Oberman
LETTRE LII
Paris, 9 octobre, VII.
Je suis très content de votre jeune ami. Je pense qu'il sera aimable homme, et je me crois sûr qu'il ne sera pas un aimable. Il part demain pour Lyon. Vous lui rappellerez qu'il laisse ici deux personnes dont il ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde: elle est digne de l'aimer en mère; mais elle est trop aimable pour n'être pas aimée d'une autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme qui se glisserait dans un attachement d'ailleurs si légitime. Je ne suis point fâché qu'il parte: vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec prudence.
Il me paraît justifier tout l'intérêt que vous prenez à lui: s'il était votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet âge: et lui, il n'a plus de père! Votre fils et sa mère devaient périr avant l'âge. Je n'évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs nous attristent sans nous déchirer: leur amertume profonde, mais adoucie par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire; elle nous ramène à nos longues habitudes; elle plaît à nos cœurs avides d'émotions, et qui cherchent l'infini jusque dans leurs regrets. Votre fille vous reste; bonne, aimable, intéressante comme ceux qui ne sont plus; elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos pertes, votre malheur n'est pas celui de l'infortuné, mais seulement celui de l'homme. Si ceux que vous n'avez plus vous étaient restés, votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur mémoire ces souvenirs qu'elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au sentiment des peines irrémédiables: conservez la paix, la modération que rien ne doit ôter entièrement à l'homme; et plaignez-moi de rester loin de vous en cela.
Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que c'est plutôt le vôtre; mais en effet vous êtes plus que son protecteur, et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me paraît le bien sentir, et je le crois d'autant plus qu'il n'y met aucune affectation. Quoique dans notre course à la campagne, nous ayons parlé de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m'a presque rien dit des obligations qu'il vous a: il n'avait pas besoin de m'en parler, je vous connais trop; il ne devait pas m'en parler, je ne suis pas un de vos amis. Cependant je sais ce qu'il en a dit à madame T**** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est elle-même très attachée.
Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de Paris: il faut vous rendre compte de cette course, afin qu'avant mon départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne puissiez plus me dire que cette année-ci je n'écris que trois lignes[53] comme un homme répandu dans le monde.
Il n'a pas tardé à s'ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n'est guère de cette curiosité qu'une grande ville peut longtemps alimenter. Il est moins curieux d'une médaille, que d'un château ruiné dans les bois: quoiqu'il ait des manières agréables, il laissera le cercle le mieux composé pour une forêt bien giboyeuse; et, malgré son goût naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus vrai de Hue, pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency.
Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé. D'abord il ne nous est rien arrivé: pour le reste, vous le verrez, mais pas encore; j'aime les écarts. Savez-vous qu'il serait très possible qu'un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir. C'est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre; mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu.
Il n'est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d'aimer une capitale, attendu qu'une capitale n'est pas absolument naturelle à l'homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne ouverte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix laborieuse des fermes et des bois, lui plaît mieux que la turbulente mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu'un homme libre puisse se courber au travail de la terre: pour lui, il ne voit pas comment un homme peut s'enfermer dans une ville, et encore moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d'idées absorbera son attention; d'autres sensations se mettront naturellement à la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses simples, celui-ci s'effacera insensiblement dans son cœur: ce n'est pas parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu'il l'agitera davantage. Les relations de l'homme à l'homme excitent toutes nos passions; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous maintiennent dans une agitation si continue, que le repos après elle nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n'y a ni variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le sentiment de la vie rustique animent l'âme sans l'inquiéter; ils la rendent heureuse: les sollicitudes de la vie sociale l'agitent, l'entraînent, l'exaltent, la pressent de toute part; ils l'asservissent. Ainsi le gros jeu retient l'homme en le fatiguant; sa funeste habitude lui rend nécessaires ces alternatives d'espoir et de crainte qui le passionnent et le consument.
Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire: cependant comptez que je ne manquerai pas de m'interrompre encore; j'ai d'excellentes dispositions à raisonner mal à propos.
Nous résolûmes d'aller à pied: cette manière lui convint fort, mais heureusement elle ne fut point du goût de son domestique: alors, pour n'avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos arrangements très simples, je trouvai quelques commissions à lui donner à Paris, et nous l'y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage... Je suis bien aise de m'arrêter à vous dire que les valets aiment la dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n'en ont pas les inquiétudes: ils n'en jouissent pas non plus assez directement pour en être comme rassasiés, et pour n'y plus mettre de prix. Comment donc ne l'aimeraient-ils point? ils ont trouvé le secret de la faire servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la ville, il est clair que le laquais est un être d'une certaine importance: s'il a l'humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au plaisir d'être le premier laquais du quartier. J'en sais un qui a été entendu, disant: Un domestique peut tirer vanité de servir un maître riche, puisqu'un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu'il dit, avec un si plaisant orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu dans l'antichambre, et il se perdra.
Je pris tout simplement dans les commissionnaires, un homme dont on me répondit. Il porta le peu de linge et d'effets nécessaires; il nous fut commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut très content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux: et nous ne fûmes pas fâchés, dans une course de ce genre, d'avoir à notre disposition un homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des maîtres. C'était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret; mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec un demi-regard d'une certaine dignité.
Nous partîmes le quatorze septembre; il faisait un beau temps d'automne, et nous l'eûmes avec peu d'interruption pendant toute notre course. Ciel calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles soirées, terre humide et chemins propres; le temps enfin le plus favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants, d'assez bonne humeur: lui, avide de voir, et tout prêt à admirer; moi, assez content de prendre de l'exercice, et surtout d'aller au hasard. Quant à l'argent, beaucoup de personnages de roman n'en ont pas besoin; ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent partout sans qu'on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu'on voie qu'ils n'en doivent pas avoir: ce privilège est beau; mais il se trouve des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d'en emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l'un pour s'amuser beaucoup, à l'autre pour faire avec lui une tournée agréable; et plusieurs pauvres furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d'or pour leur plaisir, trouvaient quelques sous pour les besoins du misérable.
Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant d'été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine, et une fois par la Marne. Laissez la petite portion comprise entre la Marne et la petite rivière de Bièvre: prenez seulement le grand contour qui commence à la Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur la Bièvre: vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les plus jolis ou les plus passables d'une contrée qui n'est point belle, mais qui est assez agréable et assez variée.......................
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Voilà vingt jours assez bien passés, et qui n'ont coûté qu'à peu près onze louis. Si nous eussions fait cette course d'une manière en apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent contrariés; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle nous eût donné moins d'amusement et de bonne humeur.
Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait d'y porter une économie trop contrainte. S'il faut craindre à chaque auberge le moment où la carte paraîtra, et s'arranger en demandant à dîner, de manière à dépenser le moins possible, il vaut beaucoup mieux ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l'on ne porte pas quelque aisance et une certaine liberté, cesse d'en être un. Il ne devient pas seulement indifférent, mais désagréable; il donnait un espoir qu'il n'a pu remplir; il n'est pas ce qu'il devait être; et, quelque peu de soins ou d'argent qu'il ait coûté, c'est au moins un sacrifice en pure perte.......................
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Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel, le seul où je désirerais vivre. Vous m'y verrez bientôt.
Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel n'étaient pas comme d'autres trembles et d'autres bouleaux: les châtaigniers et les étangs, et le bateau n'y sont pas comme ailleurs. Le ciel d'automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces reines-marguerites d'une couleur pâle que vous n'aimiez point, et que maintenant nous aimons ensemble; et l'odeur du foin de Chessel, dans cette belle grange où nous sautions quand j'étais enfant! Quel foin! quels fromages à la crème! les belles vaches! Comme les marrons, en sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon cabinet! il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y.
Mon ami, il n'y a plus de bonheur. Vous avez des affaires; vous avez un état: votre raison mûrit; votre cœur ne change pas, mais le mien se serre. Vous n'avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre, il faut qu'on vous les prépare; qu'avez-vous fait de nos plaisirs?
J'y serai dans six jours: cela est décidé.
LETTRE LIII
Fribourg[54], 11 mars, huitième année.
Je ne vois pas comment j'aurais pu faire si cet héritage ne fût point venu: je ne l'attendais assurément pas; et cependant j'étais plus fatigué du présent, que je n'étais inquiet de l'avenir. Dans l'ennui d'être seul, je trouvais du moins l'avantage de la sécurité. Je ne songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire; et maintenant que je n'ai cette crainte d'aucune manière, je sens quel vide c'est pour un cœur sans passions que de n'avoir point d'heureux à faire, et de ne vivre qu'avec des étrangers, quand on a enfin ce qu'il faut pour une vie aisée.
Il était temps que je partisse: j'étais bien à la fois et fort mal. J'avais l'usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l'opulence pour rien. Sans être chez moi, sans rien posséder, sans dépendance comme sans embarras, j'avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon, un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir des... des amis. Une autre manière de vivre m'eût ennuyé davantage dans une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu'un qui y trouvât du plaisir; mais je suis destiné à être toujours comme si je n'étais pas.
Nous le disions souvent: un homme raisonnable n'est pas ordinairement malheureux lorsqu'il est libre, et qu'il a un peu de ce pouvoir que donne l'argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli d'ennui, et ne sachant quelle résolution prendre. Je n'ai point de famille; je ne tiens à rien ici; vous n'y viendrez point: je suis bien désolé. J'ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi. Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire: le reste viendra peut-être.
Il tombe encore de la neige; j'attendrai à Fribourg que la saison soit plus avancée. Vous savez que le domestique que j'ai emmené est d'ici. Sa mère est très malade, et n'a pas d'autre enfant que lui: c'est à Fribourg qu'elle demeure; elle aura la consolation de l'avoir auprès d'elle; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu'ailleurs.
LETTRE LIV
Fribourg, 25 mars, VIII.
Vous trouvez que ce n'était pas la peine de quitter sitôt Lyon pour m'arrêter dans une ville. Je vous envoie pour réponse une vue de Fribourg. Quoiqu'elle ne soit pas exacte, et que l'artiste ait jugé à propos de composer au lieu de copier fidèlement, vous y verrez du moins que je suis au milieu des rocs: être à Fribourg, c'est aussi être à la campagne. La ville est dans les rochers, et sur les rochers. Presque toutes ses rues ont une pente rapide; mais malgré cette situation incommode, elle est beaucoup mieux bâtie que la plupart des petites villes de France. Dans les environs, et aux portes mêmes de la ville, il y a plusieurs sites pittoresques et un peu sauvages.
L'ermitage, dit la Madelaine, ne mérite pas sa célébrité. Il est occupé par une espèce de fou qui est devenu à moitié saint, ne trouvant plus d'autre sottise à faire. Cet homme n'a jamais eu l'esprit de son état: dans le gouvernement, il ne fut point magistrat; et dans l'ermitage, il ne fut point ermite: il portait le cilice sous l'habit d'officier, et le pantalon de hussard sous la robe du désert.
Le roc a été bien choisi par le fondateur: il est sec, et dans une bonne exposition: la persévérance des deux hommes qui l'ont percé seuls, est sûrement très remarquable. Mais cet ermitage, que tous les curieux visitent, est du nombre des choses qu'il est inutile d'aller voir, et dont on a une idée suffisante quand on en sait les dimensions.
Je n'ai rien à vous dire des habitants, parce que je n'ai pas le talent de connaître un peuple pour avoir parlé quelques moments à deux ou trois personnes: la nature ne m'a point fait voyageur. J'aperçois seulement quelque chose d'antique dans les habitudes; le vieux caractère ne s'y perd qu'avec lenteur. Les hommes et les lieux ont encore la physionomie helvétique. Les voyageurs y viennent peu: il n'y a point de lac, point de glacier considérables, point de monuments. Cependant ceux qui ne vont que dans la partie occidentale de la Suisse, devraient au moins traverser le canton de Fribourg au pied de ses montagnes: les terres basses de Genève, de Morges, d'Yverdun, de Nidau, d'Anet, ne sont point suisses; elles ressemblent à celles des autres peuples.
LETTRE LV
Fribourg, 30 mars, VIII.
Je juge comme autrefois la beauté d'un site pittoresque; mais je la sens moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais dire: je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les beaux lieux; c'était l'impatience du désir, l'inquiétude que donne la jouissance qu'on a seul, et qu'on pourrait posséder davantage. Je les quitte aujourd'hui; c'est l'ennui de leur silence. Ils ne parlent pas assez haut pour moi: je n'y entends pas, je n'y trouve pas ce que je voudrais voir, ce que je voudrais entendre: et je sens qu'à force de ne plus me trouver dans les choses, j'en viens à ce point de ne plus me trouver dans moi-même.
Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales: tout se décolore insensiblement; et cela devait être. Le sentiment des convenances visibles n'est que la perception indirecte d'une harmonie intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui ne sont plus dans mon cœur, cette éloquence des passions que je n'ai pas; et ces sons silencieux, ces élans de l'espérance, ces voix de l'être qui jouit, prestige d'un monde déjà quitté[55].
LETTRE LVI
Thun, 2 mai, VIII.
Il faut que tout s'éteigne: c'est lentement et par degrés, que l'homme étend son être; et c'est ainsi qu'il doit le perdre.
Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. Il me faut des sons romantiques pour que je commence à entendre, et des lieux sublimes pour que je me rappelle ce que j'aimais dans un autre âge.
LETTRE LVII
Des bains du Schwartz-sée,
6 mai, matin, VIII.
Les neiges ont quitté de bonne heure les parties basses des montagnes. Je fais des courses pour me choisir une demeure. Je comptais m'arrêter ici deux jours: le vallon est uni, les montagnes escarpées depuis leurs bases; il n'y a que des pâturages, des sapins et de l'eau; c'est une solitude comme je les aime, et le temps est bon: mais je m'ennuie.
Nous avons passé des heures agréables sur votre étang de Chessel. Vous le trouviez trop petit; mais ici que le lac est bien encadré, et d'une étendue très commode, vous seriez indigné contre celui qui tient les bains. Il y reçoit dans l'été plusieurs malades à qui l'exercice et un moyen de passer le temps seraient nécessaires, et il n'a pas un bateau quoique le lac soit poissonneux.
LETTRE LVIII
6, soir.
Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu'ailleurs, des pères de famille intimement convaincus qu'une femme pour avoir des mœurs, doit à peine savoir lire; attendu que celles qui s'avisent de savoir écrire, écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui écrivent très mal n'ont jamais d'amants. Il y a plus; pour que leurs filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu'elles ne sachent que faire la soupe et compter le linge de cuisine.
Cependant un mari dont la femme n'a d'autre talent que de faire cuire le bouilli frais et le bouilli salé, s'ennuie, se lasse d'être chez lui, et prend l'habitude de n'y être pas. Il s'en éloigne davantage lorsque sa femme ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, prend une humeur difficile: il finit par n'y être jamais dès qu'elle a trente ans, et par employer au-dehors, parmi tant d'occasions de dépenses, l'argent qu'il faut pour échapper à son ennui, l'argent qui eût mis de l'aisance dans la maison. La misère s'y introduit; l'humeur y augmente; les enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n'attendent que l'âge d'échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique; tandis que les fils et les parents eussent pu s'y attacher si l'amabilité d'une femme y eût établi, dès sa jeunesse, des habitudes heureuses.
Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là: mais quelles sont les choses où l'on n'en trouve pas? D'ailleurs il faut aussi être juste avec eux; il y a compensation, les marmites sont très bien lavées.
Ces bonnes ménagères savent, avec exactitude, le nombre des mailles que leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on peut brûler après souper dans une maison réglée: elles sont assez ce qu'il faut à certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leurs maisons et à leurs enfants, qu'autant de batz[56] qu'ils donnent d'écus au cabaret[57]; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente servante.
Dans les lieux où ces principes dominent, l'on voit peu de mariages rompus, parce qu'on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien; mais l'on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la vie, qui suffit à l'homme, qui le dispense de chercher ailleurs des plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains.
Les partisans de ces principes sont capables de vous objecter le peu d'intimité des mariages à Paris, ou dans d'autres lieux à peu près semblables. Comme si les raisons qui empêchent de penser à l'intimité dans les capitales où il ne s'agit pas d'union conjugale, pouvaient se trouver dans des mœurs très différentes, et dans des lieux où l'intimité ferait le bonheur. C'est une chose pénible à y voir que la manière dont les deux sexes s'isolent. Rien n'est si triste, surtout pour les femmes qui n'en sont point dédommagées, et pour lesquelles il n'y a point d'heures agréables, point de lieux, de délassement. Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre, elles se mettent à suivre l'ordre avec chagrin et par dépit; se réunissent très peu entre elles; ne s'aiment point du tout; et se font dévotes, parce qu'elles ne connaissent que l'église où elles puissent aller.
LETTRE LIX
Du chât. de Chupru, 22 mai, VIII.
A deux heures nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises. Elles couvraient les pentes méridionales: plusieurs étaient à peine formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles: elle est abondante et salubre, elle mûrit jusque sous les climats polaires: elle me paraît dans les fruits, ce qu'est la violette parmi les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger souffle des airs, lorsqu'il s'introduit, par intervalles, sous la voûte des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages les plus épais avec la chaude haleine du sol où la fraise mûrit; elle vient s'y mêler à la fraîcheur humide, et semble s'exhaler des mousses et des ronces. Harmonies sauvages! vous êtes formées de ces contrastes.
Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l'air dans la solitude couverte et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des sapins; leurs branches frémissaient d'un ton pittoresque en se courbant contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se séparaient dans leur balancement, et l'on voyait alors leurs têtes pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s'abreuvaient leurs racines.
Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore patriarcale quand les hommes ne le sont plus! J'étais bien, sans avoir eu précisément du plaisir. Je me disais: que ce qu'on appelle plaisirs purs, n'est, en quelque sorte, que des plaisirs qu'on ne fait qu'essayer: que l'économie dans les jouissances est l'industrie du bonheur: qu'il ne suffit pas qu'un plaisir soit sans remord, ni même qu'il soit sans mélange pour être un plaisir pur; qu'il faut encore qu'on n'en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le sentiment, pour en nourrir l'espoir, et que l'on sache réserver, pour d'autres temps, ses plus séduisantes promesses. C'est une bien douce volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L'on ne jouit bien du présent que lorsqu'on attend un avenir au moins égal; et l'on perd tout bonheur si l'on veut être absolument heureux. C'est cette loi de la nature qui fait le charme inexprimable d'un premier amour. Il faut à nos jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions, et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté habituelle, et non des émotions extrêmes et passagères: il nous faudrait la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l'ivresse consumante anéantit dans la satiété nos cœurs ennuyés de ses retours, de ses dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce bien-être constant et simple où l'on ne pense pas à jouir, où l'on n'a plus besoin de désirer?
Tel devait être le cœur de l'homme: mais l'homme a changé sa vie, il a dénaturé son cœur: et les ombres colossales sont venues fatiguer ses désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent souvent cette fastueuse puérilité d'un prince qui se crut grand, lorsqu'il fit dessiner en lampions le chiffre de l'Autocratrice sur la pente d'une montagne de plusieurs lieues.
Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des esclaves; nous n'avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à placer.
Un ravin profond borde les bois du château; il est creusé dans des rocs très escarpés et très sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il paraît que l'on a autrefois coupé des pierres: les angles que ce travail a laissés ont été arrondis par le temps; mais il en résulte une sorte d'enceinte formant à peu près la moitié d'un hexagone, et dont la capacité est très propre à recevoir commodément six ou huit personnes. Après avoir un peu nivelé le fond de pierres, et avoir achevé le gradin destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper près de là quelques arpents de hêtres.
Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu'ils ne connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments d'une simplicité délicate au milieu d'une scène de terreur. Des branches de pins étaient allumées dans un angle de roc suspendu sur un précipice que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des cuillères de buis faites à la manière du Koukisberg[58], des tasses d'une porcelaine élégante, des corbeilles de merises étaient placées sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui peut seule servir pour le café, et dont le goût d'amande très légèrement parfumé, n'est guère connu que vers les Alpes. Des carafons contenaient une eau chargée de sucre préparée pour les fraises.
Le café n'était ni moulu, ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces sortes de soins, qu'elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes: elles sentent si bien qu'il faut préparer sa jouissance, et du moins en partie, devoir à soi ce que l'on veut posséder! Un plaisir qui s'offre sans être un peu cherché par le désir, perd souvent de sa grâce; comme un bien trop attendu a laissé passer l'instant qui lui donnait du mérite.
Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais quand on voulut faire le café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous manquait; il n'y avait pas d'eau. On se mit à réunir des cordes qui semblaient n'avoir eu d'autre destination que de lier les branches apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de l'ombre: et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin deux de l'eau glaciale du torrent trois cents pieds au-dessous de nous.
La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau; le vent mugissait dans cette longue enceinte d'une sombre profondeur où le torrent, tout blanc d'écume, roulait entre les rochers anguleux. Le K-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient tous ces sons austères: on entendait à une grande distance les grosses cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L'odeur sauvage du sapin brûlé s'unissait à ces bruits montagnards: et au milieu des fruits simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d'amis.
Cependant les seuls d'entre nous qui jouirent de cet instant, furent ceux qui n'en sentaient pas l'harmonie morale. Triste faculté de penser à ce qui n'est point présent!... Mais il n'était pas parmi nous deux cœurs semblables. La mystérieuse nature n'a point placé dans chaque homme le but de sa vie. Le vide et l'accablante vérité sont dans le cœur qui se cherche lui-même: l'illusion entraînante ne peut venir que de celui qu'on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un autre; et chacun se trompant ainsi, des cœurs amis deviennent vraiment heureux au milieu du néant de tous les biens directs.
Pour moi, je me mis à rêver au lieu d'avoir du plaisir. Cependant il me faut peu de chose, mais j'ai besoin que ce peu soit d'accord: les biens les plus séduisants ne sauraient m'attacher si j'y découvre de la discordance; et la plus faible jouissance que rien ne flétrit, suffit à tous mes désirs. C'est ce qui me rend la simplicité nécessaire; elle seule est harmonique. Aujourd'hui le site était trop beau. Notre salle pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème, notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c'était assez: mais le torrent dans l'ombre, et les bruits éloignés de la montagne, c'était beaucoup trop; j'étais le seul qui entendît.
LETTRE LX
Villeneuve, 16 juin, VIII.
Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevey. Je n'ai pas été avec espérance, pour admirer ou pour jouir. J'ai revu les montagnes que j'avais vues il y a près de sept années. Je n'y ai point porté ce sentiment d'un âge qui cherchait avidement leurs beautés sauvages. C'étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom! Je me suis assis auprès de Chillon sur la grève. J'entendais les vagues, et je cherchais encore à les entendre. Là, où j'ai été jadis, cette grève si belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n'a point, et les hautes cimes, et Chillon, et le Léman ne m'ont pas surpris, ne m'ont pas satisfait. J'étais là, comme j'eusse été ailleurs. J'ai retrouvé les lieux; je ne puis ramener les temps.
Quel homme suis-je maintenant? Si je ne sentais l'ordre, si je n'aimais encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la nature ordonnée a cessé sa vie.
Vous n'attendez de moi ni des narrations historiques, ni des descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour s'instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous fréquentez plus que lui. Il n'aura pas d'aventures, il ne vous fera pas le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous dire ce que j'éprouve, parce que c'est moi que vous avez accoutumé, et non pas ce qui m'environne. Quand nous nous entretenons l'un avec l'autre, c'est de nous-mêmes, car rien n'est plus près de nous. Il m'arrive souvent d'être surpris que nous ne vivions pas ensemble: cela me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une destinée secrète qui m'ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes ne pouvant vous emmener où je suis.
Je ne saurais dire quel besoin m'a rappelé dans une terre extraordinaire dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve point moi-même. Mon premier besoin n'était-il pas dans cette habitude de penser, de sentir ensemble? N'était-ce pas une nécessité de rêver nous seuls sur cette agitation qui, dans un cœur périssable creuse un abîme d'avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses impérissables? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours ardent et toujours trompé; nous applaudissions à l'adresse qui en a tiré parti pour nous faire immortels; nous cherchions avec empressement quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes choses visibles n'étaient que des fantômes, et que l'intelligence subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une sorte d'indifférence et d'impassibilité à l'oubli des choses de la terre; et dans l'accord de nos âmes, nous imaginions l'harmonie d'un monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais maintenant je suis seul, je n'ai plus rien qui me soutienne. Il y a quatre jours, j'ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il paraît être pleinement le mari et le père, comme l'étaient les patriarches, comme on l'est encore aux montagnes et dans les déserts; tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l'appelaient dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés. Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je respirais en homme libre, je marchais avec plus d'activité. Mais depuis, le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse sentir mon existence.
J'ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage isolé, mais facilement accessible, d'une température un peu douce, bien situé, traversé par un ruisseau, et d'où l'on entende ou la chute d'un torrent, ou les vagues d'un lac. Je veux maintenant une possession non pas importante, mais étendue, et d'un genre tel que la vallée du Rhône n'en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici que dans le bas Valais. Dès que je serai fixé, j'irai à Saint-Maurice et à Charrières. Je ne me suis pas soucié d'y passer à présent, de crainte que ma paresse naturelle, et l'attachement que je prends si facilement pour les lieux dont j'ai quelque habitude, ne me fissent rester à Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière, comme il convient à présent que je puis me fixer pour du temps, et peut-être pour toujours.
Hantz qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l'allemand de l'Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s'informait dans les villages. Pour moi j'allais de chalets en chalets à travers les montagnes, et dans des lieux où il n'eût pas osé passer, quoiqu'il soit plus robuste que moi, et plus habitué dans les Alpes; et où je n'aurais point passé moi-même si je n'eusse été seul.
J'ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas si je pourrai l'avoir. Il y a trois propriétaires: deux sont de la Gruyère, le troisième est à Vevey. Celui-ci, dit-on, n'a pas l'intention de vendre: cependant il me faut le tout.
Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou d'une carte topographique de quelques-unes de ses parties, envoyez-les-moi. Toutes celles que j'ai pu trouver sont pleines de fautes; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour l'exécution, et qui marquent avec beaucoup d'exactitude la position de plusieurs lieux. Il faut avouer qu'il y a peu de pays dont le plan soit aussi difficile à faire.
Je pensais à essayer celui du peu d'espace compris entre Vevey, Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales; dans la supposition toutefois que j'aurai le pâturage dont je vous parle près de la dent de Jamant, dont j'aurais fait le sommet de mes principaux triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l'aurais entrepris l'année prochaine: mais j'y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les revers, tous les aspects, me seraient connus avec exactitude, il ne me resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen d'échapper aux moments d'ennuis intolérables, en m'égarant dans des lieux nouveaux; en cherchant avec impatience ce qui ne m'intéresse point; en grimpant avec ardeur les dents les plus difficiles pour vérifier un angle, pour m'assurer d'une ligne que j'oublierai ensuite, afin de retourner l'observer comme si j'avais un but.
LETTRE LXI
Saint-Saphorin, 26 juin, VIII.
Je ne me repens point d'avoir emmené Hantz. Dites à Mme T*** que je la remercie de me l'avoir donné. Il me paraît franc et susceptible d'attachement. Il est intelligent; et d'ailleurs il donne du cor avec plus de goût que je ne l'aurais espéré.
Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n'ai dans le mien qu'un seul rameur; et quand nous sommes avancés sur le lac, il a une bouteille de vin à boire, pour rester assis et ne dire mot. Hantz est dans l'autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant et repassant un peu au loin, devant le mien qui reste immobile, ou doucement entraîné par les faibles vagues. Il a avec lui son cor; et deux femmes allemandes chantent à l'unisson.
C'est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, car il trouve son sort assez doux. Il me dit qu'il n'a plus d'inquiétude et qu'il espère que je le garderai toujours. Je crois qu'il a raison: irais-je m'ôter le seul bien que j'aie, un homme qui est content?
J'avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui paraissent devoir trouver ensemble quelque bonheur, j'ai abandonné le seul espoir qui pouvait me flatter. Ces sacrifices, et d'autres encore, n'ont produit aucun bien: mais voilà un valet qui est heureux; et je n'ai rien fait pour lui, si ce n'est de le traiter en homme. Je l'estime parce qu'il n'en est pas surpris: puisqu'il trouve cela tout simple, il n'en abusera point. Il n'est pas vrai d'ailleurs que ce soit la bonté qui produise ordinairement l'insolence, c'est la faiblesse. Hantz voit bien que je lui parle avec une certaine confiance, mais il sent fort bien aussi que je saurais parler en maître.
Vous ne soupçonneriez pas qu'il s'est mis à lire la Julie de J.-J. Hier il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie, c'est donc là Meillerie! Mais que ceci ne vous inquiète pas; rappelez-vous qu'il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s'il avait de l'esprit d'antichambre.
C'est surtout la mélodie[59] des sons qui, réunissant l'étendue sans limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l'âme ce sentiment de l'infini qu'elle croit posséder en durée et en étendue.
J'avoue qu'il est naturel à l'homme de se croire moins borné, moins fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu'il arrive qu'une perception subite lui montre les contrastes et l'équilibre, le lien, l'organisation de l'univers. Ce sentiment lui paraît comme une découverte d'un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui pourrait lui être dévoilé un jour.
J'aime ces chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent toujours pour moi à la beauté de l'air, ou du moins à son effet. Il est presque impossible que les idées soient entièrement d'accord avec celles que me donnent les sons. D'ailleurs l'accent allemand a quelque chose de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent point dans la musique. Notre e muet est désagréable quand le chant force à le faire sentir: et on prononce presque toujours d'une manière fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce que en effet on ne saurait guère la prononcer autrement.
J'aime beaucoup l'unisson de deux ou de plusieurs voix; il laisse à la mélodie tout son pouvoir et toute sa simplicité. Pour la savante harmonie, ses beautés me sont étrangères: ne sachant pas la musique, je ne jouis point de ce qui n'est qu'art ou difficultés.
Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles, et que les échos de Chillon répètent les sons du cor; quand le mur immense de Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières mobiles des eaux; quand les vagues se brisent contre nos bateaux arrêtés, quand elles font entendre au loin leur roulement sur les cailloux innombrables que la Vevayse a descendus des montagnes.
Vous qui savez jouir, que n'êtes-vous là pour entendre deux voix de femme, sur les eaux, dans la nuit! Mais moi, je devrais tout laisser. Cependant j'aime à être averti de mes pertes, quand l'austère beauté des lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l'homme jusqu'à ses regrets.
Etang de Chessel! Là, nos promenades étaient moins belles, et plus heureuses. La nature accable le cœur de l'homme, mais l'intimité le satisfait: on s'appuie mutuellement, on parle, et tout s'oublie.
J'aurai le lieu en question: mais il faut attendre quelques jours encore avant d'avoir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai aussitôt commencer les travaux, car la saison s'avance.
LETTRE LXII
Juillet, VIII.
J'oublie toujours de vous demander une copie du Manuel de Pseusophanes: je ne sais comment j'ai perdu celle que j'avais gardée. Je n'y verrai rien dont je dusse avoir besoin d'être averti: mais, si je le lis les matins, il me rappellera d'une manière plus présente combien je devrais avoir honte de tant de faiblesses.
J'ai l'intention d'y joindre une note sur certains règlements d'hygiène, sur ces choses d'une habitude individuelle et locale auxquelles je crois qu'on ne met pas assez d'importance. Aristippe ne pouvait guère les prescrire à son disciple imaginaire, ou à ses disciples réels: mais cette note sera plus utile encore que des considérations générales pour maintenir en moi ce bien-être, cette aptitude physique qui soutient notre âme si physique elle-même.
J'ai deux grands malheurs: un seul me détruirait peut-être; mais je vis entre deux parce qu'ils sont contraires. Sans cette habitude triste, ce découragement, cet abandon, sans cette humeur tranquille contre tout ce qu'on pourrait désirer, l'activité qui me presse et m'agite me consumerait plutôt, et aussi vainement: mon ennui sert du moins à l'affaiblir. La raison la calmerait; mais entre ces deux grandes forces ma raison est bien faible: tout ce qu'elle peut faire c'est d'appeler l'une à son secours quand l'autre prend le dessus. On végète ainsi: quelquefois même on s'endort.
LETTRE LXIII
Juillet, VIII.
Il était minuit: la lune avait passé; le lac[60] semblait agité; les cieux étaient tranquilles, la nuit profonde et belle. Il y avait de l'incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des feuilles de peupliers tombèrent: les pins rendirent des murmures sauvages; des sons romantiques descendaient de la montagne; de grosses vagues roulaient sur la grève. Alors l'effraie se mit à gémir sous les roches caverneuses; et quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies, le silence fut austère.
Le rossignol plaça de loin en loin dans la paix inquiète, cet accent solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime expression d'une mélodie primitive; indicible élan d'amours et de douleur; voluptueux comme le besoin qui me consume; simple, mystérieux, immense comme le cœur qui aime.
Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle; et les eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses: la paisible harmonie des choses fut sévère à mon cœur agité. Je songeai au printemps du monde périssable, et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui passent, tristes et stériles, de l'éternité future dans l'éternité perdue. Je vis ce présent, toujours vain et jamais possédé, détacher du vague avenir sa chaîne indéfinie; approcher ma mort enfin visible; traîner dans la nuit universelle les fantômes de mes jours; les atténuer, les dissiper; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi froidement ce jour après lequel il n'en sera plus, et fermer l'abîme muet.
Comme si tous les hommes n'avaient point passé, et tous passé en vain! Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement: comme si la perception de l'univers était l'idée d'un être positif, et le moi de l'homme quelque autre chose que l'expression accidentelle d'une harmonie éphémère! Que veux-je? Que suis-je? Que demander à la nature? Est-il un système universel, des convenances ordonnées; des droits selon nos besoins? L'intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence voudrait attendre? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse; toute forme change, toute durée s'épuise: et le tourment du cœur insatiable est le mouvement aveugle d'un météore errant dans le vide où il doit se perdre. Rien n'est possédé comme il est conçu: rien n'est connu comme il existe. Nous voyons les rapports, et non les essences: nous n'usons pas des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au-dehors, et impénétrable dans nous, est partout ténébreuse. Je sens, est le seul mot de l'homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de mon être, en est aussi le supplice. Je sens, j'existe pour me consumer en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur.
Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine! Le plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible! Si nous ne cherchons pas le plaisir, quel sera notre but? Si vivre n'est qu'exister, qu'avons-nous besoin de vivre? Nous ne saurions découvrir ni la première cause, ni le vrai motif d'aucun être: le pourquoi de l'univers reste inaccessible à l'intelligence individuelle. La fin de notre existence nous est inconnue; tous les actes de la vie restent sans but; nos désirs, nos sollicitudes, nos affections deviennent ridicules, si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le proposent pas.
L'homme s'aime lui-même, il aime l'homme, il aime tout ce qui est animé. Cet amour paraît nécessaire à l'être organisé, c'est le mobile des forces qui le conservent. L'homme s'aime lui-même; sans ce principe actif, pourquoi agirait-il, et comment subsisterait-il? L'homme aime les hommes, parce qu'il sent comme eux, parce qu'il est près d'eux dans l'ordre du monde: sans ce rapport, quelle serait sa vie?
L'homme aime tous les êtres animés. S'il cessait de souffrir en voyant souffrir, s'il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations analogues aux siennes, il ne s'intéresserait plus à ce qui ne serait pas lui, il cesserait peut-être de s'aimer lui-même: sans doute il n'est point d'affection bornée à l'individu, puisqu'il n'est point d'être essentiellement isolé.
Si l'homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce qui l'environne sont aussi réels pour lui que ses affections personnelles; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu'il connaît; il est lié à tout ce qui sent; il vit dans le monde organisé.
Cet enchaînement de rapports dont il est le centre et qui ne peuvent finir entièrement qu'aux bornes du monde, le constitue partie de l'univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que forment ces liens personnels est l'ordre du monde, et la force qui perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui conduit l'être animé, passif lorsqu'il veut, actif lorsqu'il fait vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l'esprit de ces lois serait la science de l'être qui voudrait librement. Si l'homme est libre en délibérant, c'est la science de la vie humaine: ce qu'il veut lorsqu'il est assujetti, lui indique comment il doit vouloir là où il est indépendant.
Un être isolé n'est jamais parfait; son existence est incomplète; il n'est ni vraiment heureux, ni vraiment bon. Le complément de chaque chose fut placé hors d'elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de fin pour les êtres naturels: ils la trouvent dans cet accord harmonique qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C'est dans cette harmonie que tout ce qui existe s'achève, que tout ce qui est animé se repose et jouit. Ce complément de l'individu est principalement dans l'espèce. Pour l'homme, ce complément a deux modes dissemblables et analogues: voilà ce qui lui fut donné; il a deux manières de sentir sa vie, le reste est douleur ou fumée.
Toute possession que l'on ne partage point exaspère nos désirs, sans remplir nos cœurs: elle ne les nourrit point, elle les creuse et les épuise.
Pour que l'union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve ou dans la différence des individus, ou dans l'opposition des sexes. Le premier accord produit l'harmonie qui résulte de deux êtres semblables et différents avec le moindre degré d'opposition et le plus grand de similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus grande différence possible entre des semblables[61]. Tout choix, toute affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui s'en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse: ce qui leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux.
Nous n'avons plus de législateurs. Quelques Anciens avaient entrepris de conduire l'homme par son cœur: nous les blâmons ne pouvant les suivre. Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions. Nul génie n'a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les sexes.
L'unité de l'espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s'aimer: séparés par leurs goûts, mais nécessaires l'un à l'autre, ils s'éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel. Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux, perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l'énergie donnée à l'animal, ce résultat suprême de son organisation sera le moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et en quelque sorte l'expression harmonique de ses facultés. Là est le pouvoir de l'homme physique; là est la grandeur de l'homme moral; là est l'âme tout entière, et qui n'a pas pleinement aimé, n'a pas possédé sa vie.
Des affections abstraites, des passions spéculatives ont obtenu l'encens des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées ou avilies: l'industrie sociale a opposé les hommes que l'harmonie primitive aurait conciliés[62].
L'amour doit gouverner la terre que l'ambition fatigue. L'amour est ce feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle, qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce, l'espérance et la vie. L'ambition est ce feu stérile qui brûle sous les glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d'immenses cavernes, qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un siècle de désolation sur la contrée qu'étonna sa lumière d'une heure.
Lorsqu'une agitation nouvelle étend les rapports de l'homme qui essaie sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il s'abandonne, il s'exalte lui-même; il place son existence dans l'amour, et dans tout il ne voit que l'amour seul. Tout autre sentiment se perd dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose. Tout est douleur, vide, abandon, si l'amour s'éloigne; s'il s'approche, tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les airs, l'agitation des branches, le frémissement des eaux, tout l'annonce, tout l'exprime, tout imite ses accents et augmente les désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d'un bras; l'harmonie du monde est dans l'expression d'un regard. C'est pour l'amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les cieux; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la mousse des forêts; c'est à lui que le soir destine l'aimable mélancolie de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des pamplemousses. Le silence protège les rêves de l'amour, le mouvement des eaux pénètre de sa douce agitation; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux: et tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit.
Heureux délire! seul moment resté à l'homme. Cette fleur rare, isolée, passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée par les orages, languit et meurt sans s'épanouir: le froid de l'air, une vapeur, un souffle font avorter l'espoir dans son bouton flétri. On passe au-delà, on espère encore, on se hâte; plus loin, sur un sol aussi stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce que l'homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l'homme doit sentir! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien, n'a besoin de rien, et pour qui exister c'est vivre.
Ce n'est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur très funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui toujours attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le plus séduisant des sociétés humaines. C'est une sagesse bien singulière, qu'une sagesse contraire à l'ordre naturel. Toute faculté, toute énergie est une perfection[63]. Il est beau d'être plus fort que ses passions; mais c'est stupidité d'applaudir au silence des sens et du cœur; c'est se croire plus parfait par cela même que l'on est moins capable de l'être.
Celui qui est homme sait aimer l'amour sans oublier que l'amour n'est qu'un accident de la vie: et quand il aura ses illusions, il en jouira, il les possédera; mais sans oublier que les vérités les plus sévères sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner sans faiblesse comme sans réserve. L'activité d'une passion profonde est pour lui l'ardeur du bien, le feu du génie: il trouve dans l'amour, l'énergie voluptueuse, la mâle jouissance du cœur juste, sensible et grand; il atteint le bonheur et sait s'en nourrir.
L'amour ridicule ou coupable, est une faiblesse avilissante; l'amour juste, est le charme de la vie: et la démence n'est que dans la gauche austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui condamne indistinctement l'amour parce n'imaginant que des hommes abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables.
Ce plaisir reçu, ce plaisir donné; cette progression cherchée et obtenue; ce bonheur que l'on offre et que l'on espère; cette confiance voluptueuse qui nous fait tout attendre du cœur aimé; cette volupté plus grande encore de rendre heureux ce qu'on aime, de se suffire mutuellement, d'être nécessaire l'un à l'autre; cette plénitude de sentiment et d'espoir agrandit l'âme et la presse de vivre. Indicible abandon! L'homme qui l'a pu connaître n'en a jamais rougi; et celui qui n'est pas fait pour le sentir, n'est pas né pour juger l'amour.
Je ne condamnerai point celui qui n'a pas aimé; mais celui qui ne peut pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections; mais les sentiments expansifs sont naturels à l'homme dont l'organisation morale est parfaite: celui qui est incapable d'aimer est nécessairement incapable d'un sentiment magnanime, d'une affection sublime. Il peut être probe, bon, industrieux, prudent; il peut avoir des qualités douces, et même des vertus par réflexion; mais il n'est pas homme, il n'a ni âme, ni génie; je veux bien le connaître, il aura ma confiance et jusqu'à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. Cœurs vraiment sensibles! qu'une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui vous blâmera de n'avoir point aimé? Tout sentiment généreux vous était naturel; tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence; l'amour lui était nécessaire, il devait l'alimenter, il eût achevé de la former pour de grandes choses: mais rien ne vous a été donné, et le silence de l'amour a commencé le néant où s'éteint votre vie.
Le sentiment de l'honnête et du juste, le besoin de l'ordre et des convenances morales, conduit nécessairement au besoin d'aimer. Le beau est l'objet de l'amour; l'harmonie est son principe et son but: toute perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables l'appellent, une moralité expansive et vertueuse le fixe: et l'amour n'existe pas à la vérité sans le prestige de la beauté corporelle; mais il semble tenir plus encore à l'harmonie intellectuelle, aux grâces de la pensée, aux profondeurs du sentiment.
L'union, l'espérance, l'admiration, les prestiges, vont toujours croissant jusqu'à l'intimité parfaite; elle remplit l'âme que cette progression agrandissait. Là s'arrête et rétrograde l'homme ardent sans être sensible, et n'ayant d'autre besoin que celui du plaisir. Mais l'homme aimant ne change pas ainsi; plus il obtient, plus il est lié; plus il est aimé, plus il aime; plus il possède ce qu'il a désiré, plus il chérit ce qu'il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir: celle qui se donne à lui devient nécessaire à son être: des années de jouissance n'ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la confiance d'une habitude heureuse, et les délices d'une libre mais délicate intimité.
On prétend condamner l'amour comme une affection tout à fait sensuelle, et n'ayant d'autre principe qu'un besoin qu'on appelle grossier. Mais je ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin ne soit un des premiers besoins physiques: le sentiment n'est que leur expression indirecte; l'homme intellectuel ne fut jamais qu'un fantôme. Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie; mais ces impulsions accessoires l'occupent tout entière, parce qu'elles n'ont point de bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre, n'y eût pas songé s'il n'eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux modifications d'un même principe, l'appétit et le sentiment: la prépondérance de l'une sur l'autre dépendra de l'organisation individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d'un désir naturel est légitime: tous les moyens qu'il inspire sont bons s'ils n'attaquent les droits de personne, et s'ils ne produisent dans nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité.
Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit: Demandons plus, afin d'obtenir assez. Vous vous êtes trompé: si vous exigez trop des hommes, ils se rebuteront[64]: si vous voulez qu'ils montrent des vertus chimériques, ils les montreront; ils disent que cela coûte peu. Mais parce que ces vertus ne sont pas dans leur nature, ils auront une conduite cachée tout à fait contraire; et parce que cette conduite sera cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en augmentant la contrainte et l'opposition entre le devoir et les penchants. Vous croirez d'abord que vos lois seront mieux suivies, parce que l'infraction en sera mieux masquée; mais un jugement faux, un goût dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en seront les véritables résultats.
Les plaisirs de l'amour contiennent de grandes oppositions physiques, ses désirs agitent l'imagination, ses besoins changent les organes: c'est donc l'objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande différence, et non pas y joindre des lois morales qui soient propres à l'accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois; et les vieillards n'ayant plus le sentiment de l'amour, ne sauraient avoir ni la véritable pudeur, ni la délicatesse du goût. Ils ont très mal entendu ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement proscrit l'amour, s'ils avaient pu trouver d'autres moyens de reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu'il fallait contenir dans les grâces du désir; et pour éviter quelques écarts odieux à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se reproche même point l'honnête homme qui n'a pas réfléchi[65].
C'est dans l'amour qu'il fallait permettre tout ce qui n'est pas vraiment nuisible: c'est par l'amour que l'homme se perfectionne ou s'avilit: c'est en cela surtout qu'il fallait retenir son imagination dans les bornes d'une juste liberté, qu'il fallait mettre son bonheur dans les limites de ses devoirs, qu'il fallait régler son jugement par le sentiment précis de la raison des lois. C'était le plus puissant moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du goût et de leur vraie base, d'ennoblir et de réprimer ses affections, d'imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et droite, d'inspirer à l'homme mal organisé, quelque chose de la sensibilité de l'homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de former une patrie réelle, et d'instituer une véritable société.
Laissez-nous des plaisirs légitimes; c'est notre droit, c'est votre devoir. J'imagine que vous avez cru faire quelque chose par l'établissement du mariage[66]. Mais l'union dans laquelle les résultats de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou de chercher celles de la fortune, à la place des convenances réelles; l'union qu'un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts altèrent nécessairement; une telle union ne nous suffit pas. Je vous demande un prestige qui puisse se perpétuer: vous me donnez un lien dans lequel je vois à nu le fer d'un esclavage sans terme, sous ces fleurs d'un jour dont vous l'aviez maladroitement couvert, et que vous-même avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou rajeunir ma vie; la nature me l'avait donné! Vous osez me parler des ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d'un engagement où la promesse doit être observée religieusement puisqu'elle est donnée, j'aille persuader à une femme d'être méprisable afin que je l'aime[67]. Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré, m'efforcerai-je de troubler une famille, de désoler des parents, de déshonorer celle à qui ce genre d'honneur est si nécessaire dans la société? Ou bien, pour n'attaquer aucun droit, pour n'exposer personne, irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à moi, non par une douce liberté de mœurs, non par un désir naturel, mais parce que leur métier les donne à tous? N'étant plus à elles-mêmes, elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d'analogue à elles que l'oubli de toute délicatesse, l'inaptitude aux sentiments généreux, et le joug de la misère, livrent aux caprices les plus bruts de l'homme en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs. Il reste des circonstances possibles, j'en conviens, mais elles sont très rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie entière. Les uns, retenus par la raison[68], consument leurs jours dans des privations nécessaires et injustes; les autres, en nombre bien plus grand, se jouent du devoir qui les contrarie.
Ce devoir a cessé d'en être un dans l'opinion, parce que son observation est contraire à l'ordre naturel des choses. Le mépris qu'on en fait mène pourtant à l'habitude de n'obéir qu'à l'usage, de se faire à soi-même une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont l'infraction ne conduit pas positivement aux peines légales, ou à la honte dans la société. C'est la suite inévitable des bassesses réelles dont on s'amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre d'une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait vivre; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance; qui détruit son repos, ou rit de lui s'il le conserve; et qui s'impose la nécessité de le trahir jusqu'aux bornes de sa vie, en laissant à ses affections l'enfant qui ne lui appartient pas? De tous les engagements, le mariage n'est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le plus à la sécurité de la vie? Quelle misérable probité que celle qui paie scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la plus sacrée qui soit entre les hommes! Quelle moralité voulez-vous attendre de l'être qui s'attachait à persuader une femme en se moquant d'elle, qui la méprise parce qu'elle a été telle qu'il la voulait, la déshonore parce qu'elle l'a aimé; la quitte parce qu'il en a joui, et l'abandonne quand elle a le malheur visible d'avoir partagé ses plaisirs[69]. Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu'il ne paie point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu'il va perdre, dans des habitudes secrètes, l'attachement dont il l'assure, et qu'elle a droit de prétendre pour que sa fidélité ne soit pas un injuste esclavage.
Des plaisirs sans choix dégradent l'homme, des plaisirs coupables le corrompent; mais l'amour sans passion ne l'avilit point. Il y a un âge pour aimer et jouir: il y en a un pour jouir sans amour. Le cœur n'est pas toujours jeune; et même s'il l'est encore, il ne rencontre pas toujours ce qu'il peut vraiment aimer.
Toute jouissance est un bien lorsqu'elle est exempte et d'injustice et d'excès, lorsqu'elle est amenée par les convenances naturelles, et possédée selon les désirs d'une organisation délicate.
L'hypocrisie de l'amour est un des fléaux de la société. Pourquoi l'amour sortirait-il de la loi commune? pourquoi n'être pas en cela comme dans tout le reste, juste et sincère? Celui-là seul est certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut le faire jouir sans remord. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m'est suspecte: quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée, je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation.
Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l'on ait des vertus: montrez la raison des lois, afin qu'on les vénère; invitez à jouir, afin d'être écouté quand vous commandez de souffrir. Elevez l'âme par le sentiment des voluptés naturelles; vous la rendrez forte et grande, elle respectera les privations légitimes, elle en jouira même dans la conviction de leur utilité sociale.
Je veux que l'homme use librement de ses facultés, quand elles n'attaquent point d'autres droits. Je veux qu'il jouisse, afin d'être bon; qu'il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l'équité visible; que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J'aime que celui qui pense raisonne ses devoirs: je fais peu de cas d'une femme qui n'est retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n'oserait s'avouer le désir.
J'aime qu'on se dise: ceci est-il mal, et pourquoi l'est-il? S'il l'est, on se l'interdit, s'il ne l'est point, on en jouit avec un choix sévère, avec la prudence qui est l'art d'y trouver une volupté plus grande; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement[70].
La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite; c'est la grâce des sens, et le charme de l'amour. Elle évite tout ce que nos organes repoussent; elle permet ce qu'ils désirent; elle sépare ce que la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer: et c'est principalement l'oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l'amour dans l'indiscrète liberté du mariage.
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LETTRE LXIV
Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII.
Il n'y a pas l'ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais que j'y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c'est que je ne puis parvenir à y mettre de l'importance. Je passe sur le lac la moitié du jour et la moitié de la nuit; et quand je m'en éloignerai, je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux, que je me déplairai sur un sol immobile, et dans le silence des prés.
Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la tête, d'autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen; les bateliers ont appris à Hantz que j'étais l'amant d'une belle femme étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay: «N'êtes-vous pas au service de cet Anglais dont on parle tant?» Le mal gagne; et pour les gens de la côte, je crois qu'ils se moqueraient de moi si je n'avais pas d'argent: heureusement je passe pour fort riche. L'aubergiste veut absolument me dire: «Milord»; et je suis très respecté. Riche étranger, ou Milord, sont synonymes.
De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de l'auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j'allais me coucher. Je ne me lève donc qu'à midi, ou même à une heure; je prends du thé, j'écris; puis au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac. La première fois que j'allai seul dans un petit bateau que j'avais fait chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage, et que je partais à la fin du jour: il y eut assemblée au cabaret, et ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et que je fournirais un beau suicide aux annales du village.
Je suis fâché de n'avoir pas pensé d'avance à l'effet que ces singularités pourraient produire. Je n'aime pas à être remarqué, mais je ne l'ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise; et je pense qu'on ne parlerait pas moins si j'allais en changer pour le peu de jours que je dois encore passer ici. Comme je n'y savais que faire, j'ai cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n'ai pas d'autres besoins; mais si je m'ennuie, j'aime du moins à m'ennuyer avec mollesse.
Le thé est d'un grand secours pour s'ennuyer d'une manière calme. Entre les poisons un peu lents qui font les délices de l'homme, je crois que c'est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une émotion faible et soutenue: comme elle est exempte des dégoûts du retour, elle dégénère en une habitude de paix et d'indifférence, en une faiblesse qui tranquillise le cœur que ses besoins fatigueraient, et nous débarrasse de notre force malheureuse. J'en ai pris l'usage à Paris, puis à Lyon: mais ici, j'ai eu l'imprudence de la porter jusqu'à l'excès. Ce qui me rassure, c'est que je vais avoir un domaine et des ouvriers, cela m'occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal maintenant; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité.
Je m'aperçois, ou je crois m'apercevoir que le changement qui s'est fait en moi, a été beaucoup avancé par l'usage journalier du thé et du vin. Je crois que, toutes choses d'ailleurs égales, les buveurs d'eau conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et en quelque sorte leur première candeur. L'usage des stimulants vieillit nos organes. Ces émotions outrées et qui ne sont pas dans l'ordre des convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions simples et détruisent cette proportion pleine d'harmonie qui nous rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n'avions, pour ainsi dire, de sentiments que par eux.
Tel est le cœur humain; le principe le plus essentiel des lois pénales n'a pas d'autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa souplesse; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu'on le brise: on donne aux âmes le courage du crime; on éteint toute énergie dans celles qui ont de la faiblesse, et l'on entraîne les autres à des vertus atroces. Si l'on porte au-delà des limites naturelles l'émotion des organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés extrêmes, on émousse leurs forces habituelles; on les réduit à ne pouvoir que trop, ou rien; on détruit cette proportion ordonnée pour les circonstances diverses, qui nous unissait aux choses muettes elles-mêmes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous laissait toujours dans l'attente ou l'espoir, en nous montrant partout des occasions de sentir; elle nous laissait ignorer la borne du possible; elle nous laissait croire que nos cœurs avaient des moyens immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque toujours relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus grands dans des situations inconnues.
Il existe encore une différence essentielle entre l'habitude d'être ému par l'impression des autres objets, ou celle de l'être par l'impulsion interne d'un excitatif donné par notre caprice ou par un incident fortuit, et non par l'occurrence des temps. Nous ne suivons plus le cours du monde; nous sommes animés lorsqu'il nous abandonnerait au repos; et souvent c'est lorsqu'il nous animerait, que nous nous trouvons dans l'abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette indifférence, nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent fréquemment en discordance ou en opposition avec nos besoins.
Ainsi l'homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n'est point selon sa nature, n'est pas une vraie liberté: elle est comme la licence d'un peuple qui a brisé le joug des lois et des mœurs nationales, elle ôte bien plus qu'elle ne donne, elle met l'impuissance du désordre à la place d'une dépendance légitime qui s'accorderait avec nos besoins. Cette indépendance illusoire qui détruit nos facultés pour y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré l'autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place publique le monument d'un culte étranger, au lieu de se borner à en dresser chez lui les autels: il se fit exiler dans un désert de sable mouvant, où personne ne s'opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put rien produire; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme sans maîtres[72].
Je conviens qu'il serait plus à propos de raisonner moins sur l'usage du thé, et d'en cesser l'excès; mais dès qu'on a quelque habitude de ces sortes de choses, on ne sait plus où s'arrêter. S'il est difficile de quitter une telle habitude, il ne l'est pas moins peut-être de la régler, à moins que l'on ne puisse également régler toute sa manière de vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d'ordre dans une chose, quand il m'est interdit d'en avoir dans le reste; comment mettre de la suite dans ma conduite, quand je n'ai aucun espoir d'en avoir une qui soit constante, et qui s'accorde avec mes autres habitudes. C'est encore ainsi que je ne sais rien faire sans moyens: plusieurs hommes ont cet art de créer les moyens, ou de faire beaucoup avec très peu. Pour moi, je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité: mais le premier pas demande un autre art; et cet art, je ne l'ai point. Je crois que ce défaut vient de ce qu'il m'est impossible de voir les choses autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes observées; et le sentiment de l'ordre, poussé peut-être trop loin, ou du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire et de rien conduire dans le désordre. J'aime mieux m'abandonner que de faire ce que je ne saurais bien faire. Il y a des hommes qui sans rien avoir, établissent leur ménage; ils empruntent, ils font valoir, ils s'intriguent, ils paieront quand ils pourront; en attendant, ils vivent et dorment tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n'aurais pu me résoudre à une vie si précaire; et quand j'aurais voulu m'y hasarder, je n'aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s'avilir, et sans manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si c'était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour donner le nécessaire à un ami, à un enfant; mais entreprendre dans l'incertitude, mais rendre suffisants à force d'industrie hasardée, des moyens très insuffisants par eux-mêmes, c'est ce que je ne saurais espérer de moi.
Il résulte d'une telle disposition, ce grand inconvénient, que je ne puis vivre bien, sagement, et dans l'ordre, ni même suivre mes goûts ou songer à mes besoins, qu'avec des facultés à peu près certaines; et que si je suis peut-être au nombre des hommes capables d'user bien de ce qu'on appelle une grande fortune, ou même d'une médiocrité facile; je suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénuement, se trouvent sans ressources et ne savent faire autre chose que d'éviter la misère, le ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même au-dessus du besoin.
La prospérité est plus difficile à soutenir que l'adversité, dit-on généralement. Mais c'est le contraire pour l'homme qui n'est pas soumis à des passions positives; qui aime à faire bien ce qu'il fait, qui a pour premier besoin celui de l'ordre, et qui considère plutôt l'ensemble des choses que leurs détails.
L'adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l'âme s'attache à une vertu austère, et dont heureusement l'esprit n'en voit pas l'incertitude[73]. Mais l'adversité est bien triste, bien décourageante pour celui qui n'y trouve rien à son usage, parce qu'il voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir; parce qu'il voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d'occasions de l'être. N'étant pas soutenu par le noble fanatisme d'Epictète, il sait bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse dont il se rebute enfin, sentant qu'il y perd tout son être. L'homme religieux, et surtout celui qui est certain d'un Dieu rémunérateur, a un grand avantage: il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le plus grand bien que l'on puisse éprouver. J'avoue que je ne saurais voir ce qu'il y a d'étonnant dans la vertu d'un homme qui lutte sous l'œil de son Dieu; et qui sacrifie des caprices d'une heure à une félicité sans bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire autrement, à moins qu'il ne soit en délire. Il me paraît démontré que celui qui succombe à la vue de l'or, à la vue d'une belle femme ou des autres objets des passions terrestres, n'a pas la foi. Il est évident qu'il ne voit bien que la terre: s'il voyait avec la même certitude ce ciel et cet enfer dont il se rappelle quelquefois; s'ils étaient là, comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait impossible qu'il succombât jamais. Où est le sujet qui jouissant de sa raison, ne sera pas dans l'impuissance de contrevenir à l'ordre de son prince, s'il lui a dit: «Vous voilà dans mon sérail au milieu de toutes mes femmes; pendant cinq minutes n'en approchez aucune; j'ai l'œil sur vous; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et d'autres vous seront permis ensuite pendant trente années d'une prospérité constante.» Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu'on le suppose, n'a pas même besoin de force pour résister pendant un temps si court: il n'a besoin que de croire à la parole de son prince. Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie de l'homme est bien moins devant l'éternité, que cinq minutes comparées à trente années: il y a l'infini de distance entre le bonheur promis au chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle: enfin la parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n'en peut laisser aucune. Si donc il n'est pas démontré que sur cent mille de ceux qu'on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait presque la foi, il me l'est à moi que rien au monde ne peut être démontré.
Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très simples: et je veux revenir aux besoins que donne l'habitude des fermentés. Il faut vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m'en croire, malgré que je promette de me réformer précisément dans le temps que je me contiens le moins, et que je donne à l'habitude une force plus grande.
Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c'est que je commence à perdre enfin le sommeil: quand le thé m'a trop fatigué, je n'y connais d'autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore un excès; car il faut bien en prendre autant qu'il se puisse sans que la tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule qu'un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers; et dont on dit, il a bu, en voyant ce qu'il fait, ce qu'il dit. Mais pour soi-même, rien n'est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu quelquefois. Je prétends encore qu'un demi-désordre serait autant à sa place dans l'intimité, qu'un véritable excès devient honteux devant les hommes, et avilissant dans le secret même.
Plusieurs des vins de Lavaux que l'on recueille ici près, entre Lausanne et Vevay, passent pour dangereux. Mais quand je suis seul, je ne fais usage que du Courtailloux: c'est un vin de Neuchâtel que l'on estime autant que le petit bourgogne: Tissot le regarde comme aussi salubre.
Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer les heures, et d'occuper aux soins d'arranger, de bâtir, d'approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me laissent aucun repos dans l'inaction. Pendant le temps que dureront ces embarras, je diminuerai graduellement l'usage du vin; et quant au thé j'en quitterai tout à fait l'habitude; je veux à l'avenir n'en prendre que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j'aurais voulu prendre, je me trouverai ainsi préparé à m'y conformer sans éprouver les inconvénients d'un changement trop subit et trop grand.
Pour les besoins de l'ennui, j'espère ne les plus connaître dès que je pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général; j'occuperai facilement les heures; je mettrai à la place des désirs et des jouissances, l'intérêt que l'on prend à faire ce qu'on a cru bon, et le plaisir de céder à ses propres lois.
Ce n'est pas que je me figure un bonheur qui ne m'est pas destiné, ou qui du moins est encore bien loin de moi. J'imagine seulement que je ne sentirai plus le poids du temps, que je pourrai prévenir l'ennui ordinaire, et que je ne m'ennuierai plus qu'à ma manière.
Je ne veux pas m'assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la plupart seront prises dans le mouvement et dans l'activité. Les autres ressources auront leurs limites assez étroites, et l'extraordinaire lui-même sera réglé. Jusqu'à ce que ma vie soit remplie, j'ai besoin d'une règle fixe. Autrement il me faudrait des excès sans autre terme que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans bornes. J'ai vu quelque part, que l'homme qui sent n'a pas besoin de vin. Cela peut être vrai pour celui qui n'en a point l'habitude. Lorsque j'ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s'agite excessivement, le sommeil se perd. J'ai besoin d'un excès qui me tire de mon apathie inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne notre imagination, et ne remplit pas nos cœurs.
Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un verre de vin, comme ils prendraient une bavaroise. Cela n'est pas pourtant, mais ils le croient; et si vous le leur demandez, ils seront même surpris de votre question.
Je vais donc m'interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et l'inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place ne sera pas moindre encore, mais enfin je me dirai, voici un ordre établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j'aurai soin qu'il ne soit pas d'une exactitude scrupuleuse, ni d'une trop grande uniformité; car il se trouverait des prétextes et même des motifs de manquer à la règle; et si une fois on y manque, il n'y a plus de raison pour qu'on ne la secoue pas tout à fait.
Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au moment où on l'éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le borne. Ceux mêmes qui en ont la force, ont encore eu tort de n'avoir pas décidé dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit décider, et d'avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les affections agréables qu'ils sont forcés de combattre. En pensant aux raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la jouissance qu'on se permet: car il est de la nature du plaisir qu'il soit possédé avec une sorte d'abandon et de plénitude. Il se dissipe lorsqu'on veut le borner autrement que par la nécessité; et puisqu'il faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces deux choses qui sans cela seraient contraires, c'est d'imposer d'avance au plaisir la retenue d'une loi générale.
Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous est celui d'une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement estimée à sa juste valeur: ainsi dans les objets de la vue, la proximité, la présence agrandissent les dimensions. C'est avant les désirs qu'il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de la passion, le souvenir de cette règle n'est plus la voix importune de la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi n'attriste pas un homme sage.
Il est donc essentiel que la loi soit générale; celle des cas particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux circonstances: c'est une liberté que l'on conserve, parce qu'on n'a pu tout prévoir, et parce qu'il faut se soumettre à ses propres lois seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de la nécessité. Nos affections doivent avoir de l'indépendance, mais une indépendance contenue dans des limites qu'elle ne puisse passer. Elles sont semblables aux mouvements du corps qui n'ont point de grâce s'ils sont gênés, contraints, et trop uniformes; mais qui manquent de décence comme d'utilité, s'ils sont brusques, irréguliers ou involontaires.
C'est un excès dans l'ordre même que de prétendre nuancer parfaitement, modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette régularité absolue est trop rarement possible: le plaisir nous séduit, il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous vivons au milieu des songes; et de tous nos songes, l'ordre parfait pourrait bien être le moins naturel.
Ce que j'ai peine à me figurer, c'est comment on cherche l'ivresse des boissons quand on a celle des choses. N'est-ce pas le besoin d'être ému qui fait nos passions? Quand nous sommes agités par elles, que pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n'est un repos qui suspende leur action immodérée?
Apparemment l'homme chargé de grandes choses, cherche aussi dans le vin l'oubli, le calme, et non pas l'énergie. C'est ainsi que le café en m'agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d'une autre agitation. Ce n'est pas ordinairement le besoin des impressions énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès des vins ou des liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur habitude une activité plus digne d'elle en les gouvernant selon l'ordre. Le vin ne peut que la reposer. Autrement pourquoi tant de héros de l'histoire? pourquoi tant de gouvernants? pourquoi des maîtres du monde auraient-ils bu? C'était, chez plusieurs peuples, un honneur de beaucoup boire: mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps où l'on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que l'opinion entraîna, et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes très ordinaires: il reste quelques hommes forts et occupés de choses utiles, ceux-là n'ont pu chercher dans le vin que le repos d'une tête surchargée de ces soins dont l'habitude atténue l'importance, mais sans la détruire, puisqu'il n'y a rien au-delà.
LETTRE LXV
Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII.
Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue: si j'avais assez de faiblesse pour qu'il me fût un jour nécessaire en ceci d'être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J'aurais d'autant plus de honte de moi, que j'aurais bien changé, car maintenant je pense absolument comme vous. Jusque-là, si elle est inutile sous ce rapport, elle ne m'en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes choses, que l'homme en qui on a mis une partie de soi-même, se laisse aller à cesser d'être homme de bien.
Non, je n'oublierai jamais que l'argent est un des plus grands moyens de l'homme, et que c'est par son usage qu'il se montre ce qu'il est. Le mieux possible nous est rarement permis: je veux dire que les convenances sont si opposées, qu'on ne peut presque jamais faire bien sous tous les rapports. Je crois que c'en est une essentielle de vivre avec une certaine décence, et d'établir dans sa maison des habitudes commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l'on ne saurait excuser un homme raisonnable d'employer à des superfluités ce qui lui permet de faire tant de choses meilleures.
Personne ne sait que je veux me fixer ici: cependant je fais faire à Lausanne et à Vevay, quelques meubles et diverses autres choses. On a pensé apparemment que j'étais en état de sacrifier une somme un peu forte aux caprices d'un séjour momentané: on aura cru que j'allais prendre une maison seulement pour passer l'été. Voilà comment on a trouvé que je faisais de la dépense; et comment j'ai obtenu beaucoup de respects, quoique j'eusse le malheur d'avoir la tête un peu dérangée.
Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m'abordent pas comme un homme ordinaire: et moi, je suis tenté de rendre ces mêmes hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me donne de l'espérance, si celui-là est satisfait sans que j'y aie pensé, d'autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le dénuement, la gêne, l'incertitude lient les mains dans les choses mêmes que l'argent ne fait pas. On ne peut s'arranger en rien: on ne peut avoir aucun projet suivi. On est au milieu d'hommes que la misère accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien faire pour eux; on ne peut même leur faire connaître cette impuissance, afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à la fécondité de l'argent? Les hommes le perdent comme ils dissipent leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l'entasser ou de le prodiguer: si difficile de l'employer bien!
Je sais un curé près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal, qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité; mais il donne tout, et le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l'ai entendu, parlait de son avarice; mais cette avarice est bien belle!
Quand on s'arrête à l'importance du temps et à celle de l'argent, on ne peut voir qu'avec peine la perte d'une minute, ou celle d'un batz. Cependant le train des choses nous entraîne: une convenance arbitraire emporte vingt louis, tandis qu'un malheureux n'a pu obtenir un écu. Le hasard nous donne ou nous ôte trente fois plus qu'il ne faudrait pour consoler l'infortuné. Un autre hasard condamne à l'inaction celui dont le génie aurait conservé l'état. Un boulet brise cette tête que l'on croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que deviennent nos calculs et l'exactitude des détails?
Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de batiste; ceux de toile serviraient aussi bien, et l'on pourrait en donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on l'emploie dans l'intérieur d'une maison, parce qu'il n'a pas de mouchoir dont il ose se servir devant le monde.
Ce serait une vie heureuse que celle qu'on passerait comme ce curé respectable. Si j'étais pasteur de village, je voudrais me hâter de faire ainsi, avant qu'une grande habitude me rendît nécessaire l'usage de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être seul, être indépendant de l'opinion; sans quoi l'on peut perdre dans trop d'exactitude, les occasions de sortir des bornes d'une utilité si restreinte. S'arranger de cette manière c'est trop limiter son sort; mais aussi, sortez de là; et vous voilà comme assujetti à tous ces besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui entraînent si loin de l'ordre réel, qu'on voit des gens ayant cent mille livres de revenu, craindre une dépense de vingt francs.
On ne s'arrête pas assez à ce qu'éprouve une femme qui se traîne sur une route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec confiance dans une maison où elle aura de la paille; avant de s'y coucher, elle lui fait une panade; et dès qu'il dort, elle s'endort contente, laissant à la providence les besoins du lendemain.
Que de maux à prévenir, à réparer! que de consolations à donner! que de plaisirs à faire qui sont là en quelque sorte, dans une bourse d'or, comme des germes cachés et oubliés, et qui n'attendent pour produire des fruits admirables que l'industrie d'un bon cœur! Toute une campagne est misérable et avilie: les besoins, l'inquiétude, le désordre ont flétri tous les cœurs; tous souffrent et s'irritent; l'humeur, les divisions, les maladies, la mauvaise nourriture, l'éducation brutale, les habitudes malheureuses, tout peut être changé. L'union, l'ordre, la paix, la confiance peuvent être ramenés; et l'espérance elle-même, et les mœurs heureuses! Fécondité de l'argent!
Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela et borné là, comme un homme l'est par les lois de sa nature, l'héritier d'un petit patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent calculer ce qu'ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous qui leur restent, comme des jouissances qui ne périront point. Il ne doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie ou le repos dans le cœur d'un malheureux.
J'entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit simple, dans l'angle de la vallée. J'y vois des légumes que l'on apprête avec un peu de lait, parce qu'ils sont moins coûteux ainsi qu'avec le beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits se vendent à la ville, et leur produit sert à distribuer à chacune des femmes les moins aisées de l'endroit, quelques bichets de farine de maïs qu'on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à faire des gaudes et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne sont pas d'un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux et dont on a tiré un bien meilleur parti.
Dans la maison tout est propre, mais d'une simplicité rigoureuse. Si l'avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir, mais c'est l'économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et l'abondance d'une vie voluptueuse: celles-ci deviennent des besoins dont on ne supporterait pas d'être privé, mais auxquels on ne trouve point de plaisir; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage, fines, mais fortes et peu salissantes, composent presque tout l'habillement des enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de coton; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des chemises. Il n'y a d'autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui servaient jadis dans la maison paternelle; tout le reste est d'un bois très dur, agréable à l'œil et que l'on maintient dans une grande propreté; il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais; en sorte que l'on n'a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu'on a de l'ordre sans humeur, de l'activité sans inquiétude. On n'a point de domestique: comme les soins du ménage sont peu considérables et bien réglés, on se sert soi-même afin d'être libre. De plus on n'aime ni à surveiller, ni à perdre: on se trouve plus heureux avec plus de peine, et plus de confiance. Seulement une femme qui mendiait auparavant, vient tous les jours pendant une heure, elle fait l'ouvrage le moins propre, et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière d'être, on connaît au juste ce qu'on dépense; car là on sait le prix d'un œuf, et l'on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier.
Il importe à l'ordre même qu'on le suive sans répugnance: les besoins positifs sont faciles à contenir par l'habitude, dans les bornes du simple nécessaire; mais les besoins de l'ennui n'auraient point de bornes et mèneraient d'ailleurs aux besoins d'opinion, illimités comme eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l'accord de l'ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos sensations trop irrégulières: ils donnent à la fois l'avidité et l'abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis, mais aucun prétexte ne peut rendre son usage fréquent: on en prend régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient troubler l'imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence imprévue ou affectée, par les dégoûts et l'ennui qui succèdent également aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour le plaisir et les autres pour le travail; l'homme qui n'est pas contraint par une nécessité absolue, devient bientôt mécontent de tous, et curieux d'essayer une autre manière de vivre. Il faut à l'incertitude de nos cœurs, ou l'uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements s'introduiraient les dépenses; et l'on perdrait à s'ennuyer dans les plaisirs, les moyens d'être contents et aimés au milieu d'une bourgade contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie soient insipides et sans joie. On se fait à l'uniformité de l'ennui, mais le caractère en est altéré, l'humeur devient difficile et chagrine; au milieu de la paix des choses, on n'a plus la paix de l'âme et le calme du bonheur. Cet homme de bien l'a senti. Il a voulu que les services qu'il rend, que l'ordre qu'il a établi donnassent à sa famille la félicité d'une vie simple, et non pas l'amertume des privations et de la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête, tel qu'on en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu'ils se soient réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi contents. Le repas du soir se fait de bonne heure; il est composé de choses simples, mais qu'ils aiment, et que souvent on leur laisse disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté nécessaire à leur jeunesse et si bonne à tout âge, ne leur manquent jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur.
Voilà comme il faudrait vivre: voilà comme j'aimerais à faire, surtout si j'avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je nourris dans ma pensée. Je n'y crois pas, et pourtant je ne saurais m'y refuser. Le sort qui ne m'a donné ni femme, ni enfants, ni patrie; je ne sais quelle inquiétude qui m'a isolé, qui m'a toujours empêché de prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes; ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l'attente et ne me permet pas d'en sortir; elle ne dispose point de moi, mais elle m'empêche d'en disposer moi-même. Il semble qu'il y ait une force qui me retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je ne saurais soupçonner. C'est une illusion peut-être: cependant je ne puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps peut me réserver.
A la vérité je pourrais m'arranger ici à peu près de la manière dont je parle; j'aurais un objet insuffisant, mais du moins certain; et voyant à quoi je dois m'attacher, je m'efforcerais d'occuper à ces soins journaliers l'inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle étroit, le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne me trouvais pas dans un isolement qui ne m'y offrirait point de douceur intérieure; si j'avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans les détails: si j'avais une femme qui aimât les soins d'un ménage bien conduit, à qui il fût naturel d'entrer dans mes vues, qui pût trouver des plaisirs dans l'intimité domestique, et jouir comme moi de toutes ces choses qui n'ont de prix que celui d'une simplicité volontaire.
Bientôt il me suffirait de suivre l'ordre dans les choses de la vie privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n'y souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonné, j'en viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la fontaine dont j'aurais amené les eaux intarissables; et ce serait assez pour l'emploi de mes jours que dix familles trouvassent mon existence utile.
Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les habitudes de l'opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin; au lieu de boiseries vernies, j'aurais des murs de sapin; mes meubles ne seraient point d'acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la cuisine; comme j'aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds de distance d'un feu de salon, à la lumière de quarante bougies.
Mais je suis seul; et outre cette raison, j'en ai d'autres encore de faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner là toute considération de l'avenir: mais dans l'ignorance où je suis de ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis non plus adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc m'arranger selon les lieux, mais d'une manière qui n'écarte de moi personne de ceux dont on peut dire: c'est un des nôtres.
Je ne possède pas un bien considérable; et ce n'est point d'ailleurs dans un vallon des Alpes que j'irais introduire un luxe déplacé. Ces lieux-là permettent la simplicité que j'aime. Ce n'est pas que les excès y soient ignorés, non plus que les besoins d'opinion. L'on ne peut pas dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la simplicité. L'aisance y semble plus douce qu'ailleurs, et le luxe moins séduisant. Beaucoup de choses naturelles n'y sont pas encore ridicules. Il n'y faut pas aller vivre, si l'on est réduit à très peu; mais si l'on a seulement assez, on y sera mieux qu'ailleurs.
Je vais donc m'y arranger, comme si j'étais à peu près sûr d'y passer ma vie entière. J'y vais établir en tout la manière de vivre que les circonstances m'indiquent. Après que je me serai pourvu des choses nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d'un revenu clair; mais ce sera suffisant, et j'y serai moins gêné avec cela, qu'avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une grande ville.
LETTRE LXVI
19 juillet, VIII.
Quand on n'aime pas à changer de domestique, on doit être satisfait d'en avoir un dont l'opinion permette à peu près ce qu'on veut. Le mien s'arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri, il se contente de l'être un peu mieux que lui; si dans des lieux où il n'existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il s'y place de même sans me faire trop valoir tant de condescendance. Je n'en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui.
Au reste j'aime à avoir quelqu'un qui, rigoureusement parlant, n'ait pas besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont réduits naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont trop difficiles. N'ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens, ils n'ont point eu l'occasion de connaître la valeur des choses, et de se soumettre à des privations volontaires; en sorte que toutes leur sont odieuses. Ils ne distinguent point de la misère, une économie raisonnable; ni de la lésinerie, une gêne momentanée que les circonstances prescrivent; et leurs prétentions ont d'autant moins de bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle; prenez-les chez vous, ils dédaignent les légumes; la viande de boucherie est bien commune, et leur santé ne saurait s'accommoder de l'eau.
Je suis enfin chez moi; et cela dans les Alpes. Il n'y a pas bien des années que c'eût été pour moi un grand bonheur; maintenant j'y trouve le plaisir d'être occupé. J'ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J'ai commencé par faire élever un grand toit couvert d'anscelles, qui joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la fontaine, etc. C'est maintenant l'atelier général, et on y a pratiqué à la hâte quelques cases où l'on passe la nuit, pendant que la beauté de la saison le permet. De cette manière les ouvriers ne sont point dérangés, l'ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine en commun: et me voilà à la tête d'un petit Etat très laborieux et bien uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je suis parvenu à lui faire comprendre que quoiqu'il eût l'intendance de mes bâtiments, s'il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l'impudence de l'appeler valet.
Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails auxquels vous penserez, afin qu'en disposant les choses pour longtemps, et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu'il faille ensuite changer.
Adressez à Imenstròm par Vevey.
LETTRE LXVII
Imenstròm, 21 juillet, VIII.
Ma chartreuse n'est éclairée par l'aurore en aucune saison, et ce n'est que dans l'hiver qu'elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice d'été, on ne le voit pas se coucher, et on ne l'aperçoit le matin que trois heures après le moment où il a passé l'horizon. Il sort alors entre les tiges droites des sapins près d'un sommet nu, qu'il éclaire plus haut que lui dans les cieux; il paraît porté sur l'eau du torrent, au-dessus de sa chute; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à travers le bois noir; le disque lumineux repose sur la montagne boisée et sauvage dont la pente reste encore dans l'ombre, c'est l'œil étincelant d'un colosse ténébreux.
Mais c'est aux approches de l'équinoxe, que les soirées seront admirables et vraiment dignes d'une tête plus jeune. La gorge d'Imenstròm s'abaisse et s'ouvre vers le couchant d'hiver: sa pente méridionale sera dans l'ombre; celle que j'occupe et qui regarde le midi, tout éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil s'éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée profonde sera comme un asile d'une douce température, entre la plaine ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment à l'orient.
J'ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons; vingt de bois assez beaux; et à peu près trente-cinq, dont la surface est toute en rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l'ombre, et en bois ou très faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque aucun produit; c'est un espace stérile, dont on ne tire d'autre avantage que le plaisir de l'enfermer chez soi et de pouvoir, si l'on veut, le disposer pour l'agrément.
Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c'est que toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une clôture commune: de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La vigne y pourrait réussir d'après l'exposition; il y en avait même autrefois: on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de beaucoup.
Le froment y réussit mal; le seigle y serait très beau, dit-on, mais il ne me servirait que comme moyen d'échange; les fromages peuvent le faire plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la maison, afin d'avoir de l'ordre et peu d'embarras.
Je ne veux point de vignes, parce qu'elles exigent un travail pénible, et que j'aime voir l'homme occupé, mais non surchargé, parce que leur produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j'aime à savoir ce que j'ai, ce que je puis. Je n'aime point les champs, parce que le travail qu'ils demandent est trop inégal; parce qu'une grêle, et ici les gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte; parce que leur aspect est presque continuellement, ou désagréable, ou du moins fort indifférent pour moi.
De l'herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstròm. C'est un grand inconvénient; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l'on plante; et moi qui aime à être en sécurité pour l'avenir, mais qui ne compte que sur le présent, je n'aime pas attendre. Comme il n'y avait point ici de maison, on n'y a mis aucun arbre fruitier, à l'exception des châtaigniers et de quelques pruniers très vieux, qui apparemment appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des habitations: car ceci paraît avoir été partagé entre divers propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce n'était plus qu'un pâturage où les vaches s'arrêtaient lorsqu'elles commençaient à monter au printemps, et lorsqu'elles redescendaient pour l'hiver.
Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres fruits qui viendraient difficilement ici, je préfère m'en passer. Quand on a dans un lieu ce qu'il peut naturellement produire, je trouve que l'on est assez bien. Les soins que l'on se donnerait pour y avoir ce que le climat n'accorde qu'avec peine, coûteraient plus que la chose ne vaudrait.
Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les choses qui me seront nécessaires, ou dont je ferai usage. Il en est beaucoup qu'il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve point que dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son pain, son vin; qu'on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons, pintades, lapins et tout ce qui peut, étant bien administré, donner quelque avantage. Mais j'ai vu avec surprise ces ménages mesquins et embarrassés, où pour une économie toujours incertaine et souvent onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d'humeur, cent occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles, mais la plupart ne le sont que lorsqu'on a les moyens de les faire un peu en grand. Autrement il vaut mieux se borner à son affaire et la bien conduire. En simplifiant, on rend l'ordre plus facile, l'esprit moins inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus douce.
Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais peut-être à me donner chez moi cet embarras: mais irai-je, pour quelques aunes, semer du chanvre et du lin, avoir le soin de le faire tirer, de le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir? Quand tout serait bien calculé; quand j'aurais évalué les pertes, les infidélités, l'ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je trouverais ma toile très chère. Au lieu que sans tout ce soin, je la choisis comme je veux. Je ne la paie que ce qu'elle vaut réellement, parce que j'en achète une quantité à la fois, et que je la prends dans un magasin. D'ailleurs, je ne change de marchands, comme d'ouvriers ou de domestiques, que quand il m'est impossible de faire autrement: cela, quoi que l'on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l'intention de ne pas changer, et que l'on fait de son côté ce qui est juste pour les satisfaire soi-même...
LETTRE LXVIII
Im., 23 juillet, VIII.
J'ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau séjour. Je trouve, il est vrai, qu'un froid médiocre est naturellement plus incommode qu'une chaleur très grande; je hais les vents du nord et les neiges; de tous temps mes idées se sont portées vers ces beaux climats qui n'ont point d'hivers; et autrefois il me semblait pour ainsi dire chimérique que l'on vécût à Archangel, à Jeniseick. J'ai peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire sur une terre perdue vers le pôle, où pendant une si longue saison les liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l'air extérieur mortel. C'est le Nord qui me paraît inhabitable; quant à la Torride, je ne vois pas de même pourquoi les Anciens l'ont crue telle. Ses sables sont arides sans doute, mais on sent d'abord que les contrées bien arrosées doivent y convenir beaucoup à l'homme, en lui donnant peu de besoins, et en subvenant, par les produits d'une végétation forte et perpétuelle, au seul besoin absolu qu'il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages; cela est certain; elle fertilise des terres peu fécondes, mais j'aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par d'autres moyens. Elle a ses beautés; cela doit être, car l'on en découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs aspects; mais les beautés de la neige sont les dernières que je découvrirai.
Mais maintenant que la vie indépendante n'est qu'un songe oublié, maintenant que je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si la faim, le froid, ou l'ennui ne me forçaient de me remuer, je commence à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des Samoïèdes que le doux ciel de l'Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le vieillard n'a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien commodes; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte bien mieux l'ennui des mauvais temps que celui des beaux jours.
Je ne dors plus comme autrefois. L'inquiétude des nuits, le désir du repos me font songer à tant d'insectes qui tourmentent l'homme dans les pays chauds et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne sont plus à moi: les besoins de convention me deviennent naturels. Que m'importe l'indépendance de l'homme? Il me faut de l'argent, et avec de l'argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord l'homme est assujetti par les besoins et les obstacles: dans le Midi il est asservi par l'indolence et la volupté. Dans le Nord le malheureux n'a pas d'asile; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait pour lui aussi terrible que l'aumône et les cachots. Sous l'Equateur, il a les forêts; et la nature lui suffit quand l'homme n'y est pas. Là il trouve des asiles contre la misère et l'oppression; mais moi, lié par mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche une cellule commode où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me promener en long et en large, et compter ma dépense. C'est donc beaucoup si je la puis bâtir près d'un rocher suspendu et menaçant, près d'une eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j'eusse pu faire autre chose.
Cependant j'ai pensé à Lugano. Je voulais l'aller voir; j'y ai renoncé. C'est un climat facile: on n'y a pas à souffrir l'ardeur des plaines d'Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des Alpes: la neige y tombe rarement, et n'y reste pas. On y a, dit-on, des oliviers; et les sites y sont beaux; mais c'est un coin bien reculé. Je craignais encore plus la manière italienne; et quand après cela, j'ai songé aux maisons de pierres, je n'ai pas pris la peine d'y aller. Ce n'est plus être en Suisse. J'aimerais bien mieux Chessel, et j'y devrais être, mais il paraît que je ne le puis. J'ai été conduit ici par une force qui n'est peut-être que l'effet de mes premières idées sur la Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un lac n'eût pas suffi pour que je vous quittasse.
Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou comme un pays où j'aurais passé des années heureuses dans les premiers temps de la vie. J'y suis avec indifférence, et c'est une grande preuve de mon malheur; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce beau bassin de la partie occidentale du Léman si vaste, si romantique, si bien environné; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont et reviennent avec leurs cloches des montagnes; les facilités des plaines et la proximité des hautes Alpes; une sorte d'habitude anglaise, française et suisse à la fois; un langage que j'entends, un autre qui est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas; une variété tranquille que tout cela donne; une certaine union peu connue des catholiques; la douce mélodie d'une terre qui voit le couchant, mais un couchant éloigné du Nord; cette longue plaine d'eau courbée, prolongée, indéfinie, dont les vapeurs lointaines s'élèvent sous le soleil de midi, s'allument et s'embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et s'étendent pour se perdre sur la rive où l'on repose: cet ensemble entretient l'homme dans une situation qu'il ne trouve pas ailleurs. Je n'en jouis pas, et j'aurais peine à m'en passer. Dans d'autres lieux, je serais étranger; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je veux reprocher aux choses l'impuissance et le néant où je vis, je saurais de quelle chose me plaindre: mais ici je ne puis l'attribuer qu'à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les connaisse; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du moins finie.
Je dois avouer que j'aime à posséder, même sans jouir: soit que la vanité des choses, ne me laissant plus d'espoir, m'inspire une tristesse convenable à l'habitude de ma pensée; soit que, n'ayant pas d'autres jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne fait pas précisément souffrir, et qui laisse l'âme découragée dans le repos d'une mollesse douloureuse. Tant d'indifférence pour des choses séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de l'insatiable avidité de nos cœurs, flatte encore leur inquiétude: elle paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous avait données, comme assez grandes pour l'homme.
Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir, mais l'avoir vue: car la vie est trop courte pour que je surmonte ma paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde afin d'obtenir, si par hasard j'en revenais, le rare avantage de savoir, deux ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas.
Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des sensations nouvelles, qui attend de ce qu'il ne connaît pas des succès ou des plaisirs, et pour qui voyager c'est vivre. Je ne suis ni homme de guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à système; je suis mauvais observateur des choses usuelles; et je ne rapporterais du bout du monde rien d'utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n'en jamais sortir: je ne suis plus propre qu'à finir en paix. Vous vous rappellerez sans doute, qu'un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le temps sur les vaisseaux avec la pipe, le punch et les cartes; vous vous rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point, et qui bois peu, je ne vous fis d'autre réponse que de mettre mes pantoufles, de vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de voyages! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu'à finir en paix, en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l'aisance, afin d'y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je m'inquiéter; et pourquoi passer ma vie à la préparer? Encore quelques étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de cendre humaine. Vous lui rappelez qu'il doit être utile; c'est bien son espoir: il fournira à la terre quelques onces d'humus, autant vaut-il que ce soit en Europe.
Si je pouvais d'autres choses, je m'y livrerais; je les regarderais comme un devoir, et cela me ranimerait un peu: mais pour moi, je ne veux rien faire. Si je parviens à n'être pas seul dans ma maison de bois; si je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je suis un homme utile; je n'en croirai rien. Ce n'est pas être utile que de faire, avec de l'argent, ce que l'argent peut faire partout, et d'améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes qui perdent ou qui sauvent des milliers d'hommes. Mais enfin je serais content en voyant que l'on est content. Dans ma chambre bien close, j'oublierai tout le reste: je deviendrai étroit comme ma destinée, et peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie essentielle du monde.
A quoi me servirait donc d'avoir vu le globe, et pourquoi le désirerais-je? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir moi-même. D'abord vous pensez bien que le regret de ne l'avoir pas vu m'affecte assez peu. Si j'avais mille ans à vivre, je partirais demain. Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des Pallas, m'ont dit sur les autres contrées ce que j'ai besoin d'en savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une autre sensation du même ordre sous un autre ciel; je verrais peut-être un peu plus clair dans les rapports entre l'homme et les choses; et comme il faudra que j'écrive parce que je n'ai rien à faire, je dirais peut-être des choses moins inutiles.
En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d'un beau feu qui tombe en débris, j'aimerais à me dire: J'ai vu les sables et les mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique et les nuits boréales; j'ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse; j'ai souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130[74]. J'ai marché dans les neiges de l'Equateur, et j'ai vu l'ardeur du jour allumer les pins sous le cercle polaire: j'ai comparé les formes simples du Caucase avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts Félices avec le granit nu de la Thébaïde: j'ai vu l'Irlande toujours humide, et la Libye toujours aride: j'ai passé le long hiver d'Edimbourg sans souffrir du froid, et j'ai vu des chameaux gelés dans l'Abyssinie: j'ai mâché le bétel, j'ai pris l'opium, j'ai bu l'ava: j'ai séjourné dans une bourgade où l'on m'aurait cuit si l'on ne m'eût pas cru empoisonné, puis chez un peuple qui m'a adoré parce que j'y suis venu dans un de ces globes dont le peuple d'Europe s'amuse: j'ai vu l'Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et sort huile de baleine; j'ai vu le faiseur d'affaires mécontent de ses vins de Chypre et de Constance: j'ai vu l'homme libre faire deux cents lieues à la poursuite d'un ours, et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et attendre l'extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère achalanda. La fille d'un mandarin mourut de honte parce qu'une heure trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert: dans le Pacifique, deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l'unique vêtement qui les couvrait, s'avancèrent ainsi nues parmi les matelots étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami: le vrai fidèle vendit la femme qui l'avait aimé, qui l'avait sauvé, qui l'avait nourri, et la vendit davantage en apprenant qu'il l'avait rendue enceinte.
Mais quand j'aurais vu ces choses et beaucoup d'autres; quand je vous dirais, je les ai vues; hommes trompés et construits pour l'être! ne les savez-vous pas? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites? en avez-vous moins besoin de l'être pour qu'il vous reste quelque décence morale?
Non: ce n'est que songes! il vaut mieux acheter de l'huile en gros, la revendre en détail, et gagner deux sous par livre[75].
Ce que je dirais à l'homme qui pense n'en aurait pas une autorité beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l'homme impartial, toute l'expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n'a rien vu par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de voyageurs. Sans doute si cet homme d'un esprit droit, si cet observateur avait parcouru le monde, il saurait mieux encore; mais la différence ne serait pas assez grande pour être essentielle: ils pressent dans les rapports des autres les choses qu'ils n'ont pas senties, mais qu'à leur place il eût vues.
Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il est probable qu'ils ne voyageraient pas; car tout est divulgué. La science secrète n'est plus dans un lieu particulier; il n'y a plus de mœurs inconnues, il n'y a plus d'institutions extraordinaires: il n'est plus indispensable d'aller au loin. S'il fallait tout voir par soi-même, maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu'il faudrait étudier, ni à l'étendue des lieux qu'il faudrait parcourir. On n'a plus ces grands desseins, parce que leur objet devenu trop vaste, a passé les facultés et l'espoir même de l'homme; comment conviendraient-ils à mes facultés solitaires, à mon espoir éteint?
Que vous dirai-je encore? La servante qui trait ses vaches, qui met son lait reposer, qui en lève la crème et la bat, sait bien qu'elle fait du beurre. Quand elle le sert, et qu'elle voit qu'on l'étend avec plaisir sur le pain, et qu'on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce que le beurre est bon, voilà sa peine payée; son travail est beau, car elle a fait ce qu'elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui est juste et utile, sait-il ce qu'il produira, et s'il produira quelque chose?
En vérité c'est un lieu bien tranquille que cette gorge d'Imenstròm, où je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel infini: plus bas s'étendent au loin les terres que l'homme travaille.
Dans d'autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des printemps: et moi dont il faut que le toit de bois devienne semblable à celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois de chaque année.
LETTRE LXIX
Im., 27 juill., VIII.
J'apprends avec plaisir que M. de Fonsalbe est revenu de Saint-Domingue; mais on dit qu'il est ruiné, et de plus marié; on me dit encore qu'il a quelque affaire à Zurich, et qu'il doit y aller bientôt.
Recommandez-lui de passer ici: il sera bien reçu. Cependant il faut le prévenir qu'il le sera fort mal sous d'autres rapports. Je crois que ceux-là lui importent peu; car s'il n'a bien changé, c'est un excellent cœur. Un bon cœur change-t-il?
Je le plaindrais peu d'avoir eu son habitation dévastée par les ouragans et ses espérances détruites, s'il n'était pas marié; mais puisqu'il l'est je le plains beaucoup. S'il a vraiment une femme, il lui sera pénible de ne la pas voir heureuse; s'il n'a avec lui qu'une personne qui porte son nom; il sera plongé dans bien des dégoûts auxquels l'aisance seule permet d'échapper. On ne m'a pas marqué qu'il eût, ou qu'il n'eût pas d'enfants.
Faites-lui promettre de passer par Vevey, et de s'arrêter ici plusieurs jours. Le frère de Mme Dellemar m'est peut-être destiné.—Il me vient une espérance. Dites-moi quelque chose à son sujet, vous qui le connaissez davantage. Félicitez sa sœur de ce qu'il a échappé à ce dernier malheur dans la traversée. Non: ne lui dites rien de ma part; laissez périr les temps passés.
Mais apprenez-moi quand il viendra; et dites-moi, dans notre langue, votre pensée sur sa femme. Je souhaite qu'elle fasse avec lui le voyage; c'est même à peu près nécessaire. La saison favorable pour voir la Suisse est un prétexte qui vous servira à les décider. Si l'on craint l'embarras ou les frais, assurez qu'elle pourra être agréablement et convenablement à Vevey, pendant qu'il terminera ses affaires à Zurich.
LETTRE LXX
Im., 29 juill., VIII.
Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu'avant-hier, je vous écris sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de pressant; je vous préviens qu'elle ne vous apprendra rien, sinon qu'il fait un temps d'hiver: c'est pour cela que je vous écris, et que je passe l'après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les nuages sont très bas, une pluie froide inonde les vallées; il fait froid même au bord du lac; il n'y avait ici que cinq degrés à midi, et il n'y en avait pas deux un peu avant le lever du soleil[76].
Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l'été. Jusqu'à un certain point le changement convient même aux hommes constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des organes qu'une action trop continue fatigue: je jouis entièrement du feu maintenant, au lieu que dans l'hiver il me gêne, et je m'en éloigne habituellement.
Ces vicissitudes plus subites et plus grandes que dans les plaines, rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode des montagnes. Ce n'est point au maître qui le nourrit bien et le laisse en repos, que le chien s'attache davantage, mais à celui qui le corrige et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux, incertain devient nécessaire à notre inquiétude: un climat plus facile et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents.
Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l'été perpétuel donnent-ils plus d'imagination à la multitude: ce qui viendrait de ce que les premiers besoins absorbent alors moins d'heures, et de ce que les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les lieux pleins d'oppositions, de beautés et d'horreur, où l'on éprouve des situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l'imagination de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l'idéal.
Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds; des sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des ascètes: mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante, la Grèce couverte de neige et d'oliviers eut Orphée, Homère, Epiménide; la Calédonie plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins heureuse, produisit Ossian.
Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités; quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés par les vents; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu'on les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse; quelle patrie pour le cœur de l'homme! quel monde pour l'éloquence[77]!
Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers droits ombragent les rives d'un fleuve large et muet: le musulman s'y fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les éventails qu'on agite devant lui.
Mais des rochers mousseux s'avancent sur l'abîme des vagues soulevées, une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver: maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les jours grandissent, les forêts s'animent. Sur l'océan tranquille, les filles des guerriers chantent les combats et l'espérance de la patrie. Voici que les nuages s'assemblent; la mer se soulève, le tonnerre brise les chênes antiques; les barques sont englouties; la neige couvre les cimes; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le vent change; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles on distingue des planches sur la mer encore menaçante; les filles des guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme; on entend des voix humaines au-dessus des rochers, et des gouttes froides tombent du toit. Le Calédonien s'arme, il part dans la nuit, il franchit les monts et les torrents, il court à Fingal: il lui dit: «Slisama est morte, mais je l'ai entendue, elle ne nous quittera pas, elle a nommé tes amis, elle nous a commandé de vaincre.»
C'est au Nord que semblent appartenir l'héroïsme de l'enthousiasme, et les songes gigantesques d'une mélancolie sublime[78]. A la Torride appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et les passions opiniâtres des solitaires.
Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au climat, ou étrangères à lui qui modifient le tempérament de l'homme, ont fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il semble d'ailleurs que l'on n'ait fait qu'entrevoir et les moyens, et les effets de cette influence. On n'a considéré généralement que le plus ou moins de chaleur: et cette cause, loin d'être unique, n'est peut-être pas la principale.
Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la même en Norvège et dans le Yémen, la différence resterait encore très grande, et presque aussi grande peut-être entre l'Arabe et le Norvégien. L'un ne connaît qu'une nature permanente, l'égalité des jours, la continuité de la saison, et la brûlante uniformité d'une terre aride. L'autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est glacée, les eaux immobiles et le ciel bouleversé par les vents, verra une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux, féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d'une beauté inexprimable; il a les jours d'automne plus attachants encore par cette tristesse même qui remplit l'âme sans l'égarer, qui, au lieu de l'agiter d'un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d'une volupté pleine de mystère, de grandeur et d'ennuis.
Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la permanence ou la mobilité des accidents de la nature ne peuvent-ils faire d'impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère à n'avoir que l'instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont plus étendues, sont ceux qui mènent leur pays; ceux qui par les institutions, par l'exemple, par les forces publiques ou secrètes, entraînent le vulgaire; et le vulgaire lui-même obéit en bien des manières à ces mobiles, quoiqu'il ne les observe pas.
Parmi ces causes, l'une des principales sans doute est dans l'atmosphère dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et terrestres changent avec la culture et avec d'autres circonstances, lors même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi quand on observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit resté le même, il me semble que l'on ne fait pas une objection solide; on ne parle que de la température, et cependant l'air d'un lieu ne saurait convenir souvent aux habitants d'un autre lieu, dont les étés et les hivers paraissent semblables.
Les causes morales et politiques agissent d'abord avec plus de force que l'influence du climat: elles ont un effet présent et rapide qui surmonte les causes physiques, quoique celles-ci plus durables, soient plus puissantes à la longue. Personne n'est surpris que les Parisiens aient changé depuis le temps où Julien écrivit son Misopogon. La force des choses a mis à la place de l'ancien caractère parisien, un caractère composé de celui des habitants d'une très grande ville non maritime, et de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux, des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des sujets d'une monarchie tempérée dans ses formes extérieures.
LETTRE LXXI
Im., 3 août, VIII.
S'il est une chose dans le spectacle du monde, qui m'arrête quelquefois, et quelquefois m'étonne: c'est cet être qui nous paraît la fin de tant de moyens, et qui semble n'être le moyen d'aucune fin: qui est tout sur la terre, et qui n'est rien pour elle, rien pour lui-même[79]: qui cherche, qui combine, qui s'inquiète, qui réforme, et qui pourtant fait toujours de la même manière des choses nouvelles, et avec un espoir toujours nouveau des choses toujours les mêmes: dont la nature est l'activité, ou plutôt l'inquiétude de l'activité: qui s'agite pour trouver ce qu'il cherche, et s'agite bien plus lorsqu'il n'a rien à chercher: qui, dans ce qu'il a atteint, ne voit qu'un moyen pour atteindre une autre chose; et lorsqu'il jouit, ne trouve dans ce qu'il avait désiré, qu'une force nouvelle pour s'avancer vers ce qu'il ne désirait pas: qui aime mieux aspirer à ce qu'il craignait, que de ne plus rien attendre: dont le plus grand malheur serait de n'avoir à souffrir de rien: que les obstacles enivrent, que les plaisirs accablent; qui ne s'attache au repos que quand il l'a perdu: et qui, toujours emporté d'illusions en illusions, n'a pas, ne peut pas avoir autre chose, et ne fait jamais que rêver la vie.
LETTRE LXXII
Im., 6 août, VIII.
Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m'être confiné dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m'y attendre; et je dois aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en contradiction. Je pense cependant que cette opposition n'est qu'apparente, et n'existera qu'aux yeux de celui qui me croira un penchant décidé pour la campagne. Mais je n'aime pas exclusivement ce qu'on appelle vivre à la campagne; je n'ai point non plus d'éloignement pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout à fait maintenant.
A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il ne me fût désagréable de me fixer; mais il n'y en a point peut-être que je ne préférasse à la campagne, telle que je l'ai vue dans plusieurs provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une préférence décidée à la campagne; car si, dans une situation gênée, il y est plus facile qu'à la ville de mener une vie supportable; je crois qu'avec de l'aisance il est plus facile dans les grandes villes qu'ailleurs, de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est donc sujet à tant d'exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce que j'aime, ce n'est pas précisément une chose de telle nature, mais celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle que je reconnais être le plus selon sa nature.
Je préférerais la vie du plus misérable Norvégien dans ses roches glacées, à celle que mènent d'innombrables petits bourgeois de certaines villes dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de chagrins, et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l'être insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les dimanches.
J'aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a pour promenade publique un parc bien planté et non d'insipides boulevards: où l'on voit un marché commode, et de belles fontaines: où l'on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas extraordinaires, célèbres, ni même savants; mais pensant bien, se voyant avec plaisir, et ne manquant pas d'esprit: une petite ville enfin où il y a aussi peu qu'il se puisse de misère, de boue, de division, de propos de commère, de dévotion bourgeoise, et de calomnie.
J'aime mieux encore une très grande ville qui réunisse tous les avantages et toutes les séductions de l'industrie humaine: où l'on trouve les manières les plus heureuses, et l'esprit le plus éclairé: où l'on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des connaissances telles qu'on les désire: où l'on puisse se perdre quand on veut dans la foule, être à la fois connu, respecté, libre et ignoré; prendre le train de vie que l'on aime, et en changer même sans faire parler de soi: où l'on puisse en tout choisir, s'arranger, s'habituer, sans avoir d'autres juges que les personnes dont on est vraiment connu. Paris est la ville qui réunit à un plus haut degré les avantages des villes; ainsi, quoique je l'aie vraisemblablement quittée pour toujours, je ne saurais être surpris que tant de gens de goût, et tant de gens à passions, en préfèrent le séjour à tout autre.
Quand on n'est point propre aux occupations de la campagne, on s'y trouve étranger; on sent qu'on n'a pas les facultés convenables à la vie que l'on a choisie, et qu'on ferait mieux un autre rôle que peut-être pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il faut avoir les habitudes rurales; il n'est guère temps de les prendre lorsqu'on n'est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras travailleurs, et s'amuser à planter, à greffer, à faner soi-même: il faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l'on n'est pas là ce qu'on y devrait être, et l'on se dit: à Paris, je ne sentirais pas cette disconvenance; ma manière serait d'accord avec les choses, quoique ma manière et les choses ne puissent y être d'accord avec mes véritables goûts. Ainsi l'on ne retrouve plus sa place dans l'ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos affections: et s'il arrive ensuite que l'on soit tout à fait libre, l'on ne saurait plus choisir qu'à peu près ce qu'il faut, il n'y a plus rien qui convienne tout à fait.
A Paris on est bien pour quelque temps; mais il me semble qu'on n'y est pas bien pour la vie entière, et que la nature de l'homme n'est pas de rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais séparé des grandes scènes de la nature! Les grâces de la société ne sont point sans prix; c'est une distraction qui entraîne nos fantaisies; mais elle ne remplit pas notre âme, elle ne dédommage pas de tout ce qu'on a perdu, elle ne saurait suffire à celui qui n'a qu'elle dans la ville, qui n'est pas dupe des promesses d'un vain bruit, et qui sait le malheur des plaisirs.
Sans doute, s'il est un sort satisfaisant, c'est celui du propriétaire qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa famille et lui-même: et, ne cherchant point les succès et les amertumes du monde, veut seulement jouir chaque jour de ses plaisirs faibles et répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut reproduire.
Avec une femme, comme il en est; avec un ou deux enfants, et un ami comme vous savez; avec de la santé, un terrain suffisant dans un site heureux, et l'esprit d'ordre, on a toute la félicité que l'homme sage puisse maintenir dans son cœur. Je possède une partie de ces biens: mais celui qui a dix besoins, n'est pas heureux quand neuf sont remplis: l'homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal; et pourtant le bonheur reste loin de moi.
Je ne regrette point Paris; mais je me rappelle une conversation que j'eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le service, et de se fixer à Paris. J'étais chez M. T*** vers le soir: il y avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois seulement; il fit apporter du porter: un peu après il sortit, et je me trouvai seul avec cet officier. Je n'ai pu oublier certaines parties de notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce sujet, et si le porter après dîner n'entra pas pour beaucoup dans cette sorte d'épanchement: quoi qu'il en soit, voici à peu de chose près ses propres termes. Vous verrez un homme qui compte n'être jamais las de s'amuser: et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu'il prétend assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et les rendre ainsi les instruments d'une sorte de passion qui ne finisse qu'avec lui-même. Je trouvai remarquable ce qu'il me disait: le lendemain matin, voyant que je m'en rappelais assez bien, je me mis à l'écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici: par paresse, je ne veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez.
«...J'ai voulu avoir un état, je l'ai eu; et j'ai vu que cela ne menait à rien de bon, du moins pour moi. J'ai encore vu qu'il n'y avait qu'une chose extérieure qui pût valoir la peine qu'on s'en inquiétât: c'est l'or. Il en faut; et il est aussi bon d'en avoir assez, qu'il est nécessaire de n'en pas chercher immodérément. L'or est une force: il représente toutes les facultés de l'homme, puisqu'il lui ouvre toutes les voies, puisqu'il lui donne droit à toutes les jouissances; et je ne vois pas qu'il soit moins utile à l'homme de bien qu'au voluptueux, pour remplir ses vues. J'ai aussi été dupe de l'envie d'observer et de savoir, je l'ai poussée trop loin: j'ai appris avec beaucoup de peine des choses inutiles à la raison de l'homme, et que j'oublie dès à présent. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque volupté dans cet oubli, mais je l'ai payée trop cher. J'ai un peu voyagé, j'ai vécu en Italie, j'ai traversé la Russie, j'ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m'ayant beaucoup ennuyé, quand je n'ai plus eu d'affaires j'ai voulu voyager pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes; j'y ai couru comme un autre.
—Vous avez été dédommagé de l'ennui des plaines russes.
—Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l'été, si le granit des Alpes est dur, si l'eau descend vite en tombant de haut, et diverses autres choses semblables.
—Sérieusement, vous n'en avez pas été satisfait, vous n'en avez rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation?...
—Je sais la forme des chaudières où l'on fait le fromage; et je suis en état de juger si les planches des Tableaux topographiques de la Suisse sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé souvent. Que m'importe que des rochers roulés par quelques hommes en aient écrasé un plus grand nombre qui se trouvait dessous. Si la neige et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose aussi étonnante arriva jadis, je ne les choisirai point pour y vivre maintenant. Je suis charmé qu'à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la bière en déchargeant des tonneaux de café; pour moi, je trouve du café ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon: l'on prétend que Paris a moins de mauvais qu'un autre endroit; je ne décide point cela, mais j'ai mes habitudes à Paris, et j'y reste. Quand on a du sens, et de quoi vivre, on peut s'arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre cœur, notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J'ai trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Wolga, j'ai vu les plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A Astracan, à Lausanne, à Naples, l'homme gémit comme à Paris: il rit à Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se divertit à Paris, n'est guère la manière dont j'aime à voir rire le peuple: mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une société plus agréable, et une vie plus commode. Je suis revenu de ces fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n'ai plus qu'un goût dominant, ou si vous voulez, une manie; celle-là ne me quittera pas, car elle n'a rien de chimérique et ne se donne pas de grands embarras pour un vain but. J'aime à tirer le meilleur parti de mon temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l'ordre occupe mieux, et produit bien plus que les autres passions; elle ne sacrifie rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs.
—Soit! mais de quel bonheur parlons-nous? Passer ses jours à faire sa partie, à dîner, et à parler d'une actrice nouvelle; cela peut être assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera point le bonheur de celui qui a de grands besoins.
—Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes: c'est la soif d'une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant à moi, je me soucie peu d'admirer une heure, et de m'ennuyer un mois; j'aime mieux m'amuser souvent et ne m'ennuyer jamais. Ma manière d'être ne me lassera pas, parce que j'y joins l'ordre et que je m'attache à cet ordre.»
Voilà tout ce que j'ai conservé de notre entretien qui a duré une grande heure sur le même ton. J'avoue que s'il ne me réduisit pas au silence, il me fit du moins beaucoup rêver.
LETTRE LXXIII
Im., septembre, VIII.
Vous me laissez dans une grande solitude. Avec qui vivrai-je lorsque vous serez errant par-delà les mers? C'est maintenant que je vais être seul. Votre voyage ne sera pas long; cela se peut: mais gagnerai-je beaucoup à votre retour? Ces fonctions nouvelles qui vous assujettiront sans relâche, vous ont donc fait oublier mes montagnes et la promesse que vous m'aviez faite? Avez-vous cru Bordeaux si près des Alpes?
Je n'écrirais pas jusqu'à votre retour; je n'aime point ces lettres aventurées qui ne sauraient rencontrer que par hasard celui qui les attend; et dont la réponse, qui ne peut venir qu'au bout de trois mois, peut ne venir qu'au bout d'un an. Pour moi, qui ne remuerai pas d'ici, j'espère en recevoir avant votre retour.
Je suis fâché que M. de F*** ait des affaires à terminer à Hambourg, avant celle de Zurich; mais puisqu'il prévoit qu'elles seront longues, peut-être la mauvaise saison sera passée avant qu'il vienne en Suisse. Ainsi vous pourrez arranger les choses pour ce temps-là, comme elles étaient projetées pour cet automne. Ne partez point sans qu'il ait promis formellement de s'arrêter ici plusieurs jours.
Vous voyez si cela m'importe. Je n'ai nul espoir de vous avoir: qu'au moins j'aie quelqu'un que vous aimiez. Ce que vous me dites de lui, me satisferait beaucoup, si les projets d'une exécution éloignée me séduisaient. Je ne veux plus croire au succès des choses incertaines.
LETTRE LXXIV
Im., 15 juin, neuvième année.
J'ai reçu votre billet avec une joie ridicule. Bordeaux m'a semblé un moment plus près de mon lac, que Port-au-Prince, ou l'île de Gorée. Vos affaires ont donc réussi: c'est beaucoup. L'âme s'arrange pour se nourrir de cela, quand elle n'a pas d'autres aliments.
Pour moi je suis dans un ennui profond. Vous comprenez que je ne m'ennuie pas; au contraire, je m'occupe; mais je péris d'inanition.
Il convient d'être concis comme vous. Je suis à Imenstròm. Je n'ai aucune nouvelle de M. de Fonsalbe. D'ailleurs je n'espère plus rien: cependant... Adieu. Si vales bene est; ego quidem valeo.
16 juin.
Quand je songe que vous vivez occupé et tranquille, tantôt travaillant avec intérêt, tantôt prenant plaisir à ces distractions qui reposent, j'en viens presque au point de blâmer l'indépendance que j'aime beaucoup pourtant. Il est incontestable que l'homme a besoin d'un but qui le séduise, d'un assujettissement qui l'entraîne et lui commande. Cependant il est beau d'être libre, de choisir ce qui convient à ses moyens, et de n'être point comme l'esclave qui fait toujours le travail d'un autre. Mais j'ai trop le temps de sentir toute l'inutilité, toute la vanité de ce que je fais. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses tient de bien près au dégoût de toutes.
Vous faites vendre Chessel: vous allez acquérir près de Bordeaux. Ne nous reverrions-nous jamais? Vous étiez si bien! mais il faut que la destinée de chacun soit remplie. Il ne suffit pas que l'on paraisse content: moi aussi je parais devoir l'être; et je ne suis pas heureux. Quand vous le serez, envoyez-moi du sauternes; je n'en veux pas auparavant. Mais vous le serez, vous dont le cœur obéit à la raison. Vous le serez homme bon, homme sage que j'admire, et ne puis imiter: vous savez employer la vie; moi, je l'attends. Je cherche toujours au-delà, comme si les heures n'étaient pas perdues; comme si l'éternelle mort n'était pas plus près que mes songes.
LETTRE LXXV
Im., 28 juin, IX.
Je n'attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années se succèdent; tout se renouvelle en vain; je reste le même. Au milieu de ce que j'ai désiré, tout me manque; je n'ai rien obtenu, je ne possède rien: l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide m'environne tous les jours, et chaque saison semble l'étendre davantage autour de moi. Nulle intimité n'a consolé mes ennuis dans les longues brumes de l'hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint point pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres: leur feu indomptable me fatigua sans me ranimer; je devins étranger dans le monde heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même: la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus belles! Saison heureuse! Les beaux jours me sont inutiles, les douces nuits me sont amères. Paix des ombrages! brisement des vagues! silence! lune! oiseaux qui chantiez dans la nuit! sentiments des jeunes années, qu'êtes-vous devenus?
Les fantômes sont restés: ils paraissent devant moi; ils passent, repassent, s'éloignent, reparaissent comme une nuée mobile sous cent formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec tranquillité la nuit du tombeau; mes yeux ne se ferment point. Ces fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant silencieusement; ils approchent et fuient, s'abîment et reparaissent: je les vois tous, et je n'entends rien; je les fixe, c'est une fumée; je les cherche, ils ne sont plus. J'écoute, j'appelle, je n'entends pas ma voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu, incertain, pressé d'inquiétude et d'étonnement, au milieu des ombres errantes, dans l'espace impalpable et muet. Nature impénétrable! ta splendeur m'accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi ces longs jours? Leur lumière commence trop tôt; leur brûlant midi m'épuise et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les cendres de mon cœur: le génie qui s'endormait sous ses ruines, a frémi du mouvement de la vie.
Les neiges fondent sur les sommets; les nuées orageuses roulent dans la vallée: malheureux que je suis! les cieux s'embrasent, la terre mûrit, le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui s'éteint! grandes ombres des neiges perdurables!... Et l'homme n'aurait que d'amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand la lune monte sur le Velan!
Dès que je sortis de cette enfance que l'on regrette, j'imaginai, je sentis une vie réelle; mais je n'ai trouvé que des sensations fantastiques: je voyais des êtres, il n'y a que des ombres: je voulais de l'harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre et profond; le vide creusa mon cœur; des besoins sans bornes me consumèrent dans le silence, et l'ennui de la vie fut mon seul sentiment dans l'âge où l'on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité pleine, universelle, dont l'image idéale est pourtant dans le cœur de l'homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature. Je n'essayais encore que des douleurs inconnues: mais quand je vis les Alpes, les rives de leurs lacs, le silence de leurs chalets, la permanence, l'égalité des temps et des choses, je reconnus des traits isolés de cette nature pressentie: je vis les reflets de la lune sur le schiste des roches et sur les toits de bois; je vis des hommes sans désirs; je marchai sur l'herbe courte des montagnes; j'entendis des sons d'un autre monde.
Je redescendis sur la terre; là s'évanouit cette foi aveugle à l'existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de perfections, de jouissances positives; brillante supposition dont s'amuse un cœur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de profondeur a refroidi, ou qu'un plus long temps a mûri.
Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle; voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons.
Une destinée indomptable efface nos songes: et que met-elle dans cet espace qu'encore il faut remplir? Le pouvoir fatigue: le plaisir échappe: la gloire est pour nos cendres: la religion est un système du malheureux: l'amour avait les couleurs de la vie, l'ombre vient, la rose pâlit, elle tombe, et voici l'éternelle nuit.
Cependant notre âme était grande: elle voulait, elle devait: qu'a-t-elle fait? J'ai vu sans peine étendue sur la terre et frappée de mort, la tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l'être animé, elle l'a reçu dans ses asiles; elle a bu les eaux de l'air, elle subsistait malgré les vents orageux; elle meurt au milieu des arbres nés de son fruit. Sa destinée est accomplie; elle a reçu ce qui lui fut promis: elle n'est plus, elle a été.
Mais ce sapin placé par les hasards sur le bord du marais! Il s'élevait sauvage, fort et superbe, comme au milieu des rochers déserts, comme l'arbre des forêts profondes: énergie trop vaine! les racines s'abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure: la tige s'affaiblit et se fatigue; la cime penchée par les vents humides, se courbe avec découragement; les fruits, rares et faibles, tombent dans la bourbe et s'y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l'orage qui doit l'y renverser; car sa vie a cessé longtemps avant sa chute.
LETTRE LXXVI
2 juillet, IX.
Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était fontainier à six lieues d'ici.
J'avais beaucoup de tuyaux à poser, je l'ai fait venir. Il m'a plu: c'est un homme discret et honnête: il est simple, et il a une sorte d'assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la conscience d'une droiture inaltérable. Sans être très robuste, il est bon travailleur, il fait bien et avec exactitude. Il n'a été avec moi ni gêné, ni empressé; ni bas, ni familier. Alors j'allai moi-même dans son village pour savoir ce qu'on y pensait de lui; j'y vis même sa femme. A mon retour je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne concevait guère que j'en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant qu'il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine, une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l'étable: tout cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour hiverner deux vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme: il a le terrain nécessaire, les deux vaches et quelques autres choses. A présent les tuyaux peuvent manquer, j'ai un fontainier qui ne manquera pas. En vingt jours sa maison a été prête: c'est un des avantages de ce genre de construction; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une semblable en deux semaines, et l'on n'a pas besoin d'attendre que les plâtres soient essuyés.
Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau; je le fis avertir de quitter l'ouvrage un peu plus tôt, et le menant là, je lui dis: «Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu'à cette haie sont désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous conduisez bien, comme il m'est presque impossible d'en douter.»
Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l'étendue d'un service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un cœur juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement semblables à ce qu'il avait imaginé comme devant remplir tous ses désirs, à ce que depuis son mariage il envisageait, sans espérance, comme le bien suprême, à ce qu'il eût demandé uniquement au Ciel s'il eût pu former un vœu qui dût être exaucé. Cela vous plaira; mais ce qui va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans: il n'a point eu d'enfants; la misère eût été leur seul patrimoine, car chargé d'une dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail le nécessaire pour lui et sa femme: mais maintenant elle est enceinte. Considérez le peu de facilités et même d'occasions que laisse au développement de nos facultés un état habituel d'indigence; et jugez si l'on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse.
Je me trouve bien heureux d'avoir quelque chose sans être obligé de le devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons très souvent funeste; mais je ne leur accorderai jamais qu'une fortune indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même pour la sagesse.
LETTRE LXXVII
6 juillet, IX.
Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats; l'espèce humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences des races y sont plus marquées qu'ailleurs; elles furent moins confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu'on crut longtemps inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres, sont restées isolées dans leurs limites sauvages; elles ont conservé autant d'habitudes particulières dans l'administration, le langage et les mœurs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages et de hameaux. Il arrive qu'en passant et repassant un torrent six fois dans une route d'une heure, on trouve autant de races d'une physionomie distincte, et dont les traditions confirment la différente origine.
Les cantons subsistant maintenant[80] sont formés d'une multitude d'Etats. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force de négocier, de s'arrondir, de gagner les esprits, d'envahir ou de vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales.
Respectable faiblesse! Si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil des conquêtes, et à l'ostentation de l'empire plus funeste encore.
Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage: je suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans certaines parties de l'Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l'Ouest et au Nord-Ouest, les femmes ont une blancheur que l'on remarquerait dans les villes, et une fraîcheur de teint que l'on n'y trouverait pas. Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j'ai vu des traits d'une grande beauté dont le caractère général était une majesté tranquille. Une servante de fermier n'avait de remarquable que le contour de la joue; mais il était si beau, il donnait à tout le visage une expression si auguste et si calme, qu'un artiste eût pu prendre sur cette tête l'idée d'une Sémiramis ou d'une Catherine.
Mais l'éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes, sont très loin de la perfection générale des formes, et de cette grâce pleine d'harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une question qu'on peut trouver très délicate: mais il semble qu'il y ait ici quelque rudesse dans les formes, et qu'en général on y voie des traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu'une beauté finie. Dans les lieux dont je vous parlais d'abord, le haut de la joue est très saillant: cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle commun dans une tête de brebis.
S'il arrive qu'une paysanne française[81] soit jolie à dix-huit ans, avant vingt-deux son visage hâlé paraît fatigué, abruti; mais dans ces montagnes, les femmes conservent en fanant leurs prés, tout l'éclat de la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise: cependant à ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce serait une exception.
On assure que rien n'est si rare dans la plus grande partie de la Suisse qu'un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu'à prétendre que beaucoup de femmes du pays n'en ont pas même l'idée. Il soutient que certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n'imaginent pas que l'on doive être autrement, et pour qu'elles regardent comme chimériques des tableaux faits d'après nature en Grèce, en Angleterre, en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une sorte de beauté qui n'est pas celle du pays, je ne puis croire qu'il y manque universellement: comme si les grâces les plus intéressantes étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont l'origine n'a rien de commun, et dont les différences très marquées subsistent encore.
Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d'une certaine irrégularité dans les formes, on l'expliquerait par cette rudesse qui semble appartenir à l'atmosphère des Alpes. Il est très vrai que la Suisse qui a de fort beaux hommes, et plus particulièrement dans le sein des montagnes, comme dans l'Hasly et le haut Valais, contient néanmoins une quantité bien remarquable de crétins, et surtout de demi-crétins goitreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d'individus, sans avoir des goitres, paraissent attaqués de la même maladie que les goitreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements à des parties trop brutes de l'eau, et surtout de l'air, qui s'arrêtent, embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de l'homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l'homme?
Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d'un humus élaboré par une trituration perpétuelle, donnassent à l'atmosphère des vapeurs plus assimilées aux besoins de l'être très organisé; et qu'il émanât des rochers, des fondrières, et des eaux toujours dans l'ombre, des particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des organes délicats? le nitre des neiges subsistantes au milieu de l'été, peut s'introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs, et sur les hommes attaqués de la goutte ou d'un rhumatisme: un effet encore plus caché sur notre organisation entière n'est pas invraisemblable. Ainsi la nature qui mélange toutes choses, aurait compensé par des dangers inconnus les romantiques beautés des terres que l'homme n'a pas soumises.
LETTRE LXXVIII
Im., 16 juillet, IX.
Je suis tout à fait de votre avis; et même j'aurais dû moins attendre pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l'âme dans ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que l'on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque, ou d'Ossian dans le cabinet d'un L** futur, c'est une illusion qui a de la grandeur, c'est un des plus nobles hochets de l'homme. Celui qui a vu comme la larme est brûlante sur la joue du malheureux, se met à rêver une idée plus séduisante encore: il croit qu'il pourra dire à l'homme d'une humeur chagrine le prix de la joie de son semblable; qu'il pourra prévenir les gémissements de la victime qu'on oublie; qu'il pourra rendre au cœur navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou consolantes, qui égarent les uns et soutiennent les autres.
On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral est dans la main de l'homme. On suit des conséquences théoriques qui mènent à l'idée du bonheur universel; on oublie cette force qui nous maintient dans l'état de confusion où se perd le genre humain; on se dit: Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes naturels, je dirai des choses bonnes, ou qui pourront le devenir. Alors on se croit moins inutile et moins abandonné sur la terre: on réunit le songe des grandes choses à la paix d'une vie obscure; on jouit de l'idéal, et on en jouit vraiment, parce qu'on croit le rendre utile.
L'ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n'est point réalisé, mais qui est possible: le génie humain va y chercher l'idée d'une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des modifications plus heureuses esquissées d'après ce type surnaturel.
La constante versatilité de l'homme prouve qu'il est habile à des habitudes contraires. L'on pourrait, en rassemblant des choses effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins difficile à son cœur que tout ce qui lui a été proposé jusqu'à présent. Voilà ma tâche.
On n'atteint sans ennui le soir de la journée, qu'en s'imposant un travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m'avancerai vers le soir de la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l'espoir d'ajouter à ces moyens qui furent donnés à l'homme. Il faut des illusions à mon cœur trop grand pour n'en être pas avide, et trop faible pour s'en passer.
Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra faire celui qui ne l'attend pas à présent, et qui n'ose pas l'attendre ensuite? Ne faudra-t-il point qu'il en cherche l'expression dans un œil ami, sur le front de l'être qui est comme lui[82]? C'est une nécessité qu'il soit avide de la joie de son semblable; il n'a d'autre bonheur que celui qu'il donne. Quand il n'a point ranimé dans un autre le sentiment de la vie, quand il n'a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond de son cœur rebuté: il semble qu'il finisse dans les ténèbres du néant.
On parle d'hommes qui se suffisent à eux-mêmes, et se nourrissent de leur propre sagesse: s'ils ont l'éternité devant eux, je les admire et les envie; s'ils ne l'ont point, je ne les comprends pas.
Pour moi, non seulement je ne suis point heureux, non seulement je ne le serai point; mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les affections de l'homme sont un abîme d'avidité, de regrets et d'erreurs.
Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis: je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz, entre vos landes solitaires et vos grandes eaux: Où est celui qui ne m'a plus? où est l'ami que je n'ai trouvé ni en Afrique, ni aux Antilles? Voici le temps nébuleux que désire sa tristesse; il se promène, il songe à mes regrets et au vide de ses années; il écoute vers le couchant, comme si les sons du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire; il voit les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon bonnet de nuit passer derrière leurs branches fleuries, il regarde sur le sable la trace de mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous dis-je, j'aurai déjà changé. Et d'ailleurs, avons-nous le même ciel, nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à celle de nos premiers jours?
Pendant vos douces soirées, un vent d'hiver peut terminer ici des jours brûlants. Le soleil consumait l'herbe autour des vacheries; le lendemain les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie par l'humidité de la nuit: mais deux pieds de neige surchargent le toit sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce climat bizarre. Ce que j'aime aujourd'hui, ce qui ne me déplaît pas, lorsque vous l'aurez lu me déplaira peut-être, et le changement ne sera pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet; je sors pour longtemps: un quart d'heure après on me voit rentrer. Un écureuil, en m'entendant, a grimpé jusqu'à la cime d'un sapin. Je laissais toutes ces idées: un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m'enferme dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m'ennuie pas. Si l'on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s'excuse de me déranger; mais ils m'ont rendu service. Cette amertume s'en va comme elle était venue; si je suis distrait, je suis content. Ne le pouvais-je pas moi-même? non. J'aime ma douleur, je m'y attache tant qu'elle dure: quand elle n'est plus, j'y trouve une insigne folie.
Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie m'impatientait, et qu'il y a eu un moment où je la supportais comme un mal qui n'avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me paraît maintenant celui d'une chose étrangère à moi; il me surprendrait même si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi rester. Je suis las; mais dans ma lassitude, je trouve qu'on n'est pas mal quand on se repose. La vie m'ennuie et m'amuse. Venir, s'élever, faire grand bruit, s'inquiéter de tout, mesurer l'orbite des comètes; et, après quelques jours, se coucher là sous l'herbe d'un cimetière: cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu'au bout.
Mais pourquoi prétendre que c'est l'habitude des ennuis, ou le malheur d'une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et du néant des jours de l'homme? Il ne faut point qu'une humeur mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils des Incas enchaîné dans les mines d'où l'on tira l'or du palais de ses ancêtres et des temples du Soleil, ou au bourgeois laborieux et irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée; ne demandez point à d'innombrables malheureux ce que valent et les espérances et les prospérités humaines; ne demandez point à Héraclite quelle est l'importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle de la vie. C'est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et admiré dans l'Europe; c'est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et fortuné; c'est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d'y monter lui-même; c'est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs, et riche de trente millions: c'est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l'âme et le repos du cœur, la valeur et la duré du mouvement de nos jours.
Mon ami! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de pauvres insensés quand nous vivons; mais nous sommes si nuls quand nous ne vivons pas! Et puis l'on a toujours des affaires à terminer: j'en ai maintenant une grande, je veux mesurer l'eau qui tombera ici pendant dix années. Pour le thermomètre, je l'ai abandonné: il faudrait se lever dans la nuit; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j'aime toujours la plus grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où mon goût n'a pas encore changé.) D'ailleurs pour que je pusse prendre quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je cessasse d'ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des montagnes du Labrador. Une autre chose m'intéresse davantage: je voudrais savoir si l'on pénètre de nouveau dans l'intérieur de l'Afrique. Ces contrées vastes, superbes, inconnues, où l'on pourrait, je pense... Je suis séparé du monde. Si l'on en reçoit des notions plus précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m'entendez.
LETTRE LXXIX
17 juillet, IX.
Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait me flatter un peu; pour la première fois vous ne me croiriez pas; vous penseriez qu'au moins je m'abuse, et vous auriez raison. Il est bien difficile que le besoin de s'estimer soi-même se trouve entièrement détaché de ce plaisir non moins naturel, d'être estimé par certains hommes, et de savoir qu'ils disent, c'est l'un des nôtres. Mais le goût de la paix, une certaine indolence de l'âme dont les ennuis ont augmenté chez moi l'habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction, comme j'en ai oublié d'autres. J'ai besoin d'être retenu et excité par la crainte du reproche que j'aurais à me faire, si n'améliorant rien, ne faisant rien que d'user pesamment des choses comme elles sont, j'allais encore négliger le seul moyen d'énergie qui s'accorde avec l'obscurité de ma vie.
Ne faut-il point que l'homme soit quelque chose, et qu'il remplisse dans un sens ou dans un autre, un rôle expressif? Autrement il tombera dans l'abattement, et perdra la dignité de son être: il méconnaîtra ses facultés; ou s'il les sent, ce sera pour le supplice de son âme combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien même que la vie la plus nulle doit encore produire, ne sera plus en son pouvoir. C'est un précepte très beau et très utile, que celui de la simplicité: mais il a été bien mal entendu. L'esprit qui ne voit pas les diverses faces des choses, pervertit les meilleurs maximes; il avilit la sagesse elle-même en lui étant ses moyens, en la plongeant dans la pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte.
Assurément un homme de lettres[83] en linge sale, logé dans le grenier, recousant ses hardes, et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera difficilement un être utile au monde, et jouissant de l'autorité nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s'allie avec la blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier; ou s'il a gagné quelque chose, c'est sa servante qu'il épouse. A-t-il donc voulu ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers? Il fait plus de tort à l'opinion que le prêtre marié qu'on paie pour en appeler journellement à ce culte qu'il a trahi, que le moine factieux qui vante la paix et l'abnégation, que ces charlatans de la probité, dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, mœurs! vertus! honnête homme! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis sans billet.
Tout homme qui a l'esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque considération, la cherche. Il se conduit de manière à l'obtenir jusque dans les choses où l'opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu que ce soin n'exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux résultats essentiels de son caractère. S'il est une règle sans exception, je pense que ce doit être celle-ci: et j'affirmerais volontiers que c'est toujours par quelque vice du cœur ou du jugement, que l'on dédaigne et que l'on affecte de dédaigner l'estime publique, partout où la justice n'en commande pas le sacrifice.
On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s'environne de quelque aisance, si on a de l'ordre chez soi et une sorte de dignité dans l'habitude de sa vie. On peut l'être dans la pauvreté même, quand on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui serait misère dans le vulgaire, jusqu'au dénuement d'une extrême médiocrité. L'homme qui a un caractère élevé n'est point confondu parmi la foule; et si pour l'éviter il fallait descendre à des soins minutieux, je crois qu'il se résoudrait à le faire. Je crois encore qu'il n'y aurait point en cela de vanité: le sentiment des convenances naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que les autres l'y mettent. Si c'était un vain désir de primer, l'homme supérieur craindrait l'obscurité du désert et ses privations, comme il craint la bassesse et la misère du cinquième étage; mais il craint de s'avilir, et ne craint point de n'être pas élevé: il ne répugne pas à son être de n'avoir point un grand rôle, mais d'en avoir un qui soit contraire à sa nature.
Si une sorte d'autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie, elle est indispensable à l'écrivain. La considération publique est un de ses plus puissants moyens: sans elle il ne fait qu'un état; et cet état devient bas, parce qu'il remplace une grande fonction.
Il est absurde et révoltant qu'un auteur ose parler à l'homme de ses devoirs, sans être lui-même homme de bien[84]. Mais si le moraliste pervers n'obtient que du mépris, le moraliste inconnu reste tellement inutile que quand il n'en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes a perdu sa force, lorsque les livres de philosophie, de religion, de morale furent étalés, à trois sous la pièce, au milieu de la boue des quais; lorsque leurs pages solennelles furent livrées aux charcutiers pour envelopper des cervelas.
L'opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent être ni méprisées, ni même négligées, puisqu'elles sont un des grands moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus importantes. C'est également un excès de ne rien faire pour elles, ou de ne faire que pour elles. Les grandes choses que l'on exécute sont belles de leur seule grandeur, et sans qu'il soit besoin de songer à les produire, à les faire valoir: il n'en saurait être de même de celles que l'on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un exemple perdu: la pensée la plus juste, la conception la plus sage le sont également, si on ne les communique pas; leur utilité dépend de leur expression, c'est leur célébrité qui les rend fécondes.
Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours précédés par un bon livre d'un genre agréable, qui fût bien répandu, bien lu, bien goûté[85]. Celui qui a un nom, parle avec plus de confiance: il fait plus et il fait mieux, parce qu'il espère ne pas faire en vain. Malheureusement on n'a pas toujours le courage ou les moyens de prendre des précautions semblables: les écrits, comme tant d'autres choses, sont soumis à l'occasion même inaperçue; ils sont déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos projets.
Faire un livre pour avoir un nom, c'est une tâche: elle a quelque chose de rebutant et de servile; et quoique je convienne des raisons qui semblent me l'imposer, je n'ose l'entreprendre, et je l'abandonnerais.
Je ne veux cependant pas commencer par l'ouvrage que je projette. Il est trop important et trop vaste pour que je l'achève jamais: c'est beaucoup si je le vois approcher un jour de l'idée que j'ai conçue. Cette perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu'il est bon que je me fasse auteur, afin d'avoir le courage de continuer à l'être. Ce sera un parti pris et déclaré; en sorte que je le suivrai comme pour remplir ma destination.
LETTRE LXXX
2 août, IX.
Je pense comme vous qu'il faudrait un roman, un véritable roman tel qu'il en est quelques-uns: mais c'est un grand ouvrage qui m'arrêterait longtemps. A plusieurs égards j'y serais assez peu propre, et il faudrait que le plan m'en vînt comme par inspiration.
Je crois que j'écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront parcourent avec moi tout le monde soumis à l'homme. Quand nous aurons regardé ensemble, quand nous aurons pris l'habitude d'une manière commune à eux et à moi, nous rentrerons et nous raisonnerons. Ainsi deux amis d'un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent, rêvent, ne se parlent pas, et s'indiquent seulement les objets avec leur canne; mais le soir auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu'ils ont vu dans leur promenade.
La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme étant là seulement pour voir: il faut s'y intéresser sans illusion, sans passion, mais sans indifférence; comme on s'intéresse aux vicissitudes, aux passions, aux dangers d'un récit imaginaire: celui-là est écrit avec bien de l'éloquence.
Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant; assez varié pour exciter l'intérêt; assez fixe, assez réglé pour plaire à la raison, pour amuser par des systèmes; assez incertain pour éveiller les désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la vie, l'idée de la mort serait intolérable: mais les douleurs nous aliènent, les dégoûts nous rebutent, l'impuissance et les sollicitudes font oublier de voir; et l'on s'en va froidement, comme on quitte les loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l'air vicié par la foule, ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité par l'impatience.
Quel style j'adopterai? Aucun. J'écrirai, comme on parle, sans y songer: s'il faut faire autrement, je n'écrirai point. Il y a cette différence néanmoins que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l'on peut ôter des choses écrites, ce qui choque à la lecture.
Dans des temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues selon la manière dont elles ont été faites, et qu'elles soient faites selon qu'elles doivent être lues. L'art de lire est comme celui d'écrire. Les grâces et la vérité de l'expression dans la lecture sont infinies comme les modifications de la pensée: je conçois à peine qu'un homme qui lit mal, puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et vaste. Sentir avec génie, et être incapable d'exprimer, paraît aussi incompatible que d'exprimer avec force ce qu'on ne sent pas.
Quelque parti que l'on prenne sur la question si tout a été ou n'a pas été dit en morale, on ne saurait conclure qu'il n'y ait plus rien à faire pour cette science, la seule de l'homme. Il ne suffit pas qu'une chose soit dite: il faut qu'elle soit publiée, prouvée, persuadée à tous, universellement reconnue. Il n'y a rien de fait tant que la loi expresse n'est pas soumise aux lois de l'Ethique[86], tant que l'opinion ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports.
Il faudra s'élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera. Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute de l'esprit que la suite des passions, où il y a plus d'erreur que de perversité, et qui sont moins le crime d'un particulier qu'un effet presque inévitable de l'insouciance ou de l'ineptie publique?
N'est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est indépendante: Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres que ceux qui travaillent à la journée dans vos terres?
De dire aux enfants qui n'ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de leur infidélité: Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui prend est puni avec plus de rigueur qu'un étranger, parce qu'il abuse de la confiance, et parce qu'il est nécessaire que l'on jouisse de la sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages, ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison? Qui peut tromper plus impunément? Qui manque à des devoirs plus sacrés? A qui est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance? Si l'on objecte des considérations qui peuvent arrêter la loi, c'est prouver davantage la nécessité d'éclairer l'opinion, de ne la pas abandonner comme on l'a trop fait, de surmonter son indolence, de fixer ses variations, et surtout de la faire assez respecter pour qu'elle puisse ce que n'osent pas nos lois irrésolues.
N'est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité, d'intentions pures, de jeunesse et de candeur? Pourquoi livrer au premier fourbe tant d'avantages inestimables? Ne voyez-vous pas dans ses lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments, des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime qu'il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même? Il vous amuse, il vous entraîne, il vous joue; il vous prépare la honte et l'abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez; mais par faiblesse, par indolence peut-être, vous hasardez l'honneur de vos jours. Peut-être c'est pour l'amusement d'une nuit que vous corrompez votre vie entière. La loi ne l'atteindra pas; il aura l'infâme liberté de rire de vous. Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme? Ne valait-il pas mieux attendre et attendre encore? Quelle distance d'un homme à un homme! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez?—Le besoin d'aimer!—Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui de ne pas s'avilir: et les besoins du cœur doivent eux-mêmes vous rendre indifférent quiconque n'a de l'homme autre chose que de n'être pas femme.—Ceux de l'âge!—Si nos institutions morales sont dans l'enfance, si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons; votre imprudence, moins impardonnable alors, n'est pas pour cela justifiée.
Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure. Apparemment le nom d'homme peut aussi en imposer un peu à des cœurs jeunes: mais de quelque douceur que ces illusions s'environnent, ne vous y laissez pas trop surprendre. Si l'homme est l'ami naturel de la femme, les femmes n'ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont les sens de leur sexe; mais attendez celui qui en a l'âme. Que peut avoir de commun avec vous cet être qui n'a que des sens? Les verrats sont aussi des mâles....................
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«N'est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait entraîné dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés d'amertumes. On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de l'inexpérience, les besoins d'une vie nouvelle, l'espérance d'un cœur droit. On a toutes les facultés de l'amour; il faut aimer. On a tous les moyens du plaisir; il faut être aimée. On entre dans la vie; qu'y faire sans amour? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse, expression heureuse. Pourquoi l'harmonie de ces mouvements, cette décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le cœur de l'homme? pourquoi cette délicatesse du cœur, et cette sensibilité profonde? L'âge, le désir, les convenances, l'âme, les sens, tout le veut; c'est une nécessité. Tout exprime et demande l'amour; cette peau si douce, et d'un blanc si heureusement nuancé: cette main formée par les plus tendres caresses: cet œil dont les ressources sont inconnues s'il ne dit pas, je consens à être aimée: ce sein qui sans amour, est immobile, muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé: ces formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés, possédés: ces sentiments si tendres, si vastes, si voluptueux et si grands, l'ambition du cœur, l'héroïsme de la passion! Cette loi délicieuse que la loi du monde a dictée; il la faut suivre. Ce rôle enivrant, que l'on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire, et que la nuit commande; quelle femme jeune, sensible, aimante, imaginera de ne le point remplir?
«Aussi ne l'imagine-t-on pas. Les cœurs justes, nobles, purs sont les premiers perdus. Plus susceptibles d'élévation, ils doivent être séduits par celle que l'amour donne. Ils se nourrissent d'erreur en croyant se nourrir d'estime; ils se trouvent aimer un amant, parce qu'ils ont aimé la vertu; ils sont trompés par des misérables, parce que ne pouvant vraiment aimer qu'un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel.
«L'énergie de l'âme, l'estime, la confiance, le besoin d'en montrer, celui d'en avoir; des sacrifices à récompenser, une fidélité à couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre, l'agitation, l'intolérable inquiétude du cœur et des sens; le désir si louable de commencer à payer tant d'amour; le désir non moins juste de resserrer, de consacrer, de perpétuer, d'éterniser des liens si chers; d'autres désirs encore; certaine crainte, certaine curiosité; des hasards qui l'indiquent, le destin qui le veut; tout livre une femme aimante dans les bras du Lovelace. Elle aime, il s'amuse: elle se donne, il s'amuse: elle jouit, il s'amuse: elle rêve la durée, le bonheur, le long charme d'un amour mutuel; elle est dans les songes célestes; elle voit cet œil que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité plus grande; mais le monstre s'amuse: les bras du plaisir la plongent dans l'abîme, elle dévore une volupté terrible.
«Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse: de sombres pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d'amertumes. Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d'une âme pure; paix, fortune, honneur, espérance, amour: tout a passé. Il ne s'agit plus d'aimer et de vivre; il faut dévorer ses larmes, et traîner des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s'agit plus de s'avancer dans les illusions, dans l'amour et dans la vie; il faut repousser les songes, chercher l'amertume et attendre la mort. Femmes sincères et aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de l'âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées!... N'aimez pas.»
LETTRE LXXXI
5 août, IX.
Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l'écrivain qui veut se proposer un objet utile et grand: mais vous trouvez que certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous, j'ai paru pencher jusqu'ici, ne s'accordent pas avec la recherche des lois morales et de la base des devoirs.
Je n'aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l'éviter: mais je ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l'incertitude. J'ai beau examiner et mettre à cet examen de l'impartialité, et même quelque sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions.
Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j'ai dites, si on voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les diverses parties d'un même système, d'un même corps de principes donnés pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables peuvent varier sans être contradictoires. J'avoue même qu'il y a telle conjecture sur la marche de la nature que je trouve quelquefois très probable, et d'autrefois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination s'arrête à la considérer.
Il m'arrive de dire: Tout est nécessaire; si le monde est inexplicable dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir vu ainsi, il m'arrivera le lendemain de me dire au contraire: Tant de choses sont conduites selon l'intelligence qu'il paraît évident que beaucoup de choses sont conduites par elle. Peut-être elle choisit dans les possibles qui résultent de l'essence nécessaire des choses; et la nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée, est telle que le monde ne pouvant exister que selon certains modes, chaque chose néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes. L'intelligence n'est pas souveraine de la matière, mais elle l'emploie: elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou changer ses lois; mais elle peut l'agiter, la travailler, la composer. Ce n'est pas une toute-puissance, c'est une industrie immense, mais pourtant bornée par les lois nécessaires de l'essence des êtres; c'est une alchimie sublime que l'homme appelle surnaturelle, parce qu'il ne peut la concevoir.
Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu'on ne saurait admettre en même temps. J'en conviens: mais il n'y a point là de contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses; non seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n'admets positivement ni l'un ni l'autre, et je ne prétends pas connaître ce que l'homme ne connaît point.
Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n'est jamais qu'une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à leurs songes, ou aient voulu que les autres y crussent; mais c'est un charlatanisme ridicule, ou un prodige d'entêtement. Pour moi, je ne sais que douter: et si je dis positivement, tout est nécessaire; ou bien, il est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons pressentir; je n'emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de répéter sans cesse, il me semble, je suppose, j'imagine. Cette manière de parler ne saurait annoncer que je m'en prétende certain; et je ne dois pas craindre que l'on s'y trompe, car quel homme, s'il n'est en démence, s'avisera d'affirmer ce qu'il est impossible que l'on sache.
Il en est tout autrement lorsque abandonnant ces recherches obscures, nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L'œil de l'homme qui ne peut rien discerner dans l'essence des êtres, peut tout voir dans les relations de l'homme. Là nous trouvons une lumière disposée pour nos organes; là nous pouvons découvrir, raisonner, affirmer. C'est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur enchaînement, de leur accord, de leur vérité: c'est là qu'il faut chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires seraient inexcusables.
On peut faire une seule objection contre l'étude de la morale: c'est une difficulté très forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos préceptes, nos vertus? Mais la nécessité de toutes choses n'est pas prouvée: le sentiment contraire conduit l'homme, et c'est assez pour que dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le stoïcien croyait à la vertu malgré le destin: et ces Orientaux qui conservent le dogme de la fatalité, agissent, craignent, désirent comme les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour d'orage, je me dirai: si les événements sont invinciblement déterminés, il m'importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu'après leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l'est que j'aie ce soin, il l'est encore que je l'appelle faussement de la prudence.
Je n'entends rien aux subtilités par lesquelles ont prétend accorder le libre arbitre avec la prescience: le choix de l'homme, avec l'absolue puissance de son Dieu: l'horreur infinie que l'auteur de toute justice a nécessairement pour le péché, les moyens inconcevables qu'il a employés pour le prévenir ou le réparer, avec l'empire continuel de l'injustice et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve quelques difficultés à concilier la bonté infinie qui créa volontairement l'homme et la science indubitable de ce qui en résulterait, avec l'éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables: mais si jamais j'écris, je m'attacherai plutôt à ce qui concerne l'homme réuni en société dans sa vie temporelle; parce qu'il me semble qu'en observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d'utiles.
Je parviendrai jusqu'à un certain point à connaître l'homme, mais je ne puis deviner la nature. Je n'entends pas bien deux principes opposés, coéternellement faisant et défaisant. Je n'entends pas bien l'univers formé si tard, là où il n'y avait rien, subsistant pour un temps seulement, et coupant ainsi en trois parties l'indivisible éternité. Je n'aime point à parler sérieusement de ce que j'ignore; animalis homo non percipit ea quae sunt spiritus Dei, «Paulus ad Corinth.», I, c. 2.
Je n'entendrai jamais comment l'homme qui reconnaît en lui de l'intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas d'intelligence. Malheureusement je ne vois pas mieux comment une faculté se trouve être une substance. On me dit: La pensée n'est pas un corps, un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas; elle a commencé pourtant, mais vous voyez qu'elle ne saurait finir, et que puisqu'elle n'est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je l'avoue, j'ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux ait le sens commun.
Celui-ci est plus spécieux. Puisqu'il existe des religions anciennement établies, puisqu'elles font partie des institutions humaines, puisqu'elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu'elles sont le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de soutenir la religion du pays où l'on vit: si l'on se permet de n'y point croire, il faut du moins n'en rien dire, et quand on écrit pour les hommes, il ne faut pas les dissuader d'une croyance qu'ils aiment. C'est votre avis; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre.
Je n'irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les vallées des Cévennes ou de l'Apennin, ni même auprès de moi dans la Maurienne ou le Schweitzerland: mais en parlant de morale, comment ne rien dire des religions? Ce serait une affectation déplacée: elle ne tromperait personne; elle ne ferait qu'embarrasser ce que j'aurais à dire, et en ôter l'ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend qu'il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l'espérance de beaucoup, et malheureusement toute la morale de plusieurs. Je crois cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite qu'accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais si en écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler des systèmes religieux, on n'y verrait autre chose que des ménagements pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable: en osant me charger d'une telle fonction, je dois surtout m'en imposer les devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins insuffisants: mais les intentions dépendent de moi, si elles ne sont point invariablement pures et fermes, je suis indigne d'un aussi beau ministère. Je n'aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme je n'en aurai jamais dans ma vie privée; mais quand il s'agit de dire aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de mécontenter une secte ou un parti. Je n'en veux à aucun, mais je n'ai de lois à recevoir d'aucun. J'attaquerai les choses et non les hommes: si les hommes s'en fâchent, si je deviens un objet d'horreur pour la charité de quelques-uns, je n'en serai point surpris, mais je ne veux pas même le prévoir. Si l'on peut se dispenser de parler des religions dans bien des écrits, je n'ai pas cette liberté que je regrette à plusieurs égards: tout homme impartial avouera que ce silence est impossible dans un ouvrage tel que doit être celui que je projette, le seul auquel je puisse mettre de l'importance.
En écrivant sur les affections de l'homme et sur le système général de l'Ethique, je parlerai donc des religions; et certes en en parlant, je ne puis en dire d'autres choses que celles que j'en pense. C'est parce que je ne saurais éviter d'en parler alors que je ne m'attache point à écarter de nos lettres ce qui par hasard s'y présente sur ce sujet: autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j'aimerais mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous affliger.
Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m'arrive d'examiner les religions comme des institutions accidentelles, et de parler de celle qu'on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait bon que j'en parlasse si j'étais né à Jérusalem; je vous le demande, quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s'agite l'esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions désenchantées, où l'on vit dans l'oubli des prestiges, dans l'étude sans voile dès sciences positives et démontrées?
Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l'ont déjà assez vide pour dire: s'il n'y avait pas d'enfer, ce ne serait pas la peine d'être honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un de ces hommes-là, je ne me flatte pas qu'il ne puisse résulter aucun mal quelconque de ce que je ferai dans l'intention de produire un bien: mais peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne croient au devoir qu'en croyant à l'enfer. Peut-être parviendrai-je à ce que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront achevé de passer de mode. On ne peut pas éviter que la foule elle-même en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à mépriser l'une des deux idées qu'on l'a très imprudemment habituée à ne recevoir qu'ensemble: il faut donc lui prouver qu'elles peuvent très bien être séparées sans que l'oubli de l'une entraîne la subversion de l'autre.
Je crois que ce moment s'approche beaucoup: l'on reconnaîtra plus universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s'écroule, cet asile moral hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au milieu d'une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues haines des hordes sauvages.