Oberman
LETTRE LXXXII
Im., 6 août, IX.
Je ne sais si je sortirai de mes montagnes neigeuses; si j'irai voir cette jolie campagne dont vous me faites une description si intéressante, où l'hiver est si facile, et le printemps si doux, où les eaux vertes brisent leurs vagues nées en Amérique. Celles que je vois ne viennent pas de si loin: dans les fentes de mes rochers où je cherche la nuit comme le triste chat-huant, l'étendue conviendrait mal à mon œil et à ma pensée. Le regret de n'être pas avec vous s'accroît tous les jours. Je ne me le reproche pas, j'en suis plutôt surpris; je cherche pourquoi, je ne trouve rien, mais je vous dis que je n'ai pu faire autrement. J'irai un jour; cela est résolu. Je veux vous voir chez vous: je veux rapporter de là le secret d'être heureux, quand rien ne manque que nous-mêmes.
Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc. Je verrai la Grande-Chartreuse, en allant, et non en rentrant ici: et vous savez pourquoi! J'aime mon asile; je l'aimerai tous les jours davantage, mais je ne me sens plus assez fort pour vivre seul. Nous allons parler d'autre chose.
Tout sera achevé dans très peu de jours. En voici déjà quatre que je couche dans mon appartement.
Quand je laisse mes fenêtres ouvertes pendant la nuit, j'entends très distinctement l'eau de la fontaine tomber dans le bassin: lorsqu'un peu de vent l'agite, elle se brise sur les barres de fer destinées à soutenir les vases que l'on veut remplir. Il n'est guère d'accidents naturels aussi romantiques que le bruit d'un peu d'eau tombant sur l'eau tranquille, quand tout est nocturne, et qu'on distingue seulement dans le fond de la vallée, un torrent qui roule sourdement derrière les arbres épais, au milieu du silence.
La fontaine est sous un grand toit, comme je pense vous l'avoir dit: le bruit de sa chute est moins agreste que si elle était en plein air: mais il est plus extraordinaire, et plus heureux. Abrité sans être enfermé, reposant dans un bon lit au milieu du désert, possédant chez soi les biens sauvages, on réunit les commodités de la mollesse et la force de la nature. Il semble que notre industrie ait disposé des choses primitives sans changer leurs lois; et qu'un empire si facile ne connaisse point de bornes. Voilà tout l'homme.
Ce grand toit, ce couvert dont vous voyez que je suis très content, a sept toises de large, et plus de vingt en longueur sur la même ligne que les autres bâtiments. C'est en effet la chose la plus commode: il joint la grange à la maison; il ne touche point à celle-ci, il ne communique avec elle que par une galerie d'une construction légère, et qu'on pourrait couper facilement en cas d'incendie. Voiture, char à banc, chars de travail, outils, bois à brûler, atelier de menuiserie, fontaine, lavoir, tout s'y trouve sans confusion: et l'on peut y travailler, y laver, y faire toutes les choses nécessaires sans être gêné par le soleil, la neige ou la boue.
Puisque je n'espère plus vous voir ici que dans un temps reculé, je vous dirai toute ma manière d'être: je vous décrirai toute mon habitation, et peut-être il y aura des instants où je me figurerai que vous la partagez, que nous examinons, que nous délibérons, que nous réformons.
LETTRE LXXXIII
24 septembre, IX.
J'attendais avec quelque impatience que vous eussiez fini vos courses: j'ai des choses nouvelles à vous dire.
M. de Fonsalbe est ici. Il y est depuis cinq semaines, il y restera: sa femme y a été. Quoiqu'il ait passé des années sur les mers, c'est un homme égal et tranquille. Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas; il ne boit point; il n'a jamais dansé, il ne chante jamais; il n'est point triste, mais je crois qu'il l'a été beaucoup. Son front réunit les traits heureux du calme de l'âme, et les traits profonds du malheur. Son œil, qui n'exprime ordinairement qu'une sorte de repos et de découragement, est fait pour tout exprimer; sa tête a quelque chose d'extraordinaire; et au milieu de son calme habituel, si une idée grande, si un sentiment énergique vient l'éveiller, il prend, sans y penser, l'attitude muette du commandement. J'ai vu admirer un acteur qui disait fort bien le «Je le veux, je l'ordonne» de Néron; mais Fonsalbe le dit mieux.
Je vous parle sans partialité: il n'est pas aussi égal intérieurement qu'au-dehors; mais s'il a le malheur, ou le défaut de ne pouvoir être heureux, il a trop de sens pour être mécontent. C'est lui qui achèvera de guérir mon impatience; car il a pris son parti, et de plus il m'a prouvé, sans réplique, que je devais prendre le mien. Il prétend que lorsque avec la santé on a une vie indépendante, et que l'on n'a que cela, il faut être un sot pour être heureux, et un fou pour être malheureux. D'après quoi vous sentez que je ne pouvais dire autre chose sinon que je n'étais ni heureux ni malheureux: je l'ai dit, et maintenant il faut que je m'arrange de manière à avoir dit vrai.
Je commence pourtant à trouver quelque chose de plus que la vie indépendante et la santé. Fonsalbe sera un ami, et un ami dans ma solitude. Je ne dis pas un ami tel que nous l'entendions autrefois. Nous ne sommes plus dans un âge d'héroïsme. Il s'agit de passer doucement ses jours: les grandes choses ne me regardent pas. Je m'attache à trouver bon, vous dis-je, ce que ma destinée me donne: le beau moyen pour cela que de rêver l'amitié à la manière des Anciens! Laissons les amis selon l'antiquité, et les amis selon les villes. Imaginez un terme moyen. Que cela! direz-vous: et moi je vous dis que c'est beaucoup.
J'ai encore une autre pensée: Fonsalbe a un fils et une fille. Mais j'attends, pour vous en dire davantage, que mon projet soit définitivement arrêté: d'ailleurs ceci tient à plusieurs détails qui vous sont encore inconnus, et dont je dois vous instruire. Fonsalbe m'a déjà dit que je pouvais vous parler de tout ce qui le concerne, et qu'il ne vous regardait point comme un tiers; seulement vous brûlerez les lettres.
LETTRE LXXXIV
Saint-Maurice, 7 octobre, IX.
Un Américain ami de Fonsalbe, vient de passer ici pour se rendre en Italie. Ils sont allés ensemble jusqu'à Saint-Branchier, au pied des montagnes. Je les accompagnai: je comptais m'arrêter à Saint-Maurice, mais j'ai continué jusqu'à la cascade de Pissevache, qui est entre cette ville et Martigni, et que j'avais vue autrefois seulement depuis la route.
Là, j'ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable, l'air était calme et très doux: j'ai pris, tout habillé, un bain de vapeurs froides. Le volume d'eau est considérable, et sa chute a près de trois cents pieds. Je m'en approchai autant qu'il me parut possible; et en un moment, je fus mouillé comme si j'eusse été plongé dans l'eau.
Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si imposant de cette eau qui sort d'une glace muette et coule sans cesse d'une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement. Nos années et les siècles de l'homme descendent ainsi: nos jours s'échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans l'oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s'écroule avec un bruit uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d'une force inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l'énergie du monde.
Je vous avoue qu'Imenstròm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes projets d'enfant, mes arbres, mon cabinet, que tout ce qui a pu distraire mes affections, fut bien petit, bien misérable à mes yeux. Cette eau glaciale, active, pénétrante, et comme remplie de mouvement, ce fracas solennel d'un torrent qui tombe, ce nuage qui s'élance perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée, dissipa l'oubli où des années d'efforts parvenaient peut-être à me plonger.
Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d'eau et par ce bruit immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans aucun. Immobile, j'étais ému pourtant d'un mouvement extraordinaire. En sécurité au milieu des ruines menaçantes, j'étais comme englouti par les eaux et vivant dans l'abîme: j'avais quitté la terre, et je jugeais ma vie ridicule; elle me faisait pitié: un songe de la pensée remplaça ces jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je ne les avais jamais vues, ces pages heureuses et éloignées du rouleau des temps. Les Moïse, les Lycurgue prouvèrent indirectement au monde leur possibilité: leur existence future m'a été prouvée dans les Alpes.......................
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Quand les hommes des temps où il n'était pas ridicule d'être un homme extraordinaire, se retiraient dans une solitude profonde et dans les antres des montagnes, ce n'était pas seulement pour méditer les institutions qu'ils préparaient, on peut aussi penser chez soi, et s'il faut du silence, on peut le trouver dans une ville: ce n'était pas seulement pour en imposer aux peuples, un simple miracle de la magie eût été plutôt fait et n'eût pas eu moins de pouvoir sur les imaginations. Mais l'âme la moins assujettie n'échappe pas entièrement à l'empire de l'habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui tire de l'état le plus ordinaire de l'homme, un témoignage naturel et une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines non pas pour voir comment elles pourraient être autrement, mais pour oser le croire. On n'a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens qu'on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la retraite, on y vit; l'habitude des choses anciennes s'affaiblit, l'extraordinaire est jugé sans partialité, il n'est plus romanesque: on y croit, on revient, on réussit.
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Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe: j'étais très mouillé; il prétendit qu'on eût pu arriver jusqu'à l'endroit même de la chute sans cet inconvénient-là. C'est où je l'attendais; il réussit d'abord: mais la colonne d'eau qui s'élève était très mobile, quoiqu'il n'y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer lorsque en une seconde il fut inondé; alors il se laissa entraîner, et je le menai à la place même où je m'étais assis: mais je craignais que les variations inopinées de la pression de l'air n'affectassent sa poitrine, bien moins forte que la mienne, nous nous retirâmes presque aussitôt. J'avais essayé en vain de m'en faire entendre autrement que par signes; mais lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui demandai avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une semblable situation les petites habitudes de l'homme, et même ses affections les plus puissantes et les passions qu'il croit indomptables.
Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous convînmes que l'homme le plus fortement organisé peut n'avoir aucune passion positive, malgré son aptitude à toutes; et qu'il y eut plusieurs fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les mages, les gymnosophistes ou les sages, soit parmi les fidèles vrais et persuadés de certaines religions, comme l'islamisme ou le christianisme.
L'homme supérieur a toutes les facultés de l'homme; il peut éprouver toutes les affections humaines; il s'arrête aux plus grandes de celles que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des idées petites ou personnelles; celui qui ayant à faire ou à décider des choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts misérables, n'est pas un homme supérieur.
L'homme supérieur voit toujours au-delà de ce qu'il est et de ce qu'il fait; loin de rester derrière sa destinée, il devance toujours ce qu'elle peut lui permettre: et ce mouvement naturel de son âme, n'est point la passion du pouvoir et des grandeurs. Il est au-dessus des grandeurs et du pouvoir: il aime ce qui est utile, noble et juste; il aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance parce qu'il en faut pour établir ce qui est utile et beau: mais il aimerait une vie simple, parce qu'une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que les passions humaines peuvent faire; mais il y a dans lui une chose impossible, c'est qu'il le fasse par passion. Non seulement l'homme supérieur, le véritable homme d'Etat n'est point passionné pour les femmes, n'aime point le jeu, n'aime point le vin: mais je prétends qu'il n'est pas même ambitieux. Quand il fait comme ces êtres nés pour le regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu'ils connaissent. Il n'est ni défiant, ni confiant; ni dissimulé, ni ouvert; ni reconnaissant, ni ingrat; il n'est rien de tout cela: son cœur attend, son intelligence conduit. Pendant qu'il est à sa place, il marche à sa fin qui est l'ordre en grand, et une amélioration du sort des hommes. Il voit, il veut, il fait. Il est juste et absolu. Celui dont on peut dire, il a tel faible ou tel penchant, est un homme comme les autres. Mais l'homme né pour gouverner, gouverne: il est le maître, et n'est rien autre chose.
LETTRE LXXXV
Im., 12 octobre, IX.
Je le craignais aussi, il était naturel de penser que cette sorte de mollesse où mon ennui m'a jeté, deviendrait bientôt une habitude presque insurmontable: mais quand j'y ai songé davantage, j'ai cru voir que je n'avais rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu'il me serait toujours trop naturel d'être ainsi dans des circonstances semblables aux circonstances présentes. J'ai cru voir de même que dans une autre situation j'aurais toujours un autre caractère. La manière dont je végète dans l'ordre de choses où je me trouve n'aura aucune influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me prescrire autant d'activité que maintenant ils en demandent peu de moi. Que me servirait de vouloir rester debout à l'heure du repos, ou vivant dans ma tombe? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour, doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit? Ma nuit est trop longue à la vérité: mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né? Je veux, comme un autre, me montrer au-dehors quand l'été viendra; en attendant je dors auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur comme moi. C'est une bizarrerie bien digne de la misère de l'homme, que notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d'un si beau pays, et dans l'aisance au milieu de quelques infortunés plus contents que nous ne le serons jamais.
Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez qu'habituellement notre langueur n'a rien d'amer. Il est inutile de vous dire que je n'ai point une nombreuse livrée: à la campagne et dans notre manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations; les cordons pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J'ai cherché la commodité et non l'appareil: j'ai d'ailleurs évité les dépenses sans but; et j'aime autant me fatiguer moi-même à verser de l'eau d'une carafe dans un verre, que de sonner pour qu'un laquais vigoureux accoure le faire depuis l'extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne faisons guère un mouvement l'un sans l'autre, un cordon communique de sa chambre à coucher à la mienne, et à mon cabinet. La manière de le tirer varie: nous nous avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais selon nos fantaisies; en sorte que le cordon va très souvent.
Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont les jouets de notre oisiveté: nous sommes princes en ceci; et, sans avoir d'Etats à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons. Nous croyons, comme eux, que c'est toujours quelque chose que d'avoir ri; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous comptons les mondes avec Lambert: quelquefois, encore remplis de l'enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante d'un poulet d'Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris d'amour qui se disputent leur héroïne.
Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir, éveillerait l'autre afin qu'il eût aussi son heure de patience; et que celui qui ferait un songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en avertirait aussitôt, afin que le lendemain en prenant le thé on l'expliquât selon l'antique science secrète.
Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil: je commence à le retrouver depuis que j'ai renoncé au café, depuis que je ne prends de thé que fort modérément et que je le remplace quelquefois par de la groseille, du petit-lait, ou simplement par un verre d'eau. Je dormais sans m'en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans jouissance. En m'endormant et en m'éveillant, j'étais absolument le même qu'au milieu du jour; mais à présent j'obtiens, pendant quelques minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement voluptueux qui annonce l'oubli de la vie, et dont le retour journalier la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans cesse. Alors on est bien au lit, même Lorsqu'on n'y dort point. Vers le matin je me mets sur l'estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé; je suis bien. C'est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de calme, j'aime à voir la vie; il me semble alors qu'elle m'est étrangère; je n'y ai point de rôle. Ce qui m'arrête surtout maintenant, c'est le fracas des moyens et le néant des résultats; cet immense travail des êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des flots; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le buisson du désert. Ainsi l'homme désire, et mourra. Il naît au hasard, il s'essaie sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il passe sans avoir vécu; et celui qui obtient de vivre, passera aussi. César a gagné cinquante batailles, il a vaincu la terre; il a passé. Mahomet, Pythagore ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a passé comme le gramen que les troupeaux foulaient.
Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent pour se conserver et se reproduire: la fin de leurs actions est visible; comment celle de leur être ne l'est-elle point? L'animal a les organes, les forces, l'industrie pour subsister et se perpétuer: il agit pour vivre et il vit: il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais pourquoi vivre; pourquoi se perpétuer? Je n'entends rien à cela. La bête broute et meurt: l'homme mange, et meurt. Un matin je songeais à tout ce qu'il fait avant de mourir; j'eus tellement besoin de rire que je tirai deux fois le cordon; mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire: ce jour-là Fonsalbe s'imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je ne sais quoi encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j'ai remis sur ma table De l'esprit des choses, et j'en ai lu un volume presque entier.
Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque point du tout. Il n'est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que plus d'autorité. Il est grand, il est spécieux: l'auteur est entré dans ses profondeurs; et j'ai pris le parti de lui savoir gré de l'extrême obscurité des termes, on en sera d'autant moins frappé de celle des choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d'une dégradation fortuite, et d'une lente régénération; d'une force qui vivifie, qui élève, qui subtilise, et d'une autre qui corrompt et qui dégrade, n'est pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je voudrais seulement qu'on nous dît comment s'est faite, ou du moins comment s'est dû faire cette grande révolution; pourquoi le monde échappa ainsi à l'Eternel; comment il s'est pu qu'il le permît, ou qu'il ne pût pas l'empêcher; et quelle force étrangère à sa puissance universelle, a produit l'universel cataclysme? Ce système expliquera tout, excepté la principale difficulté; mais le dogme oriental des Deux Principes était plus clair.
Quoi qu'il en puisse être sur une question si peu faite pour l'habitant de la terre, je ne connais rien qui rende mieux raison du phénomène perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons tous les individus s'agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des moyens infinis. Un principe d'inertie, une force morte résiste froidement; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents particuliers sont passifs: ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce qu'ils ne sauraient soupçonner; et le but de cette tendance générale, inconnu d'eux, paraît l'être nécessairement de tout ce qui existe. Non seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les moyens, et d'oppositions dans les produits; mais la force qui le meut paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force indéfinissable; la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme embarrassée et incertaine.
Nous croirons discerner une lueur dans l'abîme, si nous entrevoyons les mondes comme des sphères d'activité, comme des ateliers de régénération où la matière travaillée graduellement et subtilisée par un principe de vie, doit passer de l'état passif et brut, à ce point d'élaboration, de ténuité, qui la rendra enfin susceptible d'être imprégnée de feu, et pénétrée de lumière. Elle sera employée par l'intelligence, non plus comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné, puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de l'être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un.
Le bœuf est fort et puissant; il ne le sait même pas: il absorbe une multitude de végétaux, il dévore un pré; quel grand avantage en va-t-il retirer? Il rumine, il végète pesamment dans l'étable où l'enferme un homme triste, pesant, inutile comme lui. L'homme le tuera, il le mangera, il n'en sera pas mieux; et après que le bœuf sera mort, l'homme mourra. Que restera-t-il de tous deux? un peu d'engrais qui produira des herbes nouvelles, et un peu d'herbe qui nourrira des chairs nouvelles. Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort! quel froid univers! Et comment est-il bon qu'il soit au lieu de n'être pas?
Mais si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne produire que pour immoler, ne faire que pour que l'on ait été, ne montrer les germes que pour les dissiper, ou n'accorder le sentiment de la vie que pour donner le frémissement de la mort; si cette force qui meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour essayer la lumière; si cette puissance qui combat le repos et qui promet la vie, broie et pulvérise son œuvre afin de la préparer pour un grand dessein; si ce monde où nous paraissons n'est que l'essai du monde; si ce qui est, ne fait qu'annoncer ce qui doit être; cette surprise que le mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée? Le présent travaille pour l'avenir; l'arrangement du monde est que le monde actuel soit consumé; ce grand sacrifice était nécessaire, et n'est grand qu'à nos yeux. Nous passons dans l'heure du désastre, mais il le fallait; et l'histoire des êtres d'aujourd'hui est dans ce seul mot, ils ont vécu. L'ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui nous anéantit: l'œuvre est déjà commencée; et les siècles de vie subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes auront à jamais passé.
Voilà ce que les Anciens pressentaient: ils conservaient le sentiment de la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les institutions des premiers âges; elles durèrent dans la mémoire des peuples comme le grand monument d'une mélancolie sublime. Mais des hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des Pélasges, des Scythes, des Scandinaves ont répandu les dogmes gothiques, les fictions des versificateurs, et la fausse magie[89] des sauvages: alors l'histoire des choses en est devenue l'énigme jusqu'au jour où un homme étonnant qui a trop peu vécu, s'est mis à déchirer quelque partie du voile étendu par les barbares[90].
Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d'attitude, et je ne revois plus rien de tout cela.
D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant, singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence pittoresque qui amusent l'imagination.
Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas ce que lui présentent les caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de volcans; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi épouvantable et aussi belle. Je voyais depuis un lieu élevé; j'étais, je crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés rapidement quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très éloignée, mais bien visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et les cieux. J'examinais; un vent terrible passe sur la campagne, enlève et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme travaillées dans leurs bases, elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés, et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre; et ce grand désastre s'accomplissait au milieu du silence plus lugubre encore.
Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai plein d'horreur avant la catastrophe: mais mon songe n'a pas fini selon les règles. Je ne m'éveillai point, les feux cessèrent, l'on se trouva dans un grand calme: la nuit était obscure; on ferma les fenêtres, on se mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve continua.
J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà familières et dont nous avons fait l'épreuve. Mais je pense que ce composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous imaginons ne peut être formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent avec ce que nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir. Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y pensions durant l'intervalle qui s'écoule entre leurs diverses époques. J'ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus beaux que ceux que j'aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d'une des premières villes de l'Europe. L'aspect du pays différait essentiellement de celui des terres qui environnent réellement cette capitale que je n'ai jamais vue: et toutes les fois que j'ai rêvé qu'étant en voyage, j'approchais de cette ville, j'ai toujours trouvé le pays tel que je l'avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être.
Douze ou quinze fois peut-être, j'ai vu en rêve un lieu de la Suisse que je connaissais déjà avant le premier de ces rêves: et néanmoins, quand j'y passe ainsi en songe, je le vois toujours très différent de ce qu'il est réellement, et toujours le même que je l'ai rêvé la première fois.
Il y a plusieurs semaines que j'ai vu une vallée délicieuse, si parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu'il en existe de semblables. La nuit dernière je l'ai vue encore: et j'y ai trouvé de plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte d'une petite cabane fort misérable. «Je vous attendais, m'a-t-il dit, je savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n'y serai plus, et vous trouverez ici du changement.» Ensuite nous avons été sur le lac, dans un petit bateau qu'il a fait tourner en se jetant dans l'eau. J'allai au fond; je me noyais, et je m'éveillai.
Fonsalbe prétend qu'un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s'accomplisse, nous avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j'irai sur l'eau, pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et qu'il n'y ait point de vieillard.
LETTRE LXXXVI
Im., 16 novembre, IX.
Vous avez très bien deviné ce que je n'avais fait que laisser entrevoir. Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire: et j'avoue que celui qui se regarde comme destiné à l'être, est bien près de s'y résoudre.
Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus honnêtes mensonges, je crois avec vous, que l'on peut perdre plus qu'on ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d'amertumes. Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l'homme sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n'a pas à gémir de ne point vivre seul!
Je ne vois rien que l'on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c'est ce dont vous ne parlez pas.
On doit se marier, cela est prouvé: mais ce qui est devoir sous un rapport, peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n'est pas si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait que le célibat en général est un mal: mais que l'on puisse en blâmer tel ou tel particulier, c'est une question très différente. Je me défends, il est vrai, ce que je dis tend à m'excuser moi-même; mais qu'importe que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en sa faveur qu'une observation dont la justesse me paraît évidente: et je suis bien aise de vous la faire à vous qui m'auriez volontiers contesté, un certain soir, l'extrême besoin d'une réforme pour mettre de l'unité, de l'accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs; à vous qui m'avez accusé d'exagération lorsque j'avançais qu'il est plus difficile et plus rare d'avoir assez de discernement pour connaître le devoir, que de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de grandes autorités anciennes et modernes: j'en avais d'aussi grandes; et de très bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les Cicéron, et d'autres encore.
L'on suppose que notre code moral est fait. Il n'y a donc plus qu'à dire aux hommes: suivez-le; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours justes[91]. Mais moi, j'ai le malheur de prétendre que ce code est encore à faire: je me mets au nombre de ceux qui y voient des contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent les hommes justes plus embarrassés dans le choix que faibles dans l'exécution. J'ai vu des circonstances où je défie l'homme le plus inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter, et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu'il est souvent nécessaire d'agir.
Mais de tous ces cas difficiles, je n'en veux qu'un; c'est celui dont j'ai à me disculper, et j'y reviens. Il faut rendre une femme heureuse, et préparer le bonheur de ses enfants: il faut donc avant tout s'arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la probabilité d'être dans une situation qui nous le permette, et qui nous donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l'emploi de la vie. C'est autant une faute qu'une imprudence de prendre une femme qui remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d'opprobre; d'en prendre une qu'il faudra chasser ou abandonner; ou une avec qui tout bonheur mutuel sera impossible. C'est une faute de donner la naissance à des êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur donner les avantages moraux de l'éducation, et les moyens de faire quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne soit ni misérable ni déshonnête.
Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme supportable l'auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins votre domicile; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n'acquerrez pas un domaine sans avoir examiné s'il vous convient. Vous ne ferez donc pas, au hasard, un choix plus important encore, et par lui-même, et parce qu'il est irrévocable.
Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou chimérique: il ne faut pas chercher dans les autres ce qu'on n'oserait prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez de sévérité pour ne jamais atteindre ce qu'on cherche. Mais approuverons-nous l'homme impatient qui se jette dans les bras du premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l'ami si inconsidérément choisi, ou de s'interdire toute sa vie une amitié réelle pour en conserver une fausse.
Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous; elles sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d'hommes, et dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort d'autrui; on est assujetti à des considérations multipliées; et il peut arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable jusqu'à l'âge de n'en plus espérer.
LETTRE LXXXVII
20 novembre, IX.
Que la vie est mélangée: que l'art de s'y conduire est difficile! que de chagrins pour avoir bien fait: que de désordres pour avoir tout sacrifié à l'ordre: que de trouble pour avoir voulu tout régler quand notre destinée ne voulait point de règle!
Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule; mais, occupé de Fonsalbe, plein de l'idée de ses ennuis, de ce qui lui est arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu'il m'a appris, je vois un abîme d'injustices, de dégoûts, de regrets; et, ce qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien d'étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets étaient connus, si l'on voyait dans l'endroit caché des cœurs l'amertume qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces cercles légers ne seraient plus qu'une multitude d'infortunés rongeant le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de douleurs dont ils ne verront point le fond. Ils voilent toutes leurs peines; ils élèvent leurs fausses joies, ils s'agitent pour les faire briller à ces yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur œil, lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme l'expression du plaisir. La vanité sociale est de paraître heureux. Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s'arrange de manière à être félicité de tout. S'il parle au confident de ses peines, son œil, sa bouche, son attitude, tout est douleur; malgré la force de son caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa démarche est celle d'un homme qui n'a plus qu'à mourir. Des étrangers entrent; sa tête s'affermit, son sourcil s'élève, son œil se fixe, il fait entendre que les revers ne sauraient l'atteindre, qu'il se joue du sort, qu'il peut payer tous les plaisirs; il n'est pas jusqu'à sa cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d'une manière plus heureuse; et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands desseins de sa destinée.
Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n'est ignorée que des sots; et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous n'êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous occupe n'est qu'un fardeau de plus. Il jouit de cent choses! dites-vous.—Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup d'autres peut-être?—Je parais en jouir, mais...—Homme trompé! ces mais ne sont-ils pas aussi pour lui? Tous ces heureux se montrent avec leur visage des fêtes, comme le peuple sort avec l'habit des dimanches. La misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la patience sont sur ces lèvres qu'on observe; le découragement, les douleurs, la rage des passions et de l'ennui sont au fond des cœurs ulcérés. Dans cette grande population, tout l'extérieur est préparé, il est brillant ou supportable; l'intérieur est affreux. C'est à ces conditions que nous avons obtenu d'espérer. Si nous ne pensions pas que les autres sont mieux; et qu'ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes, qui de nous traînerait jusqu'au bout ses jours imbéciles?
Plein d'un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe partit pour l'Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et qui eut pourtant de longues suites. Forcé d'abandonner enfin ses desseins, il allait repasser la mer, et n'en attendait que l'occasion. Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux Antilles, tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait entendre en mourant, que sa consolation serait de lui laisser sa fille, dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. F*** qui n'avait nullement pensé à elle, lui objecte qu'ayant vécu plus de six mois dans la même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière, il lui était sans doute, et lui resterait indifférent. Le père insiste, il lui apprend que sa fille était portée à l'aimer, et qu'elle le lui avait dit en refusant de contracter un autre mariage. F*** n'objecte plus rien, il hésite; il met à la place de ses projets renversés, celui de remplir doucement et honnêtement le rôle d'une vie obscure, de rendre une femme heureuse, et d'avoir de bonne heure des enfants, afin de les former: il songe que les défauts de celle qu'on lui propose sont ceux de l'éducation, et que ses qualités sont naturelles; il se décide; il promet. Le père meurt: quelques mois se passent: son fils et sa fille se préparaient à diviser le bien qu'il leur avait laissé. On était en guerre; des vaisseaux ennemis croisent devant l'île; on s'attend à un débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de F*** dispose tout, comme pour se retirer subitement lorsqu'il le faudrait, et se mettre en sûreté; mais pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous les nègres de l'habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a su depuis qu'il s'était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut pas heureux.
Sa sœur ainsi dépouillée, parut craindre que F*** ne l'abandonnât malgré sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu le consentement de sa famille: mais ce soupçon, auquel il ne daigna faire aucune autre réponse, n'était pas propre à augmenter son estime pour une femme qu'il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise opinion, et sans autre attachement que celui d'une amitié ordinaire.
Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères se convenaient peu; ils se convenaient pourtant en quelque chose; et c'est dans un semblable cas que l'amour serait bon, je pense, pour les rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource suffisante; mais la raison n'agit pleinement qu'au sein de l'ordre: la fortune s'opposa à une vie suivie et réglée..............
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On ne vit qu'une fois: on tient à son système quand il est en même temps celui de la raison, et celui du cœur: on croit devoir hasarder le bien qu'on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si vous verrez de même: mais je sens que F*** a bien fait; il en a été puni, il devait l'être; a-t-il donc mal fait pour cela? Si on ne vit qu'une fois... Devoir réel, seule consolation d'une vie fugitive! sainte morale! sagesse du cœur de l'homme! il n'a point manqué à vos lois. Il a laissé certaines idées d'un jour, il a oublié nos petites règles: l'habitué du coin, le législateur du quartier le condamneraient; mais ces hommes de l'antiquité que trente siècles vénérèrent, ces hommes justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui...........
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Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous l'avons décidé ainsi; la nature des choses l'avait décidé avant nous: je suis heureux qu'il n'ait pas d'état. Il tiendra ici votre place, autant qu'un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes.
L'intimité entre F*** et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà le caractère vénérable de l'ancienneté. Sa confiance n'a point de bornes; et comme c'est un homme très discret et naturellement réservé, vous jugez si j'en sens le prix. Je lui dois beaucoup: ma vie est un peu moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur qu'il peut me faire oublier quelquefois, mais qu'il ne saurait lever. Il a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du romantisme de leurs sites alpestres: un infortuné, un ami y trouve des heures assez douces qu'il n'avait pas connues. Nous nous promenons, nous jasons, nous allons au hasard; nous sommes bien quand nous sommes ensemble. Je vois tous les jours davantage quels cœurs une destinée contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et dans un ordre de choses où ils se chercheraient vainement eux-mêmes.
Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans jouir de rien: il a deux ou trois ans de plus que moi; il sent que la vie s'écoule. Je lui disais: le passé est plus étranger pour nous que l'existence d'un inconnu, il n'en reste rien de réel: les souvenirs qu'il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les regrets de ce qui n'est plus? Si vous eussiez été le plus heureux des hommes, le jour présent serait-il meilleur? Si vous eussiez souffert des maux affreux... Il me laissait dire, mais je m'arrêtai moi-même. Je sentis que s'il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en fût restée altérée; que les peines morales peuvent aussi laisser des impressions ineffaçables; et que quand un homme sensé se plaint des malheurs qu'il paraît ne plus éprouver, c'est leurs suites et leurs conséquences diverses qu'il déplore.
Quand on a volontairement laissé échapper l'occasion de bien faire, on ne la retrouve ordinairement pas: et c'est ainsi qu'est punie la négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la volonté raisonnée de la suivre, et l'habitude de faire taire toute passion contraire; leur unique intention, leur premier désir est de jouer bien en tout le rôle d'homme, et d'exécuter ce qu'ils jugent être bon: verront-ils sans regret s'éloigner d'eux toute possibilité de faire bien ces choses qu'on ne peut faire qu'une fois; ces choses qui n'appartiennent qu'à la vie privée, mais qui sont importantes parce que très peu d'hommes songent réellement à les bien faire.
Ce n'est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire qu'on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le devoir prescrit, mais ce qu'une raison éclairée conseille, et même tout ce qu'elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes fonctions publiques, qui n'eussent pas su agir dans leur intérieur, comme F*** eût fait s'il eût eu une femme d'un esprit juste et d'un caractère sûr, une femme qui fût ce qu'il fallait pour qu'il suivît sa pensée.
Les plaisirs de la confiance et de l'intimité sont grands entre des amis: mais, animés et multipliés par tous ces détails qu'occasionne le sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n'ont plus de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d'être bon et juste aux yeux d'une femme aimée; de faire tout pour elle, et de n'en rien exiger; d'en attendre tout ce qui est naturel et honnête, et de n'en rien prétendre d'exclusif; de la rendre estimable, et de la laisser à elle-même; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la gouverner, sans l'assujettir; d'en faire une amie qui ne cache rien et qui n'ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes alors, mais que d'autres tairaient et devraient s'interdire; de la rendre la plus parfaite mais la plus libre qu'il se puisse, d'avoir sur elle tous les droits afin de lui rendre toute la liberté qu'une âme droite puisse accepter; et de faire ainsi, du moins dans l'obscurité de notre vie, la félicité d'un être humain digne de recevoir le bonheur sans le corrompre, et la liberté de l'esprit sans en être corrompu?
LETTRE LXXXVIII
Im., 30 novembre, IX.
Il fait aujourd'hui le temps que j'aimerais pour écrire des riens pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour lire de bonnes parodies, pour passer le temps. Depuis plusieurs jours je suis autant que jamais dans cette disposition; et vous auriez la lettre la plus longue qu'on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais pas mesurer avec Fonsalbe la pente d'un filet d'eau qu'il veut amener dans la partie la plus haute de mes prés, et qu'aucune sécheresse ne pourra tarir, puisqu'il sort d'un petit glacier. Cependant on peut bien prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je l'attendais.
Ils n'ont pas besoin d'attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui ne prennent de la nature que ce qu'ils en ont arrangé à leur manière, et qui sont les hommes de l'homme. Les saisons, le moment du jour, l'état du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la règle des moines: c'est une autre loi qui ne considère qu'elle-même; elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais seulement une suite d'incidents à peu près périodiques, une série de moyens ou d'obstacles qu'il faut employer ou vaincre selon la fantaisie des circonstances. Sans décider si c'est un mal ou non, j'avoue qu'il en doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres d'affaires, ont leur moment réglé longtemps d'avance: elles exigent, à époque fixe, le concours de beaucoup d'hommes; on ne pourrait les faire, on ne saurait comment s'entendre si elles suivaient d'autres convenances que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste: et l'homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide, et doit se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes de ceux qu'il voit, selon l'habitude publique, selon l'opinion de la classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent.
Une grande ville a toujours à peu près le même aspect, les occupations et les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, on prend donc volontiers une manière d'être uniforme. Il serait effectivement fort incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, de se coucher plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l'aurore; mais que ferait-on après l'avoir vue entre les toits, après avoir entendu deux serins pendus à une lucarne saluer le soleil levant? Un beau ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune ne changent rien à votre manière: vous finissez par dire, à quoi cela sert-il? et même en trouvant mauvais l'ordre de choses qui le fait dire, il faudrait convenir que celui qui le dit n'a pas tout à fait tort: et qu'on serait au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard; si on allait s'asseoir, à la fenêtre d'un salon, derrière les rideaux, pour se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature, pour voir avec recueillement l'astre des nuits briller dans le ruisseau.
Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent peu aux jours de neuf heures. J'ai conservé quelques habitudes de la ville parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi qui ne saurais prendre toutes celles du lieu: cependant avec quatre pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois, et que l'on fait des fromages cinq mille pieds au-dessus de moi.
Il me faut un certain mauvais temps pour agir au-dehors, un autre pour me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester auprès du feu quoiqu'il ne fasse point froid, et un autre encore pour me placer à la cheminée de la cuisine pendant que l'on fait ces choses du ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve autant qu'il se peut pour ces moments-là. Vous voyez qu'afin de vous dire mon plan, je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement: je suppose que j'ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les choses encore à faire.
Je n'osais parler des beaux jours: il faut pourtant le confesser enfin, je ne les aime pas; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps embellit la campagne, il semble y augmenter l'existence; on l'éprouve généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très beau. J'ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n'ai pas été le plus fort; alors j'ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j'ai éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre à ma faiblesse: les excès modérés de la table seront pour ces jours sans nuages, si beaux à tous les yeux, et si accablants aux miens. Ils seront les jours de la mollesse: nous les commencerons tard, et nous les passerons aux lumières. S'il se rencontre des choses plaisantes à lire, des choses d'un certain comique, on les met de côté pour ces matinées-là. Après le dîner on s'enferme, avec du vin ou du punch. Dans la liberté de l'intimité, dans la sécurité de l'homme qui n'a jamais à craindre son propre cœur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le reste et l'amitié elle-même, avides d'essayer un peu cette folie que nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et mesuré de toutes choses, de ce concept silencieux qui refroidit l'homme et surcharge sa faiblesse.
Minuit arrive ainsi: et l'on est délivré... oui, l'on est délivré du temps; du temps précieux et irréparable, qu'il est souvent impossible de ne pas perdre et plus souvent impossible d'aimer.
Quand on a la tête inquiétée et dérangée par l'imagination, l'observation, l'étude, par les dégoûts et les passions, par les habitudes, par la raison, croyez-vous que ce soit une chose si facile que d'avoir assez de temps, et surtout de n'en avoir jamais trop? Nous sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons nos manies: nous sommes au milieu de la nature, mais nous l'observons. D'ailleurs, je crois que même dans l'état sauvage, beaucoup d'hommes ont trop d'esprit pour ne pas s'ennuyer.
Nous avons perdu les passe-temps d'une société choisie; nous prétendons nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et inévitables de la société en général. Cependant n'aurait-on pu parvenir à ne voir que des connaissances intimes? Que mettrons-nous à la place de cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu'elles ont dans les capitales de la France, de cette manière qu'elles rendent si heureuse, et qui les rend aussi nécessaires à l'homme de goût qu'à l'homme passionné? C'est par là que notre solitude est profonde, et que nous y sommes dans le vide des déserts.
A d'autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la ville; le silence qui nous environne semble d'abord donner à la durée des heures une constance, une immobilité qui attriste l'homme habitué à précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s'y fait un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas beaucoup plus longs ici qu'ailleurs. Si je n'avais cent raisons, les unes assez solides, les autres un peu misérables, de ne point vivre en montagnard, j'aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une manière égale: sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente; n'imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne songeant à rien de nouveau, je passerais d'une saison à une autre, et du temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours d'hiver sans apercevoir leur affaiblissement uniforme: quand la nuit viendrait, j'en conclurais seulement qu'il faut des lumières; et quand les neiges commenceraient, je dirais qu'il faut allumer les poêles. De temps à autre j'apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content: je parviendrais à trouver l'anéantissement des jours assez rapide dans la froide tranquillité des Alpes: je me livrerais à cette suite d'incuriosité, d'oubli et de lenteur, où repose l'homme des montagnes dans l'abandon de leurs grandes solitudes.
LETTRE LXXXIX
Im., 6 décembre, IX.
J'ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré, qui pourrait faire époque dans ma vie, si j'étais entièrement revenu de mes songes, ou peut-être si je n'avais rien perdu de leur première erreur. Je suis tout à fait chez moi: les travaux sont finis. C'est enfin l'instant de prendre un train de vie qui emploie certaines heures, et qui fasse oublier les autres: je puis faire ce que je veux, mais le malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire.
C'est cependant une douce chose que l'aisance: on peut tout arranger, suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l'aisance, la raison peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient heureux s'ils avaient de l'aisance: mais les riches aiment mieux se faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu'il possède. Il n'y a point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à la sécurité. Si l'on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les cabanes que dans les palais, c'est que l'aisance est bien plus rare dans les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l'or, ne savent comment vivre! S'ils avaient su borner leurs prétentions et celles de leur famille, ils auraient tout, car l'or fait tout: mais dans leurs mains inconsidérées, l'or ne fait rien. Ils le veulent ainsi: que leurs goûts soient satisfaits! Mais dans notre médiocrité, donnons du moins d'autres exemples.
Pour n'être pas vraiment malheureux, il ne faut qu'un bien; on le nomme raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu'il en faut quatre, beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de ces trois autres biens n'est rien sans la raison, et la raison est beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur perte; mais eux ne la donnent pas, et ce qu'ils donnent sans elle n'a qu'un éclat extérieur, une apparence dont le cœur n'est pas longtemps abusé. Avouons que l'on est bien sur la terre quand on peut et qu'on sait. Pouvoir sans savoir, est fort dangereux: savoir sans pouvoir, est inutile et triste.
Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d'un homme. Je veux passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J'appellerai cela du travail; ce n'en est pas un pourtant, car il n'est pas permis de poser une serrure ou d'ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est très libre de faire un chapitre du Monde primitif. Puisque j'ai résolu d'écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas maintenant[92]. J'ai tout ce qu'il me faut, loisir, tranquillité, ennui, bibliothèque bornée, mais suffisante; et au lieu de secrétaire, un ami qui me fera continuer, et qui soutient qu'en écrivant on peut faire quelque bien tôt ou tard.
Avant de m'occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe avec qui je n'aurais pas d'autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de sa sœur revient si souvent, combien j'étais éloigné de cet oubli devenu mon seul asile.
Il a parlé de moi dans ses lettres à Mme Del***, et il l'a fait comme de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à Fonsalbe aucune raison: mais j'en suis d'autant plus fâché qu'elle aura dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j'avais dit.
Ne trouvez point bizarre l'amertume que je cherche dans ces souvenirs, et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je n'étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l'est pas; et si j'ai toute l'assurance de l'homme qui veut ce qu'il doit, j'ai toute la faiblesse de celui que rien n'a fixé. Cependant je n'aime point; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il?... Vous ne sauriez m'entendre, quand je ne m'entends pas moi-même.
Il y a bien des années que je la vis, mais comme j'étais destiné à n'avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son souvenir restait fixé dans ma mémoire, et attaché au sentiment de continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu.
Le besoin d'aimer était devenu l'existence elle-même, et le sentiment des choses n'était que l'attente et le pressentiment de cette heure qui commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes jours, il s'en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature contînt alors pour mon cœur, ce souvenir était dans moi comme pour m'en éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d'impuissance d'aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n'était pas l'amour, puisque je n'y trouvais point de consolation, point d'aliment: il me laissait dans le vide, et il semblait m'y retenir: il ne me donnait rien, et il semblait s'opposer à ce qu'il me fût donné quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l'ivresse heureuse que l'amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à se consumer nos cœurs encore remplis d'un amour malheureux.
Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J'ai caché dans mes déserts ma fortune sinistre: elle entraînerait ce qui m'environne; elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j'en avais aussi trouvé; j'ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j'aurais voulu que vous y fussiez plus longtemps trompé: je prenais pour vous écrire le moment où je riais... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu'elles vont cesser.
Je vous en dis trop: mais le sentiment de ma destinée m'élève et m'accable; je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le fantôme de ce qui ne me sera jamais donné.
C'est une nécessité qu'en vous parlant d'elle, je sois tout à fait moi. Je n'entends pas bien quelle réserve je devais m'imposer en cela. Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune; sont-ils si nombreux ceux qui s'entendent? Cependant je ne me livrais pas à tant d'illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces temps que l'oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l'abîme: le songe du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l'homme et des siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d'un long trépas? ils viennent étendre sur les restes vivants de l'homme l'amertume du sépulcre universel où il descendra tout entier. Je ne cherche point à justifier ce cœur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses ruines que l'inquiétude de la vie. Vous savez ses ennuis, ses espérances éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés: ne l'excusez pas, soutenez-le, relevez ses débris; rendez-lui, si vous en savez les moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement du génie, et toute l'impassibilité du sage: je ne veux point vous porter à plaindre ses folies profondes.
Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône, dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m'étonna pourtant. Je trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente et tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l'inquiétude et le perpétuel supplice de mon cœur. Cette grâce de tout son être, ce fini inexprimable dans le mouvement, dans la voix!... Je n'aime point: souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur.
Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si Mme D*** eût été libre, j'y eusse trouvé le plaisir d'être enfin malheureux à ma manière: mais elle ne l'était point, et je me retirai avant qu'il me devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout m'ennuyait alors, mais actuellement tout m'est indifférent. Il arrive même que quelque chose m'amuse; je pouvais donc vous parler de tout ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être serais-je bon mari; j'aurais beaucoup d'attachement. Je commence à songer aux plaisirs de l'amour, je ne suis plus digne d'une amante. L'amour lui-même ne me donnerait plus qu'une femme, et un ami. Comme nos affections changent! comme le cœur se détruit; comme la vie passe, avant de finir!
Je vous disais donc combien j'aimais à être ennuyé avec elle de tout ce qui fait les délices de la vie: j'aimais bien plus les soirées tranquilles. Cela ne pouvait pas durer.
Il m'est arrivé, rarement mais quelquefois, d'oublier que je suis sur la terre comme une ombre qui s'y promène, qui voit, et ne peut rien saisir. C'est là ma loi, quand j'ai voulu m'y soustraire, j'en ai été puni: quand l'illusion commence, mes misères s'aggravent. Je me suis senti à côté du bonheur, j'en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je crois éteintes se seraient-elles ranimées. Il fallut partir.
Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m'attache à oublier de vivre. J'ai cherché le thé pour m'affaiblir, et jusqu'au vin pour m'égarer. Je bâtis, je cultive; je me joue avec tout cela. J'ai trouvé quelques bonnes gens, et je compte aller au cabaret[93] pour découvrir des hommes: je me lève tard, je me couche tard; je suis lent à manger; je m'occupe de tout; j'essaie de toutes les attitudes; j'aime la nuit; je presse le temps, je dévore mes heures froides, je suis avide de les voir dans le passé.
Fonsalbe est son frère: nous parlons d'elle, je ne puis l'en empêcher, il l'aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami: je le veux, il est isolé. Je le veux aussi pour moi: sans lui, que deviendrais-je? Mais il ne saura pas combien l'idée de sa sœur est présente dans ces solitudes. Ces gorges sombres! ces eaux romantiques! elles étaient muettes, elles le seront toujours: cette idée n'y met point la paix de l'oubli du monde, mais l'abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins: leurs cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions, il la pleurait! Mais un frère a des larmes.
Je ne fais point de serments, je ne fais point de vœux: je méprise ces protestations si vaines, cette éternité que l'homme croit ajouter à ses passions d'un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien, tout passe, tout homme change: mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m'arrivera pas d'aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n'en cherche plus dans le monde terrestre; et s'il vient à perdre ses sublimes illusions, il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers songes.
Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient peut-être moins à leur place s'ils étaient moins loin d'être heureux. Cette vie passée dans l'indifférence au milieu de tous les agréments de la vie, et dans l'ennui avec une santé inaltérable; ces chagrins sans humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées; cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait tout prétendre, ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont on dédaigne l'affliction; tant de biens négligés, tant de pertes oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire: tout cela est plein d'harmonie, et n'appartient qu'à elle. Contente, heureuse, possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été elle-même. L'adversité est bonne à qui la porte ainsi: et je suppose que le bonheur vînt maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps.
Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie, seule destinée qui nous soit commune? Quand tout échappe jusqu'aux rêves de nos désirs; quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit lui-même dans notre pensée incertaine; quand l'image sublime de l'harmonie dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s'approche de la terre et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances; quand nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans l'inévitable instabilité du monde! mes amis, mes seuls amis, Elle que j'ai perdue, Vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore le sentiment de la vie! Que nous restera-t-il, et que sommes-nous?
S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le sentiment accablant de leur mobilité; cherchons ce vrai immuable, seule conception qui soutienne l'âme fatiguée du délire de nos espérances, plus navrée encore et plus étonnée d'elle-même quand elle a perdu leur amertume. La justice seule est évidente à tous; elle l'est à leur dernier comme à leur premier moment: sa lumière ne changera pas. Vous la suivez en paix, je la cherche dans mon inquiétude; et cette union du moins ne nous sera pas ôtée.
SUPPLÉMENT DE 1833
LETTRE XC[94]
Imenstròm, 28 juin, X.
La sœur de Fonsalbe est ici, elle est venue sans être attendue, et dans le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère.
Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus peut-être qu'elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le changement des temps, d'ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison, tout semblait d'accord. Et il faut vous dire que s'il peut être une beauté plus accomplie aux yeux d'un artiste, aucune ne réunirait davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes.
Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l'eussiez fait à Bordeaux; mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu'à une heure assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l'ardeur du jour. J'avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque encouragement à mes travailleurs: des musiciens furent appelés de Vevey et de Lausanne. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs mêmes, fut destiné à remplir l'intervalle entre les travaux du soir et ceux du lendemain.
Il arriva qu'un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de six à sept marches. Elle était au-dessus; elle prononça mon nom. C'était bien sa voix, mais avec quelque chose d'imprévu, d'inaccoutumé, de tout à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne répondais pas. Une demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard l'environnait. C'était une forme indécise qui faisait presque disparaître tout vêtement; c'était un parfum de beauté idéale, une illusion voluptueuse, ayant un instant d'inconcevable vérité. Ainsi devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion: le joug a existé. De cette faiblesse ont dépendu d'autres incertitudes. Ces années-là sont irrévocables; mais aujourd'hui demeure libre, aujourd'hui est encore à moi.
Je m'absentai, en prévenant Fonsalbe. Je m'avançai vers le haut de la vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J'étais fortement averti; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé me paraissait invincible. Toutes ces idées d'aimer et de n'être plus seul m'inondaient dans la tranquille obscurité d'un lieu désert. Il y eut un moment où j'aurais dit, comme ceux dont plus d'une fois j'ai condamné la mollesse: La posséder et mourir!
Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la terre, c'est en même temps apprécier d'un regard plus ferme ce qu'on a fait et ce qu'on doit faire des dons de la vie. Ce que j'en ai fait! jeune encore, je m'arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait le triomphe du cœur. Non, l'oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi. L'austère travail et l'avenir!
Je me trouvais placé au détour de la vallée; entre les rocs d'où le torrent se précipite, et les chants que j'avais moi-même ordonnés: ils commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de l'air les dissipait par intervalles, et je savais l'instant où ils cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force, s'écoulant, mais s'écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite de l'eau est comme la fuite de nos années. On l'a beaucoup redit; mais dans plus de mille ans, on le redira: le cours de l'eau restera, pour nous, l'image la plus frappante de l'inexorable passage des heures. Voix du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des cieux, sois seule entendue!
Rien n'est sérieux s'il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les choses d'ont nous séparera notre dernier souffle? Hésiterai-je entre une rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante fantaisie et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée? Je céderais à l'idée d'un lien imparfait, d'une affection sans but, d'un plaisir aveugle! Ne sais-je pas les promesses, qu'en devenant veuve, elle a faites à sa famille? Ainsi l'union entière se trouve interdite; ainsi la question est simple, et ne doit plus m'arrêter. Qu'y aurait-il de digne de l'homme dans l'amusement trompeur d'un stérile amour? Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c'est se livrer soi-même à l'éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés, j'en suis responsable: il faut qu'elles portent leurs fruits. Ces bienfaits de l'existence, je les conserverai, je les honorerai, je ne veux du moins m'affaiblir au-dedans de moi qu'à l'instant inévitable. Profondeurs de l'espace, serait-ce en vain qu'il nous est donné de vous apercevoir? La majesté de la nuit répète d'âge en âge: malheur à toute âme qui se complaît dans la servitude!
Sommes-nous faits pour jouir ici de l'entraînement des désirs? Après cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de quelques journées? Si la vie n'est que cela, elle n'est rien. Un an, dix ans de volupté, c'est un futile amusement, et une trop prompte amertume! Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou follement distraites passeront sur nos cendres? Comptons pour peu de chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde, cherchons un autre partage: c'est de nos fortes résolutions que quelque effet subsistera peut-être.—L'homme est périssable.—Il se peut, mais périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice.
Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions changeaient déjà. Trop facilement je m'étais persuadé que ma jeunesse n'était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois vous l'avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande partie réparé. J'avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et qui contribue à mes incertitudes. C'est constamment une grande inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou même dans les penchants. Elle ne tient pas aux progrès des années; elle redevient ce qu'elle était. L'habitude de me contenir et de réprimer d'abord tous mes mouvements intérieurs m'en avait laissé méconnaître souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n'ai différé d'un quart d'heure à l'autre. Ainsi est agitée, au milieu de l'air, la cime d'un arbre trop flexible; et, si vous la regardez à une autre époque, vous la verrez céder encore, mais céder de même.
Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l'aspect du monde, l'appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu'on me parle de choses indifférentes, et que j'écoute avec tranquillité, avec indolence; tandis que me reprochant ma froideur dans ces conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j'ai passé plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée que tout embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la curieuse variété des choses, ou de l'amusante sagacité qui nous appelle à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si facilement offrir un autre aspect, c'est moins l'ensemble du grand phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l'ordre général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces; l'une nous captive, et l'autre nous déconcerte: tout dépend d'une certaine confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité! Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le mouvement d'une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je m'arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes essais quelque pensée mal rendue restera inutile; je ne vois plus alors que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude, et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous.
Du moins cette mobilité n'est pas de nature à ébranler les principes de conduite. Il n'importe même que le but se présente seulement comme vraisemblable, s'il est unique. Affermis en un sens, n'attendons pas d'autres clartés: nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus. Ainsi tout se décide. Je suis ce que j'étais: si je le veux, je serai ce que je pouvais être. Certainement c'est peu de chose; mais enfin ne descendons plus au-dessous de nous-mêmes.
30 juin.
Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j'aurais pu vous apprendre en trois lignes, mais c'était ma manière, et d'ailleurs j'ai du loisir. Rien ne m'occupe, rien ne m'attache; je me sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de plus, un seul. Cela finira puisque je l'ai résolu; mais à présent tout me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu'à une sorte de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m'appuyer sur vous.
Je restai seul quelque temps encore. Déjà j'étais moins étranger à la tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper avant que les chants cessassent.
Désormais n'attendez plus de moi, ni une paresse inexcusable, ni l'ancienne irrésolution. La santé et l'aisance sont des facilités qu'on ne réunit pas toujours: je les possède, et j'en ferai usage. Que cette déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leurs faiblesses volontaires, ne convient-il pas que je ne m'en permette aucune? Vous savez que jadis j'ai eu, dans mes vains projets, quelques velléités africaines. Mais à cette époque, tout s'est accordé pour rendre impraticable un dessein que d'ailleurs il aurait fallu mûrir davantage, et maintenant il serait tard pour se livrer aux études qui en prépareraient l'exécution.
Que faire donc? Je crois définitivement qu'il ne m'est donné que d'écrire.—Sur quels sujets?—Déjà vous le savez à peu près.—D'après quel modèle?—Assurément je n'imiterai personne, à moins que ce ne soit par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très déplacé de prendre la manière d'un autre, si on peut en avoir une à soi. Quant à celui qui n'a pas la sienne, c'est-à-dire qui n'est jamais entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d'écrire?—Quel style enfin?—Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour mériter d'être lu, il faut observer les convenances réelles.—Mais qui en jugera?—Moi apparemment. N'ai-je pas lu les auteurs qui travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus d'indépendance? C'est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui convienne, d'un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l'autre à mon caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les étudier expressément.—Quelles seront les garanties de succès?—Les seules naturelles. S'il ne suffit pas de dire des choses vraies, et de s'efforcer de les exposer d'une manière persuasive, je n'aurai point de succès: voilà tout. Je ne crois pas qu'il soit indispensable d'être approuvé de son vivant, à moins qu'on ne se voie condamné au malheur d'attendre de sa plume ses moyens de subsistance.
Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire présente, de la gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de l'effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris, tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de faire dire: le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés, bien qu'un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et séduits, car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre temps; montrez-vous donc aujourd'hui dans votre adresse et votre prospérité.
Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le déshonorer par des intrigues pour hâter la célébrité de l'auteur? Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une capitale; enfin, votre nom est-il inconnu, et votre livre ne s'écoule-t-il pas? Qu'un certain nombre d'exemplaires en soient déposés dans les principales bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte, à des libraires dans les grandes villes; tôt ou tard cet écrit sera mis à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des suffrages.
Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu'à la remplir, si ce n'est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l'activité, l'espérance et l'amitié? Etre occupé sans devenir trop laborieux contribue essentiellement à la paix de l'âme, de tous les biens le moins illusoire. On n'a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les plus simples donnent des jouissances: c'est ainsi que tant d'hommes bien portants s'accommodent des aliments les moins recherchés.
Qui ne voit que l'espérance est préférable aux souvenirs? Dans notre vie, continuel passage, l'avenir importe seul: ce qui est arrivé disparaît, et le présent même nous échappe s'il ne sert de moyen. D'agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent débiles. Ces hommes-là, s'étant figuré les choses autrement qu'elles ne doivent être, se sont passionnés. L'épreuve les a désabusés; ne pouvant plus imaginer avec exagération, ils n'imaginent plus. Les fictions vraies pour ainsi dire leur étant interdites, ils auraient besoin de riants souvenirs; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont l'imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme: il n'est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu'ils ont appris anciennement.
Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance et Fonsalbe: ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres, cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes opiniâtres: invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception soutiendrait l'âme, fatiguée quelquefois de ses vagues espérances, mais bien plus étonnée d'elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et les langueurs, et les délices de cette active incertitude. La justice du moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières morales; je les poursuis dans mon inquiétude: notre union subsistera.
On n'est pas encore parvenu à se procurer l'autre partie des lettres d'Oberman. On n'a recueilli que le fragment suivant qui s'est trouvé sans date.
Dernière partie d'une lettre
Sans Date Connue
...Que d'infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au commencement, et contribuer même à nous retenir jusqu'au terme! Elles font plus, mais assez vainement peut-être: elles semblent indiquer ce que nulle tête mortelle n'approfondira.
Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse condition de l'existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus intime. Soit que j'aie chercher ces émanations invisibles, soit surtout qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret.
Les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence: tout peut être symbole. Mais les odeurs sont plus pénétrantes, sans doute parce qu'elles sont plus mystérieuses, et que s'il nous faut dans notre conduite ordinaire de palpables vérités, les grands mouvements de l'âme ont pour principe une vérité d'un autre ordre, le vrai essentiel, et cependant inaccessible dans nos voies chancelantes.
Jonquille! violette! tubéreuse! vous n'avez que des instants afin de ne pas accabler notre faiblesse, ou peut-être pour nous laisser dans l'incertitude où s'agite notre esprit, tantôt généreux, tantôt découragé. Non, je n'ai vu ni le sindrimal du Ceylan, ni le gulmikek de Perse, ni le pé-gé-hong de la Chine méridionale, mais ce serait assez de la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes, nous pourrions séjourner dans un monde meilleur.
Que veux-je? Espérer, puis n'espérer plus, c'est être ou n'être plus: voilà l'homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu'après les chants d'une voie émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir?
Et il se peut que le sort le voulant ainsi, on entende s'approcher secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que derrière quelque rideau, mais sûre d'être bien visible, à cause des rayons du couchant, elle se montre sans autre voile pour la première fois, se recule vite, et revienne d'elle-même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais ensuite il faudra vieillir. Où sont aujourd'hui les violettes qui fleurirent pour d'anciennes générations?
Il est deux fleurs silencieuses en quelque sorte, et à peu près dénuées d'odeur, mais qui, par leur attitude assez durable, m'attachent à un point que je ne saurais dire. Les souvenirs qu'elles suscitent ramènent fortement au passé, comme si ces liens des temps annonçaient des jours heureux. Ces fleurs simples, ce sont le barbeau des champs, et la hâtive pâquerette, la marguerite des prés.
Le barbeau est la fleur de la vie rurale. Il faudrait le revoir dans la liberté des loisirs naturels, au milieu des blés, au bruit des fermes, au chant des coqs (O), sur le sentier des vieux cultivateurs: je ne voudrais pas répondre que cela quelquefois n'allât jusqu'aux larmes.
La violette et la marguerite des prés sont rivales. Même saison, même simplicité. La violette captive dès le premier printemps; la pâquerette se fait aimer d'année en année. Elles sont l'une à l'autre ce qu'est un portrait, ouvrage du pinceau, à côté d'un buste en marbre. La violette rappelle le plus pur sentiment de l'amour: tel il se présente à des cœurs droits. Mais enfin cet amour même, si persuasif et si suave, n'est qu'un bel accident de la vie. Il se dissipe tandis que la paix des campagnes nous reste jusqu'à la dernière heure. La marguerite est le signe patriarcal de ce doux repos.
Si j'arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir mes adieux à la terre, qu'on place ma chaîne sur l'herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve quelque chose de l'illusion infinie.
SUPPLÉMENT DE 1840
LETTRE XCI
Je ne vous ai jamais conté l'embarras où je me suis vu, un jour que je voulais franchir les Alpes d'Italie.
Je viens de me rappeler fortement cette circonstance, en lisant quelque part: «Nous n'avons peut-être reçu la vie présente que pour rencontrer, malgré nos faiblesses, des occasions d'accomplir avec énergie ce que le moment veut de nous.» Ainsi, employer toutes ses forces à propos, et sans passion comme sans crainte, ce serait être pleinement homme. On a rarement ce bonheur. Quant à moi, je ne l'ai éprouvé qu'à demi dans ces montagnes, puisqu'il ne s'agissait que de mon propre salut.
Je ne pourrai vous rendre compte de l'événement qu'avec des détails tout personnels: il ne se compose pas d'autre chose.
J'allais à la cité d'Aoste et j'étais déjà dans le Valais, lorsque j'entendis un étranger dire, dans l'auberge, qu'il ne se hasarderait point à passer sans guide le Saint-Bernard. Je résolus aussitôt de le passer seul: je prétendis que d'après la disposition des gorges, ou la direction des eaux, j'arriverais à l'hospice en devançant les muletiers, et en ne prenant d'eux aucun renseignement.
Je sortis de Martigny à pied par un temps très beau. Impatient de voir du moins dans l'éloignement quelque site curieux, je marchais d'autant plus vite qu'au-dessus de Saint-Branchier je n'apercevais rien de semblable. Arrivé à Liddes, je me figurai que je ne trouverais plus avant l'hospice aucune espèce d'hôtellerie. Celle de Liddes avait épuisé sa provision de pain, et n'était pourvue d'aucun légume. Il y restait uniquement un morceau de mouton, auquel je ne touchai pas. Je pris peu de vin; mais, à cette heure inusitée, il n'en fallut pas plus pour me donner un tel besoin d'ombre et de repos, que je m'endormis derrière quelques arbustes.
J'étais sans montre, et au moment de mon réveil je ne soupçonnai pas que j'eusse demeuré là plusieurs heures. Quand je me remis en chemin, ce fut avec la seule idée d'arriver au but: je n'avais plus d'autre espérance. La nature n'encourage pas toujours les illusions que pourtant elle nous destina. Aucune diversion ne s'offrait, ni la beauté des vallées, ni la singularité des costumes, ni même l'effet de l'air accoutumé des montagnes. Le ciel avait entièrement changé d'aspect. De sombres nuages enveloppaient les cimes dont je m'approchais; toutefois cela ne put me désabuser à l'égard de l'heure; puisque à cette élévation ils s'amassent souvent avec promptitude.
Peu de minutes après, la neige tombait en abondance. Je passai au village de Saint-Pierre, sans questionner personne. J'étais décidé à poursuivre mon entreprise, malgré le froid, et bien qu'au-delà il n'existât plus de chemin tracé. De toute manière, il n'était plus question de se diriger avec quelque certitude. Je n'apercevais les rochers qu'à l'instant d'y toucher, mais je n'en cherchais d'autre cause que l'épaisseur du nuage et de la neige. Quand l'obscurité fut assez grande pour que la nuit seule pût l'expliquer, je compris enfin ma situation.
La glace vive au pied de laquelle j'arrivai, ainsi que le manque de toute issue praticable pour des mulets, me prouvèrent que j'étais hors de la voie. Je m'arrêtai, comme pour délibérer à loisir; mais un total engourdissement des bras m'en dissuada aussitôt. S'il devenait impraticable d'attendre le jour dans le lieu où j'étais parvenu, il semblait également impossible de trouver le monastère, dont me séparaient peut-être des abîmes. Un seul parti se présenta, de consulter le bruit de l'eau, afin de me rapprocher du courant principal qui, de chute en chute, devait passer auprès des dernières habitations que j'eusse vues en montant. A la vérité j'étais dans les ténèbres, et au milieu de roches dont j'aurais eu peine à sortir en plein jour. L'évidence du danger me soutint. Il fallait ou périr, ou se rendre sans trop de retard au village qui devait être distant de près de trois lieues.
J'eus assez promptement un succès; j'arrivai au torrent qu'il importait de ne plus quitter. Si je m'étais engagé de nouveau dans les roches, peut-être n'aurais-je pas su en redescendre. Nivelé à demi par l'effet de siècles, le lit de la Drance devait présenter une aspérité moins redoutable en quelques endroits que les continuelles anfractuosités des masses voisines. Alors s'établit la lutte contre les obstacles; alors commença la jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du péril. J'entrai dans le courant bruyant et inégal, avec la résolution de le suivre jusqu'à ce que cette tentative hasardeuse se terminât ou par quelque accident tout à fait grave, ou par la vue d'une lumière au village. Je me livrai ainsi au cours de cette onde glaciale. Quand elle tombait de haut, je tombais avec elle. Une fois la chute fut si forte que je croyais le terme arrivé, mais un bassin assez profond me reçut. Je ne sais comment j'en sortis: il me semble que les dents, à défaut des mains, saisirent quelque avance de roche. Quant aux yeux, ils n'étaient guère utiles, et je les laissais, je crois, se fermer lorsque j'attendais un choc trop violent. J'avançais avec une ardeur que nulle lassitude ne paraissait devoir suspendre, heureux apparemment de suivre une impulsion fixe, de continuer un effort sans incertitude. Commençant à me faire à ces mouvements brusques, à cette sorte d'audace, j'oubliais le village de Saint-Pierre, seul asile auquel je pusse atteindre, lorsqu'une clarté me l'indiqua. Je la vis avec une indifférence qui, sans doute, tenait plus de l'irréflexion que du vrai courage, et néanmoins je me rendis, comme je pus, à cette demeure dont les habitants étaient auprès du feu. Un coin manquait au volet de la petite fenêtre de leur cuisine: je dus la vie à cet incident.
C'était une auberge comme on en rencontre dans les montagnes. Naturellement il y manquait beaucoup de choses, mais j'y trouvai des soins dont j'avais besoin. Placé à l'angle intérieur d'une vaste cheminée, principale pièce de la maison, je passai une heure, ou davantage, dans l'oubli de cet état d'exaltation dont j'avais entretenu le singulier bonheur. Nul et triste depuis ma délivrance, je fis ce qu'on voulut: on me donna du vin chaud, ne sachant pas que j'avais surtout besoin d'une nourriture plus solide.
Un de mes hôtes m'avait vu gravir la montagne vers la fin du jour pendant ces bourrasques de neige que redoutent les montagnards mêmes, et il avait dit ensuite dans le village: «Il a passé ce soir un étranger qui allait là-haut; de ce temps-ci, c'est autant de mort.» Lorsque plus tard ces braves gens reconnurent qu'effectivement j'eusse été perdu sans le mauvais état de leur volet, un d'eux s'écria en patois: «Mon Dieu, ce que c'est que de nous!»
Le lendemain on m'apporta mes vêtements bien sèches et à peu près réparés; mais je ne pus me défaire d'un frisson assez fort, et d'ailleurs plusieurs pieds de neige sur le sol s'opposaient à ce que je me remisse volontiers en route. Je passai la moitié de la journée chez le curé de cette faible bourgade, et je dînai avec lui: je n'avais pas mangé depuis quarante et quelques heures. Le jour suivant, la neige ayant disparu sous le soleil du matin, je franchis sans guide les cinq lieues difficiles, et les symptômes de fièvre me quittèrent pendant ma marche. A l'hospice, où je fus bien accueilli, j'eus néanmoins le malheur de ne pas tout approuver. Je trouvais déplacée une variété de mets qu'en des lieux semblables je ne qualifiais pas d'hospitalité attentive, mais de recherche; et il me sembla aussi que dans la chapelle, cette église de la montagne, une simplicité plus solennelle eût mieux convenu que la prétention des enjolivements. Je restai le soir au petit village de Saint-Remi, en Italie. Le torrent de la Doire se brise contre un angle des murs de l'auberge. Ma fenêtre resta ouverte, et, toute la nuit, ce fracas m'éveilla ou m'assoupit alternativement, à ma grande satisfaction.
Plus bas, dans la vallée, je rencontrai des gens chargés de ces goîtres énormes qui m'avaient beaucoup frappé de l'autre côté du Saint-Bernard, à l'époque de mes premières incursions dans le Valais. A un quart de lieue de Saint-Maurice, il est un village tellement garanti des vents froids par sa situation très remarquable, que des lauriers ou des grenadiers pourraient y subsister sans autre abri en toute saison; mais assurément les habitants n'y songent guère. Trop bien préservés des frimas, et dès lors affligés de crétinisme, ils végètent indifférents au pied de leurs immenses rochers, ne sachant pas même ce que c'est que ce mouvement des étrangers qui passent à si peu de distance de l'autre côté du fleuve. Je résolus d'aller voir de plus près, en redescendant vers la Suisse, ces hommes endormis dans une lourde ignorance, pauvres sans le savoir, et infirmes sans précisément souffrir: je crois ces infortunés plus heureux que nous.
Sans l'exactitude scrupuleuse de mon récit, il serait si peu susceptible d'intérêt, que votre amitié même ne lui en trouverait pas. Pour moi, je ne me rappelle que trop une fatigue que je ne ressentais pas alors, mais qui m'a privé sans retour de la fermeté des pieds. J'oublierai moins encore que, jusqu'à présent, les deux heures de ma vie où je fus le plus animé, le moins mécontent de moi-même, le moins éloigné de l'enivrement du bonheur, ont été celles où, pénétré de froid, consumé d'efforts, consumé de besoin, poussé quelquefois de précipices en précipices avant de les apercevoir et n'en sortant vivant qu'avec surprise, je me disais toujours, et je disais simplement dans ma fierté sans témoins: Pour cette minute encore, je veux ce que je dois, je fais ce que je veux.
NOTES DE L'EDITION DE 1833
Oberman a besoin d'être un peu deviné. Il est loin, par exemple, de prendre un parti définitif sur plusieurs questions qu'il aborde; mais peut-être conclut-il davantage dans la suite de ses lettres. Jusqu'à présent cette seconde partie manque presque entière.
Note B (Lettre II, p. 30[96], ligne 22)
Il est à croire que le ciel de Genève ressemble beaucoup à celui des lieux voisins.
Note C (Lettre II, p. 31, ligne 30)
Cette hauteur peut être considérée comme se rattachant aux Alpes, mais difficilement au Jura.
Note D (Lettre VII, p. 66, ligne 13)
On ne sait pas précisément où commence ce qui est ici appelé éther.
Note E (Lettre XX, p. 91, ligne 31)
Sans doute l'auteur de ces lettres aurait demandé grâce pour ces détails et pour quelques autres, s'il en avait prévu la publication.
Note F (Même lettre, p. 93, ligne 11)
Cette circonstance du tonneau est contestée pour plusieurs raisons.
Note G (Lettre XXXVIII [3e fragment], p. 158, ligne 11)
On a fait plusieurs essais de paroles adaptées à cette marche des pasteurs. Un de ces morceaux, en patois de la Gruyère, contient quarante-huit vers.
| Les armaillis di Columbette | |
| Dé bon matin sé son leva, etc. |
Une de ces sortes d'églogues, composée, dit-on, dans l'Appenzel, en langage allemand, finit à peu près ainsi: «Retraites profondes, tranquille oubli! O paix des hommes et des lieux, ô paix des vallées et des lacs! pasteurs indépendants, familles ignorées, naïves coutumes! donnez à nos cœurs le calme des chalets et le renoncement sous le ciel sévère. Montagnes indomptées! froid asile! dernier repos d'une âme libre et simple!»
Note H (Lettre XLIII, p. 191, ligne 7)
L'auteur ne dit pas expressément ce qu'il entend ici par religion, mais on voit qu'il s'agit en particulier de la croyance des Occidentaux.
Note I (Lettre LXII, p. 286, ligne 2)
A cette lettre était joint ce qui suit:
«Le Manuel me fait souvenir de quelques autres morceaux que m'a aussi communiqués le même savant. Ses recherches avaient moins pour objet ce qu'il pouvait trouver précieux que ce qui lui paraissait original, ou même bizarre.
«Voici le plus court de ces morceaux de littérature, ou, si vous voulez, de philosophie étrange.
«Examinez toutefois: il se peut que les aperçus d'un homme du Danube ne s'éloignent pas de la vérité.»
Chant funèbre d'un Moldave.
Traduit de l'esclavon
«Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la terre. Qu'y aurait-il de mieux, après une heure de délices? Comment imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances? Mourons: c'est le dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir.
«Si vous désirez vivre encore, contenez-vous; suspendez ainsi votre chute. Jouir, c'est commencer à périr; se priver, c'est s'arranger pour vivre. La volupté apparaît à l'issue des choses, à l'un et à l'autre terme; elle communique la vie, et elle donne la mort. L'entière volupté, c'est la transformation.
«Comme un enfant, l'homme s'amuse de peu de chose sur la terre, mais enfin sa destination est de choisir parmi ce qu'elle offre. Quand ces choix sont accomplis, c'est la mort qu'il veut voir: ce jeu longtemps redouté pourra seul désormais lui faire impression.
«N'avez-vous jamais désiré la mort? C'est que vous n'avez pas achevé l'expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez; la mort devient votre seul avenir.
«On aime à s'approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de nouveau, jusqu'à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté dans la tempête! C'est qu'elle promet la mort. Les éclairs montrent les abîmes, et la foudre les ouvre.
«Quel plus grand objet de curiosité! Quel besoin plus impérieux! Il est fini pour chacun de nous, selon ses forces, l'examen des choses du monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa lumière, ou la nuit perpétuelle.
«Ils redoutent moins la mort, les hommes d'un grand caractère, les hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l'âge. Serait-ce parce qu'ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance, et que d'autres y croient malgré leur foi?
«La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est universelle. Le mal c'est l'exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu'elle étonne, la mort peut affliger; quand on y arrive naturellement, elle est consolante.
«Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n'est qu'une sujétion, qu'elle finisse; si elle ne conduit à rien, s'il doit être inutile d'avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre réellement, ou pour ne plus feindre de vivre.
«La mort reste inconnue. Lorsque nous l'interrogeons, elle n'est pas là; quand elle se présente; quand elle frappe, nous n'avons plus de voix. La mort retient un des mots de l'énigme universelle, un mot que la terre n'entendra jamais.»
Condamnerons-nous ce rêveur du Danube? Mettrons-nous au nombre des vaines fantaisies de l'imagination toute idée étrangère à une frivolité dont la multitude ne veut pas sortir?
Peut-être, dans ces moments où semble commencer une heure de sommeil, dans les campagnes, vers midi, peut-être avez-vous éprouvé une impression indéfinissable, heureux sentiment d'une vie chancelante, pour ainsi dire, mais plus naturelle et plus libre. Tous les bruits s'éloignent, tous les objets échappent. Une pensée dernière se présente avec tant de vérité qu'après cette sorte d'illusion demi-vivante, imprévue et fugitive, il ne peut y avoir rien, si ce n'est l'entier oubli, ou un réveil subit.
Nous aurions à remarquer surtout de quoi se composent alors ces rapides images. Souvent une femme apparaît. Il ne s'agit pas de grâce ordinaire, de charme prolongé, de voluptueuse espérance. C'est plus que le plaisir, c'est la pureté de l'idéal; c'est la possession entrevue comme un devoir, comme un simple fait, comme une entraînante nécessité. Mais le sein de cette femme exprime avec énergie qu'elle nourrira. Ainsi est accomplie notre mission. Sans trouble et sans regret nous pourrions mourir. Donner la vie et franchir, en fermant l'œil, les bornes du monde connu, voilà peut-être ce qu'il y a d'essentiel ici dans notre destination. Le reste ne serait qu'un moyen assez indifférent de consumer les autres minutes pour arriver au but.
Je ne dis pas que ce léger rêve, dans les instants dont nous parlons, que cette figure abrégée de la vie, au milieu du tranquille oubli de tant de choses, que cette paisible et puissante émotion soit la même chez la plupart des hommes. Je l'ignore; mais enfin elle ne m'est pas particulière, sans doute.
Transmettre la vie et la perdre, ce serait dans l'ordre apparent notre principal office sur la terre. Cependant je demanderai s'il n'est plus de songes dans le dernier sommeil? Je demande si réellement la loi de mort sera inflexible? Plusieurs d'entre nous ont vu se fortifier à quelques égards leur intelligence: ne pourraient-ils résister quand d'autres succombent?
Note K (Lettre LXIII, p. 301, à la dernière ligne de la note)
Il faut redire ici que, sauf les additions désignées comme telles, l'édition présente reste conforme à la première.
Note L (Lettre LXVII, p. 326, ligne 13)
On peut douter que la vigne ait jamais donné quelque produit dans ce vallon.
Note M (Lettre LXVIII, p. 335, ligne 25)
L'anecdote connue à laquelle ceci paraît faire allusion n'a rien d'authentique.
Note N (Lettre LXXXIX, p. 425, dernière ligne)
Il paraît que cette dernière phrase n'appartient pas à cette lettre, qui devait se terminer comme il suit:
«...Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon, seule destinée qui nous soit commune? Quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit en notre pensée incertaine; quand l'image de l'harmonie descend des lieux célestes, s'approche de la terre, et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de nos affections ou de notre espoir; quand nous passons avec la fuite invariable des choses et dans l'inévitable instabilité du monde! mes amis! elle que j'ai perdue, vous qui vivez loin de moi! comment se féliciter du don d'existence?
«Qu'y a-t-il qui nous soutienne réellement? Que sommes-nous? tristes composés de matière aveugle et de libre pensée, d'espérance et de servitude; poussés par un souffle invisible malgré nos murmures; rampants à la vue des clartés de l'espace sur un sol immonde, et roulés comme des insectes dans les sentiers fangeux de la vie, mais, jusqu'à la dernière chute, rêvant les pures délices d'une destination sublime.»
Note O (Dernière lettre, p. 435)
A cette époque, Oberman avait peut-être quitté Imenstròm. Peut-être aussi, sans avoir été obligé de rentrer dans les villes, regrettait-il le mouvement si champêtre des grandes métairies. Les pâturages des Alpes septentrionales et des hautes Alpes sont souvent dans des situations très pittoresques; mais on n'y connaît qu'une récolte, et on n'y fait toute l'année qu'une même chose.
INDICATIONS
Les chiffres, sans autre désignation, indiquent les lettres et non les pages.
Aisance. De l'aisance réelle, 89.
Amour, 89. Voyez aussi Femmes. De l'amour, de ses effets et de son importance, 63.
Amour-propre, 27.
Argent. Du mépris de l'argent, 2e fragment. De l'emploi de l'argent, 65.
Automne, 24.
Auteur, voyez Ecrivain.
Beau (du), 21.
Bonheur. Des causes du bonheur, 1er fragment.
Campagnes. De nos campagnes, 12. Voyez aussi Villes.
Célibat, 86.
Cicéron, 4, en note.
Christianisme. Du christianisme, et des grandes choses qu'il eût pu faire, 44, p. 202 et suiv.
Climats. Des divers climats, 68. Effets des différents climats, 70.
Contradictions, 81.
Désirs. Du prestige du désir dans le cœur qui ignore la vie, 39.
Devoirs. Incertitude des devoirs, 86.
Divorce, voyez Mariage.
Dogmes, voyez Foi, Mystères, Religion.
Ecrivain. De l'écrivain qui veut être utile: la considération publique lui est nécessaire, 79. Il est absurde qu'un écrivain moraliste ne soit pas homme de bien, 79.
Ennui de la vie, 41, etc.
Etat, voyez aussi homme. Sur le choix d'un état; sur ce qu'on appelle prendre un état, 1.
Femmes, 87, etc. Voyez aussi Mode, Mise, Amour. De certaines maximes dans l'éducation des femmes, 50. De quelques usages relatifs à l'éducation des femmes, 58. De l'amour dans les femmes, 80.
Fin. Fins impénétrables de la nature, 85. De la fin qu'il faut proposer aux habitudes de sa vie dans l'incertitude de la vie entière, et dans l'ignorance de sa fin essentielle, 89, etc.
Foi, 38, 44. Voyez aussi Religion.
Gloire, 51.
Gouvern., voyez homme.
Homme. De l'homme considéré comme le grand agent de la nature, et comme chargé par l'intelligence universelle des fonctions de la réintégration des êtres, 42. De l'homme qui a vraiment vécu, 43. De l'homme des sociétés présentes, 46, 87. De l'avidité de l'âme humaine, 13, 48. De l'homme, partie, du monde organisé, 71. De ce que l'homme est à l'homme, 36. De l'homme bon, 1er fragment. De l'homme de bien, 1er frag. De l'amour dans l'homme qui gouverne, 34, 84. De l'homme supérieur, de l'homme d'Etat, 84 à la fin.
Idéal, 13, 14. Du monde imaginaire de l'idée d'un monde heureux, 14. Du monde idéal, 30 et 46, p. 216.
Immortalité, 44, 60, 61. Du désir de l'immortal., 18. Perceptions qui semblent annoncer l'immortal., 38.
Incertitude des notions humaines, 47.
Incompatibilité d'humeurs, 45.
Indépendance, 43.
Inquiétude. De l'inquiétude de l'âme, de ses misères et de ses besoins démesurés, 37.
Mahomet. Du rôle de Mahomet, 34.
Malheur. 1er fragment.
Manière de vivre, voyez Vie, Simplicité.
Manuel attribué à Aristippe, 33.
Mariage, 86 et 63, pp. 208, 297, 298, 299, etc. Indissolubilité du mariage, p. 403.
Mise. De ce qu'on appelle une mise trop libre, 50.
Mode, 50.
Mollesse. D'une certaine mollesse dans les habitudes de la vie, 85.
Montagnes, 7, 3e frag., etc.
Montaigne, 38.
Mœurs, 50, etc. Voyez aussi Amour, Femmes, Mise, Mode, Morale. Des mœurs opposées, 68.
Morale. Voyez aussi Contradictions, Devoirs, Religion, Mœurs, Erreur de la morale, 2e frag. La morale est l'unique science, 80.
Moraliste. Voyez Ecrivain.
Mystères. L'idée de certaines forces mystérieuses dans la nature diffère essentiellement de la superstition, 44. De l'obscurité de la nature comparée aux mystères du dogme, 44. Forces et effets mystérieux de la nature, 44, 47.
Nature. Voyez aussi Mystères, Systèmes. Combinaisons de la nature, 40, pp. 158, 162. Nature impénétrable, 48.
Nécessité. De la nécessité ou de la force inconnue, 43.
Nombres, 47.
Ossian, 70.
Plaisirs. De ce qu'on nomme plaisirs purs, 59. Il n'y a de plaisir réel que celui que l'on donne, 59.
Prospérité. De l'effet d'une prospérité suivie sur les hommes ordinaires, 1er frag.
Ranz des vaches, 3e frag.
Réparation. Du système de la réparation du monde, 42, 85.
Religion. De la religion, 43, 44, p. 327 [191], 338 [197], etc. Voyez aussi Foi, Christianisme, etc. Si les religions doivent être la base de la morale, 49. De la nécessité de parler des religions en écrivant sur la morale, 81.
Romanesque. De l'homme romanesque, 4.
Romantique. De l'expression romantique, 3e frag.
Sensations, 7, etc. Changement dans les sensations, 60, etc.
Sensible. De l'homme sensible, de la sensibilité, 4, 12, etc.
Simplicité. D'une simplicité basse et grossière, 20. Des jouissances dans la simplicité, 51. Famille dans les montagnes, 65.
Sites. Sur les beaux sites, 55.
Songes (des), 85.
Souffrir. Du besoin de souffrir, 1er fragment.
Stimulants. Les habitudes de notre vie sociale, et particulièrement celles des stimulants détruisent l'accord entre nous et les choses, 64. De l'espèce de repos qu'ils peuvent donner, 88.
Suicide. Voyez Mort volontaire.
Suisse, Suisses. Voyez aussi Climat, Montagnes, etc. Sur les Suisses, 32, note. Sur la Suisse, 58. Quelques observations particulières sur les peuples de la Suisse, et sur la nature du pays en général, 77.
Systèmes. Voyez Réparation, Nombres, etc.
Union. De l'union dans les familles, 36, 45.
Vérité. Toute institution ne doit être fondée que sur la vérité, et ne doit être soutenue que par des vérités, 41, etc.
Vie. Voyez aussi Fin, Homme, Ville. La vie est semblable à nos songes, 13. Emploi de la vie, 43. Vanité de la vie, 46. Semaines de la vie, 47. De la vie du cœur, 55, note. De la vie réglée, 65. De la vie de la campagne et de celle de la ville, 72. Des besoins indéfinis de l'homme, et du néant de la vie commune, 75, etc., etc. Spectacle de la vie humaine, 80.
Ville. De la vie des villes, 88. Voyez aussi Vie. Comment l'âge augmente le goût pour les capitales, et comment ceux qui préféraient, dans un sens, les choses aux hommes et la campagne à la ville, peuvent venir à préférer plus tard la ville et la société, 52, 88.
Vol. Du vol fait par les enfants; il est impuni, et c'est le plus coupable, 80.
Voyages, 68.
NOTES:
[1] Je suis loin d'inférer de-là qu'un bon roman ne soit pas un bon livre. De plus, outre ce que j'appellerais les véritables romans, il est des écrits agréables ou d'un vrai mérite, que l'on range communément dans cette classe, tels que Numa, la Chaumière Ind., etc.
[2] Le genre pastoral, le genre descriptif ont beaucoup d'expressions rebattues, dont les moins tolérables, à mon avis, sont les figures employées quelques millions de fois, et qui dès la première affaiblissaient l'objet qu'elles prétendaient agrandir. L'émail des prés, l'azur des cieux, le cristal des eaux; les lys et les roses de son teint; les gages de son amour; l'innocence du hameau; des torrents s'échappèrent de ses yeux, il fondit et inonda les assistants; contempler les merveilles de la nature; jeter quelques fleurs sur sa tombe: et tant d'autres que je ne veux pas condamner exclusivement, mais que j'aime mieux, ne point rencontrer.
[3] Campagne de celui à qui les lettres sont adressées.
[4] Depuis les portes de Lyon l'on voit distinctement à l'horizon les sommets des Alpes.
[5] On trouve souvent Lausanne avec un seul n; effectivement il n'y en avait qu'un dans l'ancien nom Lausone; mais il y a deux n dans les actes de la ville moderne.
[6] Ou petit Jura.
[7] Je n'ai pas été surpris de trouver dans ces lettres plusieurs passages un peu romanesques. Les cœurs mûris avant l'âge, joignent aux sentiments d'un autre temps, quelque chose de cette force exagérée et illusoire qui caractérise la première saison de la vie. Celui qui a reçu les facultés de l'homme, est, ou a été ce qu'on appelle romanesque: mais chacun l'est à sa manière. Les passions, les vertus, les faiblesses sont à-peu-près communes à tous; mais elles ne sont pas semblables dans tous. Un homme par exemple, peut faire des chansons, ou des vers sur l'amour; mais il y mettra moins de Flore, de Nymphes et de flamme que les poètes des almanachs.
[8] Le mot Vaud ne veut point dire ici vallée, mais il vient du Celtique dont on a fait Welches: les Suisses de la partie allemande appellent le pays de Vaud Welschland. Les Germains désignaient les Gaulois par le mot Wale; d'où viennent les noms de la principauté de Galles, du pays de Vaud, de ce qu'on appelle dans la Belgique pays Walon, de la Gascogne, etc.
[9] De Genève ou Léman, et non pas lac Léman.
[10] Ou Yverdon.
[11] Ceci ne me serait pas juste, si on l'entendait de la rive septentrionale toute entière.
[12] Ses besoins ne seront pas toujours aussi simples: et ce sera peut-être parce qu'il n'aura pas eu cela qu'il voudra davantage.
[13] Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité, n'est-ce pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu'à l'exagération?
On entend par sagesse cette doctrine des sages, qui est sublime et pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne peut en effet l'accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet l'emploi de la vie, l'amélioration de notre existence; et cette existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même qu'on la puisse supposer, il est évident que ce n'est point dans cette sagesse-là qu'O. trouve de l'erreur et de la vanité.
[14] Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un grand homme; il eut de très-grandes qualités, et de très-grands talents; il remplit un beau rôle; il écrivit très-bien sur des matières philosophiques: mais je ne vois pas qu'il ait eu l'âme d'un sage. O. n'aimait point qu'on en ait seulement la plume: Il trouvait d'ailleurs qu'un homme d'Etat rencontre l'occasion de se montrer tout ce qu'il est: il croyait encore qu'un homme d'Etat peut faire des fautes, mais ne peut pas être faible; qu'un père de la patrie n'a pas besoin de flatter; que la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui restent inconnus, mais qu'un maître du monde ne peut en avoir que par petitesse d'âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu'un consul de Rome pleure plurimis lacrymis, parce que madame son épouse est obligée de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet orateur dont le génie n'était peut-être pas aussi grand que les talents. Au reste, en interprétant son sentiment d'après la manière de voir que ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m'aperçois que je lui prête tout-à-fait le mien. Je suis bien aise que l'auteur de de Officiis ait réussi dans l'affaire de Catilina; mais je voudrais qu'il eût été grand dans ses revers.
[15] Ce mot, qu'il serait difficile de remplacer par une expression aussi juste, a été adopté ici apparemment pour cette raison: comme il est usité dans les Alpes, je ne l'ai point changé.
[16] Jeune homme qui sentez comme lui, ne décidez point que vous sentirez toujours de même. Vous ne changerez pas, mais les temps vous calmeront: vous mettrez ce qui est, à la place de ce que vous aimiez. Vous vous lasserez; vous voudrez une vie commode: ce consentement est très-commode. Vous direz: Si l'espèce subsiste, chaque individu ne faisant que passer, c'est peu la peine qu'il raisonne pour lui-même et qu'il s'inquiète. Vous chercherez des délassements; vous vous mettrez à table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous sourirez dans l'intimité. Vous trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans votre ennui même: et vous passerez, en oubliant que vous n'avez pas vécu. Plusieurs ont enfin passé de même.
[17] On a communément une idée trop étroite de l'homme sensible: on en fait un personnage ridicule, j'en ai vu faire une femme, je veux dire une de ces femmes qui pleurent sur l'indisposition de leur oiseau, que le sang d'une piqûre d'aiguille fait pâmer, et qui frémissent au son de certaines syllabes, comme serpent, araignée, fossoyeur, petite vérole, tombeau, vieillesse.
J'imagine une certaine modération dans ce qui nous émeut, une combinaison subite des sentiments contraires, une habitude de supériorité sur l'affection même qui nous commande; une gravité de l'âme, et une profondeur de la pensée; une étendue qui appelle aussitôt en nous la perception secrète que la nature voulut opposer à la sensation visible; une sagesse du cœur dans sa perpétuelle agitation; un mélange enfin, une harmonie de toutes choses qui n'appartient qu'à l'homme d'une vaste sensibilité; dans sa force, il a pressenti tout ce qui est destiné à l'homme; dans sa modération, lui seul a connu la mélancolie du plaisir, et les grâces de la douleur.
L'homme qui sent avec chaleur, et même avec profondeur, mais sans modération, consume dans des choses indifférentes, cette force presque surnaturelle. Je ne dis pas qu'il ne la trouvera plus dans les occasions du génie: il est des hommes grands dans les petites choses, et qui pourtant le sont encore dans les grandes circonstances. Malgré leur mérite réel, ce caractère a deux inconvénients. Ils seront regardés comme fous par les sots et par plusieurs gens d'esprit, et ils seront prudemment évités par des hommes mêmes qui sentiront leur prix, et qui concevront d'eux, une haute opinion. Ils dégradent le génie en le prostituant à des choses tout-à-fait vulgaires, et parmi les derniers des hommes. Par-là ils fournissent à la foule des prétextes spécieux pour prétendre que le bon sens vaut mieux que le génie, parce qu'il n'a pas ses écarts; et pour prétendre, ce qui est plus funeste, que les hommes droits, forts, expansifs, généreux, ne sont pas au-dessus des hommes prudents, ingénieux, réguliers, toujours retenus, et souvent personnels.
[18] Le mont Rugi est près de Lucerne; le lac est au pied de ses rocs perpendiculaires.
[19] Les cieux ne sont pas immuables: chaque écolier dira cela.
[20] Il faudrait pourtant sans doute en excepter les mœurs nationales chez les peuples qui ont eu des législateurs, comme les Spartiates, les Hébreux, les Péruviens, les Parsis.
[21] Plusieurs savants prétendent que les Francs sont le même peuple que les Russes, et qu'ainsi ils sont originaires de cette contrée dont les hordes semblent destinées de temps immémorial, à dompter les nations, et à..... recommencer leur ouvrage.
[22] La scène paraît être dans la partie élevée du Péloponèse. Ces peuples pasteurs étaient connus pour leurs mœurs simples et heureuses, entre Corinthe et Lacédémoue déjà très-changée. Il y a beaucoup de fictions sans doute dans ce qui a été dit des Arcadiens; mais l'Arcadie était dans la Grèce ce qu'est la Suisse dans l'Europe occidentale. Même sol, même climat, mêmes habitudes, autant que cette ressemblance peut exister dans des lieux éloignés et dans des siècles fort différents.
Les Arcadiens avaient la manie de donner leurs hommes aux puissances voisines, et de les donner à la première venue, en sorte qu'ils se trouvaient quelquefois réduits à se battre les uns contre les autres. Voyez Thucidide, liv. 7.
Ce service dans l'étranger considéré sous d'autres rapports, a fait plus de mal aux Suisses qu'il n'en avait fait aux Arcadiens. Les Arcadiens différaient beaucoup des peuples chez lesquels leur jeunesse servait. Mais les vallées suisses devaient différer plus encore des capitales de leurs voisins. Les mœurs modernes ne sont à-peu-près que des habitudes; elles n'ont pas la force, la sanction que des moyens perdus maintenant, donnaient aux Institutions anciennes. Les Suisses avaient donc doublement à craindre de perdre les leurs, lorsque la jeunesse dont l'audace, l'inexpérience et l'activité frondent si volontiers les vieux usages, rapporterait les manières brillantes des grandes villes dans des rochers trop rustiques à leurs yeux.
Les Suisses ont été reconnus pour sages, parce qu'en effet ils ont eu des vues nationales lorsque les autres cabinets en avaient de ministérielles: mais pourquoi leurs guerres en Italie? Pourquoi?.... et surtout pourquoi ce service dans l'étranger? Pour entretenir le peuple dans l'art des guerriers, sans pourtant partager les fléaux de la perpétuelle agitation de, l'Europe. Ce motif, plausible, n'était pas suffisant: le temps en a fait voir les raisons, et elles seraient trop longues à dire. Pour remédier à un excédent de population. Telle est la faiblesse de notre politique: elle sait éluder les maux, mais non les réparer; elle n'ose surtout les prévenir.
Comment les anciens de la Suisse n'empêchèrent-ils pas ce mal dont ils ne pouvaient ignorer les dangers et la honte? c'est qu'un peuple pauvre, au milieu des peuples qui aiment l'argent, et qui en ont, l'aime excessivement lui-même, dès qu'il commence à le connaître. C'est que dans les conseils et dans les assemblées des cantons, tandis que les affaires du second ordre étaient réglées par des hommes mûrs, qui formaient le gouvernement, les questions importantes passaient à la pluralité des voix dans le corps en qui résidait la souveraineté. Or le souverain y était principalement composé de jeunes gens plus ou moins surpris de conduire l'Etat, ou plus avides de courses, de dangers et d'honneurs, que d'une prospérité obscure et tranquille; de jeunes gens plus occupés de montrer leur pouvoir, et d'entraîner les vieillards sous leurs lois, que de se soumettre eux-mêmes aux mœurs antiques et aux maximes que les vieillards voulaient conserver. C'est enfin que la Suisse n'avait pas une véritable diète; et que son union imparfaite, et troublée, selon les temps, soit par l'ambition de quelques-uns de ses confédérés, soit par l'opposition des religions, ne permettait guère de statuer sur ce qui eût paru attaquer l'indépendance individuelle des cantons.
Quoique cette confédération mérite d'être respectée autant peut-être qu'aucune de celles dont l'histoire ait parlé, on pourrait observer que les cantons réunis en nombre suffisant, et à-peu-près délivrés de la crainte de l'Autriche, eussent dû revoir leurs constitutions dans une assemblée générale. En gardant chacun leur souveraineté et la différence de leurs lois, ils eussent consenti tous à régler selon l'intérêt commun, ce que l'intérêt de la patrie exigeait de tous. On eût réparé les fautes qu'avait faites une politique fausse ou personnelle. Ces hommes simples et d'un sens droit, ces magistrats d'alors qui avaient une patrie, et dont l'âme était pure, eussent achevé et consolidé le bonheur d'un pays, que sa situation, sa révolution très-heureuse, et d'autres circonstances destinaient au bonheur. Ils eussent senti, par exemple, que Berne, Fribourg, etc. eurent des vues étroites, lorsque pour réprimer la noblesse, ils la gênèrent en la laissant subsister: c'était entretenir exprès un ennemi intérieur. Admettre des nobles, et leur ôter des prérogatives que l'on réserve à d'autres, ce n'est pas les contenir, c'est les mécontenter: c'est préparer des troubles. Un corps dont la nature est de chercher et de vouloir les distinctions, qui ne peut cesser d'y prétendre, et dont l'existence est fondée sur elles, doit être ou expulsé ou réduit à une entière impuissance, ou enfin mis au-dessus de tout, si ce n'est par le pouvoir, au moins par les honneurs. Mais il est contradictoire de recevoir des nobles, et de leur interdire ce que la noblesse cherche nécessairement; de marquer la limite de leur élévation, tandis que la nature de la noblesse est de s'élever toujours; et d'exiger de ceux d'entre eux à qui on accorde du pouvoir, qu'ils renoncent aux titres que l'opinion met au-dessus, et pour lesquels seuls ordinairement les nobles, cherchent le pouvoir.
Cette longue note s'écarte trop de son premier objet; il est temps de la terminer.
[23] On sait que Cicéron a employé la même expression en parlant de l'amitié.
[24] Dans l'état de malheur, la réaction doit être, plus forte; puisque la nature de l'être organisé le pousse plus particulièrement à son bien être comme à sa conservation.
[25] Tout cela, quoique exprimé d'une manière positive, ne doit pas être regardé comme vrai rigoureusement.
[26] Il y a des hommes qu'elle aigrit; c'est ceux qui ne sont point méchants, et non pas ceux qui sont bons.
[27] Les idées obscures ou profondes s'altèrent avec le temps, et on s'habitue à les considérer sous un autre aspect: lorsqu'elles commencent à devenir absurdes, le peuple commence à les trouver divines; lorsqu'elles le sont tout-à-fait, il veut mourir pour elles. Ce n'est que vingt siècles après qu'il aime autant travailler et boire.
[28] Le mot char n'est pas usité en ce sens, du moins dans la plus grande partie de la France, où les charrettes à deux roues sont plus en usage. Mais en Suisse et dans plusieurs autres endroits, on nomme ainsi les chariots légers, les voitures de campagne à quatre roues qui y servent au lieu de charrettes.
[29] Le clavecin des couleurs était ingénieux; celui des odeurs eût intéressé davantage.
[30] Küher en allemand, Armailli en roman, homme qui conduit les vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les pâturages élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis restent ainsi quatre et cinq mois dans les Hautes-Alpes, entièrement séparés des femmes, et souvent mêmes des autres hommes.
[31] Beccaria a dit d'excellentes choses contre la peine de mort: mais je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que le citoyen n'ayant pu aliéner que la portion de sa liberté la plus petite possible, n'a pu consentir à la perte de sa vie: il ajoute que n'ayant pas le droit de se tuer lui-même, il n'a pu céder à la cité le droit de le tuer.
Je crois qu'il importe de ne dire que des choses justes et incontestables, lorsqu'il s'agit des principes qui servent de base aux lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures choses par des raisons seulement spécieuses. Lorsqu'un jour leur illusion se trouve évanouie, la vérité même qu'elles paraissaient soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle, il n'en faut pas chercher d'arbitraires. Si la législation morale et politique de l'antiquité n'avait été fondée que sur des principes évidents, sa puissance moins persuasive, il est vrai, dans les premiers temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée inébranlable. Si l'on essayait maintenant de construire cet édifice que l'on n'a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile que quand les années l'auraient cimenté, mais cette considération ne détruit point sa beauté, et ne dispense pas de l'entreprendre.
On ne fait que douter, supposer, chercher, rêver; il pense et ne raisonne guère; il examine et ne décide pas, n'établit pas. Ce qu'il dit n'est rien, si l'on veut, mais peut mener à quelque chose. Si dans sa manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe, c'est surtout celui de ne dire que des vérités en faveur de la vérité même, et de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer; de ne pas confondre la bonté de l'intention avec la justesse des preuves, et de ne pas croire qu'il soit indifférent par quelle voie l'on persuade les meilleures choses. L'histoire de tant de sectes religieuses et politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que l'ouvrage d'un jour. Cette manière de voir m'a parue d'une grande importance, et c'est principalement à cause d'elle que je publie ces lettres si vides sous d'autres rapports, et si vagues.
[32] Je sens combien cette lettre est propre à scandaliser. Je dois avertir que l'on verra dans la suite la manière de penser d'un autre âge sur la même question. J'ai déjà lu le passage que j'indique: il blâme le suicide, et peut-être il scandalisera tout autant que celui-ci; mais il ne choquera que les mêmes personnes.
[33] Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans l'Histoire des voyages. Un Islandais a dit à un savant Danois, qu'il avait allumé plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en Islande pendant près de deux années.
[34] Si O. avait lu davantage, et écrit plus tard, il aurait pu apprendre que Théodose fut bien plus grand que Trajan: cela se dit maintenant, en attendant qu'on le dise aussi de Constantin.
[35] En lisant la Démonstration Evangélique.
[36] Il y a effectivement quelque différence entre avouer qu'il existe des choses inexplicables à l'homme, ou affirmer que l'explication inconcevable de ces choses est juste et infaillible. Il est encore différent de dire, dans les ténèbres; je ne vois pas: ou de dire; je vois une lumière divine, vous qui me suivez, non-seulement ne dites point que vous ne la voyez pas, mais voyez-la, sinon vous êtes anathème.
[37] «C'est une sotte présomption d'aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable: qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J'en faisais ainsi autrefois...... et à présent je trouve que j'étais pour le moins autant à plaindre moi-même.»
Montaigne, Essais, liv. I, chap. 26.
[38] On peut voir dans la 7e Epître de Sénèque cette opinion commune chez les stoïciens, et les raisons non moins remarquables par lesquelles Sénèque la réfute.
[39] On n'a pu avoir l'intention de plaisanter des sciences qu'il admirait, et qu'il ne possédait pas. Sans doute il désirait seulement que les vastes progrès modernes ne portassent pas si inconsidérément les demi-savants à mépriser l'Antiquité, à rire de ses conceptions profondes.
[40] Dans toutes les sectes, les disciples, ou beaucoup d'entre les disciples sont moins grands hommes que leur maître. Ils défigurent sa pensée, surtout quand le fanatisme superstitieux, ou l'ambition d'innover se joignent aux erreurs de l'esprit.
Pythagore, ainsi que Jésus, n'a pas écrit (du moins les écrits de Pythagore, perdus maintenant, paraissent n'avoir pas été bien reconnus des Anciens eux-mêmes): les successeurs, ou prétendus tels, de l'un et de l'autre, ont montré qu'ils sentaient tout l'avantage de cette circonstance.
Considérons un moment le nombre comme Pythagore paraît l'avoir entendu.
Si depuis un lieu élevé et qui domine une vaste étendue, on discerne dans la plaine, entre les hautes forêts, quelques-uns de ces êtres qui se soutiennent debout; si l'on vient à se rappeler que les forêts sont abattues, que les fleuves sont dirigés, que les pyramides sont élevées, que la terre est changée par eux, on éprouve de l'étonnement. Le temps est leur grand moyen; le temps est une série de nombres. Ce sont les nombres rassemblés ou successifs, qui font tous les phénomènes, les vicissitudes, les combinaisons, toutes les œuvres individuelles de l'univers. La force, l'organisation, l'espace, l'ordre, la durée ne sont rien sans les nombres. Tous les moyens de la nature sont une suite des propriétés des nombres; la réunion de ces moyens est la nature elle-même; cette harmonie sans bornes est le principe infini par lequel tout ce qui existe existe ainsi: et le génie de Pythagore vaut bien les esprits qui ne l'entendent pas.
Pythagore paraît avoir dit que tout était fait selon les propriétés des nombres, mais non par leur vertu.
Voyez dans De mysteriis numerorum par Bungo, ce que Porphyre, Nicomaque, etc., ont dit sur les nombres.
Voyez Lois de Pythagore 2036, 2038, etc., dans Voyages de Pythagore. On peut remarquer en parcourant ce volume de l'ancienne sagesse, ces trois mille cinq cents sentences dites Lois de Pythagore, combien il y est peu question des nombres.
[41] Apparemment cette époque est antérieure aux dernières d'entre les découvertes modernes: au reste neuf est comme sept, un nombre sacré.
[42] Comme il en fallait sept, et qu'il était impossible de ne pas admettre le platine, on rejetait le mercure, qui semble avoir un caractère particulier, et différer des autres métaux par diverses propriétés, entre autres, par celle de rester dans un état de fusion, même à un degré de froid que l'on a cru longtemps passer le froid naturel de notre âge. Malheureusement la chimie moderne reconnaît un plus grand nombre de métaux; mais il est probable alors qu'il y en aura quarante-neuf, ce qui revient au même.
[43] Linnaeus divisait les odeurs végétales en sept classes: de Saussure en admet une huitième; mais on voit bien qu'il ne doit y en avoir que sept pour la gamme.
[44] Les Grecs avaient sept voyelles. Les grammairiens français en reconnaissent aussi sept, les trois e, et les quatre autres.
[45] Son tombeau est à Salon, petite ville à quatre lieues d'Aix. Il est dit dans l'épitaphe que Nostradamus (dont la plume fut divine à peu de chose près, penè divino calamo) vécut soixante-deux ans six mois et dix jours.
[46] Voyez plus haut dans la même lettre.
[47] Les climatériques d'Hippocrate sont les septièmes années, ce qui est analogue à ce qu'on a dit au nombre sept.
[48] De l'Eglise.
[49] On est enfin parvenu au point d'amener la lune à une proximité apparente de notre œil, plus grande que celle des montagnes que dans certains climats l'œil nu distingue parfaitement, quoiqu'elles soient éloignées de plus d'une journée de marche.
[50] Dans la forêt de Fontainebleau.
[51] Fruits de la ronce.
[52] Essai sur la physiognomonie, etc., par J.-G. Lavater de Zurich, ministre.
[53] Relatif à des lettres supprimées.
[54] Freyburg, ville de franchises.
[55] Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments orageux qui élèvent l'âme en la déchirant; de longues sollicitudes qui la fatiguent, l'énervent, l'avilissent; de temps indifférents qui l'arrêtent dans le repos s'ils sont rares, et dans l'ennui ou la mollesse s'ils ont de la continuité. Il y a aussi quelques éclairs de plaisir pour l'enfance du cœur. La paix est le partage d'un homme sur dix mille. Pour le bonheur, il éveille, il agite; on le veut, on le cherche, on s'épuise; il est vrai qu'on l'espère, et peut-être on l'aurait, si la mort ou la décrépitude ne venaient avant lui.
Cependant la vie n'est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour l'homme de bien: il s'agit seulement d'imposer à son cœur le repos que l'âme a conservé quand elle est restée juste. On s'effraie de n'avoir plus d'illusions; on se demande avec quoi l'on remplira ses jours. C'est une erreur: il ne s'agit pas d'occuper son cœur, mais de parvenir à le distraire sans l'égarer; et quand l'espérance n'est plus, il nous reste, pour arriver jusqu'à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes.
C'est assez pour atteindre la nuit; le sommeil est naturel, quand on n'est pas agité.
[56] Batzen, à peu près la septième partie de la livre tournois.
[57] Voyez une note de la lettre LXXXIX [p. 423].
[58] Petite contrée montueuse où l'on trouve des usages qui lui sont particuliers, et même quelque chose d'assez extraordinaire dans les mœurs.
[59] La mélodie, si l'on prend cette expression dans toute l'étendue dont elle est susceptible, peut aussi résulter d'une suite de couleurs ou d'une suite d'odeurs. La mélodie peut résulter de toute suite bien ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable de ces effets, dont la propriété est d'exciter en nous ce que nous appelons exclusivement un sentiment.
[60] Rien n'indique quel lac ce peut être; ce n'est point celui de Genève. Le commencement de la lettre manque; et j'en ai supprimé la fin.
[61] La plus grande différence sans opposition repoussante, comme la plus grande similitude sans uniformité insipide.
[62] Notre industrie sociale a opposé les hommes que le véritable art social devait concilier.
[63] Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la sagesse; il en est qui prétendent au stérile honneur d'être inaccessibles: c'est l'aveugle qui se croit mieux organisé que le commun des hommes, parce que la cécité lui évite des distractions.
[64] Ce qui doit exalter l'imagination, déranger l'esprit, passionner le cœur, et interdire tout raisonnement, réussit d'autant mieux qu'on y joint plus d'austérité: mais il n'en est pas des institutions durables, des lois temporelles et civiles, des mœurs intérieures, et de tout ce qui permet l'examen, comme de l'impulsion du fanatisme dont la nature est de porter à tout ce qui est difficile, et de faire vénérer tout ce qui est extraordinaire. Cette distinction essentielle paraît avoir été oubliée. On a très bien observé dans l'homme ses affections multipliées, et en quelque sorte les incidents de son cœur; mais il reste à faire un grand pas au-delà. Il est si important que la considération de son utilité pourra entraîner à l'essayer; il est si difficile qu'en l'entreprenant on sera bien persuadé de ne faire qu'une tentative.
[65] C'est dans l'amour que la déviation est devenue extrême chez les nations à qui nous trouvons des mœurs: et c'est ce qui concerne l'amour que nous avons exclusivement appelé mœurs.
[66] J'ai mal usé du droit d'éditeur; j'ai retranché des passages de plusieurs lettres, et cependant j'ai laissé trop de choses au moins inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable dans une lettre comme celle-ci: c'est à dessein que j'ai laissé ce mot sur le mariage. Je ne l'ai pas supprimé, parce que je n'ai pas en vue la foule de ceux qui lisent: elle seule pourrait ne pas trouver évident que cela n'attaque ni l'utilité, ni la beauté de l'institution du mariage, ni même tout ce qu'il y a d'heureux dans un mariage heureux.
[67] Il y avait ici dans le texte: Je ne la presserai point d'être fourbe en ma faveur, je m'y refuserais même; et je ne ferais rien en cela que de très simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su penser, un devoir rigoureux dont l'infraction l'avilirait. Nulle force du désir, nulle passion mutuelle même ne peut servir d'excuse.
[68] On l'est aussi par la timidité du sentiment. L'on a distingué dans toute affection de notre être deux choses analogues, mais non semblables, le sentiment et l'appétit. L'amour du cœur donne aux hommes sensibles beaucoup de réserve et d'embarras: le sentiment est plus fort alors que le besoin direct. Mais comme il n'y a point de sensibilité profonde dans une organisation intérieurement faible, celui qui est ainsi dans une véritable passion, n'est plus le même dans l'amour sans passion; s'il est retenu alors, c'est par ses devoirs, et nullement par sa timidité.
[69] Je n'ai pas encore découvert la différence entre le misérable qui rend une femme enceinte, puis l'abandonne, et le soldat qui, dans le saccage d'une ville, en jouit et l'égorge. Celui-ci serait-il moins infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et parce que ordinairement il est ivre.
[70] Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est incapable de chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le faire sans partialité. Mais la difficulté d'estimer ainsi ses devoirs n'est pas très grande en elle-même, et n'existe guère que dans la confusion présente de la morale. D'ailleurs, dans des institutions différentes des nôtres, il n'y aurait peut-être point des esprits aussi instruits que parmi nous, mais il n'y aurait certainement pas une foule aussi stupide et surtout aussi trompée.
[71] Voici une partie de ce que j'ai retranché du texte. L'on trouvera peut-être que j'eusse dû le supprimer entièrement. Mais je réponds pour cette circonstance-ci et pour d'autres, que l'on peut se permettre de parler aux hommes quand on n'a rien dans sa pensée qu'on doive leur taire. Je suis responsable de ce que je publie. J'ose juger les devoirs: si jamais on peut me dire qu'il me soit arrivé de manquer à un seul devoir réel, non seulement je ne les jugerai plus, mais je renoncerai pour toujours au droit d'écrire.
«J'aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par l'instinct de la prévention. Il peut arriver qu'une telle conduite soit sûre, mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J'estime davantage une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui reposerait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n'étant liée ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se trouvant dans des circonstances assez particulières pour l'y déterminer, jouirait de plusieurs hommes, et en jouirait même dans l'ivresse, dans la nudité, dans la délicate folie du plaisir.»
[72] Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l'Inde parce qu'on y est moins actif; mais l'inquiétude européenne, excitée par leur fermentation, produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du globe voit la manie avec un étonnement toujours nouveau. Rév.
Je ne dis pas que dans l'état présent des choses, ce ne soit pas un allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que cette activité valeureuse et spirituelle qui voit dans le mal le plaisir de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que présentent toutes les choses de la vie. L'homme qui tient aux objets de ses désirs dit bien souvent: «Que le monde est triste!» Celui qui ne prétend plus autre chose que de ne pas souffrir, se dit: «Que la vie est bizarre!» C'est déjà trouver les choses moins malheureuses que de les trouver comiques: c'est plus encore quand on s'amuse de toutes les contrariétés qu'on éprouve; et quand, afin de mieux rire, on cherche les dangers. Pour les Français, s'ils ont jamais Naples, ils bâtiront une salle de bal dans le cratère du Vésuve.
[73] L'homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère; l'homme à systèmes cherche souvent des vertus austères.
[74] Ceci ne peut s'entendre que du thermomètre de Fahrenheit. 145 degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation naturelle de l'eau répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre dit de Réaumur: et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous de glace. On prétend qu'un froid de 70 degrés n'est pas sans exemple à la New-Zemble. Mais je ne sais si l'on a vu sur les rives mêmes de la Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde est, dit-on, de 38: et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute qu'elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n'est tout à fait accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées quelconques; malgré qu'on ait prétendu les avoir vus à Jeniseick.
Voici le résultat d'observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au 61e degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1er décembre il descendit à 40; le même jour à 51; et le 7 décembre à 60. Ceci rendrait vraisemblable un froid de 70 degrés soit dans la New-Zemble, soit dans les parties les plus septentrionales de la Russie qui sont beaucoup plus près du pôle, et qui pourtant ont des habitations.
[75] Allusion à Démocrite apparemment.
[76] Thermomètre dit de Réaumur.
[77] C'est une grande facilité pour un poète: celui qui veut dire tout ce qu'il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit dire que des choses positives, qui ne dit que ce qu'il croit.
[78] Encore un aperçu vague et peut-être hasardé. Cette observation serait même inutile ici; mais elle ne l'est pas en général, et pour les autres passages auxquels elle ne peut se trouver applicable.
[79] Il est bien probable que les autres parties de la nature seraient aussi obscures à nos yeux. Si nous trouvons dans l'homme plus de sujets de surprise, c'est que nous y voyons plus de choses. C'est surtout dans l'intérieur des êtres que nous rencontrons partout les bornes de nos conceptions. Dans un objet qui nous est beaucoup connu, nous sentons que l'inconnu est lié au connu; nous voyons que nous sommes près de concevoir le reste, et que pourtant nous ne le concevrons point: ces bornes nous remplissent d'étonnement.
[80] Avant la révolution de la Suisse.
[81] Le mot française est trop général.
[82] «O Eternel! Tu es admirable dans l'ordre des mondes; mais tu es adorable dans le regard expressif de l'homme bon qui rompt le pain qui lui reste dans la main de son frère.» Ce sont, je crois, les propres mots de M** dans le beau chapitre Dieu, an 2440.
[83] Expression qui ne convient qu'ici. Je n'aime pas qu'on désigne ainsi des savants, ou de grands écrivains; mais des folliculaires, des gens qui font le métier, ou, tout au plus ceux qui sont exactement ou seulement hommes de lettres. Un magistrat n'est pas un homme de loi. Montesquieu, Boulanger, Helvétius n'étaient pas des hommes de lettres: je sais plusieurs auteurs Vivants qui n'en sont pas.
[84] Il est absurde et révoltant qu'il se charge de chercher les principes, et d'examiner la vérité des vertus, s'il prend pour règle de sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse morale convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs devoirs et la raison morale de leurs actions, s'il n'est rempli du sentiment de l'ordre, s'il ne veut avant tout, non pas précisément la prospérité, mais la félicité publique; si l'unique fin de sa pensée n'est pas d'ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du cœur, source de tout bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que l'intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a d'autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection humaine; quiconque peut chercher sérieusement les femmes, les honneurs, les biens, l'amour même ou la gloire, n'est pas né pour la magistrature auguste d'instituteur des hommes.
Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y vénérer la loi suprême de son cœur, est un méprisable charlatan. Ne vous irritez pas contre lui, n'allez pas haïr sa personne: mais que sa duplicité vous indigne; et, s'il le faut pour qu'il ne puisse plus corrompre le cœur humain, plongez-le dans l'opprobre; qu'il y reste.
Celui qui sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes ses vues à l'ordre et à l'équité morale, ose parler de morale à l'homme, à l'homme qui a comme lui l'égoïsme naturel de l'individu et la faiblesse d'un mortel! celui-là est un charlatan plus détestable: il avilit les choses sublimes; il perd tout ce qui nous restait. S'il a la fureur d'écrire, qu'il fasse des contes, qu'il travaille des petits vers: s'il a le talent d'écrire, qu'il traduise, qu'il fasse un honnête métier, qu'il soit homme de lettres, qu'il explique les arts, qu'il soit utile à sa manière: qu'il travaille pour de l'argent, pour la réputation; que plus désintéressé, il travaille pour l'honneur d'un corps, pour l'avancement des sciences, pour la renommée de son pays; mais qu'il laisse à l'homme de bien ce qu'on appelait la fonction des sages, et au prédicateur le métier des mœurs.
L'imprimerie a fait dans le monde social un grand changement. Il était impossible que sa vaste influence ne fît aucun mal, mais elle pouvait en faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n'en ont pas produit de moins graves. Il me semblerait pourtant que dans l'état actuel des choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d'écrire, et les moyens de séparer de l'utilité des livres les excès qui tendent à compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des démences de l'esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste ou mauvais. Il s'en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux particuliers, soit au public même. L'auteur est mort quand l'opinion se forme ou se rectifie; et le public prend un esprit funeste d'indifférence pour le vrai et l'honnête, au milieu de cette incertitude dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis d'écrire tout ce qui est permis maintenant: l'opinion même serait aussi libre. Mais ceux qui ne veulent pas l'attendre pendant un demi-siècle, ceux qui ne peuvent pas s'en rapporter à eux-mêmes, ou qui n'aiment pas à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi commode qu'utile ce garant indirect, cette voie tracée, que rien absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la plus intègre impartialité: mais rien n'empêcherait d'écrire contre ce qu'elle aurait approuvé; ainsi son intérêt le plus direct serait de mériter la considération publique qu'elle n'aurait aucun moyen d'asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares; j'ignore s'ils le sont autant qu'on affecte de le dire; mais ce qui n'est pas vrai du moins, c'est qu'il n'y en ait point.
[85] Ainsi L'Esprit des lois le fut par les Lettres persanes.
[86] On trouve le passage suivant, qui m'a paru curieux, dans des lettres publiées par un nommé Matthews: «C'est une suite nécessaire et du degré de dépravation où en est arrivée l'espèce humaine, et de l'état actuel de la société en général qu'il y ait beaucoup d'institutions également incompatibles avec le christianisme et la morale.» Lettre VIII de Voyage à la rivière de Sierra Leone, Paris, an V.
[87] J'ai supprimé quelques pages où il s'agissait de circonstances particulières et d'une personne dont je ne vois pas qu'il soit parlé dans aucun autre endroit de ces lettres. J'y ai, en quelque sorte, substitué ce qui suit: c'est un morceau tiré d'ailleurs, qui dit à peu près les mêmes choses d'une manière générale, et que son analogie avec ce que j'ai retranché m'a engagé à placer ici.
[88] Ces suppressions interrompent la suite des idées; je suis fâché qu'elles aient dû me paraître convenables. Il en est de même dans plusieurs autres lettres.
[89] On voit que le mot magie doit être pris ici dans son premier sens, et non pas dans l'acception nouvelle: en sorte que par fausse magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes.
[90] B... mourut à 37 ans, et il avait fait l'Antiq. dev.'.
[91] C'est le sens du mot de Solon, et du passage de De Officiis qui ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon.
[92] Des jours pleins de tristesse, l'habitude rêveuse d'une âme comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de la vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée; ils furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l'âme humaine que ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que l'on consacre aux hommes, et qu'on destine à rester, ne s'entreprend que lorsqu'on a une manière de vivre à peu près fixée, et qu'on est sans inquiétude sur le sort des siens. Pour O. il vivait seul, et je ne vois pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût indispensable.
[93] Ce qui est impossible en France est encore faisable dans presque toute la Suisse. Il y est reçu de s'y rencontrer vers le soir dans des maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni l'âge, ni la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du contraire.
[94] A l'époque de la première édition, la lettre et le fragment suivants n'avaient pas encore été recueillis.
[95] Cette lettre d'Oberman, recueillie depuis l'édition précédente, a déjà été imprimée dans Les Navigateurs.
[96] Nous ajoutons au numéro de la lettre le renvoi à la page et à la ligne de notre édition.