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Nos frères farouches : $b Ragotte, Les Philippe

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IV
LE PAUL

Le Paul entre furieux chez Ragotte.

A l’autre maintenant !

PAUL

Pourquoi ne m’as-tu pas apporté ma soupe ce matin ?

RAGOTTE

Je ne savais pas si tu travaillais aujourd’hui.

PAUL

Tu sais bien quand on boit, tu ne sais pas quand on travaille !

RAGOTTE

Tu ne m’avais pas dit où tu travaillerais.

PAUL

Au canal, sur le port ; c’est malin à deviner !

RAGOTTE

A quelle pile ? Il faut toujours chercher. Les empileurs se moquent de moi. Ils rechignent à ma question : « Avez-vous vu le Paul ? » Et je drogue de pile en pile. Mais ta soupe est prête, tu peux l’avaler.

PAUL

Je n’en veux plus, de ta soupe.

RAGOTTE

Laisse-la, mon garçon.

PAUL

Et je te défends de me la faire, demain et les autres jours. Je te défends, je te défends !

RAGOTTE

Ce n’est pas la peine de tant le répéter, j’ai compris.

PAUL

J’en trouverai à l’auberge.

RAGOTTE

Tu es libre ; tu verras ce que ça coûte.

PAUL

J’ai de quoi payer et ce sera meilleur.

RAGOTTE

Puisque tu ne mangeras plus chez moi, je ne balaierai plus ta maison où tu couches ; ferme ta porte.

PAUL

Elle est fermée.

RAGOTTE

Ote la clef.

PAUL

Je l’ai dans ma poche.

RAGOTTE

C’est fini entre nous, mais quand tu auras besoin d’un morceau de pain…

— J’ai plus les moyens que toi, dit Paul, déjà dehors.

— Il m’a jeté ça dans les jambes, dit Ragotte, parce que je l’avais piqué net.

Elle tourne autour de la maison de Paul, et regarde par la fenêtre. Elle a vu aujourd’hui, sur sa table, un pain entamé, un reste de fromage et un litre vide ; ce qui prouve qu’il ne prend point tous ses repas à l’auberge, comme il l’avait dit, et qu’il est embarrassé.

Le Paul, qu’elle agace, ferme les volets quand il va à son travail.

Elle se réjouit d’abord de ne plus avoir à faire de cuisine, même pour Philippe qui mangera souvent ce qu’il aime le mieux, du pain avec un cornichon à la croque-au-sel.

— Ragotte et le Paul, dit Philippe, se sont tiré les oreilles, mais ils ne peuvent pas se passer l’un de l’autre. Ils se cherchent déjà.

— Pense qu’il fait sa soupe lui-même ! dit Ragotte.

— Ne faut-il pas qu’il apprenne ? répond Philippe.

— Oh ! toi, tu es dur, mais une mère ! Je me rappelle, madame, que, la veille de faire le Paul, j’allais encore laver à la rivière ! Quel ingrat ! On voit des enfants si bien élevés.

— Il fallait, dit Philippe, élever ton Paul comme ceux de madame !

— On n’est pas tout seul pour donner des conseils, réplique Ragotte.

Philippe se tait.

— Il vous reviendra, dit Gloriette, après la leçon.

— Il sent qu’il a mal fait, madame, et il n’ose plus reparaître, ici, devant vous. Oh ! moi, à sa place, j’aurais honte, je ne reviendrais pas.

— Puisqu’on ne se connaît plus, dit Philippe, il ne faut rien prendre au jardin de Paul.

C’est leur voisine, la Chalude, qui en profite ; elle ne laisse pas perdre les choux et les carottes.

— Vous a-t-il dit quelque chose ? lui demande Ragotte.

— Non.

— Il ne vous parle point de moi ?

— Oh ! non.

— En mal, comme de juste ?

— En rien du tout, ma pauvre Ragotte. Il se débarrasse bien de vous ! Il est comme les autres enfants.

Ainsi, ce n’était pas assez de la mort du petit Joseph, il faut que Ragotte souffre par les vivants.

Le petit Joseph au cimetière, sa fille Lucienne mariée, le Paul fâché, elle n’a plus que son principal. Elle va s’asseoir près de lui et le regarde désherber les oignons. Toute l’année de la naissance du Paul lui revient. Il y a trente ans, jour pour jour, qu’elle le poussait au monde. La moisson était bien en avance, comparée à celle d’aujourd’hui.

— Quand ils sont petits, dit-elle, avec un coup de pied d’un côté, une tape de l’autre, on les remet droits ; quand ils sont grands, il n’y a plus de prise.

Cependant, elle lui prépare, comme d’habitude, sa chemise de la semaine ; il ne vient pas la chercher.

— Ne t’en occupe donc plus, dit Philippe. Tu ne l’as pas vu, tout à l’heure, sortir de sa maison avec une belle culotte blanche ?

— Il se croit propre dans sa pouillerie, cet individu-là ! dit Ragotte mortifiée.

Elle sait, par la Chalude, qu’il ne prend jamais la peine de faire son lit et qu’un fromage blanc lui dure une semaine !

Le Paul va partir pour ses vingt-huit jours.

Viendra-t-il leur dire au revoir ? Jusqu’à présent, il évite le père comme la mère, et chaque fois qu’il rencontre Philippe, il se gare. Enfin, la veille du départ, Philippe le rattrape sur la route :

— Tu n’as besoin de rien ?

PAUL

Pourquoi t’inquiètes-tu de ça ?

PHILIPPE

Si tu n’avais pas d’argent, je t’en donnerais.

PAUL

J’ai de l’argent.

PHILIPPE

Tu feras peut-être les manœuvres !

PAUL

Je ferai ce qu’on me fera faire.

Un peu après, Ragotte, n’y tenant plus, va dans sa maison qui est ouverte.

— Comme tu pars, dit-elle, je viens voir si tes affaires sont prêtes.

— Je ne les ai pas regardées.

— Si tu veux que je te les prépare ?

— Ce n’est pas le moment.

— Il n’imagine pas, ajoute Ragotte, le plaisir qu’il pouvait me faire en me commandant quelque chose. Il m’aurait dit seulement : « Fais mon lit ! » Mais rien ! Comme je ne voulais pas lui montrer ma peine, j’ai tourné mon cul et je suis sortie.

Le soir, ils font une dernière tentative.

— Montes-tu là-haut ? dit Ragotte.

— Monte, si tu veux, toi, répond Philippe.

— Comment faut-il que je lui tourne ça ?

— Offre-lui les cent sous, mais ne le force pas. S’il les refuse, rapporte-les.

Ragotte n’a pas la peine d’aller jusqu’au bout ; elle aperçoit une voiture à âne qui emmène le Paul. C’était donc ce soir qu’il devait partir, et non demain matin ? Dès que Paul a disparu sans un regard en arrière, Ragotte n’est pas longue à remettre à Philippe la pièce de cent sous.

Il ne s’agissait peut-être que d’une course ! La nuit elle se dresse et entend un bruit de souliers qui approchent.

— C’est le Paul ! c’est le Paul !

Non, il est bien parti, comme un orphelin.

Philippe la console doucement.

— Es-tu sûre, à présent, dit-il, que ton Paul se f… de toi ?

Elle pleure ; ses yeux ne débouffissent pas.

— Il faut pleurer les morts et les vivants, dit-elle.

Comme si elle avait peur de ce qu’elle vient de dire, elle rectifie :

— C’est moins dur tout de même de pleurer les vivants. Un jour ou l’autre, on peut les revoir.

La femme Merlin, dont le fils fait aussi ses vingt-huit jours, dit malignement à Ragotte :

— Avez-vous des nouvelles de Paul ?

— Non, dit Ragotte, je n’en ai point, mais je n’en attendais pas.

— Oh ! moi, dit la femme Merlin, j’en ai d’Émile. Il nous a écrit, et il marque sur sa lettre qu’il nous récrira encore !

Ragotte lave le linge qu’elle trouve dans la maison du Paul.

— Tu en as de la complaisance ! dit Philippe.

— Ce n’est pas à cause de Paul, c’est à cause du linge qui s’abîmerait. La culotte était raide de boue et dressait les oreilles comme le diable ! Je ne pouvais pas la laisser dans un pareil état ; oh ! ça sera fini, je ne toucherai plus à rien.

— Mais Ragotte, lui dit Gloriette, ce paquet de linge était dans la maison.

— Oui, madame !

— Et la clef ?

— Je l’ai.

— Il vous l’a donc rendue ?

— Oh ! non, il a fait comme c’est l’habitude chez nous. Le dernier qui sort ferme la porte à clef, met la clef sur le rebord de la fenêtre, au coin, et pousse simplement les volets. Il ne les accroche pas. On le sait, on n’a qu’à ouvrir les volets et à prendre la clef.

Pas une carte postale !

Qui la préviendra s’il arrive malheur au Paul ? Va-t-elle, comme on dit, apprendre sa mort avant sa maladie ? Comment finira cette brouille ? Après ses vingt-huit jours, le Paul se remettra-t-il à la petite table de Ragotte, oublieux et affamé comme s’il revenait d’une guerre lointaine ? C’est possible, mais il a une tête !

Les quatre semaines passées, il est de retour et il ne vient pas la voir ; c’était pourtant une bonne occasion !

Ragotte sait que, parti enrhumé, il a fait les manœuvres enrhumé et qu’il rentre avec son rhume.

Elle avait dit : « Oh ! je n’irai pas laver son linge des vingt-huit jours ! S’il me le donne, je le laverai de bon cœur, mais s’il attend que j’aille chercher le linge !… »

Et comme il ne l’apporte pas, elle va le prendre. Elle trouve le Paul au lit, la figure contre le mur.

— Tu es donc malade ?

— Oui.

— As-tu besoin de quelque chose ?

— Non.

— Si je te faisais un verre de vin chaud ?

— Je n’en veux point.

Il ne se retourne même pas. Ni bonjour, ni bonsoir !

— Laissez-le, Ragotte, dit Gloriette, indignée. Vous finiriez par avoir tort, et vous vous faites du mal pour un mauvais gars qui ne le mérite plus.

— Vous dites vrai, madame ! S’il arrive du malheur, je n’aurai rien à me reprocher.

Elle ne dit pas que, le Paul ne lui montrant que le dos, elle a pris le paquet de linge des vingt-huit jours. Elle le lave et l’écarte sur la haie du jardin de Paul. Il le ramassera, s’il veut.

Le Paul est malade pour de bon et le rhume lui donne la fièvre. Il ne peut même plus bouger, parce qu’un vésicatoire le fait souffrir depuis seize heures. Ragotte, avertie par la Chalude, va le revoir et lui pose les mêmes questions.

— Tu n’as besoin de rien ?

— Non.

— Faut-il que j’allume le feu ?

— Ce n’est pas la peine.

— Mais, ajoute Ragotte, il dit ça bien doucement ! Il ne se fâche pas, et il ne se tourne plus exprès de l’autre côté !

Gloriette y monte.

— Un vésicatoire, Paul, se garde huit heures au plus ! Où l’avez-vous pris ?

— Chez le pharmacien.

— Sans ordonnance ?

— Je n’ai pas vu le médecin.

— Qui vous l’a posé ?

— Le pharmacien.

— Sans explication ?

— Il m’a dit de coller à la place, quand je l’ôterais, du papier sur de l’huile.

— Avez-vous du papier ?

Le Paul montre un vieux papier de soie qui enveloppait des bougies.

— Et de l’huile ?

— Je n’en ai pas.

— Qui vous enlèvera votre vésicatoire ?

— Moi.

— Oui, vous ! comme un pauvre abandonné, au risque d’une blessure. Écoutez, Paul ! on essaiera de l’ôter légèrement, puis on mettra un cataplasme de farine de lin, dont la toile aura bouilli, et on percera la peau ensuite. Nous allons vous soigner, Ragotte et moi ; je vais chercher Ragotte.

Paul répond par un grognement.

— Paul, laissez-vous soigner par Ragotte ! Il ne faut plus être fâché. Elle a ses travers, comme toutes les vieilles mamans, mais vous êtes le seul garçon qui lui reste, et elle vous aime de tout son cœur. Vous ne devez pas lui faire plus longtemps de la peine. Je la ramènerai avec moi.

— Je veux bien, dit Paul.

Il le souffle d’un râle, plutôt qu’il ne le dit, à cause de son rhume. Gloriette voit remuer le drap sur la poitrine. Il pleure ; c’est d’émotion ou le vésicatoire tire trop.

Le Paul laisse traîner, au bord de sa cheminée, toute une histoire d’amour en cartes postales.

Sur l’une d’elles, Ragotte lirait, si elle savait lire, et Gloriette, si elle était curieuse :

« Trouve-z-en donc une plus jolie que celle-là ! Et on dit que je lui ressemble ! »

Sur une autre :

« Je t’aime autant de loin que de près. »

Sur celle-ci, une petite femme à sa toilette n’est vêtue que de ses bas et de sa chemise transparente. On voit le bout des seins et on devine le reste. L’expéditrice a crayonné aux pieds de la belle : « Admire et comprends ! »

Sur celle-là s’épanouit une rose jaune, et, sous le nom de cette rose que l’imprimeur appelle Infidélité, il est écrit à l’encre noire naturelle :

« On s’en a douté ! »

Gloriette reparaît, suivie de Ragotte, et lève le vésicatoire.

— La Chalude les arrache d’un seul coup, dit Ragotte qui tremble.

— Avec la peau ?

— Ah ! dame ! vient ce qui vient.

— Je ne vous ai pas fait mal ? dit Gloriette.

— Non, madame, je n’ai rien senti.

— Ragotte restera près de vous.

— Oh ! madame ! oh ! madame ! dit tout bas Ragotte, les mains jointes, que vous me rendez donc service ! Il y a un mois que je ne dormais plus !

Elle s’installe chez le Paul. Il ne dit rien, et elle parle trop.

— Oh ! que ça doit cuire, un vésicatoire ! Tu en as, du courage ! Moi, je ne pourrais pas le supporter, je crierais.

Paul va perdre patience, lui dire de se taire, ou sauter à bas du lit et la mettre à la porte. Mais il n’a plus d’humeur.

— Il se rend, dit Ragotte, je savais bien qu’il se rendrait à vous, madame Gloriette. Il s’est rendu. Il cause, il a causé ce matin.

— Qu’est-ce qu’il vous disait ?

— Il m’a demandé si le lait qui était sur le feu ne tournerait pas. Oh ! c’est un bon cœur, mais une vilaine femme le perd.

— Quelle femme ?

— Je ne veux pas vous parler de cette femme ! je vous manquerais de respect ! Enfin, il cause ! Je ne tiens plus à ce qu’il prenne ses repas chez moi. Au contraire, je suis débarrassée. Qu’il mange où ça lui plaît, pourvu qu’il cause. Je tiendrai sa maison propre s’il cause, et je laverai son linge, mais qu’il cause !

C’est la fin et tous y trouvent leur compte. Ragotte danserait ; Gloriette se félicite d’ôter un vésicatoire sans blêmir.

Philippe seul resterait longtemps à l’écart, si Ragotte n’avait tout à coup une bonne idée.

Elle porte ce matin la soupe au Paul et lui demande de ses nouvelles.

— Ça va bien, dit Paul ; me prêterais-tu vingt sous ?

— Oh ! oui, mon garçon ; pour quoi faire ?

— Pour aller à la ville par le train. J’ai de l’argent chez le patron, près de cent francs, mais j’aime mieux ne pas les réclamer avant la fin du mois.

— Je n’ai pas, dit Ragotte, les vingt sous dans ma poche, je cours les chercher.

Elle les avait sur elle, mais c’est à ce moment que lui vint son idée.

Elle trouve Philippe au jardin. Il a bon cœur, lui aussi, comme le Paul, et il est encore plus têtu ; et il ne le reverrait pas sans un prétexte.

— Le Paul a besoin de vingt sous, dit Ragotte ; ça ne se refuse pas, porte-les-lui donc.

— Tu ne peux pas les porter toi-même ?

— Est-ce que j’ai le temps ?

— Prends-le.

— Non. La dame m’appelle, il faut que je monte tout de suite. Porte les vingt sous au garçon. Le train passe à neuf heures et demie ; ça presse, va vite !

Philippe, mal gracieux et ému, se dépêche d’y aller.

— Je mentais, dit Ragotte à Gloriette, vous ne m’appeliez pas. Ce sera pour une autre fois. N’ayez jamais peur de me déranger. Ça me fait tant plaisir de vous être utile à quelque chose.

Le Paul reviendra-t-il prendre ses repas chez Ragotte ? Personne n’y compte plus.

Il revient tout seul, un jour que sa chemise est mouillée et que son feu ne marche pas. Il entre chez son père et sa mère, qui ne disent rien, de peur de le faire sauver, et il s’assied en bougonnant, le dos à la cheminée où pétille un fagot.

Comme c’est l’heure de manger, Ragotte pousse devant lui, sur la petite table, une assiette, un verre, le pain et le plat qui fume.

Le Paul se sert, d’abord de loin, puis il s’approche un peu.

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