Nouveaux contes cruels et propos d'au delà
FRAGMENTS INÉDITS
ISABEAU DE BAVIÈRE
La France était occupée au Nord par l'Anglais, qui menaçait de plus en plus d'en faire la conquête. Les villes de Bourg, de Calais, et autres encore, étaient tombées en son pouvoir. Les coffres du royaume étaient vides, malgré les trésors amassés par Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, qui, après la fameuse bataille de Nicopolis, était venu enfouir d'immenses richesses au château de Vincennes; les dépenses des fêtes de la cour avaient tout épuisé.
Pour faire face à ce désarroi de finances et au péril national de l'envahissement anglais, il y avait sur le trône un roi frappé de démence: Charles VI, fils de Charles V, dit le Sage. L'armée diminuait, n'ayant plus de solde suffisante. Les six mille archers bourguignons de Jean sans Peur avaient été licenciés.
Ce que les déportements et le luxe des seigneurs n'engloutissaient pas était distribué aux couvents, car le libertinage des grands était doublé d'une dévotion inconcevable. Loin de songer à repousser l'ennemi, on songeait à vivre en liesse. Le peuple, taillable et corvéable à merci, était écrasé de tels impôts qu'il redevait encore avant d'avoir gagné sa stricte vie et que l'air respirable, la poussière d'un chemin soulevée par le passage d'un troupeau, étaient frappés d'un droit de péage. Tout n'était pour le serf que taille, alleux et chevances. Les factions les plus désastreuses pour le pays divisaient les gens de guerre et les capitaines du royaume.
Tantôt c'était le duc Jean sans Peur, qui, ayant hérité de la haine paternelle de Philippe le Hardi contre les princes de l'Orléanais, croyait, de plus, avoir des motifs personnels de vengeance contre le duc Louis d'Orléans.
Celui-ci ayant été distingué de la duchesse de Bourgogne, femme de Jean sans Peur, leur querelle devint terrible.
Tantôt, c'était le connétable Bernard d'Armagnac qui, profitant de la folie du roi pour exercer une autorité sanglante et souveraine dans Paris, tenait la campagne contre Jean sans Peur.
Le duc de Bourgogne, cependant, pouvait seul disputer aux Anglais la terre de France et les chasser. Il était populaire. Un jour, le danger devenant de plus en plus menaçant, il y eut une réconciliation apparente ayant pour mobile l'intérêt et le salut du pays, entre le duc et Louis d'Orléans. Ce fut une solennité. Le peuple criait: Montjoie!… Notre-Dame était pavoisée. La réconciliation dura quelques jours, mais sans amener de résultats pour nos armes. Car un nouveau malheur était arrivé. Le duc de Bourgogne, pareil aux autres princes, dans l'atmosphère que l'on respirait alors à Paris, s'était comme efféminé et amolli.
En effet, l'ennemi le plus dangereux et le plus réel du royaume de France, ce n'était pas l'Anglais, qui devait être repoussé plus tard par Jeanne d'Arc, ce n'était pas la ruine du Trésor, ni les armées disséminées, ni les querelles entre les princes, ni la démence du roi!… L'ennemi, c'était la reine de France, une étrangère, Isabeau, fille d'Etienne II, duc de Bavière, femme de Charles VI, et qui avait été nommée régente depuis l'aliénation du roi.
Isabeau de Bavière était née en l'an de grâce 1368.
Elle était venue en France, à l'âge de quatorze ans, et avait épousé, le 17 juillet 1385, ce déplorable monarque. Elle avait alors près de dix-huit ans.
A partir de son avènement au trône, ce ne furent plus que carrousels, que fêtes, jeux, tournois, cours d'amour, duels, chasses et magnificences extraordinaires; l'adultère passait à l'état de mode insoucieuse; l'oubli de la patrie s'ensuivait. Le roi, sombre, ayant été brûlé grièvement dans un bal où le feu avait pris à son costume, vivait retiré, avec son connétable et quelques gens de guerre, entre autres Tanneguy du Châtel, qui n'était alors qu'un de ses écuyers et qui devait un jour s'illustrer par deux actions historiques des plus marquantes: l'enlèvement et le salut du dauphin Charles VII au milieu des flammes, lors de la journée des Ecorcheurs, et l'assassinat du duc de Bourgogne, qu'il dépêcha, de quatre coups de hache, dans une entrevue avec le dauphin.
Isabeau de Bavière ne haïssait point l'Anglais; elle traita même avec lui, honteusement, en maintes occasions; sa seule politique était l'amour du plaisir, la soif des excès violents et inconnus.
Les historiens sont d'accord sur sa beauté exceptionnelle.
Rousse comme l'or brûlé, pâle avec un teint d'orage, douée d'une beauté languide et fatale dont les séductions attiraient comme le danger, Isabeau ne se refusa même pas d'employer encore les ressources des baumes et des philtres: elle avait en amour la science des courtisanes grecques et des impératrices romaines. C'était une grande ennuyée, une cruelle épuisée, incapable de supporter le poids de la couronne de France sur son voluptueux front, mais plutôt faite pour présider des cours d'amour au fond d'un château et pour donner à toute une province des modes merveilleuses.
Svelte, elle excellait à monter les chevaux indomptés, intrépide à entrer dans sa capitale, au milieu du carnage des surprises nocturnes, bravant les arquebusades et l'incendie. Criminelle par nature, le crime lui seyait aussi bien que la queue de dragon aux sirènes. Avec ses amants, elle renforçait l'oubli que doit donner le baiser d'une femme, du sentiment de la mort prochaine que coûtait la possession de sa personne.
Si le côté politique de son histoire est révoltant, comme on vient de le voir, le côté joyeux de sa vie n'est pas moins sombre. Mais les satans ont des attraits brûlants et dorés comme l'enfer. De là, les passions mortelles qu'elle suscita.
Le vidame de Maulle, Louis d'Orléans, Jean sans Peur, Villiers de l'Isle-Adam, Lourdin de Saligny, le chevalier de Bois-Bourdon, et quelques autres plus ignorés, furent du nombre de ceux qu'elle aima; chacun d'eux eut une fin sinistre.
Le vidame de Maulle mourut en exil, mis au ban du royaume.
Louis d'Orléans fut assassiné, rue Barbette, par un chevalier d'aventures, Raoul d'Hocquetonville, qui lui fendit la tête d'un coup de masse d'armes.
Jean sans Peur tomba, au pont de Montereau, sous la hache de Tanneguy du Châtel.
Villiers de l'Isle-Adam, qui, pour elle, avait pris Paris en une nuit par un coup de maître sans autre exemple dans l'histoire, fut assassiné à Bruges dans une sédition populaire.
Lourdin de Saligny fut poignardé en Flandre, où l'avait interné la jalousie du duc de Bourgogne.
Le chevalier de Bois-Bourdon périt d'une manière très affreuse et tout à fait cruelle, comme on le verra tout à l'heure.
Quelques traits de son histoire donneront une idée du caractère étrange de cette femme[12].
[12] Au paragraphe suivant débute, sans variantes notables, le conte: La reine Ysabeau. Œuvres complètes, Contes cruels, tome II, Mercure de France.
Telle était cette jalouse créature que ses scandales et ses attraits ont illustrée, et dont l'histoire est écrite avec du sang et du feu.
* *
L'un de ceux qui succédèrent au vidame de Maulle fut, comme nous l'avons dit, le chevalier de Bois-Bourdon.
C'était un jeune seigneur des mieux faits de la cour. A vingt-trois ans, il était célèbre par ses triomphales fantaisies, tant de luxe que d'amours. Ses duels, toujours heureux, le faisaient admirer des pages, féliciter par les femmes et craindre de ses pairs. La reine, ayant remarqué ce jeune seigneur, le nomma gouverneur de Vincennes et s'y renferma avec lui.
On se rappelle les circonstances particulières de l'événement arrivé au roi Charles VI, en traversant la forêt du Mans, où il avait été pris de démence. Un fantôme, en vêtements blancs (aposté peut-être par Isabeau dans le but de déterminer, par une crise superstitieuse, une insanité que ses philtres avaient préparée de longue main), un fantôme, disons-nous, lui était apparu brusquement, avait saisi la bride de son destrier, en criant: «Retourne, roi Charles, tu es trahi!» Ce qui, effectivement, avait jeté le roi dans un accès de folie furieuse. Ayant tiré son épée et mis à mal deux hommes de sa suite en criant: «trahison!» l'on fut obligé de s'en rendre maître par la force. Depuis lors, une sénilité hâtive l'avait accablé; il vivait, un peu hébété, dans son Louvre, en compagnie d'une demoiselle nommée Odette de Champdhiver, qui veillait sur la faiblesse du monarque et cherchait à le distraire, soit en inventant des jeux,—les cartes, par exemple,—soit en le charmant par ses chants et sa bonne grâce. De là, la liberté laissée à la reine.
A cette époque, bien que la régence lui eût été dévolue avec l'assistance, toutefois, de son beau-frère Louis, duc d'Orléans, et de son cousin Jean, duc de Bourgogne, comte de Nevers, surnommé, comme il a été dit, Jean sans Peur, la guerre entre Isabeau de Bavière et le comte Bernard d'Armagnac, connétable de France et féal du roi, n'était pas ouvertement décidée. L'amour du chevalier de Bois-Bourdon fut la torche qui l'alluma.
Un matin, en effet, comme le jeune chevalier revenait de Vincennes, joyeux et au galop, le sourire des joies éperdues aux lèvres, il croisa une petite troupe qu'il ne reconnut pas tout d'abord.
C'était Charles VI, le connétable et plusieurs seigneurs et soldats de la cour de Paris. Le roi faisait une promenade.
Soit étourderie, soit impertinence de rival, Bois-Bourdon ne revint point sur ses pas; il ne salua pas.
Le comte d'Armagnac lui cria de faire halte. Il continua vers Paris.
—Arrêtez ce jeune homme! dit simplement le connétable à deux soldats et à son prévôt Tanneguy du Châtel.
En entendant le galop des deux cavaliers derrière lui, Bourdon se détourna, fondit sur eux, désarçonna le premier, tua le second d'un coup d'épée, et, saluant le comte d'Armagnac, poussa l'insolence jusqu'à le défier lui-même.
Le connétable était un homme de guerre des plus habiles aux maniements de toutes les armes; il sourit, mit pied à terre, sa masse à la main. A vingt pas du jeune homme, il s'arrêta:
—Rendez-vous, messire, dit-il.
Un éclat de rire de Bois-Bourdon lui répondit.
Mais ce rire ne s'acheva pas. La masse d'armes du comte d'Armagnac, lancée par lui comme la pierre d'une fronde, était venue frapper au front le cheval du jeune homme: le cheval, tué sur le coup, avait jeté son cavalier évanoui sur le chemin.
On se saisit de Bois-Bourdon. On le fouilla. Une lettre de la reine fut trouvée entre son cœur et son pourpoint. Cette lettre, parfumée et tendre, produisit sur le roi Charles un effet terrible, malgré sa folie.
Bois-Bourdon fut enfermé au Châtelet, mis à la question le soir même; il y mourut, sans rien avouer, courageusement, car il aimait la reine. On l'ensevelit dans un sac de cuir sur lequel fut écrite cette légende: «Laissez passer la justice du roi», et on le jeta à la Seine.—La lettre fut publiée à son de trompe dans Paris.
Lorsque la reine apprit ce meurtre, et que c'était au comte d'Armagnac qu'elle devait cette aventure, comme elle était fidèle à ses fidèles, elle jura de venger la mort de son ami de la manière la plus horrible; et, comme on va le voir, elle tint parole.
* *
Le connétable, connaissant à quelle sombre ennemie il avait affaire et profitant de la lueur de raison qu'avait eue le roi, fit immédiatement enlever Isabeau comme sa prisonnière et obtint de Charles VI un décret qui internait au château de Tours sa royale captive. Mais elle en fut bientôt enlevée par Jean sans Peur, qui la transporta à Troyes, où elle prit le titre de reine par la grâce de Dieu. Ce fut là qu'elle reçut un jour la visite d'un seigneur de l'Isle de France, le baron Jean de Villiers de l'Isle-Adam, gouverneur de Pontoise. C'était un jeune homme redoutable et qui, sous un aspect frivole, cachait un cœur d'acier.
Sa ville, une nuit, avait été surprise par les Anglais. Il en avait fendu la porte à coups de hache pour que ses bourgeois pussent échapper à la tuerie. Lui-même, sautant à cheval et à moitié vêtu, s'était élancé vers la Touraine, cherchant des hommes d'armes pour revenir. Mais il ne put reprendre Pontoise et en massacrer la garnison anglaise que quelques mois après.
Le connétable, en apprenant le coup de main inattendu des Anglais sur Pontoise, avait eu la mauvaise foi de dire que le baron de l'Isle-Adam avait dû vendre sa ville; et le soupçon de cette infamie avait, grâce à cette parole, plané sur lui, l'Isle-Adam.
Armagnac, qui profitait de la faiblesse du roi pour publier les lettres de galanterie d'une femme et d'une reine, avait imaginé cette calomnie pour dissimuler sa propre conduite.
Le fils du comte d'Armagnac qui a traité directement avec l'Anglais et vendu plusieurs villes, fut déshonoré historiquement par un procès à ce sujet, et le roi de France Charles VII porta publiquement, au contraire, le deuil de Villiers de l'Isle-Adam à la mort de ce maréchal.
A cette époque, Villiers dédaigna de se défendre autrement que par les armes d'abord, et en reprenant sa ville ensuite. Il se rangea du parti de Jean sans Peur, qui était celui d'Isabeau, et jura «de ne point se coucher dans un lit tant qu'il n'aurait point tracé avec son épée, sur la poitrine du connétable Bernard d'Armagnac, la croix rouge de Bourgogne.»
Ce fut dans ces dispositions d'esprit qu'il vint à Troyes, près d'Isabeau de Bavière, encore en deuil de son cher cavalier mort pour elle.
L'Isle-Adam, ébloui par l'éclat de cette beauté sans rivale, fondit sa vengeance et son amour dans un seul sentiment. Ce n'était pas un homme capable de perdre le temps en paroles;—son serment pouvait, à cet égard, le lui rendre affreusement difficile à garder tout à fait. Le soir de son arrivée à Troyes, au souper royal, il s'assura le concours de quelques amis, les sires de Chaville, d'Harcourt et de Chastelux, entre autres, réunit un millier de lances et marcha sur Paris, accompagné d'Isabeau elle-même, à cheval près de lui; la petite troupe se hâtait, dans le vent nocturne.
Le comte d'Armagnac, à force d'exactions et de cruautés, s'était fait exécrer de la population; le fils du gardien de la porte Saint-Antoine, Perrinet Leclerc, qui avait été frappé de vingt et un coups de fourreau d'épée, par ses ordres (quoique bourgeois), ouvrit la porte des fossés à Villiers de l'Isle-Adam, sur un signal convenu.
La reine et le grand baron, suivis des capitaines et de leurs soldats, entrèrent dans Paris. Et alors commença, aux cris de vive Bourgogne! vive Isabeau! un massacre vengeur et formidable qui dura trois jours, aux lueurs des incendies.
Villiers de l'Isle-Adam se précipita vers l'hôtel Saint-Pol, surprit la garnison, la dispersa, fit prisonnier le roi Charles VI, qu'il mit en lieu de sûreté; puis chercha le connétable qui se cachait.
Il courut dans Paris avec ses cavaliers, mettant à prix la tête du comte d'Armagnac, et tuant ceux qui ne criaient pas: Vive la reine!
L'Isle-Adam découvrit bientôt le connétable et, l'ayant blessé mortellement dans la lutte, exécuta son serment à la lettre. Il lui traça la croix de Bourgogne sur la poitrine d'un coup d'épée.
Le lendemain, à l'arrivée de Jean sans Peur, l'Isle-Adam ayant été fait maréchal de France, et Paris étant pacifié, il y a lieu de penser que le baron obtint d'Isabeau la permission de se «mettre en ung lit».
La reine eut bien des aventures galantes et inconnues. Celles-ci sont les principales.
Elle fut surnommée «la grande gaupe» par tout le populaire. Elle avait donné à la France le dauphin Charles VII, qui grandissait. Cependant la beauté merveilleuse d'Isabeau ne subit aucune atteinte du temps pendant de longues années. Cette beauté survécut même à ses amours.
Isabeau de Bavière mourut cependant presque abandonnée, vers l'âge de cinquante ans, et universellement méprisée.
(Septembre 1876.)