Nouveaux Pastels (Dix portraits d'hommes)
IX
Corsègues
Il existe à Paris, et surtout dans un certain monde, des traditions de plaisir auxquelles nous nous obstinons tous, vous comme moi, même quand ces traditions nous représentent presque avec certitude la pire des corvées: celle de l'amusement avorté. C'est ainsi que je me trouvais cette nuit-là, qui était celle de Noël, réveillonner en nombreuse compagnie dans un salon d'un restaurant à la mode. Je désignerai assez l'endroit aux connaisseurs en géographie boulevardière, quand j'aurai dit qu'un petit groupe de monarchistes intransigeants s'y réunit d'habitude. Aussi le propriétaire du restaurant ne cède-t-il que rarement et aux personnes de sa clientèle préférée cette pièce, d'ailleurs étroite, et tour à tour étouffante ou glacée, que préside un buste de monseigneur le comte de Chambord placé en permanence sur la cheminée. Durant la nuit dont je parle et qui ne remonte pas à beaucoup d'années, ce marbre, sculpté à l'effigie mélancolique du plus pur et du plus inefficace des princes, contemplait un spectacle moins pur mais aussi mélancolique, certes, que lui:—un souper triste! Nous avions tous été priés par une excellente fille, la petite Marguerite Percy, qui gagne aujourd'hui ses quarante mille francs par mois, à courir les théâtres des États-Unis. Elle se contentait alors d'être au Palais-Royal la plus gamine des divettes, une vraie comédienne, capable de jouer tous les rôles et tous avec un je ne sais quoi très à elle, et les tendres et les moqueurs et les spirituels et les bouffons. Elle venait de remporter un de ces triomphes, comme on en remporte à Paris, aussitôt oubliés mais retentissants comme un scandale, en mimant, dans une Revue de fin d'année, l'Armée du Salut. Vous la rappelez-vous avec son visage où il y a du gavroche et du songe triste, avec l'ombre d'un grand chapeau fermé sur ce visage, et sa robe blanche de souple étoffe qui moulait son corps d'éphèbe, et sur cette robe blanche l'effet des gants noirs et ses fines jambes prises dans leurs bas noirs et la sveltesse de ses pieds dans leurs souliers vernis,—et cette gigue qu'elle dansait avec une espèce de furie froide? C'était bien la plus délicieuse parodie de l'Anglaise que l'on ait jamais vue. Il y avait foule dans la petite loge où elle rentrait au sortir de ce frénétique exercice, morte de fatigue, trempée de sueur, le cœur défaillant, pâle sous son rouge à effrayer. Mais la vanité de la comédienne la soutenait et elle répondait par un sourire aux compliments, par une malice aux épigrammes. Voilà pourquoi elle avait, dans les derniers huit jours, prié à ce réveillon non pas vingt personnes, mais cinquante, cent peut-être, elle n'en savait plus rien elle-même, à peu près toutes celles qui étaient venues dans cette loge depuis le jour où elle avait dit à son amant:
—«Veux-tu, mon vieux Gustave? Si nous faisions une fête avec les camarades, pour Noël, on mangerait du boudin blanc, ça porte bonheur pour toute l'année, et on rirait!»
L'a-t-elle prononcée de fois durant la semaine, cette dernière phrase! Les camarades! C'est d'abord pour elle la rivale, la petite comédienne des Variétés, des Bouffes ou des Nouveautés, qui n'a pu y tenir et qui s'est échappée de son théâtre, entre le un où elle joue et le quatre où elle reparaît, pour venir voir Percy danser son pas:
—«Étonnante, Margot, tu es étonnante… Tu sais, moi, je suis franche, je ne t'aimais pas dans la pièce d'avant… Mais cette fois, ça y est, et en plein…»
—«Tu es gentille, toi,» répond Marguerite, d'un air moitié figue et moitié raisin. Puis un coup de griffe pour ne pas être en retard: «Est-ce que c'est vrai qu'Alfred se marie?»—Alfred est l'ancien amant, toujours aimé, de la petite actrice.—Puis un remords de cette question méchante: «Qu'est-ce que tu fais de ton soir de Noël? Viens donc réveillonner avec nous. On mangera du boudin blanc et on rira avec les camarades!…»
Les camarades? C'est encore le clubman, plus ou moins lié avec Gustave, qui débarque dans la loge, le bouquet à la boutonnière, astiqué, lustré, cosmétiqué, mais le chapeau en arrière et roulant un peu pour avoir bu à dîner une bouteille de léoville en trop. C'est le journaliste auquel on sourit pour obtenir un nouvel «écho» très aimable. C'est un écrivain auquel on voudrait beaucoup extorquer un rôle. C'est un ancien «caprice.» C'est un véritable ami, de ceux qui demeurent, comment? pourquoi? dévoués à ces bohémiennes sans leur avoir jamais baisé le bout du doigt. Et c'est la connaissance de hasard comme moi. Et c'est l'amant possible de demain, quand Gustave n'aura plus assez d'argent pour suffire à la maison.—«Il faut bien qu'on vive, n'est-ce pas?…» Et à tous, elle débite la même phrase modulée avec d'autres nuances, ici gaiement, là coquettement, «… le soir de Noël…, du boudin blanc… On rira…» Sur les cinquante qui ont promis, vingt ont eu la naïveté ou la faiblesse de tenir. On mange bien du boudin blanc, mais de rire, c'est une autre affaire! Les bougies électriques qui simulent d'étranges pistils, dans les calices de cristal du lustre, éclairent d'un jour dur les physionomies rongées de ces forçats de Paris, pressés autour de cette table où les fleurs trop ouvertes vont se faner, où les bouteilles d'eau minérale montrent leur étiquette pharmaceutique à côté des carafes de tisane frappée.—Truffe et Vichy, c'est la vraie devise du «fêtard» moderne.—Marguerite Percy, elle, est de la couleur de la nappe. Elle a joué deux fois depuis vingt-quatre heures, en matinée d'abord, puis le soir, et joué, comme elle joue, avec tous ses nerfs. Elle tient bon pourtant, mais on dirait qu'il ne lui coule plus une goutte de sang dans les veines, tant elle reste pâle, même en se versant verres de champagne sur verres de champagne. Gustave Verdet, qui lui fait face, mordille sa moustache noire, défrisée d'un côté, avec l'air d'un homme qui a subi, avant le souper, un gros coup de perte au poker. Cinq ou six petites grues d'actrices, venues dans l'espérance d'une rencontre fructueuse, ne cachent guère leur déception: elles n'ont autour d'elles que des vétérans de la presse ou des coulisses, ou des messieurs aussi peu lancés dans la fête que le père Ebstein, le changeur, pourquoi diable est-il ici, celui-là?—Noirot, le médecin de Marguerite, pourquoi encore?—Machault, l'escrimeur, pourquoi toujours?… C'est autour de ce repas des silences glacés où partent des rires faux, presque un souper de théâtre, tant c'est lugubre, jusqu'à ce qu'un des convives, le musicien Rochette, a l'idée délicieuse de se mettre au piano et d'entonner une chanson:
Le bruit de la musique supprime du moins les inutiles efforts vers une conversation générale, et elle permet aux apartés de naître. Le souper s'anime un peu, tous commençant de causer à mi voix de leurs affaires particulières. On n'entend plus la voix fatiguée de Marguerite interpeller tour à tour les convives. «Dis donc, Machault, raconte-nous donc ton duel avec Figon, c'était si drôle.—Dites donc, père Ebstein, racontez-nous l'histoire de l'Alsacien qui avait mal à l'estomac, c'est à mourir.» Et puis, l'interpellé s'exécute et personne ne rit… Avec l'accompagnement tour à tour tintamarresque et sentimental du piano et de la voix qui chante, les soupeurs fatigués se raniment. D'autres femmes arrivent, des comédiennes qui réveillonnaient, elles aussi, dans un autre salon. Ayant appris que Percy est là, elles ont quitté une table où elles s'ennuyaient sans doute autant que nous. Il n'est pas jusqu'à la fumée des cigarettes et des cigares enfin allumés qui ne contribue à réchauffer la fin de cette fête si mal commencée, en ouatant d'une atmosphère bleuâtre et transparente la clarté crue de l'électricité. Malheureusement, il est plus d'une heure, et les gens qui ont à travailler le lendemain matin,—j'en suis, hélas!—profitent du petit tumulte produit par l'entrée des nouvelles venues pour s'esquiver sans être aperçus de Marguerite. Au vestiaire, et tandis que j'attends mon pardessus, je me heurte au docteur Noirot qui s'échappe aussi, et, comme nous descendons l'escalier de compagnie, je ne peux me retenir de soulager ma mauvaise humeur:
—«Ah! docteur,» lui dis-je, «penser que c'est vous la cause de cet absurde souper! Était-il assez raté, l'était-il!»
—«Moi la cause?» demanda-t-il, étonné.
—«Mais oui. Mais oui… Voyons, vous êtes le médecin de la petite Percy, et vous lui permettez de passer les nuits, et vous vous faites son complice en venant souper à côté d'elle, avec la mine qu'elle a! C'était une morte ce soir, positivement une morte…»
—«C'est vrai,» répondit Noirot en hochant la tête. «Je n'étais guère à ma place, mais elle avait l'air de tant y tenir! Elle me l'a demandé si gentiment; et puis, elle est malade, c'est encore vrai, mais si on changeait quoi que ce soit à son existence actuelle, savez-vous le résultat? Elle mourrait du coup. Ces habitudes parisiennes, c'est comme la morphine. Cela tue à la longue, mais supprimez-les, et crac! C'est la fin… Être malade, c'est toujours une façon de vivre.»
—«Je vous vois venir,» repris-je en riant, «vous êtes le médecin qui conseille l'eau-de-vie à l'ivrogne, le tabac au fumeur, les femmes au débauché…»
—«Pas tout à fait,» répondit-il sérieusement, «mais presque… Le proverbe n'a pas si tort: une habitude est ce qui ressemble le plus à une nature… Il en vaudrait mieux de bonnes. Les mauvaises sont encore une force qui soutient la bête.»
—«Au moins, vous êtes un original, vous,» lui dis-je. «J'ai mis du temps à m'en apercevoir, mais aujourd'hui j'aime beaucoup à causer avec vous.»
Nous étions sur le boulevard, comme je lui servais ce maladroit compliment, exprimé, pour comble de gaucherie, avec une brusquerie équivoque. Ni ma phrase ni mon ton ne parurent lui plaire, car, à la lumière du bec de gaz sous lequel nous nous préparions à prendre congé l'un de l'autre, je vis un froissement de susceptibilité courir sur son visage: ses sourcils trop fournis se contractèrent un peu, sa bouche rasée aux lèvres longues se serra, et ses yeux d'un gris si vif me fixèrent. Ce ne fut qu'un passage, mais, pour ne pas quitter cet homme que j'estime vraiment de toutes manières sur une aussi déplaisante impression, je lui pris le bras, et, marchant avec lui, le long des boutiques maintenant fermées, dont le 1er janvier tout proche garnissait le boulevard:
—«Oui,» insistai-je, «vous êtes un original. Voyons, un médecin qui n'a jamais voulu être décoré, qui n'essaie les remèdes nouveaux que lorsqu'il en est sûr, qui soigne des comédiennes sans jamais accepter un coupon de loges, ni toucher ses honoraires en nature, et qui ose proférer devant un profane les théories que vous venez d'énoncer!…—C'est-à-dire que vous êtes une bonne fortune pour un romancier… Vous n'y échapperez pas, je vous le promets…» Et, par un retour involontaire sur la fête manquée de laquelle nous sortions: «Savez-vous, docteur, que c'est là ce qui nous manque aujourd'hui, des êtres vraiment personnels à peindre, des individus qui soient des individus, de petits univers à part?… On trouve encore du tempérament de-ci de-là, de la grosse fougue instinctive qui se prend pour de la nature. Mais des caractères qui aient une saveur intense, c'est comme du bordeaux authentique, on n'en fait plus… Tout se banalise, jusqu'à la débauche. Les viveurs, tous les mêmes. Les filles, toutes les mêmes. Les amours d'aujourd'hui, tous les mêmes. Voyez les joujoux que l'on vendra demain dans ces baraques. La veille du jour de l'an, vingt mille petits Parisiens s'amuseront avec le même pantin… Ce monde contemporain, quelle usine à médiocrités!…»
—«Vous avez eu tort de manger du foie gras,» répondit le docteur avec flegme: «Vous ne le digérez pas… Au lieu de rentrer chez vous en voiture, voulez-vous que nous marchions, puisque nous sommes à peu près voisins?… Cela vous permettra de dormir sans trop de cauchemars… D'ailleurs vous venez de toucher là, chez moi, une corde sensible… J'ai le regret d'être d'un avis absolument contraire au vôtre et de croire que les passions fortes sont tout aussi fortes, davantage peut-être, j'irai jusque-là, dans nos races soi-disant épuisées, les caractères tranchés aussi tranchés, les personnalités vives aussi vives et les tragédies privées aussi fréquentes qu'aux temps préconisés par votre romantisme et celui de vos amis. Seulement, il y a plus de tenue et plus de silence sur tout ce qui s'étalait autrefois au grand jour… Si vous saviez combien vous en coudoyez de ces drames vivants auprès desquels vos drames imaginés sont des enfantillages, et vous ne les soupçonnez pas!…»
Quand un homme qui n'est pas de la profession laisse tomber une phrase pareille, gare à l'anecdote et au «sujet de roman!» Il se ménage d'ordinaire son petit récit, lequel est, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, d'une redoutable insignifiance. Mais avec son masque de sorcier à lunettes, tout en os, en maxillaires, en menton et en nez, le docteur Noirot m'a paru depuis longtemps un de ces physiologistes qui savent voir l'animal humain tel qu'il est. Je lui ai dû, à diverses reprises, des notes précieuses, et je l'encourageai au «document.»
—«Vous n'êtes pas le premier médecin à qui j'entends tenir un pareil discours,» insinuai-je, «puis, quand il s'agit de vous détailler un de ces drames extraordinaires, plus personne…»
—«Et le secret professionnel?» dit Noirot. «Pourtant,» ajouta-t-il après une pose dont je ne devinai pas si elle était sincère et s'il réfléchissait, ou jouée et s'il amorçait ma curiosité, «il y en a un, parmi ces drames de la vie réelle, que j'ai l'envie de vous conter. C'est sans doute l'anniversaire qui veut cela. Je n'ai que cette histoire dans la tête depuis quelques heures. C'est un peu pour ne pas y penser que j'étais venu à ce souper. Et voilà que je vous en parle. Vous souriez de cette logique… Vous sourirez moins tout à l'heure… N'avez-vous jamais rencontré de par le monde un certain baron de Corsègues?»
—«Comment donc?» répondis-je, «un petit, l'air mauvais, couleur de cigare, toujours rageur, un pilier de tripot avec cela… Nous avons même failli nous brouiller parce qu'à une partie au cercle, où je me trouvais auprès de lui, je me permis de plaisanter à haute voix. Il prétendit que j'avais porté la guigne au tableau. Nous échangeâmes quelques mots aigres, et puis Machault justement m'expliqua qu'il était devenu tout à fait braque depuis une atroce aventure: une jeune femme qu'il adorait, dont la sortie de bal avait pris feu et qui fut brûlée toute vive… Je suis renseigné, vous voyez…»
—«En effet,» reprit le docteur avec ironie; «et vous n'avez rien déchiffré d'autre dans le personnage, ô psychologue!… Peut-être savez-vous aussi que Corsègues est mort l'an dernier d'une maladie de foie? Et voilà enterré un des hommes les plus sinistrement passionnés que j'aie connus et dont je suis sûr, vous entendez, sûr, comme vous êtes là, qu'il avait deux meurtres sur la conscience, pas un de moins.»
—«Vous n'allez pas me raconter qu'il avait mis le feu lui-même à la robe de bal de sa femme,» m'écriai-je.
—«Vous en jugerez,» dit Noirot, sans répondre directement à ma question. «Il y a de cela quinze années. C'est long, quinze années de clientèle à Paris, et l'on en voit des misères!… Pourtant, je n'oublierai jamais comme j'eus le cœur serré lorsque, par une nuit toute pareille à celle-ci, un domestique vint de l'hôtel Corsègues pour m'emmener tout de suite et qu'il me raconta le terrible accident. La jeune baronne avait donné ce soir-là une fête intime à ses deux petites filles et à leurs amies. Vers onze heures, et son monde parti, elle avait distraitement passé près de l'arbre de Noël, dressé au milieu du grand salon, afin d'éteindre une des bougies. Sa robe de dentelles s'était enflammée à une des bougies qui descendaient jusqu'à terre. En une minute, le feu l'avait enveloppée et maintenant elle était à l'agonie. Oui, voilà ce que me raconta cet homme dans le coupé qui nous emportait. Je l'avais fait monter avec moi pour avoir tous ces détails, que vous auriez pu lire dans les journaux de l'époque, et sur lesquels, à cet instant, il ne me vint pas un doute.—«Et les enfants?» demandai-je.—«Ils dorment,» répondit le domestique.—«Et M. de Corsègues?»—«Monsieur ne quitte pas la chambre de Madame. Il est debout à la cheminée. Il ne dit pas un mot. Je ne serais pas étonné s'il devenait fou…» Pour vous faire comprendre quelles émotions soulevaient en moi ces quelques phrases, il faut vous avertir que j'avais toujours été un peu amoureux de la baronne Alice,—c'était son nom,—depuis le jour où le docteur Chargebras, mon maître, m'avait envoyé chez eux, comme tout jeune médecin… Quand je dis amoureux! Ce sentiment d'un ex-interne à peine sorti de la salle de garde avait surtout consisté dans une admiration intimidée pour cette grande dame aux yeux d'un bleu si clair dans un visage si fin, et joli, et des mains comme fragiles, et une grâce même dans cette demi-familiarité des indispositions, si peu propice à la grâce! Et puis, je l'avais plainte, la pauvre femme, d'être mariée à ce mari. Non qu'il fût mauvais pour elle; au contraire, il semblait l'aimer… Vous me comprendrez, trop l'aimer, et c'était justement le genre d'hommes qu'il ne faut pas unir à ce genre de femmes. Lui, vous l'avez connu, brun, velu comme un ours, l'haleine âcre, un fauve. Elle, vous allez rire de mon vieux mot: une sensitive. Je ne sais pas, entre parenthèses, de comparaison plus scientifiquement exacte que celle de cette plante qui frémit au moindre contact avec ces créatures si nerveuses et qu'un geste brusque, un son de voix dur, une brutalité quelconque remuent des pieds à la tête. Les paupières battent, les lèvres tressaillent, une pâleur subite décolore le visage. Le mari ne le remarque même pas, mais nous autres médecins, nous savons qu'en ce moment toute la circulation de la pauvre femme est arrêtée, que son cœur lui fait mal, que sa gorge se serre à l'étouffer, et il a suffi de cette interpellation du même mari: «Ah! docteur, vous arrivez bien… Vous allez me gronder cette malade-là…»
—«C'est délicieux à fréquenter, des femmes de cette espèce,» dis-je en riant…
—«Ah! si vous aviez connu la baronne Alice!» reprit Noirot. «Si vous l'aviez vue marcher légère dans la chambre d'une de ses petites filles quand l'enfant était malade, et si vous l'aviez retrouvée, comme je la retrouvai, par la nuit de Noël dont je vous parle, tordant son pauvre corps dans les souffrances de la plus atroce des agonies! Cette chambre, où les moindres détails attestaient le raffinement d'une existence comblée, étalait maintenant le désordre des heures de panique. Les lambeaux de la toilette que la mourante avait portée dans la soirée gisaient çà et là, arrachés par des mains affolées, et une odeur d'étoffe brûlée me saisit à la gorge aussitôt entré. Plus rien des pudeurs coquettes dont la femme élégante entourait ses moindres bobos. Le corset coupé avec des ciseaux traînait dans un coin, les bas de soie déchirés dans un autre. On l'avait enveloppée de linges pour étouffer l'incendie, puis aussitôt dévêtue au milieu des cris terribles que l'atrocité des brûlures dont elle était couverte avait dû lui arracher. Ses heures étaient comptées. On ne pouvait plus que lui adoucir sa mort!… Tandis que je vaquais à ce devoir avec l'espèce de tremblement intérieur qui nous remue plus souvent que vous ne le croiriez, devant certaines extrémités de douleur humaine, je fus saisi d'une seconde impression, très différente de la première, mais peut-être aussi tragique. Je sentis que le drame matériel et visible, ce drame d'agonie où j'étais acteur, se doublait d'un autre, et que cette femme si effroyablement atteinte dans sa chair, était la victime d'une épouvantable crise intérieure. C'est l'a b c du diagnostic, de discerner dans un malade la force de réaction morale. Mme de Corsègues était secrètement en proie à une lutte de sentiments si violente que même l'angoisse physique la plus affreuse qui soit n'en triomphait pas. Quelle lutte? Quels sentiments? Que son mari s'y trouvât mêlé, je n'en pouvais douter à voir l'expression de ses regards, lorsqu'elle rencontrait les yeux du baron qui, debout contre la cheminée, et tel que l'avait décrit le domestique, semblait immobilisé dans une attitude de sombre attente. Il m'avait dit à peine deux mots quand j'étais arrivé, et d'une voix si sourde qu'elle n'avait plus d'accent. Il continuait de se taire, les bras croisés, la face comme durcie et serrée. Non, ce n'était pas l'homme que j'avais vu à mes autres visites, lorsqu'il me faisait venir pour une simple migraine de la jeune femme, toujours brusque, toujours quinteux, mais montrant une sollicitude bonasse et grondeuse, et si inquiet qu'il en était gênant. Il voulait, il exigeait que je lui expliquasse l'effet des moindres remèdes. La foudroyante soudaineté de la catastrophe l'avait-elle en effet bouleversé au point de lui donner un de ces accès de stupeur, espèce de coma momentané qui s'observe dans certaines crises? J'ai ainsi entendu un de mes amis,—vous l'avez bien connu, ce pauvre Chazel, le grand mathématicien,—qui avait perdu en trois jours une femme idolâtrée, ne prononcer qu'une phrase, toujours la même: «On enterre Hélène demain matin… C'est extraordinaire…» Mais non, les prunelles de Corsègues, ces prunelles si noires dans ce teint bistré que vous vous rappelez, brillaient d'un sauvage éclat qui, à de certaines secondes, ressemblait à du défi, à du triomphe! La baronne avait demandé un prêtre qui tardait à venir; par instants elle le nommait encore. A la première de ces demandes, Corsègues avait rompu le silence dont il était comme enveloppé pour me dire, de sa même voix sourde: «Il a fait répondre qu'il venait…» Et il n'avait pas bougé, lui que je savais pratiquant, presque dévot. Cela me parut prodigieux qu'il vît sa femme si mal et qu'il ne se souciât pas davantage de lui assurer les derniers secours… Cependant, l'agitation de la mourante augmentait à mesure que les narcotiques dont j'avais fait usage pour la calmer commençaient leur œuvre. Elle luttait contre eux, je le sentais. Je sentais aussi qu'elle voulait parler, qu'elle avait besoin de crier une certaine phrase et je l'entendais qui retombait sur son lit en disant: «Je ne peux pas…» Ce que je vous raconte aujourd'hui dans ce détail, je ne le saisis pas ainsi dans cette sinistre veillée. J'étais trop occupé par des soins immédiats pour que ma sensation aboutît à un raisonnement très net. Les narcotiques, d'ailleurs, gagnaient du terrain. L'anxiété affolée de cette âme cédait comme la douleur du corps, et la pauvre femme s'assoupissait peu à peu. Je vous passe la description de ses dernières heures, durant lesquelles elle ne reprit pas connaissance. Je lui évitai du moins le retour des tortures auxquelles je l'avais trouvée en proie. J'aimerais mon métier, voyez-vous, quand il n'aurait pour lui que cela, d'adoucir l'horreur du suprême passage, dans les circonstances désespérées…»
—«Je comprends,» lui dis-je. Comme de raison, ce que j'apercevais surtout dans son histoire, c'était l'acte, cet acte féroce qu'il avait prêtée au baron, et je l'y ramenais pour qu'il ne s'en écartât pas, sous l'influence d'une crise de sentimentalisme professionnel, «dans son délire, elle a dénoncé son mari qui l'avait brûlée par vengeance…»
—«Vous n'y êtes pas,» reprit Noirot. «Lorsque je quittai l'hôtel, cette nuit-là, et que je passai dans le grand salon devant l'arbre de Noël, maintenant éteint, auquel la robe de la malheureuse femme avait pris feu, pas un seul mot ne s'était échappé de sa bouche qui pût me mettre sur la voie de la vérité. Je ne la soupçonnais même pas, cette vérité. Je me disais: «Ce ménage allait mal. Elle aimait sans doute quelqu'un. Elle avait un amant, le baron le savait et le supportait à cause des petites filles. Il s'est vengé en empêchant qu'elle ne revît cet homme avant de mourir ou qu'elle ne lui fît tenir un adieu.» Puis, je repoussais même cette idée. Bien qu'un ancien carabin ne doive guère nourrir de préjugés sur la vertu des femmes, j'avais trop profondément respecté Mme de Corsègues, pour admettre ainsi, sans preuves, qu'elle se fût donnée à quelqu'un. Que voulez-vous? Précisément, parce que nous ne nous payons pas de phrases, nous autres, et que ce grand mot: l'Amour, nous représente l'acte physiologique dans sa simplicité animale, nous éprouvons devant ce que vous appelez, vous, du nom magnifique de passion, de ces dégoûts qui vous étonnent. Mais ce que j'ai pensé ou senti à la suite de cette cruelle agonie, n'intéresse pas la suite de mon histoire. Soyez patient. J'y arrive… Pas beaucoup de temps après la mort tragique de Mme de Corsègues, je commençai de voir venir assez assidûment à mes consultations un client qui m'avait été envoyé par le baron lui-même, six ou sept mois auparavant. Il n'eut pas besoin de me rappeler ce détail. Son nom m'avait frappé, par un air de rareté. Vous savez, on dit: «Tiens, un nom de héros de roman…,» et puis, neuf fois sur dix, on se trouve en présence d'un gros et lourd garçon, qui vous fait penser à une bouchère qui porterait comme prénom Yseult!…»
—«J'ai bien connu,» l'interrompis-je, «chez un sculpteur, une bonne à tout faire qui s'appelait Yolande Rosemonde, et une patronne de brasserie, à Montmartre, qui répondait au nom de Paule Meure…»
—«Mon client était moins poétiquement baptisé,» reprit le docteur. «Il s'appelait Pierre de Créance, et, quoiqu'il ne portât pas de titre, il appartenait à une assez vieille famille dont Montluc parle dans ses mémoires. C'est lui-même qui me raconta cela, je ne me souviens plus dans quelle occasion, au cours des causeries que nous commençâmes aussitôt d'avoir ensemble. Voici comment. M. de Créance arriva donc un jour, dans mon cabinet, le dernier de toute ma consultation. Je vous le répète, il n'y avait pas deux semaines que Mme de Corsègues était morte. Il ne me fallut pas un grand effort pour reconnaître que sa visite était presque inutile. Il venait m'interroger sur des troubles nerveux que je jugeai imaginaires d'abord, puis simulés quand je le vis traîner un peu une fois la consultation finie… J'étais un peu pressé cette après-midi-là, et je me rappelle mon impatience devant son obstination à rester, jusqu'au moment où il prononça le nom de la baronne Alice. Dans l'éclair d'une intuition irrésistible, je compris alors qu'il n'était venu que pour cela, poussé par quel sentiment? Toutes les imaginations qui m'avaient traversé la tête depuis ma veillée au chevet de la mourante, me saisirent de nouveau devant la curiosité de ce jeune homme. Je le regardais tandis qu'il me parlait de cette tragédie où je m'étais trouvé mêlé, un peu comme les chœurs de théâtre,—mais mêlé tout de même. Avec sa nature si évidemment fine et un peu appauvrie, avec ses manières délicates, sa voix douce, avec le charme féminin qui émanait de tout son être, avec ses yeux bleus dans un visage au teint fragile, à la barbe rare, il aurait presque pu être un frère, un cousin au moins de la pauvre morte. C'était physiquement le mâle de cette femelle, une créature qu'elle devait aimer d'instinct, comme elle devait d'instinct haïr Corsègues. A des systèmes nerveux comme avait été le sien, il faut plus de caresse que de force, plus de tendresse que de désir, enfin, un mari ou un amant doit être un peu un ami, presque une amie. Mme de Corsègues avait-elle eu un roman avec M. de Créance? Ce roman avait-il été innocent ou coupable? La première visite du jeune homme et surtout celles qui suivirent n'étaient explicables que s'il l'avait, lui, aimée? Mais je me heurtai tout de suite à un fait qui ne me permettait pas de mettre ensemble mes diverses hypothèses. J'avais diagnostiqué, dans la chambre de l'agonisante, un mystère de vengeance entre elle et son mari. Puis ce que je savais des éléments de divorce cachés dans l'animalité de ce ménage, m'avait conduit à supposer un amour défendu chez la jeune femme et la connaissance de cet amour chez le mari. M. de Créance venait de m'apparaître comme le troisième personnage de ce drame,—et tel que mon induction l'eût supposé si j'avais dû dépeindre l'amant de Mme de Corsègues. Je comprenais qu'il avait besoin, oui, besoin, comme on a faim et comme on a soif, de savoir jusqu'aux plus petites circonstances de cette mort affreuse. Mais s'il y avait eu un véritable drame, s'il avait été, lui, soit l'amant, soit l'ami passionnément aimé de la morte, et si le mari l'avait su, comment continuait-il, une fois la femme morte, d'être le familier de la maison, l'ami intime du mari? Je le constatais à chacun de nos entretiens. Car je vous répète que, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre, il arrivait sans cesse à mes consultations. Sans cesse aussi il essayait de m'attirer, par quelque politesse que mon existence de travail ne me permettait guère d'accepter: c'était une invitation à dîner, une loge au théâtre, des gracieusetés à ma vieille mère qui vivait encore, enfin tout le manège d'un homme qui rêve de s'introduire dans l'amitié d'un autre, et vous pensez bien que je n'avais pas la naïveté de croire ces gentillesses d'attentions désintéressées…»
—«Vous aviez peut-être tort,» lui dis-je; «un homme qui a aimé une femme et qui l'a perdue, est quelquefois sincère dans ses effusions pour ceux qui la lui rappellent. Et ç'aurait pu être là une explication encore pour l'amitié qui unissait ce Pierre de Créance à Corsègues. Un de mes confrères, le plus sensitif des humoristes, Henri Lavedan, a fait une nouvelle délicieuse avec ce culte de deux hommes pour la même morte. Cela s'appelle, je crois, les Inconsolables…»
—«Soit,» dit le docteur, «mais un de ces deux inconsolables-là n'était pas Corsègues. J'ai su depuis que cette face noire ne mentait pas. Il y avait du Maure dans son affaire. Son grand-père, officier de l'Empereur, avait épousé une Andalouse, d'une famille originaire de Grenade, et l'atavisme, voyez-vous, n'est pas un mensonge, quoique les romanciers en aient abusé au point que vous-même vous n'oseriez plus vous en servir. La nature aura toujours ceci de supérieur à l'art qu'elle ne raffine pas sur les moyens et qu'elle emploie les mêmes indéfiniment… Un matin donc, je reçois un mot de M. de Créance qui me disait qu'étant très souffrant il me priait de passer chez lui le plus tôt possible. L'écriture très tremblée du billet me donna une appréhension. Je m'intéressais à ce jeune homme. Son amitié pour moi, quoiqu'elle eût un mobile tout autre que moi-même, m'avait touché. Il avait su être gracieux pour ma pauvre maman. J'aimais aussi le culte discret et douloureux que je sentais si vivant en lui pour la baronne Alice. Mettez qu'il y eût, par-dessus le marché, dans mon cas, un intérêt d'observateur. Il me représentait ma seule chance d'avoir le fin mot de cette sinistre énigme. Bref, je commence mes visites par lui. J'arrive et je le trouve couché dans son lit, et pâle, pâle! Vous parliez de la pâleur de la petite Percy, tout à l'heure. Vous n'avez pas vu ce visage! Nous ne fûmes pas plutôt seuls qu'il rejeta son drap sans rien me dire. Il avait là, entre les deux côtes, une affreuse blessure. Il avait reçu une balle tirée dans la direction du cœur et qui l'aurait tué sur place si, par bonheur, ou par malheur, un tout petit détail ne l'avait sauvé, qui ne ferait pas bien dans un livre, mais c'est ainsi. Le jeune homme portait des bretelles anglaises d'un cuir assez épais qui avait légèrement détourné le coup. L'hémorragie avait dû être extrêmement abondante, car le pauvre garçon avait à peine la force de me parler. On a beau avoir été, pendant la guerre, aide-major dans une ambulance, comme les camarades, et servi de médecin dans quelques duels, dont un suivi de mort, celui de Paul Durieu,—je vous le raconterai un autre jour,—on ne peut pas voir sans émotion une plaie comme celle-là, et sans une demande que vous devinez: «Qu'est-il arrivé? Expliquez-moi…» Le jeune homme mit son doigt sur sa bouche par un mouvement qui lui fut très pénible, car sa bouche se contracta plus douloureusement encore. Ses yeux se tournèrent vers la porte, pour m'indiquer qu'il avait peur d'être écouté: «Plus près… Venez plus près…,» dit-il, et c'est là, penché sur son lit, que je l'entendis me parler d'une voix qui n'était presque qu'un souffle: «Pour tout le monde, je dois être simplement malade… Pour mon valet de chambre, j'ai été blessé en duel… Pouvez-vous me donner votre parole que si je vous dis la vérité, à vous, vous ne dénoncerez personne?…»—«S'il y a assassinat, c'est impossible,» lui dis-je.—«Ah!» fit-il, avec un râle que j'entends encore, «impossible… Je mourrai donc sans avoir pu confier l'enfant au seul homme qui l'aurait défendue…» Vous pensez si cette étrange phrase, prononcée d'un accent de douleur, me remua jusqu'aux entrailles. Je voulus, en ce moment, donner un dérivatif à l'état d'exaltation où je le voyais et procéder au pansement de sa blessure. Il eut l'énergie de me repousser: «Non,» gémissait-il, «laissez-moi mourir…» Il fallut tout essayer pour le sauver; je lui donnai cette parole qu'il m'avait demandée…—Tenez,» ajouta le docteur, «permettez-moi cette parenthèse. Voilà un des cas de conscience de notre métier. Qu'auriez-vous fait à ma place?»
—«Comme vous,» lui dis-je. «Mais c'est ensuite que la difficulté morale aurait commencé pour moi. Doit-on tenir une parole ainsi donnée, quand il s'agit d'un crime? Et si c'est Corsègues qui, après avoir brûlé sa femme, avait encore voulu tuer le jeune homme. Franchement, cette bête sauvage de jaloux méritait les assises…»
—«Oui,» répondit le docteur avec un accent qui me prouva combien, en me racontant cette histoire, sous un prétexte plus ou moins philosophique, il avait surtout cédé au besoin de soulager d'anciennes et toujours douloureuses anxiétés de conscience. «Oui,» répéta-t-il, «Corsègues méritait les assises. Mais les enfants? Pensez qu'il y avait deux filles, deux petites filles que j'avais vues hautes comme cela. Pensez que leurs jolis yeux bleus, de la couleur de ceux de la mère, m'avaient regardé tour à tour avec tristesse, avec sympathie, avec malice, quand elles étaient malades, convalescentes ou guéries. Pensez que je les savais si frêles de santé, si peu capables de vivre parmi des soins mercenaires. Et cette bête sauvage les aimait à la passion, comme un barbare qu'il était sous sa redingote de civilisé. Que de fois il m'avait répondu lorsque je lui reprochais de trop les gâter: «Je suis jaloux de ceux qui les épouseront, je veux qu'elles regrettent toujours la maison…» Si vous vous les étiez représentées comme moi, couchées dans leur lit de bois de rose, si vous aviez vu en pensée leur chambre à coucher tendue d'une étoffe de nuance bleu-pâle, qui était déjà une chambre à coucher de jeunes filles avec mille brimborions épars et les pièces d'argent de leur toilette qui attestaient cette gâterie,—enfin, si vous les aviez senties si heureuses, je vous le jure, vous auriez tenu votre parole à ce bonheur-là, comme j'ai tenu la mienne… Songez aux révélations irréparables que de parler seulement faisait éclater sur ces deux pauvres têtes innocentes: oui, Pierre de Créance avait été l'amant de leur mère. Oui, mes divinations avaient eu raison, une tragédie effrayante se jouait au chevet du lit de la baronne mourante. Corsègues avait acquis la preuve de la trahison de sa femme, comment? Par une lettre surprise? Par une dénonciation de domestique ou d'envieux? Par un hasard? Par un espionnage? L'amant l'ignorait lui-même. Tant il y a que, décidé à se venger et ne voulant à aucun prix que les enfants soupçonnassent la vérité, cet homme à face d'Arabe avait imaginé cette infernale combinaison: au sortir de cette fête de Noël, et après s'être montré à tous, à l'amant lui-même, qui y avait assisté, père joyeux, époux attentif, hôte empressé, il avait en quelques mots écrasé sa femme devant l'évidence de sa faute, puis, avec sa force de torero,—c'était un de ces corps noués de muscles sur des os où il n'y a pas un kilo de chair,—il l'avait saisie et portée vers cet arbre de Noël jusqu'à ce que la robe de dentelles de la malheureuse fût tout en flammes, et puis il lui avait dit: «Dénoncez-moi, maintenant, que vos filles sachent qui vous êtes…»
—«Mais comment Créance a-t-il su cette scène, car ce n'est que de lui que vous la tenez?» interrogeai-je, empoigné par ce récit, pour employer ce mot si banal, mais si juste, au point de ne pouvoir supporter le silence où le docteur était tombé tout d'un coup. Il ne cherchait point à piquer mon attention par cette suspension, je le sentis. Mais l'image de la baronne Alice, comme il l'appelait avec une tendresse cachée, venait sans doute de s'emparer de lui et elle lui faisait un peu de mal.
—«Comment?» répondit-il. «Ne devinez-vous pas que la vengeance de Corsègues n'était pas complète tant qu'il ne l'avait pas dite à l'amant de sa femme. Voilà le mot du problème auquel je m'étais heurté naïvement, niaisement: pourquoi ces deux hommes se fréquentent-ils? Je manquais de la donnée première. On n'imagine pas des férocités de cet ordre chez un personnage que l'on voit aller et venir dans les rues, vêtu comme vous et comme moi, parlant de la politique, des valeurs étrangères, de la pièce en vogue, du froid ou du chaud qu'il fait, comme vous et moi. On a tort, je vous le répète, il n'y a ni comme vous ni comme moi qui tiennent. Il y a des passions aussi violentes, aussi effrénées, aussi implacables, qu'aux temps où les grands singes des cavernes dont nous descendons se faisaient sauter la cervelle les uns aux autres à coups de troncs d'arbres pour les beaux yeux d'une guenuche en train de manger des noix de coco en haut d'un arbre, pendant ce temps-là…»
—«Oh! docteur, vous redevenez par trop docteur…,» fis-je en riant.
—«Enfin,» reprit-il sans me répondre, «les six mois qui suivirent la mort de sa femme furent soigneusement employés par Corsègues à bien convaincre le pauvre Créance de son parfait aveuglement. Il avait son idée, le sombre personnage. L'hiver avait passé, puis le printemps. On était au milieu de l'été. Le veuf était venu prendre l'autre pour dîner ensemble à la campagne dans un coin quelconque. La nuit était divinement belle. Il propose à son compagnon de revenir à pied. Il fallait traverser tout le bois de Boulogne pour rentrer. Et là, dans une allée perdue, il saisit à la gorge ce garçon sans défense, et, acculé contre un tronc d'arbre, il le força d'entendre le récit de tout ce que je viens de vous dire avant de lui tirer en pleine poitrine le coup de pistolet qui devait l'étendre raide mort et faire croire à une agression de rôdeurs. Et voulez-vous savoir ce que c'est que la race tout de même, le pouvoir d'un sang de gentilhomme transmis par des ancêtres qui ont été des soldats? Ce frêle Pierre de Créance, ce jeune homme qui n'était qu'un souffle, trouva l'énergie, n'étant pas mort sur le coup et revenu à lui, de se relever, de gagner une allée où il put héler un fiacre, et il se fit conduire à son appartement, où il raconta cette histoire de duel, pour que même l'ombre d'un soupçon ne pût atteindre son assassin et à travers cet assassin la morte qu'il avait aimée.»
—«Permettez,» lui dis-je, «pourquoi vous a-t-il parlé, alors?»
—«Pourquoi?» fit Noirot. «Parce que la seconde des petites filles était la sienne, et il voulait lui léguer un protecteur au cas où le mari étendrait la cruauté de sa vengeance jusqu'à l'enfant? Il est mort tranquille sur ma promesse que j'ouvrirais les yeux et qu'au moindre signe, j'agirais… Et je suis resté le médecin de cet assassin quand je savais ce double crime, et je suis retourné dans cette maison, et c'est moi qui étais là quand il a passé.—Dieu, souffrait-il!—Mais je n'ai pas eu à m'acquitter de la mission que m'avait donnée le jeune homme. Jamais Corsègues n'a soupçonné le secret de la naissance de cette enfant; il la préférait à l'autre. Quelle ironie!»
—«Mais,» fis-je à mon tour, «peut-être l'a-t-il soupçonné, ce secret, et a-t-il considéré sa bonté pour cette fille qui n'était pas la sienne comme une expiation. Car, enfin, il avait bel et bien commis deux crimes, comme vous dites, et si la vengeance d'une heure d'affolement a son excuse, cette vengeance-là, si féroce et si calculée, est une scélératesse tout simplement.»
—«Lui, des remords!» reprit Noirot. «S'il avait pensé que la fille fût de Créance, il aurait plutôt coupé cette petite en morceaux que de lui pardonner… Je vous répète qu'il ne s'est pas défié. Par quelle contradiction singulière?… Je n'en sais rien. Vous le regretterez peut-être pour la beauté du drame, mais, tel qu'il est, ce drame, direz-vous encore que les docteurs vous promettent toujours des récits tragiques et qu'ils ne tiennent pas leur engagement?…»
Palerme, décembre 1890.