Nouveaux contes cruels et propos d'au delà
TRENTE TÊTES SUR LA PLANCHE[13]
[13] 14 octobre 1885.
Au milieu des préoccupations de cette heure grave, au moment où les regards sont presque tous fixés sur les urnes électorales, il est certain que nous ne devons prendre sur nous de rappeler les faits suivants à l'attention publique qu'à simple titre de délassement d'esprit.
Plusieurs journaux importants l'ont déclaré: s'il faut en croire les prévisions les plus compétentes, et d'après la nomenclature exceptionnelle des causes criminelles actuellement en instruction sur le territoire français, les assises de cet hiver nous ménagent, presque sûrement, une CINQUANTAINE de sentences capitales, sur trente desquelles, au bas mot, M. l'exécuteur, paraît-il, peut tabler haut la main. Presque toutes ces causes étant, en effet, d'une hideur peu commune, la mansuétude présidentielle se verra, cette fois, très probablement débordée par le cri de la vindicte sociale, et renoncera, tristement, à s'exercer sur cette collection de monstrueux condamnés.
En ces conjonctures, quelles que soient nos plus immédiates inquiétudes, se pourrait-il bien qu'il parût, à nos lecteurs, hors de propos de leur soumettre quelques réflexions touchant ces exterminations prochaines?
Alors, surtout, que nous nous proposons, non pas de gloser sur des débats à venir, mais seulement sur un point oublié dans le cérémonial tragique du supplice de la guillotine.
On ne saurait s'y prendre trop à l'avance, parce que ce genre de questions peut, d'ores et déjà, sembler d'un intérêt général.
Plusieurs éminents journalistes vont réclamer, ces jours-ci, nous dit-on, le rétablissement des marches de l'échafaud.
Nous l'avons, ailleurs, spécifié: l'instrument justicier[14] ne doit frapper un de nos semblables qu'au niveau des têtes de la foule, qu'à hauteur d'humanité. Le couteau-légal ne doit fonctionner que d'ensemble avec sa plate forme réglementaire, éliminée, depuis ces dernières années, on ne sait par qui ni pourquoi, ni de quel droit. Si la solennité des degrés de l'échafaud paraît d'une mise en scène surannée à quelques sceptiques en retard sur le véritable esprit des temps modernes, pourquoi ne trouvent-ils pas également démodées les robes rouges et les hermines de la cour d'assises? Comment tout le reste du cérémonial ne leur semble-t-il pas une pure fantasmagorie?
[14] L'Instant de Dieu (Derniers contes, Mercure, 1909).
On ne peut supprimer un anneau dans la chaîne des symboles de la Loi sans infirmer les autres et faire douter de leur sérieux. Or, tout le monde s'écœure, depuis longtemps, des impressions de boucherie que cause cette guillotine absurdement embusquée au ras du sol et dont la sournoiserie triviale est aussi peu digne de la Loi que de la Nation.
Cependant, l'on a regardé comme inopportune, paraît-il, la réclamation présentée à ce sujet par divers notables écrivains de la presse française,—et l'on a prétendu, même, que cette question ne la regardait pas.
Nous ne voulons répondre à cette fin de non-recevoir que par l'exposé du raisonnement suivant[15], dont l'évidence est, à nos yeux, tout à fait indiscutable.
[15] Développé dans le Réalisme dans la peine de mort (Chez les Passants, Georges Crès, 1914; pp. 93, 94, 95 et 96.)
Si donc la presse est, à ce point, prépondérante en ce qui, moralement, touche à l'application de la peine de mort, comment n'aurait-elle pas qualité pour se préoccuper du mode physique de l'application de cette peine! Il nous semble qu'elle a le droit d'être écoutée, ici, attendu qu'elle peut, ici du moins, conclure en connaissance d'une cause qu'elle eut souvent le loisir d'étudier de près.
C'est pourquoi, si les marches de l'échafaud sont jugées convenables par la presse, c'est qu'au fond l'opinion publique, aussi, les juge convenables, pour ne pas dire plus: et que, par conséquent, cette revendication doit être prise au sérieux, quand la presse vient à la formuler.
Si donc trente têtes humaines,—ou davantage,—doivent être tranchées, cet hiver, sur le sol français, quelque coupables que soient ces têtes, nous pensons qu'elles ont droit à tomber à hauteur d'hommes et non pas à hauteur de pourceaux.
Quelque positif que puisse être le raisonnement,—si, toutefois, il y eut raisonnement,—en vertu duquel tel ou tel personnage a pris sur lui de soustraire les marches légales de l'échafaud, nous prétendons que cette guillotine de basse-cour est choquante pour la Loi, pour la Nation, pour notre humanité.
Oui, nous sommes certains d'exprimer le vœu de la majorité des esprits à ce sujet, et non celui de quelques anodins sceptiques. Au surplus, les nouvelles Chambres, au cours de la session prochaine, vont être définitivement saisies de cette motion, et nous n'hésitons pas à répondre d'une presque unanimité de votes pour que cette plate-forme et ces marches de l'Echafaud,—abrogées par l'arbitraire d'on ne sait quel Prudhomme—soient restituées au plus vite à la dignité de la Loi.