Nouveaux contes cruels et propos d'au delà
A PROPOS D'UN LIVRE[16]
[16] 1er décembre 1863.
Selon quelques esprits diserts, le sujet d'une œuvre d'art ne doit influer ni sur le verdict touchant la valeur esthétique de l'œuvre, ni sur l'opinion morale que l'on peut désirer se faire touchant la personnalité de l'auteur. L'idée qui fait corps avec le travail et la poésie de cette œuvre peut être, au point de vue de l'art, indifféremment choisie dans les catégories du juste ou de l'injuste, du bien ou du mal, du moral ou de l'immoral; ce n'est jamais, pour l'art, qu'une occasion, qu'un moyen, dans le sens abstrait du mot, de se manifester.
L'art s'efforce librement vers la beauté, vers l'absolu de la philosophique et pure beauté, qui, suivant une expression tout hégélienne, serait: «comme l'eau claire, sans odeur, ni couleur, ni saveur particulière.» Il compose un royaume où toute chose est appelée à la transfiguration. Et, si l'artiste est assez puissant pour aller racheter la grande poésie même jusque dans les régions défendues par la morale, et que, sous une sensation d'éternité, il l'en dégage, tout irradiée de solennelles et profondes épouvantes, l'impur n'est plus ce qu'il nous apparaît, dans sa réalité: on ne doit plus le voir! Le génie est devenu sa rédemption: il s'est transfiguré sous le sceptre de diamant du magicien sacré: sujet de l'intelligence idéale, il ne relève plus de la conscience hypocrite, changeante et diverse, des hommes.
Ainsi, que le sujet d'un poème soit emprunté, par un artiste, aux données de la philosophie, de la politique, de l'utilité, de la concupiscence, de l'histoire, de la religion, de la guerre, etc.,—comme le Faust, par exemple, les Iambes, les Géorgiques, les Fleurs du mal, la Légende des siècles, le Paradis perdu et le Purgatoire, l'Iliade, etc., je cite pour des Français,—ces données, comme toutes celles qui en dérivent, sont indistinctement offertes, dans les pénombres mystérieuses et inquiètes de la rêverie[17], au bon plaisir du poète, sans qu'il y ait, à ses yeux, plus de mérite ou de grandeur à traiter l'une plutôt que l'autre, tous ces sujets comportant la même respectabilité comme la même indifférence au point de vue et dans la mesure de l'art: si le poème est pénétré d'un sentiment de majesté, d'indulgence et de beauté souveraine, le sujet choisi doit disparaître dans ce sentiment et, par suite, n'entrer pour rien dans la décision d'un homme de goût.
[17] L'expression anglaise pensiveness est plus exacte que le terme banal imposé par notre langue (note de Villiers de l'Isle-Adam).
C'est un point sur lequel,—malgré son évidence apparente,—on ne saurait trop insister, car nous sommes prévenus contre ce qui nous semble de nature à révolter les tendances de notre morale et de notre conscience, et lorsque l'art se dévoue à traiter les actions déréglées, l'habitude de la sensation influe sur notre jugement à notre insu; nous avons à nous défier des conventions inférieures et des préjugés contingents de la vie usuelle. Agissons, par l'idée du devoir, dans la société, comme des citoyens: agissons, également d'après l'idée essentielle du devoir, dans le rêve, comme des penseurs. La synthèse idéale de ces deux existences est située, sans doute, au milieu de la Mort, c'est-à-dire au delà de toute spéculation actuelle.
Pourquoi le titre d'un poème aurait-il ce pouvoir de refroidir, par avance, nos dispositions à l'estime de sa beauté? N'est-ce point, d'ailleurs, presque toujours dans les épisodes, les idées incidentes et les ciselures étrangères au sujet pris en lui-même de tel chef-d'œuvre reconnu, que consistent ses véritables beautés artistiques? Pourquoi même,—j'oserai le dire,—nous laissons-nous prémunir si facilement, par nos instincts d'injustice, d'égoïsme et de fierté, contre le caractère civique d'un artiste de génie, lorsque les sujets qu'il accepte de célébrer sont pris, à l'ordinaire, par exemple, dans le domaine du dissolu? Le plus épais bon sens devrait comprendre que l'on n'écrit de beaux vers qu'à force de persistance et de labeurs nécessités par l'apprentissage et la technique de l'art. Où donc un grand poète prendrait-il encore du temps pour être citoyen si condamnable? Qui nous autorise à mal présupposer de l'homme, parce que,—affligé comme nous, sans aucun doute, de quelque difformité sociale ou morale,—il se réfugie dans la Pensée sublime, pour essayer d'en corriger le côté choquant, d'en rêver l'absolution et d'en opérer le rachat? La notoriété, pour le poète, doit être une question bien secondaire, pour ne pas dire absolument nulle, lorsqu'il se préoccupe de son œuvre: il écrit pour se justifier devant lui-même et pour agrandir sa miséricorde envers les choses sensibles.
Donc, il faut, avant tout, considérer seulement la profondeur du Talent, en général, et, quant au reste, il ne doit pas importer dans un chef-d'œuvre. Il est certain que la bonne volonté religieuse de Dante, par exemple, ne l'eût pas sauvé de l'oubli s'il eût manqué de poésie et d'art dans ses poèmes. Bien au contraire, s'il se fût prévalu (le cas échéant) des tendances morales et pratiques de son œuvre pour en atténuer les imperfections esthétiques, le simple sens commun nous avertit que c'eût été, de sa part, une action déshonnête et scandaleuse. En effet, s'autoriser de l'intérêt tout social que la multitude accorde à telle idée de religion, de politique, etc., prise en elle-même et sans le secours de la vie extérieure, et transporter cet intérêt dans le domaine de l'Art pour s'en servir comme d'un adjuvant à la valeur propre d'un travail poétique, c'est baser la Poésie sur une émotion étrangère à elle-même et, risible artiste, lui manquer de respect en lui offrant des secours dont elle n'a que faire. C'est dire: «Vous le voyez! je suis une âme sensible; ayez, par conséquent, de la bienveillance pour mes vers, à cause de la droiture et de la bénignité qu'ils expriment et qui correspondent,—j'en suis sûr,—aux qualités que vous avez, mon cher lecteur.» C'est la rougeur au front que j'écris ces lignes; rien que d'y penser donne le malaise et le froid le plus gênant.
Eh bien! si nous considérons, par exemple, les Fleurs du mal sous ce critérium, nous ne devons pas varier notre justice.—Sachons lire! M. Charles Baudelaire ne tire pas secours de son sujet pris dans les notions convenues! Il regarde, et les impudicités se débattent (ironie féroce!) sous les étreintes de son idéal, comme les vers de terre sous les antennes du scolopendre.
Un autre préjugé,—le mot, cette fois, paraît avoir un sens,—assez en vogue, au dire d'une majorité sensée,—c'est celui de l'inspiration.
L'inspiration n'est autre chose que le libre développement d'une aptitude innée vers le beau idéal; c'est une bosse qui grossit; pour être sur une montagne, il faut être parti de terre et avoir monté péniblement la montagne; de même, pour être élevé réellement, il faut avoir gravi un à un les degrés dont cette élévation n'est que la somme. Le Génie, c'est l'application passionnelle, la résultante d'une organisation saine et laborieuse, la pleine possession de soi-même. Eh! que voudrait-on qu'il fût de plus que cela? Si tel homme naissait génie, avec la science infuse, comme les petits bramahs, ce serait une monstruosité, une privation de tout mérite, une animalité déplorable. L'abeille, le castor, la fourmi, etc., font des choses merveilleuses, mais ils ne font que cela et n'ont jamais fait autre chose: ils naissent avec le summum de leur développement moral; ils n'hésitent pas. Le géomètre ne saurait introduire une seule case de plus dans une ruche d'abeilles, et la forme de cette ruche est celle même qui, dans le moindre espace, peut contenir le plus de cases, etc. L'animal est exact: sa naissance lui confère avec la vie cette fatalité; l'homme, au contraire, est essentiellement indéterminé: il hésite, d'une manière toujours ascensionnelle, toujours approximative, vers son idéal[18]! Ce qui fait le fond de ses plus sublimes espérances, ce qui allume sur son front la lueur de l'immortalité, c'est précisément le sentiment de cette gravitation. En un mot, l'homme sent qu'il n'est pas fini!
[18] L'idéal, suivant Gottlieb Fichte, est: «ce qui doit toujours être réalisé, mais en même temps ce qui ne peut jamais l'être, sous peine de cesser d'être ce qu'il doit être, c'est-à-dire de cesser d'être l'idéal.» (Note de Villiers de l'Isle-Adam.)
Vis-à-vis de ces pensées, on conçoit que «l'inspiration» est une parole qui sent son bourgeois moderne de plusieurs milles. On est si instinctivement convaincu de sa nullité qu'on n'ose la prononcer que tempérée par un demi-sourire, c'est-à-dire presque comme une insulte et avec un air de protection bienveillante. L'artiste devient sous ce mot une sorte de sibylle sur le trépied, quasi inconsciente de la signification de ses chants, ou, pour mieux dire, une machine de Vaucanson. Il suffirait au premier venu de crier à tout hasard: «Deus! ecce Deus!» pour réduire à l'humilité les fatigues sacrées et les longs travaux d'un véritable poète; et quand l'expérience prouve la supercherie de l'Inspiré, ceux qui croyaient en lui nomment cette découverte: «la désillusion.» Le vulgaire voudrait voir les gens nés coiffés de divinité. Chose étrange! L'homme de génie lui-même n'aime souvent pas à être sincère sur ce point. Il se complaît quelquefois dans l'ovation faite aux puissances supérieures dont il veut bien paraître le représentant et le mandataire, il s'applaudit de cette distinction sans s'apercevoir qu'elle lui assigne une place au-dessous des gens ordinaires et inférieurs, qui ont au moins le mérite de leur développement, si peu qu'il soit. Mais comme il rit dans sa barbe de sa petite comédie!
Est-ce que la Pensée commet de ces injustices? Il en est, d'habitude, des fanatiques de l'Inspiration quand même comme de ceux qui disent: «Voilà de beaux vers: mais où est l'idée? Quel est le but de l'auteur?» sans songer que leurs paroles contiennent leur propre négation. Car, si les vers sont beaux, ils contiennent au moins l'idée de la beauté: ce qui est déjà quelque chose au point de vue de l'art, à ce qu'il semble! et, pour le surplus, on peut ajouter ce mot de Franklin: «Il est bien difficile à un sac vide de se tenir debout.»
Voilà donc, pour un grand nombre d'esprits éclairés, la première formule générale de l'Art considéré en lui-même. Je suis loin d'accepter sans réserves d'aussi spécieuses affirmations; mais ce n'est pas ici le moment de les discuter. J'expose, je n'impose pas. Il fallait signaler ce critérium et l'élucider de cette manière pour aborder consciencieusement la critique du livre de M. Mendès, car ce livre[19] est écrit,—sauf erreur,—à ce point de vue, et rien qu'à ce point de vue.
[19] Philomèla, livre lyrique (Paris, 1863).