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Nouveaux Pastels (Dix portraits d'hommes)

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I
Un Saint

A MADAME GEORGE S. R. T.

Je me trouvais, au mois d'octobre 188., voyager en Italie, sans autre but que de tromper quelques semaines en revoyant à mon aise plusieurs des chefs-d'œuvre que je préfère. Ce plaisir de la seconde impression a toujours été, chez moi, plus vif que celui de la première, sans doute parce que j'ai toujours senti la beauté des arts en littérateur, autant dire en homme qui demande d'abord à un tableau ou à une statue d'être un prétexte à pensée. C'est là une raison peu esthétique, et dont tout peintre, véritablement peintre, sourirait. Elle seule cependant m'avait amené, dans le mois d'octobre dont je parle, à passer plusieurs jours à Pise. J'y voulais revivre à loisir avec le rêve de Benozzo Gozzoli et d'Orcagna.—Entre parenthèses, et pour ne point paraître trop ignorant aux connaisseurs en histoire de la peinture, j'appelle de ce nom d'Orcagna l'auteur du Triomphe de la Mort au Campo Santo de cette vieille Pise, en sachant très bien que la critique moderne discute à ce maître la paternité de ce travail. Mais pour moi et pour tous ceux qui gardent dans leur mémoire les admirables vers du Pianto sur cette fresque tragique, Orcagna en est, il en restera le seul auteur.—Et puis Benozzo n'a pas perdu, devant cette douteuse et fatale critique de catalogues, son titre à la décoration du mur de l'Ouest dans ce cimetière. Mon Dieu! que j'aurai éprouvé, dans ce petit coin du monde, des sensations intenses, à me souvenir que Byron et Shelley ont habité la vieille cité toscane; que mon cher maître, M. Taine, a décrit la place avoisinante dans sa page la plus éloquente; que ce grand lyrique du Pianto est venu ici; enfin que Benozzo Gozzoli, le laborieux ouvrier de poésie peinte, repose enseveli au pied de ce mur où s'effacent doucement ses fresques. J'ai vu, dans cet enclos du Campo Santo pisan, et sur cette terre rapportée de Palestine en des siècles pieux, le printemps nouveau faire s'épanouir des narcisses si pâles au pied des noirs cyprès; j'ai vu des hivers y semer des flocons si légers d'une neige aussitôt dissoute; j'ai vu le ciel torride d'un été italien peser sur cet enclos sans ombre d'un poids si dur!… Et je n'en suis pas blasé puisque j'y revenais cette automne-là sans m'attendre au drame moral auquel cette visite devait m'associer sinon comme acteur, du moins comme spectateur très ému, et presque malgré moi.


Le premier épisode de ce drame fut, comme celui de beaucoup d'autres, un incident assez vulgaire et que je rapporte pourtant avec plaisir, quoiqu'il ne tienne au reste de l'histoire que par un lien très frêle. Mais il évoque pour moi deux figures plaisantes de vieilles filles anglaises. Au cours de mes visites au Campo Santo, j'avais remarqué ce couple qui, par son étrange laideur et par la singularité utilitaire du costume, semblait une illustration vivante et caricaturale du vers si touchant d'un poète à une morte:

Tu n'as plus de sexe ni d'âge…

La plus rousse des deux,—à la rigueur l'autre pouvait passer pour une blonde un peu ardente,—s'acharnait à laver une aquarelle d'après la femme du Triomphe de la Mort: celle qui, dans la cavalcade de gauche, se tient de face avec ses yeux candides et sa bouche fine, des yeux et une bouche qui n'ont jamais pu mentir et que l'on n'oublie pas lorsqu'on les a aimés. La pauvre Anglaise ne possédait pas le moindre talent, mais le choix de ce modèle et la conscience de son labeur m'avaient intéressé. Puis, comme ces demoiselles habitaient le même hôtel que moi, j'avais assez indiscrètement cédé à ma curiosité en cherchant leurs noms sur la pancarte destinée aux étrangers. J'y avais vu que l'une des deux s'appelait miss Mary Dobson et l'autre miss Clara Roberts. C'étaient deux filles d'environ cinquante ans, en train d'exécuter cette tournée «abroad,» comme elles disent, que des milliers de leurs courageuses collègues en célibat forcé ou volontaire entreprennent chaque année hors de la Grande Ile. Elles se mettent à deux, à trois, quelquefois à quatre, et les voilà parties seules pour des quinze et des vingt mois, s'installant dans des pensions clandestines dont toute une franc-maçonnerie de voyageuses comme elles se transmet l'adresse, apprenant des langues nouvelles malgré leurs mèches grises, s'appliquant à comprendre les arts avec une héroïque persévérance, traversant les pires milieux avec leur pureté d'anges, et partout elles retrouvent une église anglaise, un cimetière anglais, une pharmacie anglaise, sans compter qu'elles n'ont pas cessé un jour, fût-ce au fond des Calabres ou sur le Nil, de se préparer leur thé à l'anglaise et aux heures où elles étaient habituées de le déguster dans leur salon du Devonshire ou du Kent. J'ai une telle admiration pour l'énergie morale qui se cache derrière les ridicules extérieurs de ces créatures, qu'au cours de mes trop nombreux vagabondages j'ai toujours lié conversation avec elles, ayant d'ailleurs éprouvé que le goût du fait précis qui domine leur race les rend souvent précieuses à consulter. Elles ont toujours vérifié toutes les assertions du guide, et quiconque a erré, un Bædeker à la main, dans une province perdue d'Italie, avouera que ces vérifications-là sont trop utiles. Aussi, le troisième soir de mon séjour à Pise, le départ de quelques convives ayant, à la table d'hôte, rapproché mon couvert de celui des deux vieilles filles, je commençai de leur parler, sûr d'avance qu'elles ne perdraient pas cette occasion de pratiquer leur français.

Vous voyez d'ici le décor et la scène, n'est-ce pas? une pièce d'un ancien palais transformée en salle à manger d'hôtel et plus ou moins meublée à la moderne, un plafond peint de couleurs vives, une longue table avec un petit nombre de couverts, car la saison d'hiver n'est pas commencée. Sur cette table se balancent dans leurs appuis de cuivre des fiaschi, de ces délicieuses bouteilles au col long, à la panse garnie d'osier où l'on enferme le vin dit de Chianti. Si la petite montagne de ce nom fournissait de quoi remplir les flacons étiquetés à son enseigne, elle devrait donner une récolte par semaine!… Mais ce faux Chianti est du vrai vin tout de même, dont la saveur un peu âpre sent bien le raisin, et sa chaleur colore les teints des sept à huit personnes échouées à cette table: un couple allemand qui accomplit de ce côté-ci des Alpes le classique voyage de noce; un négociant milanais, avec une figure à la fois sensuelle et chafouine; deux bourgeois liguriens venus en visite dans les environs et qui se sont arrêtés ici pour embrasser un neveu, officier de cavalerie. Il est à table, avec nous, ce neveu, en costume de capitaine, élégant, jovial, et qui parle haut avec l'accent un peu guttural de la Rivière. Ses discours, coupés de grands rires, m'apprennent l'odyssée de ses parents, à laquelle je m'intéresserais davantage si miss Mary Dobson n'avait commencé un récit qui passionne en moi le quattrocentiste, l'amoureux des fresques et des tableaux sur bois d'avant 1500. C'est la plus rousse des deux Anglaises, celle dont le pinceau d'aquarelliste affadissait si gauchement le rude dessin du maître primitif; et, après une longue dissertation sur le problème de savoir si le fameux Triomphe doit être attribué à Buonamico Buffalmaco ou à Nardo Daddi, voici qu'elle me demande:

—«Vous êtes allé au couvent du Monte-Chiaro?»

—«Celui qui est entre Pise et Lucques, dans la montagne, de l'autre côté de la Verruca?» lui répondis-je; «mais non. J'ai vu dans le guide qu'il fallait six heures de voiture, et, pour deux malheureuses terres cuites de Luca della Robbia qu'il signale et quelques peintures de l'école de Bologne…»

—«De quand est votre guide?» me demanda sèchement miss Clara.

—«Je ne sais trop,» fis-je un peu interloqué par l'ironie avec laquelle cette bouche aux longues dents m'interrogeait: «J'ai la superstition de garder toujours le même depuis que je suis descendu en Italie pour la première fois. Il y a déjà un peu de temps, c'est vrai…»

—«Voilà qui est bien français…,» reprit miss Clara. Le préraphaélitisme de celle-là, je le compris aussitôt, n'était qu'une forme de sa vanité. Je ne relevai pourtant pas cette épigramme nationale, comme j'eusse pu le faire, du tac au tac, en soulignant simplement la bienveillance par trop britannique de cette remarque. En présence des Anglais de l'espèce agressive, le silence est l'arme véritable et qui les blesse au vif de leur défaut. Ils ont soif et faim de contradiction, par cet instinct de combativité propre à leur sang et qui précipite cette race à toutes les conquêtes comme à tous les prosélytismes. Je subis donc avec la magnanimité d'un sage le regard aigu des yeux bleus de miss Clara, qui défiait en champ clos le peuple entier des Gallo-Romains, d'autant plus que miss Mary continuait:

—«C'est qu'on y a découvert, il y a deux ans, de si belles fresques de votre cher Benozzo, et aussi fraîches, aussi brillantes de coloris que celles de la chapelle Riccardi, à Florence… On savait bien qu'il avait travaillé dans le couvent et qu'il y avait peint, entre autres choses, la légende de saint Thomas. Ce calomniateur de Vasari le raconte. Mais de ce travail que le maître exécuta environ à la même époque que celui de Pise, pas de trace, et voyez le hasard… Le Père Griffi, le vieux bénédictin qui garde le monument depuis que le cloître a été nationalisé, ordonne un jour au domestique de nettoyer une toile d'araignée tendue dans l'angle d'une des cellules qui servent aujourd'hui à loger les hôtes… Un morceau de plâtre se détache sous le premier coup de balai donné trop fort. L'abbé demande une échelle. Il grimpe en haut malgré ses soixante-dix ans passés.—Il faut vous dire que ce couvent c'est son amour, sa passion. Il l'a vu peuplé de deux cents moines, et il a accepté cette mission d'y rester comme gardien, lors du décret, avec la certitude qu'il le reverra de même. Sa seule idée est qu'au jour de la rentrée les Pères trouvent l'antique bâtiment sauvé de toute souillure. C'est pour cela qu'il a consenti à cette pénible charge de prendre en pension les touristes de passage. Il a eu peur qu'il ne s'établît une auberge à la porte, comme au Mont-Cassin, et cette auberge à côté de son couvent, avec des Américaines qui auraient dansé au piano le soir, il n'en a pas supporté l'idée!…»

—«Mais quand il fut au haut de l'échelle?…» dis-je pour couper ce panégyrique de dom Griffi. J'appréhendais qu'il n'aboutît par réaction à quelque attaque d'un protestantisme intolérant, et miss Clara n'y manqua point:

—«Le fait est,» dit-elle en profitant de cette interruption, «que je n'aurais jamais cru, avant de le connaître, qu'on pût être aussi intelligent et aussi actif sous un tel habit.»

—«Quand il fut au haut de l'échelle,» reprit miss Mary, «il gratta avec beaucoup de soin un peu de plâtre encore tout autour. Il put distinguer un front et des yeux, puis une bouche, enfin le visage entier d'un Christ. Tous ces Italiens sont des artistes. Ils ont cela dans leurs veines. L'abbé se rendit compte qu'il y avait une fresque de grande valeur sous ce badigeon de plâtre…»

—«Les moines,» interrompit de nouveau miss Clara, «n'ont rien eu de plus pressé que de passer à la chaux tous les chefs-d'œuvre du XVe siècle ou de remplacer par des ornements de style baroque et des fresques de décadence les décorations des vieux maîtres…»

—«Ils les avaient commandées pourtant,» dis-je, «ces décorations, ce qui prouve que le bon et le mauvais goût ne tiennent aucunement aux convictions que l'on professe…»

—«Naturellement,» reprit la terrible Anglaise, «étant Parisien, vous êtes sceptique…»

—«Laissez-moi finir mon histoire,» fit miss Mary, dont je constatai qu'elle n'était pas simplement préraphaélite; elle était bonne aussi, ce qui, par notre temps de cabotinage esthétique, est plus rare. Elle souffrait visiblement des dispositions trop militantes de sa compagne à mon égard. «Chère miss Roberts, vous discuterez ensuite… Comment donc faire, se demanda le brave abbé, pour débarrasser ce mur de son revêtement de chaux sans endommager la fresque?… Voici le procédé qu'il a employé: coller une serviette sur le plâtre, et la laisser sécher jusqu'à ce que la toile adhère fortement; alors arracher le tout, puis gratter, gratter pouce à pouce… Il lui a fallu des mois, au bon vieil homme, pour découvrir ainsi tout un premier pan du mur où se trouve représenté le saint Thomas justement qui met son doigt dans la plaie du Sauveur, et puis un second où l'on voit l'apôtre reçu en audience par le roi des Indes Gondoforus…»

—«Mais connaissez-vous cette légende?» me demanda brusquement miss Clara. Cette fois je ne lui donnai pas la satisfaction de constater derechef la superficialité française. J'avais lu ce récit,—oh! bien par hasard, dans le livre de Voragine, un jour que j'y cherchais un sujet de conte et pour un journal du boulevard, faut-il l'avouer?—Je m'en souvenais à cause du noble symbolisme qu'il renferme, en même temps que son caractère exotique lui donne un charme de pittoresque. Comme saint Thomas se trouvait à Césarée, Notre-Seigneur lui apparut et lui ordonna de se rendre chez Gondoforus, attendu que ce roi cherchait un architecte afin de se bâtir une demeure plus belle que le palais de l'empereur de Rome. Thomas obéit; il arrive à la cour du prince; il offre ses services; il est agréé. Gondoforus, sur le point de partir pour une guerre lointaine, lui donne une énorme quantité d'or et d'argent destinée à la construction du palais. A son retour, il demande au Saint où en est le travail. Thomas avait distribué aux pauvres tous les trésors qui lui avaient été confiés, jusqu'au dernier sou, et pas une pierre du palais promis n'avait été seulement remuée. Le roi, furieux, fait emprisonner cet étrange architecte et il commence à méditer sur les supplices raffinés qu'il réserve au traître. Mais voici que la même nuit il voit se dresser au pied de son lit le spectre de son frère, mort depuis quatre jours, et qui lui dit: «L'homme que tu veux torturer est un serviteur de Dieu. Les anges m'ont montré une merveilleuse demeure d'or et d'argent et de pierres précieuses qu'il a bâtie pour toi dans le Paradis…» Bouleversé par cette apparition et par ce discours, Gondoforus court se jeter aux pieds du prisonnier, qui le relève en lui répondant: «Ne savais-tu donc pas, ô roi, que les seules maisons qui durent sont celles qu'élèvent pour nous au ciel notre Foi et notre Charité?…»

—«Il est certain,» dis-je après avoir rappelé cette légende non sans une complaisance maligne, «que c'est là un sujet très intéressant pour un peintre épris, comme Benozzo, des somptueux costumes, des architectures compliquées, des paysages aux flores démesurées, des animaux chimériques…»

—«Ah!» s'écria miss Dobson en repoussant dans son exaltation le plat de figues noires et vertes que lui offrait le garçon, un drôle à la joue raide d'une barbe de six jours et dont l'habit noir râpé s'ouvrait sur d'étonnants boutons de corail rose piqués dans un plastron de chemise élimé. «Vous ne vous imaginez pas la magnificence du Gondoforus, une espèce de Maure, avec une robe de soie verte relevée d'or et en relief, avec des bottes jaunes garnies d'éperons qui sont en or aussi; et un coloris fluide et d'une fraîcheur!… Pensez donc, ce badigeon de plâtre a dû être appliqué sur ce mur vers la fin du XVIe siècle. Pas une dégradation, pas une retouche. Et il reste dans cette cellule, qui fut, paraît-il, l'oratoire des évêques en visite, un grand mur à découvrir et le dessus d'une fenêtre…»

Nous en étions là de notre entretien et je demandais à miss Mary quelques détails sur les moyens de communication entre Pise et ce couvent,—il m'attirait déjà à n'y pas résister par cette révélation sur ces œuvres inédites de mon peintre favori,—quand la porte s'ouvrit et donna passage à un couple sans doute déjà connu des deux Anglaises, car je vis miss Mary rougir et baisser les yeux, tandis que miss Clara disait en anglais à son amie:

—«Mais c'est ce Français et cette femme que nous avons rencontrés à Florence à la trattoria. Comment un hôtel respectable reçoit-il des personnes pareilles?…»

Je regardai à mon tour et je vis en effet s'asseoir à une des petites tables placées à côté de la grande un ménage dont l'irrégularité était trop flagrante pour que je pusse accuser de calomnie ma redoutable voisine. Nier la nationalité du jeune homme m'était également impossible. Il pouvait avoir vingt-cinq ans, mais ses traits tirés, son teint pâle, ses épaules maigriotes et la nervosité visible de tout son être, lui donnaient une physionomie un peu vieillotte, que corrigeaient deux yeux noirs très vifs et très beaux. Il était vêtu avec une demi-élégance qui sentait à la fois la prétention et un rien de bohémianisme. Comment? Je ne saurais pas rendre cette nuance avec des mots, pas plus que je ne saurais expliquer le caractère général qui faisait de cet inconnu un type exclusivement, inévitablement français. C'est une coupe d'habit et c'est un geste, c'est une manière de s'asseoir à table et de prendre la carte pour commander, et vous savez que vous avez à deux pas de vous un compatriote. J'aurai le courage de l'avouer, dussé-je blesser ce qu'un humoriste appelle plaisamment le patriotisme d'antichambre: une telle rencontre doit plutôt effrayer que charmer. Il semble que le Français en voyage mette au dehors ses pires défauts, comme l'Anglais et l'Allemand, d'ailleurs. Seulement, ceux de l'Anglais me sont indifférents, ceux de l'Allemand me divertissent, et ceux du Français me font souffrir, parce que je sais combien ils calomnient notre cher et brave pays. Je n'ai jamais entendu dans un café d'Italie un Parisien de passage parler haut et «blaguer» la ville où il se trouvait et celle d'où il venait, avec des phrases malicieusement dépréciantes, sans songer qu'il y a autour du causeur vingt oreilles à comprendre ses plaisanteries,—ou du moins la lettre de ces plaisanteries. Car cinq étrangers sur dix savent notre langue, et combien savent son esprit, je veux dire l'innocence foncière de sa moquerie? Un sur cent peut-être. Que d'absurdes malentendus nationaux s'entretiennent et s'enveniment de la sorte par ces inconsidérés bavardages en public, comme par des articles griffonnés, sans mauvaise intention, dans un coin de bureau de journal, pour faire de la copie? Mon inconnu appartenait, heureusement pour mes nerfs, à l'espèce qui existe aussi, grâce au ciel, des Français silencieux. D'ailleurs sa compagne de ce soir-là absorbait son attention d'une manière qui justifiait presque la violente sortie de miss Roberts. Elle pouvait, cette amie mystérieuse, avoir près de trente-cinq ans, et s'il était, lui, par tout son aspect, un Français de la classe bourgeoise, elle était, elle, Italienne, de sa petite tête à ses petits pieds, depuis son visage un peu trop marqué jusqu'aux fanfreluches de sa robe, et depuis l'extrémité de son bras chargé de bracelets jusqu'à la pointe de son soulier au talon un peu haut. Ses yeux très noirs traduisaient, de leur côté, en regardant le jeune homme, une passion qui ne devait pas être jouée. Ni l'un ni l'autre ne paraissait se douter qu'ils pussent être l'objet d'une observation quelconque, et, bien qu'un je ne sais quoi lui donnât, à lui, une vague expression de sournoiserie et de défiance, cet air d'un sentiment partagé me les rendit du coup assez sympathiques pour que j'entreprisse de les défendre contre miss Roberts qui insistait:

—«Avec cela qu'elle a au moins vingt ans de plus que lui…»

—«Mettons en dix,» interrompis-je en riant; «elle est très jolie…»

—«Chez nous, jamais un gentleman ne s'afficherait ainsi avec une créature qui est aussi peu une lady…»

Je lui sus gré d'avoir prononcé cette phrase en anglais, que mon jeune compatriote ne comprenait peut-être pas, d'autant qu'elle l'avait lancée d'une voix très claire. Je ne pus cependant m'empêcher de lui répondre dans le même idiome, un peu par vanité, j'en conviens.

—«Mais comment savez-vous que ce n'est pas une lady?…»

—«Comment je le sais?» Ah! ma petite vanité de lui prouver que je parlais sa langue, j'en fus puni aussitôt, car elle rectifia ironiquement ma prononciation en répétant mes propres termes: «Mais regardez-la manger…»

Je suis obligé de confesser qu'en ce moment-là ces deux exemplaires de la race latine offraient un spectacle qui ne réalisait aucun des préceptes enseignés par les gouvernantes d'outre-Manche. En attendant que le potage fût servi, il avait attaqué, lui, le flacon de Chianti et le pain posé sur la table. Il s'amusait à tremper son pain dans son vin, tandis qu'elle, elle suçait à même un morceau de citron pris dans une des assiettes du couvert! Le contraste entre la fille d'Albion,—comme on disait dans les romans de 1830,—et ces enfants de la nature était un peu trop fort. J'eus peur de mon rire, et, comme le dîner était achevé, je quittai la table en même temps que les Allemands, le Milanais, les parents de l'officier et l'officier lui-même. Je pensais que mes deux voisines auraient tôt fait de partir après moi, ce qui ne manqua point, et de laisser les deux amoureux en tête-à-tête sous la protection indulgente du «camérier» aux boutons de corail. Peut-être eus-je quelque mérite à ce départ un peu précipité, car j'avais flairé un petit roman dans la rencontre paradoxale de ce jeune Français et de cette Italienne. Mais je mourrai avant d'avoir pu pratiquer sans remords ce rôle d'espion que les écrivains modernes appellent la recherche du document, et dont ils se vantent comme d'une vertu professionnelle!


J'avais donc à peu près oublié ces deux convives plus ou moins morganatiques, pour ne penser qu'aux fresques découvertes par dom Griffi et au moyen d'aller au couvent de Monte-Chiaro. J'étais dans le bureau de l'hôtel à discuter ce petit voyage avec le secrétaire, un ex-garibaldien si fier d'avoir porté la blouse rouge des Mille qu'il en demeurait hébété de révolutionnarisme outrancier, tout en s'occupant avec la plus recommandable activité de l'eau chaude à envoyer au «6» ou du thé commandé au «11.»

—«On est trop indulgent pour ces conspirateurs,» disait-il en me parlant des pauvres moines, au lieu de me répondre sur le chemin à suivre, le véhicule à prendre et le prix à offrir. Mes amies les Anglaises avaient, elles, profité d'une diligence, puis fait une partie de la route à pied. Je finis cependant par arracher au cavalier Dante Annibale Cornacchini,—ainsi s'appelait cet ancien compagnon du héros,—la promesse qu'un cocher de son choix m'attendrait avec une voiture légère, pour le tocco. Quelle jolie expression que celle-là et digne de ce peuple, tout de sensation! Cela veut dire un coup de marteau et aussi une heure après midi, l'heure d'un seul coup de sonnerie dans l'horloge! Quel fut mon étonnement, lorsque je quittai le bureau où la statuette bronzée du général en blouse et celle de Mazzini en redingote trônaient sous des annonces d'hôtels, et que je me trouvai en face du jeune homme de la veille. Il paraissait m'attendre et il m'aborda, non sans grâce. D'ailleurs quel écrivain ne serait indulgent à la démarche d'un inconnu qui lui débite une phrase dans le goût de celle-ci:

—«Monsieur, j'ai vu votre nom sur la liste des étrangers, et comme j'ai lu tous vos ouvrages, je me permets?…»

Il suffit d'être entré dans la publicité à un titre quelconque pour savoir le peu que valent ces compliments. Mais l'enfantine vanité de l'homme de lettres est telle qu'il s'y laisse toujours prendre, et l'on fait comme je fis; car, après m'être bien juré de ne pas gâter ma sensation de la chère et morne Pise par des causeries oisives et des connaissances nouvelles, j'étais dix minutes plus tard à me promener le long du quai avec ce jeune homme; une demi-heure plus tard j'errais, encore avec lui, sous les voûtes du Campo Santo; à une heure je l'avais décidé à m'accompagner jusqu'au couvent, et nous montions ensemble dans la carrozzella à un cheval qui devait nous conduire au Monte-Chiaro.—Cette soudaine intimité de voyage s'était organisée sans que j'eusse l'excuse de me rapprocher au moins de la jolie et naturelle Italienne qui dînait avec lui la veille. Un de ses premiers soins avait été, bien entendu, de m'en parler. J'appris ainsi que cette inconnue aux traits si expressifs, à la pâleur si passionnée, aux gestes presque populaires, était une actrice d'une troupe en tournée à Florence, qu'elle avait dû repartir le matin pour jouer la comédie ce soir même, et qu'il n'avait pu la suivre. Il ne m'en donna pas la raison. Je la devinai par tout le reste de son histoire qu'il me raconta dès la première demi-heure. Même sans l'attrait romanesque de cette petite aventure, le personnage m'eût assez vivement saisi comme le type très nettement dessiné de toute une classe de jeunes gens que je crois pourtant connaître assez bien. Mais on ne fréquente jamais trop les représentants de la génération qui vient. Comment leur être secourable, ce qui est notre devoir à nous tous qui tenons une plume, sans causer avec eux, et beaucoup? Hélas! ce n'est pas des impressions de cet ordre que j'étais venu chercher sur le bord du glauque et mélancolique Arno. Devrai-je donc retrouver ainsi un peu de ce que j'aime le moins dans Paris, toujours et partout, sans pouvoir me retenir de m'y intéresser comme si je l'aimais, et ma curiosité de l'âme humaine ne cessera-t-elle jamais d'être plus forte que mes sages projets d'existence tout idéale parmi les belles œuvres d'art?

Ce jeune homme s'appelait simplement du nom peu aristocratique de Philippe Dubois. Il était le quatrième fils d'un universitaire assez haut placé, mais peu fortuné. Après des études brillantes dans son lycée de province, il était venu à Paris, comme boursier, d'abord de licence, puis d'agrégation. Il avait passé ses deux examens, et la protection d'un des amis de son père lui avait fait obtenir une mission en Italie, en vue de recherches archéologiques. Cette mission était terminée du mois présent, et il rentrait en France. J'ai trop vécu durant ma jeunesse dans un milieu analogue à celui-là pour ne pas m'être rendu aussitôt compte de ce que les conditions faites par sa famille à Philippe devaient représenter de médiocrité serrée. Il devait ne lui rester que juste assez d'argent pour son retour. Voilà pourquoi l'actrice était partie sans qu'il la suivît. En résumant ici l'ensemble de ces confidences je reconnais, une fois de plus, combien les faits extérieurs ne sont rien et comme tout réside dans l'âme qui en ressent le contre-coup. Elle prend déjà une physionomie de jolie idylle sentimentale, n'est-ce pas? cette aventure survenue entre un jeune savant, épris de ce monde antique où tout n'est que beauté, et une bonne fille d'artiste passionnée et désintéressée. Il a fallu se quitter. On a beaucoup pleuré. Puis on a accepté d'aller chacun où la destinée vous appelle. C'est tout le romanesque du caprice, cela, et toute sa poésie. Je n'eus pas de peine à constater que Philippe Dubois n'éprouvait aucune des émotions tristes et touchantes que comportait son petit roman. Il n'y avait pas la moindre nuance de tendresse dans les phrases par lesquelles il m'initiait à cette facile intrigue. Il ne laissait transparaître que la vanité d'avoir été aimé par une femme que j'ai su depuis être assez en vue. Mais quoi! S'il eût été l'amoureux naïf qu'il aurait dû être, aurait-il captivé mon attention, comme il fit, lorsque je découvris que toute cette existence de studieuse jeunesse n'avait été qu'un décor, de même que cette amourette n'était pour lui qu'un accident? Ce qui constituait le fond même de l'être chez ce garçon, c'était l'une des plus violentes ambitions littéraires que j'aie rencontrées depuis que je fréquente des débutants, et une ambition d'autant plus âpre que son orgueil, joint à une certaine timidité farouche, l'avait jusqu'alors empêché précisément de débuter. A travers les quatre ou cinq années d'arides études qui le séparaient de sa sortie du collège, il avait ainsi cultivé en lui le monstre littéraire dans toute la candeur cruelle que cette maladie représente. Il y avait en lui, distinctement, deux personnes: l'une officielle et soumise, le fils de l'universitaire, en mission; l'autre, le romancier et le poète inédit, avec toutes les âpretés de rancune précoce que suppose la vocation comprimée. Cette dualité attestait une nature volontaire, mieux encore, supérieure par la souplesse et par la puissance de se dominer soi-même. Mais cette âcreté décelait en même temps une âme sans amour, et qui rêvait surtout, dans la carrière d'écrivain, les satisfactions brutales de la renommée et de l'argent.

—«Vous comprenez bien,» me disait-il après m'avoir détaillé plusieurs scènes de ses relations avec la pauvre actrice, où il jouait un rôle suffisamment Juanesque pour se complaire à ce souvenir, «vous comprenez bien que je n'ai pas laissé perdre ces émotions-là… J'ai presque fini un petit volume de vers que je vous montrerai… Ah! Ce que j'en ai assez des tombeaux étrusques, des inscriptions grecques et de ce travail de cuistre auquel je n'ai consenti que pour avoir un gagne-pain… Mais, aussitôt docteur, je demande un congé et je débute. J'ai dans la tête une série d'articles… J'en ai envoyé déjà quelques-uns à plusieurs journaux, signés d'un pseudonyme… Ils n'ont pas paru… Je sais, ce sont des envieux qui les lisent…»

—«Il faut excuser les malheureux directeurs de n'avoir pas le temps de tout examiner eux-mêmes,» lui dis-je. «Ils ont des engagements pris, et puis il faut bien admettre les situations acquises, les talents connus…»

—«Parlons-en,» fit-il en riant avec un rire amer, où j'achevai de reconnaître la colère sourde de l'écrivain inédit, déjà empoisonné par l'envie, avant même de s'être mesuré à ses rivaux; et il commença de me prendre un par un les écrivains les plus en renom de l'heure actuelle. Celui-ci n'était qu'un anecdotier sans pensée; celui-là qu'un imagier d'Épinal pour ouvriers; cet autre un Paul de Kock modernisé; ce quatrième un intrigant de salon, habile à sucrer Stendhal et Balzac pour l'estomac affadi des femmes du monde… A tous il accolait de ces basses anecdotes comme il s'en colporte par milliers à Paris, dans ce petit monde enfantinement cruel des débutants littéraires. Je le laissais aller avec une profonde tristesse; non que j'attache une importance extrême à ces sévérités des nouveaux venus pour leurs aînés, dont je suis déjà. Elles ont existé de tout temps et elles ont leur valeur bienfaisante: c'est le sarcasme de Méphistophélès qui contraint Faust à travailler. Mais je devinais sous cette espèce de dureté par laquelle il s'imaginait peut-être me plaire, en critiquant mes confrères,—le pauvre enfant!—une souffrance réelle. J'y retrouvais surtout cette excessive fureur d'orgueil prématuré propre à notre âge,—j'entends dans le monde de ceux qui pensent. Car autrefois la dureté des ambitions était pareille, seulement elle sévissait moins chez les lettrés. Aujourd'hui que l'universel nivellement donne à l'artiste connu une situation plus brillante, au moins en apparence, les lettres apparaissent à beaucoup comme une chance de fortune rapide. Ils les abordent donc, comme d'autres entrent à la Bourse, exactement pour les mêmes motifs. Il y a pourtant une différence. Le «féroce» de la coulisse ou de la remise se sait un homme d'argent. Le «féroce» de lettres prend volontiers sa fièvre de parvenir pour une fièvre d'apostolat. Cela fait, vers quarante ans, si le succès n'est pas venu, des âmes terribles où les passions les plus douloureuses et les plus viles saignent à la fois. On l'a trop vu parmi certains écrivains de la Commune. Tout en écoutant discourir ce jeune homme, je sentais percer en lui le réfractaire enragé pauvre; mais c'était un réfractaire à la date du jour et de l'heure. Il s'était gardé à carreau, par un fond de prudence bourgeoise et aussi par un goût de la haute culture qui eût dû le sauver, qui le sauverait peut-être. N'avait-il pas eu assez d'intelligence et de patience pour acquérir, malgré sa fièvre d'artiste cupide, une science, un métier? Et cela me donnait l'idée qu'une lutte devait s'être livrée, se livrer encore en lui.

—«Vous êtes bien sévère pour vos aînés,» lui dis-je pour l'arrêter dans sa nomenclature de calomnies parisiennes. Je les connais toutes. Elles sont si monotonement misérables et fausses!

—«Vous verrez quand j'écrirai!» fit-il avec une fatuité à la fois naïve et scélérate; «hé! hé! il faut traiter nos devanciers comme on traite les vieillards en Océanie. On les fait monter sur un arbre que l'on secoue. Tant qu'ils ont la force de se tenir, tout va bien. S'ils tombent, on les assomme et on les mange…»

Je ne relevai pas la jeune sauvagerie de ce paradoxe. Philippe Dubois me «faisait poser,» pour employer un mot très expressif d'un argot un peu démodé. Je ripostai en l'interrogeant sur ses travaux d'archéologie, ce qui le mit visiblement d'assez mauvaise humeur; puis je lui donnai nettement le conseil, sitôt rentré en France, de ne pas commencer par le journalisme et d'accepter une place en province, où il fût utile et d'où il débutât par quelque grand livre. Hélas! on m'a donné, à moi aussi, des conseils pareils, quand j'avais son âge, et je ne les ai pas suivis. Ce qui prouve que cette loterie de misère et de gloire qu'on appelle la profession d'homme de lettres tentera toujours de même certaines âmes de jeunes gens. Faut-il l'avouer? Je trouvai une certaine ironie, presque une hypocrisie, dans ce rôle de moraliste que je jouais auprès de lui. Cela me donna quelque remords, et puis, comme le fonds de mécontentement intérieur sur lequel il paraissait vivre m'apitoyait, malgré tout, je finis par lui proposer cette excursion au couvent. Elle devait amener ce drame rapide à l'explication duquel ces trop longs préparatifs étaient pourtant nécessaires. Il ne s'agissait pour Philippe que de reculer son voyage de deux jours; il accepta, et nous partions comme une heure sonnait, suivant la promesse de l'ex-Mille dont je ne puis m'empêcher de citer encore un mot délicieux. Comme nous attendions le cocher, il saisit cette occasion de me communiquer ses idées sur le Parlement français actuel: «Ils ont perdu les traditions des révolutionnaires,» me dit-il, et, après un discours terroriste que je ne transcris pas, il conclut, avec la plus comique mélancolie: «Enfin, je les crois même capitalistes!…»


Grâce à cette phrase, dont Philippe se divertit autant que moi, nous partîmes in high spirits, comme eût dit miss Mary Dobson, moi très disposé, et lui de même, à jouir de la route. Celle qui conduit de Pise à Monte-Chiaro court d'abord parmi le plus gracieux paysage de vignes entrelacées à des mûriers. Des roseaux gigantesques frémissent au vent, des villas entourées de cyprès montrent des lions de marbre sur les colonnes de leur entrée, et toujours au fond se creusent les gorges de cette montagne dont parle Dante, et qui empêche les Pisans de voir Lucques:

Cacciando 'l lupo e i lupicini al monte,
Per che i Pisan veder Lucca non ponno1.

[1] Inf., c. XXXIII, v. 29–30.

—«Voilà ce qui nous manque en France,» dis-je à mon compagnon après lui avoir cité ces deux vers. «Un poète qui ait attaché une légende de gloire aux moindres coins de la terre natale.»

—«Vous trouvez?» répliqua-t-il; «moi, ce côté guide Joanne m'a toujours dégoûté de la Divine Comédie

Sur cette réponse et voyant que sa gaieté de tout à l'heure était déjà passée, je commençai à regretter de l'avoir emmené. Je prévoyais que s'il se mettait à jouer du paradoxe, il ne désarmerait pas, et un jeune homme de cette sorte, une fois engoncé dans une attitude de vanité, s'y raidit de plus en plus, dût-il se faire très mal à lui-même. Je tombai donc dans le silence et je m'efforçai de m'absorber davantage dans la nature qui déjà s'ensauvageait. La légère voiture allait au pas maintenant. Nous nous engagions dans une contrée presque sans végétation. Des mamelons nus se dressaient de toutes parts, énormes boursouflures d'argile grise, ravinées par les pluies. Plus de ruisseaux, plus de vignes, plus d'oliviers, plus de villas: mais une véritable approche de désert. Le cocher était descendu de son siège. C'était un petit homme à la face carrée et fine qui interpellait sa jument grise du nom de Zara, et il transformait, comme tous les Toscans, le c dur du commencement des mots en h aspirée: Huesta havalla, disait-il en parlant de sa bête au lieu de questa cavalla, «cette jument.»

—«Je l'ai achetée à Livourne, cher monsieur,» me racontait-il, «elle m'a coûté deux cents francs parce qu'on la croyait boiteuse… Vous voyez si elle boite.—Hé! Zara, courage!—Elle me suit, cher monsieur, comme un chien. Aussi je l'aime, je l'aime!… Ma femme en est jalouse, mais je lui réponds: «La Zara me gagne mon pain, et toi, tu me le manges…» Tenez, cher monsieur, regardez ces rochers, c'est là que Laurent de Médicis faillit être assassiné après le massacre des Pazzi…»

—«Est-ce assez curieux,» dis-je à mon compagnon, «cet homme qui n'est qu'un cocher de louage, et, dans la même phrase, il nous parle de sa jument Zara et de Laurent de Médicis?… Ah! ces Italiens!… Comme ils savent l'histoire de leur cher pays et comme ils en sont fiers!…»

—«Oui, je sais,» dit Philippe en haussant les épaules, «il y a un mot d'Alfieri sur eux: «La plante humaine naît plus verte ici qu'ailleurs…» La vérité, c'est qu'ils apprennent dès leur bas âge à exploiter l'étranger… On les dresse à la chasse au pourboire. Ça n'a pas fini de téter que c'est déjà cicerone… Ah! j'en écrirai un roman sur l'Italie moderne et sa colossale mystification!… J'ai toutes mes notes… Je montrerai ce que c'est que ce peuple…»

Et il s'engagea dans une violente diatribe contre la douce contrée où résonne le si et que je continuerai, pour ma part, à voir toujours comme elle m'est apparue en 1874 pour la première fois, la patrie unique de la Beauté! Cette sortie me rappela davantage encore les conversations que j'entendais dans mes années de début, quand je fréquentais les cénacles des poètes et des romanciers à venir. Presque tous employés de ministère et cruellement enragés de leur vie médiocre, ils dépensaient des heures à s'injecter l'âme de fiel, inondant de leur mépris choses et gens, avec une espèce d'âcre éloquence qui, en ces temps-là, me faisait douter de tout et de moi-même. J'ignorais alors, ce que j'ai trop constaté à l'user, que cette éloquence est une forme de l'envie impuissante et qui déjà se sait telle. Tout grand talent commence et finit par l'amour et l'enthousiasme. Les dégoûtés précoces sont des malheureux qui perçoivent d'avance leur stérilité future et ils s'en vengent déjà. Mon Dieu! Comme j'aurais voulu que ce garçon me parlât, fût-ce avec une exaltation un peu ridicule, de cette Florence où il avait travaillé, où il avait été aimé, qu'il me parlât de cet amour surtout!… Il avait si bien l'air de l'oublier, et au lieu de cela, il s'engageait, à propos de son livre sur l'Italie, dans des questions nouvelles sur le salaire des principaux auteurs.

—«Est-il vrai que Jacques Molan ait un franc cinquante par volume? on m'a dit que Vincy est payé deux francs la ligne… Ah! le misérable!…» Ce que je discernais maintenant derrière cette critique aiguë et cette dureté excessive de désillusion, c'était le furieux désir de l'argent, et, par une inconséquence pourtant explicable, je lui pardonnais ce sentiment-là plus que son ironie. Elle pèse si dure, la main de fer de la nécessité, sur une tête dans laquelle fermentent toutes les énergies de la jeunesse et qui voit dans un peu d'or l'affranchissement de sa personne intime!

—«Et dire,» conclut-il avec une amertume infinie, «que mon père ne me donnera seulement pas les trois premiers mille francs qu'il me faudrait pour passer six mois à Paris avant de débuter. Oui, cela me suffirait pour connaître mon terrain et livrer la première bataille. Trois mille francs! ce que rapportent à un médiocre comme *** (ici nouveau nom d'un auteur en vogue) cinquante pages de copie!»

J'ai négligé de dire que dans l'entre-temps il m'avait esquissé de son père et de sa mère un portrait peu flatté. Comment expliquer qu'avec tout cela il continuât de m'intéresser? Il m'énonçait précisément les idées que je déteste. Il me montrait les sentiments qui me paraissent les plus opposés à ceux qu'un artiste jeune doit éprouver. Mais je le sentais souffrir et je comptais sur le retour, une fois son premier effet produit, pour reprendre mes sages conseils et rectifier, s'il était possible, deux ou trois de ses absurdes points de vue; d'autant que sa manière de s'exprimer et ses références achevaient de révéler une véritable culture et une intelligence plus que fine,—forte et originale. Cependant l'horizon était devenu plus farouche encore. Nous avions laissé derrière nous, très au loin, l'immense plaine où repose Pise. Le dôme et la tour penchée reparaissaient par moments, entre deux pics, comme sculptés sur une carte en relief. Livourne alors se profilait là-bas et la mer toute bleue, tandis qu'autour de nous s'ouvraient en abîmes ces grands trous creusés dans cette terre friable et que l'on appelle dans le pays des balze. Des cimes surplombaient, nues et menaçantes. Les bœufs qui paissaient, plus rares maintenant, n'étaient plus ces belles bêtes blanches de la Maremme, aux longues cornes. Leurs cornes, à ceux-là, étaient courtes et retournées, leur robe, grisâtre comme le sol. Pour la première fois depuis notre départ, Philippe Dubois dit quelques mots qui révélaient un abandon à la sensation présente:

—«Ne trouvez-vous pas que c'est un paysage couleur de bure et vraiment fait pour y construire un cloître?»

Presque au même instant le cocher, dressé sur son siège, m'interpellait pour me crier:

—«Monsieur, voici Monte-Chiaro.»

Et du bout de son fouet tendu il nous montrait dans un détour de la montagne une vallée plus ravinée encore que les autres, au milieu de laquelle se dressait sur un monticule planté de cyprès une longue bâtisse construite en brique rouge. Par ce jour tout bleu, cette couleur des murs contrastait d'une manière si vive avec le noir des feuillages qu'elle justifiait aussitôt ce surnom de Monte-Chiaro. Je n'ai vu qu'au mont Olivet, près de Sienne, un sanctuaire de retraite aussi farouchement placé loin de toute approche de vie humaine. D'après les renseignements du garibaldien de Pise, qui complétaient ceux des Anglaises, je savais que l'abbé avait accepté, dans ses plus humbles détails, la charge d'héberger les hôtes venus pour visiter le couvent, sécularisé depuis 1867.

—«Quelle cuisine va-t-on nous faire dans cette thébaïde?» dis-je à mon compagnon, à qui j'avais expliqué les conditions d'après lesquelles nous allions passer cette soirée et le lendemain.

—«Puisqu'il y a un tarif de cinq francs par jour,» répondit-il, «ce prêtre ne serait pas de ce pays s'il n'en mettait pas trois dans sa poche.»

—«Enfin, un beau Benozzo Gozzoli vaut bien un mauvais dîner,» répliquai-je en riant.


Une demi-heure après avoir ainsi aperçu du haut de la route cet ancien asile de bénédictins, autrefois célèbre dans toute la Toscane et aujourd'hui si tristement solitaire, la blanche jument Zara commençait à gravir la colline plantée de cyprès. Nous étions descendus pour mieux regarder les petites chapelles construites de cinquante pas en cinquante pas, au bord de l'allée, saisis, mon compagnon comme moi, et quoiqu'il en eût, par la majesté mélancolique de cette approche de cloître. Je revoyais en pensée les innombrables frocs de laine blanche qui avaient défilé dans ces sombres avenues, les bénédictins du Monte-Chiaro s'étant, comme ceux du Monte-Oliveto, voués à la Vierge.—Mon Anglaise m'avait renseigné encore sur ce petit point de costume.—Je songeais aux âmes simples pour lesquelles ce farouche horizon avait marqué le terme du monde, aux âmes lasses et qui s'y étaient reposées, aux âmes violentes, et rongées, ici comme ailleurs, par l'envie, par l'ambition, par tous ces appétits d'orgueil que l'apôtre range avec tant de justesse entre les œuvres de chair. Mon absorption dans cette rêverie se fit si profonde que je fus comme réveillé en sursaut, lorsque le cocher, qui marchait à cette dernière montée en tenant sa Zara par la bride pour l'aider et qui causait avec elle pour l'encourager, m'interpella tout d'un coup:

—«Cher monsieur, voici le Père abbé qui vient au-devant de nous. Il aura entendu la voiture.»

—«Mais c'est feu Hyacinthe du Palais-Royal!» s'écria Philippe; et c'était vrai qu'ainsi aperçu sur le seuil du couvent et à l'extrémité de l'allée, le pauvre moine se présentait sous un aspect bien minable. Il portait une soutane délabrée, dont la nuance, primitivement noire, tournait au verdâtre. J'ai su depuis par lui-même qu'il avait été reconnu par l'État comme administrateur du couvent confisqué à la condition de renoncer au beau costume blanc de son ordre. Son grand long corps, que l'âge voûtait un peu, s'appuyait sur un bâton, et son chapeau montrait la corde. Son visage, en ce moment tendu vers les nouveaux venus, et tout glabre, ressemblait vaguement en effet à celui d'un acteur comique, et un nez infini s'y développait, un vrai nez de priseur de tabac, rendu encore plus long par la maigreur des joues et par le pli de la bouche où manquaient les dents de devant. Mais le regard du vieillard corrigeait aussitôt cette première impression. Quoique ses yeux ne fussent pas grands et que la couleur d'un vert brouillé en fût indécise, une flamme y brûlait qui eût arrêté toute plaisanterie chez mon jeune compatriote, s'il avait eu la moindre expérience de ce que vaut une physionomie humaine. Sa phrase impertinente de mauvais plaisant me choqua d'autant plus qu'il l'avait prononcée à voix très claire dans le grand silence de cette fin d'après-midi d'automne. Mais dom Gabriele Griffi savait-il le français, et, le sût-il, que lui représentait le nom du pauvre comédien qui jouait si drôlement Marasquin dans le Mari de la débutante? Dans un éclair, à cause de cette maudite plaisanterie, les scènes de cette pièce délicieuse s'évoquèrent devant moi,—quel contraste!—et les quatre petites filles qui disaient si gaiement sous le nez désespéré du même Hyacinthe en levant leur joli pied en l'air toutes à la fois: «… Sa femme l'a quitté… pour aller faire la noce… et allez donc…» Et cependant l'ermite dont nous allions devenir les hôtes nous disait, lui, dans un italien excessivement élégant et pur:

—«Vous venez visiter le couvent, messieurs; mais pourquoi ne pas m'avoir prévenu par un mot? Tu n'as donc pas averti ces messieurs, Pasquale, qu'il faut m'écrire à l'avance?…» ajouta-t-il en s'adressant au cocher.

—«Mais j'ai cru que ces messieurs l'avaient fait, Père abbé, quand le secrétaire de leur hôtel me les a confiés pour les conduire ici.»

—«Enfin, ils mangeront ce qu'il y aura;» et, s'adressant à nous avec un bon sourire et montrant le ciel: «Quand les choses vont mal, il faut fermer les yeux et se recommander là-haut…»

Je balbutiai, moi, dans un italien médiocrement correct, une excuse que le Père coupa d'un geste:

—«Venez d'abord voir vos chambres. Pour vous consoler du repas que vous serez obligés de manger, je vais vous faire abbés généraux.»

Il riait de nouveau en hasardant cette innocente plaisanterie que, sur le moment, je ne saisis pas bien. J'étais d'ailleurs pris trop complètement par le spectacle singulier qu'offrait, aux clartés du soleil baissé, ce vaste édifice tout rouge, et dont je pouvais mesurer la grandeur en même temps que j'en constatais la solitude. Monte-Chiaro a été bâti en plusieurs époques, depuis le jour où le chef de la famille della Gherardesca, l'oncle même du tragique Ugolin, se retira dans cette vallée perdue, pour y faire pénitence, avec neuf compagnons, en 1259. Au dernier siècle, plus de trois cents moines y logeaient à l'aise, et l'abbaye se suffisait à elle seule avec son four à pain, son vivier, ses pressoirs, ses écuries. Mais les innombrables fenêtres de cette grande ferme pieuse étaient maintenant toutes closes, et la couleur blanchâtre de leurs volets, jadis peints en vert, attestait l'abandon, comme l'herbe poussée sur la terrasse devant l'église, comme le voile de poussière tendu sur les murs des corridors dans lesquels nous nous engageâmes à la suite de dom Griffi. Les moindres détails de l'ornementation disaient l'ancienne puissance de l'abbaye, depuis le vaste lavabo de marbre à têtes de lions, placé à l'entrée du réfectoire, jusqu'à l'architecture des trois cloîtres successifs et tous les trois décorés de fresques. Mais ce premier coup d'œil suffisait pour reconnaître dans ces peintures le goût pédant du XVIIe siècle italien, et peut-être ce coloriage académique recouvrait-il quelque autre chef-d'œuvre spontané d'un Gozzoli ou d'un Orcagna. Nous gravîmes les marches d'un escalier le long duquel pendaient des toiles noircies par le temps, entre autres un charmant chevalier de Timoteo della Vite, le vrai maître de Raphaël, échoué là, par quelle aventure? Puis nous enfilâmes un nouveau corridor, au premier étage, cette fois, troué de portes de cellules, avec les inscriptions: Visitator primus, Visitator secundus, et ainsi de suite, pour nous arrêter devant une dernière en haut de laquelle se voyaient une mitre et une crosse. Le Père, qui n'avait pas prononcé un mot depuis le seuil, sinon pour nous indiquer le Timoteo, nous dit en français, cette fois, avec un léger italianisme et très peu d'accent:

—«C'est ici un des quartiers que je donne aux hôtes;» et, nous introduisant: «Voici les pièces que tous les supérieurs ont occupées pendant cinq cents ans.»

Je regardai du coin de l'œil le sieur Philippe, qui avait pris une physionomie assez penaude en constatant chez notre guide une connaissance aussi complète de notre langue. Il s'était de nouveau permis, le long des corridors, deux ou trois plaisanteries d'un goût très douteux. L'abbé les avait-il remarquées et tenait-il à nous prévenir qu'il comprenait nos moindres paroles? Ou bien voulait-il, par une simple attention d'hospitalité, nous éviter l'effort de chercher nos mots? Il me fut impossible de le deviner aux grands traits immobiles de son visage. Il paraissait tout entier absorbé par les souvenirs que l'aspect de cette vaste pièce voûtée éveillait en lui. Quelques chaises modernes, une table carrée et un canapé la meublaient pauvrement. Une porte entr'ouverte à l'un des angles laissait voir un autel avec des toiles enfumées, sans doute celui où le supérieur disait ses prières. Une autre porte, en face, et grande ouverte, montrait deux autres chambres en enfilade, chacune avec un lit de fer, des chaises aussi et des cuvettes posées à même sur de chétives commodes. Le carreau n'était même pas passé au rouge. Des fentes lézardaient le bois de ces portes et celui des fenêtres. Mais un paysage se découvrait, véritablement sublime. C'était, sur une hauteur, en face, un hameau aux maisons serrées, et de ce hameau jusqu'au monastère une végétation descendait, merveilleuse, non plus de mornes cyprès, mais de chênes dont le feuillage vert s'empourprait par places. D'autres traces de culture se découvraient dans le bas de ce vallon, placé au midi, où des oliviers alternaient avec les chênes. Là, évidemment, avait porté tout l'effort des moines exilés dans cette thébaïde. Au delà de cette oasis, la solitude recommençait, plus sévère encore, et dominée par le pic le plus élevé de ces montagnes pisanes, par cette Verruca où s'écroule un château ruiné, repaire de quelque seigneur contre lequel avait dû être construit le bastion carré qui défendait le couvent de ce côté-là. Ce petit fortin carré profilait aussi derrière cette fenêtre le renflement de son crénelage en pierre rousse, détaché sur le bleu du ciel semé de nuages roses. Mon compagnon ne songeait plus à plaisanter, frappé, comme moi, au plus vif de sa nature artiste, par la sévérité gracieuse de cet horizon qu'avaient dû regarder, dans des heures pareilles, les yeux aujourd'hui fermés de tant de moines; les uns occupés uniquement de l'autre monde,—et ceux-là entrevoyaient, dans des ciels rosés de ce doux rose, les mirages de roses paradis, au lieu que d'autres, des ambitieux et des dominateurs, rêvaient, à cette place et dans ce silence, le chapeau de cardinal, la tiare peut-être.

Puis le vaste et profond silence de la mort…

Ce vers des Contemplations me revint à la mémoire comme à chaque rencontre avec le passé, quand je subis cette sensation presque douloureuse que donne un contact trop immédiat avec ce qui fut et qui ne sera plus jamais. Cela dura une minute à peine, mais, pendant cette minute, la vie ancienne du monastère s'évoqua, pour moi, tout entière, incarnée dans les songes humbles ou superbes de ceux qui en avaient été les princes, et qui maintenant avaient pour successeur unique le vieil abbé, à la soutane usée, aux souliers non cirés, qui, rompant le premier le silence, nous disait:

—«N'est-ce pas que cette vue est admirable? Il y a quarante ans que j'habite le couvent, sans en sortir, et je ne m'en suis pas lassé…»

—«Quarante ans!» m'écriai-je presque malgré moi. «Et sans en sortir!… Mais vous avez fait quelques voyages?»

—«C'est vrai, deux en tout,» répondit-il, «chacun de six jours… Je suis retourné à Milan, dans mon pays, à la mort de ma sœur qui m'a demandé pour lui porter les sacrements. Pauvre sainte âme d'ange! et je suis allé à Rome pour la remise du chapeau à mon vieux maître, le cardinal Peloro… Oui,» continua-t-il, en fixant dans l'espace un point imaginaire, «je suis arrivé ici en 1845. Comme Monte-Chiaro était beau alors, et quelles messes chantées! Avoir vu ce couvent comme je l'ai vu et le voir comme je le vois, c'est retrouver un corps sans âme là où on avait connu la jeunesse et la vie… Mais patience, patience!

Multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque
Quæ nunc sunt in honore…

«Allons, messieurs, je vous quitte pour aller commander votre dîner… Luigi vous apporte vos valises. Avec lui, vous savez, patience, patience… Il faut fermer les yeux et se recommander à Dieu!…»


Dom Gabriele Griffi sortit sur ce conseil et cette citation. Il n'eut pas plutôt passé le seuil de la porte que Philippe se laissa tomber sur un des fauteuils, en riant de son éternel mauvais rire:

—«Ma foi,» dit-il, «ce grotesque-là valait le voyage…»

—«Je ne sais pas où vous voyez du grotesque dans ce que vous a dit ce prêtre,» lui répondis-je; «il vous a raconté fort simplement l'histoire de son couvent qui ne peut pas ne pas être une grande douleur pour lui, et il la supporte avec l'espérance d'un vrai croyant. J'ai près de quinze ans de plus que vous, j'ai couru le monde comme vous le courrez sans doute, à la poursuite de bien des chimères, et je sais, hélas! qu'il n'y a rien de plus sage et de plus beau ici-bas qu'un homme qui travaille à la même œuvre, avec le même Idéal, dans un même coin de terre…»

—«Amen,» conclut mon jeune compagnon en riant davantage. «Que voulez-vous? Ses belles messes chantées, son maître le cardinal, l'âme d'ange de sa sœur, et, brochant sur le tout, ces citations d'Horace et ces fonctions de maître d'hôtel!… Car enfin nous la payons bien, son hospitalité, et ça vaut bien une lire à la nuit, ce taudis-là,» continua-t-il en me prenant la main pour m'entraîner dans la première des deux chambres à coucher. «Mais,» conclut-il avec ironie, «puisque cela vous déplaît, cher maître…»

L'étrange garçon! Je ne puis mieux comparer la sensation qu'il me causait qu'à celle d'un volet qui grince à tous les vents. A chaque nouvelle impression de la vie, il semblait que ses nerfs rendissent un son faux. Mais ce qu'il y avait de déconcertant et que je ne crois pas avoir assez vanté chez lui, c'était la flamme d'intelligence qui courait à travers ses boutades d'un enfant de méchante humeur et peu élevé. J'ai négligé de dire que le long de la route il m'avait étonné par deux ou trois remarques sur la composition géologique du pays que nous parcourions, et, s'étant avancé sur un balcon qui desservait nos deux chambres, voici qu'il commença, devant le petit fortin qui défendait l'abbaye, à me parler de l'architecture florentine comme quelqu'un qui a bien lu et bien regardé,—ces deux actions trop rares!—Ces connaissances, si étrangères à celles qui révélaient ses diplômes, achevaient de me prouver une étonnante souplesse d'intelligence, à moi qui avais déjà constaté son énorme érudition de la haute et basse littérature contemporaine. Mais cette intelligence paraissait lui appartenir comme un bijou, ou mieux comme une machine. Elle était extérieure à lui. Elle n'était pas lui. Il la possédait et elle ne le possédait pas. Elle ne lui servait ni à croire ni à aimer. Involontairement je le comparai à ce dom Gabriele Griffi qu'il venait de railler. Certes, ce pauvre moine ne semblait guère briller par la subtilité intellectuelle, mais je l'avais aussitôt senti si vrai, si sincèrement dévoué à sa mission, à cette surveillance de son cher couvent jusqu'au retour espéré de ses frères. Des deux, quel était le jeune homme, quel était le vieillard, si la jeunesse consiste à embrasser son Idéal d'une forte, d'une invincible étreinte? Mais tout consumé d'ironie et de nihilisme précoce, mon jeune compagnon était du moins de son propre avis. S'il formait une antithèse avec le pauvre prêtre préposé à la garde du monastère vide, c'était une antithèse franche, l'opposition de cette moitié de siècle à l'esprit simple et pieux des temps anciens. N'étais-je pas plus malheureux encore, moi qui aurai passé ma vie à comprendre également l'attrait criminel de la négation et la splendeur de la foi profonde, sans jamais m'arrêter ni à l'un ni à l'autre de ces deux pôles de l'âme humaine?

Ces réflexions s'imposèrent à moi davantage lorsque je me trouvai assis, vers les sept heures, au repas que l'abbé avait fait préparer pour nous, dans une grande salle qui servait autrefois, nous dit-il, de réfectoire aux novices. Une lampe de cuivre à quatre becs et d'ancienne forme, avec son accessoire de mouchettes, d'aiguilles et d'éteignoirs pendus à des chaînettes du même métal, éclairait d'un jour un peu fumeux le coin d'une énorme table, garnie de carafes aux armes du couvent. Chacun de nous en avait deux à côté de lui, une remplie de vin et l'autre d'eau. C'étaient les bouteilles qui mesuraient aux moines la parcimonieuse quantité de liquide accordée à leur soif. Un plat de figues fraîches et un plat de raisins étaient là pour notre dessert. Des assiettes déjà remplies de potage nous attendaient, et du fromage de chèvre dans une assiette. Du jambon cru dans une autre, du pain rassis dans une troisième et des châtaignes bouillies complétaient ce menu, dont la frugalité provoqua chez le vieux moine une citation latine du même ordre que la précédente. Il avait dit le Benedicite en s'asseyant avec nous.

«Castaneæ molles et pressi copia lactis

fit-il en nous montrant les assiettes auxquelles s'appliquait le vers de Virgile.

—«Je l'attendais,» me chuchota Philippe, qui, de son plus grand sérieux, commença de discuter avec notre hôte sur la nourriture des anciens. J'appréhendais, non sans raison, que cette amabilité apparente ne servît d'acheminement à quelque mystification.

—«Mais quand vous n'avez pas d'hôtes de passage, vous mangez seul ici, mon Père?» demandait-il.

—«Non,» dit l'abbé, «il y a encore deux autres frères dans le couvent. On nous avait laissés sept. Quatre sont morts de chagrin tout de suite après la suppression. Nous avons tous été malades les uns et les autres, et nous nous soignions entre nous comme nous pouvions… Mais Dieu n'a pas voulu que nous disparaissions tous…»

—«Et quand vous et les deux frères ne serez plus là?» insista Philippe.

—«Con gallo e senza gallo, Dio fa giorno,» dit en italien le prêtre sur le front duquel passa un nuage aussitôt dissipé; cette question le touchait cruellement à la place la plus sensible de son être: «Avec ou sans coq, Dieu fait le jour,» traduisit-il.

—«Mais à quoi occupez-vous votre temps, mon Père?» repris-je à mon tour, en proie à la curiosité la plus vive devant l'évidence d'une foi si profonde, que je m'imaginais être en présence d'un homme du moyen-âge.

—«Ah! je n'ai le loisir de rien,» fit dom Griffi. «J'ai pris à ferme, tel que vous me voyez, le couvent et toutes les terres autour. J'emploie quinze familles de paysans à les cultiver. Depuis le matin, c'est un défilé chez moi, dans ma cellule, qui ne me laisse pas une heure; et c'est des comptes à régler, c'est des confessions à recevoir, c'est un remède qu'ils viennent me demander… Je suis un peu médecin, un peu pharmacien, un peu juge, un peu instituteur.—Oui, c'est encore des enfants à qui je donne des leçons. Ainsi Luigi est un de mes élèves. Il ne me fait pas honneur, mais c'est un bon garçon…—Et cicerone, et c'est des étrangers à qui montrer le couvent. Oh! pas beaucoup…»

—«J'ai rencontré justement à Pise deux demoiselles anglaises, miss Dobson et miss Roberts, qui venaient de Monte-Chiaro,» lui dis-je.

—«Hé!» fit-il en riant, «ce sont mes deux rougets. Je les appelle comme cela, à cause de leurs cheveux rouges… Ce sont des protestantes, mais de bonnes âmes tout de même. Lascia fare a Dio ch'è santo vecchio2. Elles vont à Rome. Je leur ai dit: Saint Pierre est un pêcheur, puisse-t-il prendre mes deux rougets dans son filet… L'Angleterre se rapproche de Dieu, chaque jour, depuis le Puséisme,» continua-t-il en se frottant les mains. «Vous verrez peut-être ce beau spectacle, vous qui êtes jeunes: tous les chrétiens sous un même père. Ensuite viendra l'Antéchrist, ensuite le Jugement dernier, et puis ce sera la grande paix…»

[2] Laissez faire Dieu, c'est le plus vieux des saints.

Ses yeux brillaient d'un feu de vision tandis qu'il prononçait ces mots. Un des croyants de l'An mil n'était pas plus fervent. Nous nous regardâmes, Philippe et moi. Je vis dans son regard à lui une malice, et je l'écoutai, avec stupeur, répondre:

—«Chez nous aussi, mon Père, le catholicisme fait beaucoup de progrès. Nous avons eu quelques bien édifiants exemples de sainteté. Notamment, un écrivain, M. Baudelaire, et quelques-uns de ses disciples. Ils sont si humbles qu'ils s'appellent eux-mêmes décadents. Ils écrivent des hymnes qu'ils récitent en commun. Ils ont des journaux qui prêchent la bonne parole. Et rien n'est plus édifiant qu'une pareille foi dans un âge si jeune…»

—«Voilà ce que je ne savais pas,» répondit le Père. «Décadents, avez-vous dit?»

—«Oui,» continua Philippe, «qui descendent, qui cherchent ceux d'en bas…»

—«Je comprends,» fit le Père, «ils se repentent, ils ont raison. Nous avons un proverbe en Italie: Non bisogna aver paura che de' suoi peccati. Il ne faut avoir peur que de ses péchés.»

—«Cher Père,» dis-je pour couper court à l'absurde plaisanterie de mon jeune compagnon et comme notre sobre souper s'achevait, «ne verrons-nous pas dès ce soir les fresques de Gozzoli dont ces demoiselles anglaises m'ont parlé?»

—«Vous ne les jugerez peut-être pas très bien à la lumière,» fit dom Griffi; puis, le plaisir de montrer sa découverte l'emportant: «Mais vous les reverrez encore demain. Ah! Quand les moines reviendront, comme ils seront heureux de ces belles peintures! J'espère avoir le temps de les nettoyer entièrement cet hiver. Luigi, va chercher le bâton avec la cire, tiens, à la chapelle, avec cette clef;» et il tira de sa poche un trousseau d'énormes clefs. «Il faut beaucoup fermer de portes ici,» dit-il, «avec ces paysans qui vont et qui viennent à toute heure. C'est de braves gens, mais il ne faut pas tenter le pauvre.»

Luigi revint bientôt, apportant une espèce de rat-de-cave attaché à l'extrémité d'un bâton qui servait visiblement à allumer les cierges. Le moine se leva et redit le Benedicite, puis, avec une gaieté d'enfant, il prit la lampe par l'anneau d'en haut. «Je marche devant vous,» reprit-il en riant, «et, comme nous allons entrer dans un vrai labyrinthe, vous pouvez dire avec Dante:

Per la impacciata via, retro al mio duca3»

[3] Par la voie embarrassée derrière mon guide. (Purg. Ch. XXI, v. 5.)

—«Encore le Dante!» me soufflait Philippe à l'oreille; «ces animaux-là ne peuvent rien faire, pas même manger un morceau de gorgonzola, de leur infâme fromage vert, sans qu'il leur vienne un vers de leur grand niais de Florentin qui s'appelait Durante, c'est-à-dire Durand. Saviez-vous cela? C'est Vallès qui a trouvé cette bonne plaisanterie. La Divine Comédie signée Durand!… J'ai envie de servir cette fumisterie à notre hôte.»

—«Vous tombez mal,» repris-je, «je vous ai déjà dit mon admiration pour ce grand poète.»

—«Je sais,» fit-il, «c'est votre côté idolâtre, dévotieux et sacrificateur. Mais moi, voyez-vous, je suis d'une génération d'iconoclastes, voilà toute la différence entre nos deux bateaux…»

Tandis que nous échangions ces propos à mi-voix, la soutane de notre guide, fantastiquement éclairée par la lampe dont les flammes sans protection tremblaient à l'air, s'enfonçait dans d'interminables corridors. Nous montions un escalier. Nous en descendions un autre. Nous contournions les arceaux d'un cloître. Parfois un oiseau de nuit s'envolait à notre approche, ou bien un chat courait, silencieux et effrayé. S'il eût fait un rien de clair de lune, c'eût été un extrême atteint dans le romantisme, à en subir le cauchemar, que cette promenade à travers cet énorme couvent. J'y évoquais en pensée les religieux des autres siècles qui avaient passé là, aux heures des ténèbres, pour les offices de nuit. Notre guide lui-même m'apparaissait à quarante ans en arrière, suivant les mêmes corridors dans la file de ses frères, jeune, fervent de croyance, épris de son ordre. Quels souvenirs devaient s'agiter en lui, maintenant qu'il survivait presque seul dans le vaste bâtiment abandonné? Hé bien, non! Non, il était gai dans ce désastre, presque jovial, par la fermeté de sa foi. Quelle puissance dans ce phénomène si mystérieux qui constitue la croyance absolue, entière, inattaquable?… Mais déjà dom Griffi s'était arrêté à une porte. Il cherchait de nouveau une clef dans le trousseau de geôlier qu'il tenait de sa main libre. La vieille serrure cria sur ses gonds, et nous entrâmes dans une haute pièce où la lumière tremblotante des quatre becs de la lampe éclaira vaguement deux murs peints à fresque et un quatrième qui, au premier regard, me parut encore tout blanc de chaux.

—«Mon enfant,» disait l'abbé à Luigi, «donne-moi le rat-de-cave, que je l'allume. Tu ferais encore tomber de la cire sur ma soutane qui n'en a pas besoin.»

Il avait en effet posé la lampe à terre, et soigneusement vérifié l'attache du lumignon au bout de la gaule. Puis, ayant mis le feu à la petite mèche, il commença de faire aller et venir cette flamme le long du mur, et, comme par magie, les divers morceaux de la peinture du vieux maître se remirent à vivre à cette clarté. Le vieux moine la promena, cette petite flamme, sur un premier mur, et nous vîmes la plaie saignante du Christ, la main de l'apôtre blessant encore cette blessure, le douloureux regard du Sauveur, et sur le visage de saint Thomas un mélange de remords et de curiosité; et des anges emportaient au ciel les instruments de la Passion avec des larmes sur leurs fines joues. Nous vîmes, sur un autre mur, détail par détail, les broderies d'or et la tunique verte de Gondoforus; les pierreries précieuses débordaient des vases offerts à l'apôtre, tandis que des paons déployaient leurs queues ocellées sur des balcons, que des perroquets bariolés perchaient aux branches des arbres et que des seigneurs chassaient, traînant des guépards à la chaîne, dans des chemins de montagnes. Et la petite flamme continuait d'errer, pareille à un feu follet. Quand elle avait passé, le coin tiré de l'ombre vague y rentrait soudain. Juger l'ensemble de cette œuvre était impossible, mais, entrevue ainsi, elle avait un charme de fantastique étrangement approprié au lieu et à l'heure, d'autant plus que dom Griffi, en nous montrant ainsi ces deux fresques, obéissait enfantinement au passionné plaisir qu'elles lui procuraient. Il jouissait de les revoir, comme un avare qui manie les diamants de son trésor. N'était-ce pas sa création, à lui, le précieux joyau dont il avait enrichi son cher couvent? Et il parlait, mimant ses phrases avec les rides de sa vieille face expressive:

—«Voyez le doigt de l'apôtre, comme il hésite, et le geste de Notre-Seigneur, et sa bouche… On fait ainsi, voyez, quand on a très mal et que le médecin vous touche… Et le paysage, dans le fond, reconnaissez-vous la Verruca et la colline de Monte-Chiaro?… Tenez, à droite, là, ce sont vos chambres, et ces anges, comme leurs yeux sont devenus plus petits!… Ils pleurent, mais ils ne veulent pas pleurer, comme cela, et leur nez se fronce un peu, comme ceci… Et le roi noir?… Regardez ces boucles d'oreilles. Un de nos Pères, qui est mort ici, après la suppression,—Dieu ait son âme!—avait fait quelques fouilles dans le voisinage d'un de nos couvents près de Volterra. Il a trouvé un tombeau étrusque et des boucles d'oreilles toutes semblables, à côté d'une tête de squelette… Je les ai gardées, je vous les montrerai… Et ceci?…» En ce moment il se retourna, et je vis qu'il dirigeait la lumière vers un coin à droite, sur le mur que j'avais d'abord jugé tout blanc. La flamme magique éclaira sur cette blancheur une place, grande comme la moitié de la main. Le hasard avait voulu qu'en commençant un essai de nettoyage, aussitôt interrompu, le vieux moine eût découvert juste la moitié d'un visage de madone: la ligne du menton, la bouche, le nez et les yeux. Ce sourire et ce regard de la Vierge ainsi dévoilés, sur ce large mur passé à la chaux, saisissaient, comme une apparition surnaturelle. La petite flamme vacillait un peu, attachée comme elle était à un bâton tenu par des mains de vieillard, et il semblait que les lèvres de la Madone remuaient, que ses joues respiraient, que ses prunelles tremblaient. On eût dit qu'une femme réelle était là, qui allait secouer ce linceul de plâtre et se révéler à nous dans la libre grâce de sa jeunesse. Notre hôte se taisait maintenant, mais sa physionomie, à lui, exprimait une piété d'admiration si profonde que je compris pourquoi il ne se hâtait pas de débarrasser du badigeon le reste de la fresque. Son sens d'artiste ingénu et la ferveur de sa foi lui faisaient sentir la poésie de ce divin sourire et de ces divins yeux, comme emprisonnés dans ce revêtement brutal. Nous nous taisions. Philippe était maintenant vaincu par la force de l'impression, et je l'entendis qui murmurait:

—«Mais c'est de l'Edgar Poe, c'est du Shelley…»

Le Père abbé, qui ne connaissait certes de nom ni l'un ni l'autre de ces deux auteurs, répondit naïvement, sans se douter qu'il formulait une trop juste critique sur la phrase et la sensation de son jeune voisin:

—«Mais non, c'est du Gozzoli… Je vous montrerai la preuve dans Vasari; et savez-vous ce qu'il y a derrière? Certainement le miracle de la ceinture…»

—«Quel miracle?» lui demandai-je.

—«Comment,» fit-il avec une stupéfaction visible, «vous n'avez pas vu, au dôme de Pistoie, la ceinture de la bienheureuse Sainte Vierge qu'elle a jetée à saint Thomas après son ascension?… Il était absent lorsqu'elle monta au ciel en présence des autres apôtres. Il revint au bout de trois jours, et, comme il doutait encore de la vérité de ce qu'il n'avait pas vu, la Madone eut la bonté de laisser tomber devant lui cette ceinture pour qu'il ne doutât plus jamais.»

Il nous racontait cette légende,—qui prouve, entre parenthèses, que la vieille religion chrétienne avait prévu même les analystes et leur salut possible,—tout en soufflant le rat-de-cave qu'il rendit à Luigi et en verrouillant de nouveau la porte. La simplicité de conviction avec laquelle il parlait de ce miracle finit de m'attester qu'il vivait dans le surnaturel comme nous autres, enfants du siècle, nous vivons dans l'inquiétude et la moquerie. Je ne pus m'empêcher de le comparer en imagination au menu fragment de fresque qu'il venait de nous montrer sur le troisième mur. Ce coin de peinture suffisait pour animer ce vaste morceau de plâtre blanc, et lui seul, dom Gabriele, suffisait par sa seule présence pour animer ce vaste couvent désert. Il en était réellement l'âme, je le sentais à présent, et une âme qui représentait, au sens exact du mot, toutes les âmes de ses frères absents. J'ai vu, dans mon enfance, un officier de la Grande Armée passer sur un des trottoirs de la ville où je grandissais. Ce vieux brave traînait la jambe, ayant été blessé à Leipzig; il était pauvre, et sa rosette ornait un habit bien râpé. Il était cependant, pour moi, l'épopée entière de l'Empire, parce que je savais que l'Empereur l'avait décoré de sa main! J'éprouvais une impression analogue à suivre maintenant dom Griffi. Il portait tout son ordre dans le pli de sa vieille soutane que Luigi soignait si mal. Telle est la grandeur que nous donnent les abdications absolues de notre personnalité au profit de quelque œuvre très large et très haute. Nous nous renonçons et nous nous grandissons à la fois, par une loi que les sociétés modernes, éprises d'individualisme grossier, méconnaissent étrangement. L'homme ne vaut que par son immolation à une idée, et qu'est-ce qu'une armée, qu'est-ce qu'un ordre, sinon une idée organisée et qui s'est assimilé ainsi des milliers d'existences? Chacune de ces existences participe à son tour aux forces réunies de toutes les autres. Qu'eût été dom Griffi sans son couvent? Sans doute un antiquaire à petit esprit et qui eût catalogué quelque musée. Car, son exaltation à peine passée, et tandis que nous remontions vers notre appartement, il nous tenait, lui aussi, de ces discours de collectionneurs qui oublient le fond de l'œuvre d'art pour discuter seulement ses alentours, ses ressemblances et son authenticité.

—«Il a été traité souvent,» disait-il, «ce sujet de la Madone à la ceinture et de saint Thomas. Vous trouverez à l'Académie de Florence un charmant bas-relief de Luca della Robbia, où la Madone entourée d'anges donne cette ceinture à l'apôtre… Francesco Granacci a traité ce même motif deux fois, et Fra Paolino de Pistoie, et Taddeo Gaddi, et Giovanni Antonio Sogliani, et Bastiano Mainardi,—ce dernier à Santa Croce… Les rougets m'ont déjà envoyé des photographies de toutes ces peintures. Rien qu'à la tête de la Vierge je suis sûr que celle de notre Benozzino sera la meilleure… Mais voulez-vous entrer dans ma cellule, je vous montrerai les boucles d'oreilles et la petite collection de dom Pio Schedone…»

Nous acceptâmes, poussés, Philippe Dubois peut-être par un fonds d'archéologue qui persistait en lui sous le futur écrivain, et moi par la curiosité de voir la figure des objets parmi lesquels vivait notre hôte. La première pièce où il nous introduisit trahissait par son désordre l'incurie du falot serviteur qui répondait au nom de Luigi. Des livres s'y empilaient, dont la grosseur et la reliure révélaient des Pères de l'Église. A côté, une paire de tenailles, des marteaux et une boîte remplie de vis, de clous et de ferraille, témoignaient que dom Griffi savait au besoin se passer d'ouvriers pour quelque raccommodage de meuble ou de serrure. Des citrons séchaient dans une assiette. Des fiaschi à la paille noircie et souillée devaient contenir les échantillons des dernières récoltes en huiles et en vins. Un de ces vases de terre brune que les femmes de Toscane appellent un scaldino et qu'elles remplissent de braise pour s'y chauffer les mains en le tenant par son anse, représentait le confort unique de ce cabinet carrelé, où un chat très noir se prélassait paresseusement. Sans doute quelque voyageuse anglaise reconnaissante avait envoyé au pauvre moine le petit appareil d'argent à faire le thé, seule élégance de ce rustique capharnaüm. Mais Luigi s'étant bien gardé de nettoyer le métal de la cafetière, même ce petit ustensile noircissait sur son étagère. Un grand crucifix, posé sur son pied, dominait la table où des feuillets s'entassaient, couverts d'une large et ferme écriture.

—«Ce sont les sermons de mon maître que je me suis chargé de recopier,» dit dom Gabriele. «Le bon cardinal est aveugle, et il voudrait que son œuvre fût achevée d'imprimer avant sa mort… Il a quatre-vingt-sept ans… Ah! son écriture est terriblement perfide,» ajouta-t-il avec un nouvel italianisme, «et puis, j'ai si peu de temps… Heureusement je ne dors que quatre heures par nuit. Voyons, Nero, laisse cette chaise, laisse cette chaise, mon micino, mon mutzi…» Il parlait au chat comme Pasquale à sa jument, et, comme s'il eût compris, Nero s'élança de la chaise sur les papiers qui contenaient les titres du vieux cardinal à la gloire. «Bon, asseyez-vous là,» me dit-il, «et vous, seigneur Filippo.» Il nous avait demandé nos prénoms dès le commencement du dîner pour ne plus nous nommer qu'ainsi, avec l'aimable familiarité de son pays. «Voyons,» continua-t-il, «où est cette diablesse de cassette? Bon, sous ce volume des Pères où j'ai cherché l'autre jour cette citation dans le traité de saint Irénée contre les Gnostiques… Il s'agissait de Basilidiens qui prétendaient se dérober au martyre sous le prétexte que nous ne devons pas faire connaître nos idées au vulgaire. Ah! l'orgueil! l'orgueil! Vous le trouverez à la base de toutes les hérésies et de tous les sophismes. Et c'est si bon de croire, c'est si simple surtout!… Mais, tenez, voilà la boîte. Elle est tout ouverte… Je ne ferme rien de ce qui est ici, parce que c'est à moi et non pas au couvent. Allons, où sont ces anneaux?…»

Il avait, en effet, durant ce discours, dégagé un coffret de cuir, dont la fermeture avait dû être assez compliquée pour qu'une fois faussée elle eût défié les pauvres ouvriers de ce trou perdu. Le couvercle levé, nous pûmes voir que l'intérieur contenait un assez grand nombre de menus objets soigneusement recouverts d'enveloppes de papier toutes étiquetées. La forme ronde de la plupart de ces plis indiquait suffisamment que la collection de feu dom Pio Schedone se composait surtout de médailles. Je constatai avec étonnement que le travail des boucles d'oreilles étrusques était très fin. Je pris au hasard un des petits paquets ronds, et je lus sur son papier: Julii Cæsarius aureus. Je crus reconnaître, en examinant la pièce d'or, qu'elle était absolument authentique. Je la tendis à Philippe qui me fit remarquer la tête de Marc-Antoine sur le revers et qui me dit:

—«C'est une très belle monnaie, extrêmement rare…»

J'en pris une seconde, une troisième, et je tombai avec un étonnement encore plus grand sur un Brutus dont je me trouvais par hasard savoir la valeur. Voici comment. Ayant, l'année précédente, à faire mes cadeaux de 1er janvier, j'avais eu l'idée d'offrir, à quelques-unes des dames chez lesquelles j'avais dîné, de petites médailles pour les suspendre à leurs bracelets, et mon cher ami Gustave S***, un des plus distingués numismates de l'heure présente, avait bien voulu m'accompagner à cet effet chez un marchand spécial. Là j'avais beaucoup admiré cette pièce d'or qui porte d'un côté la tête de Brutus le Jeune et de l'autre celle de Brutus l'Ancien. Mon ami S*** n'avait pu s'empêcher de sourire de mon ignorance quand, ayant dit: «Je prendrais volontiers celle-là,» l'antiquaire me répondit: «Pour vous, monsieur, à cause de Monsieur, ce sera treize cents francs.» Et cette pièce, cotée de la sorte sur la place, elle était là, parmi soixante autres, dans le coffret de dom Pio. Je ne pus retenir une exclamation et je montrai la monnaie à Philippe en lui racontant ce que je savais de son prix.

—«Je m'en serais douté,» me dit-il, «car j'ai un peu étudié aussi la numismatique; et remarquez qu'elle est en parfait état et à fleur de coin…»

—«Mais vous avez là un trésor, mon Père,» dis-je à dom Griffi, qui m'avait écouté sans avoir trop l'air de prendre au sérieux mes paroles, et j'insistai, lui expliquant les raisons pour lesquelles je croyais pouvoir lui affirmer la valeur d'une au moins de ses pièces, et la compétence de mon compagnon.

—«C'est ce que me répétait dom Pio,» fit-il en changeant peu à peu d'expression. «Il avait ramassé ces monnaies de côté et d'autre, dans ses fouilles… Quand le pauvre Pio est mort, c'était le temps le plus dur, nous venions d'être frappés, et j'ai eu tant à faire que j'ai négligé de faire examiner sa collection par le professeur Marchetti que vous aurez vu à Pise. Je l'avais tout à fait oublié, et, sans le roi Gondoforus, je n'aurais jamais songé à les regarder seulement… C'est l'autre jour, en dérangeant ces bouquins, que je me suis souvenu d'avoir vu entre les mains de dom Pio une paire de boucles d'oreilles assez étranges. Je cherche dans le coffret, je les trouve, je vous en parle. Ma foi,» ajouta-t-il en se frottant joyeusement les mains, «je voudrais beaucoup que vous eussiez raison. Il y a une terrasse qui menace ruine près du donjon et le gouvernement me refuse de l'argent; avec quatre mille francs on en viendrait à bout; mais quatre mille francs!…» Et il hocha la tête avec incrédulité en montrant le coffret.

—«Mon Dieu,» lui répondis-je, «à votre place, je consulterais vraiment le professeur dont vous parlez, mon Père, car je trouve encore là un aureus de Domitien avec un temple à son revers, que je crois bien avoir vu aussi parmi les pièces rares…»

—«Rarissime,» dit Philippe, qui examina la monnaie de très près, «et ce Dide Julien, rarissime aussi, et cette Didia Clara… Ce sont de magnifiques échantillons. Il est probable qu'un paysan aura tout simplement trouvé près de Volterra quelque trésor d'une légion perdue à la suite d'une déroute et vendu le tout à dom Pio…»

—«Si c'était vrai,» dit l'abbé en se frottant de nouveau les mains, «ça prouverait une fois de plus que le cher cardinal a bien raison de répéter: Dio non manda mai bocca, che non mandi cibo4. J'ai tant prié pour cette terrasse! C'est là que les frères malades allaient prendre le soleil à leur convalescence. J'écrirai donc à M. Marchetti de venir me rendre visite aussitôt qu'il pourra. Ah! c'est un de mes amis, et qui se plaît tant à Monte-Chiaro!… Demain matin, à ma messe, je remercierai le Seigneur et je prierai aussi pour vous… Bon, j'allais oublier de prévenir Luigi qu'il doit être prêt à me la servir à six heures, à sept j'ai des rendez-vous…»

[4] «Dieu n'envoie jamais de bouche sans envoyer aussi de la nourriture.»

—«Savez-vous,» disais-je un peu plus tard à Philippe en lui souhaitant le bonsoir à mon tour, «que l'on comprend avec quelle facilité certaines circonstances prennent une apparence providentielle, quand on voit des aventures comme celle-là… Ce pauvre moine a besoin d'argent pour son couvent. Il prie Dieu de toutes ses forces, et deux étrangers lui découvrent qu'il le possède, cet argent, là, sous sa main…»

—«C'est la bêtise du hasard,» dit Philippe en haussant les épaules; «avez-vous jamais entendu raconter qu'un jeune homme de talent et auquel il ne manquerait qu'une petite somme pour être mis à même de montrer son talent, ait trouvé cette somme? Qu'un grand écrivain ait gagné un centime à une loterie? Tenez, j'ai connu des bourgeois riches et stupides, dans ma province, qui ont vu leurs obligations de la Ville de Paris sortir aux tirages et leur rapporter des deux cent mille francs. Un mien cousin m'en avait laissé une, à moi, de ces obligations-là. Je l'ai vendue, fort heureusement. En dix ans, vous croyez qu'elle est seulement sortie une fois! Pas même pour me rapporter six mille francs, deux mille francs, mille.—Et voilà ce frocard imbécile qui va les avoir, lui, ces six mille francs, plus peut-être, et il les emploiera,—à quoi? A consolider une terrasse pour des moines qui ne reviendront jamais… Chamfort disait que le monde est l'œuvre du diable devenu fou. S'il avait dit: devenu gâteux!»

—«En attendant,» fis-je avec une humeur jouée et comme si j'eusse parlé à un petit garçon malade, pour ne pas avoir à me fâcher contre ce qui n'était après tout qu'une plainte trop justifiée, «allez dormir et laissez-moi en faire autant.»

Comme le vent s'était levé,—un mélancolique vent d'automne qui tournait, doux et plaintif, autour du monastère, j'éprouvai une certaine difficulté à réaliser moi-même ce programme et à m'endormir dans le lit un peu dur des anciens abbés généraux. J'entendais Philippe Dubois aller et venir dans sa chambre, et je me demandais si, malgré son ironie, trop outrée pour n'être pas factice, il ne se sentait pas troublé, lui aussi, par le beau spectacle d'une vie si résignée, si pieuse, que notre hôte nous avait donné, tout ce soir. Les phrases du prêtre sur le caractère providentiel de certaines rencontres me revenaient. Est-il possible de réfléchir profondément, sincèrement à sa propre destinée et à celle de ses proches sans subir cette obscure intuition qu'un esprit plane en effet sur nous tous, qui nous mène, par des chemins quelquefois très détournés, vers des fins que nous ne comprenons pas? Mais surtout dans le châtiment de nos fautes, ce mystérieux esprit révèle sa présence reconnue par les moralistes de tous les temps, depuis les poètes grecs qui adoraient la Némésis, l'obscure équité universelle, jusqu'à Shakespeare et Balzac, les maîtres de l'art moderne. Leur œuvre n'est-elle pas dominée par cette vision d'une grande justice finale enveloppant l'existence humaine? Puis je me faisais des objections par cette triste habitude du pour et du contre que l'on ne dépouille pas avec tant de simplicité, quoi qu'en pensât notre hôte. Je songeais à cette autre loi de décroissance qui veut que tout meure des plus belles parmi les choses humaines, depuis un être moral comme est un couvent, jusqu'aux chefs-d'œuvre des arts. Les fresques de Benozzo venaient d'être retrouvées, après quatre cents ans, pour disparaître à nouveau dans quelques autres centaines d'années, mais détruites par l'invincible travail du Temps. Oui, tout meurt, et tout recommence… Dom Gabriele Griffi a parlé tout à l'heure des Basilidiens, de leurs théories subtiles et de l'orgueil qui est à la base de toutes les hérésies. Je me souvins de l'étonnante analogie qui éclata pour moi, lorsque j'étudiai les doctrines d'Alexandrie, entre ces paradoxes et nos maladies morales d'aujourd'hui. Mon jeune compagnon n'en était-il pas la preuve, lui qui m'avait énoncé, à propos des relations des écrivains et du public, exactement ce sophisme du mensonge par mépris cher aux Gnostiques? Et je l'entendais marcher toujours,—en proie à quelle agitation?—jusqu'à ce qu'à travers ces raisonnements contradictoires je finis par fermer les yeux, et quand je me réveillai le matin, ce fut pour voir au chevet de mon lit l'innocent Luigi, les bras chargés d'un plateau sur lequel était préparé du café au lait, et presque aussitôt le moine entrait dans ma chambre:

—«Ah! bravo,» me dit-il, avec son bon rire, «vous avez pu bien reposer, et vous avez fait mentir le proverbe: Chi dorme non piglia pesci5. Car un paysan vous a apporté des truites toutes fraîches pour votre déjeuner… Quant au seigneur Filippo, il est déjà à courir la montagne. Quand je suis revenu de la messe, à six heures et demie, je l'ai vu qui grimpait du côté du village, leste comme un chat… Quand vous serez levé, nous irons revoir les Benozzo au grand jour… Le seigneur Filippo sera revenu, sans doute… Vous verrez aussi la bibliothèque du couvent… Ah! si vous saviez comme elle était riche avant la première suppression, celle de Napoléon Ier… Mais patience, puisqu'il paraît que nous allons déjà ravoir notre terrasse. Multa renascentur…»

[5] «Qui dort ne prend pas de poissons.»

Une heure plus tard, j'étais levé, j'avais bu, sans trop faire la grimace, le café à base de chicorée passé par Luigi; le Père et moi nous rendions de nouveau visite au roi indien Gondoforus et au sourire de la Vierge. Dom Griffi eut le temps de me montrer les réfectoires, le grand et le petit, les bibliothèques, les chapelles, le vivier, les citernes, l'étroit jardin où il élevait des cyprès minuscules, en attendant de les planter. Philippe était toujours absent. S'était-il égaré, ou bien éprouvait-il pour la conversation et la société du Père une de ces antipathies dont les nerveux comme lui subissent les irrésistibles atteintes? Je me serais posé ces questions avec une certaine indifférence, je l'avoue, tant son continuel persiflage m'avait agacé, si, vers les onze heures, et à notre retour de la visite à travers le couvent, je n'avais été littéralement frappé d'épouvante par un petit fait très inattendu et que je provoquai sans en avoir le moindre pressentiment. Dom Griffi venait de s'excuser. Il était obligé de me laisser seul jusqu'au déjeuner. Je n'avais pas de livres avec moi. Ma correspondance était, par extraordinaire, au courant. «Si je revoyais ces médailles d'hier?» pensai-je, et voici que je demande le coffret au Père, qui me l'apporte lui-même. Installé paisiblement dans ma chambre, je déploie les papiers, les uns après les autres, admirant ici un profil d'empereur lauré, là une Victoire. Je ne sais pourquoi la fantaisie me prend de revoir l'aureus de César avec la tête d'Antoine. Je cherche cette pièce parmi les autres. J'ai de la peine à la trouver. Je prends les médailles une par une, et je ne vois plus le nom du dictateur écrit sur aucune des enveloppes. «Nous les avons mal remises,» me dis-je, et j'ai la patience de les défaire toutes. Pas de médaille de César. Pas de médaille de Brutus non plus. Je ne crois pas avoir éprouvé dans ma vie une angoisse comparable à celle qui me serra le cœur quand je constatai cette absence de deux monnaies qui valaient certainement près de deux mille francs, et qui étaient là, encore hier au soir. Je les avais tenues dans ma main. J'en avais regardé le détail comme à la loupe. J'en avais moi-même indiqué le prix approximatif au Père, et elles avaient disparu. J'eus l'espérance qu'il les avait mises de côté, sur cette indication, pour les expédier à Pise aussitôt, et faire contrôler plus vite leur authenticité, et je courus à sa cellule, au risque de le déranger. Il m'eût été impossible de ne pas vérifier sur-le-champ cette hypothèse. Dom Griffi était occupé, avec un grand pendard de paysan roux, à recouvrer quelque créance, car le paysan tenait à la main un portefeuille de cuir des poches duquel sa main calleuse tirait, avec le plus comique regret, des coupures de cinq et de dix francs. L'abbé vit à ma figure que j'avais une nouvelle importante à lui annoncer:

—«Votre ami n'est pas malade?…» me demanda-t-il vivement.

—«Non,» lui répondis-je. «Mais je voudrais me permettre de vous poser une question, mon Père. Avez-vous retiré du coffret de dom Pio quelques-unes des pièces d'or que nous avons maniées hier?»

—«Aucune,» fit le bonhomme ingénument, «le coffret est demeuré là, tel que nous l'avions laissé.»

—«Ah! mon Dieu!» m'écriai-je avec terreur, «c'est qu'il en manque au moins deux, et des plus importantes, le César et le Brutus…»

Je n'eus pas plutôt prononcé cette phrase que j'en sentis la terrible portée. Personne, jusqu'à notre arrivée, n'avait soupçonné ce que représentait d'argent la collection de dom Pio. Ce César et ce Brutus étaient justement, parmi les monnaies, celles que nous avions le plus remarquées. Elles avaient été dérobées. Ce n'était pas Luigi qui avait pu les choisir ainsi entre les autres, ni un des paysans pareils au rustre que je voyais en ce moment compter de nouveau avec son doigt calleux ses malpropres petits billets de banque. D'autre part, je ne pouvais pas être soupçonné. J'étais au lit au moment où le Père disait sa messe et où sa chambre était vide. Depuis, nous ne nous étions plus quittés. L'éclair d'une atroce évidence me fit dire tout haut:

—«Non, non, ce n'est pas possible…»

Je venais de voir Philippe tenté, aussitôt après notre conversation d'hier, par le voisinage si proche de ce petit trésor. Le bruit de ses pas, la veille, très tard dans la nuit, me résonna dans la mémoire et s'expliqua pour moi d'une manière affreuse. Il m'avait tant parlé, durant la route, de son besoin d'une petite somme qui lui servît à débuter à Paris. Il avait vu cette somme à sa portée. Il avait lutté, lutté…,—et puis, il avait cédé. Il avait accompli ce vol si facile et deux fois infâme, puisque le pauvre vieux moine était notre hôte. Il lui avait suffi de se lever un peu avant l'heure de la messe. Il était sorti de sa chambre. Il s'était glissé jusqu'à celle du Père. Il avait pris les deux médailles qu'il savait les plus précieuses, sans doute d'autres encore. Puis il s'était en allé dans la campagne, afin de donner un prétexte d'une part à sa disparition matinale et aussi pour dompter le trouble dont il devait être bouleversé. Entre les paradoxes les plus hardis d'immoralité intellectuelle et une action honteuse comme celle-là, il y a un abîme. Je me sentis, devant cette accablante probabilité, saisi d'une telle émotion que les jambes me manquèrent et je dus m'asseoir tandis que dom Griffi disait à son paysan avec sa douceur habituelle:

—«Va m'attendre dans le corridor, Peppe. Je t'appellerai.»

Puis quand nous fûmes tous les deux seuls:

—«Voyons, mon enfant,» commença-t-il d'une voix que je ne lui connaissais pas encore, celle non plus de l'hôte amical, mais du prêtre, et en me prenant les mains. «Regardez-moi bien en face. Vous sentez que je sais que ce n'est pas vous, n'est-ce pas? Ne me dites rien, ne m'expliquez rien, et faites-moi une promesse…»

—«De forcer ce malheureux à vous rendre ces pièces… Ah! mon Père, quand je devrais les lui arracher de mes mains ou le livrer moi-même aux gendarmes…»

—«Vous ne m'avez pas deviné,» reprit-il en secouant la tête, «et je veux au contraire que vous me promettiez sur l'honneur de ne pas prononcer un mot qui laisse soupçonner que vous avez découvert la disparition de ces médailles… Pas un mot, entendez-vous, et pas un geste… C'est mon droit de vous le demander, n'est-il pas vrai?…»

—«Je ne comprends pas,» l'interrompis-je.

—«Pazienza,» dit-il en employant son mot favori, «promettez-moi seulement et laissez-moi finir avec ce terrible Peppe… Ah! ces gens-là me feront mourir avant que je n'aie pu revoir les frères ici… Ils disputent, cinq francs par cinq francs, le paiement de leurs fermages; mais, vous savez, fermer les yeux et se recommander à Dieu… J'ai votre promesse?»

—«Vous l'avez,» répondis-je, vaincu par une espèce d'autorité qui émanait de toute sa personne en ce moment.

—«Et voulez-vous me rapporter le coffret tout de suite?»

—«Je vais vous le chercher, mon Père…»

Malgré la parole donnée, j'eus une peine infinie à me contenir quand, une demi-heure après cet entretien, je me retrouvai avec Philippe Dubois, enfin revenu de sa promenade. Je dois reconnaître, à son honneur, que son visage traduisait, à cette minute, une anxiété intérieure qui eût achevé de me convaincre si j'avais gardé le moindre doute sur sa culpabilité. Il devait cependant se croire assuré du secret, car c'était un bien étrange hasard que mon second examen du coffret, et, moi excepté, qui pouvait constater l'absence des médailles dérobées? Nous les avions mentionnées trop vite pour que dom Griffi eût eu le temps d'en retenir les noms. Aussi ce n'était pas la crainte d'une découverte de ce vol qui mettait sur ce front intelligent et dans ces yeux, si vifs encore la veille, cette sombre expression d'inquiétude. Je devinai que le remords et la honte le déchiraient, tout simplement. Il était si jeune, malgré son masque de cynisme, si voisin, malgré sa corruption intellectuelle, du chaud foyer de sa famille, si nourri encore de loyauté provinciale! Il remarqua bien la tristesse de mon regard, mais s'il l'attribua d'abord à la véritable cause, le silence que j'observai, d'après ma promesse, dut le rassurer.

—«J'ai fait une magnifique promenade,» me dit-il sans que je lui demandasse aucun détail sur l'emploi de sa matinée; «seulement, je me suis égaré, et j'arrive trop tard pour visiter le couvent… Je ne le regrette pas, car j'aurais peur de gâter ma sensation d'hier en revoyant ces fresques au grand jour. A quelle heure repartons-nous?»

—«Vers les deux heures et demie,» lui dis-je.

—«Alors,» fit-il, «si vous me permettez, je vais boucler ma valise.»

Il passa dans sa chambre sous ce prétexte. Je l'entendais qui allait et qui venait de nouveau comme cette nuit. Ma présence lui était, malgré tout, insupportable. Que serait-ce quand il reverrait l'abbé?… J'appréhendais, avec une inquiétude qui allait jusqu'à la douleur, l'instant où, tous les trois assis derechef à la vieille table des novices, nous devrions causer, sachant, le prêtre et moi, ce que nous savions, et lui avec ce poids sur le cœur. Une curiosité se mélangeait à cette inquiétude. En me demandant le silence absolu auprès de Philippe, dom Griffi avait certainement son plan. Allait-il essayer de confesser le jeune homme sans trop l'humilier, en tête-à-tête? Ou bien, dans la divine bonté que révélaient ses yeux de vrai croyant, s'était-il décidé à pardonner en silence, comptant que le reste du trésor de dom Pio suffirait à payer la réparation de la fameuse terrasse? Toujours est-il que l'heure du déjeuner arriva,—toutes les heures arrivent,—et dom Gabriele vint nous appeler, avec sa même voix gaie et cordiale:

—«Hé bien! seigneur Filippo,» dit-il, «vous avez pris faim, dans votre promenade?…»

—«Non, mon Père,» répondit Philippe à qui le Père avait saisi les deux mains affectueusement et que cette chaude étreinte paraissait gêner, «j'ai peur d'avoir eu un peu froid.»

—«Alors vous boirez un peu de mon vino santo,» reprit le moine, «vous savez pourquoi nous l'appelons ainsi? Nous suspendons des raisins à sécher jusqu'au jour de Pâques, et alors nous les pressons. Il y a un proverbe toscan qui dit: Nell' uva sono tre vinaccioli, dans le raisin il y a trois pépins; uno di sanità, uno di letizia, e uno di ubriachezza, un de santé, un de gaieté, un d'ivresse. Mais, dans mon vino santo, il ne reste que les deux premiers.»

Et ce fut ainsi de sa part une suite de phrases doucement enjouées tout le long du repas, qui se composait cette fois des truites promises, de châtaignes grillées, d'œufs en omelette qualifiés de frits, et de grives,—de ces grives gorgées de raisins et de genièvre, qui font le régal d'automne dans ce coin béni d'Italie.

—«Je n'ai jamais pu toucher à un de ces petits oiseaux,» nous dit le Père, «je les vois voler de trop près ici. Mais nos paysans les chassent à la glu. Les avez-vous vus passer avec une chouette apprivoisée? Ils disposent le long de la vigne des bâtons enduits de cette glu. Puis ils posent la chouette à terre, attachée à un autre bâton. Elle volète çà et là. Les oiseaux s'approchent par curiosité. Ils touchent aux baguettes, et les voilà pris. Je me suis toujours étonné qu'un poète n'ait pas fait une fable avec ce joli tableau…»

Mais d'allusion aux pièces disparues, pas un mot. Pas un mot non plus qui marquât une différence entre ses dispositions à mon égard et à l'égard de mon compagnon,—peut-être un peu plus de câlinerie cependant pour lui, que je voyais comme brisé par cette sympathie presque affectueuse de notre hôte si indignement trahi. Vingt fois je distinguai des larmes sur le bord des yeux de ce garçon, qui n'était évidemment pas né pour le mal. Vingt fois je fus sur le point de lui dire: «Allons, demande pardon à ce saint prêtre, et que ce soit fini…» Puis Philippe fronçait les sourcils, ses narines se crispaient. Le feu de l'orgueil séchait ses prunelles, et la conversation continuait, ou plutôt les monologues de dom Griffi, qui comparait maintenant son Monte-Chiaro au Monte-Oliveto, et il parlait avec tendresse de son ami qui est aussi le mien, le cher abbé de N***, préposé à une besogne de garde toute pareille. Puis il nous racontait toutes sortes d'anecdotes sur le couvent, les unes infiniment intéressantes,—une visite, par exemple, du connétable de Bourbon en marche sur Rome, et commandant en secret au prieur une messe pour le lendemain de sa mort;—d'autres, enfantines et relatives à des légendes naïves… Ce ne fut qu'après ce repas et une fois remontés dans notre salon, que je compris son intention et quelle idée lui avait suggérée une connaissance de cœur humain, qu'un confesseur peut seul avoir. Nous ayant quittés quelques minutes, il rentra, tenant à la main la cassette de dom Pio. Je regardais Philippe. Il était devenu livide. Mais le visage ridé de notre hôte n'annonçait cependant aucune sévère interrogation:

—«Vous m'avez enseigné le prix de ces médailles,» nous dit-il simplement en posant le coffret sur la table. «Il y en a bien trop pour ce que j'ai à faire reconstruire. Permettez-moi de vous demander d'en choisir pour vous, chacun deux ou trois, que vous garderez en souvenir du vieux moine, qui a prié pour vous deux ce matin…»

Il m'avait regardé, en prononçant ces quelques mots, d'un regard où je pus lire le rappel de ma promesse. Il était sorti, que nous étions là, Philippe Dubois et moi-même, immobiles. Je tremblais qu'il ne devinât, que je savais son secret. La sublime indulgence de dom Griffi, destinée à produire un repentir presque foudroyant par l'excès de la honte, ne pouvait avoir son plein effet sur cette âme en détresse que si l'amour-propre blessé n'y mêlait pas son fiel.

—«Que c'est bon, un bon prêtre!…» dis-je simplement pour rompre le silence. Philippe ne répondit rien. Il s'était vivement retourné contre la fenêtre et il regardait le vert paysage que nous avions admiré le soir en entrant, plongé dans une rêverie profonde. J'avais ouvert le coffret, et pris au hasard une des médailles pour obéir à notre hôte, puis je passai dans ma chambre. Mon cœur battit, je venais d'entendre le jeune homme qui sortait en courant, et ses pas qui se dirigeaient vite, vite, vers la cellule du vieux moine. L'orgueilleux était vaincu. Il allait rendre les pièces volées et avouer sa faute. En quels termes parla-t-il à celui qu'il avait d'abord comparé si insolemment à feu Hyacinthe, et que lui répondit ce dernier? Je ne le saurai jamais. Seulement, lorsque nous fûmes remontés tous deux en voiture et que Pasquale eut dit à sa jument: «Allons, Zara, cherche tes jambes…,» je me retournai pour revoir le couvent que nous quittions et saluer l'abbé, venu jusqu'au seuil, et je reconnus, dans le regard que mon compagnon jetait de son côté sur le simple moine, l'aube d'une autre âme.—Non, l'ère des miracles n'est pas close, mais il y faut des saints,—et ils sont trop rares.

Pérouse, novembre 1890.

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