Nos frères farouches : $b Ragotte, Les Philippe
VI
LE VERRE D’EAU
Par une forte chaleur de juillet, assis à l’ombre, je bois un verre d’eau de notre puits. Philippe me regarde avec une bienveillance respectueuse.
— C’est agréable, dit-il, de voir comme vous buvez ça !
— Oui, j’aime cette eau pure ; et vous ?
— Moi, je préfère le vin.
— C’est bon, Philippe, un verre de vin, quand on apporte la bouteille de la cave ; c’est moins frais qu’un verre d’eau qui sort du puits.
— Oui, monsieur, cette eau-là est fraîche.
— Elle coupe !
— Elle serait plutôt trop fraîche.
— Vous n’en buvez jamais.
— Je peux tout de même dire qu’elle est froide.
— Vous l’avez goûtée ?
— Non, mais je l’ai touchée, monsieur.
— Comment ça ?
— Je suis descendu dans le puits.
— Quand, Philippe ?
— Ce matin.
— Ah !…
— Philippe, dis-je, après une nouvelle gorgée plus petite que les autres, pourquoi êtes-vous descendu ?
— Pour voir s’il restait de l’eau en suffisance, et si le puits n’avait pas besoin d’être nettoyé, si je ne trouverais pas de saletés au fond.
— Au fond du puits ?
— Oui, monsieur. Le puits n’a plus guère d’eau. D’ici trois ou quatre jours, elle manquera, à moins qu’il ne tombe une forte averse. Pour le nettoyage, comme il faudrait vider le puits, on peut attendre.
— Le fond est propre ?
— Assez.
— Dites-moi, Philippe, comment avez-vous fait pour descendre ?
— Il n’y a qu’un moyen : j’ai mis la grande échelle dans le puits.
— Et vous êtes descendu très bas ?
— Le plus bas possible.
— Plus bas que le seau quand la corde est toute développée ?
— La corde et un bout de la chaîne.
— Jusqu’au dernier échelon ?
— Jusqu’à l’eau seulement ; les derniers échelons trempaient sous l’eau.
— Et après ?
— Pour m’assurer qu’il n’y avait pas un dépôt de matières, de feuilles mortes, j’ai tâté, remué l’eau.
— Avec quoi ?
— Avec ma main. C’était glacé ! Je n’aurais pas voulu y entrer après ma soupe.
— Y entrer, Philippe ?
— M’y baigner, quoi ! l’estomac plein de nourriture.
— Vous ne plongiez que la main ?
— La main, le bras, le coude, afin de mieux barboter.
— L’eau vous éclaboussait, vous mouillait !
— J’avais retroussé mes manches ; le reste, la culotte, les sabots, ça ne craint rien, ça sèche vite.
— Les sabots, mais les chaussons ?
— Je n’en mets point.
— Les chaussettes ?
— J’avais les pieds nus.
— Vous ne trouvez pas, Philippe, qu’il fait lourd ?
— Au contraire, je trouverais, moi, monsieur, que le temps s’est rafraîchi.
— Philippe ?
— Monsieur !
— Je ne comprends pas bien. Expliquez-moi : Où étaient-ils, vos pieds nus ?
— Dans mes sabots.
— Et vos sabots ?
— Sur l’échelle, monsieur.
— Sur quel échelon de l’échelle ?
— Sur le plus près de l’eau.
— Cet échelon touchait à l’eau, hein, Philippe ? Il nageait dessus ?
— Il ne pouvait pas, monsieur. Un morceau de bois libre nage, un échelon reste pris à l’échelle.
— J’entends, Philippe, et je veux dire que l’eau du puits, de notre puits, n’est-ce pas ?…
— De votre puits.
— Que cette eau, que la surface de cette eau, l’échelon de l’échelle et vos pieds nus dans vos sabots, ne faisaient qu’un.
— Si vous voulez !
— Je vous demande.
— Oui, monsieur ! Moi, je ne m’occupais que de ma main, sans m’occuper de mes pieds.
— Quelle chaleur, Philippe !
— En effet, vous paraissez avoir chaud ! Vous suez du front.
— Je n’ai jamais eu aussi chaud.
— Vous ne finissez pas votre verre ?
— Si, si.
— Ça vous fait peut-être mal ?
— Non, non, je boirai tout, Philippe, et vous, prenez un verre de vin. Nous trinquerons.