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Nos frères farouches : $b Ragotte, Les Philippe

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V
RAGOTTE ET LE PAUVRE

— On sonne, Ragotte !

— Oui, madame, dit Ragotte, qui va, sans se presser, ouvrir la porte de la cour.

Elle l’entr’ouvre et dit :

— Madame, c’est un pauvre.

— Attendez, répond Gloriette, je vous jetterai deux sous par la fenêtre dans un morceau de papier.

Ragotte dit : « Bien, madame ! » et elle attend avec le pauvre. Il ressemble à tous les pauvres de la route. On peut le croire, à volonté, très misérable, ou se méfier et dire qu’il est au moins millionnaire.

LE PAUVRE

Bonjour, madame Ragotte, vous me reconnaissez ?

RAGOTTE

Oui, je vous reconnaissais par vos pieds sous la porte ; vous êtes déjà venu plusieurs fois.

LE PAUVRE

Je viens tous les ans. Ils ne sont pas partis, vos maîtres ?

RAGOTTE

Non.

LE PAUVRE

Ah ! j’avais peur. L’année dernière, je suis passé trop tard.

RAGOTTE

Je me rappelle.

LE PAUVRE

Ils étaient rentrés à Paris ; j’ai fait une visite pour rien.

RAGOTTE

Les maîtres partis, il n’y a plus que moi et mon vieux !…

LE PAUVRE

Monsieur Philippe ?

RAGOTTE

Oh ! monsieur Philippe !… un joli monsieur !… Et ce n’est pas nous qui pouvons donner.

LE PAUVRE

Naturellement.

RAGOTTE

Nous ne sommes guère plus riches que vous.

LE PAUVRE

Oh ! je comprends ! Je n’avais qu’à me dépêcher l’année dernière comme cette année. J’ai pris le plus court… Ah !… madame votre maîtresse vient de jeter quelque chose.

RAGOTTE

Je n’ai pas entendu ; vous avez l’oreille fine.

LE PAUVRE

L’habitude ! Tenez, là, au milieu de la cour ; c’est blanc.

RAGOTTE

Mme Gloriette donne toujours, et je parie qu’il y a deux sous et non un petit sou dans le papier.

LE PAUVRE

Oui, ça se sent au doigt.

RAGOTTE

Madame ne trompe personne.

LE PAUVRE

Merci, madame Ragotte ! (A la fenêtre) Merci, madame !

RAGOTTE

Vous avez un fameux porte-monnaie.

LE PAUVRE

Il a du fond ; s’il était plein ! Je n’y serre pas mes sous devant tout le monde, c’est mal vu ; mais, avec vous, je ne me gêne pas.

RAGOTTE

Vous préférez les sous au pain ?

LE PAUVRE

Le pain est lourd à porter ; on ne peut pas tout manger à la fois.

RAGOTTE

Vous aimeriez mieux de la brioche ?

LE PAUVRE

De temps en temps, mais je n’ai pas la peine de refuser des friandises.

RAGOTTE

Si vous étiez venu plus tôt, moi, je vous aurais bourré de galette. J’ai marié ma fille Lucienne, cet été.

LE PAUVRE

Je vous fais mes compliments.

RAGOTTE

Et bien mariée, avec un jeune homme de Paris, un chauffeur qui voyage dans le premier wagon du train et qui gagne de bonnes journées. La noce a duré trois jours.

LE PAUVRE

Je ne pouvais pas prévoir. Vous avez plusieurs enfants ?

RAGOTTE

Deux : ma fille et mon aîné, le Paul ; j’ai perdu le plus jeune cet hiver.

LE PAUVRE

Excusez-moi.

RAGOTTE

Oh ! ce n’est pas vous qui me faites pleurer. En mariant ma fille, je riais et je pleurais ; tout ça éreinte, tout ça vieillit. Je ne me porte plus comme autrefois ; le mal me prend, me tient une journée au lit et me lâche ensuite ; mais on s’use, on s’approche de la fin.

LE PAUVRE

Vous ne fatiguez pas beaucoup, ici ?

RAGOTTE

Oh ! non, je soigne les bêtes et je lave le linge. L’hiver, nous restons seuls, tranquilles, trop ; ça paraît long et vide.

LE PAUVRE

C’est gentil, ce coin-là, ce lierre !

RAGOTTE

On va le couper, il attire les rats.

LE PAUVRE

Ils sont convenables avec vous ?

RAGOTTE

Qui ? Les maîtres ?… Il n’y a pas à se plaindre.

LE PAUVRE

Allons, tant mieux ! Au revoir, madame Ragotte. Meilleure santé ! A l’année prochaine !

RAGOTTE

Vers la même époque, fin septembre ?

LE PAUVRE

Au plus tard, pour ne pas les manquer. C’est agréable de connaître, pas trop loin de la grande route, une maison sûre comme la vôtre.

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