué dans la répression de la prise d'armes de Vendémiaire: il avait peur que le peuple ne la lui pardonnât jamais. Comme on l'a vu, rien ne lui coûtait pour détourner, pour désarmer avec de l'argent les colères du peuple qui naissaient de ses besoins matériels. Mais sa haine de la Révolution et des procédés révolutionnaires allait bien au delà de ces démonstrations populaires, si importantes qu'elles fussent. Car il ne voulut pas avoir le moindre contact avec la Révolution, même pour se sauver, lui et son trône. L'hostilité contre elle ne pouvait aller plus loin. Il avait vu, et vu avec un mépris amèrement et hautement avoué, Louis XVI saluant la multitude, du haut du balcon des Tuileries, avec le bonnet rouge sur la tête. Jamais Napoléon n'aurait coiffé ce bonnet-là un seul instant pour sauver ou sa liberté ou sa dynastie. Après Waterloo, la multitude (la canaille, comme Napoléon la désigne à Sainte-Hélène) inondait les abords de son palais et le suppliait de se mettre à sa tête. Elle le considérait comme la seule barrière contre la féodalité, contre la reprise des biens nationaux et contre la domination étrangère. Napoléon, qui entend leurs cris, a un soudain accès de franchise. «Qu'est-ce que ces gens me doivent? Je les ai trouvés pauvres et je les laisse pauvres.» Montholon nous a conservé un épisode de cette journée critique. Deux régiments et une foule immense qui descend du faubourg Saint-Antoine viennent demander qu'il les conduise à l'ennemi. Un des orateurs fait allusion au 18 Brumaire. Napoléon répond: «Au dix-huit Brumaire, la nation était unanime dans son désir de changement. Aujourd'hui, il faudrait des flots de sang français et jamais une seule goutte n'en sera versée par moi pour défendre une cause personnelle.» Quand la foule s'est retirée, il s'explique encore plus clairement avec Montholon: «Si je mettais en mouvement la puissance brutale des masses, je sauverais Paris, sans doute, et je m'assurerais la couronne à moi-même, sans recourir aux horreurs de la guerre civile, mais il faudrait aussi risquer un déluge de sang français. Quelle puissance serait assez forte pour maîtriser les passions, la haine, la vengeance, une fois soulevées? Non: je ne peux pas oublier que j'ai été ramené de Cannes au milieu de cris féroces: «A bas les prêtres! A bas les nobles!» Je préfère au trône les regrets de la France.» Pendant sa marche sur Paris, les passions du peuple, surexcitées par la courte domination des Bourbons, avaient fait sur lui une impression profonde. S'il avait consenti à s'associer aux sentiments de ce peuple, furieux à la pensée qu'on songeait à reprendre les terres et les privilèges perdus pendant la Révolution, il était persuadé que deux millions de paysans lui auraient fait cortège jusqu'à Paris. Mais il ne voulait pas être le roi de la canaille: tout son être, dit-il, se révoltait à cette pensée.
Lorsqu'il était à Longwood, il lui arriva de s'abandonner pendant un instant à un rêve tout différent.
«C'est par les Jacobins, dit-il, que je les attaquerais. Le Jacobinisme est le foyer d'un volcan qui menace la société d'une perpétuelle éruption. C'est en Prusse, surtout, qu'elle sera facile (à provoquer) et, le trône de Berlin renversé, j'aurai fait un pas immense pour la puissance française. La Prusse est, et a toujours été depuis Frédéric, et serait toujours, le plus grand obstacle à l'accomplissement de mes grands projets pour la France. Une fois le bonnet rouge arboré à Berlin, toute la force prussienne est entre nos mains comme une massue dont je peux me servir à volonté pour écraser la Russie et l'Autriche.... Rien ne pourrait m'empêcher... de reporter... les frontières de l'Empire à ses limites naturelles, le Rhin et les Alpes. Ce premier pas fait, je commencerais le grand œuvre de l'Empire français, et, soit par la force du Jacobinisme, soit par mes armes, je mettrais à profit toutes les circonstances, tous les événements, pour faire de l'Europe continentale une grande confédération dont l'Empereur des Français serait le chef. Je poserais au Niémen les limites de cet Empire. Alexandre ne serait plus que le tsar de la Russie d'Asie. La couronne impériale d'Autriche serait brisée. La Hongrie reformerait un royaume; le Bohême également. L'Autriche serait le troisième royaume (formé) du démembrement de la couronne de Marie-Thérèse.» Montholon rapporte cette singulière tirade et déclare que ces paroles furent prononcées le 10 mars 1819, deux ans avant la mort de l'Empereur. Rien ne ressemble moins à l'opinion qu'il exprime ailleurs sur la Prusse et à ses vrais sentiments en ce qui touche le jacobinisme. Nous pouvons supposer que c'est une sorte de rêverie à la recherche d'une politique de rechange. Peut-être, après l'expérience des Cent-Jours, était-il arrivé à la conviction qu'il n'y avait pas d'autre moyen de se maintenir s'il se trouvait de nouveau en France. Il avait déjà fait une allusion à des idées du même genre dans la fameuse conversation qu'il eut, à Dresde, avec Metternich. «Mon trône peut s'écrouler, mais j'ensevelirai le monde sous ses ruines!»
Talleyrand, avec son jugement instinctif et de sang-froid, avait compris, dès le début des Cent-Jours, que la seule chance de succès pour Napoléon était de faire de la guerre une guerre nationale. Son armée ne suffisait pas; il fallait qu'il s'appuyât sur le parti d'où il était sorti, dont les ruines lui avaient servi de piédestal, et que, si longtemps, il avait persécuté. Alexandre connaissait bien le danger. Il fit remarquer à lord Clancarty qu'il fallait absolument détacher de Napoléon les Jacobins. Besogne un peu difficile à accomplir pour un empereur de Russie! Pourtant, il est important de noter que, parmi les princes assemblés à Vienne, le mieux informé, celui dont les vues étaient les plus nettes, se rendait compte que l'unique moyen de salut pour Napoléon était de redevenir ce qu'il avait été au commencement de sa carrière: la Révolution incarnée.
Lavalette nous dit la vérité dans une phrase très expressive: «Les onze mois du règne de Louis XVIII avaient ramené la France en 1792.» Même pendant cette courte période le mécontentement s'était condensé sous forme de complots. Mais leur objet était de placer Louis-Philippe sur le trône comme souverain constitutionnel et non de ramener le tyran proscrit. A son retour l'Empereur s'alarma; il trouva que la physionomie de Paris était changée. Le respect, l'affection pour lui s'étaient visiblement affaiblis. Si, à l'île d'Elbe, il avait pu se rendre compte, dit-il, du changement qui s'était produit en France, il serait resté là-bas. Il envoyait chercher Lavalette,—souvent deux ou trois fois dans la même journée,—et il discutait pendant des heures la situation nouvelle. Même s'il était revenu victorieux, il aurait eu, dit Lavalette, à faire face à de grands périls amenés par des difficultés intérieures.
Il fut bientôt évident que le pays désirait bien moins le retour de l'Empereur que le départ des Bourbons. Dès qu'ils furent loin, l'enthousiasme se calma promptement. Napoléon, avec cette faculté d'observation qui le caractérisait, s'en aperçut aussitôt. A un ministre qui le félicitait d'avoir accompli un vrai miracle et reconquis la France presque à lui seul, il répliqua: «Bah! le temps des compliments est passé. Ils m'ont laissé venir comme ils ont laissé les autres s'en aller.»
Un seul exemple suffira pour faire comprendre la situation.
Napoléon avait repris son ancien titre d'Empereur par la grâce de Dieu et la constitution de l'Empire. Une telle appellation devait choquer l'esprit nouveau et le Conseil d'État répondit en proclamant le dogme de la souveraineté du peuple: un décret qui, à son tour, ne manqua pas de choquer l'Empereur, mais dont il ne pouvait manifester son déplaisir. Il eut à avaler des affronts, à subir les airs impérieux et insolents de ses Chambres. Il opposa à ce nouvel état de choses un calme imperturbable. Il sentait, évidemment, qu'en cas de victoire, il n'aurait pas de peine à tout remettre en place. Mais en cas de défaite? Il comprenait qu'alors l'esprit nouveau le renverserait, à moins qu'il ne pût appeler à son aide une force encore plus puissante que le libéralisme et déchaîner la Révolution. Alors pourquoi ne s'arrêta-t-il pas à cette alternative? Pourquoi ne s'était-il pas mis à la tête d'un soulèvement de la France révolutionnaire? Autrefois, au temps de sa jeunesse, la direction d'un mouvement révolutionnaire aurait pu vivement tenter son ambition. Le Premier Consul n'eût certainement pas hésité, mais l'Empereur vit clairement que, dans ce cas, il ne pouvait être question de dynastie; que la dictature serait purement une dictature personnelle. Il eût été Sylla ou Marius, mais non Auguste ou Charlemagne. On remarquera que, dans ses paroles à Montholon citées plus haut, il dit: «Je m'assurerais le trône à moi-même.» Pas un mot de succession dynastique; pas une illusion à ce sujet. Accepter une telle situation après avoir été ce qu'il était, c'était descendre et, comme nous l'avons vu, tout ce qui ressemblait à une révolution lui était odieux. Il y avait donc impossibilité pour lui à devenir le prophète ou le héros d'une nouvelle révolution au lendemain de Waterloo. S'il avait pu prévoir ce qui l'attendait,—Sainte-Hélène, avec ses sordides misères, ses mesquins geôliers, ses longues années, lugubres et désolées, d'une vie qui était déjà de la mort,—peut-être aurait-il surmonté ses répugnances, mais il ne pouvait rien deviner de tout cela et il n'eût pas fallu moins pour l'ébranler. Donc il préféra se croiser les bras et laisser venir ce que les rhéteurs appellent la catastrophe inévitable, se croiser les bras et attendre les événements. Mieux valait, pensa-t-il, la vie d'un fermier américain que la présidence d'un Comité de Salut Public.
Entre Napoléon et la Chambre régna, dès le premier jour, une hostilité à peine déguisée. On gardait jusqu'à un certain point les apparences. Mais les deux pouvoirs rivaux agissaient de leur côté sans beaucoup se cacher et sans s'abuser l'un l'autre en aucune façon. Les Chambres étaient disposées à employer Napoléon comme un général consommé pour repousser l'invasion et empêcher le retour des Bourbons; elles se flattaient de pouvoir le mater ou même s'en défaire, une fois la victoire gagnée. «Dès qu'il sera parti pour l'armée, disait Fouché, nous serons maîtres de la situation. Je voudrais qu'il gagnât une ou deux batailles, mais il perdra la troisième et alors ce sera notre tour.» Tel est le calcul où se complaisaient les Chambres. Mais elles étaient dans la position du mortel qui, dans les contes de fées, évoque un génie et se trouve, ensuite, incapable de s'en faire obéir. De son côté, Napoléon subissait les Chambres, pour donner au monde une garantie de sa conversion et dans l'espoir d'obtenir d'elles des hommes et de l'argent. Mais il avait l'intention bien arrêtée de se débarrasser d'elles s'il était victorieux. Après Ligny, il exprime catégoriquement sa résolution de rentrer à Paris et de reprendre le pouvoir absolu, dès qu'il aurait vaincu les Anglais. Chacun des deux rivaux connaissait à fond la politique de l'autre. Pas de doute, pas d'illusion. A ce moment, l'esprit du parlement était tel, semble-t-il, que beaucoup de ses membres espéraient la défaite des armes françaises et qu'ils furent capables de se réjouir de Waterloo. C'est parce que Napoléon était au courant des dispositions hostiles de la Chambre qu'il sentit la nécessité de revenir à Paris après le désastre. On l'a blâmé de n'être pas resté sur la frontière et de n'avoir pas cherché à rallier les débris de ses troupes. Mais à quoi bon si, derrière lui, son propre parlement était occupé à le déposer et à le désavouer? Or personne ne peut douter que tels eussent été les premiers actes des Chambres en apprenant sa défaite. Mis hors la loi par l'Europe entière et par son propre pays, il lui eût été à peu près impossible de continuer la lutte, même avec des forces militaires bien supérieures à toutes celles qu'il pouvait réunir.
Cette digression conduit inévitablement à une autre. Les relations de l'Empereur avec son parlement sont choses claires et connues de tous. Ce qui est plus difficile à comprendre, c'est que, en dépit de cette lutte finale et douloureuse entre Napoléon et le parti constitutionnel, son nom soit resté, pendant trente ans, le mot de ralliement de tous les libéraux du continent. Car il n'avait aucune sympathie pour la liberté ni pour les aspirations libérales; il les renvoyait à ceux qu'il appelait dédaigneusement les idéologues. L'ordre, la justice, la force, la régularité composaient son idéal administratif; il n'y apportait d'autre tempérament que l'équation de personne. La légende libérale qui s'attache à lui n'a qu'une explication: c'est que les faiseurs de constitutions de 1815 ayant disparu au retour des Bourbons sous un ouragan de mépris cet épisode des Cent Jours fut oublié. On se rappela seulement que Napoléon était le fils de la Révolution, qu'il avait humilié et mutilé les vieilles dynasties européennes, sans égard pour l'ancienneté, la tradition ou le titre. Pour le peuple il représentait la Révolution, et pour l'armée la gloire. Personne ne se souvint, ou, du moins, ne se soucia de rappeler qu'il avait sciemment cédé son trône et s'était rendu à ses ennemis plutôt que de se mettre à la tête d'une insurrection populaire.
S'en fût-on souvenu, on aurait jugé ce tort suffisamment expié par le martyre de Sainte-Hélène. Napoléon n'ignorait pas le bien que son emprisonnement devait faire à sa mémoire et à sa cause. Sa mort dans la solitude et dans la captivité effaça toutes ses erreurs et tous ses défauts. On oubliait son dur despotisme, le sang et les ressources de la France incessamment prodigués, le territoire envahi deux fois par sa faute, et sa mémoire, purifiée de tous ces souvenirs, devint une légende miraculeuse. Les paysans de France avaient toujours été, après les soldats, ses meilleurs soutiens, car ils l'avaient considéré comme leur plus sûr rempart contre un retour des droits féodaux et de l'ancien régime, contre une revendication des biens confisqués par la Révolution. Aussi se firent-ils les gardiens jaloux de sa gloire. Parmi eux survécut longtemps la tradition des merveilles qu'il avait accomplies. Béranger, comme on l'a remarqué, sut condenser la conception populaire dans le récit d'une vieille paysanne qui ne mentionne pas le nom d'une seule de ses victoires.
On parlera de sa gloire
Sous le chaume bien longtemps;
L'humble toit dans cinquante ans
Ne connaîtra d'autre histoire.
Ainsi parle le poète dans sa délicieuse chanson. Et continuant, il donne la vraie note dans un autre couplet:
Mes enfants dans ce village,
Suivi de rois, il passa.
On irait trop loin, peut-être, en disant que Napoléon a obtenu les gloires de l'apothéose. Mais, cela excepté, quoi que l'on dise, on ne saurait exagérer. En tout cas, il a reçu l'honneur le plus extraordinaire et le plus grand qui ait jamais été accordé à un être humain. Car il a été connu en France, non par son titre de général, ou de consul, ou d'empereur, ou même par son nom; on l'appelait «l'homme». Son fils était «le fils de l'homme». Lui, c'était toujours «l'homme». En effet, il était l'homme de l'imagination populaire et c'est ainsi que les libéraux en vinrent à ne jurer que par lui. Son individualité formidable, plus encore que son horreur de l'anarchie, avait fait de lui un souverain absolu. Mais, étant, d'autre part, le produit de la Révolution, l'homme qui avait humilié les rois, une auréole de liberté rayonna autour de son nom. Il avait donné satisfaction aux instincts d'égalité en fondant, lui, sorti de rien, une quatrième dynastie. Il avait tenu les Bourbons hors de France. Il avait, surtout, écrasé, avili les chefs de cette «Sainte-Alliance» qui pesait sur l'Europe d'un poids si lourd, qui essayait d'éteindre sous son talon les dernières étincelles de la Révolution et qui représentait, sous une apparence concrète, la haine de la Liberté. Il n'est pas étonnant que, considérée sous cet aspect, l'image de Napoléon soit devenue l'idole du libéralisme continental. Plus tard elle fut marquée à ce sceau d'une façon encore plus systématique. La démocratie autoritaire, ou, en d'autres termes, la dictature démocratique, l'idée d'où naquit, en France, le second Empire et qui lui survit, cette idée qui, sous différentes formes, a trouvé faveur en d'autres pays, tel est le legs politique et—peut-être faut-il dire le message—définitif de Napoléon.
CHAPITRE XVI
LA FIN
Il est inutile de nous arrêter plus longtemps à ces derniers tableaux, à ces épisodes suprêmes du grand drame de la vie de Napoléon. Il est étrange d'avoir à observer qu'en dépit de l'atmosphère de surveillance assidue où il vivait, la fin arriva sans avoir été prévue. Sa mort fut une mort soudaine, nous le voyons par les brefs rapports du médecin Arnott, car nous écartons absolument Antommarchi pour des raisons déjà expliquées. Arnott, évidemment, ne soupçonnait point combien grave était l'état de son malade, quoiqu'il eût été appelé le 1er avril, trente-cinq jours seulement avant la mort de Napoléon. Ni ce jour-là, ni pendant les semaines qui suivirent, il n'aperçut le caractère sérieux du mal en présence duquel il se trouvait. Ce ne fut que le 26 ou le 28, c'est-à-dire huit jours à peine avant l'issue fatale, qu'il reconnut l'existence d'une maladie mortelle. Ni le gouverneur, ni les ministres anglais ne se doutaient que la fin fût proche.
Pendant les neuf derniers jours, Napoléon eut constamment le délire. Le matin du 5 mai il murmura quelques mots incohérents, parmi lesquels Montholon crut distinguer: «France... armée... tête d'armée...[14].» En prononçant ces paroles, le moribond s'élança de son lit, entraînant avec lui sur le plancher de la chambre Montholon qui essayait de le retenir. C'était le dernier effort de cette formidable énergie. Montholon et Archambault eurent grand'peine à le replacer dans son lit. Là il demeura tranquille jusque vers six heures du soir. A ce moment, il rendit le dernier soupir. Au dehors, une tempête terrible était déchaînée qui secouait, comme un tremblement de terre, les frêles baraques du campement anglais, renversait les arbres plantés par l'Empereur et déracinait le saule sous lequel il aimait à se reposer. A l'intérieur, le fidèle Marchand couvrait le corps du manteau que le jeune conquérant avait porté à Marengo.
Le gouverneur et son état-major attendaient en bas pour recueillir les dernières nouvelles. En apprenant l'événement, Lowe prononça quelques paroles viriles appropriées à la situation. Mais les disputes inévitables ne tardèrent pas à éclater autour du cadavre. Lowe voulait une autopsie immédiate; les Français s'y opposèrent énergiquement. Il refusa de consentir à ce que les restes fussent emmenés en France. Sur cette question, il n'était pas le maître. L'arrivée inattendue, en Europe, de l'Empereur mort, par le trouble qu'elle aurait créé, ne l'aurait cédé qu'à
l'arrivée de l'Empereur vivant. Enfin, comme nous l'avons vu, il insista pour que le nom de Bonaparte fût ajouté à l'inscription funèbre, si celui de Napoléon, comme on le proposait, était gravé sur le cercueil. Là-dessus tout commentaire serait superflu.
Pendant la matinée qui suivit le corps fut solennellement exposé et c'est alors que Montchenu vit le prisonnier pour la première et la dernière fois. Les funérailles eurent lieu quatre jours plus tard avec la pompe modeste dont l'île pouvait offrir les éléments. Le cercueil, sur lequel reposaient l'épée et le manteau de Marengo, fut porté par des soldats anglais à un char que traînaient quatre chevaux de l'Empereur; puis, de nouveau, par des soldats anglais, qui se relayaient de distance en distance, jusqu'au lieu que Napoléon avait choisi pour sa sépulture, au cas où on ne lui accorderait pas d'être enterré en France. C'était dans un jardin, au creux d'un ravin profond. Là, à l'ombre de deux saules, près d'une source qui avait fourni l'eau de sa table, la tombe avait été creusée. Les habitants de Longwood conduisaient le deuil. Puis venaient Lowe, Montchenu et les fonctionnaires civils, les officiers de terre et de mer qui avaient un commandement dans l'île. Au moment où le corps descendit dans la terre, il y eut des salves de mousqueterie et d'artillerie.
Dix-neuf ans plus tard, une frégate française commandée par le prince de Joinville jetait l'ancre devant Jamestown. Elle était venue pour chercher et ramener en France les restes de l'Empereur. Le gouvernement anglais les restituait en exprimant l'espoir que les dernières traces de l'animosité qui avait existé entre les deux nations seraient à jamais ensevelies dans la tombe de Napoléon. Mais, avant que le vaisseau fût de retour avec son précieux chargement, les deux pays étaient, de nouveau, à deux doigts de la guerre. Sur la Belle-Poule revenaient, dans un dernier et pieux pèlerinage, à Sainte-Hélène, Bertrand et Gourgaud, le jeune Las Cases et Arthur Bertrand, le «premier visiteur français venu à Longwood sans la permission de Lord Bathurst». Là, aussi, se trouvaient Marchand, le plus fidèle et le plus sûr des serviteurs de l'Empereur, Noverraz, Pierron et Archambault, en même temps que Saint-Denis, qui, dissimulé sous le nom d'Ali, avait tenu l'emploi de second mameluk avec Roustan et qui avait souvent servi de copiste à l'Empereur à Sainte-Hélène. Tristement, ces dévoués survivants visitèrent le lieu de leur exil et,—en présence des autorités anglaises embarrassées et confuses,—constatèrent la dégradation de Longwood, changé en étable. Le quinze octobre, à minuit, ils étaient tous réunis autour du tombeau de leur maître. C'était le vingt-cinquième anniversaire de son arrivée à Sainte-Hélène. Après dix heures de travail énergique, le cercueil fut enfin amené au jour, et ils contemplèrent encore une fois les traits de l'Empereur, absolument intacts et sans aucune altération. Ensemble, ils suivirent le corps, et alors commença cette marche vers Paris qui ressemblait plus à un triomphe qu'à un convoi funèbre. Ce fut la plus majestueuse entrée que le conquérant eût jamais faite dans sa capitale. Par une glaciale matinée de décembre, le roi des Français, entouré des princes, des ministres, de tout ce qu'il y avait de grand et de glorieux en France, attendait en silence, sous le dôme des Invalides, l'arrivée du cercueil. Soudain, un chambellan parut sur le seuil; d'une voix claire et retentissante il annonça: «L'Empereur!» comme si c'était le souverain vivant qui allait apparaître. L'immense et illustre assemblée se leva dans une même émotion, tandis que le cercueil entrait lentement sur les épaules des porteurs. La signification, le pathétique de la scène arrachaient des larmes aux assistants. Derrière le corps marchaient ceux des exilés de Sainte-Hélène qui étaient encore vivants. Ce fut le privilège de Bertrand,—et personne ne pouvait le lui disputer,—de déposer sur le cercueil l'épée de son maître.
Il est un point qu'il faut noter une fois pour toutes à propos de la dernière maladie de l'Empereur. La tactique de Longwood, dont O'Meara s'était fait l'auxiliaire zélé, consistait à prétendre qu'il existait une affection meurtrière du foie, spéciale à Sainte-Hélène, dont Napoléon était victime, et qui ne pouvait, naturellement, être guérie que par un changement de résidence. Nous croyons que l'Empereur lui-même, qui, sans avoir la moindre confiance dans la médecine, donnait à ces questions une attention pénétrante, savait à quoi s'en tenir. Il portait sa main au creux de l'estomac et disait, avec un gémissement: «Oh! mon pylore! mon pylore!» Pourtant, comme nous l'avons vu, il s'apitoya gravement sur Gourgaud, dont la santé était excellente, et qui était censé être atteint de la maladie propre à l'île. Deux mois avant sa mort il écrivit à Pauline que la maladie de foie dont il était affligé depuis six ans, et qui était endémique et mortelle à Sainte-Hélène, avait fait, dans les six derniers mois, des progrès alarmants. Un mois plus tard il se plaignit de même à Arnott. Montholon, à son retour en Europe, en dépit des résultats de l'autopsie, maintint encore bravement la théorie de la maladie de foie. Mais on trouva le foie de Napoléon en parfait état; il mourut du cancer de l'estomac qui avait tué son père.
Les derniers jours qui précédèrent l'agonie furent douloureux, autant que nous pouvons le voir dans les maigres souvenirs de Montholon. Ces souvenirs ne nous donnent pas l'impression d'un récit écrit jour par jour; ils doivent avoir été rédigés rétrospectivement, peut-être d'après des notes. Bertrand dit, dans une lettre au roi Joseph, qu'à partir du mois d'août 1820 l'Empereur passait presque tout son temps dans un fauteuil, en robe de chambre, en état de lire et de causer, mais non de travailler ou de dicter. Avec sa suite, il faisait des projets en l'air, parlait de la vie nouvelle qu'on mènerait en Amérique. Mais il savait parfaitement qu'il mourait. Il s'occupait beaucoup de son testament, et il était extrêmement désireux que la collection des lettres que lui avaient écrites les souverains de l'Europe, ainsi que quelques lettres à lui adressées d'Italie par Mme de Staël, fussent livrées à la publicité. Sur ce point, il insistait avec énergie. Il croyait ces lettres en la possession de Joseph; mais elles avaient été volées. On les avait proposées à l'éditeur Murray qui n'en avait pas voulu. Le gouvernement russe était alors intervenu dans l'affaire et avait racheté, moyennant une somme considérable, les lettres d'Alexandre. On ne sait ce que sont devenues les autres.
Napoléon lisait encore tout haut et discutait le passé. Mais il est surprenant de constater combien peu nous connaissons les incidents de ces derniers mois. Nous devons croire que les compagnons de Napoléon n'en savaient pas plus long que le reste du monde en ce qui touchait la fin prochaine de leur maître. Sans cela, ils auraient certainement recueilli, avec un soin pieux, ces souvenirs si intéressants.
Ce sont ces derniers mois, surtout, que nous aurions voulu disputer à l'oubli. On demandera, peut-être, à quoi bon évoquer ces pénibles réminiscences. A peine peut-on dire que c'est de l'histoire, et ce n'est pas, hélas! du roman. Il serait difficile de considérer comme saine et bienfaisante l'attraction qu'elles exercent. Elles nous font seulement connaître, en y mêlant une foule de mensonges, un douloureux épisode que personne n'a d'intérêt à rappeler et que tout le monde voudrait oublier. Pourquoi donc fouiller ces chroniques morbides, sans élévation comme sans franchise? L'histoire ne nous a-t-elle pas averti qu'il n'est pas de spectacle plus triste que les grands hommes dans la retraite, depuis Nabuchodonosor aux champs, jusqu'à Napoléon sur son rocher?
L'auteur répondra à cette question par un incident qui lui est personnel. Lord Beaconsfield lui expliquait un jour comment il avait été amené à écrire le Comte Alarcos, drame aujourd'hui oublié, ou peu s'en faut. «Mon but, disait-il, n'était pas de produire une grande tragédie, mais de conjurer un fantôme littéraire.» L'histoire le hantait et l'aurait hanté indéfiniment,—il le sentait,—jusqu'à ce qu'il lui eût donné une forme. Il en est de même pour ce livre. Il renferme une tragédie, parce qu'il ne pouvait faire autrement, mais il a été écrit pour conjurer un fantôme littéraire, immobile pendant bien des années, et auquel la lecture du dernier journal de Gourgaud, jointe à l'influence stimulante d'un long loisir, a rendu le mouvement.
En second lieu, il y a là une série de faits sur lesquels l'histoire n'a pas encore rendu son verdict définitif. Et il n'est pas encore bien sûr qu'elle soit aujourd'hui en état de le rendre. Il est vrai que, depuis longtemps, les acteurs ont disparu. Le sang, échauffé par vingt ans de guerres, est suffisamment refroidi. D'un côté, l'espoir, vague, mais tenace, inextinguible; de l'autre, l'appréhension et le soupçon: tout cela, mort, à jamais évanoui. Pourtant, le sujet est encore brûlant. On peut se demander si, d'une part, on est assez de sang-froid pour avouer ses erreurs; si, de l'autre, on a pardonné. Les nations ont des souvenirs qui se taisent et qui durent. Les cendres des feux allumés à Smithfield[15] recèlent encore de la flamme. L'Irlande se souvient de bien des choses que, pour son propre bonheur, mieux vaudrait oublier. Les Écossais sont encore Jacobites au fond du cœur.
Une autre considération, très importante, c'est que nous avons plus de chances de comprendre la personnalité de Napoléon à Sainte-Hélène qu'à aucun autre moment de sa carrière. L'homme se révéla pendant les premières années du Consulat, mais il n'avait pas encore atteint tout son développement. Sur le trône, son humanité disparaît. A l'île d'Elbe il ne vit pas dans le présent, il est toujours dans le passé ou dans l'avenir.
Il faut encore observer que tout ce qui a été publié sur lui, de son vivant et pendant de longues années après sa mort a peu de valeur. Un signe auquel on reconnaît les grands hommes d'action, c'est qu'ils n'inspirent jamais de sentiments tièdes. On les déteste ou on les adore. La haine et l'idolâtrie que Napoléon avait fait naître lui ont survécu trop longtemps pour permettre à la raison de faire son œuvre. Personne, ni alors, ni longtemps après, ne semblait capable de prendre des verres noircis et de fixer, sans passion, cet aveuglant foyer de lumière. Aujourd'hui encore il faut peser et juger les témoignages, éliminer le parti pris et faire la part de tous les éléments d'appréciation. La Correspondance,—surtout la partie qui avait été primitivement supprimée,—donne sans doute une idée de sa multiple activité et de ses méthodes. Ce n'est pourtant là qu'une faible partie des matériaux à consulter. Les livres et les mémoires sur Napoléon sont innombrables, mais il en est bien peu qui donnent une représentation fidèle, ou seulement approximative, de l'homme. De judicieux observateurs, qui connaissaient bien Napoléon, ont noté leur impression véritable, mais en secret, et c'est aujourd'hui seulement que le résultat de leur travail commence à venir au jour. Parmi ces témoins nous serions disposé à mettre Chaptal au premier rang. Il fut, pendant quelque temps, le ministre de confiance de Napoléon, et il analyse son caractère avec la science impartiale d'un grand chimiste. On pourrait donner la seconde place à Pasquier, en considération de son impartialité nuancée de malveillance. Nous mettrions ex æquo avec lui Ségur, dont les mémoires, où se trouve comprise l'histoire classique de la campagne de Russie, donnent un brillant portrait de Napoléon. C'est l'œuvre d'un admirateur, mais non pas, assurément, d'un aveugle admirateur. Ce serait le pendant de Pasquier: l'impartialité sympathique. Et la beauté du style, l'admirable éloquence de certaines pages, atténueraient les plus sévères et les plus âpres critiques du héros. Lavalette dit peu de chose; mais, quoique le duc de Wellington l'ait, sur de bien légers motifs, flétri comme un menteur, il nous semble un des plus dignes de foi parmi les écrivains sympathiques à l'Empereur. Dans les gros volumes qui contiennent le fatras illisible de Rœderer, on trouve de l'or pur, certaines conversations de Napoléon fixées dans des notes inappréciables. Chez Mme de Rémusat, après des retranchements considérables, on obtient un résidu de quelque valeur, mais nous ne pouvons oublier qu'elle brûla, en 1815, le texte de ses véritables mémoires écrits à l'époque. Ceux qui sont maintenant entre les mains du public ont été composés trois ans plus tard, sous la Restauration, et lorsque la réaction était à l'apogée de sa violence, lorsqu'on considérait comme une indécence de faire allusion à l'Empereur ou même de prononcer son nom dans une société polie. Elle était, d'ailleurs, l'amie intime de Talleyrand, qui était l'irréconciliable ennemi de Napoléon. Elle avait été la dame d'honneur de Joséphine, dont elle avait épousé les griefs, et, chose plus grave que tout le reste, elle était de celles qui ne pardonnaient pas à Napoléon ses brusqueries et les lacunes de son éducation dans sa manière d'être avec les femmes. Sur un plan inférieur, nous pouvons placer Méneval et Beausset. Descendons encore d'un degré: nous trouverons Constant, le valet de chambre de l'Empereur, qui donne beaucoup de détails intéressants. Toutefois, les Mémoires qui portent son nom ont été, probablement, écrits d'après ses notes par une autre personne. Pour lui, en dépit du proverbe, son maître est un héros. Nous avons quelque confiance en Miot de Melito et nous ne détestons pas la froide ironie de Beugnot. Nous n'avons pas davantage le désir de déprécier certains auteurs, quelques-uns fort connus, dont nous ne prononçons pas les noms; nous voulons indiquer seulement ceux qui nous semblent les plus dignes de foi. Il existe une multitude de mémoires qui, çà et là, jettent une lueur sur la personnalité de Napoléon. Mais c'est une lueur passagère, car les écrivains sont, en général, des ennemis ou des adorateurs. Nous devons à Marbot et à Thiébault les croquis les plus vivants de Napoléon. C'est Marbot qui nous le montre au bal masqué, épongeant sa tête brûlante avec un mouchoir mouillé et murmurant: «Oh! que c'est bon, que c'est bon!» C'est Thiébault qui nous dessine la silhouette de l'Empereur galopant en Espagne, sur la route de France, seul avec un aide de camp dont il fouaille la monture avec un fouet de postillon. Ces esquisses sont délicieuses; nous voudrions être sûr qu'elles sont toutes deux rigoureusement vraies.
Enfin, dans cette phase finale, nous avons des chances d'apercevoir quelque chose de l'homme. Il y a encore autour de lui de la mise en scène et du décor, mais pas d'une manière continue; à travers les récits embarrassés ou adulateurs, la vérité se fait jour par éclairs. L'un de ces récits nous donne même d'abondantes clartés. Si Gourgaud était resté jusqu'à la fin, ce ne serait pas une exagération de dire qu'il nous en aurait plus appris sur le Napoléon authentique que toute la collection existante des livres relatifs à Napoléon. Mais Gourgaud s'en va avant l'heure où nous aurions le plus besoin de lui. Les chroniques qui nous restent ne nous disent rien, ou presque rien, de cette période où, selon toute probabilité, il y aurait beaucoup à apprendre pour nous; car il y avait là une occasion suprême de se dévoiler, alors que les vanités et les passions de la vie s'évanouissaient devant l'ombre grandissante de la mort. Seul, alors, avec l'éternité et avec l'histoire, l'homme aurait pu se séparer du guerrier et du chef d'empire; peut-être se serait-il montré à nu,—nous disons peut-être!—et confessé à nous, et nous aurait-il livré sa pensée en toute sincérité. Sa déclaration sur la mort du duc d'Enghien, faite cinq semaines avant sa propre fin, fait voir le mourant revendiquant ses actes, avec une sorte d'impatience passionnée, pour justifier les autres et dire la vérité.
Mais, même sans ces dernières révélations, qu'il fit peut-être et qui ne sont pas parvenues jusqu'à nous, c'est vers Sainte-Hélène qu'il faut tourner les yeux si l'on veut apercevoir une dernière fois ce grand problème humain. Car Napoléon est un problème et en sera toujours un. Les hommes prendront toujours plaisir à sonder tout ce qui élargit indéfiniment l'idée qu'ils se font eux-mêmes de leurs facultés et de leur puissance. C'est pourquoi ils aiment les ballons, les machines volantes, les appareils de locomotion souterraine ou sous-marine; ils aiment ceux qui accomplissent des tours de force, physiques ou intellectuels, dont le résultat est d'agrandir la sphère de l'activité humaine. C'est aussi pour cette raison qu'ils cherchent, mais toujours en vain, à pénétrer le secret de cet être prodigieux. Mais ils ont beau chercher, creuser, analyser, le secret, si secret il y a, risque de leur échapper à jamais. En partie, pourrait-on soutenir, parce qu'il est trop complexe; en partie, pourra-t-on dire encore, parce qu'il n'y a point de secret: il n'y a que la Destinée qui agit et suit son cours.
Que le problème soit complexe, qu'il y ait eu plusieurs hommes dans cet homme, impossible d'en douter. Cette étude, alors même qu'elle n'aboutit à aucun résultat, garde un invincible attrait. Le caractère de Napoléon continuera à tenter les alchimistes de la psychologie. Et il ne faut pas s'en étonner. Il est si multiple et si lumineux qu'il émet de la clarté par mille facettes. Quelquefois il invente; quelquefois, dans ses propos, il est si près de l'absurde qu'on en tremble; quelquefois il est mesquin ou grossier; mais, en somme, quand on arrive à sa vraie nature, on le trouve profondément humain et intéressant. Ce n'est donc pas du temps perdu que d'étudier les paroles de Napoléon, indépendamment de tout effort pour deviner le secret de ses prodigieux exploits. Qu'on se livre à cette étude pour imiter, ou pour éviter, ou simplement pour savoir, elle ne peut manquer de stimuler les facultés. Sa carrière, peut-être, dans une certaine mesure, parce qu'elle ne se divise pas rigoureusement en actes ou phases bien distinctes, soulève une quantité de questions, qui se posent et qui s'imposent, mais dont bien peu peuvent recevoir une réponse directe et satisfaisante. Quelle était sa conception de la vie? Quel était son objectif permanent? Avait-il réellement une telle conception et un tel objectif, bien définis? Sa pensée fut-elle toujours normale? Y avait-il en lui, à un degré quelconque, du charlatan? Était-il, simplement, un fataliste heureux, doué de facultés naturelles extraordinaires? Ou bien son succès était-il dû à la plus étonnante combinaison d'intelligence et d'énergie dont l'histoire nous offre une mention précise?
A toutes ces questions, et à bien d'autres encore, les habiles seront prêts à fournir une solution immédiate. Mais celui qui étudie Napoléon se trouvera de moins en moins en état de répondre à mesure qu'il pénétrera plus avant dans son sujet. Finalement, il arrivera peut-être à une hypothèse qui lui sera propre, mais il ne se sentira pas sûr de son fait et il s'apercevra, avec surprise, que ses compagnons d'étude, non moins laborieux et non moins consciencieux que lui, proposent à leur tour de très bonnes réponses, qui sont en complète contradiction entre elles comme avec la sienne.
Pour le philosophe, mais surtout pour le philosophe qui croit qu'une main divine dirige les affaires humaines, la relation véritable de Napoléon avec l'histoire de l'humanité se trouvera ramenée à une formule très simple. C'est qu'il fut lancé à travers le monde comme une grande force naturelle, ou surnaturelle, comme un fléau, comme un balayeur d'hommes et d'institutions, dont la mission était à la fois positive et négative,—surtout négative. Cette œuvre accomplie, il disparaît aussi promptement qu'il est venu. César, Attila, Tamerlan et Mahomet, sont des forces du même genre; le dernier a été, dans l'univers, un facteur bien autrement puissant,—et d'une influence bien plus durable,—que Napoléon. Et c'est là encore une preuve qui démontre, s'il en était besoin, combien la guerre toute seule a peu d'action sur les événements de l'histoire. Ces hommes font époque; ils incarnent de grands changements; ils étonnent et effrayent leurs contemporains; mais quand on les regarde à distance on s'aperçoit qu'ils ne sont que des incidents périodiques et nécessaires du mouvement universel. Les menus faits de leur carrière, leurs idées morales, leurs méthodes d'action, si intéressantes qu'elles soient, n'apparaissent plus que comme des détails secondaires.
Un balayeur! Le mot est brutal, mais il représente bien la première fonction de Napoléon au pouvoir. Le volcan de la Révolution française s'était éteint tout seul. A Napoléon la tâche de désobstruer les laves refroidies, les débris laissés sur le sol par les démolitions déjà accomplies, les cendres et les scories, la végétation, née de la pourriture, qui couvrait tout de ses excroissances et qui était, pour le moment, le seul résultat perceptible du cataclysme. Ce qu'il a dit souvent de la couronne de France est absolument vrai du gouvernement de ce pays: «Je l'ai trouvée dans le ruisseau et je l'ai ramassée avec la pointe de mon épée». Ce gouvernement du ruisseau, il le remplaça par une nouvelle machine administrative, bien tenue, portant loin, effective. Nous entendons effective, aussi longtemps que le mécanicien était un homme d'une énergie et d'un génie exceptionnels.
Il est aussi un fléau. Comment? Il purifie le sol de l'Europe avec la flamme. Comme il est l'épée, l'âme de la Révolution, malgré la pompe qui l'entoure et la pourpre dont il est revêtu, il fustige les anciennes monarchies et les oblige à se ranger. Il est vrai qu'après sa chute elles retournent à leurs péchés, mais ce n'est que pour un temps: l'esprit de réforme, sinon l'esprit de révolte, sera bientôt à l'œuvre parmi elles. Sans Napoléon, cela n'aurait pu arriver. Car, lorsqu'il prit le gouvernement, il semblait que l'Europe eût étouffé la Révolution.
Nous ne discutons pas sa grandeur militaire: elle est reconnue de tous. D'ailleurs, il faudrait un homme compétent et un volume pour la discuter avec autorité. A ceux qui ne sont pas du métier, il semble, quand il est à son apogée, le plus grand soldat qui ait jamais existé. Sa rapidité de conception et de mouvements, le don qu'il avait d'inspirer à ses armées des tours de force, sa connaissance infinie des détails, combinée avec cette intelligence géante qui embrassait l'ensemble, ses prodigieux triomphes, rendent difficile de le juger de sang-froid. Plus tard, même les bourgeois apercevront certaines fautes: par exemple, la Grande Armée transformée, avant même d'avoir frappé un seul coup, en une simple multitude, ou à peu près, dépourvue de provisions et sans discipline, faute de prévoyance, faute d'organisation. Il y a aussi une disposition,—et peut-être tend-elle à s'accuser,—à faire, dans quelques-unes de ses victoires, la part plus grande à ses lieutenants, à Desaix pour Marengo, à Davoust pour Iéna. Mais, quand on aura retranché tout ce qu'on voudra, il restera encore à son avoir un total énorme, irréductible, de gloire et de grandes actions. Après tout, la majorité du genre humain ne peut juger que les résultats, et, quoiqu'il n'y ait pas d'exploit comparable à la victoire de César à Alésia, le génie militaire de Napoléon, envisagé dans ses résultats, ne peut être surpassé.
Nous ne voulons pas, cela va de soi, faire entendre que la partie négative de l'œuvre napoléonienne et son rôle de général, si vastes qu'ils soient, représentent sa carrière tout entière. C'était un grand administrateur. Il avait l'œil et la main à tous les rouages et à tous les ressorts, petits ou grands, de sa vaste machine gouvernementale. C'était son joujou à lui. Il était son propre ministre de la guerre, son ministre des affaires étrangères, son ministre de la marine, tout son ministère. Lorsque le ministre de la police s'appelait Fouché, il avait une sorte d'existence indépendante; mais Napoléon avait une demi-douzaine de polices à lui. Sa politique financière, grâce à laquelle il maintenait un immense empire dans la puissance et dans la splendeur, mais avec une rigide économie et sans faire une seule dette, est une merveille et un mystère. Dans toutes les branches du gouvernement, il savait tout, dirigeait tout, inspirait tout. Il comparait lui-même, non sans raison, son intelligence à une armoire à compartiments; quand il voulait s'occuper d'un sujet particulier, il ouvrait le tiroir correspondant et fermait les autres; quand il voulait dormir, il les fermait tous. De plus, sa mémoire inépuisable le rendait familier avec tous les hommes et tous les détails, ainsi qu'avec tout le mécanisme gouvernemental. Daru, un des ministres les plus capables de Napoléon, raconta à Lamarque une curieuse anecdote qui fait bien voir l'infatigable vigilance de l'Empereur en matière administrative. Un jour,—c'était pendant la campagne d'Eylau,—Daru quitte l'Empereur en disant qu'il va ouvrir son courrier. «Bon! votre courrier! dit l'Empereur, que peut-on vous écrire? L'administration ne fait rien; nous avançons comme une armée d'Arabes, vivant sur le pays que nous envahissons. Je serais curieux de voir votre correspondance.»—«Votre Majesté l'aura dans un quart d'heure.» Et, quelques minutes après, Daru revint, suivi de cinq ou six secrétaires qui portaient des lettres et des paquets. L'Empereur s'assied auprès d'une table et décachette une lettre timbrée de Mayence: il lut la demande de cent seringues pour un hôpital de cette ville. «Quoi! c'est vous qui fournissez des seringues aux hôpitaux?—Oui, Sire, et c'est Votre Majesté qui les paye.» Le vainqueur d'Eylau passa quatre heures à lire les dépêches, il voulut les lire pendant huit jours, et il dit ensuite: «Ce n'est que de ce moment que je connais le mécanisme d'une armée.» Quand il revint à Paris après Tilsit, il fit la même chose avec tous ses ministres successivement. Après ce travail, qui dura six semaines, il employa la même méthode d'investigation en descendant aux rangs moins élevés de la hiérarchie. Quelle force était en elle-même cette rapide, mais laborieuse assimilation, ce contrôle minutieux de sa multiple administration!
Le défaut inhérent à un pouvoir exécutif ainsi organisé, c'est qu'une intelligence, une énergie inférieure à la sienne n'aurait pas été en état de le faire fonctionner pendant huit jours. Le jeu de l'institution dépendait si complètement du maître qu'elle était paralysée dès que la communication entre elle et lui était interrompue. La conspiration Mallet, en 1812, et la gestion politique du Conseil de régence, en 1814, peuvent le démontrer d'une manière frappante.
Il y avait encore, dans Napoléon, un grand législateur. La partie positive, la partie durable de son œuvre est, incontestablement, le Code. Les guerres finissent et les conquêtes disparaissent: cela est si vrai que Napoléon a laissé la France plus petite qu'il ne l'avait trouvée. La seule trace de son règne, aujourd'hui visible dans l'aspect de l'Europe, est la dynastie de Bernadotte, en Suède, et ce n'était ni le résultat direct de la conquête ni l'œuvre personnelle de Napoléon. Toutes les choses de ce genre qu'il imagina et façonna de sa main ont passé avec lui. Mais le Code demeure; il affecte profondément le caractère des nations en général et, en particulier, des races qui l'ont reçu ou adopté. Pour citer un exemple, peu de dispositions législatives ont eu une influence plus considérable sur la formation des mœurs sociales et politiques d'une communauté humaine que la loi qui prescrit le partage égal des biens entre les enfants d'un même père. Cette loi arrête le développement indéfini de la population; elle établit l'égalité obligatoire; elle constitue la plus forte et la plus conservatrice des propriétés foncières.
Pour accomplir toutes ces choses, il fallait une organisation vraiment puissante, et, de fait, sa constitution physique n'était pas moins extraordinaire que son mécanisme intellectuel. Son estomac endura sans révolte, pendant sa vie entière, de gros repas dévorés en quelques instants à des heures irrégulières. On lui arracha sa première dent à Sainte-Hélène et il paraît que cette extraction n'était pas nécessaire. C'est, d'ailleurs, la seule opération qu'il ait jamais subie. D'autres faits encore prouvent que cette intelligence exceptionnelle était logée dans un corps exceptionnel. Dans sa jeunesse, avant que sa manie des bains chauds l'eût affaibli, il ne ressentait jamais la fatigue. Une fois il livra bataille à Alvinzy pendant cinq jours de suite, sans retirer ses bottes ni fermer les yeux. Quand il eut battu les Autrichiens, il dormit trente-six heures. En arrivant aux Tuileries, après son retour haletant de Valladolid, n'ayant pris en route qu'un repos de quelques heures à Bayonne, il voulut inspecter immédiatement et sans un moment de retard, le palais tout entier, ainsi que le Louvre, où l'on était en train de faire des constructions nouvelles. Il courait en poste du fond de la Pologne jusqu'à Paris, convoquait le conseil sur le champ et le présidait avec son énergie et sa pénétration habituelles. Ces conseils de ministres n'étaient pas une plaisanterie. Ils duraient huit ou dix heures. Une nuit, à deux heures du matin, les ministres étaient épuisés. Le ministre de la marine dormait profondément. Napoléon les pressait de continuer leur délibération: «Allons, messieurs, secouez-vous. Il n'est que deux heures! Il faut bien gagner l'argent que le pays nous donne!» Tout le temps que duraient ces séances, son esprit était toujours actif et dominant. Jamais un conseil ne se sépara sans avoir appris quelque chose, soit par les leçons qu'il donnait aux ministres, soit par l'examen attentif des questions qu'il avait exigé d'eux. Il travaillait dix-huit heures sans interruption, quelquefois au même sujet, quelquefois à toutes sortes de sujets. «Je n'ai jamais vu son esprit fatigué, dit Rœderer; jamais je ne l'ai vu privé de ressort, même en plein effort corporel ou dans la colère ou après l'exercice le plus violent.»
Il lui arriva d'abuser de sa force physique. Témoin le jour où il donna un coup dans l'estomac de Volney pour avoir dit que la France voulait les Bourbons: il fallut emporter le philosophe qui avait perdu connaissance. Un autre jour, il jeta par terre le Grand-Juge et le travailla à poings fermés. On dit qu'il attaqua Berthier avec les pincettes. Ce furent là les rares explosions d'un système nerveux qu'il surmenait et qui, par moments, échappait à son contrôle. D'ailleurs le Corse primitif n'avait pas été tout à fait étouffé sous le manteau impérial.
Des réactions se produisaient. Regardez la scène étrange qui a pour théâtre une petite maison de Duben où il demeure deux jours assis sur un canapé, sans donner la moindre attention aux dépêches qui s'accumulent sur sa table et qui appellent des réponses. Il s'amuse à tracer distraitement des majuscules sur des feuilles de papier, paralysé, écrasé par ce dilemme: marchera-t-il sur Leipzig ou sur Berlin? Regardez encore son apathie à la Malmaison après Waterloo.
Un autre résultat positif qui, en vérité, le cède à peine en importance au Code, peut être porté au crédit de Napoléon. Il a laissé derrière lui le souvenir d'une période de splendeur et de domination qui, s'il ne maintient pas dans un perpétuel état d'enthousiasme l'imagination de ses anciens sujets, demeure, du moins, comme un symbole visible à tous et aussi imposant que sa tombe aux Invalides, pour stimuler l'ambition nationale. On a oublié les terribles sacrifices qu'il a exigés et, s'en souvînt-on, ils soutiendraient sans désavantage la comparaison—du moins sous la plume des écrivains—avec ceux que réclame le système moderne, même en temps de paix, sans qu'il y ait, cette fois, ni hégémonie européenne, ni Empire d'Occident à placer en balance. Aussi peut-on démolir les aigles et effacer les initiales tant que l'on voudra: rien n'y fait. La France, aux jours sombres et glacés du désastre, ou même au milieu des jouissances matérielles et de la prospérité commerciale, se tournera, pour s'y réchauffer, vers les gloires de Napoléon. L'atmosphère reflète encore l'éclat et la chaleur de l'ère impériale, l'ardente lueur projetée par ses victoires, la splendeur de ces années où l'Europe était l'enclume sur laquelle descendait le marteau de la France.
Les questions de méthode et de morale sont, dans des cas comme celui de Napoléon, choses subordonnées et secondaires. Subordonnées, voulons-nous dire, au point de vue de l'histoire qui n'a à s'occuper que des effets et des résultats. Malgré tout, elles sont profondément intéressantes pour l'humanité. Elles ne nous aideront pas, c'est vrai, à découvrir son secret. Nous les étudions comme nous étudierions les moindres faits qui se rapporteraient à la visite d'un être surnaturel, bon ou mauvais esprit, dont la nature ne serait pas la nôtre et qui, pourtant, tiendrait à nous par le lien de l'humanité—qui n'aurait pas seulement la forme et la voix d'un homme, mais qui serait homme aussi par ses fautes et ses aberrations.
Au fond, comment se résume son histoire?
C'est en un espace de vingt ans qu'il a fait tenir son éblouissante carrière, ses conquêtes, l'assaut triomphant qu'il a livré au vieux monde. Dans ce délai si court, nous voyons apparaître le maigre conquérant affamé qui s'élargit en souverain, puis en souverain des souverains. Alors vient la catastrophe. Il perd l'équilibre de son jugement, devient le fléau de son pays et de toutes les nations. Il ne peut plus être lui-même ni accorder au genre humain une heure de répit. Les frontières de ses voisins deviennent des jouets pour lui: il ne peut les laisser tranquilles; il les manie pour le seul plaisir de les changer de place. Son ennemie insulaire l'obsède, surexcite ses nerfs. Il la voit partout. Il lui assène des coups furieux et aveugles. Ainsi il crée l'agitation universelle, l'universelle hostilité, l'impression universelle que son existence est incompatible avec toute société régulière. Cependant il continue son chemin comme s'il était possédé, comme chassé en avant par quelque démon qui l'aiguillonne et le brûle. Il a cessé d'avoir une raison normale. L'intelligence, l'énergie, sont encore là, mais exagérées jusqu'au grotesque; elles sont devenues des monstruosités. Le corps et l'esprit sentent la fatigue d'avoir été trop longtemps plus qu'un homme. Alors se produit l'inévitable effondrement: à Sainte-Hélène nous suivons avec une curiosité mêlée de pitié la réaction et la décadence.
La vérité est, croyons-nous, celle-ci: l'esprit de l'homme n'est pas suffisamment lesté pour lui permettre d'exercer, ou de soutenir longtemps, un pouvoir absolu et sans contrôle. En d'autres termes, l'omnipotence est incompatible avec la nature humaine. Toute l'histoire, depuis le temps des Césars, nous enseigne cette vérité. Et Napoléon, si puissante qu'ait été son intelligence, ne fait pas exception à la règle.
Car, pendant la première période du Consulat, il réalisa presque l'idéal d'un chef de gouvernement: ferme, sagace, prévoyant, énergique, juste. De plus, il était, ce qui n'est guère moins important, toujours prêt à s'instruire et désireux de le faire. Il se rendait compte de sa profonde ignorance en ce qui touchait l'administration civile. Mais il n'avait jamais honte de demander le sens des mots les plus simples ou des opérations les plus élémentaires; et il ne demandait jamais deux fois la même chose. C'est ainsi qu'il acquérait et assimilait les informations dont il avait besoin avec une rapidité extraordinaire. Mais lorsqu'il eut appris tout ce que ses conseillers pouvaient lui enseigner, il comprit son incommensurable supériorité sur tous les hommes avec lesquels il s'était trouvé en contact. Il arriva à une conclusion qui, probablement, était juste: il se dit que son génie était aussi infaillible et aussi souverain dans la science de gouverner que dans l'art de la guerre, et que, comme il était le premier capitaine du monde, il en était le plus grand homme d'État. Cette découverte, ou cette conviction, avec les forces et les ressources de la France derrière elle, fit naître en lui une ambition, vague d'abord, mais qui se fortifia à mesure qu'elle trouva des aliments, et qui, finalement, devint gigantesque et impossible. Rien ne lui semblait impraticable, rien ne lui semblait chimérique. Pourquoi cette idée lui serait-elle venue, puisqu'il avait toujours réussi, sauf, peut-être, à Saint-Jean-d'Acre? Il voyait autour de lui des monarques incapables, des généraux incapables, des ministres incapables, une société en ruines qui ne pouvait lui opposer que de faibles barrières. Il semblait qu'il n'y eût rien au monde en état d'arrêter un second Alexandre, encore plus téméraire et encore plus entreprenant que celui dont la carrière avait inspiré ses rêves d'adolescent.
S'il avait procédé plus lentement, s'il avait pris le temps d'achever et de consolider ses acquisitions, il est difficile de fixer la limite où se serait bornée la réalisation de ses projets. Mais la construction de son empire avait si merveilleusement réussi qu'il ne voulut pas s'arrêter, même un instant, pour laisser sécher et durcir le mortier dont il l'avait cimenté. Comme il entassait les bâtisses l'une sur l'autre, il devint manifeste qu'il avait cessé de s'inquiéter du fondement sur lequel devait reposer tout l'édifice. Or ce fondement c'était la France, capable d'efforts héroïques et d'héroïque endurance, en un mot capable de tout sauf de l'impossible. Enfin la limite fut atteinte. Si vastes que fussent ses ressources, elle se trouva incapable de suffire aux besoins insensés de son maître. En 1812, il laissa 300 000 Français dans les neiges de la Russie. En 1813, il en appela encore 1 300 000 sous les armes, et ce sont là seulement les chiffres les plus élevés d'une longue série de levées disproportionnées qui dévoraient d'avance la conscription annuelle et drainaient, de façon effrayante, la population de la France proprement dite,—une population de 30 millions environ.
Sans aucun doute, avec cette faculté de se persuader à lui-même ce qu'il voulait,—qui est à la fois la force et la faiblesse des intelligences extraordinaires,—il était convaincu qu'il avait réellement élargi sa base, qu'elle avait gagné en surface au fur et à mesure de l'extension de son territoire; que les Allemands, les Italiens, les Hollandais et les Espagnols qui servaient sous ses drapeaux formaient un tout compact avec le noyau principal; que son Empire reposait sur une masse homogène de 80 millions de sujets, tous également dévoués. Il semblait croire que toute annexion, par quelque moyen qu'elle fût obtenue, ajoutait autant d'instruments valides à sa politique qu'elle ajoutait d'êtres humains à ses possessions. En réalité, elle n'ajoutait rien, d'ordinaire, que du mécontentement secret et de la révolte expectante. Frédéric le Grand avait, il est vrai, l'habitude d'obliger les prisonniers qu'il avait faits dans une bataille à servir dans ses rangs, mais il ne se faisait pas la moindre illusion sur le zèle et la fidélité de ces engagés malgré eux. Napoléon, au contraire, considérait, ou, du moins, affectait de considérer qu'il pouvait compter sur les peuples vaincus comme sujets et comme soldats. Cette singulière hallucination indiquait la perte de son jugement et, plus que toute autre cause, contribua à amener sa chute.
Ceux que Jupiter veut perdre, dit le proverbe, il les prive d'abord de leur raison. C'est ainsi que nous voyons Napoléon, sous l'empire de la plus décevante des auto-suggestions, ou par un manque incroyable de pénétration, ou par ces deux causes réunies, préparer sa propre ruine en traitant les hommes comme les pions d'un échiquier et les changeant de case suivant sa fantaisie du moment, sans s'inquiéter en aucune manière de leurs sentiments, de leur caractère, de leurs traditions, enfin en faisant abstraction de la nature humaine. Prenez pour exemple la bizarre répartition des «âmes» dans une dépêche du 15 février 1810: «Approuvé le rapport avec les modifications suivantes: 1o Ne prendre dans le Tyrol italien que 280 000 âmes, une population équivalente à celle de Bayreuth et de Ratisbonne; 2o retrancher seulement de la Bavière, pour le royaume de Wurtemberg et les duchés de Bade et de Darmstadt, une population de 150 000 âmes; de sorte que la Bavière, au lieu de gagner 188 000 âmes, en gagne 240 ou 250 000. Sur les 150 000 âmes cédées par la Bavière, j'estime qu'il faut en donner 110 000 au Wurtemberg, 25 000 à Bade et 15 000 à Darmstadt.» Il n'est que juste d'ajouter que ses ennemis, au Congrès de Vienne, lui rendirent l'hommage flatteur de copier ces méthodes distributives. Mais cette manie de tailler et de découper n'eut pas pour unique résultat d'exaspérer les «âmes» qu'on transférait et retransférait ainsi; elle produisit un effet moral qui fut désastreux pour le nouvel empire. Le fondateur d'une telle dynastie aurait dû s'efforcer de convaincre le monde de la stabilité de ses arrangements. Or il n'épargna rien pour lui persuader le contraire. Changeant les frontières, déplaçant les royaumes, donnant puis reprenant, revisant, refaisant, annulant, il a l'air de s'être donné pour tâche de démontrer que sa base n'est jamais fixe, que rien, dans ce qu'il construit, n'est définitif ni permanent. C'était le suicide d'un système. Ses plus cruels ennemis n'auraient pas osé soutenir que des conquêtes aussi éblouissantes fussent éphémères et transitoires, s'il ne s'était donné lui-même des peines infinies pour le prouver. Il avait vaincu l'Autriche et la Prusse; il avait annexé l'Espagne et l'Italie; il les considérait, dès lors, comme des auxiliaires obéissants. Il avait successivement battu et cajolé la Russie. Ainsi tout était à ses pieds. Il ne semble pas avoir jamais donné une pensée à cet ouragan de haine inextinguible, de ressentiment et de vengeance qui bouillonnait et frémissait au-dessous de lui. Il joignit un contingent espagnol à sa Grande Armée dans le temps que les Espagnols coupaient la gorge de tous les Français dont ils pouvaient s'emparer. Il y joignit un contingent prussien alors qu'il aurait dû savoir, s'il avait eu encore son bon sens, que jamais un seul Prussien ne lui pardonnerait les humiliations qu'il avait accumulées sur son pays. Il y joignit un contingent autrichien alors qu'un observateur beaucoup moins clairvoyant que lui n'eût pas manqué de reconnaître que ce ne serait là qu'un corps d'observation hostile.
Ce fut donc le pouvoir absolu qui détruisit l'équilibre de son jugement et de son bon sens et amena ainsi sa chute. Mais le phénomène eut d'autres causes. Un important facteur fut celui-ci: l'amour de la guerre était entré profondément en lui. Il est difficile de mesurer la puissance de cette fascination. Tous les soldats connaissent, assurément, la fièvre du champ de bataille; mais, parmi les innombrables générations qui ont passé ici-bas, il a été donné à bien peu d'hommes d'éprouver ce sentiment dans toute sa plénitude, comme doit l'éprouver le chef absolu à qui appartient toute la direction avec toute la responsabilité et toutes les chances d'une grande guerre. Si les hommes ordinaires aiment à tenter le hasard dans une partie de dés ou dans une loterie, sur le champ de courses ou à la Bourse, s'ils trouvent là une excitation qui les aiguillonne, la guerre est le jeu des dieux. L'obsession d'un désastre qu'on risque, l'inexprimable effervescence de la victoire, les vicissitudes gigantesques du triomphe et de la défaite, le tumulte, la frénésie, le divin transport, le mépris même de l'humanité et de tout ce qui la touche, vie, propriété et bonheur, l'angoisse des agonies, l'horreur des morts, toutes ces émotions violentes, portées au comble, ne semblent pas seulement élever l'homme pour un moment au-dessus des autres créatures: elles constituent une vie intense que les nerfs humains ne peuvent longtemps soutenir. Le caractère de Napoléon fut profondément affecté par ce jeu de la guerre. L'étoile de sa destinée qui tenait tant de place dans ses pensées n'était que la chance du joueur dans de colossales proportions. En fait, il avait, tout comme un autre et plus qu'un autre, les grossières et puériles superstitions qui accompagnent, presque toujours, ce vice. Ainsi, quand sa situation est désespérée, il ne peut se résoudre à clore son compte et à signer la paix. Car il garde au fond du cœur l'espérance du joueur que la «fortune», l'«étoile», la «destinée», de quelque nom qu'on veuille l'appeler, peut encore produire un revirement et, par un coup inattendu, lui rendre tout ce qu'il a perdu.
D'ordinaire les généraux sont, Dieu merci! sous le contrôle de leurs gouvernements dans le domaine de la politique. Mais lorsque le chef suprême de l'armée est, en même temps, le chef suprême de l'État, il n'y a rien qui l'arrête dans cette terrible partie. Il va toujours renouvelant sa mise jusqu'au jour où il perd son pays après s'être perdu lui-même. Bien des fois, pendant la campagne de Russie, le nom et le souvenir de Charles XII vinrent à l'esprit et sur les lèvres de Napoléon.
Il n'est presque aucun des rois guerriers, Frédéric II excepté, dont on puisse dire qu'il remit son épée au fourreau, quand vint l'heure voulue, et sut l'y maintenir de son plein gré. Mais Frédéric se trouvait dans une position particulière. Il avait reçu de terribles leçons. Il s'était vu à deux doigts de la ruine et du suicide. Il n'y a pas de conquérant qui ait contemplé d'aussi près les horreurs de la défaite. L'histoire offre peu d'exemples d'une annihilation aussi complète que celle de Kunnersdorf; elle en offre moins encore d'une résurrection triomphale après un tel désastre. Lorsque Frédéric eut réparé les dommages et les pertes matérielles, résultat d'une longue guerre, son sang s'était calmé; il était assez heureux pour avoir dépassé cet âge de la guerre, dans une vie humaine, dont Napoléon a posé les limites, et il le savait. C'est pourquoi il consolida ses conquêtes et mourut en paix.
Quelquefois, à Sainte-Hélène, Napoléon parla de Frédéric sans beaucoup de considération. Cependant nous ne croyons pas que ce langage correspondît exactement à sa pensée intime. Frédéric avait été son prototype immédiat. Si Frédéric n'avait jamais existé, la carrière de Napoléon eût peut-être été différente. Et, en réalité, le roi de Prusse aurait pu lui apprendre encore d'autres choses, car Frédéric, inférieur à Napoléon dans tout le reste, en portée, en force, en proportions, lui était supérieur en deux points. Si Napoléon avait possédé l'astucieuse modération et la ténacité désespérée de Frédéric, les destinées de la France et de l'Europe auraient pu prendre un autre cours.
Nous sommes donc convaincu que longtemps avant sa chute finale l'Empereur avait perdu l'équilibre de ses facultés. Ceci ne veut pas dire qu'il fût fou, à moins que ce ne soit dans le sens où l'entend Juvénal dans son amère apostrophe à Annibal. Un «cerveau sain» est un terme élastique. Au début, le cerveau de Napoléon était sain à un degré phénoménal. Sa pénétration, son sang-froid calculateur, son vigoureux bon sens, étaient, au moins, à la hauteur de son ambition, déjà si vaste, mais pourtant contenue et limitée. De cet état de «sanité» exceptionnelle à l'extrême insanité, il y a une distance incommensurable. Tant que le cerveau de Napoléon fut intact et garda un fonctionnement normal, son jugement était supérieur au jugement de l'immense majorité du genre humain. Mais,—et c'est en cela que consistait le changement funeste,—ce cerveau avait cessé d'être en rapport avec son ambition ou de la contrôler. Lorsque cette barrière eut disparu, il fut un homme perdu.
A quel moment précis cette grande intelligence perdit-elle son équilibre? Il serait difficile de le dire, car le changement dut se faire par degrés presque imperceptibles. Quelques-uns inclineront peut-être à penser que la transformation commença à devenir visible même avant qu'il fût empereur; que l'enlèvement illégal et l'exécution arbitraire du duc d'Enghien furent le symptôme initial. Évidemment cet acte ne dénote pas seulement un criminel mépris des lois, mais une irritabilité, un manque de pudeur et d'empire sur soi, une déraison dans la cause et dans l'effet qui sont choses nouvelles chez Napoléon. D'autres croient noter une altération sensible après Wagram. Cette date semble trop tardive. Et pourtant, il se tenait alors debout sur une cime d'où il voyait à ses pieds tous les royaumes de la terre; une cime haute et sublime, mais où sa position était vertigineuse et mal assurée. Il faudrait un volume pour essayer de fixer des dates exactes à ce changement intérieur. Il suffit à notre dessein de constater que le changement eut lieu et que le Napoléon de 1810, par exemple, était tout différent du Napoléon de 1801. Le Napoléon qui déclara un jour que toutes les contrées de l'Europe devraient déposer leurs archives à Paris et, un autre jour, que l'Empire français devrait être le pays d'origine de toutes les souverainetés; que tous les rois de la terre devraient avoir des palais, pour y résider, à Paris et assister, en pompe, au couronnement de l'Empereur des Français; le Napoléon qui refusa de faire la paix en 1813 et en 1814 avait perdu, évidemment, son équilibre mental. Cela est si manifeste que, dans les derniers jours de son premier règne, une conspiration se forma à Paris pour le déposer comme ayant perdu la raison. Il est facile de prononcer, de façon absolument certaine, que le phénomène en question s'était manifesté à Bayonne en 1808 et sur le Niémen en 1812. Il avait alors cessé de calculer froidement et d'apercevoir aucun obstacle, de l'ordre physique, moral ou international, devant n'importe quelle fantaisie ambitieuse qui lui passait par l'esprit. Dans la campagne de Russie on voit clairement un désir fiévreux, irraisonné, de pousser sa fortune jusqu'au dernier comble, de suivre sa chance, comme disent les joueurs, et d'essayer, en quelque sorte, de jouer le maximum avec sa Destinée. Il a dit lui-même, à propos du traité de Leoben, qu'il avait joué au vingt-et-un et s'en était tenu à vingt. Plus tard, il voulut faire vingt et un à tout coup.
D'une autre façon encore cette individualité excessive, débordante, déséquilibrée, contribua à sa perte. Aucun conseil ne vint l'arrêter ou l'aider, car ses ministres étaient des zéros. Ce n'est pas une exagération de dire que l'idolâtrie aveugle du duc de Bassano ne fut pas sans influence sur la chute de son maître. On attribue aussi une grande part de la responsabilité à la complaisance et à la soumission de Berthier. Napoléon paraissait à l'abri de toute rivalité. Pourtant, il ne pouvait endurer qu'il existât auprès de lui un mérite reconnu, un talent supérieur qui pût aspirer à une part dans l'éclat de son gouvernement. Ce gouvernement, d'ailleurs, était conduit de façon à rendre absolument impossible à des hommes d'un mérite indépendant d'y jouer leur rôle. Dans une administration de ce genre, la première qualité était d'être médiocre; une haute capacité eût été le plus encombrant des bagages. S'il était mort subitement, il aurait laissé derrière lui une quantité de sous-ordres bien dressés et quelques mécontents à talents. Ce fait prouve, à lui seul, la faiblesse d'un tel gouvernement, sans même parler de la malsaine centralisation qui en était l'âme. Même en ne tenant pas compte de son impossible ambition, son système devait amener la ruine de l'Empire après sa mort, à moins qu'il n'eût été capable,—chose bien difficile à un homme de ce tempérament,—de changer de fond en comble et de fabriquer un nouveau système où les supériorités auraient eu leur place et leur fonction légitime, un système qui aurait pu exister sans lui. Il dressa bien quelques jeunes hommes d'avenir, tels que Molé et Pasquier, mais il ne sut pas s'attacher leur dévouement. Probablement ils s'aperçurent qu'à mesure qu'ils s'élèveraient dans la hiérarchie ils perdraient sa faveur et qu'un mérite trop éclatant finirait par lui déplaire. Était-ce de la jalousie? Si c'en était, il est surprenant qu'un tel sentiment pût entrer dans la constitution d'une aussi souveraine supériorité.
Un des traits qui le caractérisent sous ce rapport, c'est qu'il était toujours en garde,—un de ceux qui le connaissaient le mieux nous l'affirme,—contre l'ambition de ses généraux. Avec le mécontentement populaire, c'était la chose qu'il redoutait le plus. C'est pourquoi il tenait ses généraux à distance, les blâmait volontiers et leur mesurait parcimonieusement l'éloge. Il n'était prodigue de louange qu'envers les morts, par exemple envers Desaix et Kléber. Aussi, excepté deux ou trois qui l'avaient connu dans sa jeunesse, ne l'approchaient-ils qu'avec crainte et en tremblant. Et ses amis d'autrefois eux-mêmes l'aimaient, en quelque sorte, malgré eux. Lannes, moitié riant, moitié pleurant, se désolait en présence de Napoléon de sa passion malheureuse pour «cette catin», et l'Empereur s'amusait de ses lamentables tirades, car il était sûr de son Lannes.
La crainte des autres n'était pas mal fondée. Prenez pour exemple un incident authentique. A l'un de ses levers, Napoléon aperçoit Gouvion Saint-Cyr, un de ses meilleurs lieutenants. Il va vers lui et lui dit d'un ton calme: «Général, vous arrivez de Naples?—Oui, Sire. J'ai remis le commandement au général Pérignon, que vous aviez envoyé pour me remplacer.—Vous avez, sans doute, reçu la permission du ministre de la guerre?—Non, Sire, mais je n'avais plus rien à faire à Naples.—Si, dans deux heures, reprit Napoléon avec la même tranquillité, vous n'êtes pas en route pour Naples, avant midi vous êtes fusillé en plaine de Grenelle.» Il récompensait ses officiers avec des titres et des apanages, non avec de l'influence. En réalité, il ne voulait de gloire que la sienne, il ne croyait qu'à ses propres talents.
Stendhal, qui était un homme de génie et dont les opinions, à ce point de vue, valent la peine d'être recueillies, pense qu'une des deux principales causes de la chute de l'Empereur était son goût pour la médiocrité. Cette médiocrité, que Mirabeau réclamait de tous ses vœux, inspirait à Napoléon une sympathie, une préférence qu'il ne songeait pas à cacher. Il voulait des instruments et non des ministres. Ce qu'il craignait, ce qui lui déplaisait, ce n'était pas tant la concurrence que l'ambition et l'esprit critique des talents supérieurs. Deux hommes de facultés éminentes furent longtemps à son service; ils étaient nécessaires à son empire. Lorsqu'il découvrit qu'on les regardait comme lui étant indispensables, son égoïsme, toujours en éveil, prit peur et il s'en défit. Il est difficile de trouver dans toute l'histoire un personnage plus répugnant et plus mal famé que Fouché. Mais il était passé maître dans cette science infâme qu'un despote a besoin de trouver chez son ministre de la police. C'était, en fait, un instrument empoisonné qu'il était également dangereux d'employer ou de négliger. Napoléon fit l'un et l'autre et, par cette manière d'agir, courut un double péril.
Talleyrand, tout vil et tout cynique qu'il fût à beaucoup de points de vue, se place un peu plus haut que Fouché. Peut-être peut-on lui trouver quelque excuse dans les besoins et dans l'immoralité d'une époque révolutionnaire, et surtout dans le sang-froid et la prévoyance qu'il déploya. Ces qualités justifient jusqu'à un certain point sa prétention d'avoir agi pour le bien de la France, tout en agissant au mieux de ses intérêts. Cette question ne nous regarde pas. Mais, en dépit de son indolence et de sa corruption, c'était un ministre des affaires étrangères consommé et un diplomate hors pair. Jusqu'au moment de l'imbroglio espagnol, il était un des confidents intimes de Napoléon comme il avait été un des compagnons de ses premiers succès. Napoléon l'accusa de lui avoir conseillé la politique suivie en Espagne et de l'avoir ensuite dénoncée. Talleyrand s'en défendit. Nous penchons à croire que tous deux avaient raison. Talleyrand, comme nous l'apprend son intime amie, Mme de Rémusat, disait tout haut,—et il avait certainement offert cette suggestion à l'Empereur,—«qu'un Bourbon était un voisin gênant pour lui et qu'il était douteux qu'on pût tolérer un tel voisinage». Mais il désapprouvait entièrement les procédés employés par Napoléon. En un mot, il est probable qu'il proposa l'idée et donna l'impulsion; c'est à Napoléon qu'appartiennent les moyens mis en œuvre. Il est possible qu'il se soit passé quelque chose du même genre en ce qui touche l'affaire du duc d'Enghien. Mais le fait dont nous avons à nous occuper est, non la cause de la rupture, mais la rupture elle-même. Car nous sommes convaincu que, si l'Empereur avait gardé Talleyrand et continué à travailler avec lui, il ne serait pas tombé du trône. Il se querella à la fois avec Talleyrand et avec Fouché et ne parvint jamais à les remplacer. Ses relations avec ces deux fonctionnaires éclairent d'une manière instructive le côté cynique de son caractère. Il insulta grossièrement et publiquement Talleyrand en plus d'une circonstance. Ces outrages, par leur nature comme par leur violence, étaient tels qu'aucun homme ne pouvait les pardonner. Et pourtant, Napoléon, lorsqu'il se trouva aux prises avec de grandes difficultés, envoya chercher Talleyrand et se mit à lui parler politique sur un ton confidentiel. Au milieu de leur conversation Talleyrand observa avec calme: «A propos, il me semble que nous avions eu une querelle.» «Bah!» fit Napoléon. Cependant il y avait longtemps que Talleyrand avait noué d'étroites relations avec la Russie et il était trop tard pour le reprendre. Fouché fut, de même, congédié honteusement. Il haïssait franchement Napoléon et employa son temps d'exil à intriguer contre lui. L'Empereur n'ignorait ni cette haine ni ces intrigues. Mais, en 1815, comme nous l'avons vu, il le rappela et lui confia l'un des départements les plus importants et les plus difficiles dont il pût disposer, celui qui donne les occasions les plus favorables pour trahir.
On a mis en avant bien d'autres causes pour expliquer sa chute; mais, à notre sens, elles sont subordonnées à celles que nous avons énumérées. Et, si on les examine de près, on s'aperçoit que ce sont bien moins des causes que des effets.
Les mêmes raisons qui ont amené sa chute avaient produit ces erreurs désastreuses. Les fautes politiques furent, sans doute, dans la dernière partie de son règne, nombreuses et frappantes. Mais elles n'ont pas été, comme c'est l'opinion vulgaire, les causes de sa ruine; elles ont été seulement les effets, les manifestations visibles de ces mêmes causes. Encore faut-il ajouter, pour être équitable, que, si l'on considère ces fautes au point de vue politique, en laissant de côté la question de moralité, c'étaient, non pas de pures extravagances, mais de grandioses erreurs. La vie était trop courte pour réaliser tous ses plans. Le sentiment qu'il en avait le rendit impatient et l'inclina à des procédés violents. Ses méthodes furent quelquefois mesquines, sa politique jamais. Son gigantesque duel commercial avec l'Angleterre était un impossible effort, et pourtant des économistes distingués ont souvent essayé depuis de le recommencer sur une moins vaste échelle. On n'aperçoit pas trop, en l'absence d'une flotte effective, de quelle autre arme il pouvait disposer pour attaquer une ennemie qui couvrait le monde. L'expédition d'Espagne fut une faute à cause des moyens employés, mais n'en était peut-être pas une en tant que conception politique. Louis XIV en avait fait autant et il avait pleinement réussi. Napoléon ne pouvait deviner qu'un peuple qui avait supporté longtemps d'aussi méprisables dynasties se lèverait comme un seul homme contre la sienne. L'expédition de Russie était aussi une faute, mais la Russie était le défaut de la cuirasse, le point vulnérable de son système continental, et il était fondé à ne pas prévoir que la Russie, qui s'était humiliée après Friedland, brûlerait sa vieille capitale et ses sanctuaires, vénérés depuis des siècles, plutôt que de se soumettre une seconde fois. Le conflit avec le Pape était encore une faute, et une faute si grave que des historiens réfléchis veulent y voir le principal motif de sa chute. Mais c'était l'erreur qu'avait commise le roi catholique, chef du Saint-Empire romain, Charles Quint en personne, qui avait rêvé d'annexer la tiare pontificale à son diadème impérial et d'accumuler sur sa tête toutes les prérogatives, humaines et divines, de l'autorité suprême. Les procédés de Napoléon envers le Saint-Siège furent brutaux, mais Charles avait mis Rome à sac.
Nous ne doutons pas que Napoléon, après avoir fait entrer la Russie dans son système, après avoir annihilé ou rendu impuissante l'Angleterre, n'aspirât vaguement à devenir, en quelque façon, le suzerain de l'Europe. Nous ignorons si cette idée prit une forme définie, excepté en ce qui touche l'Occident, ou si ce fut jamais autre chose qu'un rêve ambitieux de conquérant. Il devait bien comprendre qu'il ne pouvait léguer à son fils un pouvoir personnel comme celui-là, mais il se dit, sans doute, qu'un simple débris de son empire serait encore un riche héritage pour ses descendants. Quant à lui, il aurait dépassé ces glorieux morts qui le provoquaient du fond de l'histoire, qui l'entraînaient toujours plus avant, ses véritables, ses seuls rivaux, sur lesquels sa pensée fixait sans cesse un œil jaloux. Il aurait laissé un nom devant lequel tous les autres auraient pâli et auquel toutes les générations à venir auraient rendu hommage.
Il est une question que les Anglais ont l'habitude de s'adresser à propos des grands hommes, et qu'on ne peut poser à propos de Napoléon sans avoir conscience d'une sorte d'incongruité voisine du ridicule.
Napoléon était-il bon? Le sourire involontaire qui accueille cette interrogation suffit à faire ressortir, non la méchanceté notoire, mais la situation exceptionnelle de cette personnalité sans analogue. Les règles et les critériums ordinaires ne semblent pas s'appliquer à lui. Nous ressemblons à des gens qui voudraient mesurer une montagne avec une ficelle. Dans un être comme lui, nous nous attendons à des vertus ou à des vices extraordinaires, qui dépasseraient les notions communes. Nous ne nous rappelons guère que cette question ait été posée sérieusement à propos de Napoléon, quoique Metternich l'effleure à sa manière. Cela semble enfantin, disparate autant que superflu. Mais si l'on pose la question tout uniment, dans le sens ordinaire, sans faire entrer en ligne de compte les circonstances historiques, on ne peut y faire qu'une seule et prompte réponse. Il n'était pas bon, bien entendu, dans le sens où l'était un Wilberforce ou un saint François. Ce n'était pas non plus un vertueux chef d'État à la manière d'Antonin ou de Washington. Il a dit quelque part qu'il n'aurait pu accomplir ce qu'il a accompli s'il avait été religieux, et c'est la vérité. En Angleterre, son nom était synonyme de l'auteur de tout mal. Chacun de nos compatriotes voyait en lui «un démon sept fois pire que les autres». Mais nous ne savions absolument rien de lui. Quant à Napoléon, si on lui avait posé la question et s'il l'avait comprise, il aurait fait immédiatement une distinction entre l'homme public et l'homme privé. Il aurait dit que la morale privée n'avait rien à voir avec la politique et que, si la politique a sa morale, c'est une morale qui lui est propre. Il aurait ajouté et il aurait, sans doute, cru sincèrement que sa morale à lui était fort bonne pour un être aussi extraordinaire qu'il l'était. Pour employer une expression vulgaire, il n'était pas aussi noir qu'on le peignait. Les idées de l'époque, les latitudes spéciales accordées aux princes pendant le XVIIIe siècle, les tentations auxquelles sa situation particulière l'exposait, tout cela doit être pris en considération. Les hommes doivent se juger entre eux non au point de vue absolu, mais au point de vue relatif, c'est-à-dire comme ils désirent être jugés eux-mêmes. Si l'on veut apprécier exactement la vertu des hommes, il faut considérer toutes choses: la situation, l'époque, le milieu, l'éducation, les tentations. Un homme habitué à modérer son appétit s'étouffera, s'il meurt de faim, avec une nourriture qui ferait reculer un glouton. Un homme qui ne s'enivre jamais, lorsqu'il se sent très affaibli, absorbera, sans se faire mal, des quantités d'eau-de-vie à noyer un ivrogne. Il en est de même pour Napoléon. Il n'était pas fait pour le cloître ou pour la prédication. Quand il vint de Corse, il n'était qu'un petit païen et regardait le monde comme l'huître considère sa coquille. Il grandit au milieu de la vie des camps et des terreurs de la Révolution. Il devint le chef d'une nation qui, dans les convulsions d'un grand bouleversement, avait solennellement abjuré et, dans la pratique abandonné, le christianisme. Il avait à lutter corps à corps contre l'ancien régime: travail épuisant qui ne laissait guère de temps pour méditer. Nous avons vu ce qu'il disait à propos de la religion: ce qu'il en pensait, nous l'ignorons. Il se rendait compte, indubitablement, qu'elle est une force en politique. Il aurait compris ce que valent, au point de vue militaire, le pieux dévouement des Tyroliens et le sévère enthousiasme des Covenantaires. Par la façon hardie dont il conclut le Concordat il a montré qu'il jugeait la religion nécessaire à un peuple. Il pensait de même,—cela est évident,—de la moralité, de la sainteté des liens de famille, des vertus publiques et même des vertus privées. Il n'était jamais las de les prêcher, mais l'idée que ces règles lui fussent applicables ne se présenta pas un seul instant à son esprit. Car, de bonne heure, il se regarda comme un être à part, différent des hommes ordinaires. Il ne se fit jamais scrupule d'avouer, à cet égard, sa conviction. «Je ne suis pas, disait-il, un homme comme un autre; les lois de morale ou de convenance ne sont pas faites pour moi.» On peut dire avec justice qu'il était indulgent et affectueux envers les membres de sa famille, surtout durant les premières années, qui furent les meilleures; respectueusement attaché à sa mère, tendre envers ses amis de jeunesse. Il aurait été un bon mari, à sa manière; il aurait entouré son fils d'affection, si on le lui avait permis. Il se montra un bon frère au début, particulièrement envers Louis, qui l'en récompensa par les plus ignobles soupçons que l'hypocondrie puisse inspirer. On ne voit en lui aucune trace des sordides soucis qu'inspire la possession ou la convoitise de l'argent. Il se fâchait facilement, mais, si nous en croyons les juges les plus sûrs et les plus pénétrants, il s'apaisait aussi aisément. «Toujours bon, patient, indulgent,» dit Méneval. Mme de Rémusat, qui ne l'aime point et qui a l'esprit d'observation, cite plusieurs traits qui montrent sa tendresse et ses égards et combien il était accessible aux prières et aux caresses de Joséphine. M. de Rémusat assista, en 1806, à une scène où l'émotion allait jusqu'aux larmes, jusqu'au déchirement de cœur. Ce jour-là Napoléon embrassa Talleyrand et Joséphine en disant: «Il est pourtant bien pénible de quitter les deux personnes qu'on aime le mieux,» et, n'étant plus capable de maîtriser ses sentiments, finit par avoir une violente attaque de nerfs. Ce n'était pas une comédie: il n'y avait rien à gagner. C'était une explosion soudaine et passionnée de sa sensibilité.
Mais il faut admettre que c'était là un cas exceptionnel. Dans la phase de sa décadence finale il n'y a aucune trace d'amitié. Peut-être, en deux ou trois circonstances, éprouva-t-il quelque chose de ce sentiment, mais il n'avait plus d'amis. Duroc est celui qui approcha le plus de cette situation intime. En montant sur le trône, Napoléon l'avait autorisé à continuer avec lui le tutoiement: privilège rare, sinon unique. Il appelait Duroc sa conscience. On dit que, pour lui, il n'avait pas de secrets. Mais Duroc était une exception. Les foules, qui ne le connaissaient que comme homme public et surtout comme général, l'ont adoré jusqu'au bout. Les simples soldats qui allèrent avec lui combattre à Waterloo étaient remplis d'un enthousiasme au moins égal à celui des soldats de Marengo ou d'Austerlitz. Mais cet enthousiasme allait en diminuant à mesure qu'on remontait les degrés de la hiérarchie. Les officiers l'éprouvaient de moins en moins, suivant leur grade, et il n'en restait aucun symptôme visible au sommet de l'échelle. Ceux qui voyaient l'Empereur journellement ne connaissaient plus ce sentiment depuis bien des années. Nous avons vu qu'il avait, de propos délibéré, proscrit l'amitié parce qu'elle rapprochait trop les distances entre les autres mortels et lui. D'ailleurs, beaucoup de ses amis de jeunesse étaient tombés sur les champs de bataille, des amis tels que Lannes, Desaix et Duroc. Quelques-uns avaient survécu pour l'abandonner sans cérémonie et même sans pudeur. Berthier, son camarade depuis le début, qui avait partagé toutes ses campagnes, reçu toutes ses confidences, le quitta sans dire une parole d'excuse ou d'adieu et ne rougit pas de devenir capitaine des gardes du corps de Louis XVIII. Ses maréchaux, les compagnons de ses victoires, l'abandonnèrent tous à Fontainebleau, quelques-uns en l'insultant. Ney l'injuria en 1814, Davout en 1815; Marmont, l'enfant gâté de sa faveur, le trahit au vu et au su de tous. Le dévoué Caulaincourt finit par trouver la limite de son dévouement. Jusqu'à ceux qui servaient sa personne, Constant et Roustan, le valet de chambre qui lui donnait ses soins jour et nuit, le mamelouck qui couchait en travers de sa porte, se séparèrent de lui. On eut de la peine à réunir une poignée d'officiers pour l'accompagner à l'île d'Elbe; il fut plus difficile encore d'en trouver deux ou trois pour Sainte-Hélène. Les courtisans désintéressés de maîtres ingrats, les fidèles qui suivent le convoi de la monarchie vaincue et qui peuplent les antichambres nues des Bourbons ou des Stuarts, ne trouvent pas leurs équivalents autour de Napoléon détrôné. Il ne faut pas en accuser la nation, puisqu'elle a fourni des adhérents dévoués aux descendants des anciennes familles royales. Sa femme, qui l'abandonna sans un soupir de regret,—celle qui lui écrivait, lorsqu'elle vivait sous son toit, qu'elle ne pouvait être heureuse qu'auprès de lui, et qui, après sa mort, écrivait qu'elle n'avait jamais éprouvé pour lui d'affection réelle,—était une Autrichienne. A notre grand regret, nous devons imputer cette désaffection générale à Napoléon plutôt qu'à ses serviteurs; si elle leur fait peu d'honneur, elle lui en fait moins encore à lui-même. Nous avons vu que Bertrand, qui a droit, plus que personne, à l'auréole de la fidélité, avouait la vérité à Sainte-Hélène, non pas avec colère, mais avec tristesse. «L'Empereur est comme cela. Nous ne pouvons changer son caractère.... C'est ce caractère-là qui est cause qu'il n'a pas d'amis, qu'il s'est fait tant d'ennemis et qu'enfin nous sommes à Sainte-Hélène.»
Encore faut-il se garder d'appliquer ce jugement à toute sa carrière. Il ne se rapporte qu'à la partie nettement impériale, à ce qu'on pourrait presque appeler la période irrationnelle de sa vie. Jusqu'au moment où il lui plut de se transformer en demi-dieu et de se séparer volontairement, systématiquement, de l'humanité, il fut bon, généreux, aimant; ou, si l'on trouve cet éloge exagéré, il n'avait certainement pas les défauts qui s'opposent à ces qualités.
Mais, quand il fut à l'apogée de sa carrière, il ne lui vint jamais à la pensée qu'il eût rien à voir avec ces différents attributs, pas plus qu'avec la véracité ou avec la sympathie. C'était à merveille pour les autres; de lui on devait attendre quelque chose de plus ou quelque chose de moins. C'étaient de simples vertus humaines; or, les restrictions qui bornent l'action des hommes ordinaires, aussi bien que les objets qu'elle poursuit, avaient cessé d'avoir un sens pour lui.
Napoléon était-il un grand homme? La question est beaucoup plus simple, mais elle appelle une définition. Si par le mot «grand» on entend la combinaison des plus hautes qualités morales et intellectuelles, il n'était certainement pas un grand homme. Mais qu'il fût grand dans le sens de supérieur et d'extraordinaire, il est impossible d'en douter. Oui, à coup sûr il était grand, si la grandeur consiste dans une puissance naturelle, dans le don de dominer, dans quelque chose d'humain qui dépasse l'humanité. Sans parler de cette étincelle qui échappe à toute définition et que nous appelons le génie, il représente un amalgame d'intelligence et d'énergie qui n'a peut-être jamais été égalé, qui, en tout cas, n'a jamais été surpassé. Il poussa le pouvoir humain aussi loin qu'à notre connaissance il ait jamais été porté. Alexandre est un prodige lointain, trop lointain pour se prêter à un exact parallèle. Même objection pour César. Homère et Shakespeare sont des noms impersonnels. D'ailleurs, ce sont des hommes d'action qu'il nous faut pour les lui comparer. On peut dire que nous ne connaissons pas assez toutes ces grandes figures. Napoléon, au contraire, a vécu sous le microscope de l'observation moderne. Sous les vives clartés que projetait sur lui l'attention universelle, il a indéfiniment reculé les limites de la conception et de l'activité humaines. Avant qu'il eût paru, personne n'aurait imaginé qu'il pût exister un aussi prodigieux mélange du génie civil et du génie militaire, une compréhension aussi vaste unie à une si pénétrante intelligence du détail, une vitalité aussi extraordinaire de corps et d'esprit. «Il rapetisse l'histoire et il agrandit l'imagination,» dit Mme d'Houdetot. «Il a fait douter de toutes les gloires du passé dit lord Dudley; il a rendu impossible de se faire un nom dans l'avenir». Ce sont là des hyperboles, mais elles contiennent un fond de vérité. Il n'est pas un nom qui représente d'une manière plus complète ni plus éclatante la domination, la splendeur et le désastre. Il s'est élevé par l'usage de facultés surhumaines, il s'est ruiné par l'abus qu'il en a fait. C'est l'excès de son propre génie qui l'a perdu. Les forces qui avaient fait son élévation étaient seules capables d'amener sa chute.
APPENDICE
I
Lorsque Napoléon Buonaparte monta à bord du Bellérophon le 15 juillet 1815, il s'en fallait exactement d'un mois qu'il eût achevé sa quarante-sixième année, étant né le 15 août 1769. C'était alors un homme de structure remarquablement forte, d'environ cinq pieds sept pouces; ses membres étaient bien formés, ses chevilles fines et son pied très petit. Il en semblait assez vain et porta, tant qu'il fut à bord, des souliers et des bas de soie. Ses mains étaient également très petites; c'étaient plutôt des mains potelées de femme que de robustes mains d'homme. Les yeux d'un gris clair; les dents bonnes. Lorsqu'il souriait, sa physionomie avait une expression très agréable; mais, sous l'influence d'un désappointement, elle devenait sombre et triste. Ses cheveux étaient d'un brun très foncé, presque noir, un peu dégarnis sur le sommet de la tête et sur le front, mais sans un cheveu gris. Son teint était d'une couleur assez rare, jaune clair, et ne ressemblait à aucun teint que j'aie rencontré ailleurs. En devenant gros, il avait perdu beaucoup de son activité physique, et, s'il faut croire les personnes de son entourage, une grande partie de son énergie mentale l'avait aussi abandonné.... Son extérieur, d'une manière générale, donnait l'idée d'un homme plus âgé qu'il n'était alors. Ses manières étaient tout à fait affables et plaisantes: il se mêlait à toutes les conversations, racontait de nombreuses anecdotes et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour répandre la bonne humeur autour de lui. Il tolérait même une grande familiarité chez ses serviteurs, et je les ai vus une ou deux fois le contredire de la façon la plus directe, quoiqu'ils le traitassent ordinairement avec beaucoup de respect. Il avait, à un degré extraordinaire, le don d'impressionner favorablement ceux avec qui il entrait en conversation: il obtenait ce résultat, à ce qu'il m'a semblé, en dirigeant l'entretien sur les sujets qu'il supposait familiers à son interlocuteur et où celui-ci pouvait se montrer avec avantage.
(Capitaine Maitland.)
II
J'étais très désireux de le voir et j'eus un désappointement. Il est mal fait, petit de taille, avec une grosse tête; ses mains et ses pieds sont petits, sa corpulence est telle que son estomac se projette considérablement en avant. Son habit, très simple, tel qu'on le voit dans beaucoup de gravures, est si court par derrière qu'il lui donne une apparence encore plus ridicule. Son profil est bien, exactement semblable à ses bustes et à ses portraits; mais, de face, il n'est pas beau. Ses yeux sont bleu clair, avec une légère teinte jaune sur l'iris; le regard est sans vivacité et tout différent de ce que j'attendais. Il a de vilaines dents, mais l'expression de sa physionomie est mobile et elle rend, au delà de ce qu'on peut imaginer, les rapides et changeantes émotions de son esprit. Pendant un moment, sa figure porte l'empreinte d'une franche bonne humeur, puis soudainement se contracte et s'assombrit avec une expression pénétrante qui trahit la pensée intérieure dont il est animé.
(Senhouse, 15 juillet 1815.)
III
Napoléon paraît avoir environ cinq pieds six pouces. Il est de structure épaisse et vigoureuse. Son cou est court et sa tête assez grosse; elle est particulièrement carrée et massive des mâchoires et il a un abondant double menton. Il est chauve sur les tempes, et les cheveux, sur le sommet de sa tête, sont clairsemés, mais longs et rudes; ils ont l'air d'être rarement brossés. Napoléon manque de grâce dans ses mouvements, mais il fait très peu de gestes et porte la tête avec dignité. Il est gras et son ventre se projette en avant. Ce défaut est rendu encore plus sensible par la coupe de son habit, qui a des basques très courtes et retroussées et qui est boutonné très juste au creux de l'estomac, d'où il s'ouvre brusquement, permettant de voir un large espace de gilet blanc. Son uniforme était vert, avec collet et parements rouges, mais sans galons ni broderies; de petits boutons dorés et des épaulettes d'or. Il portait une cravate blanche, un gilet blanc et des culottes de même couleur, des bas de soie et des souliers avec de petites boucles dorées. Une toute petite épée, de forme ancienne, avec une poignée d'or ouvragé, était serrée à son côté. Il portait le cordon de la Légion d'honneur sur son gilet et la plaque d'argent ciselé sur son habit. Il portait aussi trois ordres tout petits suspendus à l'une de ses boutonnières. Son chapeau, qu'il tenait sous le bras presque tout le temps, était assez grand, sans ornements, si ce n'est une microscopique cocarde tricolore. Pendant la conversation, Napoléon prit plusieurs fois du tabac. La tabatière n'avait rien de remarquable; elle était assez longue et m'a paru avoir quatre médailles ou pièces de monnaie incrustées dans le couvercle.
Napoléon a les yeux gris, avec de larges pupilles; peu de sourcils, les cheveux bruns, le teint blême et la chair flasque. Le nez est bien dessiné; très peu de lèvre supérieure; la bouche belle. Ses dents sont vilaines et malpropres, mais il les montre peu. Le caractère général de sa physionomie était grave, presque triste; mais il ne laissait voir aucune trace de sévérité ou de passion violente. J'ai rarement vu un homme plus vigoureusement bâti ou mieux fait pour endurer la fatigue.
(Bunbury, 31 juillet 1815.)
IV
Voici l'impression de lady Malcolm sur l'extérieur de Napoléon (25 juin 1816):
«Ses cheveux d'un brun foncé, rares sur le front et coupés courts, mais abondants sur la nuque et d'apparence peu propre; les yeux bleu clair ou gris; un front vaste; le nez proéminent; peu de lèvre supérieure; de bonnes dents, blanches et égales, mais petites (il les montrait rarement); le menton rond; le bas de la figure très plein; le teint pâle; le cou remarquablement court. Il est bien proportionné du reste de sa personne, mais il est devenu trop gros. Les mains sont épaisses et courtes, avec des doigts effilés et des ongles bien formés; la jambe et le pied sont bien faits. Il portait un vieil habit vert, râpé, avec col et parements de velours vert et boutons d'argent à figures d'animaux. C'était son habit de chasse, il le portait boutonné jusqu'au cou; la plaque de la Légion d'honneur en argent; gilet blanc, et culottes blanches; bas de soie blancs et souliers à boucles d'or ovales.»
Lady Malcolm était frappée de l'expression bienveillante de sa physionomie, si différente de l'air farouche auquel elle s'attendait. Elle ne remarqua aucune trace d'intelligence supérieure; sa figure semblait indiquer plutôt la bonté....
V
Il était habillé d'un uniforme vert foncé tout simple et sans épaulettes ni rien d'équivalent, mais il avait sur la poitrine la plaque de la Légion d'honneur, avec un aigle au centre. Les boutons étaient d'or, avec, comme sujet, un dragon très en relief. Il portait des culottes blanches, des bas de soie et des souliers à boucles d'or ovales, avec un claque de petite dimension sous le bras. Napoléon, à première vue, était loin d'être imposant; il était petit et trapu, avec la tête enfoncée dans les épaules; la figure était grasse, avec un double menton; les membres semblaient forts et bien proportionnés; le teint olivâtre; la physionomie était sombre, peu engageante et presque grimaçante. Ses traits nous rappelèrent immédiatement des gravures que nous avions vues et qui le représentaient. En somme, il avait plutôt la mine d'un gros moine espagnol ou portugais que du héros des temps modernes....
Alors, l'illusion fascinante que nous avions caressée toute notre vie s'évanouit comme un fil de la Vierge dans un rayon de soleil. Le grand Napoléon disparaissait dans un personnage obèse et dépourvu de beauté, et nous cherchions en vain cette souveraine puissance du regard et cette force d'expression qu'une trompeuse imagination nous faisait attendre.
(Le chirurgien militaire Henry.)
INDEX
- Abell (Mrs.).—Voyez Balcombe, p. 169.
- Aix-La-Chapelle (congrès d').—Mémorandum présenté à ce Congrès par la Russie, p. 133, 180.
- Alexandre le Grand.—Admiration qu'il inspire à Napoléon, p. 249.
- Alison.—Son opinion sur Lowe, p. 86.
- Alvinzy.—Jugement de Napoléon sur ce général, p. 243.
- Angleterre (histoire d').—Remarques de Napoléon à ce sujet, p. 225.
- Annual Register (The).—Napoléon engage Gourgaud à le traduire, p. 63.
- Antommarchi.—Mince valeur de son récit, p. 30.
- Autriche.—Napoléon attribue sa chute à cette puissance, p. 241.
- Balcombe (miss Betsy).—Napoléon fait sa connaissance, p. 169.
- Balmain (le comte de).—Rapporte à son gouvernement les révélations de Gourgaud, p. 49.
- Bathurst (lord).—Ses instructions relatives à l'emprisonnement, p. 151.
- —Sa lettre sur la dernière maladie de l'Empereur, p. 154.
- Beaconsfield (lord).—Pourquoi il a écrit le Comte Alarcos, p. 276.
- Bertrand (le général comte).—Son dévouement à Napoléon, p. 157.
- —Détesté de Lowe, p. 157.
- Bertrand (la comtesse).—p. 157.
- Bunbury.—Sa description de Napoléon, p. 320.
- Campbell (sir Neil).—p. 103.
- Carnot.—Son mot, après Waterloo, sur la dictature du génie, p. 256.
- Chaptal.—Chaptal remarque le déclin de l'énergie chez Napoléon, p. 135.
- Chatillon (congrès de).—p. 102.
- Christianisme. (Objections de Napoléon contre le).—p. 213.
- Clavering (lady).—C'est à elle que sont adressées les Lettres du Cap, p. 37.
- Cockburn (l'amiral sir Georges).—Sa conduite envers Napoléon, p. 80.
- —Sa lettre à Bertrand, p. 99.
- Corneille.—Corneille est l'auteur préféré de Napoléon, p. 200.
- Corse.—Relations de Napoléon avec la Corse, p. 230.
- Cromwell.—Napoléon se compare à lui, p. 225.
- Desaix.—Opinion de Napoléon sur ses talents, p. 212.
- Drouot.—Drouot rend témoignage au caractère de Napoléon, p. 61.
- Dumouriez.—Napoléon rend justice à la campagne de 1792, p. 242.
- Duroc.—Fragments de son journal, p. 135.
- Duroc (baron).—Un des noms proposés pour l'incognito de Napoléon, p. 113.
- Gourgaud (le général baron).—Valeur de son journal, p. 43.
- —Ses querelles avec Napoléon, p. 44.
- —Provoque Montholon, p. 45.
- —Son départ est une mission déguisée auprès de la Russie, p. 46.
- —On l'accuse d'avoir révélé des plans d'évasion, p. 48.
- —Sa réplique à Scott, p. 48.
- —Son caractère jaloux, p. 51.
- —A sauvé la vie de Napoléon à Brienne, p. 53.
- —Exemples de son insubordination, p. 63.
- —Il quitte Sainte-Hélène, p. 71.
- Henri IV.—Jugements contradictoires de Napoléon sur ce prince, p. 225.
- Henry.—Son témoignage en faveur de Lowe, p. 84.
- —Portrait physique de Napoléon, p. 321.
- Hoche.—Jugement de Napoléon sur ses talents militaires, p. 212.
- Holland (lord).—Sa protestation en faveur de Napoléon, p. 74, 153.
- Hotham (l'amiral).—Impression produite sur lui par Napoléon, p. 77.