Oberman
The Project Gutenberg eBook of Oberman
Title: Oberman
Author: Etienne Pivert de Senancour
Release date: June 14, 2010 [eBook #32808]
Language: French
Credits: Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team
at DP Europe (http://dp.rastko.net).
OBERMAN.
LETTRES
PUBLIÉES
par M... SÉNANCOUR,AUTEUR DE RÉVERIES SUR LA NATURE
DE L'HOMME.....
| Étudie l'homme, et non les hommes. | |
| PYTHAGORE. |
Le présent ouvrage est mis sous la sauvegarde des lois et de la probité des Citoyens. Nous poursuivrons devant les tribunaux tout contrefacteur, distributeur ou débitant d'éditions contrefaites. Deux exemplaires de la présente édition originale sont, conformément à la loi, déposés à la Bibliothèque Nationale.
CERIOUX.
TABLE
| Edition de 1804 |
| Observations |
| Première année |
| Deuxième année |
Lettre X., XI., XII., XIII., XIV., XV., XVI., XVII., XVIII., XIX., XX., XXI., XXII., XXIII., XXIV., XXV. |
| Troisième année |
Lettre XXVI., XXVII., XXVIII., XXIX., XXX., XXXI., XXXII., XXXIII., Manuel de Pseusophanes, XXXIV., XXXV. |
| Cinquième année |
| Sixième année (2e et 3e fragments) |
Second fragment., Lettre XXXVI., XXXVII., XXXVIII., Troisième fragment., XXXIX., XL., XLI., XLII., XLIII., XLIV., XLV., XLVI., XLVII, XLVIII, XLIX |
| Septième année |
| Huitième année |
Lettre LIII, LIV, LV, LVI, LVII, LVIII, LIX, LX, LXI, LXII, LXIII, LXIV, LXV, LXVI, LXVII, LXVIII, LXIX, LXX, LXXI, LXXII, LXXIII |
| Neuvième année |
Lettre LXXIV, LXXV, LXXVI, LXXVII, LXXVIII, LXXIX, LXXX, LXXXI, LXXXII, LXXXIII, LXXXIV, LXXXV, LXXXVI, LXXXVII, LXXXVIII, LXXXIX |
| Dixième année |
| Notes de l'édition de 1833 |
| Indications |
| NOTES |
OBSERVATIONS.
On verra dans ces lettres l'expression d'un homme qui sent, et non d'un homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents aux étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront avec plaisir ce que l'un d'eux a senti: plusieurs ont senti de même; il s'est trouvé que celui-ci l'a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit être jugé par l'ensemble de sa vie, et non par ses premières années; par toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque, ou peut-être faux.
De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la plupart inconnus: cette espèce de monument privé que laisse un homme comme eux, ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque d'ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables. Le devoir d'un éditeur est seulement de prévenir qu'on n'y trouve ni esprit, ni science; que ce n'est pas un ouvrage; et que peut-être même on dira: ce n'est pas un livre raisonnable.
Nous avons beaucoup d'écrits où le genre humain se trouve peint en quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à-peu-près connaître un seul homme, elles pourraient être, et neuves, et utiles. Il s'en faut de beaucoup qu'elles remplissent même cet objet borné: mais si elles ne contiennent point tout ce que l'on pourrait attendre, elles contiennent du moins quelque chose; c'est assez peut-être pour les faire excuser.
Ces lettres ne sont pas un roman[1]. Il n'y a point de mouvement dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénouement; rien de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive, de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs bons écrits, et charlatanisme de plusieurs mauvais.
On y trouvera des descriptions; de celles qui servent à mieux faire entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop négligées, sur les rapports de l'homme avec ce qu'il appelle l'inanimé.
On y trouvera des passions: mais celles d'un homme qui était né pour recevoir ce qu'elles promettent, et pour n'avoir point une passion; pour tout employer, et pour n'avoir qu'une seule fin.
On y trouvera de l'amour: mais l'amour senti d'une manière qui peut-être n'avait pas été dite.
On y trouvera des longueurs: elles peuvent être dans la nature; le cœur est rarement précis, il n'est point dialecticien. On y trouvera des répétitions: mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter soigneusement d'y revenir? Les répétitions de Clarisse, le désordre (et le prétendu égoïsme) de Montaigne n'ont jamais rebuté que des lecteurs seulement ingénieux. L'éloquent J. J. était souvent diffus. Celui qui écrivit ces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et les écarts d'un style libre: il a écrit sa pensée. Il est vrai que J. J. avait le droit d'être un peu long: pour lui, s'il a usé de la même liberté, c'est tout simplement parce qu'il la trouvait bonne et naturelle.
On y trouvera des contradictions, du moins ce qu'on nomme souvent ainsi. Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, le pour et le contre dits par le même homme? Puisqu'il faut qu'on les réunisse pour s'en approprier le sentiment, pour peser, décider, choisir, n'est-ce pas une même chose qu'ils soient dans un seul livre ou dans des livres différents? Au contraire, exposés par le même homme, ils le sont avec une force plus égale, d'une manière plus analogue, et vous voyez mieux ce qu'il vous convient d'adopter. Nos affections, nos désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu'à nos opinions, changent avec les leçons des événements; les occasions de la réflexion, avec l'âge, avec tout notre être. Ne voyez-vous pas que celui qui est si exactement d'accord avec lui-même, vous trompe, ou se trompe? Il a un système; il joue un rôle. L'homme sincère vous dit: j'ai senti comme cela, je sens comme ceci; voilà mes matériaux, bâtissez vous-même l'édifice de votre pensée. Ce n'est pas à l'homme froid à juger les différences des sensations humaines: puisqu'il n'en connaît pas l'étendue, il n'en connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d'un même homme, et quelquefois au même moment, que dans des hommes différents? On observe, on cherche; on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la balance rencontre d'abord le poids qui en fixera l'équilibre? Tout doit être d'accord sans doute dans un ouvrage exact et raisonné sur des matières positives. Mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bézout? Je croirais même qu'on devrait attendre autant ou plus d'oppositions entre les différents âges d'un même homme, qu'entre plusieurs hommes éclairés du même âge. C'est pour cela qu'il n'est pas bon que les législateurs soient tous des vieillards; à moins que ce ne soit un corps d'homme vraiment choisis, et capable de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs, plutôt que leur pensée présente. L'homme qui ne s'occupe que des sciences exactes, est le seul qui n'ait point à craindre d'être jamais surpris de ce qu'il a écrit dans un autre âge.
Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que dans le reste. Une chose seulement m'a plu; c'est de n'y point trouver ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse[2]. Ces expressions ont par elles-mêmes quelque chose de vicieux, ou bien leur trop fréquent usage, en en faisant des applications fausses, altéra leurs premières acceptions, et fit oublier leur énergie.
Ce n'est pas que je prétende justifier le style des lettres. J'aurais quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies, et que pourtant je n'ai pas changées: mais quant aux incorrections, je n'y sais point d'excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu'un critique trouvera beaucoup à reprendre: je n'ai point prétendu enrichir le public d'un ouvrage travaillé; mais donner à lire à quelques personnes éparses dans l'Europe, les sensations, les opinions, les songes libres et incorrects d'un homme souvent isolé, qui écrivit dans l'intimité, et non pour son libraire.
L'éditeur ne s'est proposé et ne se proposera qu'un seul objet: tout ce qui portera son nom tendra aux mêmes résultats: soit qu'il écrive, ou qu'il publie seulement, il ne s'écartera point d'un but moral. Il ne cherche pas encore à l'atteindre; un écrit important, et de nature à être utile, un véritable ouvrage que l'on peut seulement hasarder d'esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit pas être publié promptement, ni même entrepris trop-tôt.
Les Notes sont toutes de l'Editeur.
LETTRE PREMIÈRE
Genève, 8 juillet, première année.
Il ne s'est passé que vingt jours depuis que je vous écrivis de Lyon. Je n'annonçais aucun projet nouveau, je n'en avais pas; et maintenant j'ai tout quitté, me voici sur une terre étrangère.
Je crains que ma lettre ne vous trouve point à Chessel[3], et que vous ne puissiez me répondre aussi vite que je le désirerais. J'ai besoin de savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vous penserez lorsque vous aurez lu. Vous savez s'il me serait indifférent d'avoir des torts avec vous: cependant je crains que vous ne m'en trouviez, et je ne suis pas bien assuré moi-même de n'en point avoir. Je n'ai pas même pris le temps de vous consulter. Je l'eusse bien désiré dans un moment aussi décisif: encore aujourd'hui, je ne sais comment juger une résolution qui détruit tout ce qu'on avait arrangé, qui me transporte brusquement dans une situation nouvelle, qui me destine à des choses que je n'avais pas prévues et dont je ne saurais même pressentir l'enchaînement et les conséquences.
Il faut vous dire plus. L'exécution fut, il est vrai, aussi précipitée que la décision: mais ce n'est pas le temps seul qui m'a manqué pour vous en écrire. Quand même je l'aurais eu, je crois que vous l'eussiez ignoré de même. J'aurais craint votre prudence: j'ai cru sentir cette fois la nécessité de n'en avoir pas. Une prudence étroite et pusillanime dans ceux de qui le sort m'a fait dépendre, a perdu mes premières années, et je crois bien qu'elle m'a nui pour toujours. La sagesse veut marcher entre la défiance et la témérité; le sentier est difficile: il faut la suivre dans les choses qu'elle voit; mais dans les choses inconnues, nous n'avons que l'instinct. S'il est plus dangereux que la prudence, il fait aussi de plus grandes choses: il nous perd, ou nous sauve: sa témérité devient quelquefois notre seul asile, et c'est peut-être à lui de réparer les maux que la prudence a pu faire.
Il fallait laisser le joug s'appesantir sans retour, ou le secouer inconsidérément: l'alternative me parut inévitable. Si vous en jugez de même, dites-le moi pour me rassurer. Vous savez assez quelle misérable chaîne on allait river. On voulait que je fisse ce qu'il m'était impossible de faire bien; que j'eusse un état pour son produit, que j'employasse les facultés de mon être à ce qui choque essentiellement sa nature. Aurais-je dû me plier à une condescendance momentanée; tromper un parent en lui persuadant que j'entreprenais pour l'avenir, ce que je n'aurais commencé qu'avec le désir de le cesser; et vivre ainsi dans un état violent, dans une répugnance perpétuelle? Qu'il reconnaisse l'impuissance où j'étais de le satisfaire, qu'il m'excuse! Il finira par sentir que les conditions si diverses et si opposées, où les caractères les plus contraires trouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir indifféremment à tous les caractères; que ce n'est pas assez qu'un état, qui a pour objet des intérêts et des démêlés contentieux, soit regardé comme honnête, parce qu'on y acquiert, sans voler, trente ou quarante mille livres de rente; et qu'enfin je n'ai pu renoncer à être homme, pour être homme d'affaires.
Je ne cherche point à vous persuader, je vous rappelle les faits; jugez. Un ami doit juger sans trop d'indulgence; vous l'avez dit.
Si vous aviez été à Lyon, je ne me serais pas décidé sans vous consulter; il eût fallu me cacher de vous, au lieu que j'ai eu seulement à me taire. Comme on cherche, dans le hasard même, des raisons qui autorisent aux choses que l'on croit nécessaires, j'ai trouvé votre absence favorable. Je n'aurais jamais pu agir contre votre opinion, mais je n'ai pas été fâché de le faire sans votre avis; tant que je sentais tout ce que pouvait alléguer la raison contre la loi que m'imposait une sorte de nécessité, contre le sentiment qui m'entraînait. J'ai écouté davantage cette impulsion secrète, mais impérieuse, que ces froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sous le nom de prudence, tenaient peut-être beaucoup à mon habitude paresseuse, et à quelque faiblesse dans l'exécution. Je suis parti, je m'en félicite: mais quel homme peut jamais savoir s'il a fait sagement, ou non, pour les conséquences éloignées des choses?
Je vous ai dit pourquoi je n'ai pas fait ce qu'on voulait; il faut vous dire pourquoi je n'ai pas fait autre chose. J'examinais si je rejetterais absolument le parti que l'on voulait me faire prendre; cela m'a conduit à examiner quel autre je prendrais, et à quelle détermination je m'arrêterais.
Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que tant de gens, qui n'ont en eux aucune autre chose, appellent un état. Je n'en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature, ou contraire à ma pensée. J'interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui m'entourait; je demandai aux hommes s'ils sentaient comme moi; je demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants; et je vis qu'il n'y avait pas d'accord entre moi et la société, ni entre mes besoins et les choses qu'elle a faites. Je m'arrêtai avec effroi, sentant que j'allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des dégoûts sans terme comme sans objet. J'offris successivement à mon cœur ce que les hommes cherchent dans les divers états qu'ils embrassent. Je voulus même embellir, par le prestige de l'imagination, ces objets multipliés qu'ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas. Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux? Je ne connais point la satiété, je trouve partout le vide.
Dans ce jour, le premier où je sentis tout le néant qui m'environne, dans ce jour qui a changé ma vie, si les pages de ma destinée se fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à jamais; avec quelle indifférence j'eusse abandonné la vaine succession de ces heures si longues et si fugitives, que tant d'amertumes flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera! Vous le savez, j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune: les longs ennuis de mes premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne m'en imposent pas: et mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis; trop fixes, ils ne sont point surpris.
Ce jour d'irrésolution fut du moins un jour de lumière: il me fit reconnaître en moi ce que je n'y voyais pas distinctement. Dans la plus grande anxiété où j'eusse jamais été, j'ai joui pour la première fois de la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon apathie habituelle, forcé d'être quelque chose, je fus enfin moi-même: et dans ces agitations jusqu'alors inconnues, je trouvai une énergie, d'abord contrainte et pénible, mais dont la plénitude fut une sorte de repos que je n'avais pas encore éprouvé. Cette situation douce et inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison de ce qu'on observe tous les jours, que les différences positives du sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des hommes.
Je me dis: la vie réelle de l'homme est en lui-même, celle qu'il reçoit du dehors n'est qu'accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent, que selon leur propre nature. Dans le cours d'une vie entière, perpétuellement modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage. Mais comme dans cette succession toujours mobile, lui seul subsiste quoique altéré, tandis que les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement; il en résulte que chacune de leurs impressions sur lui, dépend bien plus pour son bonheur ou son malheur, de l'état où elle le trouve, que de la sensation qu'elle lui apporte, et du changement présent qu'elle fait en lui. Ainsi dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à l'homme, c'est d'être ce qu'il doit être. Les dispositions favorables des choses viendront ensuite, c'est une utilité du second ordre pour chacun des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant, par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l'homme, si chacune de ces impressions est à-peu-près indifférente, leur totalité fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce cercle de rapports et de résultats mutuels? L'homme dont la liberté absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante, toujours libre et puissante? Tandis qu'il ne peut diriger que si peu d'événements, et qu'il ne saurait régler la plupart de ses affections, lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout conduire, de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des succès non interrompus, ferait encore le tourment de cette même vie? S'il est également nécessaire de maîtriser ces deux mobiles dont l'action est toujours réciproque; si pourtant cet ouvrage est au-dessus des forces de l'homme, et si l'effort même qui tendrait à le produire est précisément opposé au repos qu'on en attend, comment obtenir à-peu-près ce résultat nécessaire en renonçant au moyen impraticable qui paraît d'abord le pouvoir seul produire? La réponse à cette question serait le grand-œuvre de la sagesse humaine, et le principal objet que l'on puisse proposer à cette loi intérieure qui nous fait chercher la félicité. Je crus trouver à ce problème une solution analogue à mes besoins présents: peut-être contribuèrent-ils à me la faire adopter.
Je pensai que le premier état des choses était surtout important dans cette oscillation toujours réagissante, et qui par conséquent dérive toujours plus ou moins de ce premier état. Je me dis: soyons d'abord ce que nous devons être; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis livrons-nous au cours des choses, en nous efforçant seulement de nous maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi, quoiqu'il arrive, et sans sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses; non pas en les changeant elles-mêmes, ce qui nous importe peu, mais en maîtrisant les impressions qu'elles feront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le circonscrivant et en reportant sur lui-même l'effort conservateur. Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons toujours beaucoup du premier mouvement imprimé, et nous approcherons, par ce moyen, plus que nous ne saurions l'espérer par aucun autre, de l'heureuse permanence du sage.
Dès que l'homme réfléchit, dès qu'il n'est plus entraîné par le premier désir et par les lois inaperçues de l'instinct, toute équité, toute moralité devient en un sens une affaire de calcul, et sa prudence est dans l'estimation du plus ou du moins. Je crus voir dans ma conclusion un résultat aussi clair que celui d'une opération sur les nombres. Comme je vous fais l'histoire de mes intentions, et non celle de mon esprit; et que je veux bien moins justifier ma décision que vous dire comment je me suis décidé, je ne chercherai pas à vous rendre un meilleur compte de mon calcul.
Conformément à cette manière de voir, je quitte les soins éloignés et multipliés de l'avenir, qui sont toujours si fatigants et souvent si vains; je m'attache seulement à disposer, une fois pour la vie, et moi et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ouvrage doit sans doute rester imparfait, et combien je serai entravé par les événements: mais je ferai du moins ce que je trouverai en mon pouvoir.
J'ai cru nécessaire de changer les choses avant de me changer moi-même. Ce premier but pouvait être beaucoup plus promptement atteint que le second; et ce n'eût point été dans mon ancienne manière de vivre que j'eusse pu m'occuper sérieusement de moi. L'alternative du moment difficile où je me trouvais, me força de songer d'abord aux changements extérieurs. C'est dans l'indépendance des choses, comme dans le silence des passions, que l'on peut étudier son être. Je vais choisir une retraite dans ces monts tranquilles dont la vue a frappé mon enfance elle-même[4]. J'ignore où je m'arrêterai, mais écrivez-moi à Lausanne.
LETTRE II.
J'arrivai de nuit à Genève: j'y logeai dans une assez triste auberge, où mes fenêtres donnaient sur une cour, je n'en fus point fâché. Entrant dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l'espèce de surprise d'un spectacle nouveau; je la réservais pour la plus belle heure du jour; je le voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir son impression en l'éprouvant par degré.
En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but déterminé, sans autre guide qu'une carte assez bonne, que je porte sur moi.
J'entrais dans l'indépendance. J'allais vivre dans le seul pays peut-être de l'Europe, où dans un climat assez favorable, on trouve encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l'effet même de l'énergie que les circonstances de mon départ avait éveillée en moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l'avidité d'un cœur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs ennuis; j'étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de Genève, lorsque le soleil paraissant au-dessus des hautes neiges, éclaira à mes yeux cette terre admirable. C'est près de Copet que je vis l'aurore, non pas inutilement belle comme je l'avais vue tant de fois, mais d'une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des illusions sur mes yeux découragés.
Vous n'avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait comparable qu'un seul lieu dans l'Orient. Vous ne vous en ferez pas une idée juste; les grands effets de la nature ne s'imaginent point tels qu'ils sont. Si j'avais moins senti la grandeur et l'harmonie de l'ensemble, si la pureté de l'air n'y ajoutait pas une expression que les mots ne sauraient rendre, si j'étais un autre, j'essayerais de vous peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses; les noirs escarpements de la côte de Savoye; les collines de la Vaux et du Jorat[6], peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de Gruyère et d'Ormont; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au prestige de ces lieux; peut-être nul homme n'a-t-il éprouvé à leur aspect tout ce que j'ai senti[7].
C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus grande de l'opinion d'elle-même que de ses jouissances positives: celles-ci laissent apercevoir leurs bornes; mais celles que promettent ce sentiment d'une puissance illimitée, sont immenses comme elle, et semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je n'oserais décider que l'homme dont l'habitude des douleurs a navré le cœur, n'ait point reçu de ses misères mêmes, une aptitude à des plaisirs inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l'avantage d'une plus grande indépendance, et d'une durée qui soutient la vieillesse elle-même. Pour moi, j'ai éprouvé dans ce moment auquel il n'a manqué qu'un autre cœur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut valoir une année d'existence; combien tout est relatif dans nous, et hors de nous; et comment nos misères viennent surtout de notre déplacement dans l'ordre des choses.
La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable, elle suit généralement les rives du lac; et comme elle me conduisait vers les montagnes, je ne pensai point à la quitter. Je ne m'arrêtai qu'auprès de Lausanne sur une pente, d'où l'on n'apercevait pas la ville, et où j'attendis la fin du jour.
Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut éviter cette heure d'ennui qu'en évitant aussi de voyager pendant la chaleur: c'est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses au Forez, j'ai pris l'usage d'aller à pied si la campagne est intéressante; et quand je marche, une sorte d'impatience ne me permet de m'arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes routes, et des ornières boueuses des plaines; mais lorsqu'on est sans affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir la poste, et je trouve qu'on est trop dépendant si l'on va avec ses chevaux. J'avoue qu'en arrivant à pied l'on est moins bien reçu d'abord dans les auberges; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste qui sait son métier, pour s'apercevoir que s'il y a de la poussière sur les souliers il n'y a pas de paquet sur l'épaule, et qu'ainsi l'on pourrait être en état de le faire gagner assez pour qu'il ôte son chapeau d'une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous dire tout comme à un autre: Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres?
J'étais donc sous les pins du Jorat: la soirée était belle, les bois silencieux, l'air calme, le couchant vapoureux, mais sans nuages. Tout paraissait fixe, éclairé, immobile: et dans un moment où je levai les yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me portait, j'eus une illusion imposante que mon état de rêverie prolongea. La pente rapide qui s'étendait jusqu'au lac se trouvait cachée pour moi sous le tertre où j'étais assis; et la surface du lac très-inclinée, semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoye confondues avec elles et revêtues des mêmes teintes: la lumière du couchant et le vague de l'air dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables; et leur colosse sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, ne me parut qu'un amas de nuées orageuses suspendues dans l'espace: il n'était plus d'autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, au sein de l'immensité.
Ce moment-là fut digne de la première journée d'une vie nouvelle: j'en éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma main: les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient l'éloigner; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce que j'ai mieux senti.
Près de Nion j'ai vu le Mont-Blanc assez à découvert, et depuis ses bases apparentes; mais l'heure n'était point favorable, il était mal éclairé.
LETTRE III.
Cully, 11 juillet, 1.
Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, on en curieux. Je cherche à être là, parce qu'il me semble que je serais mal ailleurs: c'est le seul pays, voisin du mien, qui contienne généralement de ces choses que je désire.
J'ignore encore de quel côté je me dirigerai: je ne connais ici personne, et n'y ayant aucune sorte de relation, je ne puis choisir que d'après des raisons prises de la nature des lieux. Le climat est difficile en Suisse, surtout dans les situations que je préférerais. Il me faut un séjour fixe pour l'hiver; c'est ce que je voudrais d'abord décider: mais l'hiver est long dans le contrées élevées.
A Lausanne on me disait: C'est ici la plus belle partie de la Suisse, celle que tous les étrangers aiment. Vous avez vu Genève et les bords du lac; il vous reste à voir Iverdun, Neuchâtel et Berne: on va encore au Locle qui est célèbre par son industrie. Pour le reste de la Suisse, c'est un pays bien sauvage: on reviendra de la manie anglaise d'aller se fatiguer et s'exposer pour voir de la glace et dessiner des cascades. Vous vous fixerez ici: le pays de Vaud[8] est le seul qui convienne à un étranger; et même dans le pays de Vaud il n'y a que Lausanne, surtout pour un Français.
Je les ai assurés que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ont cru que je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beautés, mais je suis persuadé d'avance que sa partie basse est une de celles de la Suisse que j'aimerai le moins. La terre et les hommes y sont, à peu de chose près, comme ailleurs: je cherche d'autres mœurs, et une autre nature. Si je savais l'allemand, je crois que j'irais du côté de Lucerne: mais l'on n'entend le français que dans un tiers de la Suisse, et ce tiers en est précisément la partie la plus riante et la moins éloignée des habitudes françaises, ce qui me met dans une grande incertitude. J'ai presque résolu de voir les bords de Neuchâtel, et le bas-Valais; après quoi j'irai près de Schwitz, ou dans l'Underwalden, malgré l'inconvénient très-grand d'une langue qui m'est tout-à-fait étrangère.
J'ai remarqué un petit lac que les cartes nomment de Bré, ou de Bray, situé à une certaine élévation dans les terres, au-dessus de Cully: j'étais venu dans cette ville pour en aller visiter les rives presque inconnues et éloignées des grandes routes. J'y ai renoncé; je crains que le pays ne soit trop ordinaire, et que la manière de vivre des gens de la campagne, si près de Lausanne, ne me convienne encore moins.
Je voulais traverser le lac[9]; et j'avais, hier, retenu un bateau pour me rendre sur la côte de Savoye. Il a fallu renoncer à ce dessein: le temps a été mauvais tout le jour, et le lac est encore fort agité. L'orage est passé, la soirée est belle. Mes fenêtres donnent sur le lac; l'écume blanche des vagues est jetée quelquefois jusques dans ma chambre, elle a même mouillé le toit. Le vent souffle du Sud-Ouest, en sorte que c'est précisément ici que les vagues ont plus de force et d'élévation. Je vous assure que ce mouvement et ces sons mesurés donnent à l'âme une forte impulsion. Si j'avais à sortir de la vie ordinaire, si j'avais à vivre, et que pourtant je me sentisse découragé, je voudrais être un quart-d'heure seul devant un lac agité: je crois qu'il ne serait plus de grandes choses qui ne me fussent naturelles.
J'attends avec quelqu'impatience la réponse que je vous ai demandée; et quoi-qu'elle ne puisse en effet arriver encore, je pense à tout moment à envoyer à Lausanne pour voir si on ne néglige pas de me la faire parvenir. Sans doute elle me dira bien positivement ce que vous pensez, ce que vous présumez de l'avenir; et si j'ai eu tort, étant moi, de faire ce qui chez beaucoup d'autres eût été une conduite pleine de légéreté. Je vous consultais sur des riens, et j'ai pris sans vous la résolution la plus importante. Vous ne refuserez pas pourtant de me dire votre opinion: il faut qu'elle me réprime, ou me rassure. Vous avez déjà oublié que je me suis arrangé en ceci comme si je voulais vous en faire un secret: les torts d'un ami peuvent entrer dans notre pensée, mais non dans nos sentiments. Je vous félicite d'avoir à me pardonner des faiblesses: sans cela je n'aurais pas tant de plaisir à m'appuyer sur vous; ma propre force ne me donnerait pas la sécurité que me donne la vôtre.
Je vous écris comme je vous parlerais, comme on se parle à soi-même. Quelquefois on n'a rien à se dire l'un à l'autre, on a pourtant besoin de se parler; c'est souvent alors que l'on bavarde le plus à son aise. Je ne connais de promenade qui donne un vrai plaisir que celle que l'on fait sans but, lorsque l'on va uniquement pour aller, et que l'on cherche sans vouloir aucune chose; lorsque le temps est tranquille, un peu couvert, que l'on n'a point d'affaires, que l'on ne veut pas savoir l'heure, et que l'on se met à pénétrer au hasard dans les fondrières et les bois d'un pays inconnu; lorsqu'on parle des champignons, des biches, des feuilles rousses qui commencent à tomber; lorsque je vous dis: Voilà une place qui ressemble bien à celle où mon père s'arrêta, il y a dix ans, pour jouer au petit-palet avec moi, et où il laissa son couteau de chasse que le lendemain l'on ne put jamais retrouver. Lorsque vous me dites: L'endroit où nous venons de traverser le ruisseau eût bien plû au mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se faisait conduire à une grande lieue de la ville dans un bois bien épais, où il y avait quelques rochers et de l'eau; alors il descendait de la calèche, et il allait, quelquefois seul, quelquefois avec moi, s'asseoir sur un grès: nous lisions les Vies des Pères du Désert. Il me disait: Si dans ma jeunesse j'étais entré dans un monastère, comme Dieu m'y appelait, je n'aurais pas eu tous les chagrins que j'ai eus dans le monde, je ne serais pas aujourd'hui si infirme et si cassé; mais je n'aurais point de fils, et en mourant, je ne laisserais rien sur la terre....... Et maintenant il n'est plus! Ils ne sont plus!
Il y a des hommes qui croyent se promener, à la campagne, lorsqu'ils marchent en ligne droite dans une allée sablée. Ils ont dîné, ils vont jusqu'à la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nous nous perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et au hasard. Il y avait quelque chose de solennel à ces souvenirs d'un temps déjà reculé, qui semblaient venir à nous dans l'épaisseur et la majesté des bois. Comme l'âme s'agrandit lorsqu'elle rencontre des choses belles, et qu'elle ne les a pas prévues! Je n'aime point que ce qui appartient au cœur soit préparé et réglé: laissons l'esprit chercher avec ordre, et symétriser ce qu'il travaille. Pour le cœur, il ne travaille pas; et si vous lui demandez de produire, il ne produira rien: la culture le rend stérile. Vous vous rappelez des lettres que R... écrivait à L... qu'il appelait son ami. Il y avait bien de l'esprit dans ces lettres, mais aucun abandon. Chacune contenait quelque chose de distinct, et roulait sur un sujet particulier; chaque paragraphe avait son objet et sa pensée. Tout cela était arrangé comme pour l'impression; c'était des chapitres d'un livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je pense: aurions-nous besoin d'esprit? Quand des amis se parlent c'est pour se dire tout ce qui leur vient en tête. Il y a une chose que je vous demande; c'est que vos lettres soient longues, que vous soyez longtemps à m'écrire, que je sois longtemps à vous lire: souvent je vous donnerai l'exemple. Quant au contenu, je ne m'en inquiète point: nécessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ce que nous sentons: et n'est-ce pas cela qu'il faut que nous disions? Quand on veut jaser, s'avise-t-on de dire? parlons sur telle chose, faisons des divisions, et commençons par celle-ci.
On apportait le souper lorsque je me suis mis à écrire, et voilà que l'on vient de me dire: Mais, Monsieur, le poisson est tout froid, il ne sera plus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhône. Ils me les vantent, comme s'ils ne voyaient pas que je mangerai seul.
LETTRE IV.
Thiel, 19 juillet, 1.
J'ai passé à Iverdun[10]; j'ai vu Neuchâtel, Bienne et leurs environs. Je m'arrête quelques jours à Thiel sur les frontières de Neuchâtel et de Berne. J'avais pris à Lausanne une de ces berlines de remise très-communes en Suisse. Je ne craignais pas l'ennui de la voiture; j'étais trop occupé de ma position, de mes espérances si vagues, de l'avenir incertain, du présent déjà inutile, et de l'intolérable vide que je trouve partout.
Je vous envoie quelques mots écrits des divers lieux de mon passage.
D'Iverdun.
J'ai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plus beaux; j'ai cru y trouver une vie meilleure: mais je vous avouerai que je ne suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais: Vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés? mais un profond ennui m'a fait partir aussitôt. J'ai cherché ensuite a m'en imposer à moi-même, en attribuant principalement cette impression à l'effet d'une tristesse locale. Le sol de Moudon est boisé et pittoresque, mais il n'y a point de lac. Je me décidai à rester le soir à Iverdun, espérant retrouver sur ses rives, ce bien être mêlé de tristesse que je préfère à la joie. La vallée est belle, et la ville est l'une des plus jolies de la Suisse. Malgré le pays, malgré le lac, malgré la beauté du jour, j'ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon. Quels lieux me faudra-t-il donc?
De Neuchâtel.
J'ai quitté ce matin Iverdun, jolie ville, agréable à d'autres yeux, et triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut la rendre telle pour moi; mais je ne me suis point trouvé le même aujourd'hui. S'il fallait différer le choix d'un séjour tel que je le cherche, je me résoudrais plus volontiers à attendre un an près de Neuchâtel, qu'un mois près d'Iverdun.
De S.t Biaise.
Je reviens d'une course dans le Val de Travers. C'est là que j'ai commencé à sentir dans quel pays je suis. Les bords du lac de Genève sont admirables sans doute, cependant il semble que l'on pourrait trouver ailleurs les mêmes beautés, car pour les hommes on voit d'abord qu'ils y sont comme dans les plaines, eux et ce qui les concerne[11]. Mais ce vallon, creusé dans le Jura, porte un caractère grand et simple; il est sauvage et animé; il est à-la-fois paisible et romantique; et quoiqu'il n'ait point de lac, il m'a frappé davantage que les bords de Neuchâtel et même de Genève. La terre paraît ici moins assujettie à l'homme, et l'homme moins abandonné à des convenances misérables. L'œil n'y est pas importuné sans cesse par des terres labourées, des vignes et des maisons de plaisance, odieuses richesses de tant de pays malheureux. Mais de gros villages; mais des maisons de pierre; mais de la recherche, de la vanité, des titres, de l'esprit, de la causticité! Où m'emportaient de vains rêves? A chaque pas que l'on fait ici, l'illusion revient et s'éloigne; à chaque pas on espère, on se décourage; on est perpétuellement changé sur cette terre si différente et des autres et d'elle-même. Je vais dans les Alpes.
De Thiel.
J'allais à Vevay par Morat, et je ne croyais pas m'arrêter ici: mais hier j'ai été frappé, à mon réveil, du plus beau spectacle que l'aurore puisse produire dans une contrée dont la beauté réelle, est pourtant plus riante que sublime. Cela m'a entraîné à passer ici quelques jours.
Ma fenêtre était restée ouverte la nuit, selon mon usage. Vers les quatre heures, je fus éveillé par l'éclat du jour et par l'odeur des foins que l'on avait coupés pendant la fraîcheur, à la lumière de la lune. Je m'attendais à une vue ordinaire; mais j'eus un instant d'étonnement. Les pluies du solstice avaient conservé l'abondance des eaux accrues précédemment par la fonte des neiges du Jura. L'espace entre le lac et la Thièle était inondé presqu'entièrement; les parties les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines d'eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux endroits les plus difficiles, soutenaient, ou continuaient cette sorte de chaussée naturelle: on ne distinguait point le pâturage que ces dociles animaux devaient atteindre; et, à voir leur démarche lente et mal assurée, on eût dit qu'ils allaient s'avancer et se perdre dans le lac. Les hauteurs d'Anet, et les bois épais du Julemont, sortaient du sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne montueuse du Vuilly bordait le lac à l'horizon. Vers le sud, l'étendue s'en prolongeait derrière les coteaux de Mont-mirail; et par-delà tous ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature, qui font les lieux sublimes.
Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C'est un homme plus occupé de fumer et de boire, que de haïr, de projetter, de s'affliger. Il me semble que j'aimerais assez dans les autres ces habitudes que je ne prendrai point. Elles font échapper à l'ennui; elles remplissent les heures, sans que l'on ait l'inquiétude de les remplir: elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu'on ne voit sur aucun front, celui d'une distraction suffisante qui concilie tout, et ne nuit qu'aux acquisitions de l'esprit.
Le soir je pris la clef pour rentrer dans la nuit, et n'être point assujetti à l'heure. La lune n'était pas levée, je me promenais le long des eaux vertes de la Thièle. Mais me sentant disposé à rêver longtemps, et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer toute entière au dehors, je pris la route de St. Blaise: je la quittai à un petit village nommé Marin, qui a le lac au sud; je descendis une pente escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues. L'air était calme, on n'apercevait aucune voile sur le lac. Tous reposaient, les uns dans l'oubli des travaux, d'autres dans celui des douleurs. La lune parut: je restai longtemps. Vers le matin, elle répandait sur les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme, lorsque, dans un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la lune qui finit.
Indicible sensibilité! charme et tourment de nos vaines années; vaste conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable! passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon: tout ce qu'un cœur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds; j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement: j'ai dévoré dix années de ma vie. Heureux l'homme simple dont le cœur est toujours jeune!
Là, dans la paix de la nuit, j'interrogeai ma destinée incertaine, mon cœur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je donc, me disais-je? Quel triste mélange d'affection universelle, et d'indifférence pour tous les objets de la vie positive? Une imagination romanesque me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuse, et d'une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore.
Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n'y sont point, et cherchant toujours ce que je n'obtiendrai jamais, étranger dans la nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n'aurai que des affections vaines: et soit que je vive selon moi-même, soit que je vive selon les hommes, je n'aurai dans l'oppression extérieure, ou dans ma propre contrainte, que l'éternel tourment d'une vie toujours réprimée et toujours misérable. Mais les écarts d'une imagination ardente et immodérée sont sans constance comme sans règle: jouet de ses passions mobiles et de leur ardeur aveugle et indomptée, un tel homme n'aura ni continuité dans ses goûts, ni paix dans son cœur.
Que puis-je avoir de commun avec lui? Tous mes goûts sont uniformes, tout ce que j'aime est facile et naturel: je ne veux que des habitudes simples, des amis paisibles, une vie toujours la même. Comment mes vœux seraient-ils désordonnés? je n'y vois que les besoins, que le sentiment de l'harmonie et des convenances. Comment mes affections seraient-elles odieuses aux hommes? je n'aime que ce qu'ont aimé les meilleurs d'entre eux; je ne cherche rien aux dépens d'aucun d'eux; je cherche ce que chacun peut avoir, ce qui est nécessaire aux besoins de tous, ce qui finirait leurs misères, ce qui rapproche, unit, console: je ne veux que la vie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous[12]. Je n'aime, il est vrai, que la nature; mais c'est pour cela qu'en, m'aimant moi-même, je ne m'aime point exclusivement; et que les autres hommes sont encore dans la nature, ce que j'en aime davantage. Un sentiment impérieux m'attache à toutes les impressions aimantes; mon cœur plein de lui-même, de l'humanité, et de l'accord primitif des êtres, n'a jamais connu de passions personnelles ou irascibles. Je m'aime moi-même, mais c'est dans la nature, c'est dans l'ordre qu'elle veut, c'est en société avec l'homme qu'elle fit, et d'accord avec l'universalité des choses. A la vérité, jusqu'à présent du moins, rien de ce qui existe n'a pleinement mon affection, et un vide inexprimable est la constante habitude de mon âme altérée. Mais tout ce que j'aime pourrait exister, la terre entière pourrait être selon mon cœur, sans que rien fût changé dans la nature ou dans l'homme lui-même, excepté les accidents éphémères de l'œuvre sociale.
Non, l'homme singulier ou romanesque n'est pas ainsi. Sa folie a des causes factices. Il ne se trouve point de suite ni d'ensemble dans ses affections; et comme il n'y a d'erreur et de bizarreries que dans les innovations humaines, tous les objets de sa démence sont pris dans l'ordre de choses qui excite les passions immodérées des hommes, et l'industrieuse fermentation de leurs esprits toujours agités en sens contraires.
Pour moi, j'aime les choses existantes; je les aime comme elles sont. Je ne désire, je ne cherche, je n'imagine rien hors de la nature. Loin que ma pensée divague et se porte sur des objets difficiles ou bizarres, éloignés ou extraordinaires; et qu'indifférent pour ce qui s'offre à moi, pour ce que la nature produit habituellement, j'aspire à ce qui m'est refusé, à des choses étrangères et rares, à des circonstances invraisemblables et à une destinée romanesque; je ne veux au contraire, je ne demande à la nature et aux hommes, je ne demande pour ma vie entière que ce que la nature contient nécessairement, ce que les hommes doivent tous posséder, ce qui peut seul occuper nos jours et remplir nos cœurs, ce qui fait la vie. Comme il ne me faut point des choses difficiles où privilégiées, il ne me faut pas non plus des choses nouvelles, changeantes, multipliées. Ce qui m'a plu, me plaira toujours; ce qui a suffi à mes besoins, leur suffira dans tous les temps: le jour semblable au jour qui fut heureux, est encore un jour heureux pour moi; et comme les besoins positifs de ma nature sont toujours à-peu-près les mêmes, ne cherchant que ce qu'ils exigent, je désire toujours à-peu-près les mêmes choses. Si je suis satisfait aujourd'hui, je le serai demain, je le serai toute l'année, je le serai toute la vie: et si mon sort est toujours le même, mes vœux toujours simples, seront toujours remplis.
L'amour du pouvoir ou des richesses est presqu'aussi étranger à ma nature que l'envie, la vengeance ou les haines. Rien ne doit aliéner de moi les autres hommes, je ne suis le rival d'aucun d'eux: je ne puis pas plus les envier que les haïr; je refuserais ce qui les passionne, je refuserais de triompher d'eux: je ne veux pas même les surpasser en vertu. Je me repose dans ma bonté naturelle. Heureux qu'il ne me faille point d'efforts pour ne pas faire le mal, je ne me tourmenterai point sans nécessité; et pourvu que je sois homme de bien, je ne prétendrai pas être vertueux. Ce mérite est très-grand, mais j'ai le bonheur qu'il ne me soit pas indispensable, et je le leur abandonne: c'est détruire la seule rivalité qui pût subsister entre nous. Leurs vertus sont ambitieuses comme leurs passions: ils les étalent fastueusement; et ce qu'ils y cherchent surtout, c'est la primauté. Je ne suis point leur concurrent; je ne le serai pas même en cela. Que perdrai-je à leur abandonner cette supériorité? Dans ce qu'ils appellent vertus, les unes, seules utiles, sont naturellement dans l'homme constitué comme je me trouve l'être, et comme je penserais volontiers que tout homme l'est primitivement; les autres compliquées, difficiles, imposantes et superbes, ne dérivent point immédiatement de la nature de l'homme: c'est pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, et que je suis peu curieux d'en obtenir le mérite, au moins incertain. Je n'ai pas besoin d'effort pour atteindre ce qui est dans ma nature, et je n'en veux point faire pour parvenir à ce qui lui est contraire. Ma raison le repousse, et me dit que, dans moi du moins, ces vertus fastueuses seraient des altérations étrangères et un commencement de déviation. Le seul effort que l'amour du bien exige de moi, c'est une vigilance soutenue, qui ne permette jamais aux maximes de notre fausse morale de s'introduire dans une âme trop droite pour les parer de beaux dehors, et trop simple pour les contenir. Telle est la vertu que je me dois à moi-même, et le devoir que je m'impose. Je sens irrésistiblement que mes penchants sont naturels: il ne me reste qu'à m'observer bien moi-même pour écarter de cette direction générale toute impulsion particulière qui pourrait s'y mêler; pour me conserver toujours simple et toujours droit, au milieu des perpétuelles altérations et des bouleversements que peuvent me préparer l'oppression, d'un sort précaire, et les subversions de tant de choses mobiles. Je dois rester, quoiqu'il arrive, toujours le même et toujours moi; non pas précisément tel que je suis dans des habitudes contraires à mes besoins; mais tel que je me sens, tel que je veux être, tel que je suis dans cette vie intérieure, seul asile de mes tristes affections.
Je m'interrogerai, je m'observerai, je sonderai ce cœur naturellement vrai et aimant, mais que tant de dégoûts peuvent avoir déjà rebuté. Je déterminerai ce que je suis; je veux dire ce que je dois être: et cet état une fois bien connu, je m'efforcerai de le conserver toute ma vie, convaincu que rien de ce qui m'est naturel n'est dangereux ou condamnable, persuadé que l'on n'est jamais bien que quand on est selon sa nature, et décidé à ne jamais réprimer en moi que ce qui tendrait à altérer ma forme originelle.
J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles; dans ma superbe erreur, je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile aussi illusoire[13]. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les passions; et je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes, si j'en étais le plus vertueux. L'illusion a duré près d'un mois dans sa force; un seul incident la dissipée. C'est alors, que toute l'amertume d'une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l'abandon du dernier prestige qui l'abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus employer ma vie, je cherche seulement à la remplir: je ne veux plus en jouir, mais seulement la tolérer: je n'exige point qu'elle soit vertueuse, mais qu'elle ne soit jamais coupable.
Et cela même, où l'espérer, où l'obtenir? Où trouver des jours commodes, simples, occupés, uniformes? Où fuir le malheur? Je ne veux que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les plaisirs ne sont plus! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils donnés: mais plus de charme, plus d'ivresse, jamais un moment de pure joie; jamais! et je n'ai pas vingt-un ans! et je suis né sensible; ardent! et je n'ai jamais joui! et après la mort...... Rien non plus dans la vie: rien dans la nature...... Je ne pleurai point; car je n'ai plus de larmes. Je sentis que je me refroidissais; je me levai, je marchai sur la grève; et le mouvement me fut utile.
Insensiblement je revins à ma première recherche. Comment me fixer? le puis-je? et quel lieu choisirai-je? Comment, parmi les hommes, vivre autrement qu'eux; ou comment vivre loin d'eux sur cette terre dont ils fatiguent les derniers recoins? Ce n'est qu'avec de l'argent que l'on peut obtenir même ce que l'argent ne paye pas; et que l'on peut éviter ce qu'il procure. La fortune que je pouvais attendre se détruit. Le peu que je possède maintenant devient incertain. Mon absence achèvera peut-être de tout perdre; et je ne suis point d'un caractère à me faire un sort nouveau. Je crois qu'il faut en cela laisser aller les choses. Ma situation tient à des circonstances dont les résultats sont encore éloignés. Il n'est pas certain que, même en sacrifiant les années présentes, je trouvasse les moyens de disposer à mon gré l'avenir. J'attendrai; je ne veux pas écouter une prudence inutile qui me livrerait de nouveau à des ennuis devenus intolérables. Mais il m'est impossible maintenant de m'arranger pour toujours, de prendre une position fixe, et une manière de vivre qui ne change plus. Il faut bien différer, et longtemps peut-être: ainsi se passe la vie! Il faut livrer des années encore aux caprices du sort, à l'enchaînement des circonstances, à de prétendues convenances. Je vais vivre comme au hasard, et sans plan déterminé, en attendant le moment où je pourrai suivre le seul qui me convienne. Heureux encore si dans le temps que j'abandonne, je parviens à préparer un temps meilleur: si je puis choisir, pour ma vie future, les lieux, la manière, les habitudes, régler mes affections, me réprimer; et retenir dans l'isolement et dans les bornes d'une nécessité accidentelle, ce cœur avide et simple, à qui rien ne sera donné: si je puis lui apprendre à s'alimenter lui-même dans son dénuement, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence odieux, à subsister dans une nature muette.
Vous qui me connaissez, qui m'entendez; mais qui, plus heureux peut-être et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie; vous savez quels sont en moi, dans l'éloignement où nous sommes destinés à vivre, les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me console, c'est de vous avoir: ce sentiment ne cessera point. Mais, nous nous le sommes toujours dit; il faut que mon ami sente comme moi; il faut que notre destinée soit la même; il faut qu'on puisse passer ensemble sa vie. Combien de fois j'ai regretté que nous ne soyons pas ainsi l'un à l'autre! Avec qui l'intimité sans réserve pourra-t-elle m'être aussi douce, m'être aussi naturelle? N'avez-vous pas été jusqu'à présent ma seule habitude? Vous connaissez ce mot admirable: Est aliquid sacri in antiquis necessitudinibus. Je suis fâché qu'il n'ait pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un orateur[14]. Vous êtes le point où j'aime à me reposer dans l'inquiétude qui m'égare, où j'aime à revenir lorsque j'ai parcouru toutes choses; et que je me suis trouvé seul dans le monde. Si nous vivions ensemble, si nous nous suffisions, je m'arrêterais là, je connaîtrais le repos, je ferais quelque chose sur la terre, et ma vie commencerait. Mais il faut que j'attende, que je cherche, que je me hâte vers l'inconnu, et que sans savoir où je vais, je fuie le présent comme si j'avais quelque espoir dans l'avenir.
Vous excusez mon départ; vous le justifiez même: et cependant, indulgent avec des étrangers, vous n'oubliez pas que l'amitié demande une justice plus austère. Vous avez raison, il le fallait; c'est la force des choses. Je ne vois qu'avec une sorte d'indignation cette vie ridicule que j'ai quittée: mais je ne m'en impose pas sur celle que j'attends. Je ne commence qu'avec effroi des années pleines d'incertitudes, et je trouve quelque chose de sinistre à ce nuage épais qui reste devant moi.
LETTRE V.
St.-Maurice, 18 Août, I.
J'attendais pour vous écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis décidé: je passerai l'hiver ici. Je ferai auparavant des courses peu considérables; mais dès que l'automne sera avancée, je ne me déplacerai plus.
Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans le Valais par les montagnes; mais les pluies m'ont forcé de me rendre à Vevay par Payerne et Lausanne. Le temps était remis lorsque j'entrai à Vevay, mais quelque temps qu'il eût fait, je n'eusse pu me résoudre à continuer ma route en voiture. Entre Lausanne et Vevay le chemin s'élève et s'abaisse continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez ennuyeux à mon avis dans une telle contrée. Mais Vevay, Clarens, Chillon, les trois lieues depuis St.-Saphorin jusqu'à Villeneuve surpassent ce que j'ai vu jusqu'ici. C'est du côté de Rolle qu'on admire le lac de Genève; pour moi je ne veux pas en décider, mais c'est à Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n'y a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de l'aiguille du Midi et des neiges du Velan, là devant les rochers de Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée, de difficile accès; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus! je n'irais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presque jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins? Ne serait-ce point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la nature ne forme pas ordinairement; et que, si elle se trouve l'avoir préparé quelque part, ils le détruisent bientôt?
J'ai couché à Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. J'ai parcouru, avant la chaleur du jour, les collines boisées de St.-Tryphon, et les vergers continuels qui remplissent la vallée jusqu'à Bex. Je marchais entre deux chaînes d'Alpes d'une grande hauteur: au milieu de leurs neiges, je suivais une route unie le long d'un pays abondant, qui semble avoir été dans des temps reculés presqu'entièrement couvert par les eaux.
La vallée où coule le Rhône depuis Martigny jusqu'au lac, est coupée à-peu-près au milieu par des rochers couverts de pâturages et de forêts, qui forment les premiers gradins des dents de Morcle et du Midi, et qui ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en grande partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins. C'est dans ces lieux un peu sauvages, qu'est ma demeure sur la base de l'aiguille du Midi. Cette cime est l'une des plus belles des Alpes: elle en est aussi l'une des plus élevées, si l'on ne considère pas uniquement sa hauteur absolue, mais aussi son élévation, visible, et l'amphithéâtre si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les sommets dont des calculs trigonométriques, ou les estimations du baromètre ont déterminé la hauteur, je n'en vois aucun, d'après le simple aperçu des cartes et l'écoulement des eaux, dont la base soit assise dans des vallées aussi profondes; je me crois fondé à lui donner une élévation apparente à-peu-près aussi grande qu'à aucun autre sommet de l'Europe.
A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je quittai la route d'Italie qui se détourne en cet endroit pour passer à Bex, et me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à travers des prés tels que nos peintres n'en font guère. Le pont, le château et le cours du Rhône en cet endroit, forment un coup-d'œil très-pittoresque: quant à la ville, je n'y vis de remarquable qu'une sorte de simplicité. Son site est un peu triste, mais de la tristesse que j'aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie; les rochers touchent la ville et semblent la couvrir; le sourd roulement du Rhône remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît creusée et fermée de toutes parts. Peuplée, cultivée, chargée de fruits et de vignes, elle semble pourtant affligée et embellie de toute l'austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l'obscurcissent, roulent sur les flancs de ses montagnes, en brunissent les sombres sapins, se rapprochent, s'entassent, s'arrêtent immobiles, et semblent la recouvrir toute entière comme un toit ténébreux: ou lorsque dans un jour sans nuages, l'ardeur du soleil s'y concentre, en fait fermenter les vapeurs invisibles, agite d'une ardeur importune ce qui respire sous le ciel aride, et fait de sa solitude trop belle, un amer abandon.
Les pluies froides que je venais d'éprouver en passant le Jorat, qui n'est qu'une butte auprès des Alpes, et les neiges dont j'ai vu se blanchir alors les monts de la Savoye, au milieu de l'été, m'ont fait projetez plus sérieusement à la rigueur, et plus encore à la durée des hivers dans la partie élevée de la Suisse. Je désirais réunir les beautés des montagnes et la température des plaines. J'espérais trouver dans les hautes vallées quelques pentes exposées au midi, précaution bonne pour les beaux froids, mais très-peu suffisante contre les mois nébuleux, et surtout contre la lenteur du printemps. Décidé pourtant à ne point vivre ici dans les villes, je me croyais bien dédommagé de ces inconvénients si je pouvais avoir pour hôtes de bons montagnards, dans une simple vacherie, à l'abri des vents froids, près d'un torrent, dans les pâturages et les sapins toujours verts.
L'événement en a décidé autrement. J'ai trouvé ici un climat doux; non pas dans les montagnes, à la vérité, mais entre les montagnes. Je me suis laissé entraîner à rester près de St.-Maurice. Je ne vous dirai point comment cela s'est fait; et je serais très-embarrassé s'il fallait que je m'en rendisse compte.
Ce que vous pourrez d'abord trouver bizarre, c'est que l'ennui profond que j'ai éprouvé ici pendant quatre jours pluvieux, a beaucoup contribué à m'y arrêter. Le découragement m'a pris: j'ai craint pour l'hiver, non pas l'ennui de la solitude, mais l'ennui de la neige. Du reste j'ai été décidé involontairement, sans choix, et par une sorte d'instinct qui semblait me dire que tel était ce qui arriverait.
Quand on vit que je songeais à m'arrêter dans le pays, plusieurs personnes me témoignèrent de l'empressement d'une manière obligeante et simple. Le propriétaire d'une maison fort jolie et voisine de la ville fut le seul avec qui je me liai. Il me pressa d'habiter sa campagne, ou de choisir entre d'autres, dont il me parla, et qui appartenaient à ses amis. Mais je voulais une situation pittoresque, et une maison où je fusse seul. Heureusement je sentis à temps, que si j'allais voir ces diverses demeures, je me laisserais engager par complaisance, ou par faiblesse, à en prendre une, quand même elles seraient toutes fort éloignées de ce que je désirais. Alors le regret d'un mauvais choix ne m'aurait laissé d'autre parti honnête à prendre que de quitter tout-à-fait l'endroit. Je lui dis franchement mes motifs, et il me parut les goûter assez. Je me mis à parcourir, les environs, à visiter les sites qui me plaisaient davantage, et à chercher une demeure au hasard, sans m'informer même s'il y en avait dans ces endroits-là.
Je cherchais depuis deux jours: et c'était dans un pays où près de la ville on trouve des lieux reculés comme au fond des déserts, et où par conséquent je n'avais destiné que trois jours à des recherches que je ne voulais pas étendre au loin. J'avais vu beaucoup d'habitations dans des lieux qui ne me convenaient point, et plusieurs sites heureux sans bâtiments, où dont les maisons de pierre et de construction misérable, commençaient à me faire renoncer à mon projet, lorsque j'aperçus un peu de fumée derrière de nombreux châtaigniers.
Les eaux, l'épaisseur des ombrages, la solitude des prés de toute cette pente me plaisaient beaucoup: mais elle est inclinée vers le nord, et comme je voulais une exposition plus favorable, je ne m'y serais pas arrêté sans cette fumée. Après avoir fait bien des détours, après avoir passé des ruisseaux rapides, je parvins à une maison isolée à l'entrée des bois et dans les prés les plus solitaires. Un logement passable, une grange en bois, un potager fermé d'un large ruisseau, deux fontaines d'une bonne eau, quelques rocs, le bruit des torrents, la terre partout inclinée, des haies vives, une végétation abondante, un pré universel prolongé sous les hêtres épars et sous les châtaigniers jusqu'aux sapins de la montagne: tel est Charrières. Dès le même soir je pris des arrangements avec le fermier; puis j'allai voir le propriétaire qui demeure à Montey, une demi-lieue plus loin. Il me fit les offres les plus obligeantes. Nous convînmes aussitôt, mais d'une manière moins favorable pour moi que sa première proposition. Ce qu'il voulait d'abord, n'eût pu être accepté que par un ami; et ce qu'il me força d'accepter, eût paru généreux de la part d'une ancienne connaissance. Il faut que cette manière d'agir soit comme naturelle dans quelques lieux, surtout dans certaines familles. Lorsque j'en parlai dans la sienne à St.-Maurice, je ne vis point que cela surprît personne.
Je veux jouir de Charrières avant l'hiver. Je veux y être pour la récolte des châtaignes, et j'ai bien résolu de ne pas perdre la tranquille automne.
Dans vingt jours je prends possession de la maison, de la châtaigneraie, d'une partie des prés et des vergers. Je laisse aux fermiers l'autre partie des pâturages et des fruits, le jardin potager, l'endroit destiné au chanvre, et surtout le terrain labouré.
Le ruisseau traverse circulairement la partie que je me suis réservée. Ce sont les plus mauvaises terres, mais les plus beaux ombrages et les recoins les plus solitaires. La mousse y nuit à la récolte des foins; les châtaigniers, trop pressés, y donnent peu de fruit; l'on n'y a ménagé aucune vue sur la longue vallée du Rhône; tout y est sauvage et abandonné: on n'a pas même débarrassé un endroit resserré entre les rocs, où les arbres renversés par le vent et consumés de vétusté, arrêtent la vase et forment une sorte de digue: des aunes et des coudriers y prirent racine, et rendent ce passage comme impénétrable. Cependant le ruisseau filtre à travers ces débris; il en sort tout rempli d'écume pour former un bassin naturel d'une grande pureté. De-là il s'échappe entre les rocs; il roule sur la mousse ses flots précipités; et, beaucoup plus bas, il ralentit son cours, quitte les ombrages, et passe devant la maison sous un pont de trois planches de sapin.
On dit que les loups chassés par l'abondance des neiges, descendent, en hiver, chercher jusques-là les os et les restes des viandes qu'il faut à l'homme même dans les vallées pastorales. La crainte de ces animaux a longtemps laissé cette demeure inhabitée. Pour moi ce n'est pas les loups que j'y craindrai. Que les hommes me laissent libres, du moins près de leurs antres!
LETTRE VI.
St.-Maurice, 26 Août, I.
Un instant peut changer nos affections, mais ces instants sont rares.
C'était hier: j'ai remis au lendemain pour vous écrire; je ne voulais pas que ce trouble passât si vite. J'ai senti que je touchais quelque chose dans le vide. J'avais comme de la joie, je me suis laissé aller; il est toujours bon de savoir ce que c'est.
N'allez pas rire de moi, parce que j'ai fait tout un jour comme si je perdais la raison. Il s'en est peu fallu, je vous assure, que je n'aie été assez simple pour ne pas soutenir ma folie un quart-d'heure.
J'entrais à St.-Maurice. Une voiture de voyage allait au pas, et plusieurs personnes descendaient aussi le pont. Vous savez déjà que de ce nombre était une femme. Mon habillement français me fit apparemment remarquer; je fus salué. Sa bouche est ronde; son regard......... pour sa taille, pour tout le reste, je ne le sais pas plus que je ne sais son âge: je ne m'inquiète pas de tout cela: il se peut même qu'elle ne soit pas très-jolie.
Je n'ai point examiné dans quelle auberge ils allaient, mais je suis resté à St.-Maurice. Je crois que l'aubergiste, (c'est chez lui que je vais toujours) m'aura mis à la même table parce qu'ils sont Français: il me semble qu'il me l'a proposé. Vous pensez bien que je n'ai pas fait chercher quelque chose de délicat pour le dessert afin de lui en offrir.
J'ai passé le reste de la journée près du Rhône. Ils doivent être partis ce matin; ils vont jusqu'à Sion: c'est le chemin de Leuck, où l'un des voyageurs va prendre les bains. On dit que la route est belle.
C'est une chose étonnante que l'accablement où un homme qui a quelque force laisse consumer sa vie, pendant qu'il faut si peu pour le tirer de sa léthargie.
Croyez-vous qu'un homme qui achève son âge sans avoir aimé, soit vraiment entré dans les mystères de la vie, que son cœur lui soit bien connu, et que l'étendue de son existence lui soit dévoilée! Il me semble qu'il est resté comme en suspens; et qu'il n'a vu que de loin ce que le monde aurait été pour lui.
Je ne me tais pas avec vous, parce que vous ne direz point: le voilà amoureux. Jamais ce sot mot, qui rend ridicule celui qui le dit ou celui de qui on le dit, ne sera dit de moi, je l'espère, par d'autres que par des sots.
Quand deux verres de punch ont écarté nos défiances, ont pressé nos idées, dans cette impulsion qui nous soutient, nous croyons que désormais nous allons avoir plus de force dans le caractère et vivre plus libres; mais le lendemain matin nous nous ennuyons un peu plus.
Si le temps n'était pas à l'orage, je ne sais comment je passerais la journée: mais le tonnerre retentit déjà dans les rochers, le vent devient très-violent; j'aime beaucoup tout ce mouvement des airs. S'il pleut l'après-midi, il y aura de la fraîcheur, et du moins je pourrai lire auprès du feu.
Le courrier qui va arriver dans une heure, doit m'apporter des livres depuis Lausanne où je suis abonné; mais s'il m'oublie, je ferai mieux, et le temps se trouvera passé de même; je vous écrirai, pourvu que j'aie seulement le courage de commencer.
LETTRE VII.
St.-Maurice, 3 Septembre, I.
Je suis monté hier jusqu'à la région des glaces perpétuelles, sur la dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j'étais déjà parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversais le replain[15] en partie cultivé, qui le couvre. Je continuai par une pente rapide, à travers d'épaisses forêts de sapins dont plusieurs parties furent couchées par d'anciens hivers: ruines fécondes, vaste et confus amas d'une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. A huit heures j'atteignis le sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui forme le premier degré remarquable de la musse étonnante dont la cime restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m'essayai avec mes propres forces; je voulais que rien de mercenaire n'altérât cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n'affaiblît l'austérité d'une région sauvage. Je sentis s'agrandir mon être ainsi livré seul aux obstacles et aux dangers d'une nature difficile, loin des entraves factices et de l'industrieuse oppression des hommes.
Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse, s'éloigner rapidement le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à-peu-près tous mes vêtements, et je m'éloignai sans prendre soin de les cacher. Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une bizarrerie; et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font que des étourderies lorsqu'on les laisse à eux-mêmes. Je conviens qu'il y eut bien quelque puérilité dans mon empressement de tout abandonner, et dans accoutrement nouveau; mais enfin j'en marchais plus à mon aise, et tenant le plus souvent entre les dents la branche que j'avais coupée pour m'aider dans les descentes, je me mis à gravir avec les mains la crête de rocs qui joint ce sommet secondaire à la masse principale. Plusieurs fois je me traînai entre deux abîmes dont je n'apercevais pas le fond. Je parvins ainsi jusqu'aux granits.
Mon guide m'avait dit que je ne pourrais pas m'élever davantage. Je fus en effet arrêté longtemps; mais enfin je trouvai, en redescendant un peu, des passages plus praticables; et les gravissant avec l'audace d'un montagnard, j'arrivai à une sorte de bassin rempli d'une neige glacée et encroûtée que les étés n'ont jamais fondue. Je montai encore beaucoup; mais, parvenu au pied du pic le plus élevé de toute la dent, je ne pus en atteindre la pointe dont l'escarpement se trouvait à peine incliné, et qui m'a paru passer d'environ cinq cents pieds le point où j'étais.
Quoique j'eusse traversé peu de neiges, comme je n'avais pris aucunes précautions contre elles, mes yeux fatigués de leur éclat et brûlés par la réflexion du soleil de midi sur leur surface glacée, ne purent bien discerner les objets. D'ailleurs beaucoup des sommets que j'apercevais me sont inconnus: je n'ai pu être certain que des plus remarquables. Depuis que je suis en Suisse, je ne lis que de Saussure, Bourrit, Tableaux de la Suisse, etc., mais je suis encore fort étranger dans les Alpes. Je n'ai pu néanmoins méconnaître la cime colossale du Mont-Blanc qui s'élevait sensiblement au-dessus de moi; celle du Velan; une autre plus éloignée, mais plus haute, que je suppose être le Mont-Rosa; et la dent de Morcle, de l'autre côté de la vallée, vis-à-vis, près de moi, mais plus bas, par de-là les abîmes. Le bloc de granit que je ne pouvais monter nuisait beaucoup à la partie la plus frappante peut-être de cet immense tableau. C'est derrière lui que s'étendaient les longues profondeurs du Valais, bordées de l'un et de l'autre côté par les glaciers de Sanetz, de Lauter-brunnen et des Pennines, et terminées par les dômes du Gothard et du Titlis, les neiges de la Furca, les pyramides du Schreckhorn et du Finster-aar-horn.
Mais cette vue des sommets abaissés sous les pieds de l'homme: cette vue si grande, si imposante, si éloignée de la monotone nullité du paysage des plaines, n'était pas encore ce que je cherchais dans la nature libre, dans l'immobilité silencieuse, dans l'air pur. Sur les terres basses, c'est une nécessité que l'homme naturel soit sans cesse altéré; en respirant cette atmosphère sociale si épaisse, si orageuse, si pleine de fermentation, toujours ébranlée par le bruit des arts, le fracas des plaisirs ostensibles, les cris de la haine et les perpétuels gémissements de l'anxiété et des douleurs. Mais là, sur ces monts déserts, où le ciel est plus immense; où l'air est plus fixe, et les temps moins rapides, et la vie plus permanente: là, la nature entière exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un ensemble éternel: là, l'homme retrouve sa forme altérable mais indestructible; il respire l'air sauvage loin des émanations sociales; son être est à lui comme à l'univers: il vit d'une vie réelle dans l'unité sublime.
Voilà ce que je voulais éprouver; ce que je cherchais du moins. Incertain de moi-même dans l'ordre de choses arrangé à grands frais par d'ingénieux enfants[16], je suis monté demander à la nature pourquoi je suis mal au milieu d'eux. Je voulais savoir enfin si mon existence est étrangère dans l'ordre humain, ou si l'ordre social actuel s'éloigne de l'harmonie éternelle, comme une sorte d'irrégularité ou d'exception accidentelle dans le mouvement du monde. Enfin je crois être sûr de moi. Il est des moments qui dissipent la défiance, les prévenions, les incertitudes; et où l'on connaît ce qui est, par une impérieuse et inébranlable conviction.
Qu'il soit donc ainsi. Je vivrai misérable et presque ridicule sur une terre assujettie aux caprices de ce monde éphémère; opposant à mes ennuis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l'homme tel qu'il serait. Et s'il se rencontre quelqu'un d'un caractère assez peu flexible pour que son être formé sur le modèle antérieur, ne puisse être livré aux empreintes sociales: si, dis-je, le hasard me fait rencontrer un tel homme, nous nous entendrons; il me restera; je serai à lui pour toujours; nous reporterons l'un vers l'autre nos rapports avec le reste du monde; et, quittés des autres hommes dont nous plaindrions les vains besoins, nous suivrons, s'il se peut, une vie plus naturelle, plus égale. Cependant qui pourra dire si elle serait plus heureuse, sans accord avec les choses, et passée au milieu des peuples souffrants?
Je ne saurais vous donner une idée juste de ce monde nouveau; ni vous exprimer la permanence des monts, dans une langue des plaines. Les heures m'y semblaient à-la-fois et plus tranquilles et plus fécondes: et comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme universel, je trouvais dans la lenteur et l'énergie de ma pensée, une succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne l'avait pas suivie; et je jugeai que le sentiment de l'existence est réellement plus pesant et plus stérile dans l'agitation des terres humaines. Je vis que malgré la lenteur des mouvements apparents, c'est dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins pressée, est plus véritablement active: l'homme des vallées consume, sans en jouir, sa durée inquiète et irritable; semblable à ces insectes toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et que d'autres, aussi faibles mais plus tranquilles, laissent derrière eux dans leur marche directe et toujours soutenue.
La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses. L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets lumineux; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre habitée une enceinte visible où l'œil se repose et s'arrête. Là l'éther indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes; au milieu de l'éclat du soleil et des glacières, chercher d'autres mondes et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits; et par-dessus l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne.
Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glacières et formèrent des nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit les Alpes, quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs; de filets de neige éclatante retenus dans les fentes de leurs aspérités, rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du Mont-Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes; il s'éleva rapidement, il vint droit à moi, c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes étaient humides et son œil farouche; il cherchait une proie, mais à la vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété; mais par des sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu; comme si le son lui-même eût cessé d'être, et que la propriété des corps sonores eût été effacée de l'univers. Jamais le silence n'a été connu dans les vallées tumultueuses: ce n'est que sur les cimes froides que règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue n'exprimera, que l'imagination n'atteindra pas. Sans les souvenirs apportés des plaines, l'homme n'y pourrait croire qu'il soit hors de lui quelque mouvement dans la nature; le cours même des astres lui serait inexplicable; et jusqu'aux variations des vapeurs tout lui semblerait subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la succession des choses; et les perpétuelles mutations de l'univers seraient à sa pensée un mystère impénétrable.
Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres non pas de mes sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point oubliées, mais des idées qu'elles amenèrent et dont ma mémoire n'a presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l'imagination peut à peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les objets présents. Il eût fallu écrire ce que j'éprouvais; mais alors j'eusse bientôt cessé de sentir d'une manière extraordinaire. Il y a dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque chose de servile, et qui tient aux soins d'une vie dépendante. Ce n'est pas dans les moments d'énergie que l'on s'occupe des autres temps ou des autres hommes: on ne penserait pas alors pour des convenances factices, pour la renommée, ou même pour l'utilité publique. On est plus naturel, on ne pense pas même pour user du moment présent: on ne commande pas à ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit d'approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver ce qui n'a pas été dit. La pensée n'est pas active et réglée, mais passive et libre: on songe, on s'abandonne; on est profond sans esprit, grand sans enthousiasme, énergique sans volonté; on rêve, on ne médite point. Ne soyez pas surpris que je n'aie rien à vous dire après avoir eu pendant plus de six heures des sensations et des idées que ma vie entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée l'attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec J.-J. Ils parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un génie poétique: ils attendaient un beau morceau d'éloquence; l'auteur de Julie s'assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d'herbe, et ne dit mot.
Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres s'allongeaient, et que j'éprouvai quelque froid dans l'angle ouvert au couchant où j'étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n'y pouvais prendre de mouvement: la marche était trop difficile sur ces escarpements. Les vapeurs étaient dissipées; et je vis que la soirée serait belle, même dans les vallées.
J'aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis; mais je n'y avais pas songé jusqu'à ce moment. La couche d'air grossier qui enveloppe la terre m'était trop étrangère dans l'air pur que je respirais, vers les confins de l'éther: et toute prudence s'était éloignée de moi, comme si elle n'eût été qu'une convenance de la vie factice.
En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai a dix heures: la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit: il ne faisait aucun vent; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me suis donnée.
LETTRE VIII.
St.-Maurice, 14 septembre, I.
Je reviens d'une course de plusieurs jours dans les montagnes. Je ne vous en dirai rien; j'ai bien d'autres choses à vous apprendre. J'avais découvert un site étonnant, et je me promettais d'y retourner plusieurs fois, car il n'est pas loin de St.-Maurice. Avant de me coucher, j'ouvris une lettre; elle n'était point de votre écriture: le mot pressée, écrit d'une manière très-apparente, me donna de l'inquiétude. Tout est suspect à celui qui n'échappe qu'avec peine à d'anciennes contraintes. Dans mon repos, tout changement devait me répugner; je n'attendais rien de favorable, et je pouvais beaucoup craindre.
Je crois que vous soupçonnerez facilement ce dont il s'agit. Je fus frappé, accablé; puis je me décidai à tout négliger, à tout surmonter, à abandonner pour toujours ce qui me rapprocherait des choses que j'ai quittées. Cependant après bien des incertitudes, plus sensé ou plus faible, j'ai cru voir qu'il fallait perdre un temps pour assurer le repos de l'avenir. Je cède; j'abandonne Charrières, et je me prépare à partir. Nous parlerons de cette malheureuse affaire.
Ce matin je ne pouvais supporter la pensée d'un si grand changement; et même je me mis à délibérer de nouveau. Enfin j'allai à Charrières prendre d'autres dispositions et annoncer mon départ. C'est là que je me suis décidé irrévocablement. Je voulais écarter l'idée de la saison qui s'avance, et des ennuis dont je sens déjà le poids. J'ai été dans les prés; on les fauchait pour la dernière fois. Je me suis arrêté sur un roc pour ne voir que le ciel, il se voilait de brumes. J'ai regardé les châtaigniers, j'ai vu des feuilles qui tombaient. Alors je me suis rapproché du ruisseau, comme si j'eusse craint qu'il ne fût aussi tari; mais il coulait toujours.
Inexplicable nécessité des choses humaines! Je vais à Lyon. J'irai à Paris, voilà qui est résolu. Adieu. Plaignons l'homme qui trouve bien peu, et à qui ce peu est encore enlevé.
Enfin, du moins, nous nous verrons à Lyon.
LETTRE IX.
Lyon; 22 Octobre, I.
Je partis pour Méterville le surlendemain de votre départ de Lyon. J'y ai passé dix-huit jours. Vous savez quelle inquiétude m'environne, et de quels misérables soins je suis embarrassé sans avoir rien de satisfaisant à m'en promettre. Mais attendant une lettre qui ne pouvait arriver qu'au bout de douze à quinze jours, j'allai passer ce temps à Méterville.
Si je ne sais pas rester indifférent et calme au milieu des ennuis dont je dois m'occuper, et dont l'issue paraît dépendre de moi; je me sens au moins capable de les oublier absolument dès que je n'y puis rien faire. Je sais attendre avec sécurité l'avenir quelque alarmant qu'il puisse être, dès que le soin de le prévenir ne demandant plus mon attention présente, je puis en suspendre le souvenir et en détourner ma pensée.
En effet je ne chercherais pas, pour les plus beaux jours de ma vie, une paix plus profonde que la sécurité de ce court intervalle. Il fut pourtant obtenu entre des sollicitudes dont le terme ne saurait être prévu: et comment? par des moyens si simples qu'ils feraient rire tant d'hommes à qui ce calme ne sera jamais connu.
Cette terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille que brillante. Vous connaissez ses maîtres, leurs caractères, leurs procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J'y arrivai dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde les bois d'Armand. Il fut décidé à souper que ce raisin destiné à faire une pièce de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour laisser quelque jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur une brouette; et j'allais le premier au fonds du clos commencer la récolte: je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt; j'aimais cette lenteur; je voyais à regret quelqu'autre y travailler: elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans des chemins négligés et remplis d'une herbe humide; je choisissais les moins unis, les plus difficiles: et les jours coulaient ainsi dans l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil d'automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait encore chaud; on riait des hommes qui cherchent le plaisir, on se promenait derrière de vieilles charmilles, et l'on se couchait content. J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cœur l'ardent principe de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes choses sociales, et celui de l'ordre philosophique: j'ai lu Marc-Auréle, il ne m'a point surpris; je conçois les vertus difficiles, et jusqu'à l'héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la remplit pas. Cette brouette que je charge de fruit et pousse doucement, la soutient mieux. Il semble qu'elle voiture paisiblement mes heures, et que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée conviennent à l'habitude ordinaire de la vie.
LETTRE X.
Paris, 20 juin, seconde année.
Rien ne se termine: les misérables affaires qui me retiennent ici se prolongent chaque jour; et plus je m'irrite de ces retards, plus leur terme devient incertain. Les faiseurs d'affaires pressent les choses avec le sang froid de gens à qui leur durée est habituelle, et qui d'ailleurs se plaisent dans cette marche lente et embarrassée digne de leur âme astucieuse, et si commode pour leurs ruses cachées. J'aurais plus de mal à vous en dire s'ils m'en faisaient moins: au reste vous savez mon opinion constante sur ce métier que j'ai toujours regardé comme le plus plat et le plus funeste. Un homme de loi me promène de difficultés en difficultés: croyant que je dois être intéressé et sans droiture, il marchande pour sa partie; il pense, en m'excédant de lenteurs et de formalités, me réduire à donner ce que je ne puis accorder, puisque je ne l'ai pas. Ainsi après avoir passé six mois à Lyon malgré moi, je suis encore condamné à en passer davantage peut-être ici.
L'année s'écoule: en voilà une encore à retrancher de mon existence. J'ai perdu le printemps presque sans murmure, mais l'été dans Paris! Je passe une partie du temps dans les dégoûts inséparables de ce qu'on appelle faire ses affaires: et quand je voudrais rester en repos le reste du jour, et chercher dans ma demeure une sorte d'asile contre ces longs ennuis, j'y trouve un ennui plus intolérable. J'y suis dans le silence au milieu du bruit; et seul je n'ai rien à faire dans un monde turbulent. Il n'y a point ici de milieu entre l'inquiétude et l'inaction; il faut s'ennuyer si l'on n'a des affaires et des passions. Je suis là, ne sachant que faire, dans ma chambre ébranlée du retentissement perpétuel de tous les cris, de tous les travaux, de toute l'inquiétude d'un peuple actif. J'ai sous ma fenêtre une sorte de place publique remplie de charlatans, de faiseurs de tours, de marchandes de fruits et de crieurs de tous genres. Vis-à-vis est le mur élevé d'un monument public; le soleil l'éclaire depuis deux heures jusqu'au soir: cette masse blanche et aride tranche durement sur le ciel bleu; et les plus beaux jours sont pour moi les plus pénibles. Un colporteur infatigable répète les titres de ses journaux: sa voix dure et monotone semble ajouter à l'aridité de cette place brûlée du soleil: et si j'entends quelque blanchisseuse chanter à sa fenêtre sous les toits, je perds patience et je m'en vais. Voici trois jours qu'un pauvre estropié et ulcéré se place au coin d'une rue tout près de moi, et là il demande d'une voix élevée et lamentable durant douze grandes heures. Imaginez l'effet de cette plainte répétée à intervalles égaux pendant les beaux jours fixes. Il faut que je reste dehors tout le jour jusqu'à ce qu'il change de place. Mais où aller? je connais ici très-peu de monde; ce serait un grand hasard que dans si peu de personnes il y en eût une seule à qui je convinsse: aussi ne vais-je nulle part. Pour les promenades publiques il y en a de fort belles à Paris; mais pas une où je puisse rester une demi-heure sans ennui.
Je ne connais rien qui fatigue tant nos jours que cette perpétuelle lenteur de toutes choses. Elle retient sans cesse dans un état d'attente: elle fait que la vie s'écoule avant que l'on ait atteint le point où l'on prétendait commencer à vivre. De quoi me plaindrai-je pourtant? combien peu d'hommes ne perdent pas leur vie! Et ceux qui la passent dans les cachots construits par la bienfaisance des lois! Mais comment peut-il se résoudre à vivre celui qui supporte dans un cachot vingt années de jeunesse? il ignore toujours combien il y doit rester encore: si le moment de la délivrance était proche! J'oubliais ceux qui n'oseraient finir volontairement: les hommes ne leur ont pas au moins permis de mourir. Et nous osons gémir sur nous-mêmes!
LETTRE XI.
Paris, 27 juin, II.
Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque: non pas précisément pour m'instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement; mais parce que ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant coulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie au dehors, que s'il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu commandées me conviennent dans mon découragement: trop de liberté me laisserait dans l'indolence. J'ai plus de tranquillité entre des gens silencieux comme moi, que seul au milieu d'une population tumultueuse. J'aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les vanités humaines.
Quand je lis Bougainville, Chardin, Laloubère, je me pénètre de l'ancienne mémoire des terres épuisées, de la renommée d'une sagesse lointaine, ou de la jeunesse des îles heureuses: mais oubliant enfin et Persépolis, et Benarès, et Tinian même, je réunis les temps et les lieux dans le point présent où les conceptions humaines les perçoivent tous. Je vois ces esprits avides qui acquièrent dans le silence et la contention, tandis que l'éternel oubli, roulant sur leurs têtes savantes et séduites, amène leur mort nécessaire, et va dissiper en un moment de la nature, et leur être, et leur pensée, et leur siècle.
Les salles environnent une cour longue, tranquille, couverte d'herbe, où sont deux ou trois statues, quelques ruines, et un bassin d'eau verte qui paraît ancienne comme ces monuments. Je sors rarement sans m'arrêter un quart-d'heure dans cette enceinte silencieuse. J'aime à rêver en marchant sur ces vieux pavés que l'on a tirés des carrières, pour préparer aux pieds de l'homme une surface sèche et stérile. Mais le tem et l'abandon les remettent en quelque sorte sous la terre en les recouvrant d'une couche nouvelle, et en redonnant au sol sa végétation et des teintes de son aspect naturel. Quelquefois je trouve ces pavés plus éloquents que les livres que je viens d'admirer.
Hier, en consultant l'Encyclopédie, j'ouvris le volume à un endroit que je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel était cet article: mais il s'agissait d'un homme qui, fatigué d'agitations et de revers, se jeta dans une solitude absolue par une de ces résolutions victorieuses des obstacles, et qui font qu'on s'applaudit tous les jours d'en avoir eu un de volonté, forte. L'idée de cette vie indépendante n'a rappelé à mon imagination ni les libres solitudes de l'Imaüs, ni les îles faciles de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et déjà tant regrettées. Mais un souvenir distinct, m'a présenté d'une manière frappante, et avec une sorte de surprise et d'inspiration, les rochers stériles et les bois de Fontainebleau.
Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu étranger au milieu de nos campagnes. Vous comprendrez mieux alors comment je m'y suis fortement attaché.
Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les parents avec qui j'étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes chez ces mêmes personnes qui demeurèrent alors au pied de la forêt, vers la rivière. J'avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans lorsque je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, si je sentais en homme à certains égards, j'étais enfant à beaucoup d'autres. Embarrassé, incertain; pressentant tout peut-être, mais ne connaissant rien; étranger à ce qui m'environnait, je n'avais d'autre caractère décidé que d'être inquiet et malheureux. La première fois je n'allais point seul dans la forêt; je me rappelle peu de ce que j'y éprouvais, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que j'avais vus, et qu'il fut le seul où je désirai de retourner. L'année suivante, je parcourus avidement ces solitudes; je m'y égarais à dessein, content lorsque j'avais perdu toute trace de ma route et que je n'apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j'atteignais l'extrémité de la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces rochers dans l'éloignement. Je retournais aussitôt, je m'enfonçais dans le plus épais du bois; et quand je trouvais un endroit découvert et fermé de toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres, j'éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir de la nature sentie pour la première fois dans l'âge facilement heureux. Je n'étais pas gai pourtant: presque heureux, je n'avais que l'agitation du bien-être. Je m'ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours triste. Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que le soleil parût. Je gravissais les sommets encore dans l'ombre; je me mouillais dans la bruyère pleine de rosée; et quand le soleil paraissait, je regrettais la clarté incertaine qui précède l'aurore. J'aimais les fondrières, les vallons obscurs, les bois épais; j'aimais les collines couvertes de bruyère; j'aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux; j'aimais bien plus ces sables vastes et mobiles, dont nul pas d'homme ne marquait l'aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la biche ou du lièvre en fuite. Quand j'entendais un écureuil, quand je faisais partir un daim, je m'arrêtais, j'étais assez bien, et pour un moment je ne cherchais plus rien. C'est à cette époque que je remarquai le bouleau, arbre solitaire qui m'attristait déjà et que depuis je ne rencontre jamais sans plaisir. J'aime le bouleau; j'aime cette écorce blanche, lisse et crevassée; cette tige agreste; ces branches qui s'inclinent vers la terre; la mobilité des feuilles; et tout cet abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts.
Temps perdus, et qu'on ne saurait oublier! Illusion trop vaine d'une sensibilité expansive! Que l'homme est grand dans son inexpérience: qu'il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle aride de l'injustice ne venait pas sécher son cœur! J'avais besoin de bonheur. J'étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, voisins des frimas, dont l'aurore elle-même épaississant les brumes, ne commence la lumière que par des traits sinistres d'une couleur ardente sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements funèbres: voilà le matin de la vie: à midi, des tempêtes plus froides et plus continues; le soir, des ténèbres plus épaisses: et la journée de l'homme est achevée.
Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le cœur de l'homme, et qui semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour: j'allai jusqu'à croire que j'aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop impétueux, brûla dans le vide, et s'éteignit sans avoir rien éclairé. Ainsi, dans la saison des orages, apparaissent pour l'effroi de l'être vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse.
C'était en mars: j'étais à Lu.** Il y avait des violettes au pied des buissons et des lilas, dans un petit pré bien printanier, bien tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était au-dessus, beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse ôtait la vue des fenêtres. Sous le pré, des rocs difficiles et droits comme des murs: au fonds, un large torrent; et par de-là, d'autres rochers couverts de prés, de haies, et de sapins! Les murs antiques de la ville passaient à travers tout cela: il y avait un hibou dans leurs vieilles tours. Le soir, la lune éclairait: des cors se répondaient dans l'éloignement; et la voix que je n'entendrai plus....! Tout cela m'a trompé. Ma vie n'a encore eu que cette seule erreur. Pourquoi donc ce souvenir de Fontainebleau, et non pas celui de Lu?**
LETTRE XII.
28 juillet, II.
Enfin je me crois dans le désert. Il y a ici des espaces où l'on n'aperçoit aucune trace d'hommes. Je me suis soustrait pour une saison, à ces soins inquiets qui usent notre durée, qui confondent notre vie avec les ténèbres qui la précèdent et les ténèbres qui la suivent, ne lui laissant d'autre avantage que d'être elle-même un néant moins tranquille.
Quand je passai, le soir, le long de la forêt, et que je descendis à Valvin, sous les bois, dans le silence, il me sembla que j'allais me perdre dans des torrents, des fondrières, des lieux romantiques et terribles. J'ai trouvé des collines de grès culbutés, des formes petites, un sol assez plat et à peine pittoresque: mais le silence, et l'abandon, et la stérilité m'ont suffi.
Entendez-vous bien le plaisir que je sens quand mon pied s'enfonce dans un sable mobile et brûlant: quand j'avance avec peine, et qu'il n'y a point d'eau, point de fraîcheur, point d'ombrage? Je vois un espace inculte et muet; des roches ruineuses, dépouillées et ébranlées: et les forces de la nature assujetties à la force des temps. N'est-ce pas comme si j'étais paisible, quand je trouve, au-dehors, sous le ciel ardent, d'autres difficultés et d'autres excès que ceux de mon cœur.
Je ne m'oriente point: au contraire, je m'égare quand je puis. Souvent je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin d'avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j'aime à suivre: il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu'il ne va ni aux plaines ni à la ville; il ne suit aucune direction ordinaire; il n'est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs; il semble n'avoir point de fin; il passe à travers tout, et n'arrive à rien: je crois que j'y marcherais toute ma vie.
Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous; et vous plaisantez déjà de ma prétendue solitude: mais vous vous trompez; vous me croyez à Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout cela. Je n'aime pas plus les maisons champêtres de ces pays-ci que leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris; j'y eusse trouvé l'un et l'autre.
Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre remplie de l'agitation qui me presse quelquefois.
Un jour que je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux biches fuir devant un loup. Il était assez près d'elles; je jugeai qu'il les devait atteindre, et je m'avançai du même côté pour voir la résistance, et l'aider s'il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une place découverte, occupée par des roches et des bruyères; mais lorsque j'arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette sorte de lande creusée et inégale, où l'on avait taillé beaucoup de grès pour les pavés: je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d'abord me regardait en silence, et qui n'aboya que lorsque je m'éloignai de lui. En effet, j'arrivais presqu'à l'entrée de la demeure pour laquelle il veillait. C'était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier qui, pendant plus de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines, n'ayant ni bien ni famille, s'était retiré là pour quitter, avant de mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je lui vis un lit et une armoire: il y avait auprès de son rocher quelques légumes dans un terrain assez aride; et ils vivaient lui, son chien et son chat, d'eau, de pain et de liberté. J'ai beaucoup travaillé, me dit-il, je n'ai jamais rien eu; mais enfin je suis tranquille, et puis je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l'histoire humaine. Mais la savait-il? Croyait-il d'autres hommes plus heureux? Souffrait-il en se comparant à d'autres? Je n'examinerai point tout cela. J'étais bien jeune. Son air rustre et un peu farouche, m'occupait beaucoup. Je lui avais offert un écu; il l'accepta, et me dit qu'il aurait du vin: ce mot là diminua de mon estime pour lui. Du vin! me disais-je; il y a des choses plus utiles: c'est peut-être le vin, l'inconduite qui l'auront mené là, et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple, malheureux solitaire! Je n'avais point appris alors que l'on buvait l'oubli des douleurs. Maintenant je suis homme, je connais l'amertume qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces: je sais respecter celui dont le premier besoin est de cesser un moment de gémir. Je suis indigné quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à un pauvre qu'il boit du vin, et qu'il n'a pas de pain. Quelle âme ont donc reçue ces gens-là qui ne connaissent pas de plus grande misère que d'avoir faim?
Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément à la bibliothèque. Son idée rapide me livra à tout le sentiment d'une vie réelle, d'une sage simplicité, de l'indépendance de l'homme dans une nature possédée.
Ce n'est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici: et que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie l'homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier St.-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d'un pot de réséda appuyé sur la gouttière, et d'un jardin de persil encaissé sur un côté de la fenêtre, ou donner à un demi-arpent de terre entouré d'un ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d'un autre hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des mœurs lointaines entre les plâtres et les toits de chaume d'une paroisse champenoise.
Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je m'essaie à végéter absolument seul et isolé: j'ai mieux aimé passer quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d'autres puérilités plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l'ai fermé; comment j'y ai transporté le peu d'effets que j'ai amenés ici sans mettre personne dans mon secret; comment je me nourris de fruits et de certains légumes; où je vais chercher de l'eau; comment je suis vêtu quand il pleut; et toutes les précautions que je prends pour rester bien caché, et pour que nul Parisien, passant huit jours à la campagne, ne vienne ici se moquer de moi.
Vous rirez aussi, mais j'y consens; car votre rire ne sera point comme le leur; et j'ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l'avantage, je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues: quand, après une lieue labourée et déserte, j'aperçois cent chaumières entassées, odieux amas dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les planchers, les toits humides, et jusqu'aux hardes et aux meubles, ne paraissent qu'une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient, tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant d'avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix morale et des espérances religieuses; je vois pour patriarche, un prêtre avide, sinistre, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde; un jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l'on ne vénère pas, que l'on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console pas les bons: et pour tout signe d'espérance et d'union, ce signe de crainte et d'abnégation; ce gibet sanctifié, étrange emblème, triste reste d'institutions antiques et grandes que l'on a misérablement perverties.
Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui ne se doutent même pas qu'on puisse le voir d'une autre manière.
Triste et vaine conception d'un monde meilleur! Indicible extension d'amour! Regret des temps qui coulent inutiles! Sentiment universel[17], soutiens et dévore ma vie: que serait-elle sans ta beauté sinistre? C'est par toi qu'elle est sentie: c'est par toi qu'elle périra.
Que quelquefois encore, sous le ciel d'automne, dans ces derniers beaux jours que les brumes remplissent d'incertitude, assis près de l'eau qui emporte la feuille jaunie, j'entende les accents simples et profonds d'une mélodie primitive. Qu'un jour, montant le Grimsel ou le Titlis, seul avec l'homme des montagnes, j'entende sur l'herbe courte, auprès des neiges, les sons romantiques que connaissent les vaches d'Underwalden et d'Hasly: et que là, une fois avant la mort, je puisse dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu!
LETTRE XIII.
Fontainebleau, 31 juillet, II.
Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l'on possède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, en nous faisant pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensation profonde et fugitive n'est qu'un témoignage intérieur de la supériorité de nos facultés sur notre destinée. C'est cette raison même qui le rend si court, et le change aussitôt en regret: il est délicieux, puis déchirant. L'abattement suit toute impulsion immodérée. Nous souffrons de n'être pas ce que nous pourrions être; mais si nous nous trouvions dans l'ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni cet excès des désirs, ni cette surabondance des facultés: nous ne jouirions plus du plaisir d'être au-delà de nos destinées, d'être plus grand que ce qui nous entoure, plus fécond que nous n'avons besoin de l'être. Dans l'occasion de ces voluptés mêmes que nos conceptions pressentaient si ardemment, nous resterons froids et souvent rêveurs, indifférents, ennuyés même; parce qu'on ne peut pas être d'une manière effective plus que soi-même: parce que nous sentons alors la limite irrésistible de la nature des êtres, et qu'employant nos facultés à des choses positives, nous ne les trouvons plus pour nous transporter au-delà, dans la région supposée des choses idéales soumises à l'empire de l'homme réel.
Mais pourquoi ces choses seraient-elles purement idéales? C'est ce que je ne saurais concevoir. Pourquoi ce qui n'est point, semble-t-il davantage selon la nature de l'homme que ce qui est? La vie positive est aussi comme un songe; c'est elle qui n'a point d'ensemble, point de suite, point de but. Elle a des parties certaines et fixes: elle en a d'autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu'on a vu. Ainsi, dans le sommeil, on pense en même temps des choses vraies et suivies, et d'autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais comment, aux premières. Le même mélange compose, et les rêves de la nuit, et les sentiments du jour. La sagesse antique a dit que le moment du réveil viendrait enfin.....
LETTRE XIV.
Fontainebleau, 7 août, II.
M. R*. que vous connaissez, disait dernièrement: quand je prends ma tasse de café j'arrange bien le monde. Je me permets aussi ces sortes de songes; et lorsque je marche dans les bruyères, entre les genièvres encore humides, je me surprends quelquefois à imaginer les hommes heureux. Je vous l'assure, il me semble qu'ils pourraient l'être. Je ne veux pas faire une autre espèce, ni un autre globe; je ne veux pas tout réformer: ces sortes d'hypothèses ne mènent à rien, dites-vous, puisqu'elles ne sont applicables à rien de connu. Eh bien, prenons ce qui existe nécessairement; prenons le tel qu'il est, en arrangeant seulement ce qu'il y a d'accidentel. Je ne veux pas des espèces chimériques, ou nouvelles; mais, voilà mes matériaux, d'après eux je fais mon plan selon ma pensée.
Je voudrais deux points; un climat fixe, des hommes vrais. Si je sais quand la pluie fera déborder les eaux, quand le soleil séchera mes plantes, quand l'ouragan ébranlera ma demeure, c'est à mon industrie à lutter contre les forces naturelles contraires à mes besoins: mais quand j'ignore le moment de chaque chose, quand le mal m'opprime sans que le danger m'ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les intérêts des autres confiés à mes précautions m'interdisent l'insouciance, et jusqu'à la sécurité, n'est-ce pas une nécessité que ma vie soit inquiète et malheureuse? N'en est-ce pas une que l'inaction succède à des travaux forcés, et que, comme l'a si bien dit Voltaire, je consume tous mes jours dans les convulsions de l'inquiétude, ou dans la léthargie de l'ennui.
Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns force au moins les autres à la réserve, n'est-ce pas une nécessité qu'ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux inutiles? N'est-ce pas une nécessité que l'on se nuise réciproquement, malgré soi, que chacun s'observe et se prévienne, que les ennemis soient inventifs, et que les amis soient prudents? N'est-ce pas une nécessité qu'un homme de bien soit perdu dans l'opinion par un propos indiscret, par un faux jugement; qu'une inimitié, née d'un soupçon mal fondé, devienne mortelle; que ceux qui auraient voulu bien faire soient découragés; que de faux principes s'établissent; que la ruse soit plus utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité; que des enfants reprochent à un père de famille de n'avoir pas fait ce qu'on appelle une rouerie, et que des Etats périssent pour ne s'être pas permis un crime? Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale; et dans l'incertitude des choses, ce que devient la sûreté: sans sûreté, sans morale, je demande si le bonheur n'est pas un rêve d'enfant?
L'instant de la mort resterait inconnu: il n'y a pas de mal sans durée; et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre des malheurs. Il est bon d'ignorer quand tout doit finir; car on commencerait rarement ce que l'on saurait ne pas achever. Je veux donc que chez l'homme, à-peu-près tel qu'il est, l'ignorance de la durée de la vie ait plus d'utilité que d'inconvénients; mais l'incertitude des choses de la vie n'est point comme celle de leur terme. Un incident que vous n'avez pu prévoir dérange votre plan, et vous prépare de longues contrariétés: pour la mort elle anéantit votre plan, elle ne le dérange pas; vous ne souffrirez point de ce que vous ne saurez pas. Le plan de ceux qui restent en peut être contrarié: mais c'est avoir assez de certitude que d'avoir celle de ses propres affaires; et je ne veux pas imaginer des choses tout-à-fait bonnes selon l'homme. Le monde que j'arrange me serait suspect s'il ne contenait plus de mal, et je ne supposerais qu'avec une sorte d'effroi une harmonie parfaite: il me semble que la nature n'en admet pas de telle.
Un climat fixe, et surtout des hommes vrais, inévitablement vrais, cela me suffit. Je suis heureux, si je sais ce qui est. Je laisse au ciel ses orages et ses foudres; à la terre les boues, les sécheresses; au sol la stérilité; à nos corps leur faiblesse, leurs besoins, leur dégénération; aux hommes leurs différences et leurs incompatibilités, leur inconstance, leurs erreurs, leurs vices mêmes, et leur nécessaire égoïsme; au temps sa lenteur et son irrévocabilité: ma cité est heureuse si les choses sont réglées, si les pensées sont connues. Il ne lui faut plus qu'une bonne législation: et, si les pensées sont connues, il est impossible qu'elle ne l'ait pas.
LETTRE XV.
Fontainebleau, 9 août, II.
Parmi quelques volumes d'un format commode que j'apportai ici je ne sais trop pourquoi, j'ai trouvé le roman ingénieux de Phrosine et Mélidor. Je l'ai parcouru, j'en ai lu et relu la fin. Il est des jours pour les douleurs: nous aimons à les chercher dans nous, à suivre leurs profondeurs, et à rester surpris devant leurs proportions démesurées: nous essayons, du moins dans les misères humaines, cet infini que nous voulons donner à notre ombre avant qu'un souffle du temps l'efface.
Ce moment déplorable, cette situation sinistre, cette mort nocturne au milieu des voluptés mystérieuses! Dans ces brouillards ténébreux, tant d'amour, tant de pertes et d'affreuses vengeances! et ce déchirement d'un cœur trompé quand Phrosine, cherchant à la nage le roc et le flambeau, entraînée par la lueur perfide, périt épuisée dans la vaste mer!...
Je ne connais pas de dénouement plus beau, de mort plus lamentable. Le jour finissait, il n'y avait point de lune: il n'y avait point de mouvement; le ciel était calme, les arbres immobiles. Quelques insectes sous l'herbe, un seul oiseau éloigné chantaient dans la chaleur du soir. Je m'assis, je restai longtemps: il me semble que je n'eus que des idées vagues. Je parcourais la terre et les siècles; je frémissais de l'œuvre de l'homme. Je reviens à moi, je me trouve dans ce chaos; j'y vois ma vie perdue; je pressens les temps futurs du monde. Rochers de Rugi! si j'avais eu là vos abîmes![18]
La nuit était déjà sombre. Je me retirai lentement; je marchais au hasard, j'étais rempli d'ennui. J'avais besoin de larmes, mais je ne pus que gémir. Les premiers temps ne sont plus: j'ai les tourmentes de la jeunesse, et n'en ai point les consolations. Mon cœur encore fatigué du feu d'un âge inutile, est flétri et desséché comme s'il était dans l'épuisement de l'âge refroidi. Je suis éteint, sans être calmé. Il y en a qui jouissent de leurs maux; mais pour moi tout a passé: je n'ai ni joie, ni espérance, ni repos: il ne me reste rien, je n'ai plus de larmes.
LETTRE XVI.
Fontainebleau, 12 août, II.
Que de sentiments augustes! Que de souvenirs! Quelle majesté tranquille dans une nuit douce, calme, éclairée! Quelle grandeur! Cependant l'âme est accablée d'incertitudes. Elle voit que le sentiment qu'elle a reçu des choses la livre aux erreurs: elle voit qu'il y a des vérités, mais qu'elles sont dans un grand éloignement. On ne saurait comprendre la nature, à la vue de ces astres immenses dans le ciel toujours le même.
Il y a là une permanence qui nous confond: c'est pour l'homme une effrayante éternité. Tout passe; l'homme passe; et les mondes ne passent pas? La pensée est dans un abîme entre les vicissitudes de la terre et les cieux immuables.[19]
LETTRE XVII.
Fontainebleau, 14 août, II.
Je vais dans les bois avant que le soleil éclaire; je le vois se lever pour un beau jour; je marche dans la fougère encore humide, dans les ronces, parmi les biches, sous les bouleaux du mont Chauvet: un sentiment de ce bonheur qui était possible, m'agite avec force, me pousse et m'oppresse. Je monte, je descends, je vais comme un homme qui veut jouir: puis un soupir, quelque humeur, et tout un jour misérable.
LETTRE XVIII.
Fontainebleau, 17 août, II.
Même ici, je n'aime que le soir. L'aurore me plaît un moment: je crois que je sentirais sa beauté, mais le jour qui va la suivre doit être si long! J'ai bien une terre libre à parcourir; mais elle n'est pas assez sauvage, assez imposante. Les formes en sont basses; les roches petites et monotones; la végétation n'y a pas en général cette force, cette profusion qui m'est nécessaire; on n'y entend bruire aucun torrent dans des profondeurs inaccessibles: c'est une terre des plaines. Rien ne m'opprime ici, rien ne me satisfait. Je crois même que l'ennui augmente: c'est que je ne souffre pas assez. Je suis donc plus heureux? Point du tout: souffrir ou être malheureux, ce n'est pas la même chose; jouir ou être heureux, ce n'est pas non plus une même chose.
Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne peut mieux; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent sur l'avenir dont je n'attends rien, et perdant sans peine le passé dont je n'ai pas joui. Mais il y a dans moi une inquiétude qui ne me quittera pas; c'est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas, qui me commande, qui m'absorbe, qui m'emporte au-delà des êtres périssables..... Vous vous trompez, et je m'y étais trompé moi-même: ce n'est pas le besoin d'aimer. Il y a une distance bien grande du vide de mon cœur à l'amour qu'il a tant désiré; mais il y a l'infini entre ce que je suis, et ce que j'ai besoin d'être. L'amour est immense, il n'est pas infini. Je ne veux point jouir; je veux espérer, je voudrais savoir! Il me faut des illusions sans bornes, qui s'éloignent pour me tromper toujours. Que m'importe ce qui peut finir? L'heure qui arrivera dans soixante années est là tout auprès de moi. Je n'aime point ce qui se prépare, s'approche, arrive, et n'est plus. Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. Je voudrais être toute intelligence, et que l'ordre éternel du monde..... Et, il y a trente ans, l'ordre était, et je n'étais point!
Accident éphémère et inutile, je n'existais pas, je n'existerai pas: je trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être; et, si je considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans des ténèbres impénétrables. Plus heureux, sans doute, celui qui coupe du bois, qui fait du charbon, et qui prend de l'eau bénite quand le tonnerre gronde! Il vit comme la brute? Non: mais il chante en travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui. Le temps aura fait couler sa vie; l'agitation, l'inquiétude, les fantômes d'une puérile grandeur égarent et précipitent la mienne.
LETTRE XIX.
Fontainebleau, 18 août, II.
Il est pourtant des moments où je me vois plein d'espérance et de liberté; le temps et les choses descendent devant moi avec une majestueuse harmonie; et je me sens heureux, comme si je pouvais l'être: je me suis surpris revenant à mes anciennes années; j'ai retrouvé dans la rose les beautés du plaisir et sa céleste éloquence. Heureux! moi? Cependant je le suis; et heureux avec plénitude, comme celui qui se réveille des alarmes d'un songe pour rentrer dans une vie de paix et de liberté; comme celui qui sort de la fange des cachots, et revoit, âpres dix ans, la sérénité du ciel; heureux comme l'homme qui aime... celle qu'il a sauvée de la mort! Mais l'instant passe: un nuage devant le soleil intercepte sa lumière féconde; les oiseaux se taisent; l'ombre en s'étendant, entraîne et chasse devant elle et mon rêve et ma joie.
Alors je me mets à marcher; je vais, je me hâte pour rentrer tristement: et bientôt je retourne dans les bois parce que le soleil peut paraître encore. Il y a dans tout cela quelque chose qui tranquillise et qui console. Ce que c'est? je ne le sais pas bien: mais quand la douleur m'endort, le temps ne s'arrête point; et j'aime à voir mûrir le fruit qu'un vent d'automne fera tomber.
LETTRE XX.
Fontainebleau, 27 août, II.
Combien peu il faut à l'homme qui veut seulement vivre: et combien il faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours! Celui-là serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au bonheur, et de voir qu'il est trop difficile: mais faut-il donc qu'il reste toujours seul? La paix elle-même est un triste bien si on n'espère point la partager.
Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien du moment; et que d'autres savent se borner à une manière d'être sans ordre et sans goût. J'en ai vu se faire la barbe devant un miroir cassé. Les langes des enfants étaient étendus à la fenêtre: une de leurs robes pendait contre le tuyau du poêle: leur mère les lavait auprès de la table sans nappe, où étaient servis sur des plats recousus, du bouilli réchauffé avec des petits oignons, et les restes du dindon du dimanche. Il y aurait eu de la soupe grasse si le chat n'eût pas renversé le bouillon. On appelle cela une vie simple: pour moi je l'appelle une vie malheureuse, si elle est momentanée; je l'appelle une vie de misère, si elle est forcée et durable; mais si elle est volontaire, si l'on ne s'y déplaît pas, si l'on compte subsister ainsi, je l'appelle une existence ridicule.
C'est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des richesses; mais avec un ménage et point d'argent, il faut ou ne rien sentir, ou avoir un force inébranlable; or je doute qu'avec un grand caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est accidentel; mais c'est adopter cette misère que d'y plier pour toujours sa volonté. Ces stoïciens là manqueraient-ils du sentiment des choses convenables qui apprend à l'homme que vivre ainsi n'est point vivre selon sa nature? Leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale abnégation d'un moine mendiant, à la grossière pénitence d'un Fakir, qu'à la fermeté, qu'à l'indifférence philosophique.
Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la simplicité elle-même. Mais ces gens dont je parle, n'ont pas un miroir de vingt sous, et ils vont au spectacle: ils ont de la faïence écornée, et des habits de fin drap: ils ont des manchettes bien plissées à des chemises d'une toile grossière: s'ils se promènent, c'est aux Champs-Elysées; ces solitaires y vont voir les passants, disent-ils: et pour voir ces passants, ils vont s'en faire mépriser et s'asseoir sur quelques restes d'herbe parmi la poussière que l'ait la foule. Dans leur flegme philosophique ils dédaignent ces convenances arbitraires, et mangent leurs brioches, à terre, entre les enfants et les chiens, entre les pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient l'homme en jasant avec les bonnes et les nourrices: là ils méditent une brochure, où les rois seront avertis des dangers de l'ambition; où le luxe de la bonne société sera réformé; où tous les hommes apprendront qu'il faut modérer ses désirs, vivre selon la nature, manger des gâteaux de Nanterre et boire à la fraîche.
Je ne veux pas vous en dire plus. Si j'allais vous mener trop loin dans la disposition à plaisanter certaines choses, vous pourriez rire aussi de la manière bizarre dont je vis dans ma forêt: car il y a bien quelque puérilité à se faire un désert auprès d'une capitale. Il faut que vous conveniez pourtant qu'il reste encore de la distance entre mes bois près de Paris, et un tonneau dans Athènes: et je vous accorderai de mon côté que les Grecs, policés comme nous, pouvaient faire plus que nous des choses singulières, parce qu'ils étaient plus près des anciens teins. Le tonneau fut choisi pour y mener publiquement, et dans la maturité de l'âge, la vie d'un sage. Cela est bien extraordinaire; mais l'extraordinaire ne choquait pas excessivement les Grecs. L'usage, les choses reçues ne formaient point leur code suprême. Tout chez eux pouvait avoir son caractère particulier: et ce qu'il était rare d'y rencontrer, c'était une chose qui leur fût ordinaire et universelle. Comme un peuple qui fait, ou qui continue l'essai de la vie sociale, ils semblaient chercher l'expérience des institutions et des usages, et ignorer encore qu'elles étaient les habitudes exclusivement bonnes. Mais nous à qui il ne reste plus aucun doute là-dessus, nous qui avons, en tout, adopté le mieux possible, nous faisons bien de consacrer nos moindres manières, et de punir de mépris l'homme assez stupide pour sortir d'une trace si bien connue. Au reste, ce qui m'excuse sérieusement, moi qui n'ai nulle envie d'imiter les cyniques, c'est que je ne prétends point me faire honneur d'un caprice de jeune homme; ni, au milieu des hommes, opposer directement ma manière à la leur, dans des choses que le devoir ne me prescrit point. Je me permets une singularité indifférente par elle-même, et que je juge m'être bonne à certains égards. Elle choquerait leur manière de penser: il me semble que c'est le seul inconvénient qu'elle puisse avoir, et je la leur cache afin de l'éviter.
LETTRE XXI.
Fontainebleau, 1 septembre, II.
Il fait de bien beaux jours et je suis dans une paix profonde. Autrefois j'aurais joui davantage dans cette liberté entière, dans cet abandon de toute affaire, de tout projet, dans cette indifférence sur tout ce qui peut arriver.
Je commence à sentir que j'avance dans la vie. Ces impressions délicieuses, ces émotions subites qui m'agitaient autrefois et m'entraînaient si loin d'un monde de tristesse, je ne les retrouve plus qu'altérées et affaiblies. Ce désir ineffable que réveillait dans moi chaque sentiment de quelque beauté dans les choses naturelles, cette espérance pleine d'incertitudes et de charme, ce feu céleste qui éblouit et consume un cœur jeune, cette volupté expansive dont il éclaire devant lui le fantôme immense, tout cela n'est déjà plus. Je commence à voir ce qui est utile, ce qui est commode, et non plus ce qui est beau.
Vous qui connaissez mes besoins sans bornes, dites moi ce que je ferai de la vie, quand j'aurai perdu ces moments d'illusions qui brillaient dans ses ténèbres comme les lueurs orageuses dans une nuit sinistre? Ils la rendaient plus sombre, je l'avouerai, mais ils montraient qu'elle pouvait changer, et que la lumière subsistait encore. Maintenant que deviendrai-je s'il faut que je me borne à ce qui est; et que je reste contenu dans ma manière de vivre, dans mes intérêts personnels, dans le soin de me lever, de m'occuper, de me coucher?
J'étais bien différent dans ces temps où il était possible que j'aimasse. J'avais été romanesque dans mon enfance, et alors encore j'imaginai une retraite selon mes goûts. J'avais faussement réuni dans un point du Dauphiné, l'idée des formes alpestres à celles d'un climat d'oliviers, de citronniers; mais enfin le mot de Chartreuse m'avait frappé: et c'était là, près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie heureuse; et que là, avec une femme aimée, je posséderais cette félicité inaltérable dont le besoin remplissait mon cœur trompé.
Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et dont je n'affirmerai rien sinon que le fait est tel. Je n'avais jamais rien vu, ni rien lu, que je sache, qui m'eût donné quelque connaissance du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa d'après cette notion confuse et d'après ses propres penchants, le site où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha singulièrement de la vérité; car, voyant longtemps après une gravure qui représentait ces mêmes lieux, je me dis avant d'avoir lu: voilà la Grande Chartreuse, tant elle me rappela ce que j'avais imaginé. Et quand il se trouva que c'était elle effectivement, cela me fit frémir de surprise et de regret: et il me sembla que j'avais perdu une chose qui m'était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je n'entends point sans une émotion pleine d'amertume, ce mot Chartreuse.
Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions profondes. Si je passe l'âge où les idées ont déjà de l'étendue; si je cherche dans mon enfance, ces premières fantaisies d'un cœur mélancolique qui n'a jamais eu de véritable enfance, et qui s'attachait aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu'il fût seulement décidé s'il aimerait, ou n'aimerait pas les jeux; si, dis-je, je cherche ce que j'éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je trouve des impressions aussi ineffaçables, plus confiantes, plus douces et formées par ces illusions entières dont aucun autre âge n'a possédé le bonheur.
Je ne me trompe point d'époque: je sais, avec certitude, quel âge j'avais lorsque j'ai pensé à telles choses, lorsque j'ai lu tel livre. J'ai lu l'histoire du Japon de Kœmpfer, dans ma place ordinaire, auprès d'une certaine fenêtre, dans cette maison près du Rhône, que mon père a quittée un peu avant sa mort. L'été suivant, j'ai lu Robinson-Crusoé. C'est alors que je perdis cette exactitude que l'on avait remarquée en moi: il me devint impossible de l'aire sans plume, des calculs moins compliqués que celui que j'avais fait à quatre ans et demi, sans rien écrire et sans savoir aucune règle d'arithmétique, si ce n'est l'addition; calcul qui avait tant surpris toutes les personnes rassemblées chez Mad. Belp. dans cette soirée dont vous savez l'histoire.
La faculté de percevoir les rapports indéterminés l'emporta alors sur celle de combiner des rapports mathématiques. Les relations morales devenaient sensibles: le sentiment du beau commençait à naître.........
3 septembre.
J'ai vu qu'insensiblement j'allais raisonner. Je me suis arrêté. Lorsqu'il ne s'agit que du sentiment on peut ne consulter que soi, mais dans les choses qui doivent être discutées, il y a toujours beaucoup à gagner quand on peut savoir ce qu'en ont pensé d'autres hommes. J'ai précisément ici un volume qui contient Les pensées philosophiques de Diderot, son Traité du beau, etc. Je l'ai pris, et je suis sorti.
Si je suis de l'avis de Diderot, peut-être il paraîtra que c'est parce qu'il parle le dernier, et je conviens que cela fait ordinairement beaucoup: mais je modifie sa pensée à ma manière, car je parle encore après lui.
Laissant Wolf, Crouzas, et le sixième sens d'Hutcheson, je pense à-peu-près comme tous les autres: et c'est pour cela que je ne pense point que la définition du beau puisse être exprimée d'une manière si simple, et si brève, que l'a fait Diderot. Je crois, comme lui, que le sentiment de la beauté ne peut exister hors de la perception des rapports; mais de quels rapports? S'il arrive que l'on songe au beau quand on voit des rapports quel conques, ce n'est pas qu'on en ait alors la perception, l'on ne fait que l'imaginer. Parce qu'on voit des rapports, on suppose un centre, on pense à des analogies, on s'attend à une extension nouvelle de l'âme et des idées; mais ce qui est beau ne fait pas seulement penser à tout cela comme par réminiscence ou par occasion, il le contient et le montre. C'est un avantage sans doute quand une définition peut être exprimée par un seul mot: mais il ne faut pas que cette concision la rende trop générale et dès-lors fausse.
Je dirais donc: Le beau est ce qui excite en nous l'idée de rapports disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre nature. Cette définition, renferme les notions d'ordre, de proportions, d'unité, et même d'utilité.
Ces rapports sont ordonnés vers un centre, ou un but; ce qui fait l'ordre et l'unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité selon que l'une ou l'autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielles à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l'unité sans laquelle il n'y a pas de résultat, ni d'ouvrage qui puisse être beau, parce qu'alors il n'y a pas même d'ouvrage. Tout produit doit être un: ou n'a rien fait ai on n'a pas mis d'ensemble à ce qu'on a fait. Une chose n'est pas belle sans ensemble; elle n'est pas une chose, mais un assemblage de choses qui pourront produire l'unité et la beauté, lorsque unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout. Jusques-là ce sont des matériaux: leur réunion n'opère point de beauté, quoiqu'ils puissent être beaux en particulier, comme ces composés individuels, entiers et complets peut-être, mais dont l'assemblage encore informe, n'est pas un ouvrage: ainsi une compilation des plus belles pensées morales éparses et sans liaison, ne forme point un traité de morale.
Dès-lors que cet ensemble plus ou moins composé, mais pourtant un et complet, a des analogies sensibles avec la nature de l'homme, il lui est utile directement ou indirectement. Il peut servir à ses besoins, ou du moins étendre ses connaissances; il peut être pour lui un moyen nouveau, ou l'occasion d'une industrie nouvelle; il peut ajouter à son être, et plaire à son espoir inquiet, à son avidité.
La chose est plus belle, il y a vraiment unité, lorsque les rapports perçus sont exacts, lorsqu'ils concourent à un centre commun: et s'il n'y a précisément que ce qu'il faut pour coopérer à ce résultat, la beauté est plus grande, il y a simplicité. Toute qualité est altérée par le mélange d'une qualité étrangère: lorsqu'il n'y a point de mélange, la chose est plus exacte, plus symétrique, plus simple, plus une, plus belle; elle est parfaite.
La notion d'utilité entre principalement de deux manières dans celles de la beauté. D'abord l'utilité de chaque partie pour leur fin commune; puis l'utilité du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout.
On lit dans Philosophie de la nature: Il me semble que le philosophe peut définir la beauté l'accord expressif d'un tout avec ses parties.
J'ai trouvé dans une note, que vous l'aviez ainsi définie autrefois: La convenance des diverses parties d'une chose avec leur destination commune, selon les moyens les plus féconds à-la-fois et les plus simples. Ce qui se rapproche du sentiment de Crouzas, à l'assaisonnement près. Car il compte cinq caractères du beau; et il définit ainsi la proportion qui en est un, l'unité assaisonnée de variété, de régularité et d'ordre dans chaque partie.
Si la chose bien ordonnée, analogue à nous et dans laquelle nous trouvons de la beauté, nous paraît supérieure ou égale à ce que nous contenons en nous, nous la disons belle. Si elle nous paraît inférieure, nous la disons jolie. Si ses analogies avec nous sont relatives à des choses de peu d'importance; mais qui servent directement à nos habitudes et à nos désirs présents, nous la disons agréable. Quand elle suit les convenances de notre âme, en animant, en étendant notre pensée, en généralisant, en exaltant nos affections, en nous montrant dans les choses extérieures des analogies grandes ou nouvelles, qui nous donnent, une extension inespérée et le sentiment d'un ordre immense, universel, d'une fin commune à beaucoup d'êtres, nous la disons sublime.
La perception des rapports ordonnés, produit l'idée de la beauté: et l'extension de l'âme, occasionnée par leur analogie avec notre nature, en est le sentiment.
Quand les rapports indiqués ont quelque chose de vague et d'immense; quand l'on sent bien mieux qu'on ne voit, leur convenances avec nous et avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux, plein d'espoir et d'illusions, une jouissance indéfinie qui promet des jouissances sans bornes. Voilà le genre de beauté qui charme, qui entraîne. Le joli amuse la pensée, le beau soutient l'âme, le sublime l'étonne ou l'exalte; mais ce qui séduit et passionne les cœurs, ce sont des beautés plus vagues et plus étendues encore, peu connues, jamais expliquées, mystérieuses et ineffables.
Ainsi dans les cœurs faits pour aimer, l'amour embellit toutes choses, et rend délicieux le sentiment de la nature entière. Comme il établit en nous le rapport le plus grand qu'on puisse connaître hors de soi, il nous rend habiles un sentiment de tous les rapports, de toutes les harmonies; il découvre à nos affections un monde nouveau. Emportés par ce mouvement rapide, séduits par cette énergie qui promet tout, et dont rien encore n'a pu nous désabuser, nous cherchons, nous sentons, nous aimons, nous voulons tout ce que la nature contient pour l'homme.
Mais les dégoûts de la vie viennent nous comprimer et nous forcer de nous replier en nous-mêmes. Dans notre marche rétrograde, nous nous attachons à abandonner les choses extérieures, et à nous contenir dans nos besoins positifs; centre de tristesse, où l'amertume et le silence de tant de choses, n'attendent pas la mort, pour creuser à nos cœurs ce vide du tombeau où se consument et s'éteignent tout ce qu'ils pouvaient avoir de candeur, de grâces, de désirs et de bonté primitive.
LETTRE XXII.
Fontainebleau, 12 octobre, II.
Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j'aimais à fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s'éloignent.
Hier je me mis en chemin avant le jour; la lune éclairait encore, et malgré l'aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy restait dans la nuit; déjà j'étais sur les sommités d'Avon. Je descendis aux Basses-loges, et j'arrivais à Valvin, lorsque le soleil, s'élevant derrière Samoreau, colora les rochers de Samois.
Valvin n'est point un village, et n'a pas de terres labourées. L'auberge est isolée, au pied d'une éminence, sur une petite plage facile, entre la rivière et les bois. Il faudrait supporter l'ennui du coche, voiture très-désagréable, et arriver a Valvin ou à Thomery par eau, le soir, quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt. Ou bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les premiers feux du jour.
C'est beaucoup si l'on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le moindre changement les détruit: dépeuplez de bêtes fauves les bois voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus rien. Tel qu'il est même, je ne me soucierais pas de m'y arrêter: dans le jour, c'est un lieu très-ordinaire; de plus l'auberge n'est pas logeable.
En quittant Valvin je montai vers le nord; je passai près d'un amas de grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de bois et inclinée vers le couchant d'été, donne un sentiment d'abandon mêlé de quelque tristesse. En m'éloignant, je comparais ce lieu à un autre qui m'avait fait une impression opposée près de Bouvron. Trouvant ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l'exposition, j'entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j'avais éprouvé, vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m'ont attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de la Gruyère, en portent le caractère, et qu'on reconnaisse aussitôt dans la manière de leurs sites, les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi j'ai regretté, jadis, de ne pouvoir rester dans une gorge perdue et stérile de la dent du Midi. Ainsi je trouvai l'ennui à Iverdun; et, sur le même lac de Neuchâtel, un bien-être remarquable: ainsi s'expliqueront la douceur de Vevay, la mélancolie de l'Underwalden; et par des raisons semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des habitudes[20]. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes, dans le principe, de semblables causes physiques.
Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du Mont-Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est couvert, un abri qui protège sa source contre le soleil et l'éboulement du sable, ainsi qu'un banc circulaire où l'on vient déjeuner en puisant de son eau. L'on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs, des ouvriers; mais quelquefois aussi, une triste société de valets de Paris et de marchandes du quartier St.-Martin ou de la rue St.-Jacques, retirés dans une ville où le roi fait des voyages. Ils sont attirés, de ce côté, par l'eau qu'il est commode de trouver quand on veut manger entre voisins un pâté froid: et par un certain grès creusé naturellement, qu'on rencontre sur le chemin, et qu'ils s'amusent beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nomment confessionnal; ils y reconnaissent avec attendrissement ces jeux de la nature qui imitent les choses saintes, et qui attestent que la religion de Jésus crucifié est la fin de toutes choses.
Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur, je trouvai une solitude austère comme l'abandon que je cherche. Je passai derrière les rochers de Cuvier; j'étais plein de tristesse: je m'arrêtai longtemps dans les gorges d'Aspremont. Vers le soir, je m'approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé dans les collines et les sables; ruines abandonnées que même loin des hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l'humilité, à la passion d'étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y remplacèrent, dit-on, les moines; ils y ramenèrent des principes de liberté, mais pour le malheur de ce qui n'était pas libre avec eux. La nuit approchait; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir dont j'enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de bois avec de la fougère et d'autres herbes, afin de ne point passer la nuit sur la pierre. Alors je m'éloignai pour quelques heures encore, car la lune devait éclairer.
Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement n'interrompit le silence durant la nuit entière. Mais quand tout ce qui nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les fantômes veillent dans notre propre cœur.
Le lendemain, je pris au midi: pendant que j'étais entre les hauteurs, il fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou suspendus les uns sur les autres. J'aimais à voir, du fond de mon antre, les genévriers et les bouleaux résister à l'effort des vents, quoique privés d'une terre féconde et d'un sol commode; et conserver leur existence libre et pauvre, quoiqu'ils n'eussent d'autre soutien que les parois des roches entrouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni d'autre nourriture qu'une humidité terreuse amassée dans les fentes où leurs racines s'étaient introduites.
Dès que la pluie diminua, je m'enfonçai dans les bois humides et embellis. Je suivis les bords de la forêt vers Reclose, la Vignette et Bouvron. Me rapprochant ensuite du petit Mont-Chauvet jusqu'à la croix Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route aux nymphes. Je rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course; si toute fois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du regret.
Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n'est pas celui des passions, qui n'est pas non plus de la folie: c'est le désordre des ennuis; c'est la discordance qu'ils ont commencée entre moi et les choses; c'est l'inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mis à la place des désirs.
Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas qu'ils s'éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore. Cependant c'est la vaine beauté d'une rose devant l'œil qui ne s'ouvre plus; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine voir. Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en s'éclipsant; elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et où je n'ai rien trouvé.
De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons ineffables, d'anciens souvenirs; les temps, l'occasion; une nature belle, expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi; tout m'appelle, et tout m'abandonne. Je suis seul; les forces de mon cœur ne sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent: me voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne m'est rien; comme l'homme frappé dès longtemps d'une surdité accidentelle, dont l'œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui passent et s'agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé: il devine les sons qu'il aime, il les cherche, et ne les entend pas: il souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se montre à lui, il ne saurait rien saisir: l'harmonie universelle est dans les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n'est plus dans son cœur: il est séparé de l'ensemble des êtres, il n'y a plus de contact; tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans le monde vivant.
LETTRE XXIII.
Fontainebleau, 18 octobre, II.
L'homme connaîtrait-il aussi la longue paix de l'automne, après l'inquiétude de ses fortes années? Comme le feu, après s'être hâté de consumer, dure en s'éteignant.
Longtemps avant l'équinoxe, les feuilles tombaient en quantité; cependant la forêt conserve encore beaucoup de sa verdure, et toute sa beauté. Il y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir finir avant le temps: et voici que tout subsiste par-delà le terme prévu; recevant aux limites de la destruction, une durée prolongée, qui, sur le penchant de sa ruine, s'arrête avec beaucoup de grâce et de sécurité, et qui s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir à-la-fois et du repos de la mort qui s'offre, et du charme de la vie perdue.
LETTRE XXIV.
Fontainebleau, 28 octobre, II.
Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine: le printemps passe, et ne m'a pas attaché; l'été passe, je ne le regrette point. Mais je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers, beaux jours, dans la forêt dépouillée.
D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son cœur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus: un intérêt tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité, nous la sentons néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste pourtant; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la végétation s'arrête, elle meurt; nous, nous restons pour des générations nouvelles: et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir encore pour nous.
Le printemps est plus beau dans la nature; mais l'homme a tellement fait que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante, la fleur qui s'ouvre; et ce feu qui revient affermir la vie, ces ombrages qui protègent d'obscurs asiles; et ces herbes fécondes, ces fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance! Saison du bonheur! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je trouve plus de repos vers le soir de l'année: et la saison où tout paraît finir, est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme.
LETTRE XXV.
Fontainebleau, 6 novembre, II.
Je quitte mes bois. J'avais eu quelque intention d'y rester pendant l'hiver: mais si je veux me délivrer enfin des affaires qui m'ont rapproché de Paris, je ne puis les négliger plus longtemps. On me rappelle, on me presse, on me fait entendre que puisque je reste tranquillement à la campagne, apparemment je puis me passer que tout cela finisse. Ils no se doutent guères de la manière dont j'y vis; car s'ils le savaient, ils diraient plutôt le contraire, ils croiraient bonnement que c'est par économie.
Je crois encore que même sans cela, je me serais décidé à quitter la forêt. C'est avec beaucoup de bonheur que je suis parvenu à être ignoré jusqu'à présent. La fumée me trahirait; je ne saurais échapper aux bûcherons, aux charbonniers, aux chasseurs: je n'oublie pas que je suis dans un pays très-policé. D'ailleurs je n'ai pu prendre les arrangements qu'il faudrait pour vivre ainsi en toute saison; il pourrait m'arriver de ne savoir trop que devenir pendant les neiges molles, pendant les dégels et les pluies froides.
Je vais donc laisser la forêt, le mouvement, l'habitude rêveuse, et la faible mais paisible image d'une terre libre.
Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des souvenirs qui pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière dont j'y ai passé ces moments-ci.
Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de chose pour en gâter les meilleurs recoins. Les sensations que peuvent donner les lieux auxquels la nature n'a point imprimé un grand caractère, sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires. Il faut vingt siècles pour changer une Alpe. Un vent de nord, quelques arbres abattus, une plantation nouvelle, la comparaison avec d'autres lieux suffisent pour rendre des sites ordinaires très-différents d'eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra beaucoup si elle n'en contient plus; et un endroit qui n'est qu'agréable perdra plus encore si on le voit avec les yeux d'un autre âge.
J'aime ici l'étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques parties, la solitude des petites vallées, la liberté des landes sablonneuses; beaucoup de hêtres et de bouleaux; une sorte de propreté et d'aisance extérieure dans la ville; l'avantage assez grand de n'avoir jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère; de belles routes, une grande diversité de chemins; et une multitude d'accidents, quoique à la vérité trop petits et trop semblables. Mais ce séjour ne saurait convenir réellement qu'à celui qui ne connaît et n'imagine rien de plus. Il n'est pas un site d'un grand caractère auquel on puisse sérieusement comparer ces terres basses qui n'ont ni vagues, ni torrents, rien qui étonne ou qui attache; surface monotone à qui il ne resterait plus aucune beauté si l'on en coupait les bois; assemblage trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins, et de rochers mesquins uniformément amassés; terre des plaines dans laquelle on peut trouver beaucoup d'hommes avides du sort qu'ils se promettent, et pas un satisfait de celui qu'il a.
La paix d'un lieu semblable n'est que le silence d'un abandon momentané; sa solitude n'est point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur du soir, un ciel incertain mais calme d'automne, le soleil de dix heures entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans ces solitudes: elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des cerfs bramer la nuit à des distances inégales, quand l'écureuil saute de branches en branches dans les beaux bois de Tillas avec son petit cri d'alarme. Sons isolés de l'être vivant! vous ne peuplez point les solitudes, comme le dit mal l'expression vulgaire, vous les rendez plus profondes, plus mystérieuses; c'est par vous qu'elles sont romantiques.
LETTRE XXVI.
Paris, 9 février, troisième année.
Il faut que je vous dise toutes mes faiblesses, afin que vous me souteniez; car je suis bien incertain: quelquefois j'ai pitié de moi-même, et quelquefois aussi je sens autrement.
Quand je rencontre un cabriolet mené par une femme telle à-peu-près que j'en imagine, je vais droit le long du cheval jusqu'à ce que la roue me touche presque; alors je ne regarde plus, je serre le bras en me courbant un peu, et la roue passe.
Une fois j'étais ainsi dans l'imaginaire, les yeux occupés sans être précisément fixes. Aussi fut-elle obligée d'arrêter, j'avais oublié la roue; elle avait et de la jeunesse et de la maturité; elle était presque belle, et extrêmement aimable. Elle retint son cheval, sourit à-peu-près, et parut ne pas vouloir sourire. Je la regardais encore, et sans voir ni le cheval ni la roue, je me trouvai lui répondre.... Je suis sûr que mon œil était déjà rempli de douleur. Le cheval fut détourné, elle se penchait pour voir si la roue ne me toucherait point. Je restai dans mon songe; mais un peu plus loin, je heurtai du pied ces fagots que les fruitiers font pour vendre à des pauvres: alors je ne vis plus rien.—Ne serait-il pas temps de prendre de la fermeté, d'entrer dans l'oubli? Je veux dire, de ne s'occuper que de... ce qui convient à l'homme. Ne faut-il pas laisser toutes ces puérilités qui me fatiguent et m'affaiblissent?
Je les voudrais bien ôter de moi: mais, je ne sais que mettre à la place; et quand je me dis, il faut être homme enfin, je ne trouve que de l'incertitude. Dans votre première lettre, dites-moi ce que c'est qu'être homme.
LETTRE XXVII.
Paris, 11 février, III.
Je ne conçois pas du tout ce qu'ils entendent par amour-propre. Ils le blâment, et ils disent qu'il faut en avoir: j'aurais conclu de-là que cet amour de soi et des convenances est bon et nécessaire, qu'il est inséparable du sentiment de l'honneur, et que ses excès seuls étant funestes comme le doivent être tous les excès, il faut considérer si les choses qu'on fait par amour-propre sont bonnes ou mauvaises, et non les critiquer uniquement, parce que c'est l'amour-propre qui paraît les faire faire.
Ce n'est pas cela pourtant. Il faut avoir de l'amour-propre; quiconque n'en a pas est un pied-plat: et il ne faut rien faire par amour-propre; ce qui est bon pour soi-même, ou au moins indifférent, devient mauvais quand c'est l'amour-propre qui nous y porte. Vous qui connaissez mieux la société, expliquez-moi, je vous prie, ses secrets. J'imagine qu'il vous sera plus facile de répondre à cette question-ci qu'à celle de ma dernière lettre. Au reste, comme vous êtes brouillé avec l'idéal, voici un exemple, afin que le problème qu'il faut résoudre en soit un de science-pratique.
Un étranger demeure depuis peu à la campagne chez des amis opulents: il croit devoir à ses amis et à lui-même de ne pas s'avilir dans l'opinion des gens de la maison, et il suppose que les apparences sont tout pour cette classe d'hommes. Il ne recevait point chez lui, il ne voyait personne de la ville: un seul individu, un parent qui vient par hasard, se trouve être un homme original et d'ailleurs peu aisé, dont la manière bizarre et l'extérieur assez commun, doivent donner à des domestiques l'idée d'une condition basse. On ne parle pas à ces gens-là; on ne peut pas les mettre au fait par un mot, on ne s'explique pas avec eux, ils ne savent pas qui vous êtes; ils ne vous voient d'autre connaissance qu'un homme qui est loin, de leur en imposer et dont ils se permettent de rire. Aussi la personne dont je parle fut très-contrariée; on l'en blâme d'autant plus, que c'est à l'occasion d'un parent, voilà une réputation d'amour-propre établie; et cependant je trouve qu'elle l'est bien mal-à-propos.
LETTRE XXVIII.
Paris, 27 février, III.
Vous ne pouviez me demander plus à propos d'où vient l'expression de pied-plat. Ce matin, je ne le savais pas davantage que vous; je crains bien de ne le pas savoir mieux ce soir, quoiqu'on m'ait dit ce que je vais vous rendre.
Puisque les Gaulois ont été soumis aux Romains, c'est qu'ils étaient faits pour servir; puisque les Francs ont envahi les Gaules, c'est qu'ils étaient nés pour vaincre: conclusions frappantes. Or, les Galles ou Welches avaient les pieds fort plats, et les Francs les avaient fort élevés. Les Francs méprisèrent tous ces pieds-plats, ces vaincus, ces serfs, ses cultivateurs: et maintenant que les descendants des Francs sont très-exposés à obéir aux enfants des Gaulois; un pied-plat est encore un homme fait pour servir. Je ne me rappelle point où je lisais dernièrement, qu'il n'y a pas en France une famille qui puisse prétendre, avec quelque fondement, descendre de cette horde du Nord qui prit un pays déjà pris que ses maîtres ne savaient comment garder. Mais ces origines qui échappent à l'art par excellence, à la science héraldique se trouvent prouvées par le fait: dans la foule la plus confuse on distinguera facilement les petits neveux des Scythes[21], et tous les pieds-plats reconnaîtront leurs maîtres. Je ne me ressouviens point des formes plus ou moins nobles de votre pied; mais je vous avertis que le mien est celui des conquérants: c'est à vous de voir si vous pouvez conserver avec moi le ton familier.
LETTRE XXIX.
Paris, 7 mars, III.
Je n'aime point un pays où le pauvre est réduit à demander au nom de Dieu. Quel peuple que celui chez qui l'homme n'est rien par lui-même!
Quand ce malheureux me dit: que le bon Jésus! que la Vierge....! Quand il m'exprime ainsi sa triste reconnaissance, je ne me sens point porté à m'applaudir dans un secret orgueil, parce que je suis libre de chaînes ridicules ou adorées, et de ces préjugés contraires qui mènent aussi le monde. Mais plutôt ma tête se baisse sans que j'y songe, mes yeux se fixent vers la terre: je me sens affligé, humilié, en voyant l'esprit de l'homme si vaste et si stupide.
Lorsque c'est un homme infirme qui mendie tout un jour, avec le cri des longues douleurs, au milieu d'une ville populeuse, je m'indigne, et je heurterais volontiers ces gens qui font un détour en passant auprès de lui, qui le voient et ne l'entendent pas. Je me trouve avec humeur au milieu de cette tourbe de plats tyrans: j'imagine un plaisir juste et mâle à voir l'incendie vengeur anéantir ces villes et tout leur ouvrage, ces arts de caprice, ces livres inutiles, ces ateliers, ces forges, ces chantiers. Cependant, sais-je ce qu'il faudrait, ce que l'on peut l'aire? Je ne voudrais rien.
Je regarde les choses positives: je rentre dans le doute; je vois une obscurité profonde. J'abandonnerai l'idée même d'un monde meilleur! Las et rebuté, je plains seulement une existence stérile et des besoins fortuits. Ne sachant où je suis, j'attends le jour qui doit tout terminer, et ne rien éclaircir.
A la porte d'un spectacle, à l'entrée pour les premières loges, l'infortuné n'a pas trouvé un seul individu qui lui donnât: ils n'avaient rien; et la sentinelle qui veillait pour les gens comme il faut, le repoussa rudement. Il alla vers le bureau du parterre, où la sentinelle chargée d'un ministère moins auguste tâcha de ne pas l'apercevoir. Je l'avais suivi des yeux. Enfin, un homme qui me parut un garçon de boutique et qui tenait déjà la pièce qu'il fallait pour son billet, le refusa doucement, hésita, chercha dans sa poche et n'en tira rien; il finit par lui donner la pièce d'argent, et s'en retourna. Le pauvre sentit le sacrifice; il le regardait s'en aller et fit quelques pas selon ses forces, il était entraîné à le suivre: je vis qu'il le sentait bien.
LETTRE XXX.
Paris, 7 mars, III.
Il faisait sombre et un peu froid; j'étais abattu, je marchais parce que je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur un mur à hauteur d'appui. Une jonquille était fleurie. C'est la plus forte expression du désir: c'était le premier parfum de l'année. Je sentis tout le bonheur destiné à l'homme. Cette indicible harmonie des êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi: jamais je n'éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je ne saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l'expression, l'élégance, l'attitude d'une femme heureuse et simple dans toute la grâce et la splendeur de la saison d'aimer. Je ne concevrai point cette puissance, cette immensité que rien n'exprimera, cette forme que rien ne contiendra, cette idée d'un monde meilleur, que l'on sent et que la nature n'aurait pas fait; cette lueur céleste que nous croyons saisir, qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n'est qu'une ombre indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme.
Mais cette ombre, cette image élyséenne, embellie dans le vague, puissante de tout le prestige de l'inconnu, devenue nécessaire dans nos misères, devenue naturelle à nos cœurs opprimés, quel homme a pu l'entrevoir une fois seulement et l'oublier jamais?
Quand la résistance, quand l'inertie d'une puissance morte, brute, immonde nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies imbéciles ou cruelles; quand on ne sait rien; quand on ne possède rien; quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d'un songe odieux et ridicule; qui réprimera dans nos cœurs le besoin d'un autre ordre, d'un autre nature?
Cette lumière ne serait-elle qu'une lueur fantastique? Elle séduit, elle subjugue dans la nuit universelle. On s'y attache, on la suit: si elle nous égare, elle nous éclaire et nous embrasse. Nous imaginons, nous voyons une terre de paix, d'ordre, d'union, de justice; où tous sentent, veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la simplicité qui les multiplie. Quand on a eu la perception des délices inaltérables et permanentes; quand on a imaginé la candeur de la volupté; combien les soins, les vœux, les plaisirs du monde visible sont vains et misérables! Tout est froid, tout est vide: on végète dans un lieu d'exil; et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire ce cœur chargé d'ennuis. Tout ce qui l'occupe ici, tout ce qui l'arrête n'est plus qu'une chaîne avilissante: on rirait de pitié, si l'on n'était accablé de douleurs. Et lorsque l'imagination reportée vers ces lieux meilleurs, compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue et tout ennuie, l'on ne sait plus si cette grande conception n'est qu'une idée heureuse et qui peut distraire des choses réelles, ou si la vie sociale n'est pas elle-même une longue distraction.
LETTRE XXXI.
Paris, 30 mars, III.
J'ai beaucoup de soin dans les petites choses; je songe alors à mes intérêts. Je ne néglige rien dans les détails, dans ces minuties qui feraient sourire de pitié des hommes raisonnables: et si les choses sérieuses me semblent petites, les petites ont pour moi de la valeur. Il faudra que je me rende raison de ces bizarreries; que je voie si je suis, par caractère, étroit et minutieux? S'il s'agissait de choses vraiment importantes, si j'étais chargé de la félicité d'un peuple, je sens que je trouverais une énergie égale à ma destinée sous ce poids difficile et beau. Mais j'ai honte des affaires de la vie civile: tous ces soins d'hommes ne sont, à mes tristes yeux, que des soucis d'enfants. Beaucoup de grandes choses ne me paraissent que des embarras misérables, où l'on s'engage avec plus de légèreté que d'énergie; et dans lesquels l'homme ne chercherait pas sa grandeur, s'il n'était affaibli et troublé dans une perfection trompeuse.
Je vous le dis avec simplicité, si je vois ainsi, ce n'est pas ma faute, et je ne m'entête pas d'une vaine prétention: souvent j'ai voulu voir autrement, je ne l'ai jamais pu. Que vous dirai-je? plus misérable qu'eux, je souffre parmi eux, parce qu'ils sont faibles; et dans une nature plus forte, je souffrirais encore, parce qu'ils m'ont affaibli comme eux.
Si vous pouviez voir comme je m'occupe de ces riens qu'on quitterait à douze ans: comme j'aime ces ronds de bois dur et propre, qui servent d'assiette vers les montagnes: comme je conserve de vieux journaux, non pas pour les relire, mais on pourrait envelopper quelque chose, un papier simple est si commode! comme à la vue d'une planche bien régulière, bien unie, je dirais volontiers, que cela est beau! tandis qu'un bijou bien travaillé me semble à peine curieux, et qu'une chaîne de diamants me fait hausser les épaules.
Je ne vois que l'utilité première: les rapports indirects ont peine à me devenir familiers; et je perdrais dix louis avec moins de regret, qu'un couteau bien proportionné que j'aurai longtemps porté sur moi.
Vous me disiez, il y a déjà du temps: Ne négligez point vos affaires; n'allez pas perdre ce qui vous reste, car vous n'êtes point de caractère à acquérir. Je crois que vous ne serez pas aujourd'hui d'un autre avis.
Suis je borné aux petits intérêts? Attribuerai-je ces singularités au goût des choses simples, à l'habitude des ennuis, ou bien sont-elles une manie puérile, signe d'inaptitude aux choses solides, mâles et généreuses?—C'est quand je vois tant de grands enfants séchés par l'âge et par l'intérêt, parler d'occupations sérieuses: c'est quand je porte l'œil du dégoût sur ma vie réprimée; quand je considère tout ce que l'espèce humaine demande, et ce que nul ne fait: c'est alors que je fronce le sourcil, que mon œil se fixe, et qu'un frémissement involontaire fait trembler mes lèvres. Aussi mes yeux se creusent et s'abattent, et je deviens comme un homme fatigué de veilles. Un important m'a dit: Vous travaillez donc beaucoup! Heureusement je n'ai pas ri. L'air laborieux manquait à ma honte.
Tous ces hommes qui, dans le fait, ne sont rien, et que pourtant il faut bien voir quelquefois, me dédommagent un peu de l'ennui qu'inspirent leurs villes. J'en aime assez les plus raisonnables; ceux-là m'amusent.
LETTRE XXXII.
Paris, 29 avril, III.
Il y a quelque temps qu'à la bibliothèque j'entendis nommer près de moi le célèbre L.... Une autre fois je me trouvai à la même table que lui; l'encre manquait, je lui passai mon écritoire: ce matin je l'aperçus en arrivant, et je me plaçai auprès de lui. Il eut la complaisance de me communiquer des idylles qu'il trouva dans un vieux manuscrit latin, et qui sont d'un auteur grec fort peu connu. Je copiai seulement la moins longue, car l'heure de sortir approchait. La voici telle que je viens de la traduire.
Je suis hors d'état de m'attacher à aucune chose, et je ne saurais plus m'occuper d'aucune. Malgré tous mes efforts, je reviens toujours à toi; et mes idées, que je voudrais un moment tourner vers d'autres objets, me présentent toujours ton image. Il semble que mon existence soit liée à la tienne, et que je ne sois pas tout entier là où tu n'es pas: toutes mes facultés seraient perdues si je ne t'aimais point.
Ecoute: je vais te parler simplement et comme un homme qui n'a pas besoin de cacher ce qu'il désire. Depuis que je t'ai vue, voici deux fois que l'hiver a glace nos ruisseaux et blanchi nos prés; mais il n'a pas refroidi mon cœur. Que deviendrai-je si je cesse de t'aimer? Où seront mes plaisirs, et à quoi passerai-je ma vie? Si tu m'ôtes l'espérance, que restera-t-il pour me soutenir? Vois la fleur épuisée par les feux du soleil; si l'on cesse de l'arroser, elle se flétrit, elle souffre, elle meurt.
Je suis bien jeune encore: si tu le veux, je t'aimerai longtemps. Nous vivrons dans la même vallée, et nos troupeaux irons dans les mêmes pâturages. Si les loups avides enlèvent tes agneaux, j'accourrai, je combattrai le loup furieux, je rapporterai près du toi l'agneau encore épouvanté. Tu me souriras en le rassurant; et, comme lui, j'oublierai le danger. Si la mortalité s'attache à mes brebis et qu'elle respecte les tiennes, je me consolerai en voyant qu'elle ne t'a rien enlevé. Si elle ravage ton troupeau, je t'offrirai mes brebis les plus douces, mes béliers les plus beaux; je les aimerai davantage si tu les accepte, ils seront plus à moi quand je le les aurai donnés.
Lorsque les vents d'hiver souffleront dans la vallée, quand les frimas couvriront nos prairies, j'irai dans les forêts et je rapporterai les branches des ifs et des pins que l'hiver ne dépouille point: je couvrirai ton toit d'une verdure nouvelle, et la neige ne pénétrera pas dans les foyers. Quand l'herbe renaîtra, et que la saison sera encore mauvaise, j'appellerai tes brebis; elles sortiront avec les miennes, et tu resteras dans la demeure. Mais aussi, dès qu'il y aura de beaux moments, j'observerai la fleur encore fermée; j'écarterai l'ombre qui la retarderait, je t'apporterai la première qui fleurira.
Mais si tu me commandes de te fuir, j'oublierai la feuille nouvelle. Le soleil du printemps et les jours d'été seront pour moi comme les brouillards qui finissent l'année, comme les nuits sombres de l'hiver. Je serai seul au milieu des pasteurs, comme si j'étais abandonné dans un pays stérile; je serai muet au milieu de leurs chants; et je m'éloignerai des sacrifices et des danses, afin de ne point importuner de ma tristesse ceux qui peuvent avoir du plaisir.[22]
LETTRE XXXIII.
Paris, 7 mai, III.
Si je ne me trompe, mes idylles ne sont pas fort intéressantes pour vous, me dit hier l'auteur dont je vous ai parlé, qui me cherchait des yeux et qui me fit signe lorsque j'arrivai. J'allais tâcher de répondre quelque chose qui fût honnête et pourtant vrai, lorsqu'en me regardant, il m'en évita le soin, et ajouta aussitôt: peut-être aimerez-vous mieux un fragment moral ou philosophique, qui a été attribué à Aristippe, dont Varron a parlé, et que depuis l'on a cru perdu. Il ne l'était pas pourtant, puisqu'il a été traduit au quinzième siècle en français de ce temps-là. Je l'ai trouvé manuscrit, et ajouté à la suite de Plutarque dans un exemplaire imprimé d'Amyot, que personne n'ouvrait parce qu'il y manque beaucoup de feuilles.
J'ai avoué que n'étant pas un érudit, j'avais en effet le malheur d'aimer mieux les choses que les mots, et que j'étais beaucoup plus curieux des sentiments d'Aristippe que d'une églogue, fût-elle de Bion, ou de Théocrite.
On n'a point, à ce qu'il m'a paru, de preuves suffisantes que ce petit écrit soit d'Aristippe; et l'on doit à sa mémoire de ne pas lui attribuer ce que peut-être il désavouerait. Mais s'il est de lui, ce grec célèbre, aussi mal jugé qu'Epicure, et que l'on a cru voluptueux avec mollesse, ou d'une philosophie trop facile, avait cependant cette sévérité qu'exige la prudence et l'ordre, seule sévérité qui convienne à l'homme né pour jouir et passager sur la terre.
J'ai changé comme j'ai pu, en français moderne, ce langage quelquefois heureux, mais suranné, que j'ai eu de la peine à comprendre en plusieurs endroits. Voici donc tout ce morceau intitulé dans le manuscrit Manuel de Pseusophanes, à l'exception de près de deux lignes que l'on n'a pu déchiffrer.
MANUEL.
Tu viens de t'éveiller sombre, abattu, déjà fatigué du temps qui commence. Tu as porté sur la vie le regard du dégoût: tu l'as trouvée vaine, pesante; dans une heure tu la sentiras plus tolérable: aura-t-elle donc changé?
Elle n'a point de forme déterminée. Tout ce que l'homme éprouve est dans son cœur: ce qu'il connaît est dans sa pensée. Il est tout entier dans lui-même.
Quelles pertes peuvent t'accabler ainsi? Que peux-tu perdre? Est-il hors de toi quelque chose qui soit à toi? Qu'importe ce qui peut périr? Tout passe, excepté la justice cachée sous le voile des choses inconstantes. Tout est vain pour l'homme, s'il ne s'avance point d'un pas égal et tranquille, selon les lois de l'intelligence.
Tout s'agite autour de toi, tout menace: si tu te livres aux alarmes, tes sollicitudes seront sans terme. Tu ne posséderas point les choses qui ne sauraient être possédées, et tu perdras ta vie qui t'appartenait. Ce qui arrive, passe à jamais. Ce sont des accidents nécessaires qui s'engendrent en un cercle éternel, ils s'effacent comme l'ombre imprévue et fugitive.
Quels sont les maux? des craintes imaginaires, des besoins d'opinion, des contrariétés d'un jour. Faible esclave! tu t'attaches à ce qui n'est point, tu sers des fantômes. Abandonne à la foule trompée ce qui est illusoire, vain et mortel. Ne songes qu'à l'intelligence qui est le principe de l'ordre du monde, et à l'homme qui en est l'instrument: à l'intelligence qu'il faut suivre, à l'homme qu'il faut aider.
L'intelligence lutte contre la résistance de la matière, contre ces lois aveugles dont l'effet inconnu fut nommé le hasard. Quand la force qui t'a été donnée à suivi l'intelligence, quand tu as servi à l'ordre du monde que veux-tu davantage? Tu as fait selon ta nature: et qu'y a-t-il de meilleur pour l'être qui sent et qui connaît, que de subsister selon sa nature?
Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souviens-toi que tu as résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s'avance vers son but. Mais toi, tu t'arrêtes, tu rétrogrades, tu reste dans un état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils dans un temps meilleur? La vie se fond toute entière dans ce présent que tu négliges pour le sacrifier à l'avenir: le présent est le temps, l'avenir n'est que son apparence.
Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que veulent nos passions inconsidérées: de tant de choses, en est-il une qui suffise à l'homme? L'intelligence ne trouve qu'en elle-même l'aliment de sa vie: sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre: tu ne trouveras point de paix dans les choses; cherche-là dans ton cœur. La force est la loi de la nature: la puissance c'est la volonté; l'énergie dans les peines est meilleure que l'apathie dans les voluptés. Celui qui obéit et qui souffre, est souvent plus grand que celui qui jouit ou qui commande. Ce que tu crains est vain, ce que tu désires est vain. Une seule chose te sera bonne, c'est d'être ce que la nature a voulu.
Tu es intelligence et matière. Le monde n'est pas autre chose. L'harmonie modifie les corps: et le tout tend à la perfection par l'amélioration perpétuelle de ses diverses parties. Cette loi de l'univers est aussi la loi des individus;. . . . . . . . . . . . . . . . . Ainsi tout est bon quand l'intelligence le dirige; et tout est mauvais quand l'intelligence l'abandonne. Use des biens du corps; mais avec la prudence qui les soumet à l'ordre. Une volupté que l'on possède selon la nature universelle, est meilleure qu'une privation qu'elle ne demande pas: et l'acte le plus indifférent de notre vie est moins mauvais que l'effort de ces vertus sans but qui retardent la sagesse.
Il n'y a pas d'autre morale que celle du cœur de l'homme; ni d'autre science ou d'autre sagesse que la connaissance de ses besoins, et la juste estimation des moyens de bonheur. Laisse la science inutile, et les systèmes surnaturels, et les dogmes mystérieux. Laisse à des intelligences supérieures ou différentes, ce qui est loin de toi, ce que ton intelligence ne discerne pus bien: cela ne lui fût point destiné.
Console, éclaire et soutiens tes semblables: ton rôle a été marqué pur la place que tu occupes dans l'immensité de l'être vivant. Connais et suis les lois de l'homme; et tu aideras les autres hommes à les connaître, à les suivre. Considère, et montre leur le centre et la fin des choses: qu'ils voient la raison de ce qui les surprend, l'instabilité de ce qui les trouble, le néant de ce qui les entraîne.
Ne t'isole point de l'ensemble du monde; regarde toujours l'univers, et souviens toi de la justice. Tu auras rempli ta vie: tu auras fait ce qui est de l'homme.
LETTRE XXXIV.
(EXTRAIT DE DEUX LETTRES.)
Paris, 2 et 4 juin, III.
Les premiers acteurs vont quelquefois à Bordeaux, à Marseille, à Lyon; mais le spectacle n'est bon qu'à Paris. La tragédie et la vraie comédie exigent un ensemble trop difficile à trouver ailleurs. L'exécution des meilleures pièces devient indifférente, ou même ridicule, si elles ne sont pas jouées avec un talent qui approche de la perfection: un homme de goût n'y trouve aucun agrément lorsqu'il n'y peut pas applaudir à une imitation noble et exacte de l'expression naturelle. Pour les pièces dont le genre est le comique du second ordre, il peut suffire que l'acteur principal ait un vrai talent. Le burlesque n'exige pas le même accord, la même harmonie; il souffre plutôt des discordances, parce qu'il est fondé lui-même sur le sentiment délicat de quelques discordances: mais dans un sujet héroïque on ne peut supporter des fautes qui font rire le parterre.
Il est des spectateurs heureux qui n'ont pas besoin d'une grande vraisemblance: ils croyent toujours voir une chose réelle; et de quelque manière qu'on joue, c'est une nécessité qu'ils pleurent dès qu'il y a des soupirs ou un poignard. Mais ceux qui ne pleurent pas ne vont guères au spectacle pour entendre ce qu'ils pourraient lire chez eux: ils y vont pour voir comment on l'exprime, et pour comparer dans un même passage, le jeu de tel avec celui de tel autre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J'ai vu, à peu de jours de distance, le rôle difficile de Mahomet par les trois acteurs seuls capables de l'essayer. M... mal costumé, débitant ses tirades d'une manière trop animée, trop peu solennelle, et pressant surtout à l'excès la dernière, ne m'a fait plaisir que dans trois ou quatre passages où j'ai reconnu ce tragédien supérieur qu'on admire dans les rôles qui lui conviennent mieux.
S. joue bien ce rôle, il l'a bien étudié, il le raisonne assez bien; mais il est toujours acteur, et n'est point Mahomet.
B. m'a paru entendre vraiment ce rôle extraordinaire. Sa manière extraordinaire elle-même, paraissait bien celle d'un prophète de l'Orient: mais peut-être elle n'était pas aussi grande, aussi auguste, aussi imposante qu'il l'eût fallu pour un législateur conquérant, un envoyé du ciel destiné à convaincre par l'étonnement, à soumettre, à triompher, à régner. Il est vrai que Mahomet, chargé des soins de l'autel et du trône, n'était pas aussi fastueux que Voltaire l'a fait, comme il n'était pas non plus aussi fourbe. Mais l'acteur dont je parle n'est peut-être pas même le Mahomet de l'histoire, tandis qu'il devrait être, celui de la tragédie. Cependant il m'a plus satisfait que les deux autres, quoique le secondait un physique plus beau, et que le premier possède des moyens en général bien plus grands. B. seul a bien arrêté l'imprécation de Palmyre. S. a tiré son sabre: je craignais qu'on ne se mît à rire. M. y a porté la main, et son regard atterait Palmyre: à quoi servait donc cette main sur le cimeterre, cette menace contre une femme, contre Palmyre jeune et aimée. B. n'était pas même armé, ce qui m'a fait plaisir. Lorsque, lassé d'entendre Palmyre, il voulut enfin l'arrêter, son regard profond et terrible sembla le lui commander au nom d'un Dieu, et la forcer de rester suspendue entre la terreur de son ancienne croyance, et ce désespoir de la conscience et de l'amour trompés.
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Comment peut-on prétendre sérieusement que la manière d'exprimer est une affaire de convention? C'est la même erreur que celle de ce proverbe si faux dans l'acception qu'on lui donne ordinairement: il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs.
Que prouvait M. R*. en chantant sur les mêmes notes: J'ai perdu mon Euridice: J'ai trouvé mon Euridice? Les mêmes notes peuvent servir à exprimer la plus grande joie, ou la douleur la plus amère; on n'en disconvient pas: mais le sens musical est-il tout entier dans les notes? Quand vous substituez le mot trouvé au mot perdu, quand vous mettez la joie à la place de la douleur, vous conservez les mêmes notes; mais vous changez absolument les moyens secondaires de l'expression. Il est incontestable qu'un étranger, qui ne comprendrait ni l'un ni l'autre de ces deux mots, ne s'y tromperait pourtant pas. Ces moyens secondaires font aussi partie de la musique: qu'on dise, si l'on veut, que la note est arbitraire;
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Cette pièce (Mahomet) est l'une des plus belles de Voltaire; mais peut-être chez un autre peuple, n'eût-il point fait du prophète conquérant l'amant de Palmyre. Il est vrai que l'amour de Mahomet est mâle, absolu, et même un peu farouche: il n'aime point comme Titus, mais peut-être serait-il mieux qu'il n'aimât point. On connaît la passion de Mahomet pour les femmes; mais il est probable que dans ce cœur ambitieux et profond, après tant d'années de dissimulation, de retraite, de périls et de triomphes, cette passion n'était pas de l'amour.
Cet amour pour Palmyre était peu convenable à ses hautes destinées, et à son génie: l'amour n'est point à sa place dans un cœur sévère que ses projets remplissent, que le besoin de l'autorité vieillit, qui ne connaît de plaisirs que par oubli, et pour qui le bonheur même ne serait qu'une distraction.
Que signifie: L'amour seul me console? Qui le forçait à chercher le trône de l'Orient, à quitter ses femmes et son obscure indépendance pour porter l'encensoir et le sceptre et les armes? L'amour seul me console! Régler le sort des peuples, changer le culte et les lois d'une partie du globe, sur les débris du monde élever l'Arabie, est-ce donc une vie si triste, une inaction si léthargique? C'est un soin difficile: sans doute, mais c'est précisément le cas de ne pas aimer. Ces nécessités[23] du cœur commencent dans le vide de l'âme: qui a de grandes choses à faire, a bien moins besoin d'amour.
Si du moins cet homme qui, dès longtemps n'a plus d'égaux, et qui doit régir en Dieu l'univers prévenu; si ce favori du Dieu des batailles aimait une femme qui pût l'aider à tromper l'univers, ou une femme née pour régner, une Zénobie; si du moins il était aimé: mais ce Mahomet qui asservit la nature à son austérité, le voilà ivre d'amour pour un enfant qui ne pense pas à lui.
Je sais qu'une nuit de Palmyre est le plus grand plaisir de l'homme; mais enfin ce n'est qu'un plaisir. S'occuper d'une femme extraordinaire et dont on est aimé, c'est davantage: c'est un plaisir très-grand, c'est un devoir même; mais enfin ce n'est qu'un devoir secondaire.
Je ne conçois pas ces puissances à qui un regard d'une maîtresse fait la loi. Je crois sentir ce que peut l'amour; mais un homme qui gouverne n'est pas à lui. L'amour entraîne à des erreurs, à des illusions, à des fautes; et les fautes de l'homme puissant sont trop importantes, trop funestes, elles sont des malheurs publics.
Je n'aime pas ces hommes chargés d'un grand pouvoir, qui oublient de gouverner dès qu'ils trouvent à s'occuper autrement; qui placent leurs affections avant leur affaire, et croient que si tout leur est soumis c'est pour leur amusement; qui arrangent selon les fantaisies de leur vie privée, les besoins des nations; et qui feraient hacher leur armée pour voir leur maîtresse. Je plains les peuples que leur, maître n'aime qu'après toutes les autres choses qu'il aime; ces peuples qui seront livrés, si la fille de chambre d'une favorite s'aperçoit qu'on peut gagner quelque chose à les trahir.
LETTRE XXXV.
Paris, 8 juillet, III.
Enfin, j'ai un homme sûr pour finir les choses dont le soin me retenait ici. D'ailleurs elles sont presque achevées: il n'y a plus de remède, et il est bien connu que me voilà ruiné. Il ne me reste pas même de quoi subsister jusqu'à ce qu'un événement, peut-être très-éloigné, vienne changer ma situation. Je ne sens pas d'inquiétude; et je ne vois pas que j'aie beaucoup perdu en perdant tout, puisque je ne jouissais de rien. Je puis devenir, il est vrai, plus malheureux que je n'étais; mais je ne deviendrai pas moins heureux. Je suis seul, je n'ai que mes propres besoins: assurément tant que je ne serai ni malade, ni dans les fers, mon sort sera toujours supportable. Je crains peu le malheur, tant je suis las d'être inutilement heureux. Il faut bien que la vie ait des temps de revers; c'est le moment de la résistance et du courage. On espère alors: on se dit; je passe la saison de l'épreuve, je consume mon malheur, il est vrai semblable que le bien lui succédera. Mais dans la prospérité, lorsque les choses extérieures semblent nous mettre au nombre des heureux, et que pourtant le cœur ne jouit de rien, on supporte impatiemment de voir ainsi se perdre ce que la fortune n'accordera pas toujours. On déplore la tristesse du plus beau temps de la vie: on craint ce malheur inconnu que l'on attend de l'instabilité des choses: on le craint d'autant plus, qu'étant malheureux même sans lui, on doit regarder comme tout-à-fait insupportable ce poids nouveau dont il doit nous surcharger. C'est ainsi que ceux qui vivent dans leurs terres, supportent mieux de s'y ennuyer pendant l'hiver qu'ils appellent d'avance la saison triste, que l'été dont ils attendent les agréments de la campagne.
Il ne me reste aucun moyen de remédier à rien de ce qui est fait; et je ne saurais voir quel parti je dois prendre jusqu'à ce que nous en ayons parlé ensemble; ainsi je ne songe qu'au présent. Me voilà débarrassé de tous soins: jamais je n'ai été si tranquille. Je pars pour Lyon; je passerai chez vous dix jours dans la plus douce insouciance, et nous verrons ensuite.
PREMIER FRAGMENT.
Cinquième année.
Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens, il y aurait trop d'inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S'il dépendait absolument de la combinaison du caractère et des circonstances, les hommes que favorisent de concert, et leur prudence et leur destinée, auraient trop d'avantages. Il y aurait des hommes très-heureux et des hommes excessivement malheureux; mais ce ne sont pas les circonstances seules qui font notre sort: ce n'est pas même le seul concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l'habitude laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des effets très-étendus; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile et chagrine, notre ennui, notre mécontentement, notre dégoût des choses, et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce principe général de refroidissement, et d'aversion ou d'indifférence: nous l'avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une certaine situation de tout notre être doivent produire en nous cette affection morale. C'est une nécessité que nous ayons de la douleur, comme de la joie: nous avons besoin de nous fâcher contre les choses, comme nous avons besoin d'en jouir.
L'homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne peut toujours souffrir. La continuité d'un ordre de sensations heureuses ou de sensations malheureuses, ne peut subsister longtemps dans la privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en recevons; et quand même il en serait autrement, notre organisation n'est pas susceptible d'invariabilité.
Si l'homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du dehors à sa rencontre, il ne saurait tarder à le découvrir dans lui-même. Si l'infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il en trouvera bientôt dans son cœur.
Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous mécontente et nous afflige: et si nous sommes parvenus à écarter tout le mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira.
Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peut être exercée, ni l'une ni l'autre, à l'exclusion totale de celle que notre nature destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l'être accidentellement beaucoup plus que l'autre: ainsi les circonstances, sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n'ont pas de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en exciter en eux; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que l'adversité poursuit, ayant de grandes occasion de souffrir, souffriront fortement; mais ayant assez souffert à-la-fois, ils ne souffriront pas habituellement: aussitôt que les circonstances les laisseront à eux-mêmes, ils ne souffriront plus, car le besoin de souffrir est satisfait en eux; et même ils jouiront, parce que le besoin opposé réagit d'autant plus constamment que l'autre besoin rempli, nous a emporté plus loin dans la direction contraire[24].
Ces deux forces contraires tendent à l'équilibre; mais elles n'y arrivent point, à moins que ce ne soit pour l'espèce entière. S'il n'y avait pas de tendance à l'équilibre, il n'y aurait pas d'ordre: si l'équilibre s'établissait dans les détails, tout serait fixe, il n'y aurait pas de mouvement. Dans chacune de ces suppositions, il n'y aurait point un ensemble unique et varié, le monde ne serait pas.
Il me semble que l'homme très-malheureux, mais inégalement et par reprises isolées, doit avoir une propension habituelle à la joie, au calme, aux jouissances affectueuses, à la confiance, à l'amitié, à la droiture.
L'homme très-malheureux, mais également, lentement, uniformément, sera dans une lutte perpétuelle des deux principes moteurs; il sera d'une humeur incertaine, difficile, irritable. Toujours imaginant le bien, et toujours par cette raison même, s'irritant du mal, minutieux dans le sentiment de cette alternative, il sera plus fatigué que séduit par les moindres illusions; il est aussitôt détrompé; tout le décourage, comme tout l'intéresse.
Celui qui est continuellement moitié heureux, en quelque sorte, et moitié malheureux, approchera de l'équilibre: assez égal, il sera bon, plutôt que d'un grand caractère; sa vie sera plus douce qu'heureuse; il aura du jugement, et peu de génie.
Celui qui jouit habituellement, et sans avoir jamais de malheur visible, ne sera séduit par rien: car il n'a plus besoin de jouir; et dans son bien être extérieur, il éprouve secrètement un perpétuel besoin de souffrir. Il ne sera pas expansif, indulgent, aimant; mais il sera indifférent dans la jouissance des plus grands biens, et susceptible de trouver un malheur dans le plus petit inconvénient. Habitué à ne point éprouver de revers, il sera confiant, mais confiant en lui-même ou dans son sort, et non point envers les autres hommes: il ne sent pas le besoin de leur appui; et comme sa fortune est meilleure que celle du plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et cependant il éprouve un besoin interne de souffrir; ainsi dans le moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre les choses, d'être indisposé contre les hommes. N'étant pas vraiment bien, mais n'ayant pas à espérer d'être mieux, il ne désirera rien d'une manière positive; mais il aimera le changement en général, et il l'aimera dans les détails plus que dans l'ensemble. Ayant trop, il sera prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera difficile, il sera exigeant: sans cela que lui resterait-il de cette supériorité qu'il prétend avoir sur les autres hommes, et qu'il affecterait encore si même il n'y prétendait plus. Il sera dur, il cherchera à s'entourer d'esclaves, pour que d'autres avouent cette supériorité; pour qu'ils en souffrent du moins, quand lui-même n'en jouit pas.
Je doute qu'il soit bon à l'homme actuel d'être habituellement fortuné, sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l'homme heureux, parmi nous, est celui qui a beaucoup souffert; mais non pas habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les facultés sans être assez extrême pour exciter l'énergie secrète de l'âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources qu'elle ne se connaissait pas[25].
C'est un avantage pour la vie entière d'avoir été malheureux dans l'âge où la tête et le cœur commencent à vivre. C'est la leçon du sort: elle forme les hommes bons[26]; elle étend les idées, et mûrit les cœurs avant que la vieillesse les ait affaiblis; elle fait l'homme assez tôt pour qu'il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs, elle inspire le sentiment de l'ordre et le goût des biens domestiques: elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de n'en attendre d'autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien moins malheureux quand on ne veut plus que vivre: on est plus près d'être utile, lorsqu'étant encore dans la force de l'âge, on ne cherche plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires.
La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l'homme, si les perfections morales sont essentielles au bonheur; c'est parmi ceux qui ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du cœur, que l'on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour l'intérêt de tous; les hommes les plus justes, les plus sensés, les moins éloignés du bonheur et le plus invariablement attachés à la vertu.
Qu'importe à l'ordre social qu'un vieillard ait renoncé aux objets des passions, et qu'un homme faible n'ait pas le projet de nuire? De bonnes gens ne sont pas des hommes bons; ceux qui ne font bien que par faiblesse, pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances différentes. Susceptible de défiance, d'animosité, de superstitions, et surtout d'entêtement, l'instrument aveugle de plusieurs choses louables où le portait son penchant, sera le vil jouet d'une idée folle qui dérangera sa tête, d'une manie qui gâtera son cœur, ou de quelque projet funeste auquel un fourbe saura l'employer.
Mais l'homme de bien est invariable: il n'a les passions d'aucune coterie, ni les habitudes d'aucun état; on ne l'emploie pas: il ne peut avoir ni animosité, ni ostentation, ni manies: il n'est étonné ni du bien, parce qu'il l'eût fait également, ni du mal, parce qu'il est dans la nature: il s'indigne contre le crime, et ne hait pas le coupable; il méprise la bassesse de l'âme, mais il ne s'irrite pas contre un vers à cause que le malheureux n'a point d'ailes.
Il n'est pas l'ennemi du superstitieux, car il n'a pas de superstitions contraires: il cherche l'origine souvent, très-sage[27] de tant d'opinions devenues insensées, et il rit de ce qu'on a ainsi pris le change. Il a des vertus, non par fanatisme, mais parce qu'il cherche l'ordre: il fait le bien pour diminuer l'inutilité de sa vie: il préfère les jouissances des autres aux siennes, car les autres peuvent jouir, et lui ne le peut guère: il aime seulement à se réserver ce qui procure les moyens d'être bon à quelque chose, et aussi de vivre sans trouble, car il faut du calme à qui n'attend pas de plaisirs. Il n'est point défiant; mais comme il n'est pas séduit, il pense quelquefois à contenir la facilité de son cœur: il sait s'amuser à être un peu victime, mais il n'entend pas qu'on le prenne pour dupe. Il peut avoir à souffrir de quelques fripons: il n'est pas leur jouet. Il laissera parfois à certains hommes à qui il est utile, le petit plaisir de se donner en cachette les airs de le protéger. Il n'est pas content de ce qu'il fait, parce qu'il sent qu'on pourrait faire beaucoup plus: il l'est seulement un peu de ses intentions, sans être plus fier de cette organisation intérieure qu'il ne le serait d'avoir reçu un nez d'une belle forme. Il consumera ainsi ses heures en se traînant vers le mieux; quelquefois d'un pas énergique quoiqu'embarrassé; plus souvent avec incertitude, avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement.
Quand il est nécessaire d'opposer le mérite de l'homme à quelques autres mérites feints ou inutiles, par lesquels on prétend tout confondre et tout avilir; il dit que le premier mérite est l'imperturbable droiture de l'homme de bien, puisque c'est le plus certainement utile; on lui répond qu'il est orgueilleux, et il rit. Il souffre les peines, il pardonne les torts domestiques: on lui dit, que ne faites-vous de plus grandes choses? il rit. Ces grandes choses lui sont confiées; il est accusé par les amis d'un traître, et condamné par celui qu'on trahit: il sourit, et s'en va. Les siens lui disent que c'est une injustice inouïe; et il rit davantage.
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