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Nouveaux Pastels (Dix portraits d'hommes)

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III
Maurice Olivier

A MON BEAU-FRÈRE GERVAIS DESMANÈCHES.

I

Sur la terrasse de la villa Wérékiew,—la Folie Wérékiew, comme on l'appelait depuis la ruine du prince,—les invités se pressaient les uns après les autres. La fête que donnait la jeune comtesse de Nançay, la locataire actuelle de cet étrange palais de marbre, construit par une fantaisie de maniaque à une heure de Florence, se trouvait coïncider avec la plus lumineuse, la plus fraîche journée du printemps nouveau. Un ciel d'un bleu intense enveloppait la campagne semée d'oliviers pâles et de cyprès noirs, où d'autres villas surgissaient par intervalles. Très au loin, l'ondulation des collines laissait apparaître le dôme de la vieille cité toscane, le Campanile, et, à l'extrémité de l'horizon, l'eau de l'Arno luisait au soleil parmi la verdure des Cascines, comme une plaque de métal brisée en morceaux épars.

Cent personnes environ allaient et venaient, les unes en plein air, les autres sous la large tente dressée à l'une des extrémités de la terrasse et qui abritait une grande table chargée de tout l'appareil du goûter parmi des touffes de fleurs. En face de cette tente, quatre musiciens napolitains chantaient des airs de leur pays. Ils étaient gras, luisants, vêtus d'une manière à la fois sordide et prétentieuse, avec des pantalons et des jaquettes donnés par quelque généreux dilettante, des cravates de couleur vive, des bagues où flamboyaient de grosses pierres fausses, et ils portaient des chapeaux de haute forme. L'un touchait de la mandoline, deux tenaient le violon et le quatrième le violoncelle. Et ils chantaient avec une ardeur infatigable, non pas comme des mercenaires, mais pour eux, pour le plaisir de donner de la voix, exagérant la mimique des paroles prononcées. Quelquefois l'un d'eux dansait en mesure, et les mélodies populaires paraissaient plus chaudes, plus vibrantes sur cette terrasse, devant la façade claire de la maison, au bord de ce jardin où frémissaient des lilas, où des statues brillaient, blanches parmi les premières verdures si tendres. Mais l'assemblée de gens du monde qui se trouvait là, toute mêlée d'hommes et de femmes de dix nationalités différentes,—comme il arrive dans cette Cosmopolis qui est Florence,—continuait son papotage de chaque jour. On causait par cinq et par six, par deux aussi, mais dans les allées du jardin. Cela donnait l'impression d'une sorte de journée d'un décaméron moderne, auquel manquaient seulement les fiers costumes, la poésie d'âme des décamérons d'autrefois et leur charme de naïveté.

—«Quelles nouvelles avez-vous du différend entre la Russie et l'Angleterre, sir Arthur?» disait, en prenant une tasse de thé, un des plus élégants parmi les hommes qui se trouvaient là. Il était grand, mince, merveilleusement pris dans sa redingote ajustée, et il avait une de ces physionomies sans âge que conserve des années et des années un art de la toilette poussé jusqu'à son plus extrême raffinement. Son profil busqué rappelait vaguement, même sous le chapeau moderne, quelque ancien portrait de seigneur du XVIe siècle, et, de fait, ce personnage n'était rien de moins que le marquis Hercule-Henri de Bonnivet, un des descendants les plus authentiques du célèbre ami de François Ier. Le personnage qu'il avait appelé sir Arthur était, lui, un long et bizarre Anglais, au visage glabre, aux os énormes, ainsi qu'en témoignaient ses pieds et ses mains, vêtu d'une façon trop originale et qui eût paru excentrique s'il n'avait eu si grand air, avec des pantalons trop larges, une jaquette d'une coupe ancienne, un col très haut, qui le faisait ressembler à une figure du temps du Directoire, et, répandu sur tout cela, un air d'impertinence qui attestait, chez cet homme de trente ans, une conscience absolue de sa supériorité.—«Regardez-moi bien,» semblait-il dire, «je suis Sir Arthur Strabane, baronnet, j'ai vingt-cinq mille livres sterling de revenu, je suis apparenté à deux ducs et je ne sais combien d'autres barons. J'ai pris mes degrés à Oxford et j'ai des muscles d'athlète. Comment ne vous serais-je pas supérieur?»

—«Non, marquis,» répondit-il dans le plus pur français, «aucune nouvelle, sinon le mot de l'ambassadeur de Russie à Londres, chez lady Banbury: Si l'Angleterre nous prête de l'argent et si nous lui prêtons des hommes, on pourra se battre… Voilà où nous a mis, en quelques années, la politique de ces scélérats… Pauvre lord Beaconsfield! Ah! si l'Angleterre n'était pas le premier pays du monde, elle serait déjà morte de ce Gladstone…»

—«Vous êtes aimable pour la France,» fit en riant une jeune femme qui venait de se rapprocher, «mais croyez-vous que je vous donne ce thé pour que vous parliez politique dans un coin et comme au club? Regardez la comtesse Sonia qui ne peut plus se débarrasser de ce terrible Karéguine. Il lui raconte toute l'histoire de l'empereur Nicolas. Courez la sauver, sir Arthur, sous prétexte de la conduire au buffet.—Et vous, marquis, dites-moi ce que vous pensez de la petite fête organisée par votre élève, mon cher maître?…»

En parlant ainsi, elle fumait une cigarette de tabac d'Orient enfilée dans un petit bout d'ambre noire sur lequel était incrusté un trèfle en diamant. Quoiqu'elle eût vingt-cinq ans passés et qu'elle fut veuve depuis trois ans déjà, Mme de Nançay avait l'aspect délicat d'une toute jeune fille. Blonde et frêle avec de gais yeux bleus qui luisaient de malice, sa taille fine prise dans une robe de printemps de nuance claire, elle se tenait devant Bonnivet réellement comme une écolière qui mendie un éloge. C'était sa grâce irrésistible que ces soudains enfantillages, si sincères que leur maniérisme plaisait au lieu de choquer. Les instruments continuaient de jouer et enveloppaient de leur musique le brouhaha des conversations. Mme de Nançay se rapprochait encore du marquis, fermant à demi les yeux, une main posée sur sa hanche et lançant par petites bouffées la fumée blanche de sa cigarette qui lui faisait une vague auréole.

—«Maintenant que l'amour-propre de l'Anglais ne va pas s'en fâcher,» répondit Bonnivet, «on peut bien vous dire qu'il n'y a au monde qu'une Parisienne pour organiser une fête comme celle-ci, tout en surveiller, tout en conduire et n'en avoir pas l'air.»

—«C'est que le jour est divinement bleu,» fit la jeune femme,—et une impression poétique succéda sur son menu visage au sourire de fierté naïve que le compliment du marquis y avait éveillé.—«C'est le beau ciel qui arrange tout… Vous regardez ce porte-cigarettes,» ajouta-t-elle en remettant cet objet dans son étui, «reconnaissez-vous le style russe?… Des diamants et encore des diamants… C'est une philippine que j'ai gagnée à Nicolas Labanoff… Y a-t-il un autre pays que l'Italie pour avoir de ces horizons-là et de cette musique?…» Et elle fredonna l'accompagnement de la romance que les Napolitains chantaient, puis, changeant d'idée, comme à son ordinaire, sans transition:

—«Voyons, mon petit marquis, soyez gentil: racontez-moi le dernier potin de Florence.»

—«Mais c'est l'aventure de votre ami, le prince Vitale,» dit le marquis; «il paraît qu'il porte toute sa fortune, ou ce qui lui en reste, dans un coffret qui ne le quitte jamais… Il change d'appartement avant-hier, et déménage tout, excepté le coffret. Le maître de l'hôtel installe ce même jour deux étrangers, un monsieur et une dame, dans cet appartement devenu libre du matin… Et voilà qu'à onze heures du soir, au cercle, notre Vitale s'avise de sa distraction… Et de courir à cet hôtel. Il frappe à la porte de son ex-appartement. Pas de réponse. Il frappe encore et encore. Enfin un homme sort, très pâle. Le voyage du personnage et de sa compagne était tout à fait illégitime. Excuses et explications. Vous devinez la scène. Et le prince est rentré avec sa cassette, mais sans avoir vu la dame, qui a été malade de frayeur toute la nuit. Vingt-cinq mille francs environ en billets de banque. S'il les avait perdus, comment les retrouver?…»

—«Madame de Nançay… Madame de Nançay…,» crièrent plusieurs voix tandis que la jeune femme riait aux éclats de cette anecdote sur un des jeunes hommes de sa société qu'elle goûtait le plus pour la fantaisie extravagante de sa vie et de son esprit.

—«Ils ne me laisseront pas m'amuser pour moi cinq minutes,» dit-elle. «Qu'y a-t-il?»

—«Le photographe attend pour le groupe.»

—«Hé bien, nous y courons,» fit-elle. «Voyons, Bonnivet, ici, et vous, Strabane, et vous… et vous…»—Et elle disposait les assistants. «Ah! ici, Vitale,» cria-t-elle au prince qui venait d'arriver: «Voulez-vous que je vous envoie chercher un coffret pour le tenir sur vos genoux?…»

—«Ah! On vous a déjà dit?…»

—«Silence dans le rang,» s'écria-t-elle…

En ce moment tous les invités s'étaient groupés au bord de la tente; chacun avec l'expression qu'il croyait devoir le mieux lui convenir: celui-ci rêveur, cet autre souriant. Des types de toutes les races se trouvaient là, reconnaissables à des formes de visage, des couleurs de cheveux, de prunelles et de teint. Des Espagnols et des Polonais, des Anglais et des Russes, jusqu'à des Danois et des Américains se tenaient coude à coude devant l'objectif braqué sur eux et qui allait immobiliser le joli souvenir de cette claire après-midi. Les chanteurs napolitains s'étaient placés dans un des coins, faisant des mines qu'ils jugeaient dramatiques et gracieuses. Il y eut quelques minutes d'un entier silence.

—«C'est fait,» cria le photographe.—«Une seconde épreuve,» dit-il encore.—«C'est fait,» cria-t-il de nouveau.

Et aussitôt le faisceau du groupe se rompit et la fête recommença, les musiciens ayant repris leurs chansons, et les causeurs leur entretien. Des calèches arrivaient, amenant des retardataires qu'un coup de cloche annonçait. D'autres s'avançaient jusqu'au pied du perron et emportaient ceux qui, venus plus tôt, s'en allaient plus tôt. C'étaient alors des adieux qui révélaient toute la furie de divertissement propre à cette gaie Florence.—«Vous verra-t-on à la casa Radesky ce soir?—Oui, vers dix heures. Je dîne chez lady Ardrahan, et puis j'ai accepté chez Mme Chiaravalle. J'irai dans l'intervalle.—Voulez-vous que je vous enlève jusqu'aux Cascines?—Jetez-moi en route chez la baronne de Nürnberg.»

—«Et dire que c'est ainsi tous les jours,» faisait Bonnivet après avoir pris place dans le duc de sir Arthur Strabane. Ce dernier conduisait lui-même ses magnifiques chevaux noirs qui steppaient le long de la route déjà bordée de rosiers et de champs d'iris, blancs ou violets. «Oui,» continuait le marquis, «cette vie de Florence est un carnaval perpétuel. Je ne comprends pas que nous ne mourions pas tous de fatigue.»

—«Et moi qui passerai peut-être la saison à Londres,» fit l'Anglais. «Mais, nous autres, nous sommes entraînés à cela. Un de nos voyageurs disait qu'il se sentait moins fatigué après avoir traversé le désert, qu'après avoir vécu à Londres juin, juillet et août… Dites donc,» ajouta-t-il après un silence, «avez-vous remarqué les aparté de Mme de Nançay et de Vitale?…»

—«Il est bien joli garçon,» répondit le marquis. «Avez-vous un cigare?»

—«Prenez l'étui dans ma poche à droite,» fit Strabane.

Il venait, en effet, comme violemment contrarié par la phrase de son compagnon, de donner un coup de fouet un peu vif à ses chevaux, et ses deux mains s'occupaient à les retenir. Il continua cependant:

—«Il y a dans le compartiment d'en haut des allumettes qui brûlent dans le vent et sans odeur. C'est une nouvelle invention de Londres… Est-ce que vous trouvez le prince vraiment aussi joli garçon que cela?…»

II

Le dernier des invités était parti, justement ce prince Vitale, par l'éloge duquel le marquis de Bonnivet s'amusait d'ordinaire à piquer Strabane. Mme de Nançay restait seule dans le petit salon où elle recevait ses intimes,—petit?… Pour une villa italienne, car le plafond étalait son ciel de fresque à huit mètres au moins du tapis, et toutes sortes de meubles anciens s'y groupaient à l'aise, révélant l'extravagance du grand seigneur russe qui avait précédé la nouvelle locataire. Elle avait modifié la physionomie de cette pièce par des étoffes jetées un peu partout, par la profusion de menus bibelots apportés avec elle, par la dispersion de-ci de-là de photographies dans des cadres modernes, par l'installation, dans un coin, d'une bibliothèque basse, où s'entremêlaient à côté de reliures précieuses les cartonnages estampillés des romans empruntés au cabinet de lecture de Vieusseux. Sur les murs étaient appendus en grand nombre des tableaux attribués à des maîtres illustres et achetés par Wérékiew avec une telle absence de discernement que des œuvres excellentes s'y déshonoraient à côté de honteuses enluminures. Parmi ces toiles, auxquelles le temps ou une savante préparation avait donné une patine passée et vieillie, un portrait surprenait par le tapage de ses couleurs fraîches. C'était celui de Mme de Nançay, exécuté par Mirant, le maître français alors à la mode. Elle y était représentée en grande toilette, et de dos, tournant la tête de manière à montrer son joli profil, légèrement menu et busqué.—Lucie de Nançay aimait cette peinture qui lui rappelait la toute jeune femme qu'elle n'était déjà plus, et, ce soir, elle la regardait, couchée sur un divan dans l'ombre grandissante. Elle se plaisait toujours à ces longues immobilités silencieuses dans le crépuscule, et ne sonnait pour avoir de la lumière qu'à la dernière minute. L'enivrement de la gaieté physique déployée toute la journée se résolvait en une fatigue alanguie qui la faisait rêver—indéfiniment.

Elle se revoyait dans ce portrait… Elle n'avait pas vingt ans alors. C'était presque au lendemain de son mariage avec M. de Nançay, un grand et beau jeune homme qu'elle avait épousé quoiqu'il fût beaucoup moins riche qu'elle; un peu pour sa belle mine et aussi parce qu'il portait un nom ancien. Elle-même n'était qu'une demoiselle Olivier, et ce mariage la faisait la petite-cousine par exemple de Mme de Tillières, l'amie intime de la comtesse de Caudale. On s'était étonné du consentement donné par la famille de Nançay à cette union, parce qu'on ignorait le terrible secret, que la mère du jeune homme savait, elle, trop bien. Ce malheureux n'avait pas toute sa raison. Ce hardi cavalier, aux manières toujours un peu brusques, était hanté par une idée fixe. Il savait que la manie du suicide s'était rencontrée chez quelques membres de sa famille maternelle. Il en avait peur, et, quand cette pensée devenait trop forte, il buvait pour l'abolir. Son ivresse aboutissait à des accès de colère furieuse, durant lesquels il ne se possédait plus et menaçait de mort quiconque lui résistait. Maintenant encore, Lucie éprouvait un frisson de terreur à se rappeler la première des affreuses scènes où elle avait dû affronter ce tragique maniaque. C'était précisément au retour d'une des séances durant lesquelles elle posait pour ce portrait. Il lui avait serré le bras avec une force si brutale qu'elle en avait porté la marque pendant quinze jours, et, depuis lors, les scènes s'étaient succédé sans interruption, elle, malade de frayeur, et lui, la menaçant de la tuer si elle parlait à qui que ce fût de ces accès d'égarement. Elle l'avait cru, tant son regard était féroce, et des mois et des mois elle avait vécu dans cette épouvante, maltraitée jusqu'aux coups par cet homme auquel elle se trouvait liée, pensant au suicide elle-même tour à tour et à une retraite dans un couvent. Les pires expédients lui semblaient faciles qui l'auraient arrachée à cet enfer. Puis, tout d'un coup, elle s'était trouvée libre, sans avoir même osé le désirer. On rapportait Victor de Nançay sans connaissance. Son cheval l'avait jeté par terre dans une promenade. Il mourait quelques heures plus tard. Elle avait pourtant fondu en larmes. Était-ce de joie, était-ce d'épouvante?… Elle n'en savait rien… Mais ce qu'elle savait, c'est qu'elle était libre!

Libre! Vingt-deux ans et tout près de quatre millions de fortune, car deux héritages successifs l'avaient enrichie encore. Lucie avait donc passé tout d'un coup du plus dur malheur à la situation sinon la plus heureuse, du moins la plus capable de donner les conditions du bonheur. La chance de recommencer sa vie s'offrait devant elle. Cette fois, elle se fit à elle-même le serment de ne point la laisser échapper. Avec des apparences de grande légèreté, c'était une très honnête femme. Elle ne se dit point qu'elle aurait des aventures, et cela lui était pourtant bien aisé. Non, elle voulait se marier de nouveau, mais, éclairée par sa première expérience, elle comptait ne pas se tromper, et elle avait commencé de regarder autour d'elle avec ses beaux yeux bleus de jeune fille que le chagrin n'avait pu ternir. Tout au plus l'azur de sa prunelle s'était-il teinté d'un rien de mélancolie. Depuis quatre années, cependant, ni ces yeux ni le cœur de celle à qui appartenaient ces yeux de saphir étoilé n'avaient fixé leur choix. Mme de Nançay était, sans qu'elle s'en doutât, dans des circonstances dangereuses. Elle avait assez connu la vie pour n'être plus la naïve enfant de sa seizième année qui dansait au bal avec une si gaie étourderie. Elle n'avait pourtant pas acquis une véritable expérience. La crise tout exceptionnelle de son mariage lui avait donné une appréhension de l'homme, une excessive facilité à s'effaroucher. En même temps, comme elle avait été très comprimée, elle devait être très sensible à la moindre douceur câline. Elle courait le danger de méconnaître des passions sincères à cause des brusqueries de leur sincérité, tandis qu'une hypocrisie prudente pouvait aisément trouver grâce devant son ignorance.

L'ombre noyait le portrait davantage et davantage encore. Lucie de Nançay rêvait toujours. L'arôme d'un bouquet de roses, posé dans un vase en verre de Venise, la caressait sans l'entêter. Elle se revoyait dans les premiers temps qui avaient suivi son veuvage, et qu'elle avait passés à Paris, chez sa mère, Mme Olivier.—Lucie ne s'était jamais bien entendue avec cette mère, veuve aussi de très bonne heure et toute mondaine, qui ne soupçonnait pas le secret tourment du mariage de sa fille. Elle plaignait la jeune femme de ce que cette dernière ne pouvait, elle, s'empêcher de considérer comme une délivrance, et puis le grand hôtel vide que Mme Olivier habitait dans le faubourg Saint-Germain, exactement en face du dôme des Invalides, exhalait une mortelle atmosphère d'ennui. Lucie avait donc saisi avec enthousiasme l'occasion de partir pour l'Italie, avec une de ses tantes et un cousin malade, Maurice, un enfant de vingt ans, qu'elle avait toujours considéré comme un petit frère, et qui souffrait de la poitrine. Ils avaient passé tout un hiver à Rome, puis la santé de Maurice s'améliorant, ils étaient venus s'établir à Florence, dans cette villa que Mme de Nançay avait louée au prince Wérékiew. Elle aimait le mouvement étourdissant de l'existence florentine. Cette liberté Italienne d'aller et de venir la ravissait, et elle avait eu dès le premier jour autour d'elle une légion de soupirants. Ils accouraient, attirés par ses millions et aussi par son joli profil, qui se busquait si finement dans le sourire. Puis ils se retiraient, les uns après les autres, découragés, elle s'en rendait à demi compte, comme amants, par sa ferme façon de rompre à la première familiarité; comme maris, par sa gaieté, son indépendance entière et ce goût du flirt qu'elle affectait plus encore qu'elle n'en était possédée:—«Si mon mari est jaloux avant le mariage,» disait-elle plaisamment, «que sera-ce après?»

A l'heure présente, ces soupirants se réduisaient à trois.—Il y avait d'abord l'Anglais, sir Arthur Strabane, un très grand nom, une très grande fortune. Mais pourquoi s'habillait-il comme son grand ancêtre du temps de Georges III, et pourquoi aussi ce géant roux, au visage osseux, avait-il dans ses yeux, d'un bleu si clair, ces passages de dureté qui faisaient peur? N'importe! Il était loyal et vraiment bon. Ce grand corps se remuait avec une grâce agile qui révélait une vie mâle, les violents exercices, les longs voyages, l'habitude des robustes efforts, et puis, quelle indiscutable supériorité dans la tenue de ses chevaux et de sa maison! Il n'habitait Florence que depuis deux ans, et le vaste palais qu'il avait acheté, réparé, meublé, avec l'énergie volontaire d'un Anglais très riche, passait pour un des plus beaux de la ville. Lady Strabane?… Ce nom sonnait bien. Elle aurait une existence magnifique… Oui, mais l'aimait-elle? Tout d'un coup, elle se représenta plus nettement les yeux du jeune homme, et la sauvagerie qui se lisait dans leur arrière-fond lui fit courir un frisson dans les épaules. Elle se souvint de son mari.—«Que je suis sotte,» songea-t-elle, «celui-ci est un teetotaller, comme ils disent; il ne boit que de l'eau; jamais une goutte de brandy, ni même de vin. Pourquoi ces cols, et pourquoi ce regard?»

Sir Arthur Strabane imposait l'estime. Mais le prince Vitale? Ah! le prince Vitale était charmant. Ce Napolitain au front si blanc, avec cette ombre bleue que sa barbe rasée mettait sur sa joue, avait les yeux noirs les plus délicieusement tendres et caressants que Lucie eût rencontrés, et quelle fantaisie dans la conversation, quelle bonne humeur jamais interrompue, et quelle voix! Lorsqu'il chantait, lui aussi, des romances de son pays, il remuait en elle une émotion qu'elle n'aurait pas su définir, et puis encore, sous des allures de joyeux compagnon, quelle finesse Italienne!… Quand il clignait son œil droit, comme cela, si peu, elle était sûre qu'un piège de conversation était tendu où d'autres tomberaient, mais le prince Antonio, jamais. Il était de cette race de voluptueux qui séduisent ou désarment par leur indolence poussée jusqu'au plus absolu, jusqu'au plus héroïque désintéressement. Ce n'était un mystère pour personne qu'après avoir gaspillé, prodigué plutôt, à des vingtaines de parasites un opulent patrimoine, il finissait de manger sa fortune à même, comme un personnage d'Alfred de Musset, auquel la naïve imagination de Lucie le comparait toujours. N'était-elle pas assez riche pour s'offrir le luxe d'épouser un homme ruiné, si cet homme lui plaisait beaucoup, et le prince n'était-il pas celui avec lequel sa vie s'écoulerait le plus légèrement, dans une fête ininterrompue? Il y avait des heures où l'idée de traverser l'existence, comme un bal, parmi les rires, l'animation et la musique, lui paraissait la seule raisonnable, et alors son cœur penchait pour Vitale;—mais Lucie se piquait d'Idéal, elle voulait souvent passer aux yeux des autres et aux siens propres pour une grande âme et capable de nobles aspirations. Ces jours-là elle ne songeait pas tendrement au prince Vitale:—«Je ne l'aime pas,» se disait-elle, «puisque je ne l'aime pas le matin et le soir, le lendemain, comme la veille.»

Restait le marquis de Bonnivet. Celui-là était-il amoureux d'elle? A de certains jours elle se prenait à le penser, tant il lui parlait avec un intérêt inexplicable sans la passion. A d'autres moments, la réserve du gentilhomme la faisait revenir sur cette idée. D'ailleurs lui-même semblait considérer comme impossibles, de lui à elle, d'autres rapports que ceux de l'amitié. Il se plaisantait sur le privilège de camaraderie que lui donnaient ses quarante ans passés,—passés de combien? Elle n'aurait su le dire, tant il avait gardé une jolie et fière tournure, un visage d'une beauté fine et mâle. Les aventures Parisiennes dont elle avait entendu si souvent parler avant de le connaître, ne se marquaient pas en rides sur ce visage impassible. Bonnivet avait été une espèce de Don Juan, s'il fallait en croire la chronique, mais le Commandeur était déjà venu sous la forme de la dette. Du moins c'était la version officielle qu'un matin, le marquis avait réuni ses créanciers, réglé tout ce qu'il pouvait, et obtenu crédit sur le reste. Il vivait à Florence par économie, disait-il souvent, afin d'achever de se libérer. Il négligeait d'ajouter qu'il avait dû donner sa parole à quatre membres du Jockey de ne plus remettre les pieds à Paris, à la suite d'une indélicatesse au jeu que ces Messieurs avaient surprise et qu'ils avaient tue, par respect pour un nom de cette noblesse-là.—«Je veux vieillir en patriarche,» disait Bonnivet avec une grâce simple et touchante. Pour le moment, l'existence de cet ancien prince de la mode était irréprochable de dignité, quoiqu'elle n'eût rien perdu en supériorité d'élégance. Les deux pièces qu'il occupait dans un vieux palais sur l'Arno étaient meublées d'une manière exquise, simplement avec les débris du décor magnifique de son ancienne installation. Une entente approfondie de toutes les choses de la vie sociale faisait de cet homme un arbitre presque vénéré des principales maisons de Florence. Il ne recherchait pas ce rôle. Il ne le fuyait pas. C'était comme sa fonction naturelle de discerner, en toute circonstance, la règle d'aristocratie. Pourquoi Lucie de Nançay s'attardait-elle à se dénombrer les qualités de ce viveur ruiné? Elle était très femme, quoique très honnête femme, et peut-être la légende de séduction dont une intrigue avec une princesse de sang royal avait enveloppé Bonnivet, agissait-elle sur sa pensée. Elle se sentait vaguement curieuse de connaître le prestige qui avait valu à cet homme des passions comme celle encore de cette pauvre duchesse de Loré. Tous les salons de Paris avaient retenti du désespoir de cette pauvre martyre, devenue folle par l'abandon du marquis. Était-ce le souvenir de ce crime inconscient qui voilait parfois de son ombre les prunelles du dandy vieillissant?…

Un bruit de pas tira Mme de Nançay de sa rêverie. Un jeune homme entrait dans la chambre, dont le demi-jour laissait deviner plutôt que voir la minceur, les membres grêles, le teint souffrant. Il s'était arrêté quelques minutes pour regarder Lucie, dont la forme blanche faisait une tache de clarté sur l'ombre de cette heure. Puis, quand elle avait relevé la tête, si cette ombre n'eût pas été déjà épaisse, elle aurait, aperçu rougir son cousin,—car c'était lui qui s'approchait d'elle ainsi.

—«Tu m'as fait peur, Maurice,» dit la songeuse avec un éclat de rire. «Ah! sauvage, tu n'as pas tenu ta parole, tu as manqué à ma petite fête.—Tiens,» ajouta-t-elle, «veux-tu sonner pour la lampe?… Chez quelle Anglaise esthétique as tu passé l'après-midi?—Mais, les belles fleurs!…» fit-elle en remarquant un gros bouquet d'œillets blancs que son cousin tenait à la main.

—«Je les ai cueillies pour toi dans le jardin de lady Rylstone,» répondit-il.

—«Comme tu as chaud,» reprit Mme de Nançay, en touchant le front du jeune homme avec un geste de sœur. «Voyons, il faut monter tout de suite et te changer. Enfant,» continua-t-elle en lui caressant les cheveux avec la main.—Elle s'était levée et le domestique venait d'entrer avec une première lampe dont l'unique clarté tombait sur cette taille souple et gracieuse.—«Oui, enfant, tu n'as pas trop de deux mères pour te soigner. J'entends ta vraie maman qui rentre. Sauve-toi, pour ne pas être grondé.—Bonjour, ma tante,» fit-elle en se précipitant vers une des portes, celle qui donnait sur la villa, tandis que, machinalement, Maurice Olivier sortait par l'autre. Il tenait de nouveau dans sa main le bouquet d'œillets que sa cousine lui avait rendu sans réflexion, à l'approche de la vieille mère. A peine entré dans sa chambre où le feu brûlait doucement, où les bougies allumées, les vêtements préparés sur le lit, les rideaux baissés attestaient le confort quotidien dont on l'entourait, il se jeta sur son lit en sanglotant:

—«Elle n'a pas pris mes fleurs, et comme elle s'est amusée aujourd'hui!…»

Les visages des rivaux qu'il savait avoir auprès d'elle lui apparurent.

—«Si elle soupçonnait seulement combien je l'aime,» soupirait-il à travers ses larmes. «Mais elle me l'a dit. Je suis un enfant pour elle. Comme je l'aime!… Et que cela fait mal!»

III

Le marquis de Bonnivet s'était fait déposer par sir John Strabane à la porte du palais habité par l'Anglais, une grandiose demeure construite par Michel-Ange pour le neveu d'un pape, ainsi qu'en témoignait l'inscription encore lisible sur le fronton. Puis il avait marché, comme d'habitude, jusqu'au club, non sans avoir fait un crochet vers une maison dont l'enseigne portait: «Michel Heurtebise, maître d'armes français.» A coup sûr, la réponse à la question qu'il était allé poser à ce prévôt réjouissait le vieux mauvais sujet,—comme l'appelait le prince Vitale par une plaisanterie peu goûtée de celui qui en était le prétexte.—Car il se souriait à lui-même en montant au cercle ou il fit une partie de rubicon avec un jeune Français de passage à Florence, qui lui était recommandé particulièrement par un de ses parents. C'était un jeune bourgeois de vingt-quatre ans, fils d'un négociant, et qui ne se tenait pas de joie sur sa chaise de jouer aux cartes avec un homme qui portait un des plus beaux noms de France. Le marquis gagna trente louis à M. Louis Servin de Figon, c'était ainsi que s'appelait ce jeune snob, qui n'avait pas encore osé réduire son vrai nom de Servin à une S invisible et destinée à disparaître devant le Figon à particule.

—«Je vous dévalise,» fit l'heureux joueur avec un de ces jolis sourires qu'il savait avoir.

—«Vous jouez, marquis, comme vos pères se battaient,» répliqua l'autre qui, rentré le soir dans sa chambre d'hôtel, devait écrire à sa mère le bulletin de son voyage et lui annoncer sa familiarité avec un Bonnivet! Le prudent gentilhomme, guéri à jamais du goût de corriger la fortune par d'adroites finesses,—comme on disait autrefois,—ne jouait plus guère qu'avec les étrangers et comme par condescendance. Sa supériorité d'attention était telle qu'il gagnait presque toujours. Qui donc aurait pu croire que ces quelques pièces d'or, ainsi récoltées au hasard des cercles, et si rarement, formaient le plus clair de ses revenus? Il n'avait l'air ni plus gai, ni plus soucieux que d'ordinaire quand il avait perdu ou ramassé une somme insignifiante pour le Bonnivet d'autrefois, considérable pour celui de maintenant. Le soir de sa partie avec M. Servin, il rentra, comme il faisait chaque soir, pour s'habiller avant l'heure du dîner en ville. Il était invité ainsi quotidiennement. Le matin il déjeunait at home de deux œufs à la coque et d'une tasse de thé, soi-disant afin de maigrir, quoiqu'il ne pût donner cette raison de son économie sans quelque invraisemblance. De son luxe de jadis il avait gardé les divers brimborions en argent ciselé d'un nécessaire de voyage qui avait été, comme il le disait, ridiculement complet. Le valet de chambre, qui était en même temps son cuisinier, le servait avec une dévotion singulière qui se manifestait dans un accent et des tours de phrase copiés sur ceux de son maître d'une façon presque comique.

—«Monsieur le marquis paraît tout content, ce soir,» disait ce domestique en le coiffant avec une science que seul il possédait pour faire valoir les restes d'une chevelure déjà un peu dévastée et le tour d'une moustache demeurée charmante.

—«Tu le seras moins,» répondit le gentilhomme qui tutoyait son valet, suivant l'ancienne mode, «quand tu sauras qu'il te faut aller ce soir même à la villa Wérékiew pour y porter ce billet, ainsi que chez sir John.»

—«Cela me fera marcher,» répondit Placide. «Je fais si peu d'exercice… Je deviendrai goutteux au service de Monsieur le marquis.»

—«Tu n'es pas digne d'avoir la goutte,» répliqua Bonnivet qui ne put s'empêcher de sourire en retrouvant dans la bouche de son familier une formule qu'il employait souvent lui-même pour justifier l'habitude économique de ne jamais prendre un fiacre. Après tout, peut-être l'économie se trouvait-elle en rapport avec l'hygiène. Le marquis le pensa en se regardant, maintenant que sa toilette était finie, dans une grande glace encadrée de fleurs peintes qui formait un des murs du cabinet où il s'habillait. Sa sveltesse, dessinée par l'habit noir, faisait de lui le rival de n'importe quel jeune homme. Il reconnaissait bien le Bonnivet qui tenait autrefois conseil de costume et que les débutants venaient visiter quand il s'habillait, comme ils font aujourd'hui pour un Raymond Casal ou pour un Philippe de Vardes. «Surtout,» leur disait-il, «n'ayez pas l'air pioché.» Et lui-même, quoique les détails de sa mise fussent examinés et calculés par le menu, ne semblait avoir cherché ni le large ruban de moire suspendu à son gilet par un mince crochet d'or qui soutenait son lorgnon de forme ancienne, ni la coupe spéciale de son col et de ses manchettes, ni la fine cambrure de son gilet blanc que des boutons d'or mobiles fermaient coquettement. Ce soir-là, un je ne sais quoi de presque triomphant éclatait en lui, qui le rendait réellement si jeune que Placide ne put s'empêcher de le lui dire:

—«Ah! Monsieur le marquis est toujours leur maître à tous. Avec un tailleur et de l'argent, moi je serais comme eux, et, sans tailleur, ils seraient comme un de nous…»

De quels personnages mystérieux parlait ainsi le valet de chambre, et qui désignait-il par ces «ils» et ces «eux?» Le marquis ne chercha pas à le savoir, mais ce compliment naïf lui fit plaisir, et ce fut en fredonnant un air d'Offenbach,—souvenir de sa jeunesse,—avec un visible entrain, qu'il s'assit à sa table pour écrire deux petits billets: l'un informant Mme de Nançay que les fleurets et les gants étaient arrivés, que le rendez-vous chez le maître d'armes était pour dix heures et qu'elle prévînt le prince Vitale;—l'autre adressé à sir John Strabane et lui demandant s'il lui plaisait de monter à cheval à huit heures et demie pour aller de compagnie aux Cascines. Ces deux billets si simples avaient-ils l'un avec l'autre une énigmatique corrélation? Toujours est-il qu'en les fermant et apposant sur la cire le chaton de sa bague,—une bague donnée par François Ier à l'amiral Bonnivet, le vieux mauvais sujet avait dans sa moustache blonde un sourire qui n'eût rassuré ni Lucie de Nançay ni sir John sur ses intentions. Mais quel intérêt pouvait-il avoir à les brouiller puisqu'il était l'ami de sir John? Avait-il donc l'intention secrète d'épouser Lucie? Et cependant c'est avec une malice aiguë dans l'éclair de ses yeux qu'il s'achemina vers la maison où il allait dîner, maniant de sa main fine une canne au pommeau de laquelle était ciselé un combat de Titans, chef-d'œuvre d'un rival de Cellini. Un homme si évidemment préoccupé de tous ses devoirs de fatuité que le moindre objet à son usage était choisi avec un soin jaloux, pouvait-il suivre un plan de conduite dans la vie? A coup sûr, Lucie de Nançay, en recevant son billet deux heures plus tard, ne le pensa pas une minute, et pas davantage sir John quand on vint lui transmettre l'invitation du marquis dans le petit salon où il s'était retiré.

L'Anglais était rentré chez lui sous une impression de grande tristesse. Il avait réellement souffert des aparté de Lucie et du prince Vitale, il avait ressenti à cette occasion cette sorte de malaise physique dont tous les jaloux connaissent trop bien le supplice, et la simple petite phrase du marquis sur la beauté de son rival avait encore augmenté cette angoisse. Il donna l'ordre qu'on dételât les chevaux, écrivit un billet pour se dégager d'un dîner auquel il était prié, passa un costume de fumoir,—car, en sa qualité de sujet de Sa Majesté la reine Victoria, il poussait jusqu'à la manie l'habitude d'une tenue spéciale pour chaque nouveau rite de la vie,—et, couché sur un grand divan de cuir de sa pièce favorite, celle où il se renfermait quand il avait l'âme noire, il commença de fumer du tabac très fort et très brun dans une courte pipe de bois de bruyère. C'était une mauvaise habitude contractée dans son collège de Christ-Church, à Oxford, et il la reprenait dans toutes ses tristes heures. De moment en moment, il faisait sauter le bouchon d'une bouteille de soda, en versait le contenu dans un grand verre, et coupait le tout d'une forte dose de whisky. Lui qui ne touchait, dans le monde et à sa table, ni à un verre de vin, ni à un verre de liqueur, il aimait à s'intoxiquer seul ainsi avec cette boisson Irlandaise qui sent la fumée et qui grise durement.

—«Cette idée,» s'écriait-il par moment, «est intolérable.»

C'était durant les minutes où l'image du sourire de Lucie au prince Vitale se faisait trop précise. Il apercevait, comme s'il eût eu tous ces détails, là, devant lui, et la coupe de la joue de la jeune veuve, et le fin duvet dont s'adombrait cette fine joue, et un signe brun qu'elle avait au coin de la bouche, à gauche, et son regard. Puis il évoquait le prince Vitale, avec son mâle et blanc visage qui faisait songer aux nobles portraits du Titien et du Moro. Il voyait les yeux du jeune homme, et dans ces yeux un désir de la personne de Mme de Nançay. Rien qu'à penser que le prince respirait, sir John avait quelquefois un serrement de cœur, mais quand il croyait constater chez Vitale la volonté de se faire aimer de Lucie et de l'épouser, la colère le saisissait, aveugle et cruelle. Il venait de vider son verre rempli de l'âcre mélange; il le jeta violemment par terre au lieu de le reposer. Le verre sauta en morceaux.

—«Quel enfantillage!» se dit-il, et il se sentit plus triste encore. Il venait de s'humilier lui-même, sensation particulièrement insupportable à un Anglais élevé, comme il l'avait été, dans le respect absolu de soi pour soi. Ce fut à cet instant qu'on lui apporta le billet de Bonnivet, auquel il fit répondre qu'il l'attendrait à l'heure dite. Cette petite interruption détourna le cours de ses pensées du côté du marquis. Il éprouvait pour cet homme une sympathie à causes complexes. Jeune encore, et durant son premier séjour à Paris, il avait eu l'honneur de faire adopter à Bonnivet une mode anglaise pour les chemises d'été: un col blanc et des manchettes blanches avec le corps d'une toile de couleur. Durant son actuel séjour à Florence, le marquis avait eu le tact de recevoir ses demi-confidences sans le blesser. Et puis Bonnivet lui semblait avoir une bonne influence sur Mme de Nançay. De cette influence-là, pourquoi sir John aurait-il été jaloux? Il se croyait bien sûr que jamais le marquis n'avait pensé à demander la main de Lucie. Elle le disait elle-même en riant: «Il sait si bien vieillir…» Pour sir John Strabane, le marquis n'était pas un prétendant possible, et c'était un allié probable. La pensée des services que cet ami pouvait lui rendre dans sa passion, l'attendrissait malgré lui:—«Oui,» murmura-t-il, «je le chargerai de lui dire qu'il faut choisir, et tout de suite.»

Il marchait dans la chambre en parlant ainsi. Non, il ne pouvait pas supporter plus longtemps cette situation. Il aimait follement, et il était follement jaloux. De toutes les passions, c'était de celle-là, de la mortelle et sauvage jalousie, qu'il avait toujours le plus souffert. L'extrême pureté de sa première jeunesse, jointe aux excès auxquels il s'était adonné, par genre, à Paris, avait fait de lui une sorte de barbare corrompu. Du barbare, de l'homme de race intacte et rude, il gardait, avec la forte charpente, avec le gros appétit, avec la physiologie violente, une imagination toute physique. Le sang lui portait au cerveau des visions d'une surprenante intensité. En même temps, la triste expérience des femmes qui lui restait de sa vie galante le rendait soupçonneux, comme un animal une fois maltraité.

—«Et si elle refuse de choisir?…» se demandait-il en continuant sa marche et son raisonnement… «Si elle refuse? Alors, c'est une coquette, je le lui dirai, je la fuirai pour toujours… J'irai rejoindre Herbert en Afrique…»

Il se mit aussitôt à penser à cet ami préféré, lord Herbert Bohun, son compagnon de première enfance et de jeunesse: Celui-là était franchement un women-hater, un haïsseur de femmes, comme on dit à Oxford, qui menait une existence bizarre entre Paris où il s'assommait d'alcool, et les Indes ou bien l'Afrique où il voyageait et chassait. Mais quels voyages et quelles chasses! Bohun avait fait trois fois le tour du monde et maintenant il était en Égypte, à la veille d'une excursion sur la côte de Zanzibar. Dans les salles d'en bas d'une vieille abbaye qu'il possédait au bord d'un des lacs de Westmoreland, et qu'il n'habitait jamais, il avait toute une galerie de grosses pièces tirées par lui: de gigantesques oiseaux, des tigres, deux lions, plusieurs panthères. Sir John avait reçu de lui tout récemment une lettre d'invitation à le venir rejoindre. Il revit en souvenir la grosse figure hâlée de son ami, les rudes journées passées ensemble sur le yacht qui les avait menés tous deux en Islande. Qui donc lui eût dit en ce temps-là qu'il achèterait dans un moment d'ennui un palais à Florence, qu'il s'y installerait comme dans sa maison de Hanover-Square, à Londres, et qu'il finirait par y mourir d'amour pour les yeux bleus d'une de ces Françaises que lord Herbert méprisait plus encore que les autres femmes? Une coquette, oui, une coquette, et qui se moquait de lui avec un fat dont on ne pouvait même pas dire qu'il fût un gentleman. Une coquette! C'est bientôt dit, cependant. Et si elle est simplement une gaie et légère enfant? Quoiqu'elle eût été mariée, n'avait-elle pas une physionomie de jeune fille qui donnait l'envie de l'appeler: mademoiselle? Une coquette? Non; tout au plus une étourdie, mais d'un charme si puissant. Il revit ce délicieux sourire. Hélas! elle l'avait pour Vitale comme pour lui.

A travers toutes ces volte-face d'une imagination souffrante, la soirée tombait, la nuit venait, la bouteille de whisky se vidait. Mais l'alcool n'avait pas raison des nerfs du malheureux jaloux. Avec un grand soupir il ouvrit la boîte où se trouvait sa pharmacie de voyage. Il choisit une fiole noire qui contenait du laudanum. C'était sa dernière ressource dans ces soirées véritablement meurtrières. Il sonna, demanda son valet de chambre, et à neuf heures il dormait, comme écrasé par le double empoisonnement auquel il se soumettait pour ne plus subir l'assaut de la jalousie. C'était le moment même où Bonnivet se levait de table chez la comtesse Ardenza, plus spirituel que jamais, tandis que le prince Vitale prenait place au fond d'une loge au théâtre, derrière la jolie Mme de Nançay, pour entendre un nouveau docteur Faust dans le Mefistofele de Boïto, et que Maurice Olivier lisait, accoudé sur un oreiller, le délicieux sonnet de Cino de Pistoie:

«Dove l'Onesta pose la sua fronte.»

Les quatre hommes avaient Lucie dans leur cœur, et pour chacun elle était une chose différente: pour Bonnivet un objet d'intrigue, pour le prince Vitale un charme de plaisir, pour Maurice un tendre rêve, pour sir John, hélas! un sombre cauchemar.

IV

A huit heures, le domestique de Strabane eut de la peine à éveiller son maître de ce dur sommeil. Sir John en sortit, comme toujours, les nerfs plus malades, avec une lourdeur de tête que ne put dissiper l'eau froide dont il s'inondait chaque matin. Pour s'éveiller tout à fait, il but un large bol d'un café très fort et très noir qui exaspéra encore son énervement. Il y avait des journées où ce malaise était si intense qu'il songeait au suicide. Tout en montant à cheval et gagnant le lieu de rendez-vous fixé par son ami, les petits faits de la veille qui avaient déterminé sa crise de jalousie lui revenaient aussi présents. Il eut de nouveau cette angoisse au cœur, insupportable, dont il avait tenté de se débarrasser avec l'opium. Seulement auprès du marquis et lorsque leurs chevaux galopèrent dans la grande allée des Cascines, il goûta quelque répit, grâce à la hâte de la course et au coup de fouet du grand air.

Il faisait une de ces claires matinées du premier printemps, qui sont réellement divines à Florence. Comme une poussière verte saupoudrait toutes les branches des arbres. La ligne des collines à gauche courait sur un ciel d'un azur tout ensemble profond et léger, une brise fraîche et chaude à la fois frissonnait dans l'atmosphère, et c'était le long de l'allée principale un défilé de cavaliers et de voitures sur lequel Bonnivet lançait une remarque, puis une autre. Il était en veine de misanthropie, et chacune de ses observations augmentait l'étrange malaise dont sir John était tour à tour repris et quitté. On eût dit que le marquis se faisait un jeu de faire revenir toutes les pensées de son compagnon sur ce fatal chemin de la défiance où il s'ensanglantait si aisément le cœur.

—«Bon, voici la comtesse Nina qui galope avec le prince André. Il paraît que les actions de ce pauvre Peppe ont baissé…—Emilia est bien jolie ce matin, à quarante ans passés et après tant de campagnes! Comme votre cousin lord Randolph Ramsey était amoureux d'elle! Il a été heureux et elle fidèle six semaines. Un long bail pour cette inconstante!…—Votre ami James vous salue. Il aura trouvé le moyen de ne pas réussir auprès de Natacha… Vous pouvez lui dire qu'il est le seul…»

Qu'étaient-ce que tous ces discours et d'autres semblables, sinon la menue monnaie des propos débités chaque soir dans cinquante salons de Florence,—propos dont les uns étaient des médisances, les autres des calomnies? Mais sir John se trouvait dans une humeur à sentir la vie avec amertume, et tout en poussant son cheval comme pour fuir son compagnon, il se sentait saisi d'un farouche désir de s'en aller au loin, oui, très au loin, pour n'avoir plus rien de commun avec cette société de mensonge, dont Lucie de Nançay faisait partie. Et puis, comment savoir si quelques-uns de ces promeneurs des Cascines n'échangeaient pas, eux aussi, sur lui et sur elle, des phrases toutes semblables:—«Pauvre Strabane!… La petite de Nançay se moque-t-elle assez de lui!…» Non, il ne serait pas le jouet d'une coquette, d'une de ces femmes au cœur altéré de perfidie, qui se réjouissent de décevoir un homme sincère, comme le joueur d'échecs qui gagne une partie se réjouit d'un mat habilement donné. Dévoré de mélancolie, il écoutait à peine Bonnivet, lorsque celui-ci, consultant sa montre, le fit pourtant s'arrêter en lui criant:

—«Il faut retourner, mon cher, j'ai tout juste le temps d'être exact à mon rendez-vous avec votre flirt…»

Rien n'irritait davantage sir John que cette appellation légère donnée à celle dont il voulait faire sa femme.

—«Mme de Nançay vous attend?» demanda-t-il.

—«Je ne vous ai pas conté sa nouvelle folie?» fit le marquis, naïvement.

—«Non,» répondit sir John, avec un battement de cœur.

—«Imaginez-vous qu'elle fait des armes chez Heurtebise et qu'elle commence aujourd'hui. Venez-y donc, cela nous amusera toujours une heure.»

—«Allons,» fit sir John en brusquant son cheval pour le faire tourner. Et trois quarts d'heure plus tard, ayant confié leurs bêtes, le marquis à l'homme du manège où la sienne était en pension, sir John au domestique dont il était suivi, les deux compagnons entraient dans la maison où Bonnivet avait fait une si courte et si souriante apparition la veille.

La pièce du rez-de-chaussée qui donnait sur la rue présentait l'aspect habituel des salles d'armes. Des fleurets étaient appendus le long du mur, chacun à son clou. Il y avait aussi là des gants, des savates, des masques et des plastrons. Deux planches longues marquaient la place où les élèves prenaient leur leçon. Mais cette vaste pièce était toute vide. Elle se terminait par une porte vitrée du côté de laquelle arrivaient des bruits d'appels de pieds, des froissements de fleurets, et les mots: «engagez…, dégagez…, parez quarte…, parez sixte…, la pointe plus haute…, fendez-vous…» Des éclats de rire s'entremêlaient à ce jargon d'escrime. Sir John Strabane reconnut le rire de Lucie et la voix du prince Vitale.

La première porte, en s'entr'ouvrant, avait fait résonner un timbre. La porte vitrée s'ouvrit comme en réponse, donnant passage à Michel Heurtebise lui-même, un grand diable d'homme tout en jambes, avec un visage osseux, que terminait une impériale tournée de côté, comme si elle fût elle-même allée à la parade. Il n'y avait dans cet étrange corps que juste ce qu'il fallait pour l'exercice de sa noble profession: de longues jambes pour mieux se fendre, de longs bras pour mieux filer un dégagé, et de torse presque rien, de quoi éviter le coup de bouton. C'était le marquis de Bonnivet qui le protégeait à Florence où l'ancien prévôt de régiment s'était installé, depuis l'évacuation de Rome par nos troupes.

—«Mme la comtesse est là,» dit le maître d'armes aussitôt qu'il eut salué ses visiteurs, «elle prend sa leçon dans la salle réservée avec M. le prince Vitale. Ah! Elle ira bien, si elle travaille… Elle avait déjà pris leçon du vivant de M. le comte, à ce qu'elle m'a dit… Elle n'a rien désappris… Mais voyez…»

Sir John et le marquis entraient en effet dans la seconde pièce, plus petite que l'autre, et ils s'arrêtèrent quelques minutes à regarder un spectacle d'une grâce singulière. Lucie était là, vêtue d'une de ces robes en flanelle blanche, à large col, que les Anglaises adoptent pour jouer au tennis. Ses pieds fins étaient chaussés de minces souliers de cuir jaune, dont la couleur contrastait joliment avec ce que l'on voyait de la soie noire de ses bas. Son chapeau, sa voilette, son ombrelle à gros pommeau, un cache-poussière en étoffe grise étaient posés sur une chaise. Quelques-unes des mèches de ses beaux cheveux blonds étaient défaites et remuaient autour de son masque sous lequel on devinait son joli visage, animé d'une joie enfantine. Ses yeux brillaient, ses dents blanches luisaient à travers le treillis de fil de fer, et l'on voyait qu'un peu de rose teintait ses joues, d'ordinaire trop pâles. La souplesse aisée de ses gestes, tandis que son bras droit allait et venait, armé du fleuret, laissait deviner, sous sa toilette, un corps jeune et leste, d'une vigueur de muscles qu'on n'eût pas attendue de cette femme à la taille presque trop menue, aux poignets si frêles. En face d'elle, le prince Vitale, le visage masqué aussi, le torse pris dans une veste à plastron de peau blanche, bien assis sur ses jambes, la main gauche relevée pour faire balancier, s'acquittait avec une adresse accomplie de ses fonctions de professeur improvisé.

—«Bonjour, vous autres,» fit Lucie en continuant de raccourcir et de tendre le bras pour parer et riposter; «le temps de finir la reprise, et je suis à vous.»

Les deux arrivants s'assirent et la leçon continua. Le marquis de Bonnivet donnait à son visage cet air à la fois railleur et indulgent, avec lequel un frère aîné accueille les innocentes folies de sa sœur, toujours traitée en enfant gâtée.

—«Brava!» disait-il. «Voyons, votre pied gauche ne tient pas assez à terre… Vous permettez?…» Et il se levait pour assurer de sa main la petite bottine jaune sans talon.—«Le torse plus immobile, la tête plus droite… Vous permettez?…»

Et respectueusement, de sa main, il inclinait un peu en arrière le front de la jeune femme. Ce n'était pas de ces familiarités que souffrait sir John, et cependant sa crise de douleur était plus intense encore qu'à la minute où il avait vidé dans un petit verre les gouttes noires de l'endormeuse drogue. Non, mais la fantaisie, cette fois, dépassait les bornes. Était-ce l'action d'une lady de venir dans une salle d'armes croiser le fer avec un prétendant à sa main? Il regardait le prince, dont le corps bien d'aplomb gardait une élégance si mâle sous le costume d'escrime, et plus il constatait la beauté de ce fier garçon, plus il haïssait Lucie de sa nouvelle escapade.

—«Qu'en dites-vous?» fit la jeune femme, lorsque son partner eut lancé le traditionnel:—En place, repos.—«Je n'ai pas trop perdu,» ajouta-t-elle en enlevant son masque; puis elle glissa sous son bras gauche son fleuret à poignée nickelée, et tendant aux nouveaux venus sa main droite, dont la joliesse n'était plus visible sous le gros gant de peau grise à crispin verni: «Les fleurets sont excellents et si légers,» dit-elle au marquis. «Est-ce que vous allez être des nôtres, sir John? Ce serait si amusant!… Mais vous autres, Anglais, vous méprisez le fencing.—C'est trop fin pour eux,» ajouta-t-elle avec un sourire malicieux, en se tournant vers Vitale, «il leur faut de violents et pénibles exercices d'athlète.»

—«Un coup droit, sir John,» interrompit Bonnivet en riant.

—«Je ne riposterai pas,» fit l'Anglais, «je ne suis pas de force.—Me permettez-vous seulement de vous dire un mot, madame?»

—«Cent, si vous voulez.»

—«Mais un mot à part, pour la petite commission dont vous m'avez chargé.»

—«Que de mystère!…» répondit Lucie, dont le sourcil venait de se contracter. «Allons.»

Et elle passa dans la pièce voisine.

—«Que signifie cette liberté?» fit-elle aussitôt qu'elle fut seule avec Strabane, et à voix basse; mais on sentait la colère dans cet accent étouffé.

—«Rien, madame,» répliqua le jeune homme, «sinon que je ne peux pas supporter de vous voir vous compromettre ainsi, et comme personne ne vous dira la vérité, il faut que vous l'écoutiez… Je vous en supplie, retournez à la villa tout de suite et que cette folle leçon d'armes soit la dernière… Voulez-vous être la fable de Florence?»

Elle le regarda, partit d'un éclat de rire strident, et tout en lui jetant un «merci,» elle rentra dans la seconde salle et dit au prince:

—«Une autre reprise, voulez-vous?»

Et sir John en s'en allant put entendre la voix de son rival qui faisait de nouveau:

—«Engagez… une, deux… Parez tierce…, bon… Parez quarte…»

—«Ah! sans cœur, sans cœur!» grommelait le malheureux homme en regagnant à pied son palais. Et tout haut:—«Il faut en finir!»

V

Mme de Nançay, une fois sir John parti, continua de faire des armes comme auparavant, peut-être même avec plus de vivacité, pendant quelque deux ou trois minutes, puis brusquement elle jeta son fleuret.

—«Voyez donc si ma voiture est là,» dit-elle au marquis.

Et sur la réponse affirmative de ce dernier, elle regarda la petite montre qui pendait à sa ceinture de cuir, en forme de breloque:

—«Onze heures passées. Je me sauve,» dit-elle.

Et en un tour de main elle eut posé son chapeau sur ses cheveux, noué sa voilette, enveloppé de son long manteau gris son excentrique toilette. Ses cils trop longs soulevaient sa voilette blanche nouée un peu trop près.

—«Adieu, messieurs,» dit-elle avec un sourire énervé.

—«Elle n'est pas contente,» fit le prince Vitale, quand elle fut remontée dans sa victoria.

—«Querelle d'amoureux entre sir John et elle,» répondit Bonnivet.

—«Bah!» répliqua l'autre, «il se trouvera bien quelqu'un pour les raccommoder.»

Ce disant, il regardait son interlocuteur de ses yeux si noirs, si fins: «Ah! monsieur le marquis,» disaient ces yeux, «vous voudriez bien nous faire croire cela et nous rendre jaloux et savoir nos intentions. Vous ne saurez rien, sinon que nous nous moquons de votre petit manège et que nous le connaissons comme vous-même.»

Et, tout haut:

—«Tirez-vous, ce matin?»

La victoria de Mme de Nançay courait maintenant le long des rues de la ville, où les barres bleuâtres d'ombre froide et les barres blanches de brûlant soleil alternaient sur le pavé clair. Elle passait devant les vieux palais dont les rudes blocs, les fenêtres grillées, les murs garnis d'énormes anneaux révélaient l'existence dangereuse d'autrefois. A la base de ces palais, c'était comme une bordure de printemps mise par l'étalage des marchands de fleurs qui avaient déposé là par gerbes des œillets blancs, des tulipes rouges, des roses rouges et blanches, des narcisses pâles au cœur jaune. Le contraste de ces éclatantes couleurs avec le ton noirâtre des pierres n'amusa pas une minute les yeux bleus de Lucie qui se fixaient ailleurs sous la ligne de leurs sourcils froncés. Un des traits enfantins de ce caractère était la préoccupation excessive de l'opinion d'autrui. Comme il arrive à beaucoup de personnes victimes de ce sentiment pusillanime, elle bravait et froissait volontiers cette opinion, puis elle souffrait des critiques ainsi provoquées. C'est le sort habituel de la vanité naïve: elle se singularise pour être remarquée, et le blâme qui suit toute singularité lui est une blessure.

—«De quel droit sir John se permet-il de me juger,» pensait-elle, «et de me le dire? Oui, de quel droit? Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal, et, quand je l'aurais fait, est-ce qu'il est mon mari, ou mon fiancé?…»

L'évidence de ce raisonnement ne prévalait pas contre une colère insupportable, celle de subir une dépréciation dans l'esprit du jeune Anglais. Une des places invisibles de son amour-propre s'était mise à saigner.

—«Mais est-ce que je l'aime,» se demanda subitement Lucie, «qu'une opinion de lui ait le pouvoir de me jeter dans un tel état?»

Elle s'étudia tout de suite avec le mélange d'angoisse et d'espérance qu'elle apportait à cette sorte d'examen. Elle le renouvelait souvent, et paralysait ainsi son cœur, sans même s'en douter, par l'effort des réflexions qu'elle faisait sur elle-même. Elle se regardait dans le fond de l'âme, et chaque fois elle constatait les insuffisances d'un sentiment qui, pour grandir, eût dû s'ignorer et se développer dans le mystère. Puis elle se disait: «Non, ce n'est pas cela,» et elle recommençait, comme ce matin où, dans sa voiture maintenant lancée sur la route, parmi les haies de roses, elle se demandait:—«Voyons, est-ce que j'aimerais sir John?»

Elle s'abandonnait au bercement des roues, les yeux fermés à demi pour mieux ramener sa pensée sur elle-même:

—«Quel est le signe le plus certain de l'amour?» se disait-elle. «Que la présence de ce qu'on aime soit indispensable au bonheur… Mais la présence de sir John ne me manquait pas ce matin… Je faisais des armes avec Vitale, sans plus penser que l'autre existât… Non, je ne l'aime pas.»

Et tout de suite elle se posa la question, qui, dans la tête d'une femme, accompagne inévitablement ce genre d'enquête:

—«Et lui, m'aime-t-il? Comme ses yeux s'allument quand il me regarde! Mais, chez les hommes, le désir et la jalousie produisent des effets pareils à ceux de l'amour.»

Involontairement elle se rappela, en pensant aux yeux de sir John, les yeux de son mari, lorsqu'il se préparait à lui faire une de ces tragiques scènes dont elle avait failli mourir. Elle eut un petit frisson de peur:

—«C'est assez d'une fois. Je ne serai jamais lady Strabane,» conclut-elle à la porte de sa villa. Elle descendit pour marcher un peu avant de rentrer. Il était midi. Le vert jardin dormait sous le soleil qui faisait étinceler le marbre des statues et qui avivait les couleurs sur la façade peinte de la maison. Mme de Nançay s'engagea sous un massif qui conduisait à une allée de lilas. Ces arbustes n'étaient pas encore en pleine floraison. Çà et là, une grappe plus ouverte que les autres commençait de s'épanouir. Lucie cueillit quelques branches et les respira, tout en regardant l'azur lumineux du ciel. L'émotion désagréable que la tyrannique sortie de sir John lui avait infligée s'en allait, lui laissant seulement le souvenir de ne pas s'être ennuyée ce matin-ci. Le parfum des fleurs était si doux qu'un attendrissement s'empara d'elle qui changea la nuance de ses réflexions:—«Malgré tout, comme il est sincère!» En disant ces mots, elle songeait à l'Anglais.—«Il m'aime vraiment… Viendra-t-il aujourd'hui s'excuser de son algarade?» Elle regarda sa montre, et, comme une pensionnaire, elle battit des mains:—«S'il vient avant deux heures et demie, c'est un signe qu'il m'aime, et je serai très douce. S'il vient après, je serai très mauvaise…» Et, toute souriante de ce pacte enfantinement conclu avec sa propre coquetterie, elle rentra dans la villa, où Maurice et Mme Olivier l'attendaient pour le déjeuner.

Le repas se passa, comme tous les autres, à gronder Maurice de ce qu'il ne mangeait pas, à rendre compte de son équipée matinale, à plaisanter le pauvre cousin sur ses mines effarouchées quand il s'agissait de quelque excentricité un peu trop forte, à questionner Mme Olivier sur les nouvelles données par les journaux français. Puis Maurice sortit, la tante remonta dans sa chambre, où elle se tenait, au coin de la fenêtre, des journées entières, à faire des ouvrages infiniment compliqués et dont elle préparait la surprise à sa nièce,—mais une véritable surprise et qu'elle avait l'art de dissimuler jusqu'à la dernière heure. Mme de Nançay, sous le prétexte d'écrire quelques-unes de ses innombrables lettres en retard, se retira dans son petit salon. Là, elle commença de fumer ses cigarettes en regardant l'aiguille de la petite pendule de voyage à parois de cristal, posée entre un cendrier japonais, un roman français à demi coupé et les deux portraits d'elle qui lui déplaisaient le moins. Elle avait pris au sérieux son engagement du jardin et elle calculait la fuite du temps le plus gravement du monde: «deux heures;—deux heures cinq;—deux heures dix…» Par une instinctive rouerie, elle avait revêtu, au lieu de sa toilette masculine du matin, une sorte de robe faite pour la chambre, toute en dentelle blanche sur un fond d'un rose mort, avec une ceinture et des nœuds de la même couleur, qui découvrait son bras jusqu'au coude, et ce bras joli et ferme révélait la solide organisation physique de cet être d'apparence menue, si réellement robuste et si capable de se dominer… «Deux heures dix-huit…, deux heures vingt…» L'aiguille allait marquer la demie, lorsqu'un coup de sonnette retentit, et le domestique vint demander si Madame voulait recevoir sir John Strabane. La jeune femme eut un petit sourire de triomphe en répondant: «Certainement,» et un sourire de câlinerie lorsque Strabane entra, ayant lui-même sur le visage et dans les yeux cet air de résolution prise que même les moins calculatrices aiment tant à changer en un air d'obéissance heureuse.

—«C'est gentil, très gentil à vous,» dit-elle, «de ne pas bouder et de m'apporter vos excuses tout de suite. Voyons,» ajouta-t-elle en se redressant parmi ses coussins et montrant un siège du bout d'un crochet qu'elle venait de prendre dans son panier à ouvrage avec une pelote de laine brune, «asseyez-vous là; ne dites rien, ce n'est pas la peine… Vous m'avez trouvée fast une fois de plus, n'est-il pas vrai? Vous me l'avez laissé voir et vous en avez des remords… Je vous tiens quitte de toute pénitence… Allez en paix, mais ne péchez plus,» ajouta-t-elle en menaçant le jeune homme du bout de son crochet, coquettement.

—«Vous vous trompez, madame,» répondit sir John d'un ton grave et qui contrastait avec la légèreté d'accent adoptée par Lucie. «Je ne viens pas vous faire d'excuses. Je n'ai le sentiment d'aucune espèce de faute commise envers vous.»

—«Fort bien,» répondit Lucie en posant son crochet et allumant une nouvelle cigarette, avec une physionomie mutine, «vous venez me faire une seconde scène.—Une scène ou des excuses, c'est la seule alternative offerte à un homme qui s'est mis dans son tort… Je vous écoute…»

—«Les Parisiennes ont beaucoup d'esprit,» articula sir John lentement.

Il se rappelait ce qu'il s'était dit avec sa décision enfin reconquise: «Il faut en finir. Ou bien elle m'aime, ou bien elle ne m'aime pas. C'est une chose à savoir une fois pour toutes.» Le rire de Lucie l'énervait au delà de toute expression. Il lui semblait que la jeune femme eût dû comprendre la crise de jalousie presque tragique dont il avait été la victime. L'antithèse était insoutenable pour lui entre le sérieux de sa douleur et le joli accent de plaisanterie mondaine avec lequel Mme de Nançay l'accueillait.

—«… Oui,» continua-t-il, «vous avez beaucoup d'esprit, mais vous rappelez-vous le titre d'une comédie de votre Alfred de Musset?»

—«Entre la coupe et les lèvres?…» interrogea Mme de Nançay malicieusement.

Elle rencontra de nouveau dans les yeux de sir John ce regard de violence qu'elle avait tant haï chez son premier mari. Ses dispositions conciliantes changèrent aussitôt.

—«Où avais-je la tête?» se dit-elle. «Ah! messieurs les Anglais, vous tirez les premiers, on va vous répondre. Il vous faut une leçon. Hé bien! vous l'aurez…»

—«Non,» reprit sir John sans se départir de son ton sérieux et triste. «Ce n'est pas: Entre la coupe et les lèvres… C'est: On ne badine pas avec l'amour. Permettez-moi, madame, de vous rappeler une conversation que nous avons eue ensemble, lorsque j'eus l'honneur de vous demander votre main, il y a trois mois… Vous m'avez répondu…»

—«D'en attendre six,» interrompit Lucie. «Nous ne sommes pas en juillet, que je sache.»

—«J'ai accepté cette réponse,» continua Strabane, «parce que j'ai cru que vous vouliez vraiment consulter votre cœur. Mais je n'admets pas que vous m'ayez fixé ce délai uniquement pour me faire souffrir.»

—«Je suis bonne princesse,» répondit Lucie; «cette séance d'escrime avec Vitale m'a mise en gaieté. Je vous laisse aller… Pour vous faire souffrir? Et par quoi?»

—«Par votre intimité avec des hommes dont le seul regard devrait vous offenser. Lucie,» continua-t-il avec véhémence, «si vous n'avez aucune intention de devenir ma femme, dites-le-moi, ce sera charité. Si vous l'avez, sacrifiez-moi ceux qui me portent ombrage. Je sens que je deviendrai fou de jalousie.»

—«Est-ce du marquis de Bonnivet que vous êtes ainsi jaloux?» demanda-t-elle.

—«Ah! vous savez bien que je vous parle du prince,» reprit sir John. «Il vous fait la cour, je le sais, je le sens, je le vois. Que vous traversiez cette cour avant d'être ma femme, non, je ne le souffrirai pas.»

Et l'expression de sa bouche devint à la fois douloureuse et cruelle. Mais cette douleur ne toucha pas Mme de Nançay, elle vit seulement la cruauté de cette jalousie, et, appréhendant que cet homme, évidemment hors de lui, ne se livrât à quelque violence, elle se leva. Il se leva aussi. Elle marcha vers la sonnette, et, le doigt sur le timbre:

—«Vous réfléchirez,» fit-elle, «à ce qu'il y a d'injurieux dans la manière dont vous venez de me parler. Je vous demande pardon de vous quitter si vite. J'ai demandé ma voiture pour trois heures, et j'ai à peine le temps de m'habiller… Good bye,» acheva-t-elle en pressant le timbre.

—«Adieu,» répondit sir John en s'inclinant. L'évidente froideur de Mme de Nançay venait de lui donner le coup de grâce:

—«Ce n'est qu'une coquette,» se disait-il en regagnant Florence. «Je me donne ma parole d'honneur d'avoir tout quitté après-demain, sans la revoir.»

Et il ordonna au cocher de l'arrêter au bureau du télégraphe; le temps d'annoncer sa prochaine arrivée à lord Herbert.

—«Quel sauvage!» se répétait Lucie, tandis que sa femme de chambre lui préparait sa toilette des Cascines, «quel sauvage!… Il m'a dit: Adieu… Bon, je le verrai à mes pieds demain, repentant, soumis. Mais cela finira mal…»

Et un petit frisson secouait ses jolies épaules.

VI

«Et d'un!» soupirait le marquis de Bonnivet en revenant chez lui de la gare, où il avait accompagné sir John Strabane, soi-disant rappelé en Angleterre par une dépêche urgente. «Je connais le pèlerin. Il n'écrira pas. Je connais Lucie. Elle ne remuera pas son petit doigt pour le rappeler. Avec deux orgueils brouillés, on romprait le mariage le mieux assorti. A l'autre maintenant…»

Il se mit à songer profondément au jeune prince napolitain. Il lui suffisait de se rappeler ces yeux noirs aussi impénétrables qu'aimables pour comprendre que Vitale n'avait rien de commun avec le violent mais sincère Strabane.

—«Il faudra jouer serré,» se dit-il. «Nous nous sommes devinés depuis longtemps…»

Il pleuvait, et le marquis s'abritait sous son parapluie, tout en songeant. Il manœuvrait ses fines bottines à travers la boue et les flaques d'eau avec l'adresse d'un chat qui se promène sur une table encombrée de bibelots. Une éclaboussure que lui jeta une roue maladroite ramena son souvenir vers l'époque de son opulence:

—«Quand je serai le mari de Mme de Nançay, je ne connaîtrai plus ces misères,» pensait-il.

Certes, il y avait bien d'autres mariages opulents auxquels il pouvait prétendre en vendant son nom. C'était là un marché qu'il ne ferait cependant qu'à la dernière extrémité. Par un contraste inexplicable, il n'avait pas hésité à commettre une indélicatesse au jeu pour avoir de l'argent, et il répugnait à son amour-propre de faire dire qu'il avait épousé une guenon deux fois millionnaire. Sa vanité d'homme à bonnes fortunes se révoltait contre l'existence possible d'une marquise de Bonnivet outrageusement laide. Il n'était venu à Florence que pour guetter justement au passage une femme qui joignît à des conditions de richesse et d'indépendance un grand charme personnel. Toutes ces qualités, Lucie se trouvait les réunir. Aussi faisait-il le siège de la jeune veuve avec une suite et une prudence accomplies.

—«Vitale a beau être fin,» se dit-il encore, «si je ne l'enfonce pas, je ne suis plus le Bonnivet d'autrefois, et puis Mme Annerkow est si jolie!…»

La femme associée ainsi au plan de campagne du marquis se trouvait être une grande dame russe, séparée de son second mari, et qui venait d'arriver à Florence depuis quinze jours. Elle avait rencontré le jeune Vitale dans le monde, et elle en était devenue éperdument amoureuse. Elle avait fait la confidence de cette passion à une de ses compatriotes, Mme Denisow, une blonde et gaie créature, toujours en mouvement, toujours en train de rire et de causer. Pâle et mince, l'air romanesque, avec des yeux gris qui étincelaient, Mme Denisow ne pensait qu'à des intrigues de galanterie, qu'elle prenait toutes au sérieux, sous le prétexte de sentiments. Elle adorait Bonnivet à cause de sa réputation d'autrefois.

—«C'est idéal, mon cher,» lui avait-elle dit, en prononçant idéhalle, «c'est adorable…, c'est le coup de foudre de votre écrivain… Je ne trouve plus son nom, j'adore ses romans pourtant…, ravissants!… Elle l'a vu deux fois et elle l'aime, elle l'aime…—Je suis donc en folie de lui, me racontait-elle; faites-le-moi connaître…—Quel métier, mon doux marquis, quel métier!…»

—«A-t-elle déjà eu des aventures?» avait demandé Bonnivet.

—«Si elle en a eu,» avait répondu Mme Denisow en s'exaltant, «mais, mon cher, c'est pour elle que s'est tué Boris, vous savez donc bien, Boris, de la table… Boris Fedorovitch, enfin, Karatiew, dont je vous ai conté l'histoire… Nous étions chez la princesse Sofia, et nous nous amusions à faire tourner des tables… Il y avait là des sceptiques comme vous… Hé bien, mon cher, la table a dit:—Je suis l'âme de Boris…—Quel Boris? demande mon frère.—Boris Fedorovitch, reprend la table.—Pas possible, s'écrie mon frère, je l'ai quitté cette après-midi…—C'était à Pétersbourg, nous envoyons chez Karatiew, il s'était brûlé la cervelle à huit heures, il en était dix… Et la cause!… Irène Annerkow, mon cher, qui l'avait quitté pour un de mes amis, un charmant garçon.»

Ces étranges phrases de Mme Denisow revenaient au souvenir du marquis, tandis qu'il achevait de gagner son appartement. Elles le poursuivirent à la table où il dîna, puis le soir encore chez la comtesse Ardenza, où son protégé, le futur de Figon (sans S.), eut un succès prodigieux, en donnant dix-sept imitations d'acteurs parisiens sur la célèbre chanson de Musset: «Si vous croyez que je vais dire…» C'était là un des procédés par lesquels ce jeune homme se poussait dans le monde.

—«Moi-même,» avait-il commencé,—«si vous croyez que je vais dire…»

Et il avait récité le couplet simplement… «Mlle Sarah Bernhardt,» et penchant la tête, flûtant sa voix, il avait reproduit la mimique et l'accent de la célèbre tragédienne… «M. Baron… M. Delaunay… M. Got…» Et pour finir, il avait tiré de sa poche un faux-nez qu'il s'était collé adroitement,—«M. Hyacinthe…»

—«Ah! ces Français!» s'écriait Mme Denisow au milieu des applaudissements, «je les adore! Mon doux marquis, présentez-moi celui-là, que je l'aie à ma soirée d'après-demain. Croyez-vous qu'il voudra bien recommencer pour nous ces ravissantes imitations?…»

Tout en amenant Servin de Figon auprès de Mme Denisow, le marquis entrevoyait une possibilité de mettre à profit ce qu'il savait du caprice de Mme Annerkow pour Vitale. Il avait consenti, comme patron du jeune Français, à organiser un souper que Servin désirait offrir chez Doney avant son départ. Mme Denisow et son amie seraient de ce souper. On placerait la belle Mme Annerkow à côté du prince. Oui, elle était bien belle, peu scrupuleuse, et lui bien jeune. Une bonne petite infidélité, dûment constatée par tous les potins de la ville, n'avancerait pas beaucoup ses affaires auprès de Lucie… «Ce sera toujours autant de fait,» se disait le marquis, «et nous trouverons autre chose ensuite…» Il se rendait compte que Mme de Nançay serait, avant tout, déterminée dans le choix de son second mari par la croyance dans la profondeur du sentiment qu'elle inspirait. Aussi avait-il eu toujours bien soin, depuis qu'il avait commencé son investissement, de ne pas donner lieu sur lui-même au moindre racontar. Cette sagesse ne lui coûtait plus guère. Le prince Vitale avait d'autres tentations à vaincre.

Le résultat de ces calculs fut que, dix jours après la soirée de la comtesse Ardenza et le départ de sir John, vers onze heures et demie du soir, le prince Vitale se rendait à pied au restaurant de la rue Tornabuoni, invité par M. Louis Servin de Figon (une couronne de baron en haut de la carte, simplement). Le jeune Napolitain se sentait en avance, et par cette belle nuit de printemps il longeait le quai de l'Arno avec ravissement. La rivière coulait si douce, et le bruit de l'eau contre un barrage pratiqué du côté des Cascines arrivait, continu et sourd. Les boutiques, juchées sur les arcades du Pont Vieux, se détachaient sous un clair de lune qui faisait aussi ressortir en noirceur la petite colline de San-Miniato. Le fourmillement des étoiles emplissait le vaste espace. Le prince jouissait avec délices de sa promenade par cette admirable nuit. Il s'arrêtait, s'accoudait sur le parapet, regardait le paysage. Il fumait un de ces longs cigares percés d'une paille que l'on allume en les plaçant au-dessus d'une bougie sur un instrument de cuivre. Tout en dégustant ce cigare de Virginie, très noir et très fort, il fredonnait l'air d'une des chansons populaires de son pays, entendues chez Mme de Nançay: «Beau chasseur qui vas à la chasse,—cette caille est une impertinente, oui,—elle en a déjà trompé tant d'autres,—peut-être, peut-être, elle te trompera…»

—«Non,» pensa le prince, «elle ne me trompera pas, la jolie caille, mais il voudrait bien me tromper, l'autre chasseur.» Le profil diplomatique de Bonnivet, dont les moindres rides révélaient la ruse et la surveillance de soi, occupa une minute cette vive imagination de Méridional, et il raisonnait: «Depuis que l'Anglais est parti, le sire est tout sucre et miel. Mais si on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, on ne prend pas don Antonio Vitale avec du miel et du sucre…» Et tout en prononçant cette phrase au dedans de lui, le prince cligna son œil, comme cela lui arrivait dans ses minutes d'ironie, et l'expression de son regard devenait alors inexprimable. Il s'y lisait de la défiance et de l'ironie, de la dureté avec de l'hypocrisie, ce qui faisait dire méchamment à Bonnivet:—«Je vois bien que Vitale a le mauvais œil, mais je ne sais pas lequel!…»—«Bah!» fit le jeune homme en humant une bouffée de tabac, «je serais bien naïf de me tourmenter maintenant. Soyons calme et voyons venir, comme le conseille toujours le père Heurtebise… Quelle nuit divine!…» C'était un trait bien italien du caractère du prince qu'il pût jouir sans arrière-pensée de la sensation présente à la minute même où il était le plus intéressé par un but à poursuivre.

—«Si j'épouse Lucie,» continuait-il à se répéter intérieurement, «je retourne là-bas six mois de l'année,» il pensait à Naples et à la terre d'Otrante, les deux pays entre lesquels s'était écoulée sa première jeunesse, «et nous y vivons sans aucun souci… Ah! fils de ma mère, pourquoi n'y suis-je pas dès aujourd'hui?—Mais parce qu'il vous reste vingt-deux mille trois cents et quelques francs, mon prince, et pas un centime de plus… Avant les événements, cela m'eût suffi. Mon oncle aurait-il raison de prétendre que tout le génie de Cavour n'était rien, puisqu'il n'a pas appliqué à l'Italie entière le code de Naples? Cher homme d'oncle! Quelle idée de lui avoir soufflé Bianca, sa danseuse, et de m'en être fait un ennemi à jamais? Qu'importe? Lucie est bien jolie, elle sera princesse, et notre marquis y perdra sa peine.»

L'heure sonna à une prochaine église de cette claire sonnerie qui vibre si finement dans l'atmosphère florentine.—«Encore dix minutes de flânerie,» se dit le prince, «et nous irons souper. J'ai une faim de loup, ce soir. Pourquoi Bonnivet m'a-t-il fait inviter par ce petit imbécile de Français auquel il gagne une poignée de louis par jour sous prétexte de le protéger? Pour m'empêcher d'y voir clair dans son jeu en se montrant tout aimable?… Il me croit terriblement bête. Meno male. C'est la finesse des finesses de passer pour un nigaud.» Et Vitale, ayant jeté son cigare, monta l'escalier du restaurant le sourire aux lèvres. Qui le voyait, ce joli sourire, songeait involontairement à ces délicieux seigneurs du XVIIIe siècle dont l'unique affaire était de s'amuser d'abord et d'amuser ensuite, et il fredonnait un autre couplet de la même chanson: «A Pausilippe—je veux aller ce soir,—avec la meilleure jeunesse…»

—«Exact comme un soldat,» lui dit Bonnivet en le recevant sur le seuil du petit salon d'attente qui précédait la pièce où l'on devait dîner.

—«Marquis, l'exactitude est la politesse des princes,» dit l'étonnant Servin en serrant la main du nouveau venu. Rien qu'à la manière dont il prononçait ces deux mots: «marquis,—prince…,» on eût deviné la joie profonde qu'il éprouvait à traiter des personnages authentiquement nés. Ce souper, les parties de rubicon avec Bonnivet, une demi-bonne fortune avec une vicomtesse,—âgée de cinquante ans!—qu'il n'avait pas voulu inviter ce soir par discrétion, ce devaient être là les principaux événements de son séjour à Florence qui lui avait coûté cher cependant. Il y était venu avec une demi-mondaine, cette Pauline Marly que ses relations avec plusieurs grands seigneurs ont fait surnommer par Casal «la Gothon du Gotha.» Servin l'avait emmenée de Paris par vanité et renvoyée de même, moyennant un cadeau considérable, pour aller dans un monde titré. Il avait osé la faire passer, confidentiellement, auprès de ceux qui les avait vus ensemble, pour une grande dame. On pense s'il avait trompé un Bonnivet!

—«Mais, cher comte,» répondait-il à un homme d'un certain âge qui lui conseillait de s'arrêter à Sienne pour y voir les Pinturicchio de la cathédrale, «je n'ai même pas eu le temps de visiter ici la chapelle des Médicis. Invitation par-ci, invitation par-là, vous êtes si aimables qu'on n'a pas une minute dans sa journée… Et puis je ne peux pas manquer les courses de Pise, et tout de suite après je dois être à Paris pour la représentation de la duchesse de Nade.»—Il ne la connaissait que par les journaux!—«Est-ce que vous ne l'avez pas vue, il y a deux ans, ici, cette bonne Yolande?… Pardon, voici Mme Annerkow avec Mme Denisow… Vous m'excuserez, comte… Et Mme Ardenza…»

Cette dernière arrivait accompagnée de Vanini, son ami, qui ne la quittait jamais. Il faisait ses commissions, s'occupait des dépenses de la maison, de l'éducation du fils, et cette liaison qui durait depuis quatre ans avec une fidélité absolue, avait rendu peu à peu à la comtesse Ardenza son rang dans le monde, compromis autrefois par une série d'inconstances.

—«Mon mari vous fait ses excuses,» dit-elle à Servin, «il ne peut pas veiller à cause de ses migraines.—Cencio,» dit-elle en s'adressant à son sigisbée, «avez-vous dit au cocher pour une heure et demie?»

—«Nous sommes tous là,» dit Bonnivet à son protégé, «offrez votre bras à la comtesse.»

Le petit salon présentait alors un tableau en raccourci de toute la portion cosmopolite de la société florentine. Il y avait là dix personnes: les deux Russes d'abord, Mmes Annerkow et Denisow,—puis une Anglaise, l'honorable mistress Brown, une femme de quarante ans, au teint couperosé, férocement rousse et plus grande de la tête que la moitié des hommes,—une Italienne, la comtesse Ardenza,—un Hollandais qui passait pour l'attentif de Mme Denisow, Vincenzio Vanini qui était le patito de Mme Ardenza, le comte polonais, admirateur de Sienne et des peintres primitifs, qui prétendait à la main de Mme Brown, Bonnivet, le descendant d'un connétable, compagnon de François Ier, Vitale, l'héritier d'un grand nom Italien,—et l'amphitryon, pour représenter dans ce milieu d'aristocratie composite l'intrusion de la démocratie moderne. Car le grand-père Servin, qui labourait la terre en pleine Beauce, voici soixante ans, eût été passablement étonné de voir son petit-fils offrir à souper à des convives de cette variété de rang et d'origine. Les portes s'ouvrirent et la table apparut toute garnie de fleurs, avec le miroitement de ses cristaux et de son argenterie.

—«Dix personnes à souper, c'est le meilleur nombre,» disait Servin de Figon à sa voisine. «On peut causer chacun à part et généralement… Le marquis est de cet avis… Ah! comtesse, que je suis heureux qu'il ait bien voulu devenir mon ami…»

Tandis que le brouhaha d'un commencement de souper, avec sa gaieté un peu forcée, retentissait autour de lui, le prince, qui avait l'habitude des regards des femmes, reconnaissait sans peine qu'il plaisait beaucoup à Mme Annerkow. Il l'avait rencontrée un très petit nombre de fois, mais sa fatuité naturelle ne s'étonnait guère que ces entrevues eussent suffi à lui conquérir le cœur de la jeune Russe.

—«Est-ce que vous habitez toujours Florence, mon prince,» lui disait-elle. Et rien que dans l'accent dont elle détachait ces deux syllabes «mon prince,» elle avait mis cette indiscernable nuance de flatterie tendre par laquelle les femmes qui veulent plaire spécialement savent montrer leur désir. D'autres questions et d'autres réponses partaient de tous côtés autour d'eux:—«Étiez-vous hier à la Cavalleria Rusticana?…—Vous a-t-on raconté le poisson d'avril qu'on prépare au capitaine Guardi? Une dépêche signée de son colonel et qui le rappelle immédiatement!… Il est en Sicile…—Est-ce que la partie était belle au cercle, hier au soir?»

—«Mon Dieu, madame,» répondit le jeune Vitale, «je ne peux pas dire si j'habite ou non Florence, non plus qu'une autre ville… Je m'ennuie ici, je vais là… Je m'ennuie là, je reviens ici.»

—«Alors,» reprit-elle, «vous ennuyez-vous ou vous amusez-vous à Florence?»

La conversation ainsi engagée en était arrivée, après le premier service, à un tel degré d'expansion, que la jeune Russe exposait au prince sa théorie sur l'amour.

—«Je n'admets pas,» disait-elle, «tous les compromis de l'hypocrite morale du monde. L'amour est complet ou il n'est pas… Je n'ai jamais lu qu'un vrai livre de passion, c'est l'Abbé Mouret, de Zola… Le connaissez-vous?»

Au moment même où il écoutait cette phrase en se laissant aller au charme des yeux caressants de sa voisine, Vitale aperçut un sourire de Mme Denisow, qui, par-dessus la table, indiquait à Bonnivet le groupe qu'il formait avec Mme Annerkow. Le marquis répondit par un sourire aussi et par un haussement des paupières, comme pour dire:

—«Que voulez-vous, c'était fatal.»

—«Nous y voici,» pensa Vitale dans un éclair. Et il reposa son verre plein de vin qu'il se préparait à boire:—«Nous ne tomberons pas dans ce grossier piège, monsieur le marquis. Vous n'irez pas demain raconter hypocritement à Mme de Nançay ma bonne fortune avec la belle Russe.» Puis, à voix haute, déplaçant du coup la conversation:

—«Je ne lis jamais de romans, madame. Nous autres, malheureux Italiens, nous avons eu, depuis vingt ans, notre chère patrie à refaire… Vous savez, l'action et la littérature ne vont guère ensemble.—Avez-vous vu le volume des lettres de la marquise d'Azeglio?»

Et il commença d'entretenir Mme Annerkow du magnifique rôle des femmes piémontaises dans le risorgimento, entremêlant ses discours d'anecdotes sur Cavour, sur Victor-Emmanuel, sur Garibaldi, si bien qu'en se levant de table, ils en étaient, elle et lui, au même point qu'en s'y asseyant.

—«Bataille gagnée?» fit Mme Denisow en s'approchant de son amie.

—«Pas même livrée,» répondit l'autre en riant d'un mauvais rire. «C'est un beau garçon, mais ces Italiens ne savent plus ce que c'est qu'une femme. La politique, le comte Camille, le roi, l'alliance allemande… Il est ennuyeux comme un journal.»

—«Vitale!… De la politique!… Pas possible!… On me l'a changé.»

VII

Le prince était content de lui en rentrant vers deux heures du matin dans le petit logement meublé qu'il occupait au Borgo Ognissanti et qu'il avait longtemps visé avant de l'obtenir. Il y avait connu un peintre américain en train de copier les Fra Angelico de Saint-Marc et qui avait séjourné là plusieurs années. Quatre étages à monter et il se trouvait chez lui: deux chambres qui donnaient au midi sur l'Arno, avec un balcon d'où le regard découvrait le plus merveilleux horizon de clochers, de palais et de villas très au loin, toutes blanches dans la verdure noire des cyprès. Le service était fait par une servante aux traits rudes qui prononçait les c à la manière florentine, comme des h aspirées. La propriétaire de ce petit appartement était une vieille dame, veuve d'un officier tué dans la guerre de 1866. Elle avait été riche, et les restes de son opulence passée lui avaient permis de meubler coquettement le petit salon et la chambre à coucher qui coûtaient, le service compris, quatre francs par jour. Vitale prenait cette somme, ainsi que tout son argent, à même la légendaire cassette posée sur la commode, à côté des objets de son nécessaire de voyage. Il était là, réellement, comme l'oiseau sur la branche. En quelques heures, il pouvait avoir fini ses préparatifs et partir pour le tour du monde. Ce soir-là, il regardait, en se disposant à se coucher, le détail de ce tranquille appartement, et il souriait de la déconvenue de Bonnivet.

—«Dormirai-je mieux,» se dit-il, «quand je serai le maître et seigneur de la Folie Wérékiew? Car je le serai, marquis, en dépit de votre finesse.»

Ce contentement d'un soir s'augmenta encore d'un trait que Lucie lui décocha par plaisanterie quelques jours plus tard. Il avait fait très froid le matin, et le prince était venu à la villa en simple redingote.

—«C'est vrai,» dit-elle, «vous n'avez plus de manteau, maintenant que vous avez laissé le vôtre aux mains de la belle Mme Annerkow.»

—«Ah! madame,» répondit-il, «si j'ai été Joseph, je vous jure que ç'a été un Joseph sans le savoir.»

—«Elle est bien jolie, pourtant,» reprit Mme de Nançay.

—«Oui, bien jolie, mais, tout Italien que je suis, j'ai le ridicule d'être fidèle, et quand j'aime une femme, aucune autre n'existe pour moi.»

Lucie avait rougi un peu, d'une de ces adorables rougeurs des blondes qui font paraître le bleu de leurs yeux encore plus délicatement bleu. Cette rougeur avait ravi le prince, d'autant plus que l'amabilité du marquis diminuait de jour en jour. C'était comme le thermomètre auquel Vitale rapportait, son succès. «Cette caille est une impertinente,» chantonnait-il,—et il ajoutait mentalement: «mais nous savons l'art de la chasser.» Il faisait maintenant des armes avec Mme de Nançay trois ou quatre fois par semaine, toujours en présence de Bonnivet. Ce dernier, très adroit tireur, boutonnait son rival à chaque assaut, mais le prince mettait une grâce diplomatique à se reconnaître inférieur. S'il était moins habile, il se savait plus souple et plus fort, et il excellait à le montrer. Sous le costume d'escrime qui moulait son torse et lui permettait de déployer toute son agilité, il avait un air de jeunesse avec lequel Bonnivet, si bien conservé qu'il fût, ne pouvait entrer en lutte. La différence du teint des deux hommes suffisait à révéler leur âge, ainsi que la prodigalité de mouvements que faisait le prince, et Lucie ne pouvait se retenir de cette comparaison.

—«Allons, Prince Charmant,» disait-elle au jeune homme entre deux passes d'armes, «chantez la romance à Madame.»

Le prince alors s'asseyait à terre sans s'aider de ses mains, comme il se relevait d'ailleurs,—jeu enfantin auquel il aurait pu défier son rival un peu trop mûr pour ces souplesses,—et, les jambes croisées, se servant de son fleuret comme d'une guitare, il imitait avec un art de comédien le son des cordes touchées. Puis il commençait une de ces folles chansons de Naples que Lucie aimait tant. Il avait une voix pure et spirituelle, et la plus fantaisiste des mimiques,—une mimique de jeune fat, cependant, car il ne lui arrivait jamais d'outrer les jeux de physionomie jusqu'à la grimace, ni la bouffonnerie des gestes jusqu'à la caricature.

—«C'est la meilleure minute de ma journée,» s'écriait Mme de Nançay. «Encore une fois ce couplet, Prince Charmant, et comme tout à l'heure…»

Il était, en effet, charmant, le prince, et, qui plus est, entièrement charmé. La facilité de caractère qui lui permettait d'être joyeux, comme un écolier, de la joie de chaque jour, tout en calculant le lendemain comme un froid ambitieux, lui rendait plus douces les impressions de ce printemps florentin; et, pêle-mêle, le sourire de Lucie, les espérances de fortune, le plaisir du soleil, la gaieté de la belle vie physique s'unissaient en lui pour le faire heureux,—même sa chance aux cartes. Il s'était remis à jouer, bien que la dame de pique l'eût déjà dépouillé d'une grosse portion de sa fortune, mais une partie d'écarté à cinq francs le point, est-ce que cela compte?

Un soir que Lucie avait été plus coquette avec lui que d'habitude,—ils avaient fait ensemble une promenade en victoria jusqu'à la chartreuse d'Ema où se voit l'admirable tombeau d'un évêque sculpté pieds nus, la mitre au front, et couché sur une pierre,—ce soir donc, Vitale monta au cercle. Il y entrait au moment même où un nouveau venu, diplomate turc, de passage à Florence, offrait une partie de rubicon au marquis, lequel s'excusait sur la nécessité d'une visite. Pourquoi le prince ne put-il pas résister au désir d'humilier son rival? On disait au cercle,—avec beaucoup de justesse,—que Bonnivet, aussi pauvre que Vitale, sinon davantage, ne s'asseyait devant le tapis vert qu'avec la certitude de gagner.

—«Voulez-vous de moi comme partner?» dit le prince à l'étranger; puis, quand ils furent assis l'un en face de l'autre:

—«A combien le point?» demanda-t-il.

—«Voulez-vous un louis?» fit le Turc. Il était venu en Europe hypnotisé par Khalil-bey, de fastueuse mémoire, et il devait traverser les clubs d'Italie, de France, d'Angleterre et d'Espagne avec ce modèle constant devant les yeux. Un louis le point, c'était le chiffre de Khalil. Ce serait le sien.

—«Va pour un louis.»

Le prince avait mis dans sa manière d'accepter ainsi les conditions de son adversaire, vraiment excessives pour un homme ruiné, une coquetterie qui n'échappa point au marquis.

—«Est-ce qu'il serait sûr du mariage,» se demanda ce dernier, «pour ne plus compter?»

Il lui fallut sortir sans voir le résultat de la partie engagée, et la visible contrariété qui se peignait sur ses traits fut pour Vitale un de ces petits triomphes d'amour-propre qui, dans les rivalités de ce genre, procurent une sensation délicieuse. Cependant le diplomate turc commençait de battre les cartes. Il remuait agilement de fines mains blanches, et les bougies placées sur la table éclairaient étrangement son long visage creusé, où le reflet de la barbe rasée avait des tons verdâtres, comme dans quelques anciens portraits.

—«Cet Arabe m'a donné d'affreuses cartes,» se dit le prince en regardant son jeu, «pas un carreau et pas un as… et le talon est pire encore… J'y suis de quatre-vingt-dix points pour ce premier coup… C'est amusant d'embêter Bonnivet, mais j'ai fait une sottise.»

—«Sept cartes, une dix-septième, quatorze d'as,» annonçait l'autre.

—«Plus de deux cents louis d'un coup,» songeait Vitale. «Allons, jouons serré, mais je m'enfonce.»

Et il joua serré, le Prince Charmant, il venait d'avoir la vision très nette de son petit trésor, des quelque vingt-quatre billets de banque enfermés dans sa cassette. C'était à lui de donner, cette fois.

—«C'est comme un fait exprès,» dit son adversaire après les écarts, «six cartes, une seizième, un quatorze de dames, trois as…»

A la quatrième partie, et quand ils additionnèrent, Vitale était fortement rubiconné. Il devait un peu plus de cinq cents louis. Ils firent encore deux tours avec les mêmes chances, et c'est sur une perte de quinze mille francs que le prince leva la séance à une heure du matin.

—«Il n'y a pas d'autre moyen,» se disait-il le lendemain, en sortant de l'hôtel où il venait de régler sa dette à son adversaire de la veille, «non, il n'y a pas d'autre moyen. Ou bien écrire à mon oncle et me faire marier par lui à une héritière de là-bas après réconciliation… Ou bien Mme de Nançay.—Mais je n'ai plus le loisir de marivauder… Encore un peu de temps et je tomberai dans les dettes, dans les ruses ignobles à la Bonnivet. A l'action, Iago.»

Et il héla un fiacre qui passait. Ce n'était pas un homme très scrupuleux que le prince Vitale. Avec ses dehors abandonnés, il y voyait droit et juste.

—«Je lui ai demandé sa main une fois déjà,» songeait-il, tandis que sa voiture filait au trot d'un petit cheval leste sur la route de la villa Wérékiew, «elle a remis la réponse à six mois, et j'ai de quoi les attendre et au delà. Mais d'ici à six mois, tout peut changer. Aujourd'hui je me trouve en faveur; profitons-en pour essayer.»

Depuis qu'il connaissait Lucie, le jeune homme avait profondément réfléchi sur ce caractère de femme: «Si elle avait un amant à l'heure présente,» s'était-il dit, «elle l'épouserait… Un amant? Et pourquoi non?…» Il se rappelait leur intimité de ces derniers jours, celle de la veille. Ne s'était-elle pas gentiment appuyée sur son bras pour descendre l'escalier en spirale qui mène à la crypte de la Chartreuse? Et comme elle avait, avec son joli sourire, mis à son corsage les fleurs qu'il lui avait cueillies dans le petit cimetière abandonné, au milieu du cloître! A ce souvenir, le prince Vitale se sentait plus décidé. Il faisait une après-midi un peu orageuse et lourde, «un temps à mal de nerfs, comme dans les romans français,» se dit le prince en riant… «Si elle est toute seule, osons.»

Toute seule? Oui, Mme de Nançay était toute seule quand Vitale entra dans le petit salon de la villa. Elle se tenait assise à une menue table mobile, écrivant une lettre, et l'extrême finesse de ses traits était rendue plus sensible par une sorte de fraise qui encadrait son cou délicat. Elle portait une robe toute en dentelle noire avec des nœuds orange aux bras, à l'épaule une ceinture de même nuance, et quelque chose de la langueur du jour flottait dans ses yeux et son sourire.

—«Que vous êtes gentil d'être venu,» fit-elle en tendant la main au jeune homme, «je suis aujourd'hui dans mes blue devils…»

—«J'en ai autant à vous offrir,» fit le prince en prenant place à côté d'elle sur le divan très bas où elle était assise, et lui baisant la main.—«La seule différence, hélas! est que vous avez des raisons imaginaires, et que moi j'en ai de véritables.»

—«Ah!» dit-elle vivement, «comprend-on jamais les souffrances d'un autre?»

—«Mais,» répondit le prince, «je crois que je vous comprends très bien. Vous souffrez de mener une vie contraire à la vérité de la nature… Regardez ce ciel…,» et il lui montrait le profond azur qu'on apercevait à travers la fine guipure du long rideau,—«regardez ces fleurs…,» et il touchait de la main à de frêles roses-thé qui achevaient de mourir dans leurs vases de verre de Venise en embaumant l'air de la chambre,—«regardez toutes choses autour de vous, dans la lumière de cet heureux printemps. Ah! madame, tout vous parle d'aimer et votre cœur aussi… Vous lui dites de se taire et il étouffe… Voilà tout le secret de vos heures tristes.»

—«L'amour,» dit-elle, d'un ton accablé, «toujours l'amour!… Il semble que ce soit là toute l'existence de la femme, d'après vous autres.»

—«Je vous plains,» reprit Vitale avec un accent très sérieux. Le contraste entre cet accent et le ton habituel de sa causerie donnait plus de valeur à ces paroles qui convenaient du reste à sa beauté. Avec son front pâle, ses boucles fières, l'éclat de ses yeux, sa jolie bouche aux dents si blanches, il pouvait prononcer sans ridicule de ces phrases d'exaltation romanesque qui exercent un attrait tout puissant sur les femmes, même lorsqu'elles sont débitées avec des physionomies d'hommes d'affaires.

—«Oui, je vous plains, et malgré les atroces mélancolies que je peux cacher sous ma gaieté, combien je trouve mon sort préférable au vôtre! Je souffre, moi aussi, mais je vis, du moins… Je vous aime tant!…» continua-t-il en lui prenant la main.

Elle se retournait vers lui, touchée par la musique de cette voix, et son regard se fit doux et caressant à rencontrer celui du jeune homme. Celui-ci n'attendait que ce moment pour agir. Tout en prononçant ses phrases tendres et s'abandonnant, lui aussi, à l'émotion qu'il exprimait, il ne perdait pas de vue la résolution prise. Il passa la main qu'il avait libre autour de la taille de Lucie et il l'attira vers lui, si faiblement d'abord qu'elle ne résista point. Ce ne fut qu'à la seconde où elle sentit le souffle de cet homme sur son visage, où elle l'entendit lui dire: «Ah! Lucie, aimez-moi…» qu'elle se leva, comme d'un bond, et repoussa Vitale. Ce dernier, au lieu de la laisser s'en aller, se leva à son tour et l'attira sur le divan, d'une étreinte plus forte. Elle se débattit. Le prince, perdant à cette lutte son sang-froid de tout à l'heure, la prit par les poignets, et la renversa d'un mouvement si brusque qu'il lui fit mal. Elle jeta un cri, et la colère qui se lisait sur son joli visage fit comprendre à cet homme que cette défense n'était pas jouée.

—«Je n'ai pas mérité cela,» disait-elle, «je n'ai pas mérité cela…»

Et se dégageant, avec un effort suprême, elle s'enfuit à l'autre bout de la pièce. Mais, là, au lieu d'appeler, et comme si la dépense d'énergie nerveuse qu'elle venait de faire l'avait épuisée, elle se mit à fondre en larmes en jetant ces mots:

—«Vous vous êtes conduit comme un drôle. Ne me parlez plus jamais, jamais, de votre amour…»

—«Encore une partie de perdue,» se dit le prince, «c'est une série.»

Et tout haut:

—«Ah! madame, comment me faire pardonner ma conduite?—Si je fais un pas en avant,» songeait-il, «elle sonne, et je suis perdu.»

—«Je ne vous la pardonnerai jamais,» lui répondit-on.

La colère de Lucie était d'autant plus forte qu'elle avait ressenti un mouvement de véritable émotion à écouter les discours du prince. Mais à travers toutes ses inconséquences, elle était une très honnête femme, très pure, et surtout, comme beaucoup de femmes mariées dans des conditions douloureuses, elle avait une horreur de la brutalité de l'homme, une répugnance pour le délire auquel elle venait de voir Vitale en proie qui détruisaient du coup le charme dont elle s'était laissé envelopper depuis le départ de sir John. Un coup de cloche vint interrompre un tête-à-tête du plus cruel silence. Lucie regarda le prince comme pour lui dire: «Vous voyez à quelles surprises vous m'exposez…» C'était la comtesse Ardenza qui arrivait toute languissante à cause de la chaleur et qui commença son gentil papotage:—«Cencio m'a dit… Cencio m'a montré… Cencio par-ci, Cencio par-là…»—On voyait que son patito et son fils étaient ses seules préoccupations, et aussi que Cencio était réellement pour elle une espèce de factotum. Il y a dans les liaisons italiennes comme un côté bourgeois et pot-au-feu qui ne ressemble ni de près ni de loin à ce que nous entendons, de ce côté-ci des Alpes, par amour et par intrigue. Mais bien loin d'être choquée par ces détails d'une intimité de cet ordre, Lucie s'en trouva touchée.

—«Cencio l'aime,» songeait-elle, «il ne peut pas l'épouser et il la traite comme sa femme. Et Vitale qui peut m'épouser me traite comme une fille.»

Son dégoût augmenta le lendemain quand Bonnivet lui révéla les pertes au jeu qu'avait éprouvées le prince.

—«Ah!» se dit-elle, «ce n'était même pas de la passion, c'était du calcul! Et je me suis brouillée avec sir John pour ce misérable!…»

VIII

—«Que penses-tu du marquis de Bonnivet?» disait, à quelques semaines de là, Lucie de Nançay s'adressant à son cousin, Maurice Olivier. Tous les deux se promenaient dans le jardin de la villa par une après-midi du commencement de juillet, bleue et déjà brûlante. De sir John Strabane aucune nouvelle. Vitale avait quitté Florence à la suite de sa déception et rejoint son oncle à héritage dans son château de Manduria, pas très loin de Lecce. Bonnivet, devenu l'hôte quotidien de la maison, ne cachait déjà plus son désir. A la question posée par Lucie, Maurice sentit une soudaine angoisse lui serrer le cœur. Les passions absolument cachées et silencieuses, comme celle qu'il éprouvait pour sa cousine, sont douées d'une étrange lucidité. Leur méditative solitude est remplie par des réflexions continues sur les moindres faits qui se rapportent à l'être aimé. Ces réflexions se ramassent en un corps de raisonnement, et il en résulte des phénomènes de sagacité qui ressemblent à ceux de la double vue. On dirait que celui qui aime a des sens particuliers pour observer et interpréter la vie de la personne qu'il aime. Maurice était bien rarement présent aux visites que recevait Mme de Nançay, et cependant il avait assisté en pensée aux péripéties diverses qui, durant ces derniers mois, avaient tour à tour éloigné, puis rapproché d'elle sir John Strabane et le prince Vitale. Aujourd'hui, et grâce à des indices de toutes sortes, il se rendait compte que le marquis s'imposait davantage, et d'heure en heure, à la sympathie de Lucie. Cet habile homme avait enveloppé la jeune femme de si délicates prévenances, il avait eu un art si doux de la plaindre à l'occasion des violences de l'Anglais et des perfidies du Napolitain, il avait su la convaincre de son culte avec une si rare entente des moindres effarouchements d'une âme souffrante, qu'elle commençait à concevoir un mariage avec lui comme la meilleure solution d'une existence qui ne pouvait se prolonger. L'audacieuse tentative du prince, en lui montrant le danger des familiarités irraisonnées, l'avait guérie pour toujours de ce goût innocent du flirt, auquel s'était tant complue sa fantaisie de jeune veuve, demeurée à demi jeune fille.

—«Hé bien,» s'était-elle dit, «Bonnivet n'a plus trente ans, il n'en a même plus quarante, ni quarante-cinq, mais il est charmant. Il sait la vie d'une façon supérieure et il est bon, si bon! Il m'aimera un peu comme un père, mais du moins sans la brutalité que je hais tant. Je ne serai peut-être pas heureuse. Je serai contente… Être aimée comme dans les livres, cela n'est qu'un rêve. Il faut redevenir pratique et raisonnable…»

Sous l'influence de ces idées, elle s'était abandonnée avec délices à l'intimité du marquis. Quoique aucune parole définitive n'eût été prononcée entre eux, l'un et l'autre sentaient trop bien vers quel but ils marchaient, et Bonnivet, au contact de cette femme si fine et si jeune encore, s'attendrissait autant que sa sèche nature de Don Juan vieilli et peu scrupuleux pouvait lui permettre un attendrissement. Il se surprenait à être ému de la félicité qu'il prévoyait, pour les années de sa décadence. Lucie était aussi candide qu'elle était riche et jolie.

—«Ce sera,» songeait-il, «une fin digne de moi…»

Sans que Maurice eût aperçu toute la profondeur de ce caractère, les nuances des relations de cet homme avec Lucie ne lui échappaient pas, et il souffrit plus encore de l'entendre répéter avec insistance:

—«Oui, que penses-tu du marquis?… Il me semble que tu ne l'aimes pas…»

—«Qui te fait croire?…» dit le jeune homme en rougissant. Il s'était habitué aux ivresses et aux tourments de la passion silencieuse, et maintenant il souffrait le martyre rien qu'à penser à une révélation possible de son sentiment. Avouer l'antipathie qu'il éprouvait pour le marquis, n'était-ce pas en avouer la cause secrète? Et il répondit:

—«Je ne connais pas assez M. de Bonnivet pour le juger, mais il me paraît un très charmant et très galant homme.»

Le joli visage de Lucie s'éclaira d'une lumière, comme il lui arrivait lorsqu'elle était joyeuse. Par un de ces gestes d'une grâce enfantine que son rôle de grande sœur aimait à prodiguer à son cousin, elle lui prit la main et la caressa.

—«Que tu me fais plaisir de parler ainsi,» dit-elle, «j'avais si peur!… Alors,» continua-t-elle en rougissant à son tour, «tu ne serais pas trop malheureux s'il devenait ton cousin?»

Il la regarda et il lut dans ses yeux bleus toute l'importance qu'elle attachait à cette question. Depuis bien des jours,—il n'aurait pu en dire le compte, pas plus qu'il n'aurait pu dire quand il avait commencé de l'aimer,—oui, depuis bien des jours il était préparé à cette fatale minute où elle lui dirait: Je me marie. Mais il en est de ces préparations-là comme du courage des parents qui veillent sur l'agonie d'un poitrinaire. Ils le savent condamné, puis cette agonie les frappe en pleine espérance. Maurice crut, à l'extrême douleur ressentie, qu'il allait défaillir. Il prononça pourtant ces mots:

—«Hé quoi! notre douce vie va finir?…»

—«Non, non, jamais,» fit Lucie comme avec emportement, «tu continueras à demeurer avec moi, comme par le passé. Ah! mon frère aimé,» ajouta-t-elle en l'attirant et lui donnant un baiser sur le front, «peux-tu croire que je te quitterais?… La première condition du contrat, si je me marie, sera que je garde avec moi mon cher Maurice.»

—«Tu le dis,» répliqua le jeune homme, «et puis ton mari dira autrement.»

—«Mais, bête, c'est pour cela que je choisirai le marquis. Si tu savais comme il parle de toi avec délicatesse!»

Cette sympathie de Bonnivet blessa le jeune homme au cœur plus encore que tout le reste. Les bons procédés de ceux que nous haïssons, lorsqu'ils ne désarment pas notre haine, l'exaspèrent singulièrement. Il se détourna pour cacher l'altération que son visage devait subir et il cueillit deux roses qu'il tendit à Lucie sans la regarder. Celle-ci s'aperçut bien du trouble de son pauvre cousin, mais comment l'aurait-elle attribué à sa véritable cause? Comment aurait-elle cru que le jeune homme d'aujourd'hui, l'enfant d'hier, grandi avec elle, l'aimait d'un sentiment autre que celui d'un frère pour sa sœur? Elle le savait d'une susceptibilité de cœur presque maladive. Elle se disait que leur existence intime, passée, depuis des mois et des mois, tout entière entre Mme Olivier, son fils et elle, devrait forcément se modifier un peu par l'introduction d'un nouvel hôte, et elle se disait aussi que Maurice voyait cette modification inévitable et qu'il en souffrait.

—«Allons, sois sage,» dit-elle en l'embrassant de nouveau, «sois sage. Et puis,» dit-elle encore avec un sourire, «rien n'est fait.»

—«Non, rien n'est fait, et il faut que rien ne se fasse,» répétait le jeune homme, resté seul après cet entretien. Comme machinalement, il était rentré à la villa lorsqu'on était venu pour appeler Lucie qu'une visite réclamait. Puis il était sorti et il marchait sur la grande route.

—«Oui, cela ne se fera pas, mais comment l'empêcher? Puis-je lui dire que je l'aime? Elle rirait. Elle ne me croirait pas… Si elle me croyait, ce serait pire. Elle ne m'aime pas… Elle ne voudrait plus de ma présence… Ah! si seulement elle épousait quelqu'un qui fût digne d'elle, mais ce scélérat de Bonnivet!…»

Maurice, halluciné par la plus frénétique des jalousies, apercevait en ce moment le marquis sous un jour affreux. Quoiqu'il ignorât la véritable tache qui souillait l'honneur de Bonnivet, il en savait trop sur le passé galant de cet homme pour ne pas le mépriser, lui qui était demeuré presque pur, à travers les chutes de conscience que la curiosité inflige aux jeunes gens les plus scrupuleux. La seule idée d'une existence uniquement dépensée en bonnes fortunes lui causait donc une espèce d'horreur. Il détestait de même l'esprit du marquis, tout en papotages mondains ou en épigrammes. Vingt raisons d'antipathie et de situation se réunissaient pour lui rendre insupportable la pensée du mariage de son ennemi avec sa cousine. Mais comment agir?

Toute cette après-midi, Maurice erra, en proie à cette anxiété, dans les chemins qui avoisinent Fiesole. Il s'asseyait sous des oliviers dont la blanche verdure brillait au soleil. Il traversait des allées de cyprès dont le morne feuillage s'harmonisait avec la couleur de sa pensée. Il passait devant les villas dans les jardins desquelles les statues de marbre étincelaient sur l'intense azur. Les résolutions les plus folles succédaient en lui à des accès de larmes. Il finit par s'arrêter à un projet dont le caractère déraisonnable avait du moins cet avantage de ne pas offrir une impossibilité absolue.

—«Le marquis,» se disait-il, «est avant tout un homme du monde… Si je l'insulte gravement en public, il faudra de toute nécessité qu'il se batte avec moi. Qu'il me blesse ou que je le blesse, le mariage est rendu bien difficile, car enfin Lucie m'aime trop et ne l'aime pas assez pour me sacrifier tout à fait… L'insulter gravement?… Il est indispensable que le vrai motif de mon antipathie ne soit pas deviné, par elle au moins… Bonnivet a bien toujours cet air d'impertinence, même avec moi, dont je puis prendre prétexte…»

En songeant ainsi, Maurice se sentait troublé par cette horreur de l'action qui est commune à tous les solitaires et particulièrement aux amoureux chez qui la maladie habituelle de la sensibilité tarit profondément les énergies. Une agonie le terrassait à l'idée de l'affront qu'il devrait infliger à son rival, devant des spectateurs. Ces accès de timidité aboutissent, chez ceux qui les traversent, ou bien à une paralysie entière du vouloir ou bien à des fureurs de résolution effrénée. Ce fut le cas pour le cousin de Lucie, qui finit par se diriger du côté de Florence en proie à la fixe idée de rencontrer son ennemi et d'en finir ce soir même avec ses doutes:

—«Je le verrai et la circonstance m'inspirera.»

Il alla d'abord tout droit au cercle. Ce fut avec un battement de cœur qu'il poussa la porte qui donnait entrée dans la salle de jeu. Il venait d'entendre la voix de Bonnivet qui disait:—«Le roi…»—Le marquis jouait à l'écarté avec un autre Français de passage à Florence comme M. Louis Servin, recommandé à Bonnivet comme M. Servin, et comme lui tributaire de l'adroit joueur. Cinq autres personnes se trouvaient dans le salon, qui causaient, suivaient les détails de la partie, dépliaient et repliaient des journaux.

—«Bonjour, Maurice,» fit le marquis avec son plus amical sourire dès qu'il vit entrer le jeune homme. Ce dernier répondit à cet accueil de la façon la plus froide, et il se mit à lire un journal à son tour, afin de se donner une contenance. Tenant droite devant lui la hampe autour de laquelle s'enroulait l'imprimé, il réfléchissait, avec une ardeur de fièvre, à la façon dont il exécuterait son projet:

—«Le frapper au visage devant tout ce monde, je ne le peux pas, on m'enfermerait comme fou et il refuserait de se battre…»

Il regardait alors son ennemi par derrière, cette tête joliment coiffée, le col blanc, un peu haut, pour cacher les rides, la ligne bien tombante des épaules. Un geste que le marquis faisait avec sa belle main, au petit doigt de laquelle luisait une large émeraude et un serpent d'or, donna soudain une tentation à Maurice. Bonnivet, tout en jouant, fumait un cigare qu'il posait parfois, pour donner les cartes, sur un cendrier de métal placé à côté de lui. Maurice se leva, passa tout près de la table et du bout de la hampe qui tenait son journal, fit tomber le cigare à terre. Puis il se retourna et regarda le marquis fixement sans prononcer une phrase d'excuse. Bonnivet, qui crut à une distraction, sortit simplement un nouveau cigare de sa poche, l'alluma et recommença de jouer. Au moment où il venait de poser ce second cigare sur le cendrier, comme le précédent, Maurice repassa du même côté; du bout de la hampe, il fit encore rouler le cigare. Bonnivet ne put retenir un geste d'impatience.

—«Maladroit…,» dit-il en ses dents.

Et tout haut:

—«Voyons, Maurice, on dirait que vous le faites exprès.»

—«Monsieur le marquis,» répliqua Maurice avec un tremblement dans la voix, «je vous défends, entendez-vous bien, je vous défends de me parler sur ce ton.»

L'accent dont cette phrase fut prononcée contrastait si fort avec les manières connues de Maurice, et d'autre part le marquis passait pour un homme si chatouilleux sur le point d'honneur, que toutes les personnes présentes attendirent avec une curiosité singulière la réponse et l'issue de cette altercation subite. Bonnivet avait été surpris lui-même de telle sorte, qu'il demeura une minute sans pouvoir articuler une parole. Il aperçut la vérité comme dans un éclair: Maurice aimait sa cousine, et lui cherchait querelle pour empêcher le mariage.

—«Essayons de voir où il en veut venir,» se dit le marquis. «J'ai fait mes preuves… Pour une fois, soyons endurant.»

Ce fut donc avec une douceur extraordinaire qu'il répliqua, comme un maître indulgent qui parle à un élève:

—«Vous ne vous possédez pas, Maurice, ou bien vous m'avez mal entendu.»

—«Je vous ai entendu parfaitement, je me possède parfaitement,» repartit l'autre, «je vous répète que votre ton me déplaît, et ce n'est pas d'aujourd'hui. Je vois que vous commencez à en changer… C'est fort heureux… On s'instruit à tout âge…»

—«Messieurs,» dit le marquis que la colère gagnait, quoiqu'il en eût, et qui voyait le jeune homme décidé à pousser l'algarade jusqu'au bout, «je vous demande pardon de cette scène regrettable.—Dans une heure, monsieur,» continua-t-il en s'adressant à Maurice, «deux de mes amis auront l'honneur d'aller vous demander sur quel ton vous désirez que je vous parle.»

—«Et j'aurai l'honneur de les faire se rencontrer avec deux des miens,» dit Maurice en s'inclinant et se retirant.

—«C'était à moi de donner,» fit le marquis à son partner en rallumant un troisième cigare; «finissons notre partie, voulez-vous?»

Et tout en battant les cartes, il se disait à lui-même: «La sotte aventure! Ce jeune insensé n'en voudra pas démordre. Il faudra se battre. Est-ce triste? Bah! Monsieur mon futur cousin en sera quitte pour quelques gouttes de sang. Nous nous réconcilierons sur le terrain. J'expliquerai à Lucie que je l'ai ménagé à cause d'elle. Mais les coups d'épée ont de tels hasards! J'aurais dû prévoir cette folie. Ce gamin la dévorait des yeux,—un enfant!… On ne saurait penser à tout, dit le proverbe… N'importe,—je réussirai…» Et la partie finie, il se leva pour s'entendre avec deux des personnes qui étaient là et qui avaient tout vu.—«L'épée, le gant de ville, au premier sang et demain matin.» C'est par ces mots qu'il leur résuma toutes ses intentions au cas où ils échoueraient dans toute tentation conciliatrice, et toujours il en revenait à cette phrase:—«La sotte aventure!»

IX

C'était un mardi que cette scène avait eu lieu, et, le jeudi soir, deux femmes allaient et venaient presque affolées dans la villa Wérékiew. L'une était Mme Olivier, l'autre Lucie. Le marquis avait eu raison de redouter les hasards des coups d'épée. Dans ce malheureux duel, une charge à fond de Maurice, assez bon tireur quoiqu'il ne pratiquât guère, avait contraint Bonnivet à une riposte aussi vigoureuse que l'attaque. Le jeune homme était tombé, frappé gravement. La mère, folle de douleur, trouvait à peine la force de vaquer aux soins ordonnés par le docteur qui avait déclaré ne pouvoir encore se prononcer. Elle venait de se trouver mal au moment d'aller dans la chambre de son fils afin de le veiller.—«J'irai,» avait dit Lucie. Le sommeil, lorsqu'elle y pénétra, avait clos les yeux du jeune homme, qu'elle regarda longtemps, si pâle du sang qu'il avait perdu: «Et pourquoi s'est-il battu?» se demandait la jeune femme. Prévenue par un mot du marquis, elle avait en vain supplié Maurice de laisser arranger l'affaire, et elle n'osait pas voir en face la terrible vérité. Tandis qu'elle regardait autour d'elle, le visage même de la pièce paraissait répondre à cette question. Sur les murs encombrés de photographies, que retrouvait-elle? Des souvenirs de voyages faits avec elle. Sur la table posée en travers et devant la fenêtre, de façon à pouvoir regarder le jardin où elle se promenait si souvent, quels portraits étaient placés, dans les cadres qu'elle lui avait donnés? Des portraits d'elle, une dizaine, correspondant aux diverses phases de sa vie. Elle était là toute petite fille, en cheveux flottants, de profil,—puis de face, et jeune fille dans un petit déguisement où elle avait joué la comédie, «en Pierrette triste,» disait Maurice,—et puis encore jeune fille, et puis jeune femme, et puis telle qu'elle était à Florence. Aucun des objets qui garnissaient cette table n'était étranger à son souvenir. Elle reconnut un porte-plume, qui avait été un accessoire de bal dans une fête où elle avait justement dansé le cotillon avec son cousin. Un nœud de ruban qu'elle avait porté se fanait, suspendu au-dessus du petit cadre à marquer les jours. Elle s'assit à cette table et ouvrit le buvard distraitement. La première chose qu'elle vit fut une lettre fermée sur laquelle Maurice avait écrit son nom à elle. Le cœur serré, presque avec épouvante, elle brisa le cachet, un cachet où elle pouvait encore se retrouver, car elle avait choisi pour Maurice la pierre gravée dont l'empreinte, une Diane chasseresse, se voyait sur la cire, et elle lut cette lettre, dont l'écriture hâtive lui fit mal:

«Mercredi, une heure du matin.

«Si tes yeux tombent jamais sur ces lignes, Lucie, hé bien! c'est que jamais, jamais plus ces beaux yeux que j'ai tant aimés, ne rencontreront les miens, et alors tu ne pourras pas m'en vouloir de t'avoir écrit ce que je t'écris, et, pour une fois, pour la première et la dernière, il m'aura été permis de sentir tout haut devant toi. Ah! sweet lady of my heart,—vois, je n'ose pas te dire dans notre langue de chaque jour le nom que je t'ai donné dans ma pensée,—ce que je t'écris là, je serais mort avant que ma bouche en pût proférer seulement une syllabe. Mais si je suis mort quand tu liras cette lettre, et mort à ton service, comme les chevaliers d'autrefois mouraient pour leur dame, il faudra bien que tu penses à moi un peu autrement qu'à un enfant malade,—oui, mon aimée, il le faudra, et cette seule idée me rend presque douce la perspective de la rencontre de demain.

«Vois, je t'écris sans fièvre,—bien posément,—pour t'expliquer le secret de ma vie; et, de toute cette longue souffrance répandue sur des années, je ne peux rien, presque rien exprimer maintenant. Tout me paraît contenu dans une phrase que je te dis parce qu'elle est au passé, que je n'aurais jamais osé te dire au présent: je t'ai aimée, Lucie, depuis tant de jours!—Te rappelles-tu ton mariage? Tu traversais l'église avec ton visage sérieux et fier. L'orgue entonnait une marche triomphale. Tu n'as pas cherché du regard le jeune homme qui n'avait pas voulu prendre place dans le cortège, parce qu'il savait qu'il pleurerait trop; et que ces larmes-là devaient couler, comme coulaient les miennes, dans l'ombre de l'église, et non sous les yeux des indifférents!—Oui, je t'aimais, alors comme aujourd'hui, avec adoration et avec désespoir. Ce qui faisait mon supplice, ah! ma chère âme, comprends-moi un peu, c'est que tu m'aimais, toi aussi, d'une manière qui ne devait jamais changer. Quand tu me souriais si doucement, quand tu me caressais les cheveux avec la main, quand tu venais dans ma chambre, quand tu m'emmenais partout avec toi dans ta voiture, ce que je sentais avec une douleur mêlée de si folles délices, c'était une tendresse venue de toi, qui devait demeurer celle d'une sœur. Mais, moi, ce n'était pas comme un frère que je t'aimais. Et que je t'aimais! Avec quels bonheurs, malgré tout, j'ai vécu auprès de toi depuis ton veuvage,—oui, malgré tout,—car si tu ne m'aimais pas, tu n'aimais personne! Je souffrais certes de jalousie, mais je savais bien, au fond, que tu restais libre.—C'est parce que je ne peux pas supporter l'idée que tu cesses de l'être que j'ai fait ce que j'ai fait.

«Allons, il faut que je rassemble mes pensées… Oui, c'est la conversation que nous avons eue l'autre jour qui m'a décidé. L'amour rend étrangement perspicace, Lucie, on l'a dit souvent, et c'est du premier jour que j'ai deviné dans l'homme avec qui je me battrai demain, le plus dangereux des rivaux. Heure par heure, j'ai suivi son plan pour s'approcher de toi, la tactique habile par laquelle il s'est tour à tour débarrassé de ceux qui pouvaient gêner, non pas son amour, mais son ambition!… Que tu fusses mariée à un autre, c'était déjà une douleur à ne pas la supporter; mais mariée à un homme qui ne voulait de toi que ta fortune! Non, ma douce aimée, tu ne te rends pas compte de l'étude que j'ai faite du caractère et du passé du marquis pour arriver à cette certitude. Et c'est lui que tu aurais épousé, que tu épouserais si je n'agissais! Il fallait mettre entre lui et toi quelque chose d'irréparable. J'ai pris le moyen le plus rapide. Dans quelque douze heures, ma cousine, et qui m'aime, ne pourra se marier avec l'homme que j'aurai blessé ou qui m'aura blessé,—qui m'aura tué peut-être. Mais si tu savais la joie profonde que j'éprouve à exposer ma vie pour que tu ne sois pas la proie de celui qui allait s'emparer de toute la tienne! Tu te moquais souvent de mon caractère romanesque, et c'est vrai que je n'ai pas été absolument pareil aux autres. Mon existence, à moi, s'est tout entière dépensée à rêver de toi, auprès de toi, à t'aimer dans des agonies et des extases dont tu n'as rien soupçonné.—Du moins, si je meurs, mon secret ne sera pas mort avec moi et je ne t'aurai pas vue emmenée loin de notre intimité par quelqu'un que je méprise.—Hélas! demeurée seule, peut-être la révélation du sentiment que j'aurai eu pour toi, te touchera-t-elle assez pour que jamais, jamais plus tu ne te laisses prendre à ces hypocrisies de cœur, qui n'ont de commun avec l'amour que les paroles. Moi, ton pauvre Hamlet, comme tu m'appelais en me plaisantant, j'aurai lutté pour toi, mon Ophélie.—Et si je reviens,—peut-être aurai-je alors le courage de te montrer tout mon cœur, et toi, tu ne riras pas de l'enfant qui t'aura prouvé qu'il est un homme et qu'il saurait mourir pour tes chers yeux.—Ah! qu'ils étaient beaux, et que je les aurai aimés!»

Lucie de Nançay lut et relut cette étrange lettre, dont l'enfantillage ne pouvait plus la faire sourire après le dangereux duel qui avait suivi, et elle s'abandonna en arrière sur le fauteuil. Comme un éclair illumine tout un horizon, toute leur vie commune lui apparut à la clarté de cette confidence qui avait failli être un aveu d'outre-tombe, et sous un autre jour. Elle comprit que cet amour dont elle était éprise, dévoué jusqu'à la mort, respectueux jusqu'à là piété, délicat jusqu'au silence, elle l'avait eu auprès d'elle et qu'elle n'en avait rien su, et reprenant la lettre, elle la couvrit de baisers en fondant en larmes. Elle retourna auprès du jeune homme qui dormait toujours et elle le regarda longuement en lui touchant les cheveux d'une main si légère que, même éveillé, il ne l'eût pas sentie. Puis elle marcha de nouveau vers la table et, dans un buvard qu'elle avait apporté elle-même pour écrire, elle prit une autre lettre, très longue celle-là, et qui portait sur son cachet les armes des Bonnivet. C'était celle que le marquis lui avait envoyée le jour même et par laquelle il lui demandait de la revoir pour lui expliquer de vive voix l'état d'angoisse où il se trouvait lui-même. Elle approcha cette lettre de la bougie et la brûla,—puis, revenant vers le lit du blessé:—«Ah!» dit-elle, «il est bien jeune. Je vieillirai avant lui… Et cependant!…» Et sentant les larmes lui venir de nouveau, elle mit la main sur son cœur comme pour en contenir le battement et elle dit tout bas: «Ah! mon Dieu! ne le laissez pas mourir… Je sens que je l'aime!»

Houlgate, août 1885.

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