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Nouveaux Pastels (Dix portraits d'hommes)

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VIII
Deux petits Garçons

A HENRY LAURENT.

I
LE FRÈRE DE M. VIPLE

Une des impressions les plus saisissantes de mon enfance fut le séjour dans la cité provinciale où je grandissais alors, des soldats autrichiens faits prisonniers au cours de la campagne de 1859. Nous n'étions pas gâtés par les voyageurs, dans cette sombre ville de Clermont en Auvergne où le chemin de fer arrivait depuis quelques années à peine; ils se réduisaient à de rares malades, en route pour Royat encore sauvage, ou pour le Mont-Dore et la Bourboule difficilement accessibles. L'entrée de ces ennemis vaincus, avec leurs blancs uniformes salis par l'usure, avec leur physionomie de race étrangère, fut un événement pour toute la population, et en particulier pour les garçonnets de mon âge,—j'avais sept ans alors,—et avec quelle curiosité naïvement cruelle nous nous approchions des nouveaux venus, tandis qu'ils se promenaient sur cette terrasse de la Poterne célébrée par Chateaubriand, d'où l'on voit la ligne admirable des montagnes depuis le plateau des Côtes jusqu'à la masse boisée de Grave-Noire. Je ne sais pas quels rêves confus de vie guerrière s'agitent dans les cerveaux des enfants qui font courir leurs cerceaux en 1889 sur cette place, aujourd'hui très changée.—Où sont les chaînes attachées à de grosses bornes de pierre qui la fermaient du côté de la cathédrale? Où le talus sauvage qui dévalait à son pied et servait de forteresse aux galopins, objet de ma secrète envie?—Ils sont, ces garçons d'à présent, les fils d'un peuple sur qui pèse l'ombre d'une grande défaite, et nous étions, nous, des enfants encore voisins de l'épopée impériale. Les vieux qui passaient leurs mains de soixante-dix ans sur nos têtes bouclées avaient vu défiler les aigles victorieuses à leur retour de l'Europe, et la légende de la gloire napoléonienne était si forte, qu'elle se traduisait dans nos imaginations par les plus touchantes et les plus comiques chimères. Nous étions persuadés, par exemple, mes quatre meilleurs amis, Émile C***, Arthur B***, Joseph C*** et Claude L***, et moi-même, qu'un petit garçon français était plus fort que deux petits garçons de n'importe quel pays. Notre étonnement fut grand de comparer les braves et vigoureux soldats autrichiens aux soldats de notre pays qui passaient sur les mêmes trottoirs et sous les mêmes arbres. Nous demeurions stupéfiés qu'ils eussent la même taille, la même apparence de muscles. Telle était la forme puérile que revêtait notre foi dans la supériorité de notre race. Onze ans après, nous devions payer trop cher d'autres illusions et plus graves, mais fondées sur une foi presque aussi naïvement pareille.


Si je me rappelle ce séjour, d'ailleurs assez bref, que firent dans notre ville ces prisonniers aux uniformes pour nous singuliers, c'est qu'il s'y rattache un autre souvenir, celui d'une anecdote restée longtemps mystérieuse dans ma pensée et à laquelle je songe avec le même intérêt passionné, chaque fois que j'entends quelque discussion sur le caractère des enfants. Il faut ajouter que le personnage qui me la conta est demeuré dans ma mémoire comme un des types les plus originaux que j'aie rencontrés dans cette ville de province, où j'ouvrais déjà mes yeux fureteurs à toutes les originalités des visages, et aux moindres bizarreries des habitudes. C'était un vieil ami de ma famille, ancien universitaire et retraité comme inspecteur, qui répondait au nom presque fantastique de M. Optat Viple, et l'homme était aussi fantastique que son nom. Je le revois, par delà ces trente ans écoulés, comme s'il allait sortir du cimetière pour suivre de nouveau le Cours Sablon, sa promenade favorite, à l'heure du soleil: très grand, très sec, son chapeau à la main, avec un crâne pointu et chauve, des lunettes sur un nez infini, sa redingote serrée autour de sa longue taille, été comme hiver, et, hiver comme été, ses pieds pris dans des bottes à double semelle qu'il ne quittait même pas au logis de peur de s'enrhumer. Il s'était gracieusement chargé de m'enseigner les premiers éléments du latin et du grec, pour le plaisir d'appliquer une méthode à lui, et j'allais chaque jour vers neuf heures travailler dans son cabinet, avant son dîner qu'il prenait invariablement à dix, pour souper,—comme on disait dans le pays,—à cinq et demie.

Pas une fois, depuis la mort de sa femme, l'inspecteur en retraite n'avait manqué à cette règle de ses deux repas, dosés par lui d'après les conseils hygiéniques d'un médecin de ses amis, de qui il tenait l'horreur de l'alcool, du tabac et du café. Une bouteille de vin,—du vrai vin de Chanturge qu'il tirait de sa propre vigne,—suffisait à sa consommation d'une semaine. Mais dix bibliothèques n'auraient pas suffi à sa fringale de lecture. Je n'ai jamais connu d'homme à ce point possédé par la manie de la lettre imprimée. Tout lui était bon, depuis les journaux de la contrée jusqu'aux revues locales, et depuis les plus beaux auteurs latins jusqu'aux pires romans contemporains, le tout sans cesse coupé par une reprise quotidienne d'un Voltaire, édition de Kehl, qui remplissait deux énormes rayons de sa bibliothèque. M. Optat Viple était,—j'ai à peine besoin de le dire après ce détail,—outrageusement irréligieux et jacobin, à peu près au même degré que son ami, le vieux M. Gaspard Larcher, et ces deux braves mécréants ne s'abordaient guère sans que l'un dît à l'autre:

—«Homme noir, d'où sortez-vous?…» Sur quoi ils riaient tous deux avec la même juvénile bonne humeur. Pour M. Viple, la chose s'expliquait d'elle-même: un de ses très proches parents, le frère de sa mère, avait siégé à la Convention et voté la mort du Roi. Comment conciliait-il le républicanisme et l'horreur que lui inspirait le régime actuel avec une admiration de mameluck pour le premier Bonaparte? C'était, cela, un des mystères du bonhomme qui avait l'innocente manie de célébrer la Nature dans le style de Rousseau, à propos de cette sauvage et chère Auvergne qu'il avait parcourue à pied dans tous les sens. Il prononçait ce nom: Jean-Jacques, avec un tremblement dans la voix. Quand j'y songe, ce n'était guère raisonnable de me confier à ce Voltairien, quoiqu'il ne se permît pas de contredire en rien l'enseignement religieux qu'on me donnait alors. Mais il me parlait avec exaltation, tout jeune que je fusse, des encyclopédistes et des révolutionnaires. Professeur à Langres à sa sortie de l'École normale, il avait connu là un parent de Diderot. Tous les noms des écrivains du XVIIIe siècle défilaient dans les interminables conversations qu'il avait avec moi quand il venait me chercher pour la promenade. Car, dans les beaux jours, il me prenait à la maison et on le laissait m'emmener le long des routes, toutes jonchées des scories des anciens volcans. Nous passions là des heures, moi à le questionner sur mille choses enfantines ou sérieuses, lui à me répondre avec une bonté jamais lassée, tandis qu'au lointain les dômes profilaient leurs masses découpées en forme de cônes entiers ou tronqués, et les vignes verdoyaient autour de nous, avec leurs raisins tout petits et verts ou tout gros et noirs suivant la saison, et les ruisseaux couraient entre les saules, et les invisibles oiseaux chantaient.—O mélancolie des printemps d'autrefois!


Je me rappelle, comme si cette conversation datait d'hier, le jour où mon vieil ami me raconta l'anecdote à laquelle j'ai fait allusion tout à l'heure. Comme le temps paraissait incertain, nous étions sortis pour aller aux Bughes, une sorte de carrefour planté d'arbres, très voisin de la ville et que l'on gagnait par le faubourg Saint-Allyre. Nous allions croiser sur la Poterne un groupe de ces prisonniers autrichiens en uniforme blanc. M. Viple me fit brusquement prendre, afin de les éviter, la rue détournée, qui descend près de Notre-Dame-du-Port, l'antique basilique romane à la sombre crypte. Il demeura silencieux assez longtemps. Je regardais son visage tout en rides, sur lequel mordait la pointe arrondie de son col, et je lui demandai tout d'un coup:

—«Monsieur Viple, vous n'avez donc pas envie de les voir de près, ces Autrichiens?»

—«Non, mon enfant,» fit-il avec un regard que je ne lui connaissais guère, comme plein de l'ombre d'un noir souvenir, «la dernière fois que j'ai vu leur uniforme, c'était trop triste…»

—«Et quand donc, ça?» insistai-je.

—«A l'invasion,» dit-il. Puis, comme calculant dans sa tête: «Il y a de cela quarante-cinq ans…»

—«Ils sont venus jusqu'à Issoire?» interrogeai-je, sachant qu'il était de cette ville.

—«Jusqu'à Issoire,» répondit-il; et comme nous descendions ensemble maintenant sur la route qui mène vers la gare, il ajouta, me montrant l'autre route, parallèle, et qui porte précisément le nom de route d'Issoire:—«Ils sont arrivés à Clermont d'abord, puis tout droit chez nous. Ah! notre maison a bien failli être brûlée alors… C'est vrai. Nous ne les attendions pas. Nous savions bien que l'empereur avait été battu, mais nous ne pouvions pas croire que ce fût fini. Ce diable d'homme avait si longtemps gagné la partie. Et puis nous l'aimions, mon père l'aimait. Il l'avait vu une fois, qui passait une revue à Paris dans le Carrousel, après la campagne d'Austerlitz. Qu'il nous a parlé souvent de cet œil bleu qu'avait Bonaparte et qui vous forçait de crier: «Vive l'empereur!» rien qu'en vous regardant. Et puis, vois-tu, cet empereur-là, ce n'était pas comme celui-ci. C'était un homme de la Révolution, un jacobin au fond et qui n'avait pas peur des hommes noirs. Suffit… Suffit…»

—«Mais pourquoi les Autrichiens voulaient-ils brûler la maison?» repris-je avec la persistance d'un petit garçon qui pressent une histoire et n'entend pas la laisser échapper.

—«Ces envahisseurs arrivèrent donc chez nous un soir,» continua le vieillard qui semblait m'avoir oublié et suivre seulement les visions qui affluaient dans le champ de sa mémoire.—«Ils n'étaient pas très nombreux: un simple détachement de cavaliers que commandait un grand officier au visage insolent, très jeune, avec des moustaches blondes très longues, qui flottaient presque au vent… Nous avions passé la journée entière dans la plus affreuse anxiété. Nous les savions à Clermont. Viendraient-ils? Ne viendraient-ils pas? Comment les recevrions-nous? Il y avait eu conseil chez mon père, qui était à cette époque le maire de la ville. Ma foi! s'il n'avait pas été malade, il était homme à se mettre à la tête d'une troupe déterminée, et à barricader les rues. Qui sait? si tous les villages en avaient fait autant, les alliés auraient eu le sort de nos grognards en Espagne. Il n'y a qu'une politique pour un peuple envahi, chouannerie ou guérilla, une chasse à l'ennemi tête par tête. Oui, nous aurions pu nous défendre. Nous avions des vivres, et tous les paysans dans notre pays gardent un fusil accroché au clou derrière la cheminée… Mais le pauvre homme était au lit, grelottant les fièvres qu'il avait prises à guetter des oiseaux sur les marais de Courpières. Bref, les conseils de sagesse avaient prévalu… Une sonnerie de trompettes éclate: c'étaient les ennemis. Ah! petit, puisses-tu ne jamais savoir ce que c'est que d'entendre des clairons sonner une marche étrangère de cette façon-là… Il passait une telle superbe dans cette sonnerie, un tel mépris pour nous et tant de haine! Je me souviens. Je l'entendais dans la chambre de mon père, le front contre la fenêtre et regardant l'officier cavalcader à la tête des siens; et quand je me retournai, je vis le vieil homme qui pleurait…»

—«Alors ça devrait vous faire plaisir, monsieur Viple, de voir que ceux-ci sont vaincus maintenant…»

—«Plaisir? plaisir?… Je n'ai pas trop confiance dans cet empereur-ci… Mais suffit, suffit.»—C'était le mot du vieux jacobin quand il ne voulait rien me dire qui, répété par moi, pût déplaire à ma famille; et il reprenait déjà son récit:—«Il n'y avait pas un quart d'heure que les Autrichiens étaient dans la ville que l'on frappait bruyamment à notre porte. Le bel officier à longues moustaches venait s'installer chez le maire en compagnie de deux autres, et ordre m'était donné de déménager ma chambre. Je me vois encore pestant contre eux, et cachant un pistolet que j'avais chargé pour faire la défense, dans une espèce de petite soupente qui me servait de chiffonnier. J'étais furieux de la quitter, cette chambre, qui était la plus jolie de la maison,—elle donnait sur une petite terrasse où j'ai tant joué,—et l'on descendait de cette terrasse dans le jardin par un petit escalier de pierre tout verdoyant d'herbe sauvage. Au-dessous s'étendait la salle de billard, et au-dessus une espèce de mansarde où l'on me relégua pour le temps que les officiers devaient passer dans la maison. Ils commandèrent aussitôt le dîner. Ils étaient fatigués de l'étape, et il fallut que tout le monde mît la main à la pâte pour que le repas fût prêt à temps. Eux trois, et six personnes avec eux, cela faisait neuf et c'était beaucoup. Enfin nous vînmes à bout de composer ce repas, que ma mère voulut succulent.—«Il faut les adoucir,» disait la pauvre femme, qui me força d'aller au vivier prendre des truites pour eux, de ces belles et fraîches truites que j'aimais tant à sentir toutes frémissantes entre mes doigts serrés. Je dus descendre à la cave et leur chercher du champagne, quatre des bouteilles que mon père débouchait autrefois à l'annonce d'une victoire de l'empereur. La provision était presque épuisée! Je ne peux pas te dire ma tristesse de préparer ainsi une fête pour eux avec ces choses qui étaient à nous, dans notre maison que commençait de remplir le tapage de leur violente gaieté, et ce tapage allait grandissant, grandissant, parmi les rires et le choc des verres, à mesure que le repas avançait. Et c'étaient des toasts, dans une langue que je ne comprenais pas. Car j'écoutais tout, assis dans la cuisine où il avait été arrêté que nous mangerions, au coin de la haute cheminée. A quoi buvaient-ils? Sans doute à nos défaites, à la mort de notre pauvre empereur! Je n'avais pas plus de douze ans alors, mais je te jure que l'on ne peut pas souffrir d'indignation et de colère plus que je ne souffrais assis sur ma petite chaise, en face de ma mère. En bonne maîtresse de maison, elle était surtout préoccupée du bris des verres et des assiettes:—«Il ne leur manque rien?» disait-elle anxieusement au domestique.—«Ils veulent ceci, ils veulent cela,» répondait ce brave Michel,—et on leur donnait cela, on leur donnait ceci, jusqu'à une minute où Michel entra, la figure bouleversée, et dit simplement:—«Ils veulent du café!»

—«C'était pourtant bien facile de leur en préparer,» l'interrompis-je.

—«Tu crois,» répliqua M. Viple, «tu ne sais pas, mon pauvre enfant, ce que représentaient de rareté en ce temps-là le café et le sucre. On t'a raconté que l'empereur avait eu l'idée du blocus continental, n'est-ce pas, afin d'empêcher tout commerce de l'Europe avec l'Angleterre?… Oui, c'était une idée, une grande idée, quoiqu'elle n'ait pas abouti. Enfin!… Elle eut ce résultat immédiat pour nous autres, petits bourgeois, de diminuer, de supprimer presque un certain nombre de denrées qui nous venaient de l'étranger. Aussi, quand le domestique rapporta cette réponse à ma mère, la malheureuse femme demeura terrassée:—«Du café!» s'écria-t-elle, «mais nous n'en avons pas un grain à la maison. Va le leur dire.»—Deux minutes après le domestique revint, plus pâle encore:—«Ils sont ivres, madame,» dit-il, «et ils prétendent qu'ils auront du café ou qu'ils casseront tout.»—«Ah! mon Dieu,» fit ma mère en tordant ses mains, «et moi qui ai laissé mon service de Sèvres sur le buffet!»—Cependant le vacarme augmentait dans la salle à manger. Les officiers, auprès de qui le domestique était retourné, frappaient maintenant le plancher de leurs sabres, et criaient à faire frémir les vitres. Trois fois ce bon Michel alla essayer de leur faire entendre raison, trois fois il nous revint, chassé par des bordées d'outrages. Ils hurlaient: «Du café…, du café!…» et ces mots si simples, prononcés à l'allemande, prenaient comme un rauque accent de cruauté. Enfin le tumulte devint si fort qu'il monta jusqu'à la chambre de mon père, et voici qu'à la porte de la cuisine nous le vîmes apparaître, grand et les yeux brillants, qui serrait autour de lui une robe de chambre en drap brun, avec un foulard noué autour de sa tête: «Que se passe-t-il?…» Je remarquai comme ses lèvres tremblaient en posant cette question. Était-ce de fièvre? Était-ce de colère? On le lui explique.—«Je vais leur parler,» répond-il, et il marche vers la salle à manger. Je le suivais. Je verrai toute ma vie cette scène: les officiers autrichiens en uniforme, leurs faces allumées par la boisson, des morceaux d'assiettes cassées, des bouteilles jetées çà et là par terre, la nappe tachée, et une vapeur de tabac autour de ces impudents vainqueurs. Oui, toute ma vie j'entendrai mon père leur dire:—«Messieurs, je n'ai pas ce que vous me demandez, je vous en donne ma parole d'honneur, et je me suis levé de mon lit de malade pour venir vous demander de respecter le foyer où je vous ai reçus comme des hôtes…»—Il n'avait pas fini que l'homme aux longues moustaches, dont les yeux bleus luisaient d'un mauvais regard, se lève, et prenant un verre de champagne qui était devant lui, il s'avance vers nous:—«Hé bien!» dit-il avec un assez pur accent, et qui témoignait d'une éducation supérieure à celle de ses compagnons, «nous vous croirons, monsieur, si vous voulez nous faire le plaisir de porter la santé de notre maître qui vient sauver votre pays… Monsieur, à la santé de notre empereur.» Je regardai mon père avec angoisse, et, moi qui le connaissais, je vis qu'il était dans une crise d'effroyable fureur. Il prit le verre, puis, avec une voix retentissante, levant ce verre du côté d'un portrait de Napoléon, que ces barbares n'avaient pas remarqué, il dit:—«En effet, messieurs, vive l'empereur!…»—L'officier aux longues moustaches avait suivi la direction des yeux de mon père. Il aperçut le portrait, une simple gravure; il en fit voler le cadre en éclats d'un coup de fourreau de sabre, et, remplissant de nouveau le verre que mon père avait pris, il dit brutalement:—«Allons, crie: Vive l'empereur d'Autriche! et plus vite que ça.»—Mon père reprit le verre, le souleva de nouveau, et dit:—«Vive l'empereur!…»—«Ah! chien de Français!» hurla l'officier, et empoignant la chaise qui était auprès de lui, il en asséna un coup dans la poitrine du malade qui tomba en arrière la tête contre l'angle de la porte, tandis que nous poussions tous, ma mère, les domestiques et moi, des cris d'horreur…»

—«Et il était mort?» interrogeai-je.

—«Nous le crûmes,» répondit M. Viple, «sur le moment, quand nous vîmes le sang tremper de rouge le foulard blanc de sa tête. Mais non… Seulement il mit six mois à se remettre.»

—«Et qu'avez-vous fait, vous, monsieur Viple?» continuai-je.

—«Moi,» dit-il comme hésitant, «rien, vraiment rien…, mais mon frère…»

—«Vous aviez donc un frère? Vous ne m'en avez jamais parlé?»

—«Oui, que j'ai perdu tout jeune et qui avait presque mon âge, à peine un an de plus… Quand il se fut couché dans sa mansarde,—la même que la mienne,—nous avions la même chambre et on nous avait exilés ensemble,—il se mit à penser, penser… Les petits garçons de ce temps-là, vois-tu, voulaient tous devenir soldats, ils entendaient tant parler de combats, de dangers, de coups de canon, de coups de fusil, qu'ils n'avaient pas peur de grand'chose. Celui-là pensait donc à la cruelle journée, à l'arrivée des ennemis, à leur entrée dans la maison, aux préparatifs du dîner, à son père frappé, à l'empereur insulté. Il voyait l'officier étranger dormant dans son lit, à lui, le fils de ce vieillard lâchement blessé, et voilà qu'une idée de vengeance se mit à grandir, grandir dans sa petite tête… Il connaissait la vieille maison comme tu connais la tienne, dans tous ses recoins. Elle avait été construite en plusieurs fois; et la fenêtre en tabatière de la chambre mansardée, où couchait l'enfant, donnait sur un toit en pente douce qui, à deux mètres plus bas, avait un rebord. En marchant le long de ce rebord, on arrivait à un mur vêtu de lierre. Dans ce mur étaient scellés des barreaux de fer qui faisaient comme une échelle pour aller jusqu'au haut d'une cheminée dans un sens, et dans l'autre ces barreaux rejoignaient un second rebord de toit, grâce auquel on pouvait arriver en deux pas sur la terrasse dont je t'ai parlé. C'était celle qui attenait à la chambre où couchait l'officier… Voilà mon frère se levant, s'habillant en hâte, se glissant comme un chat sur la pente du toit, puis sur le rebord, puis descendant par les échelons de fer, puis sautant sur la terrasse et s'approchant de la fenêtre… C'était une nuit très chaude d'été. L'officier avait seulement fermé les volets sans fermer la fenêtre. Mon frère s'en rendit compte tout de suite en passant sa petite main à travers un cœur découpé dans le bois du volet. Il allongea le bras sans rencontrer la vitre. Il y avait près de ce cœur une petite ficelle qui servait à ouvrir le battant du volet. Il eut le courage de la tirer…—«Le pire qu'il puisse m'arriver,» songeait-il, «c'est d'être surpris… Hé bien! je dirai que j'avais oublié quelque chose dans ma chambre…»—C'était une excuse insensée. Mais l'enfant avait son idée… Le volet s'ouvre en grinçant, personne ne bouge. L'officier dormait profondément, alourdi sans doute par le vin et les liqueurs. Son ronflement remplissait la pièce d'une espèce de râle régulier. Avec des précautions de voleur, mon frère se glisse sur le parquet jusqu'au chiffonnier où il m'avait vu cacher le pistolet. Il le prend. Tu penses si à chacun de ses mouvements son cœur battait vite. Il resta un quart d'heure peut-être, accroupi par terre, étreignant son arme sans savoir ce qu'il allait faire. La lune qui entrait de biais par la fenêtre éclairait un peu la chambre, juste assez pour qu'après un certain temps on distinguât les formes vagues des objets. L'officier dormait toujours d'un sommeil que ce même râle monotone révélait si calme, si entier… L'image de son père se présente à l'enfant. Il revoit la scène, le vieillard soulevant vers le portrait son verre de champagne, et puis la chaise lancée, et la chute du corps, et le sang. L'enfant se lève, il rampe jusqu'au lit. Il distingue presque les traits du dormeur, il arme le pistolet…—Que ces petits bruits deviennent énormes dans ces minutes-là!—Il dirige le canon dans le coin de l'oreille, là, au bas des cheveux, et il tire…»

—«Et alors?» fis-je, comme il s'interrompait.

—«Alors,» reprit le vieillard, «comme un fou, il court à la fenêtre, franchit la balustrade de la terrasse, se glisse de nouveau sur le rebord du toit, grimpe le long de l'échelle, puis sur l'autre toit. Il entre dans sa chambre, rabat la fenêtre à tabatière, cache le pistolet sous son matelas, et se recouche en faisant semblant de dormir, tandis qu'un tumulte soudain emplissait la maison, témoignant que le coup de pistolet avait éveillé les gens et qu'on cherchait sans doute le meurtrier.»

—«Et l'a-t-on trouvé?»

—«Jamais… Toutes les perquisitions, toutes les menaces, rien n'y a fait… On a voulu nous brûler, arrêter nos domestiques l'un après l'autre. Mais il y avait un alibi pour tout le monde, heureusement,—mon frère y compris. Et d'ailleurs, comment aurait-on pensé à un enfant? Et puis, l'officier mort était, par bonheur pour nous, détesté également de ses soldats et de ses chefs…»

—«Ah! il était mort, lui… Ça, par exemple, c'était juste!» m'écriai-je.

—«N'est-ce pas? Tu trouves que c'était juste,» interrogea le vieil inspecteur, et ses yeux brillaient d'un éclat de fièvre à ce lointain et toujours présent souvenir…

—«Et votre frère?» insistai-je… «Qu'est-il devenu?»

—«Je t'ai déjà dit que je l'ai perdu tout jeune,» répondit-il.


… Passant par Issoire, il y a quelques années, je me rencontrai chez une de mes parentes éloignées, avec une vieille dame de quatre-vingts ans qui était un peu la cousine de mon vieil ami l'inspecteur. Nous en parlâmes longuement, et à une minute je lui demandai:

—«Est-ce que vous avez connu son frère?»

—«Quel frère?» dit-elle.

—«Celui qui est mort tout jeune.»

—«Vous faites erreur,» reprit-elle. «Optat était fils unique, je le sais bien. J'ai été élevée avec lui.»

Je comprends aujourd'hui pourquoi M. Viple ne voulait pas passer sur la place où se trouvaient les prisonniers autrichiens. C'était lui l'enfant qui avait vengé son père outragé, lui le vieil universitaire, qui depuis lors n'avait peut-être jamais touché une arme. Quels étranges mystères se cachent parfois dans les plus paisibles et les plus humbles destinées!

Paris, avril 1889.

II
MARCEL

(EXTRAIT DU JOURNAL DE FRANÇOIS VERNANTES)

J'ai déjà donné ailleurs, sous le titre de Madame Bressuire (voir la première série des Pastels), un fragment choisi parmi les papiers que m'a légués mon aimable ami, feu François Vernantes. Quelques personnes ayant été intéressées par ces pages, je crois répondre à leur désir en détachant d'un autre cahier un souvenir d'enfance de ce même ami. Elles y retrouveront ce goût de raffiner sur ses propres émotions qui n'a guère réussi à ce malheureux homme. J'ai expliqué pourquoi, dans les quelques lignes où j'ai raconté sa courte biographie et que je ne rappellerai pas davantage ici, ce petit préambule n'ayant d'autre prétention que de mettre sous son vrai jour de confidence personnelle ce court récit dont tout l'intérêt, s'il en a un, réside dans l'étude, trop rarement essayée, d'une nuance de sensibilité d'enfant.


Paris, septembre 187…

… C'est une étrange chose, et malgré tout inexplicable, que la place occupée dans la mémoire de notre cœur par certaines amitiés d'enfance qui durèrent une saison à peine et contre lesquelles rien ne prévaut,—ni les séparations de la vie, ni les passions nouvelles et les plus sincères, ni même de retrouver si autres, si différents d'eux-mêmes et de notre souvenir ceux qui nous furent tellement chers dans ces années lointaines. Ils ont changé, eux, mais non pas la tendresse qu'ils surent nous inspirer autrefois, et elle demeure empreinte dans un pli mystérieux de notre être intime, au point que nous continuons de les aimer dans ce qu'ils étaient et qu'ils ne sont plus, dans ce que nous étions et que nous avons cessé d'être,—pareils à ces soldats mutilés, qui souffrent encore au bras qu'on leur a coupé. Peut-être l'enfance, avec son désintéressement et son ingénuité, avec la candeur de ses puissances affectives qui n'ont pas subi l'âcre empoisonnement des sens, avec sa force d'illusion et son ignorance de l'avenir, est-elle à l'amitié ce que la première puberté est à l'amour. Plus avancé dans la vie, on a des amis dont on sait mieux pourquoi on les aime, comme on a des maîtresses auxquelles on s'attache avec le sérieux presque tragique de l'âge mûr. Mais il y a du passé derrière ces amitiés et derrière ces amours, de ce passé qui nous contraint à comparer, à regretter parfois,—même dans le bonheur. Notre âme, dépouillée de son élasticité native, ne marche plus sur les nouvelles routes avec cet élan qui n'imagine pas un terme aux beaux chemins. Elle en a tant suivi, de ces sentiers du sentiment qui semblaient si longs et qui furent si courts, qui promettaient la joie et qui conduisirent à la douleur! Et elle recommence pourtant d'aller. Oui, elle recommence. Autrefois, elle commençait simplement. Il n'y a qu'une syllabe de différence entre ces deux mots, et c'est un infini qui les sépare.


Ces réflexions, je m'en rends trop compte, n'offrent rien de très original,—mais qu'y a-t-il d'original à être fils, frère, amant ou père, à vieillir et à se sentir vieillir, enfin, à être homme dans ce que notre humanité comporte d'éternellement simple, triste et tendre? Je les consigne pourtant,—per sfogarmi, comme disait mon cher Stendhal,—au retour d'un petit voyage dans une vieille ville de l'Ile-de-France, où je me promettais d'aller, depuis combien de temps! Et j'y ai passé six semaines seulement, en 1855… Elle est située, cette ville grise et solitaire, au bord d'une grande forêt. Une rivière la traverse et deux canaux. Pourquoi écrire son nom, même ici? Tout inconnues que doivent rester ces pages, elles peuvent tomber sous des yeux indifférents, et de penser à une curiosité possible me dégoûterait de les noircir. J'avais gardé, de cette cité en décadence et des journées de vacances qu'il me fut donné d'y vivre, un délicieux souvenir d'eaux paresseuses et transparentes, épanchées sur des lits d'herbes vertes à peine courbées. Ce nom, dont je m'interdis de tracer les lettres, évoquait pour moi, quand je le rencontrais dans un journal, sur un indicateur de chemins de fer, au hasard d'un livre, des profils de maisons anciennes avec des toits bruns, et, surplombant le canal ou la rivière, d'antiques balcons de bois brunâtre garnis de fleurs. Je revoyais la roue noire d'un moulin, en train de tourner d'un mouvement doux, et, à chaque fois, ses palettes secouaient une pluie de gouttes, brillantes comme des diamants. La tour à demi détruite du château, les débris des remparts couronnés de jardins, le clocher à jour de l'église et sa flèche inachevée, que j'ai souvent contemplé en pensée ces détails, et le paysage à l'entour, avec sa couleur d'été,—c'est le seul mot qui rende pour moi l'impression que m'ont laissée les champs de blé à demi moissonnés, la luxuriance des herbes et des feuillages, l'haleine chaude qui sortait de la terre et le lumineux apaisement qui tombait du ciel! C'est encore là un effet de cette virginité de sensation propre à l'enfance. J'ai traversé depuis tant de contrées, passé tant d'étés à fuir Paris au bord de la mer, sur les montagnes, dans des coins isolés d'Angleterre ou d'Italie. Pourtant, l'été, c'est toujours, quand j'y songe, ces six semaines de séjour dans la vieille ville si française, près des canaux, de la rivière et de la forêt,—premières semaines d'une libre vie pour un enfant emprisonné jusque-là dans un appartement de la rue Saint-Honoré,—semaines enchantées par la rencontre d'une de ces amitiés d'adolescence que l'on n'oublie plus. Et voilà pourquoi je débarquais l'autre jour sur le quai de la gare, dans cette ville perdue, pour y retrouver et le paysage d'autrefois et l'ami que j'y avais laissé, s'il vivait encore,—et ma jeune âme!


Il convient d'ajouter que cette amitié de ces six semaines, presque aussitôt interrompue que nouée, fut marquée par un drame intime, dont les scènes diverses me reviennent en ce moment avec un détail si précis qu'aucun de mes souvenirs d'hier ne l'est davantage. Au fond, c'est pour me raconter à moi-même ce petit drame que j'ai pris la plume, bien plus que pour philosopher sur la mémoire du cœur, sa puissance et ses déceptions. Il faut profiter, à partir de trente ans, des heures de souvenirs vivants pour en fixer les images, si vite redevenues vagues et flottantes. Et vivant, il l'est à un tel degré durant cette minute, le souvenir de Marcel,—c'était le nom de mon petit ami de 1855.—Je m'aperçois, comme on voit son double dans les contes de sorcellerie, marchant avec le cousin chez lequel on m'envoyait passer les vacances, vers la maison où j'allais rencontrer ce premier véritable ami que j'aie eu. Pourquoi mon père et ma mère s'étaient-ils décidés à se séparer de moi au lieu de m'emmener aux eaux avec eux? C'est une question que je ne me posais même pas alors et que je résous aujourd'hui, je dois l'avouer, par la plus intéressée des combinaisons bourgeoises. Mon cousin n'était pas marié, il avait servi dans la marine avec un grade qui ne justifiait pas le sobriquet d'«amiral» dont on le décorait dans ma famille, mais assez élevé cependant pour contenter toute son ambition, et sa retraite du service coïncidant avec un bel héritage, donnaient beaucoup à faire à l'imagination de mes parents.

—«A moins qu'il ne jette son argent dans la rivière,» avais-je entendu dire cent fois autour de moi, «il doit en avoir un fier magot! Notre oncle lui a laissé vingt mille francs de rente. Sa pension, sa croix… Dans cette petite ville de province il ne dépense pas six mille francs par an et il y a quinze ans qu'il mène cette vie-là.»

On se taisait d'ordinaire après ces phrases. Je ne doute pas aujourd'hui que l'espérance de m'assurer une bonne place sur le testament du cousin Henry n'ait contribué pour beaucoup à mon envoi chez lui. Et, de son côté, je comprends qu'il voulut payer en une fois par cette hospitalité les prévenances dont le comblaient les miens. Il descendait toujours chez nous lors de ses voyages à Paris. Cet ancien marin aux prunelles grises, d'un regard si fin entre des paupières plissées, n'était pas sans avoir deviné le secret calcul de mes parents. J'imagine qu'il le leur pardonnait, comme je pardonne à ceux de mes cousins qui cultivent en moi, dans le personnage de quarante ans, touché au foie et décidément célibataire, un codicille probable dans mon testament. Puissent-ils, eux, me pardonner, plus tard, de les avoir frustrés, comme je fais si volontiers pour l'amiral, qui a disposé de ses huit cent mille francs en faveur d'un hôpital maritime. J'aurais cet argent aujourd'hui. A quoi bon, et de quoi me servirait-il? En revanche, il ne m'aurait sans doute pas invité dans sa maison du bord de l'eau, et je n'aurais pas connu Marcel. Une liasse d'obligations vaudra-t-elle jamais le souvenir d'un chaud enthousiasme de cœur?

Je l'éprouvai, cet enthousiasme, dès cette première après-midi où je fus conduit par mon cousin à la maison de Mme Amélie. C'est ainsi que l'amiral appelait la grand'mère de mon nouveau camarade. Qu'elle était ombreuse, l'allée d'acacias que nous suivions pour y arriver, et comme le feuillage se faisait intense sur le bleu du ciel de ce jour-là! Je respire encore l'arôme sucré des fleurs qui tremblaient en grappes toutes roses ou blanches dans ce feuillage, les dernières, de la saison. Mon cousin Henry m'expliquait, tout en marchant, l'histoire de Marcel et de sa grand'mère. Le petit n'avait plus qu'elle au monde, il était orphelin depuis six mois. Mais ce que l'amiral n'ajoutait pas, c'était d'abord que lui-même avait voulu épouser autrefois Mme Amélie. Sans doute il lui gardait ce romanesque dévouement qu'inspirent de très honnêtes femmes sur le tard de leur vie à ceux qui les ont aimées toutes jeunes. Ils leur restent si reconnaissants de ce qu'elles ont, par une existence irréprochable, respecté l'Idéal qu'ils s'étaient formé d'elles. Il est si dur de voir s'avilir celle dont on a rêvé à vingt-cinq ans de se faire une compagne de toute sa destinée!—Il ne me racontait pas non plus, le cousin Henry, que Mme Amélie et son mari, mort depuis quelques années à peine, s'étaient brouillés à ne jamais le revoir avec leur fils unique à l'époque de son mariage. Ce garçon avait donné leur nom et le sien, contre leur volonté, à une créature, rencontrée à Paris, et qui était justement la mère de Marcel. Des divers personnages autour desquels s'était jouée cette tragédie domestique, le petit-fils et la grand'mère survivaient seuls. La sévérité de la veuve isolée contre cet indigne mariage n'avait pu tenir devant l'idée d'abandonner à des étrangers l'enfant dans les veines duquel il coulait un peu de son sang. Mais il y coulait aussi du sang de l'autre, de cette fille qu'elle et son mari avaient tant maudite, et j'allais assister, sans me rendre compte de la cause, aux terribles effets de cette rancune d'après la mort,—de tous les mauvais sentiments du cœur, le plus inexpiable, le plus dur. A ceux qui ne sont plus, nous devons cet oubli des offenses, qui est la grande piété humaine, la communion dans la misère de notre pauvre nature! Et Mme Amélie était pieuse de toutes manières; mais dix ans de souffrances endurées pesaient sur elle, et cela ne pouvait pas plus s'effacer que les rides de son mince visage jauni où brillaient deux yeux bruns d'un si vif éclat. Les bandeaux gris dont s'encadrait ce front creusé aux tempes, la nerveuse crispation de sa bouche triste, la maigreur de ses doigts que des mitaines de dentelle noire faisaient paraître plus desséchés encore et plus décolorés, la minceur ascétique de sa taille, la sévérité de ses vêtements de deuil, tout contribuait à transformer cette digne et respectable veuve d'un simple notaire en une apparition de mélancolie. Je me rappelle le frisson d'effroi qui me saisit à la voir s'avancer vers nous sur la terrasse de la maison où elle logeait. Des tilleuls aux branches émondées et taillées en couvert arrondissaient au-dessus de cette austère figure un dôme de feuillages remplis de soleil. La maison apparaissait, toute basse et revêtue d'une vigne en espalier. Il y avait un contraste à la fois et une harmonie entre cette veuve douloureuse et ce cadre d'apaisement: un contraste, car elle symbolisait trop bien les troubles de l'âme dans ce décor d'heureuse nature; une harmonie, car une atmosphère claustrale émanait de ces charmilles immobiles et de cette façade close, d'où sortit, à l'appel de la vieille dame, criant par trois fois: «Marcel!» un garçon de mon âge, mais si chétif et si pâle lui-même, avec une gracilité si souffreteuse de ses pauvres membres, qu'il paraissait mon cadet de plusieurs années. Ses beaux yeux, trop grands et d'un bleu comme noyé, lançaient un regard qui disait la précoce expérience de la douleur morale. Il n'avait de blanc sur lui que le linge de son col et de ses manchettes. Je le vois s'avancer vers nous sans courir, à la voix de sa grand'mère, et j'entends cette dernière lui dire d'un accent dur:

—«Où étiez-vous donc?»

—«Je lisais dans le salon,» répondit l'enfant.

—«Vous savez bien que je vous ai défendu de lire après votre déjeuner. Vous vous faites du mal. Voilà M. Henry; vous ne lui dites pas bonjour?»

—«Bonjour, monsieur,» fit l'enfant.

—«Et voilà son cousin, François Vernantes, avec qui vous allez jouer.»

—«Oui, madame,» fit encore l'enfant.

Elle lui disait vous—et elle était sa grand'mère!—Il l'appelait madame!… Tout en cheminant avec mon nouveau camarade du côté du jardin, qu'il m'avait aussitôt et fort gracieusement offert de me montrer, je me souviens que je m'abîmai en réflexions sur cette circonstance, pour moi inexplicable. J'étais si gâté par mes deux bonnes mamans, si habitué à rencontrer chez elles la divine indulgence d'une affection sans une gronderie! Ma curiosité fut si fort éveillée que je n'y tins pas, et après une demi-heure durant laquelle nous avions tour à tour frayé connaissance avec les rosiers du rond-point et les lapins de la basse-cour, avec l'allée des arbres à fruits et les marches disposées près du canal pour y laver le linge, avec les aboiements du chien de garde enchaîné et le roucoulement des pigeons dans le colombier, je demandai brusquement à Marcel:

—«Mme Amélie était bien fâchée tout à l'heure?»

—«Elle est toujours comme cela,» répondit-il.

—«Elle vous dit toujours vous?» lui demandai-je.

—«Toujours,» reprit-il.

—«Et vous, Madame?…»

—«Oui,» fit-il.

—«C'est drôle…,» insistai-je.

Tout d'un coup, et tandis que je prononçais cette enfantine remarque, je vis avec stupeur le front de Marcel se plisser, ses lèvres trembler, un flot de sang empourprer ses joues. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux:

—«Ah!» me dit-il avec un sanglot, «pourquoi êtes-vous méchant, vous aussi? Pourquoi me parlez-vous de cela?… Je ne veux plus que vous restiez avec moi. Allez-vous-en! Allez-vous-en!…»

Je me souviens. Nous étions, lorsque la bouche frémissante de mon petit compagnon me lança ces phrases de colère, dans le fond du jardin, au pied d'un épicéa gigantesque, à la base duquel s'étalait un tapis de fines aiguilles séchées. Il en tombait cette chaude odeur de résine que je n'ai jamais respirée depuis sans que cette étrange scène me redevînt présente, et l'irraisonné, le naïf élan de pitié par lequel je me pris à pleurer à mon tour. Et je tenais les mains de Marcel, je le suppliais de ne pas m'en vouloir, je lui jurais que j'avais parlé sans intention, je lui promettais de ne pas recommencer. Encore à présent, et quand je cherche à comprendre, avec mon expérience d'homme fait, ce qui se passa en moi à cette seconde, je ne trouve qu'une explication à cette violence soudaine de ma sympathie pour le petit-fils de Mme Amélie. Évidemment il se produisit dans mon cœur de onze ans un coup de foudre d'amitié,—comme des coups de foudre d'amour éclatent dans des cœurs de vingt ans. Ce fut une frénésie de pure affection qui déborda sans doute en phrases d'une sincérité touchante, car le pauvre enfant cessa de sangloter. Un sourire de douceur revint à ses lèvres fines. Son visage aux traits minces s'anima d'un rayon de reconnaissance. Il avait si mal à toute l'âme, cet orphelin aux yeux trop profonds, que cet élan de généreuse affection lui fut une douceur infinie! Il me parla, lui aussi, avec une sympathie émue, et juste une demi-heure après qu'il s'était déchaîné si furieusement contre moi, nous étions assis de nouveau sous le grand arbre, moi à lui dire:

—«Voulez-vous être mon ami?…»

Et lui à répondre:

—«Je veux bien, mais vous n'en aurez pas d'autre…»

Nous nous embrassâmes pour le sceller, ce pacte d'amitié subite, et aussitôt, avec l'incroyable rapidité de sensation propre à cet âge trop vibrant, nous voilà tous deux, à fixer des arrangements pour l'avenir. Nous convînmes de nous tutoyer, de n'avoir pas de secrets entre nous, de nous défendre à chaque occasion, de nous voir tous les jours et de ne voir que nous, pendant les vacances. Enfin ce fut une de ces subites entrées dans une idylle de fraternité élective, comme nous en avons tous connu dans cette nouveauté de tout notre cœur… Dieu! Qu'il est cruel et qu'il est juste, ce mot d'un célèbre écrivain, quand il parle de son âme déveloutée de cinquante ans! De cinquante ans? C'est à quinze ans, nous autres enfants du milieu du siècle, et grâce à de coupables lectures, que le velours de notre être intime commença de se faner pour ne plus repousser jamais. Comme l'usure chez moi est arrivée vite!


J'ai parlé de fraternité. Je n'avais, en effet, pas de frère. Aussi donnai-je presque tout de suite ce beau titre à mon ami, et avec ce titre la part d'affection que j'eusse vouée à un frère, mais plus jeune et plus petit, et qu'il fallût envelopper d'une chaude tendresse protectrice. Ce fils d'un père et d'une mère morts si jeunes, apportait aux exercices physiques qui constituent pour des garçons le fond de tous les jeux, des muscles trop délicats et comme une indigence de vie corporelle. Durant les six heureuses semaines où l'on nous laissa errer l'un et l'autre, comme deux inoffensifs animaux en liberté, entre le jardin de Mme Amélie et le parc de mon cousin l'amiral, c'était moi toujours qui mettais mon orgueil à lui épargner tout effort trop rude; moi qui soulevais les lourdes pierres quand il s'agissait de construire une digue dans quelque ruisselet; moi qui maniais les rames quand nous glissions en bateau sur le canal, malgré les défenses répétées du cousin et de la grand'mère; moi qui grimpais aux arbres pour cueillir des fruits ou détacher un nid abandonné; moi qui escaladais les rochers pour rapporter une touffe de fleurs sauvages. Je triomphais de ma vigueur, et dans les chimères d'aventures lointaines que nous ébauchions d'après de mauvais livres de voyages reçus en prix, c'était moi encore qui devais subvenir, par mon industrie, aux besoins de la communauté:

—«Nous vivrons de ma chasse,» disais-je à Marcel.

—«Quel bonheur!» répondait-il. «Quand ce temps arrivera-t-il? Je souffre tant ici.»

Et c'était vrai que cet enfant trop frêle souffrait, dans cette maison et auprès de sa grand'mère, d'une de ces souffrances subtiles dont la première jeunesse semble incapable. A mon humble avis, elle en est au contraire plus capable que les autres âges, lorsque son effrénée puissance d'imagination se tourne en torture. Durant les interminables causeries qui marquaient l'intervalle de nos jeux, Marcel retrouvait sur moi sa supériorité, qui résidait dans cet art prématuré de sentir, auquel l'avait initié sa délicatesse morbide. Que d'heures nous avons passées, étendus à l'ombre d'un plongeon, ou tapis sur les marches de l'escalier de pierre qui descendait au canal et regardant l'eau paresseuse, lui, à me raconter ses misères, et moi, à les écouter! Elles procédaient toutes d'un attachement passionné qu'il gardait à sa mère, morte quand il avait neuf ans, juste quatorze mois avant son père. Il me disait la chambre de la malade,—elle avait succombé à une consomption de poitrine,—ses longues séances, à lui, d'un silencieux amusement dans cette chambre fermée, pour ne pas la réveiller quand elle sommeillait. Il me l'évoquait si pâle, ne sortant plus de son lit, et toussant, toussant toujours. Il disait les larmes de son père, et comment il avait surpris, lui, Marcel, une conversation entre les bonnes, qui prétendaient savoir du médecin que la mourante n'en avait plus que pour huit jours. Il se décrivait, le front appuyé aux carreaux, et regardant la rue,—une des rues de ce Paris que je connaissais aussi, bruyantes d'ordinaire et bien vivantes; mais il y avait une jonchée de paille sur les pavés pour que les voitures, en passant, ne troublassent pas le repos de la malheureuse. Avec quelle tristesse il me faisait assister ensuite à sa veillée devant le lit de la morte, et aux détails du funèbre convoi! J'ai lu depuis par centaines des récits analogues, avec mon goût passionné des mémoires intimes et des correspondances. Aucun ne m'a touché comme les simples phrases que trouvait mon petit ami pour me peindre cette agonie, dont ses yeux bleus fixaient dans l'espace les mélancoliques images. Puis c'étaient les dîners d'après la mort, en tête-à-tête avec le père qui soudain se prenait à pleurer en le regardant et qui, parfois, venait l'embrasser dans la nuit avec ces mots: «Ah! pauvre, pauvre Marcel!»

—«Oui,» disait cet étrange enfant, «pauvre Marcel! Quand papa aussi fut mort et que ma grand'mère est venue, tu ne sais pas comme je tremblais? Si souvent j'avais entendu maman parler d'elle et répéter que jamais grand'mère ne m'aimerait.—Elle me déteste tant!—disait-elle. Pourquoi? Si tu avais connu maman, et comme elle était belle, même très malade, avec ses cheveux d'or si longs, si longs, et ses yeux si bleus, si bleus, tu n'aurais jamais pensé qu'on pût la haïr… Hé bien! c'est vrai, ma grand'mère la déteste même maintenant, et moi aussi, parce que je lui ressemble… Vois-tu, dès le premier jour, et quand elle a dit:—Enlevez ces portraits!—au domestique, en montrant les photographies de ma pauvre maman sur une table, j'ai compris cela… Et à cause de ce mot, jamais je ne pourrai lui dire merci, de bon cœur, jamais je n'ai pu… Elle est bonne pour moi, je le sais, très, très bonne. Mais, quand elle me regarde, lorsque nous sommes seuls, je sens qu'elle voit maman, et j'ai froid. Ah! Comme j'ai froid!… Et j'ai envie de me sauver, d'aller à Paris, voir le cimetière où ils l'ont mise… Mon père n'est pas avec elle, ils l'ont porté ici.—C'est ma grand'mère qui l'a voulu, et je suis sûr qu'il revient la nuit pour le lui reprocher, car elle ne peut pas reposer… Elle vient dans ma chambre. Elle croit que je dors. J'ai si peur! Je ferme mes yeux. Je sais qu'elle me regarde et je pense qu'elle va entendre mon cœur battre, tant il fait un bruit!… Si tu pouvais voir le jardin qu'il y a sur le tombeau de maman, et les belles roses. Nous y allions deux fois la semaine avec mon père. C'est sur une colline, dans le cimetière du Père-Lachaise. L'as-tu visité?—Oh! que je voudrais y retourner!…»


Il me faut être bien assuré que mon souvenir est exact pour croire que réellement Marcel parlait et sentait ainsi, et il me faut faire appel à toutes mes connaissances sur l'esprit de superstition propre à la jeunesse pour comprendre que de pareilles causeries, renouvelées sans cesse, aient abouti, vers la fin de mon séjour, au projet que nous conçûmes, Marcel et moi. Ou plutôt il le conçut tout seul en m'y associant, comme Oreste associe Pylade, dans la mythologie dont nous étions pleins, à sa résolution d'enlever Iphigénie. La fête de Mme Amélie approchait. Mon petit ami me confia, quelques jours avant cette date, qu'il avait tant, tant prié Dieu de l'aider, et qu'une inspiration lui était venue à la suite d'une de ces prières.—Dois-je ajouter que nous venions tous les deux de faire notre première communion et notre ferveur religieuse était si intense que notre chimère d'aller vivre de notre chasse en Amérique alternait avec celle d'entrer dans un même couvent, sitôt devenus hommes?—Cette inspiration d'en haut ressemblait terriblement à une escapade de gamin en congé, car il ne s'agissait de rien moins que de fuir de la maison, mais pour un but qui n'avait aucun caractère de gaminerie. Nous devions aller à Paris, visiter le cimetière du Père-Lachaise et de façon à être revenus le matin de la fête.

—«Et alors,» ajoutait Marcel, «je rapporterai à ma grand'mère un bouquet de roses cueillies là-bas sur la tombe de maman. Je lui dirai que c'est elle qui le lui envoie et qui lui demande de me rendre ses portraits et de m'aimer.»

—«Oui, je t'accompagnerai,» lui dis-je sans discuter l'efficacité de ce romanesque procédé qui m'enthousiasma. Marcel avait-il davantage discuté ma résolution de le suivre? Et nous voilà tous les deux à calculer le moyen pratique de nous sauver hors de la vieille ville pour gagner Paris. Il y avait vingt lieues à franchir. En ce temps-là le service était fait par une diligence jaune attelée de quatre chevaux. Nous la voyions filer dans la poussière chaque matin avec son impériale garnie de paysans en blouse bleue et les bourgeois de son coupé ou de son intérieur. Nous ne songeâmes pas à prendre cette antique patache, d'abord parce que le conducteur connaissait nos parents, et puis nous ne possédions pas à nous deux plus de quatre francs. Nous étions des petits garçons trop honnêtes pour penser, ne fût-ce qu'une minute, à nous procurer de l'argent par des moyens illicites. Je soumis donc à Marcel, toutes réflexions faites, un raisonnement qui nous parut irréfutable.

—«Nous mettons une heure à faire une lieue, n'est-ce pas? Nous avons essayé l'autre jour. Il nous faut donc vingt heures pour faire vingt lieues. Par conséquent, si nous partons le soir à neuf heures, nous serons à Paris le lendemain dans l'après-midi. Tu fais ton bouquet. Nous allons coucher chez nous. Il n'y a que ma vieille bonne Augustine qui ne nous chassera pas. Nous repartons, bien reposés, à deux heures, après avoir déjeuné, et nous sommes ici pour le matin de la fête de ta grand'mère…»


Je ne crois pas avoir, de ma vie, éprouvé une exaltation comparable à celle qui soulevait mon jeune courage par cette nuit de septembre, chaude et douce, où je me glissai hors de mon lit, puis de la maison, puis du parc de l'amiral, pour rejoindre mon complice. Je le trouvai assis sur une borne kilométrique, choisie comme point de rendez-vous. Nous nous prîmes la main sans parler et nous partîmes. La lune éclairait le vaste paysage de cet éclat presque surnaturel qui découpe avec relief les sombres contours des objets. En toute autre circonstance, mon compagnon et moi-même, nous n'aurions pas été très rassurés de cheminer seuls ainsi à travers la grande forêt qu'il fallait traverser et qu'un vent très doux, mais ininterrompu, remplissait d'un murmure de mystère. Les voituriers attardés et les piétons que nous croisions, nous eussent paru des brigands prêts à nous attaquer. Même en plein jour, nous n'étions ni l'un ni l'autre très braves en présence d'un chien rencontré dans la rue, et nous en vîmes plus de dix qui couraient, le nez à terre, cherchant pâture. Mais il s'agissait bien de fantômes, de voleurs ou de bêtes méchantes. Nous ne voyions que notre but, et pendant les premières heures, c'est-à-dire jusque vers l'aube, nous tînmes fidèlement notre programme, au point que, dans la première lueur blafarde du jour, je pus lire sur un poteau indicateur que soixante kilomètres seulement nous séparaient de Paris. Ce ne fut pas, en effet, une rencontre dangereuse qui nous arrêta sur cette route grise dont le long ruban se déroulait maintenant devant nos regards. Nous avions compté sans l'immense fatigue dont cette nuit sans sommeil et cette marche forcée devaient nous accabler tous les deux. Encore quatre kilomètres, et nous étions contraints de nous asseoir sur un tas de foin. Encore quatre autres, et nos jambes de onze ans nous refusaient le service. Je nous vois, affaissés de nouveau l'un auprès de l'autre, et Marcel sanglotant de désespoir. Mais à quoi bon raconter les ridicules déboires de cette épopée qui se termina, comme la célèbre première sortie de l'ingénieux hidalgo, le chevalier à la Triste Figure, et de son fidèle écuyer, par un retour vers la vieille ville,—et vers le châtiment,—dans une des voitures envoyées à notre recherche dès le matin par l'amiral quand notre absence avait été découverte? Comme ils nous effrayaient maintenant, ces inconnus de la route qui nous laissaient si calmes, cette nuit! Il nous semblait qu'ils savaient notre histoire, et comment donner la vraie raison de notre fuite, nous que ce tilbury de louage, conduit par un cocher narquois, ramenait comme des voleurs? Cette émotion pourtant n'était rien, comparée à l'attente de notre entrevue avec Mme Amélie et avec mon cousin. Lorsque je fus, moi, en face de ce dernier et que je l'entendis me dire:

—«M'expliqueras-tu ta conduite, avant que je te renvoie à ton père?…» je devins lâche, si lâche que, pour la première et heureusement la dernière fois de ma vie, cette lâcheté me conduisit à la trahison. Oui, je trahis mon ami. Je lui avais juré solennellement de ne jamais révéler à personne ses confidences sur ses relations avec sa grand'mère. Je les révélai pourtant, et nos conversations sur la morte et sur le mort, et le secret de notre départ, et notre projet de retour après la visite au cimetière. Le visage de mon juge,—ce rude et bronzé visage où il tenait vingt-cinq ans de mer,—exprimait, en m'écoutant, un étonnement ému qui m'encouragea à le supplier:

—«Que Mme Amélie pardonne à Marcel,» implorais-je, «dites-lui que j'ai tout fait, trouvez un prétexte, je vous en conjure, mon cousin, et qu'elle ne sache rien de tout cela! J'ai promis à Marcel, et elle lui en voudrait davantage encore… Et moi, punissez-moi autant que vous voudrez, mais ne me renvoyez pas à Paris. Ne me séparez pas de lui maintenant. Laissez-moi finir mes vacances avec lui. Il n'a que moi…»

—«Je ferai ce que bon me semblera,» dit l'amiral d'une voix adoucie où je voulus saisir une promesse d'indulgence. Aussi, quand je fus retiré dans ma chambre, et couché dans mon lit, après un repas auquel mon appétit de marcheur fatigué fit honneur malgré mon angoisse, je m'endormis plus apaisé. Mais quel réveil lorsque au lendemain matin les premiers rais de lumière, filtrant par l'interstice des rideaux, me rappelèrent à la conscience de ma double faute: celle envers mon cousin, dont j'avais fui la maison,—et l'autre, la plus grave, envers mon ami dont j'avais vendu le secret! Mon imagination, qui, dans la vie, m'a toujours infligé la pire vue des événements, avait, quand je me retrouvai vers les dix heures en face de l'amiral, épuisé tous les possibles. Oui, j'avais tout prévu, excepté toutefois ce qui m'attendait.

—«Allons,» me dit mon cousin Henry après avoir, suivant son habitude, caressé de sa main cordée de muscles ma tête tondue, «tu vas courir chez Mme Amélie prendre des nouvelles de Marcel.»

—«Il est malade?» m'écriai-je.

—«Ce n'est rien,» répondit-il, «un peu de lassitude. Il y a de quoi, garnement… Vas-y vite, il t'espère…»

Et de notre escapade, pas un traître mot. De la punition à subir, pas un mot non plus. J'eus l'explication de ce mystère quand j'entrai dans la chambre de mon petit ami, au chevet duquel était assise Mme Amélie, mais une Mme Amélie transfigurée, avec un sourire de pitié sur ses lèvres pâles, avec une lueur d'attendrissement dans ses yeux bruns, avec une douceur dans le geste par lequel elle flattait les joues de l'enfant, et elle lui disait:

—«Tu te sens mieux?»

—«Oui, grand'mère,» répondit-il.

Et il regardait, avec extase, un portrait placé sur le drap de son lit, un de ces portraits au daguerréotype, comme nous en retrouvons tous parmi nos reliques de famille, qui brillent et s'effacent à la fois dans le plein jour. Une expression de joie indicible et de piété illuminait cette physionomie souffrante. Tous les deux, la grand'mère et le petit-fils étaient si occupés, elle à toucher ces pauvres joues amaigries, lui à contempler le portrait, qu'ils ne m'avaient pas entendu entrer. Mais avais-je besoin de leurs confidences pour deviner que l'amiral avait tout raconté de mon récit à la grand'mère, que dans ce cœur de vieille femme la vue des muettes douleurs de cet enfant jugé jusque-là si ingrat l'avait emporté sur la haine impie envers la morte, et ce petit portrait au daguerréotype, posé sur le drap, c'était l'image de cette morte et le gage de la réconciliation suprême.


… Et voilà quels souvenirs j'allais chercher après tant d'années dans cette vieille ville de l'Ile-de-France dont pas une pierre n'a changé. Le petit fleuve roule toujours son eau claire où tournent les poissons noirs entre les berges gazonnées. Les deux canaux s'en vont toujours aussi paisibles entre les chemins de halage, et les chalands, avec leur maison de bois intime et basse dont les fenêtres garnies de géraniums nous faisaient tant rêver, les descendent toujours, ces canaux monotones, de leur même mouvement sans hâte. J'ai pu, dès la gare,—la seule nouvelle construction de cette cité perdue, mais heureusement hors des murs,—revoir la tour du château, le clocher à jour de l'église, et puis c'est le pont et c'est la maison du cousin, et c'est l'autre maison, celle de Mme Amélie. A qui sont ces demeures aujourd'hui? De celle où l'amiral abrita ses dernières années, je suis sûr qu'elle a passé en des mains étrangères. L'excellent homme mourut quatre mois après mon départ de chez lui, douloureux départ qui nous fit verser tant de larmes, à Marcel et à moi, et échanger tant de promesses d'une correspondance qui n'a pas duré un an! Je ne l'ai jamais revu, mon ami de ces six semaines; et les mois ont passé, puis les années, sans que j'aie reçu de lui ou que je lui aie donné un signe d'existence. Vit-il encore? Est-ce lui qui habite la maison de Mme Amélie dont je vois les volets toujours peints en gris par delà le couvert de tilleuls toujours bien taillés? Et s'il vit, qu'est-il devenu? Que reste-t-il en lui de son âme romanesque de onze ans qui me l'a rendu si profondément cher dès la première heure? J'ai tant changé, moi, depuis cette époque,—tant changé en noir, en triste, en moindre, pour tout avouer.—Au lieu de tirer la sonnette à la grille fermée, je me suis assis sur un banc au bord du canal d'où je voyais la terrasse, notre terrasse d'autrefois, l'eau couler,—comme a coulé la vie,—en courbant à peine les herbes, notre eau et nos herbes! Et puis, je suis parti sans avoir cherché à savoir ni si Marcel est encore de ce monde, ni s'il habite là, ni rien de sa personne d'aujourd'hui. A quoi bon rencontrer là où j'ai laissé un charmant enfant, quelque bourgeois de province rongé de manies? A quoi bon me démontrer que le plus délicat des poètes a trop raison lorsqu'il dit:

Je redoute l'adieu moqueur
Que font les hommes de mon âge
Aux premiers rêves de leur cœur?

C'est une triste loi, mais bien vraie, qu'en amitié comme en amour, il ne faut pas se souvenir à deux quand on veut se souvenir tendrement!

Nemours, juillet 1890.

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