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Oberman

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SECOND FRAGMENT.

Sixième année.

Je ne suis pas surpris que la justesse des idées soit assez rare en morale. Les anciens qui n'avaient pas l'expérience des siècles, ont plusieurs fois songé à mettre la destinée du cœur de l'homme entre les mains des sages. La politique moderne est plus profonde; elle a livré l'unique science aux prédicateurs, et à cette foule que les imprimeurs appellent hommes de lettres: mais elle protège solennellement l'art de faire des fleurs en sucre, et l'invention des perruques d'une nouvelle forme.

Dès que l'on observe les peines d'une certaine classe d'hommes, et qu'on commence à découvrir leurs causes, on reconnaît qu'une des choses les plus nouvelles et les plus utiles que l'on pût faire, serait de les prémunir contre des vérités qui les trompent, contre des vertus qui les perdent. . . . . . . . . . . . .

Le mépris de l'or est une chose absurde. Sans doute préférer l'or à son devoir est un crime: mais ne sait-on pas que la raison prescrit de préférer le devoir à la vie comme aux richesses. Si la vie n'en est pas moins un bien en général, pourquoi l'or n'en serait-il pas aussi un. Quelques hommes indépendants et isolés font très-bien de s'en passer: mais tous ne sont pas dans ce cas; et ces déclamations si vaines, qui ont un coté faux, nuisent beaucoup à la vertu. Vous avez rendu contradictoires les principes de conduite: si la vertu n'est que l'effort vers l'ordre, est-ce par tant de désordre et de confusion que vous prétendez y amener les hommes? Pour moi qui estime encore plus dans l'homme les qualités du cœur que celles de l'esprit, je pense néanmoins que l'instituteur d'un peuple trouverait plus de ressources pour contenir de mauvais cœurs, que pour concilier des esprits faux.

Les chrétiens, et d'autres, ont soutenu que la continence perpétuelle était une vertu; ils ne l'ont pas exigée des hommes, ils ne l'ont même conseillée qu'à ceux qui prétendraient à la perfection. Quelque absolue et quelque indiscrète que doive être une loi qui vient du ciel, elle n'a pas osé davantage. Quand on demande aux hommes de ne pas aimer l'argent, on ne saurait y mettre trop de modération et de justesse. L'abnégation religieuse ou philosophique a pu conduire plusieurs individus à une indifférence sincère pour les richesses et même pour toute propriété; mais dans la vie ordinaire le désir de l'or est inévitable. Avec l'or, dans quelque lieu habité que je paraisse, je fais un signe; ce signe dit: Que l'on me prévienne, que l'on me nourrisse, que l'on m'habille, que l'on me désennuie, que l'on me considère, que l'on serve moi et les miens, que tout jouisse auprès de moi; si quelqu'un souffre qu'il le déclare, ses peines sont finies! Et comme il a été dit, il est fait.

Ceux qui méprisent l'or sont comme ceux qui méprisent la gloire, qui méprisent les femmes, qui méprisent les talents, la valeur, le mérite. Quand l'imbécillité de l'esprit, l'impuissance des organes, ou la grossièreté de l'âme rendent incapable d'user d'un bien sans le pervertir, on calomnie ce bien, ne voyant pas que c'est sa propre bassesse que l'on accuse. Un homme crapuleux méprise les femmes, un raisonneur épais blâme l'esprit, un sophiste moralise contre l'argent. Sans doute les faibles esclaves de leurs passions, des sots ingénieux, les bourgeois étonnés seront plus malheureux ou plus méchants quand ils seront riches. Ces gens-là doivent avoir peu, parce que, posséder ou abuser, c'est pour eux la même chose. Sans doute encore, celui qui devient riche, et qui se met à vivre le plus qu'il peut en riche, ne gagne pas, et quelquefois perd à changer de situation. Mais pourquoi n'est-il pas mieux qu'auparavant, c'est qu'il n'est pas plus riche: plus opulent, il est plus gêné et plus inquiet. Il a de grands revenus, et il s'arrange si bien que le moindre incident les dérange, et qu'il accumule des dettes jusqu'à sa ruine. Il est clair que cet homme est pauvre. Centupler ses besoins; faire tout pour l'ostentation; avoir vingt chevaux parce qu'un tel en a quinze, et si demain il en a vingt, en avoir bien vite trente; c'est s'embarrasser dans les chaînes d'une pénurie plus pénible et plus soucieuse que la première. Mais avoir une maison commode et saine, un intérieur bien ordonné, de la propreté, une certaine abondance, une élégance simple, s'arrêter là quant même la fortune deviendrait quatre fois plus grande, employer le reste à tirer un ami d'embarras, à parer d'avance aux événements funestes, à donner à l'homme bon devenu malheureux ce qu'il a donné dans sa jeunesse à de plus heureux que lui, à remplacer la vache de cette mère de famille qui n'en avait qu'une, à envoyer du grain chez ce cultivateur dont le champ vient d'être grêlé, à réparer le chemin où des chars[28] sont versés, où les chevaux se blessent; s'occuper selon ses facultés et ses goûts; donner à ses enfants des connaissances, l'esprit d'ordre et des talents: tout cela vaut bien la misère gauchement prônée par la fausse sagesse.

Le mépris de l'or, inconsidérément recommandé dans l'âge qui ignore sa valeur, a souvent ôté à des hommes supérieurs, l'un des plus grands moyens, et peut-être le plus sûr de ne point vivre inutiles comme la foule.

Combien de jeunes personnes, dans le choix d'un maître, se piquent de compter les biens pour rien; et se précipitent ainsi dans tous les dégoûts d'un sort gêné et précaire, et dans l'ennui habituel qui seul contient tant de maux........

Un homme sensé, tranquille, et qui méprise un caractère folâtre, se laisse séduire par quelque conformité dans les goûts; il abandonne au vulgaire la gaieté, l'humeur riante, et même la vivacité, l'activité: il prend une femme sérieuse, triste, que la première contrariété rend mélancolique, que les chagrins aigrissent, qui avec l'âge devient taciturne, impérieuse, austère et brusque; et qui s'attachant avec humeur à se passer de tout, et se passant bientôt de tout par humeur et pour en donner aux autres la leçon, rendra toute sa maison malheureuse.

Ce n'était, pas dans un sens trivial qu'Epicure disait: Le sage choisit pour ami un caractère gai et complaisant. Un philosophe de vingt ans passe légèrement sur ce conseil; et c'est beaucoup s'il n'en est pas révolté, car il a rejeté les préjugés communs; mais il en sentira l'importance quand il aura quitté ceux de la sagesse.

C'est peu de chose de n'être point comme le vulgaire des hommes; mais c'est avoir fait un pas vers la sagesse, que de n'être plus comme le vulgaire des sages.

LETTRE XXXVI.

Lyon, 7 avril, VI.

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Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu'emporte le ruisseau silencieux! que seriez-vous à l'homme si vous ne lui parliez point des autres hommes. La nature serait muette, s'ils n'étaient plus. Si je restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes. La nature sentie n'est que dans les rapports humains; et l'éloquence des choses n'est rien que l'éloquence de l'homme. La terre féconde, les cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu'une expression des rapports que nos cœurs produisent et contiennent.

Convenance entière: amitié des anciens! Quand celui qui possédait l'affection sans bornes, recevait des tablettes où il voyait les traits de la main d'un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les beautés d'un site, ou les dimensions d'un glacier. Mais les relations de la vie humaine sont multipliées; la perception de ces rapports est incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts; l'amitié antique est toujours loin de nos cœurs, ou de notre destinée. Les liaisons restent incomplètes entre l'espoir et les précautions, entre les délices que l'on attend et l'amertume qu'on éprouve. L'intimité elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou arrêtée par les circonstances. L'homme vieillit, et son cœur rebuté vieillit avant lui. Si tout ce qu'il peut aimer est dans l'homme, tout ce qu'il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances sociales, là et par des conséquences d'une nécessité invincible, se trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus qu'il n'espère, reste un peu éloigné de l'homme. Les choses mortes sont moins puissantes, mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons; mais nous sommes plus assurés d'y trouver, à notre choix, les choses qu'elles contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés mais certains. La passion cherche l'homme; quelquefois la raison se trouve réduite à le quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s'est formé un lieu puissant de l'homme à cet ami de l'homme pris hors de son espèce, et qui lui convient tant, parce qu'il est moins que nous et qu'il est plus que les choses insensibles. S'il fallait que l'homme prît au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l'espèce des chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces animaux.

Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert, mais dans celle de l'isolément ou de la misère: quand ces êtres faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d'être malheureux, et si peu d'être satisfaits, qui n'ont que des instants pour jouir et qu'un jour pour vivre; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n'ont point de condescendance, n'ont point d'union, qu'ils ne veulent pas aimer les mêmes choses, qu'ils ne savent pas se soumettre aux mêmes misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des douleurs; quand par égoïsme ou par humeur, chacun refusant ses forces, la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon où germent avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent tous: O hommes! qu'êtes-vous donc pour l'homme?

Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence qui glace.... Nature universelle! tu l'as fait ainsi pour que la vertu fût sublime, et que le cœur de l'homme devînt meilleur encore et plus résigné sous le poids qui l'écrase.

LETTRE XXXVII.

Lyon, 2 mai, VI.

J'ai des moments où je désespérerais de contenir l'inquiétude qui m'agite: tout m'entraîne alors et m'enlève avec une force immodérée; et de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l'abîme qu'elle a creusé.

Si j'étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables; mais j'écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j'éprouve soit une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m'ouvrirais-je ainsi? quel autre supporterait le fatigant bavardage d'une manie sombre, d'une sensibilité si vaine? C'est mon seul plaisir de vous conter ce que je ne puis dire qu'à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce que d'autres ne voudraient pas entendre. Que m'importe le contenu de mes lettres? plus elles sont longues et plus j'y mets de temps, plus elles valent pour moi: et si je ne me trompe, l'épaisseur du paquet ne vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi ne s'écrirait-on pas pendant deux?

Je ne veux point vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de plaisir même à ceux gué vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me dire dans l'intimité: mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre, je n'ai rien à dire, et j'en suis d'autant plus long. Tout ce qui me passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l'écris si l'occasion se présente: mais tout ce que je pense, tout ce que je sens, je vous l'écris nécessairement; c'est un besoin pour moi. Quand je cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s'éteint, que je suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à manger, dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux!

Je voudrais avoir un métier; il animerait mes bras, et endormirait ma tête. Un talent ne vaudrait pas cela: cependant si je savais peindre, je crois que je serais moins inquiet. J'ai été longtemps dans la stupeur; je regrette de m'être éveillé. J'étais dans un abattement plus tranquille que l'abattement actuel.

De tous les moments rapides et incertains où j'ai cru dans ma simplicité qu'on était sur la terre pour y vivre, aucun ne s'est embelli d'une erreur aussi durable, aucun ne m'a laissé de si profonds souvenirs que ces vingt jours d'oubli et d'espérance, où vers l'équinoxe de Mars, devant les rochers, près du torrent, entre la jacinthe heureuse et la simple violette, j'allai m'imaginer qu'il me serait donné d'aimer.

Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans espérance, j'aurais pu végéter ennuyé mais tranquille: je pressentais l'énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse, je supportais mon sommeil. Quelle force sinistre m'a ouvert le monde pour m'ôter les consolations du néant?

Entraîné dans une activité expansive; avide de tout aimer, de tout soutenir, de tout consoler; toujours combattu entre le besoin de voir changer tant de choses funestes, et cette conviction qu'elles ne seront point changées; je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de la perfide séduction de ses plaisirs, l'œil toujours arrêté sur l'immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères de la terre égarée.

Et moi! voici ma vingt-septième année: les beaux jours sont passés, je ne les ai pas même vus. Malheureux, dans l'âge du bonheur, qu'attendrai-je des autres âges? J'ai passé dans le vide et les ennuis la saison heureuse de la confiance et de l'espoir. Partout comprimé, souffrant, le cœur vide et navré, j'ai atteint, jeune encore, les regrets de la vieillesse. Dans l'habitude de voir toutes les fleurs de la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards que tout a fui: mais plus malheureux qu'eux, j'ai tout perdu longtemps avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce silence de mort.

Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des lieux qu'on, ne reverra pas, des hommes qui ont changé! Sentiment de la vie perdue!

Quels lieux furent jamais pour moi ce qu'ils sont pour les autres hommes? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le repos du cœur? J'ai vu le remuement des villes, et le vide des campagnes, et l'austérité des monts; j'ai vu la grossièreté de l'ignorance, et le tourment des arts; j'ai vu les vertus inutiles, les succès indifférents et tous les biens perdus dans tous les maux; l'homme et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte effrénée de toutes les passions, l'odieux vainqueur recevoir pour prix de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu'il a su faire.

Si l'homme était conformé pour le malheur, je le plaindrais bien moins; et considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour moi le tourment d'un jour. Mais tous les biens l'environnent, mais toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit, sois heureux: et l'homme a dit, le bonheur sera pour la brute; l'art, la science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa misère. Je déplore ses pertes; l'indifférence, l'union, la possession tranquille. Je déplore cent années que mille millions d'êtres sensibles épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui ferait la sécurité, la liberté, la joie; et vivant d'amertume sur une terre voluptueuse, parce qu'ils ont voulu des biens imaginaires, et des biens exclusifs.

Cependant tout cela est peu de chose; car je ne le voyais point il y a un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai point.

Je me disais: s'il n'appartient pas à ma destinée inféconde de ramener à des mœurs primordiales une contrée circonscrite et isolée: si je dois m'efforcer d'oublier le monde, et me croire assez heureux d'obtenir pour moi des jours tolérables sur cette terre séduite; je ne demande alors qu'un bien, qu'une ombre dans ce songe vain dont je ne veux plus m'éveiller. Il reste sur la terre telle qu'elle est, une illusion qui peut encore m'abuser: elle est la seule; j'aurais la sagesse d'en être trompé; le reste n'en vaut pas l'effort. Voilà ce que je me disais alors: mais le hasard seul pouvait m'en permettre l'inestimable erreur. Le hasard est lent et incertain; la vie rapide, irrévocable: son printemps passe; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit enfin aliéner mon cœur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens que je m'aigris; je m'indigne, mes affections se resserrent; l'impatience rendra ma volonté farouche; et une sorte de mépris me porte à des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure point dans toute sa force; et je m'abandonne ensuite, comme si je sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie si courte ne méritent pas l'inquiétude d'un jour, et qu'un réveil sévère est inutile quand on doit sitôt s'endormir pour jamais.

LETTRE XXXVIII.

Lyon, 8 mai, VI.

J'ai été jusqu'à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel.

Vous n'avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d'aller cueillir dans son jardin les plus beaux abricots; et comment, en revenant les mains pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte, ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu'il tenait. Sa fille lui dit brusquement: voilà comme vous faites toujours; vous voulez vous mêler de tout, et c'est pour tout gâter; ne pouvez-vous pas rester sur votre chaise? c'est bien présentable à présent. Nous avions le cœur navré; car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux! il est plus malheureux encore. Il est paralytique; il est couché dans un véritable lit de douleurs, il n'a auprès de lui que cette misérable qui est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus, mais le bras droit n'est pas encore attaqué, il s'en sert pour faire des signes. Il en fit que j'eus le chagrin de ne pouvoir expliquer: il voulait dire à sa fille de m'offrir quelque chose. Elle ne l'entendit pas, et cela arrive très-souvent. Lorsqu'il lui survint quelques affaires au-dehors, j'en profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient sentis, car il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l'héritage assez considérable qu'il lui laisse: mais que quoiqu'il en eût eu bien des chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d'aimer, à son dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voir ainsi expirer sa vie! un père finir avec tant d'amertume dans sa propre maison! Et nos lois ne peuvent rien!

Il faut qu'un tel abîme de misères touche aux perceptions de l'immortalité. S'il était possible que dans un âge de raison, j'eusse manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie, parce qu'il n'est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu'un mal fait à celui qui ne le sent plus, qui n'existe plus, est actuellement chimérique en quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout-à-fait passées. Je ne saurais le nier; et cependant j'en serais inconsolable. La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver; car s'il n'était autre que le sentiment d'une chute avilissante dont on a perdu l'occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de l'intention. Lorsqu'il ne s'agit que de notre propre estime, le désir d'une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci ne diffère du désir que par ses suites, et il n'en peut être aucune pour l'offensé qui ne vit plus. L'on voit pourtant le sentiment de cette injustice dont les effets ne subsistent plus, nous accabler encore, nous avilir, nous déchirer comme si elle devait avoir des résultats éternels. On dirait que l'offensé n'est qu'absent, et que nous devons retrouver les rapports que nous avions avec lui, mais dans un état de permanence que ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal sera perpétuel malgré nos remords.

L'esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait imaginer que ces conceptions d'un ordre futur et d'une suite sans borne aux choses présentes, n'ont d'autres fondements que la possibilité de leurs suppositions, et qu'elles doivent être comptées parmi les moyens qui retiennent l'homme dans la diversité, dans les oppositions et dans la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des propriétés et de l'enchaînement des choses.

Puisque ma lettre n'est pas fermée, il faut que je vous cite Montaigne. Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l'idée dont j'étais occupé, que j'en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette conformité des pensées, un principe de joie secrète: c'est elle qui rend l'homme nécessaire à l'homme, parce qu'elle rend nos idées fécondes, parce qu'elle donne de l'assurance à notre imagination et confirme en nous l'opinion de ce que nous sommes.

On ne trouve point dans Montaigne ce que l'on cherche, on rencontre ce qui s'y trouve. Il faut l'ouvrir au hasard et c'est rendre une sorte d'hommage à sa manière. Elle est très-indépendante sans être burlesque, ou affectée; et je ne suis pas surpris qu'un anglais ait mis les Essais au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le font admirable, et dont je n'ai nul besoin de le disculper entre nous.

C'est au chapitre huitième du livre second qu'il dit: «Comme je scay, par une trop certaine expérience, il n'est aucune si douce consolation en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et entière communication.»

Cette entière communication avec l'être moral semblable à nous et mis auprès de nous dans des rapports respectés, semble une partie essentielle du rôle qui nous est départi pour l'emploi de notre durée. Nous sommes mécontents de nous quand l'acte étant fini, nous avons perdu sans retour le mérite de l'exécution dans la scène qui nous était confiée.

Ceci prouve, me direz-vous peut-être, que nous pressentons une autre durée. Je vous l'accorde; et nous conviendrons aussi que le chien, qui ne veut plus alimenter sa vie parce que son maître a perdu la sienne, et qui s'élance dans le bûcher embrasé où l'on consume son corps, veut mourir avec lui, parce qu'il croit fermement le dogme de l'immortalité, et qu'il a la certitude consolante de le rejoindre dans un autre monde.

Je n'aime pas à rire de ce qu'on veut mettre à la place du désespoir, et cependant j'allais plaisanter si je ne m'étais retenu. La confiance dont l'homme se nourrit dans les opinions qu'il aime, et où il ne peut rien voir, est respectable, puisqu'elle diminue quelquefois l'amertume de ses misères; mais il y a quelque chose de comique dans cette inviolabilité religieuse dont il prétend l'environner. Il n'appellerait pas sacrilège celui qui assurerait qu'un fils peut sans crime égorger son père; il le conduirait à la maison des fous, et ne se fâcherait pas: mais il devient furieux si on ose lui dire que peut être il mourra comme un chêne ou un renard, tant il a peur de le croire. Ne saurait-il s'apercevoir qu'il prouve sa propre incertitude. Sa foi est aussi fausse que celle de certains dévots qui crieraient à l'impiété si l'on doutait qu'un poulet mangé, le vendredi, pût nous plonger dans l'enfer, et qui pourtant en mangent en secret; tant il y a de proportion entre la terreur d'un supplice éternel, et le plaisir de manger deux bouchées de viande sans attendre le dimanche.

Que ne prend-on le parti de laisser à la libre fantaisie de chacun les choses dont on peut rire, et même les espérances que tous ne peuvent également recevoir. La morale gagnerait beaucoup à abandonner la force d'un fanatisme éphémère, pour s'appuyer avec majesté sur l'inviolable évidence. Si vous voulez des principes qui parlent au cœur, rappelez ceux qui sont dans le cœur de tout homme bien organisé.

Dites: sur une terre de plaisirs, et de tristesse; la destination de l'homme est d'accroître le sentiment de la joie, de féconder l'énergie expansive; et de combattre, dans tout ce qui sent, le principe de l'avilissement et des douleurs.......

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TROISIÈME FRAGMENT.

De l'expression romantique, et du RANZ DES VACHES.

. . . Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité. La nature est pleine d'effets romantiques dans les pays simples: une longue culture les détruit dans les terres vieillies, surtout dans les plaines dont l'homme s'assujettit facilement toutes les parties.

Les effets romantiques sont les accents d'une langue primitive que les hommes ne connaissent pas tous, et qui devient étrangère à plusieurs contrées. On cesse bientôt de les entendre, quand on ne vit plus avec eux; et cependant cette harmonie romantique est la seule qui conserve à nos cœurs les couleurs de la jeunesse et la fraîcheur de la vie. L'homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses habitudes: il finit par dire, Que m'importe? Il est comme ces tempéraments fatigués du feu desséchant d'un poison lent et habituel; il se trouve vieilli dans l'âge de la force, et les ressorts de la vie sont relâchés en lui, quoiqu'il garde l'extérieur d'un homme.

Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions de l'esprit, ou simplement parce qu'il vous voit vivre, et que, comme lui, vous mangez et vous dormez; hommes primitifs, jetez ça et là dans le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait point, quand le soleil d'octobre paraît dans les brouillards sur les bois jaunis; quand un filet d'eau coule et tombe dans un pré fermé d'arbres, au coucher de la lune; quand sous le ciel d'été, dans un jour sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin, au milieu des murs et des toits d'une grande ville.

Imaginez une plaine d'une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais circonscrite; sa forme oblongue et un peu circulaire, se prolonge vers le couchant d'hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne, au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des rochers perpendiculaires sont derrière vous; ils montent jusqu'à la région des nues: le triste vent du pôle n'a jamais soufflé sur cette rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s'ouvrent, une vallée tranquille s'étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes neigeuses qui la ferment: et quand le soleil du matin paraît entre leurs dents glacées, sur les brouillards, quand des voix de la montagne indiquent les chalets, au-dessus des prés encore dans l'ombre; c'est le réveil d'une terre primitive, c'est un monument de nos destinées méconnues!

Voici les premiers moments nocturnes; l'heure du repos et de la tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s'obscurcir. Vers le midi, le lac est dans la nuit: les immenses rochers qui le ferment, sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte, et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages; ils passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre; ils brunissent les monts; ils allument les neiges; ils embrasent les airs; et l'eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux, est devenue infinie comme eux, et plus pure encore, plus éthérée, plus belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne qu'elle répète semble creuser ses profondeurs; et sous ses monts séparés du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le vide des cieux et l'immensité du monde. Il y a là un temps de prestige et d'oubli. L'on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur quoi l'on est porté soi-même; on ne trouve plus de niveau, il n'y a plus d'horizon; les idées sont changées, les sensations inconnues, vous êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l'ombre a couvert cette vallée d'eau; lorsque l'œil ne discerne plus ni les objets, ni les distances; lorsque le vent du soir a soulevé les ondes: alors, vers le couchant, l'extrémité du lac reste seule éclairée d'une pâle lueur, mais tout ce que les monts entourent n'est qu'un gouffre indiscernable; et au milieu des ténèbres et du silence, vous entendez à mille pieds sous vous, s'agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point, qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s'engouffrent dans les roches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits romantiques semblent résonner d'un long murmure dans l'abîme invisible.

C'est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du caractère romantique: et c'est surtout au sens de l'ouïe que l'on peut rendre sensibles, en peu de traits et d'une manière énergique, les lieux et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions rapides et immenses, mais vagues: celles de la vue semblent intéresser davantage l'esprit que le cœur: on admire ce qu'on voit, mais on sent ce qu'on entend[29]. La voix d'une femme aimée sera plus belle encore que ses traits; les sons que rendent des lieux sublimes feront une impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n'ai point vu de tableau des Alpes qui me les rendît présentes, comme le peut faire un air vraiment alpestre.

Le Ranz des vaches ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint. Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu'il s'est trompé. Cet effet n'est point imaginaire: il est arrivé que deux personnes parcourant séparément les planches de tableaux pittoresques de la Suisse, on dit toutes deux à la vue du Grimsel: voilà où il faut entendre le ranz des vaches. S'il est exprimé d'une manière plus juste que savante, si celui qui le joue le sent bien; les premiers sons vous placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d'un gris roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de la lenteur des choses, et de la grandeur des lieux: on y trouve la marche tranquille des vaches, et le mouvement mesuré de leurs grosses cloches, près des nuages, dans l'étendue doucement inclinée depuis la crête des granits inébranlables jusqu'aux granits ruinés des ravins neigeux. Les vents frémissent d'une manière austère dans les mélèzes éloignés: on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices qu'il s'est creusé durant de longs siècles. A ces bruits solitaires dans l'espace, succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren[30], expression nomade d'un plaisir sans gaîté, d'une joie des montagnes. Les chants cessent; l'homme s'éloigne; les cloches ont passé les mélèzes: on n'entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute interrompue des marbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent apporte ou recule ces sons alpestres; et quand il les perd, tout paraît froid, immobile et mort. C'est le domaine de l'homme qui n'a pas d'empressement: il sort du toit, bas et large, que de lourdes pierres assurent contre les tempêtes: si le soleil est brûlant, si le vent est fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche du côté où les vaches doivent être, elles y sont; il les appelle, elles se rassemblent, elles s'approchent successivement; et il retourne avec la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu'il ne connaîtra pas. Les vaches s'arrêtent, elles ruminent; il n'y a plus de mouvement visible, il n'y a plus d'hommes. L'air est froid, le vent a cessé avec la lumière du soir; il ne reste que la lueur des neiges antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s'élevant des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes, et des glaciers, et de la nuit.

LETTRE XXXIX.

Lyon, 11 mai, VI.

Ce que peut avoir de séduisant la multitude de rapports qui lient chaque individu à ceux de son espèce et à l'univers; cette attente expansive que donne à un cœur jeune tout un monde à expérimenter; ce dehors inconnu et fantastique, ce prestige est décoloré, fugitif, évanoui. Ce monde terrestre offert à l'action de mon être est devenu aride et nu: j'y cherchais la vie de l'âme, il ne la contient pas.

J'ai vu la vallée doucement éclairée dans l'ombre, sous le voile humide, charme vaporeux du matin; elle était belle. Je l'ai vue changer et se flétrir: l'astre qui consume a passé sur elle; il l'a embrasée, il l'a fatiguée de lumière; il l'a laissée sèche, vieillie et d'une stérilité pénible à voir. Ainsi s'est levé lentement, ainsi s'est dissipé le voile heureux de nos jours. Il n'y a plus de ces demi-ténèbres, de ces espaces cachés qui plaisent tant à pénétrer. Il n'y a plus de clartés douteuses où se puissent reposer mes yeux. Tout est aride et fatigant, comme le sable qui brûle sous le ciel de Zaara: et toutes les choses de la vie dépouillées de ce revêtement, présentent, dans une vérité rebutante, le savant et triste mécanisme de leur squelette découvert. Leurs mouvements continus, nécessaires, irrésistibles m'entraînent sans m'intéresser, et m'agitent sans me faire vivre.

Voilà plusieurs années que le mal menace, se prépare, se décide, se fixe. Si le malheur du moins ne vient rompre cet uniforme ennui, il faudra que tout cela finisse.

LETTRE XL.

Lyon, 14 mai, VI.

J'étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de l'enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l'intention de vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu'alors; et ce ciel d'automne aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là dont il ne subsiste plus rien. Une voiture venait: je me retirai insensiblement; et je continuai à marcher les yeux occupés des feuilles jaunies que le vent promenait sur l'herbe sèche, et dans la poussière du chemin. La voiture s'arrêta, M.me Del** était seule avec sa fille, âgée de six ans. Je montai et j'allai jusqu'à sa campagne, où je ne voulus pas entrer. Vous savez que M.me Del** n'a pas vingt-cinq ans, et qu'elle est bien changée: mais elle parle avec la même grâce simple et parfaite; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins belle. Nous n'avons rien dit de son mari: vous vous rappelez qu'il n'a guères que trente ans de plus qu'elle, et que c'est une sorte de financier fort instruit quand il s'agit de l'or, mais nul dans tout le reste. Femme infortunée! Voilà une vie perdue: et le sort semblait la lui promettre si heureuse! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur, et pour faire le bonheur d'un autre! Quel esprit! quelle âme! quelle pureté d'intentions! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que je ne l'avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville: je me fis descendre auprès de l'endroit où elle m'avait rencontré; j'y restai fort tard.

Comme j'allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu par la misère, s'approcha de moi en me regardant beaucoup: il me nomma, et me demanda quelques secours. Je ne sus pas le reconnaître pour le moment; mais ensuite je fus accablé en me rappelant que ce ne pouvait être que ce professeur de troisième, si laborieux et si bon. Je me suis informé ce matin: mais je ne sais si je pourrai découvrir le triste grenier où sans doute il passe ses derniers jours. L'infortuné aura cru que je ne voulais pas le reconnaître. Si je le trouve, il faut qu'il ait une chambre et quelques livres qui lui rendent ses habitudes; car il me semble qu'il y voit encore bien. Je ne sais ce que je dois lui promettre de votre part, marquez-le moi: comme il ne s'agit pas d'un moment, mais du reste de sa vie, je ne ferai rien sans avoir vos intentions.

J'avais passé plus d'une heure je crois, à hésiter de quel côté j'irais pour marcher un peu. Quoique cet endroit fût plus loin de ma demeure, j'y fus comme entraîné: apparemment c'était par le besoin d'une tristesse qui pût convenir à celle dont j'étais déjà rempli.

J'aurais volontiers affirmé que je ne la reverrais jamais. C'était une chose comme résolue, et cependant..... Son idée, quoiqu'affaiblie par le découragement, par le temps, par l'affaiblissement même de ma confiance à un genre d'affections trop trompées et trop inutiles, son idée se trouvait comme liée aux sentiments de mon existence et de ma durée au milieu des choses. Je la voyais en moi, mais comme le souvenir ineffaçable d'un songe passé, comme ces idées de bonheur dont on garde l'empreinte, et qui ne sont plus de mon âge.

Car je suis un homme fait: les dégoûts m'ont mûri: grâce à ma destinée, je n'ai d'autre maître que ce peu de raison qu'on reçoit d'en haut, sans savoir pourquoi. Je ne suis point sous le joug des passions; les désirs ne m'égarent point; la volupté ne me corrompra pas. J'ai laissé là toutes ces futilités des âmes fortes: je n'aurai point le ridicule de jouir des choses romanesques dont on doit revenir, ni d'être dupe d'un beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante; et si j'y mettais assez d'importance, je pourrais, comme l'homme du meilleur ton, bâiller toujours en souriant toujours, m'amuser consumé de chagrins, et mourir d'ennui avec beaucoup de calme et de dignité.

Dans le premier moment, j'ai été surpris de la voir, et maintenant je le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose? que d'incidents isolés dans le cours du monde, ou qui n'ont pas de résultats que nous puissions connaître! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte d'instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose, surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir, et l'effet d'une intention, et un moyen de la nécessité. Je m'amuse de ce singulier penchant: il nous a fourni plus d'une occasion de rire ensemble; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout incommode.

Il est certain que si j'avais su la rencontrer, je n'aurais pas été de ce côté: je crois pourtant que j'aurais eu tort. Un rêveur doit tout voir; et un rêveur n'a malheureusement pas grand chose à craindre. Faudrait-il d'ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l'âme, et tout ce qui l'avertit de ses pertes? le pourrait-on? Une odeur, un son, un trait de lumière me diront de même qu'il y a autre chose dans la nature humaine que digérer et m'assoupir. Un mouvement de joie dans le cœur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m'avertira de cette mystérieuse combinaison dont l'intelligence entretient et change sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux qu'une idée éternelle arrange comme les figures d'une chose invisible, qu'elle roule comme des dés, qu'elle calcule comme des nombres.

Revenu sur le bord de la Saône, je me disais après l'avoir quittée: l'œil est incompréhensible! Non-seulement il reçoit pour ainsi dire l'infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde; et ce qu'il rend, ce qu'il peut, ce qu'il exprime est plus vaste encore. Une grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression plus étendue que les choses exprimées, l'harmonie qui fait le lien universel, tout cela est dans l'œil d'une femme. Tout cela, et plus encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu'elle parle, elle tire de l'oubli les affections et les idées, elle éveille l'âme de sa léthargie, elle l'entraîne et la conduit dans tout le domaine de sa vie morale. Lorsqu'elle chante, il semble qu'elle agite les choses, qu'elle les déplace, qu'elle les forme, et qu'elle crée des sentiments nouveaux. La vie naturelle n'est plus la vie ordinaire: tout est romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d'autre chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde immense; et notre vie s'agrandit de ce mouvement sublime et calme. Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de si petites choses; dans quel néant ils nous retiennent, et qu'il est fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets!

Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parlait, une manière fine, une âme grande, un cœur délicat, un esprit étendu; il ne faut qu'un jour pour que l'ennui et le découragement commencent à tout anéantir dans le vide d'un cloître, dans les dégoûts d'un mariage trompeur, dans la nullité d'une vie fastidieuse.

Je veux continuer à la voir. Elle n'attend plus rien; nous serons bien ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d'ennui, et je n'ai point à craindre d'ajouter au sien. Notre situation est fixe, et tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès qu'elle aura quitté la campagne.

Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée, elle reçoit une société qui l'excède; et avec quelle impatience elle attend le lendemain des jours de plaisir.

Je vois tous les jours à-peu-près les mêmes ennuis. Les concerts, les soirs, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux: il leur est à charge, comme celui de la vigne l'est à l'homme de journée; et davantage, car il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit rien.

LETTRE XLI.

Lyon, 18 mai, VI.

L'on dirait que le sort s'attache à ramener l'homme sous la chaîne qu'il a voulu secouer malgré le sort. Que m'a-t-il servi de tout quitter pour chercher une vie plus libre? Si j'ai vu des choses selon ma nature, ce ne fut qu'en passant, sans en jouir, et comme pour redoubler en moi l'impatience de les posséder.

Je ne suis point l'esclave des passions, je suis plus malheureux, leur vanité ne me trompera point; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit remplie par quelque chose? Quand l'existence est vide, peut-elle satisfaire? Si la vie du cœur n'est qu'un néant agité, ne vaut-il pas mieux la laisser pour un néant plus tranquille? Il me semble que l'intelligence cherche un résultat: je voudrais que l'on me dît quel est celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes heures; car je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l'avoir reçue? est-ce une sagesse de la conserver?

Vous ne pensez pas que trop faible contre les maux de l'humanité, je n'ose même en soutenir la crainte: vous me connaissez mieux. Ce n'est point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie: la résistance éveille l'âme et lui donne une attitude plus fière; l'on se retrouve enfin, quand il faut lutter contre de grandes douleurs; on peut se plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l'insipidité de la vie qui me fatiguent et me rebutent. L'homme passionné peut se résoudre à souffrir, puisqu'il prétend jouir un jour; mais quelle considération peut soutenir l'homme qui n'attend rien. Je suis las de mener une vie si vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore; mais ma vie passe sans que je fasse rien d'utile, et sans que je jouisse, sans espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu'avec une âme indomptable, tout cela puisse durer de longues années?

Je croirais qu'il y a aussi une raison des choses physiques; et que la nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que l'intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira cette contrainte qui m'enchaîne à l'ennui, cette apathie d'où je ne puis jamais sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me débarrasser, où tout manque, diffère, s'éloigne; où toute probabilité s'évanouit; où l'effort est détourné; où tout changement avorte; où l'attente est toujours trompée, même celle d'un malheur du moins énergique; où l'on dirait qu'une volonté ennemie s'attache à me retenir dans un état de suspension et d'entraves, à me leurrer par des choses vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière sans qu'elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé. Je revois le triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir qui séduit toujours, change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné, traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il insultait à la fatigue que donne le glissement sinistre de sa chaîne éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me cacher l'abîme où tout cela va finir? Ne faudra-t-il pas bien que, las et rebuté, quand je suis assuré de ne pouvoir rien, je cherche au moins du repos? Et quand une force inévitable pèse sur moi sans relâche, comment reposerai-je, si ce n'est en me précipitant moi-même?

Il faut que toute chose ait une fin selon sa nature. Puisque ma vie relative est retranchée du cours du monde, pourquoi végéter longtemps encore inutile au monde et fatigant à moi-même? Pour le vain instinct d'exister! Pour respirer et avancer en âge! Pour m'éveiller amèrement quand tout repose, et chercher les ténèbres quand la terre fleurit: pour n'avoir que le besoin des désirs, et ne connaître que le songe de l'existence: pour rester déplacé, isolé sur la scène des afflictions humaines, quand nul n'est heureux pur moi, quand, je n'ai que l'idée du rôle d'un homme: pour tenir à une vie perdue, lâche esclave que la vie repousse et qui s'attache à son ombre, avide de l'existence, comme si l'existence réelle lui était laissée, et voulant être misérablement faute d'oser n'être plus!

Que me feront tous ces sophismes d'une philosophie douce et flatteuse, vain déguisement d'un instinct pusillanime, vaine sagesse des patients qui perpétue les maux si bien supportés, et qui légitime notre servitude par une nécessité imaginaire.

Attendez, me dira-t-on, le mal moral s'épuise par sa durée même: attendez; les temps changeront, et vous serez satisfait; ou s'ils restent semblables, vous serez changé vous-même. En usant du présent tel qu'il est, vous aurez affaibli le sentiment trop impétueux d'un avenir meilleur; et quand vous aurez toléré la vie, elle deviendra bonne à votre cœur plus tranquille.—Une passion cesse, une perte s'oublie, un malheur se répare: moi, je n'ai point de passions, je ne plains ni perte ni malheur, rien qui puisse cesser, qui puisse être oublié, qui puisse être réparé. Une passion nouvelle peut distraire de celle qui vieillit: mais où trouverai-je un aliment pour mon cœur quand il aura perdu cette soif qui le consume? Il désire tout, il veut tout, il contient tout. Que mettre à la place de cet infini qu'exige ma pensée? Les regrets, s'oublient, d'autres biens les effacent: mais quels biens pourront tromper des regrets universels? Tout ce qui est propre à la nature humaine appartient à mon être; il a voulu s'en nourrir selon sa nature, il s'est épuisé sur une ombre impalpable: savez-vous quelque bien qui console du regret du monde? Si mon malheur est dans le néant de ma vie, le temps calmera-t-il des maux que le temps aggrave: et dois-je espérer qu'ils cessent, quand c'est par leur durée même qu'ils sont intolérables?—Attendez: des temps meilleurs produiront peut-être ce que semble vous interdire votre destinée présente.—Hommes d'un jour, qui projetez en vieillissant, et qui raisonnez, pour un avenir reculé quand la mort est sur vos pas; en rêvant des illusions consolantes dans l'instabilité des choses, ne sentirez-vous jamais leur cours rapide; ne verrez-vous point que votre vie s'endort en se balançant; et que cette vicissitude qui soutient votre cœur trompé, ne l'agite que pour l'éteindre à jamais dans une secousse dernière et prochaine? Si la vie de l'homme était éternelle, si seulement elle était plus longue, si seulement elle restait semblable jusques près de sa dernière heure, alors l'espérance pourrait me séduire, et j'attendrais peut-être ce qui du moins serait possible. Mais y a-t-il quelque permanence dans la vie? Le jour futur peut-il avoir les besoins du jour présent, et ce qu'il fallait aujourd'hui sera-t-il bon demain? Notre cœur change plus rapidement que les saisons annuelles; leurs vicissitudes souffrent du moins quelque permanence, parce qu'elles se répètent dans l'étendue des siècles. Mais nos jours que rien ne renouvelle, n'ont pas deux heures qui puissent être semblables: leurs saisons, qui ne se réparent pas, ont chacune leurs besoins; s'il en est une qui ait perdu ce qui lui était propre, elle l'a perdu sans retour, et nul autre âge ne saurait posséder ce que l'âge puissant n'a pas atteint.—C'est le propre de l'insensé de prétendre lutter contre la nécessité. Le sage reçoit les choses telles que sa destinée les donne; il ne s'attache qu'à les considérer sous les rapports-qui peuvent les lui rendre heureuses: sans s'inquiéter inutilement dans quelles voies il erre sur ce globe, il sait posséder, à chaque gîte qui marque sa course, et les douceurs des convenances, et la sécurité du repos; et devant sitôt trouver, quoiqu'il arrive, le terme de sa marche, il va sans effort, il s'égare même sans inquiétude. Que lui servirait de vouloir davantage, de résister à la force du monde, et de chercher à éviter des chaînes et une ruine inévitable? Nul individu ne saurait arrêter le cours universel, et rien n'est plus vain que la plainte des maux attachés nécessairement à notre nature.—Si tout est nécessaire, que prétendez-vous opposer à mes ennuis? Pourquoi les blâmer; puis-je sentir autrement? Si au contraire notre sort particulier est dans nos mains, si l'homme peut choisir et vouloir, il existera pour lui des obstacles qu'il ne saurait vaincre, et des misères auxquelles il ne pourra soustraire sa vie: mais tout l'effort du genre humain ne pourrait faire plus contre lui que de l'anéantir. Celui-là seul peut être soumis à tout, qui veut absolument vivre; mais celui qui ne prétend à rien, ne peut être soumis à rien. Vous exigez que je me résigne à des maux inévitables; je le veux bien aussi: mais quand je consens à tout quitter, il n'y a plus pour moi de maux inévitables.

Les biens nombreux qui restent à l'homme dans le malheur même ne sauraient me retenir. Il y a plus de biens que de maux, cela est vrai dans le sens absolu, et pourtant ce serait s'abuser étrangement que de compter ainsi. Un seul mal que nous ne pouvons oublier anéantit l'effet de vingt biens dont nous paraissons jouir; et malgré les promesses du raisonnement, il est beaucoup de maux que l'on ne saurait cesser de sentir qu'avec des efforts et du temps, si du moins l'on n'est sectaire et un peu fanatique. Le temps, il est vrai, dissipe ces maux, et la résistance du sage les use plus vite encore; mais l'industrieuse imagination des autres hommes les a tellement multipliés, qu'ils seront toujours remplacés avant leur terme: et comme les biens passent ainsi que les douleurs, y eût-il dans l'homme dix plaisirs pour une seule peine, si l'amertume d'une seule peine corrompt cent plaisirs pendant toute sa durée, la vie sera au moins indifférente et inutile à qui n'a plus d'illusions. Le mal reste, le bien n'est plus: par quel prestige, pour quelle fin porterais-je la vie? Le dénouement est connu; qu'y-a-t-il à faire encore? La perte vraiment irréparable est celle des désirs.

Je sais qu'un penchant naturel attache l'homme à la vie; mais c'est en quelque sorte un instinct d'habitude, il ne prouve nullement que la vie soit bonne. L'être, par cela qu'il existe, doit tenir à l'existence: la raison seule peut lui faire voir le néant sans effroi. Il est remarquable que l'homme dont la raison affecte tant de mépriser l'instinct, s'autorise de ce qu'il a de plus aveugle pour justifier les sophismes de cette même raison.

On objectera que l'impatience de la vie tient à l'impétuosité des passions; et que le vieillard s'y attache à mesure que l'âge le calme et l'éclaire. Je ne veux pas examiner en ce moment, si la raison de l'homme qui s'éteint vaut plus que celle de l'homme dans sa force; si chaque âge n'a pas sa manière de sentir convenable alors, et déplacée dans d'autres temps; si enfin nos institutions stériles, si nos vertus de vieillards, ouvrages de la caducité, du moins dans leur principe, prouvent solidement en faveur de l'âge refroidi. Je répondrais seulement: toute chose mélangée est regrettée au moment de sa perte; une perte sans retour n'est jamais vue froidement après une longue possession; et notre imagination, que nous voyons toujours dans la vie abandonner un bien dès qu'il est atteint, pour fixer nos efforts sur celui qui nous reste à acquérir, ne s'arrête dans ce qui finit que sur le bien qui nous est enlevé, et non sur le mal dont nous sommes délivrés.

Ce n'est pas ainsi que l'on doit estimer la valeur de la vie effective pour la plupart des hommes. Mais chaque jour de cette existence dont ils espèrent sans cesse, demandez-leur si le moment présent les satisfait, les mécontente, ou leur est indifférent: vos résultats seront sûrs alors. Toute autre estimation n'est qu'un moyen ne s'en imposer à soi-même; et je veux mettre une vérité claire et simple, à la place des idées confuses, et des sophismes rebattus.

L'on me dira sérieusement: arrêtez vos désirs; bornez ces besoins trop avides: mettez vos affections dans les choses faciles: pourquoi chercher ce que les circonstances éloignent? pourquoi exiger ce dont les hommes se passent si bien? pourquoi vouloir des choses utiles, tant d'autres n'y pensent même pas? pourquoi vous plaindre des douleurs publiques; voyez-vous qu'elles troublent le sommeil d'un seul heureux? que servent ces pensées d'une âme forte et cet instinct des choses sublimes? ne sauriez-vous rêver la perfection sans y prétendre amener la foule qui s'en rit, tout en gémissant? et vous faut-il, pour jouir de votre vie, une existence grande ou simple, des circonstances énergiques, des lieux choisis, des hommes et des choses selon votre cœur? Tout est bon à l'homme pourvu qu'il existe; et partout où il peut vivre, il peut vivre bien. S'il a une bonne réputation, quelques connaissances qui lui veuillent du bien, une maison et de quoi se présenter dans le monde, que lui faut-il davantage? Certes je n'ai rien à répondre à ces conseils qu'un homme mûr me donnerait, et je les crois très-bons en effet pour ceux qui les trouvent tels.

Cependant je suis plus calme maintenant, et je commence à me lasser de mon impatience elle-même. Des idées sombres, mais tranquilles, me deviennent plus familières. Je songe volontiers à ceux qui, dans le matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit: ce sentiment me repose et me console; c'est l'instinct du soir. Mais pourquoi ce besoin des ténèbres? pourquoi la lumière m'est-elle pénible? Ils le sauront un jour; quand ils auront changé; quand je ne serai plus.

Quand vous ne serez plus! méditez-vous un crime?—Si, fatigué des maux de la vie, et surtout désabusé de ses biens, déjà suspendu sur l'abîme marqué pour le moment suprême, retenu par l'ami, accusé par le moraliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l'homme social, j'avais à répondre à ses efforts, à ses reproches; voici ce me semble ce que je pourrais dire.

J'ai tout examiné, tout connu; si je n'ai pas tout éprouvé, j'ai du moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme; elles sont intolérables parce qu'elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires, fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J'ai cherché en moi le bonheur, mais sans fanatisme; j'ai vu qu'il n'était pas fait pour l'homme seul: je le proposai à ceux qui m'environnaient, ils n'avaient pas le loisir d'y songer. J'interrogeai la multitude que flétrit la misère, et les privilégiés que l'ennui opprime; ils m'ont dit, nous souffrons aujourd'hui, mais nous jouirons demain. Pour moi je sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui s'écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux; mais moi, fatigué de ce qui peut égarer l'espoir, sans attente et presque sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l'homme qui descend dans la tombe, qu'elle s'ouvre donc pour moi: reculerais-je le terme quand il est déjà atteint? La nature offre des illusions à croire et à aimer; elle ne lève le voile qu'au moment marqué pour la mort: elle ne l'a pas levé pour vous, vivez: elle l'a levé pour moi, ma vie n'est déjà plus.

Il se peut que le vrai bien de l'homme soit son indépendance morale, et que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans des situations multipliées; que tout soit songe hors de lui, et que la paix soit dans le cœur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se reposera sa pensée désabusée? que faire dans la vie quand on est indifférent à tout ce qu'elle renferme? Quand la passion de toutes choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos cœurs; quand le charme abandonne nos désirs détrompés, l'irrémédiable ennui naît de ces cendres refroidies: funèbre, sinistre, il absorbe tout espoir, il règne sur les ruines, il dévore, il éteint. D'un effort invincible, il creuse notre tombe, asile qui donnera du moins le repos par l'oubli, le calme dans le néant.

Sans les désirs, que faire de la vie? Végéter stupidement; se traîner sur la trace inanimée des soins et des affaires; ramper énervés dans la bassesse de l'esclave, ou la nullité de la foule; penser sans servir l'ordre universel; sentir sans vivre! Ainsi, jouet lamentable d'une destinée que rien n'explique, l'homme abandonnera sa vie aux hasards et des choses et des temps. Ainsi, trompé par l'opposition de ses vœux, de sa raison, de ses lois, de sa nature, il se hâte d'un pas riant et plein d'audace vers la nuit sépulcrale. L'œil ardent, mais inquiet au milieu des fantômes, et le cœur chargé de douleurs, il cherche et s'égare, il végète et s'endort.

Harmonie du monde! Rêve sublime! Fin morale, reconnaissance sociale, lois, devoirs, mots sacrés parmi les hommes! je ne puis vous braver qu'aux yeux de la foule trompée.

A la vérité, j'abandonne des amis que je vais affliger, ma patrie dont je n'ai point assez payé les bienfaits, tous les hommes que je devais servir: ce sont des regrets et non pas des remords. Qui, plus que moi, pourra sentir le prix de l'union, l'autorité des devoirs, le bonheur d'être utile? J'espérais faire quelque bien, ce fut le plus flatteur, le plus insensé de mes rêves. Dans la perpétuelle incertitude d'une existence toujours agitée, précaire, asservie, vous suivez tous, aveugles et dociles, la trace battue de l'ordre établi; abandonnant ainsi votre vie à vos habitudes, et la perdant sans peine comme vous perdriez un jour. Je pourrais, entraîné de même par cette déviation universelle, laisser quelques bienfaits dans ces voies d'erreur: mais ce bien, facile à tous, sera fait sans moi par les hommes bons. Il en est; qu'ils vivent, et qu'utiles à quelque chose, ils se trouvent heureux. Pour moi, au sein de cet abîme de maux, je ne serai point consolé, je l'avoue, si je ne fais pas plus. Un infortuné près de moi sera peut-être soulagé, cent mille gémiront: et moi, impuissant au milieu d'eux, je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses, les fruits amers de l'égarement humain; et se perpétuer comme l'œuvre inévitable de la nécessité, ces misères où je crois sentir le caprice accidentel d'une perfectibilité qui s'essaye! Que l'on me condamne sévèrement, si je refuse le sacrifice d'une vie heureuse au bien général: mais lorsque, devant rester inutile, j'appelle une mort trop longtemps attendue, j'ai des regrets, je le répète, et non pas des remords.

Sous le poids d'un malheur passager, considérant la mobilité des impressions et des événements, sans doute je devrais attendre des jours plus favorables. Mais le mal qui pèse sur mes ans, n'est point un mal passager. Ce vide dans lequel ils s'écoulent lentement, qui le remplira? Qui rendra des désirs à ma vie, et une attente à ma volonté? C'est le bien lui-même que je trouve inutile; fassent les hommes qu'il n'y ait plus que des maux à déplorer! Durant l'orage, l'espoir soutient; et l'on s'affermit contre le danger parce qu'il peut finir; mais si le calme lui-même vous fatigue, qu'espérerez-vous alors? Si demain peut être bon, je veux bien attendre; mais si ma destinée est telle que demain ne pouvant être meilleur, puisse être plus malheureux encore, je ne verrai point ce jour funeste.

Si c'est un devoir réel d'achever la vie qui m'a été donnée, sans doute je braverai ses misères; le temps rapide les entraînera bientôt. Quelque opprimés que puissent être nos jours, ils sont tolérables, puisqu'ils sont bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir; je ne tiens pas à l'une, je ne désire point l'autre, que la raison décide si j'ai le droit de choisir entre elles.

C'est un crime, me dit-on, de déserter la vie; mais ces mêmes sophistes qui me défendent la mort, m'exposent ou m'envoient à elle. Leurs innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m'y conduisent, ou leurs lois me la donnent. C'est une gloire de renoncer à la vie quand elle est bonne, c'est une justice de tuer celui qui veut vivre; et cette mort que l'on doit chercher quand on la redoute, ce serait un crime de s'y livrer quand on la désire! Sous cent prétextes, ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence: moi seul je n'aurais plus de droits sur moi-même? Quand j'aime la vie, je dois la mépriser; quand je suis heureux, vous m'envoyez mourir: et si je veux la mort, c'est alors que vous me la défendez; vous m'imposez la vie quand je l'abhorre[31].

Si je ne puis m'ôter la vie, je ne puis non plus m'exposer à une mort probable. Est-ce là cette prudence que vous demandez de vos sujets? Sur le champ de bataille, ils doivent calculer les probabilités avant de marcher à l'ennemi, et vos héros sont tous des criminels. L'ordre que vous leur donnez ne les justifie point: vous n'avez pas le droit de les envoyer à la mort, s'ils n'ont pas eu le droit de consentir à y être envoyés. Une même démence autorise vos fureurs et dicte vos préceptes: et tant d'inconséquence pourrait justifier tant d'injustice! Si je n'ai point sur moi-même ce droit de mort, qui l'a donne à la société? Ai-je cédé ce que je n'avais point? Quel principe social avez-vous inventé, qui m'explique comment un corps acquiert un pouvoir interne et réciproque que ses membres n'avaient point, et comment j'ai donné pour m'opprimer, un droit que je n'avais pas même pour échapper à l'oppression? Dira-t-on que si l'homme isolé jouit de ce droit naturel, il l'aliène en devenant membre de la société? Mais ce droit est inaliénable par sa nature, et nul ne saurait faire une convention qui lui ôte tout pouvoir de la rompre quand on la fera servir à son préjudice. On a prouvé, avant moi, que l'homme n'a pas le droit de renoncer à sa liberté, ou en d'autres termes, de cesser d'être homme: comment perdrait-il le droit le plus essentiel, le plus sûr, le plus irrésistible de cette même liberté, le seul qui garantisse son indépendance, et qui lui reste toujours contre le malheur? Jusques à quand de palpables absurdités asserviront-elles les hommes?

Si ce pouvait être un crime d'abandonner la vie, c'est vous que j'accuserais, vous dont les innovations funestes m'ont conduit à vouloir la mort, que sans vous j'eusse éloignée; cette mort, perte universelle que rien ne répare, triste et dernier refuge qu'encore vous osez m'interdire, comme s'il vous restait quelque prise sur ma dernière heure, et que là aussi les formes de votre législation pussent limiter des droits placés hors du monde qu'elle gouverne. Opprimez ma vie; la loi est souvent aussi le droit du plus fort: mais la mort est la borne que je veux poser à votre pouvoir. Ailleurs vous commanderez, ici il faut prouver.

Dites-moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal entendus de force, de vertu, d'ordre éternel, de destination morale; dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde actuel et vrai, ou pour une vie future et éloignée de nous? Si elles sont faites pour le monde positif, dites-moi comment des lois relatives à un ordre de choses, peuvent m'obliger quand cet ordre n'est plus; comment ce qui règle la vie peut s'étendre au-delà; comment le mode selon lequel nous avons déterminé nos rapports peut subsister quand ces rapports ont fini; et comment j'ai pu jamais consentir que nos conventions me retinssent quand je n'en voudrais plus? Quel est le fondement, je veux dire le prétexte de vos lois? N'ont-elles pas promis le bonheur de tous; quand je veux la mort, apparemment je ne me sens pas heureux. Le pacte qui m'opprime, doit-il être irrévocable? Un engagement onéreux dans les choses particulières de la vie, peut trouver au moins des compensations; et l'on peut sacrifier un avantage quand il nous reste la faculté d'en posséder d'autres: mais l'abnégation totale peut-elle entrer dans l'idée d'un homme qui conserve quelque notion de droit et de vérité? Toute société est fondée sur une réunion de facultés, un échange de services: mais quand je nuis à la société, ne refuse-t-elle pas de me protéger? Si donc elle ne fait rien pour moi, ou si elle fait beaucoup contre moi, j'ai aussi le droit de refuser de la servir. Notre pacte ne lui convient plus, elle le rompt: il ne me convient plus, je le romps aussi: je ne me révolte pas, je sors.

C'est un dernier effort de votre tyrannie jalouse. Trop de victimes vous échapperaient; trop de preuves de la misère publique s'élèveraient contre le vain bruit de vos promesses, et découvriraient vos codes astucieux dans leur nudité aride et leur corruption financière. J'étais simple de vous parler de justice! j'ai vu le sourire de la pitié dans votre regard paternel. Il me dit que c'est la force et l'intérêt qui mènent les hommes. Vous l'avez voulu: et bien! comment votre loi sera-t-elle maintenue? Qui punira-t-elle de son infraction? Atteindra-t-elle celui qui n'est plus? Vengera-t-elle sur les siens son effort méprisé? Quelle démence inutile! Multipliez nos misères, il le faut pour les grandes choses que vous projetez, il le faut pour le genre de gloire que vous cherchez: asservissez, tourmentez, mais du moins ayez un but; soyez iniques et froidement atroces; mais du moins ne le soyez pas en vain. Quelle dérision qu'une loi de servitude qui ne sera ni obéie ni vengée!

Où votre force finit, vos impostures commencent: tant il est nécessaire à votre empire que vous ne cessiez pas de vous jouer des hommes! C'est la nature, c'est l'intelligence suprême qui veulent que je plie ma tête sous le joug insultant et lourd. Elles veulent que je m'attache à ma chaîne, et que je la traîne docilement, jusqu'à l'instant où il vous plaira de la briser sur ma tête. Quoique vous fassiez, un Dieu vous livre ma vie; et l'ordre du monde serait interverti si votre esclave échappait.

L'Eternel m'a donné l'existence et m'a chargé de mon rôle individuel dans l'harmonie de ses œuvres; je dois le remplir jusqu'à la fin, et je n'ai pas le droit de me soustraire à son empire.—Vous oubliez trop tôt l'âme que vous m'avez donnée. Ce corps terrestre n'est que poussière, ne vous en souvient-il plus? Mais mon intelligence, souffle impérissable émanée de l'intelligence universelle, ne pourra jamais se soustraire à sa loi. Comment quitterais-je l'empire du maître de toutes choses? Je ne change que de lieu; les lieux ne sont rien pour celui qui contient et gouverne tout. Il ne m'a pas placé plus exclusivement sur la terre que dans la contrée où il m'a fait naître.

La nature veille à ma conservation; je dois aussi me conserver pour obéir à ses lois; et puisqu'elle m'a donné la crainte de la mort, elle me défend de la chercher. C'est une belle phrase: mais la nature me conserve, ou m'immole à son gré; du moins le cours des choses n'a point en cela de loi connue. Lorsque je veux vivre, un gouffre s'entr'ouvre pour m'engloutir, la foudre descend me consumer. Si la nature m'ôte la vie qu'elle m'a fait aimer, je me l'ôte quand je ne l'aime plus: si elle m'arrache un bien, je rejette un mal: si elle livre mon existence au cours arbitraire des événements, je la quitte ou la conserve avec choix. Puisqu'elle m'a donné la faculté de vouloir et de choisir, j'en use dans la circonstance où j'ai à décider entre les plus grands intérêts; et je ne saurais comprendre que faire servir la liberté reçue d'elle, à choisir ce qu'elle m'inspire, ce soit l'outrager. Ouvrage de la nature, j'interroge ses lois, j'y trouve ma liberté. Placé dans l'ordre social, je réponds aux préceptes erronés des moralistes, et je rejette des lois que nul législateur n'avait le droit de faire.

Dans tout ce que n'interdit pas une loi supérieure et évidente, mon désir est ma loi, puisqu'il est le signe de l'impulsion naturelle; il est mon droit par cela seul qu'il est mon désir. La vie n'est pas bonne pour moi si, désabusé de ses biens, je n'ai plus d'elle que ses maux: elle m'est funeste alors; je la quitte, c'est le droit de l'être qui choisit et qui veut[32].

Si j'ose prononcer où tant d'hommes ont douté, c'est d'après une conviction intime: si ma décision se trouve conforme à mes besoins, elle n'est dictée du moins par aucune partialité: si je suis égaré, j'ose affirmer que je ne suis pas coupable, ne concevant pas comment je pourrais l'être.


J'ai voulu savoir ce que je pouvais faire: je ne décide point ce que je ferai. Je n'ai ni désespoir, ni passion: il suffit à ma sécurité d'être certain que le poids inutile pourra être secoué quand il me pressera trop. Dès longtemps la vie me fatigue, et elle me fatigue tous les jours davantage: mais je ne suis point passionné. Je trouve aussi quelque répugnance à perdre irrévocablement mon être. S'il fallait choisir à l'instant, ou de briser tous les liens, ou d'y rester nécessairement attaché pendant vingt ans encore, je crois que j'hésiterais peu: mais je me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme aujourd'hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la manière dont je voudrais m'éteindre.

LETTRE XLII.

Lyon, 29 mai, VI.

J'ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l'a dictée. Je respecte l'amitié qui vous trompe: j'ai senti que je n'étais pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement des motifs très-louables: mais croyez que s'il y a beaucoup à dire à l'homme passionné que le désespoir entraîne, il n'y a pas un mot solide à répondre à l'homme tranquille qui raisonne sa mort.

Ce n'est pas que j'aie rien décidé. L'ennui m'accable, le dégoût m'attere. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de manger et de dormir? car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne n'est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais leur ensemble m'accable. Il faut que l'être organisé agisse, et qu'il agisse selon sa nature. Lui suffit-il d'être bien abrité, bien chaudement, bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné du murmure des eaux et du parfum des fleurs. Vous le retenez immobile: cette mollesse le fatigue, ces essences l'importunent, ces aliments choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes; qu'il agisse, qu'il souffre même; qu'il agisse, c'est jouir et vivre.

Cependant l'apathie m'est devenue comme naturelle; il semble que l'idée d'une vie active m'effraye ou m'étonne. Les choses étroites me répugnent, et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduiront toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce que j'aime, ce que je veux; je gémis sans cause, je désire sans objet, et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place.

Ce pouvoir que l'homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser d'être, je l'envisage non pas comme l'objet d'un désir constant, non pas comme celui d'une résolution irrévocable, mais comme la consolation qui reste dans les maux prolongés, comme le terme toujours possible des dégoûts et de l'importunité. C'est là ma chimère. Tout homme a fait, dit-on, des châteaux en Espagne. Quelquefois le sort les réalise.


Vous me rappelez le mot éloquent qui termine une lettre de Mylord Edouard. Je n'y vois pas une preuve contre moi. Je pense de même sur le principe; mais la loi sans exception, qui défend de quitter volontairement la vie, ne m'en paraît pas une conséquence.

La moralité de l'homme, et son enthousiasme, l'inquiétude de ses vœux, le besoin d'extension qui lui est habituel, semblent annoncer que sa fin n'est pas dans les choses fugitives; que son action n'est pas bornée aux spectres visibles; que sa pensée a pour objet les concepts nécessaires et éternels; que son affaire est de travailler à l'amélioration ou à la réparation du monde; que sa destination est, en quelque sorte, d'élaborer, de subtiliser, d'organiser, de donner à la matière plus d'énergie, aux êtres plus de puissance, aux organes plus de perfection, aux germes plus de fécondité, aux rapports des choses plus de rectitude, à l'ordre plus d'empire.

On le regarde comme l'agent de la nature, employé par elle à achever, à polir son ouvrage; à mettre en œuvre les portions de la matière brute qui lui sont accessibles; à soumettre aux lois de l'harmonie les composés informes; à purifier les métaux, à embellir les plantes; à dégager ou combiner les principes; à changer les substances grossières en substances volatiles, et la matière inerte en matière active; à rapprocher de lui les êtres moins avancés, et à s'élever et s'avancer lui-même vers le principe universel de feu, de lumière, d'ordre, d'harmonie, d'activité.

Dans cette hypothèse, l'homme qui est digne d'un aussi grand ministère, vainqueur des obstacles et des dégoûts, reste à son poste jusqu'au dernier moment. Je respecte cette constance; mais il ne m'est pas prouvé que ce soit là son poste. Si l'homme survit à la mort apparente, pourquoi, je le répète, son poste exclusif est-il plutôt sur la terre que dans la condition, dans le lieu où il est né. Si au contraire la mort est le terme absolu de son existence, de quoi peut-il être chargé si ce n'est d'une amélioration sociale. Ses devoirs subsistent, mais nécessairement bornés à la vie présente, ils ne peuvent ni l'obliger au-delà, ni l'obliger de rester obligé. C'est dans l'ordre social qu'il doit contribuer à l'ordre. Parmi les hommes il doit servir les hommes. Sans doute l'homme de bien ne quittera pas la vie tant qu'il pourra y être utile: être utile et être heureux sont pour lui une même chose; s'il souffre et qu'en même temps il fasse beaucoup de bien, il est plus satisfait que mécontent. Mais quand le mal qu'il éprouve est plus grand que le bien qu'il opère, il peut tout quitter: il le devrait quand il est inutile et malheureux, s'il pouvait être assuré que sous ces deux rapports, son sort ne changera pas. On lui a donné la vie sans son consentement; s'il était encore forcé de la garder, quelle liberté lui resterait-il? Il peut aliéner ses autres droits, mais jamais celui-là: sans ce dernier asile, sa dépendance est affreuse. Souffrir beaucoup pour être un peu utile, c'est une vertu qu'on peut conseiller dans la vie, mais non un devoir qu'on puisse prescrire à celui qui s'en retire. Tant que vous usez des choses, c'est une vertu obligatoire; à ces conditions, vous êtes membre de la cité: mais quand vous renoncez au pacte, le pacte ne vous oblige plus. Qu'entend-on d'ailleurs par être utile, en disant que chacun peut l'être. Un cordonnier, en faisant bien son métier, sauve à ses pratiques le désagrément d'avoir des cors: cependant je doute qu'un cordonnier très-malheureux, soit en conscience obligé de ne mourir que de paralysie, afin de continuer à bien prendre la mesure du pied. Quand c'est ainsi que nous sommes utiles, il nous est bien permis de cesser de l'être. L'homme est souvent admirable en supportant la vie; mais ce n'est pas à dire qu'il y soit toujours obligé.

Il me semble que voilà beaucoup de mots pour une chose très-simple. Mais quelque simple que je la trouve, ne pensez pas que je m'entête de cette idée, et que je mette plus d'importance à l'acte volontaire qui peut terminer la vie, qu'à un autre acte de cette même vie. Je ne vois pas que mourir soit une si grande affaire; tant d'hommes meurent sans avoir le temps d'y penser, sans même le savoir. Une mort volontaire doit être réfléchie sans doute, mais il en est de même de toute les actions dont les conséquences ne sont pas bornées à l'instant présent.

Quand une situation devient probable, voyons aussitôt ce qu'elle pourra exiger de nous. Il est bon d'y avoir pensé d'avance, afin de ne se pas trouver dans l'alternative d'agir sans avoir délibéré, ou de perdre en délibérations l'occasion d'agir. Un homme qui sans s'être fait des principes, se trouve seul avec une femme, ne se met pas à raisonner ses devoirs; il commence par manquer aux engagements les plus saints, il y pensera peut-être ensuite. Combien d'actions héroïques n'eussent pas été faites s'il eût fallu avant de hasarder sa vie, donner une heure à la discussion.

Je vous le répète, je n'ai point pris de résolution: mais j'aime à voir qu'une ressource infaillible par elle-même, et dont l'idée peut souvent diminuer mon impatience, ne m'est pas interdite.

LETTRE XLIII.

Lyon, 30 mai, VI.

La Bruyère a dit: Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à une personne raisonnable et d'en être gouverné en toutes choses, et absolument, et toujours. Je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin de délibérer: je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné par la raison.

Moi je vous dis que je voudrais être esclave afin d'être indépendant: mais je ne le dis qu'à vous. Je ne sais si vous appellerez cela une plaisanterie. Un homme chargé d'un rôle dans ce monde et qui peut faire céder les choses à sa volonté est sans doute plus libre qu'un esclave, ou du moins il a une vie plus satisfaisante, puisqu'il peut vivre selon sa pensée. Mais il y a des hommes entravés de toutes parts. S'ils font un mouvement, cette chaîne inextricable qui les enveloppe comme un filet, les repousse dans leur nullité; c'est un ressort qui réagit d'autant plus qu'il est heurté avec plus de force. Que voulez-vous que fasse un pauvre homme ainsi embarrassé. Malgré sa liberté apparente, il ne peut pas plus produire au-dehors des actes de sa vie que celui qui consume la sienne dans un cachot. Ceux qui ont trouvé à leur cage un côté faible, et dont le sort avait oublié de river les fers, s'attribuant ce hasard heureux, viennent vous dire: courage! il faut entreprendre, il faut oser; faites comme nous. Ils ne voient point que ce n'est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les choses; mais je crois qu'elles sont conduites au moins en partie, par une force étrangère à l'homme; et qu'il faut, pour réussir, un concours indépendant de notre volonté.

S'il n'y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort d'un peuple: toute destinée serait livrée à une supputation obscure: le monde serait autre, il n'aurait plus de lois, puisqu'elles n'auraient plus de suite. Qui n'en voit l'impossibilité? Il y aurait contradiction; des hommes de bien deviendraient fortunés!

S'il n'y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi, que pour avoir des miroirs, des chandelles romaines, des cravates élastiques et des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu'une seule faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence d'homme. Une femme, pour avoir oublié l'avenir durant moins d'une minute, n'a plus dans cet avenir que neuf mois d'amères sollicitudes et une vie d'opprobre. L'odieux étourdi qui vient de tuer sa victime, va le lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne voyez pas que cet état des choses où un incident perd la vie morale, où un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l'édifice social, n'est qu'un amas de misères masquées et d'erreurs illusoires, et que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d'un grand prix parce qu'ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement: c'est comme cela que le monde est fait. Sans doute; et n'est-ce pas une preuve que nous ne sommes autre chose dans l'univers que des figures burlesques qu'un charlatan agite, oppose, promène en tous sens; fait rire, battre, pleurer, sauter, pour amuser..... qui? Je ne le sais pas. Mais c'est pour cela que je voudrais être esclave: ma volonté serait soumise, et ma pensée serait libre. Au contraire, dans ma prétendue indépendance, il faudrait que je fisse selon ma pensée: cependant je ne le puis pas, et je ne saurais voir clairement pourquoi je ne le pourrais pas; il s'ensuit que tout mon être est dans l'assujettissement, sans se résoudre à le souffrir.

Je ne sais pas bien ce que je veux. Heureux celui qui ne veut que faire ses affaires; il peut se montrer à lui-même son but. Rien de grand (je le sens profondément), rien de ce qui est possible à l'homme et sublime selon sa pensée, n'est inaccessible à ma nature: et pourtant, je le sens de même, ma fin est manquée, ma vie est perdue, stérilisée: elle est déjà frappée de mort; son agitation est aussi vaine qu'immodérée; elle est puissante, mais stérile, oisive et ardente au milieu du paisible et éternel travail des êtres. Je ne sais que vouloir; il faut donc que je veuille toutes choses, car enfin je ne puis trouver de repos quand je suis consumé de besoins, je ne puis m'arrêter à rien dans le vide. Je voudrais être heureux! Mais quel homme aura le droit d'exiger le bonheur sur une terre où presque tous s'épuisent tout entiers seulement à diminuer leurs misères.

Si je n'ai point la paix du bonheur, il me faut l'activité d'une vie forte. Certes je ne veux pas me traîner de degrés en degrés; prendre place dans la société; avoir des supérieurs, avoués pour tels, afin d'avoir des inférieurs à mépriser. Rien n'est burlesque comme cette hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement nuancées, et embrasse tout l'état, depuis le prince soumis à Dieu seul, dit-il, jusqu'au plus pauvre décroteur du faubourg, soumis à la femme qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d'hôtel n'ose marcher dans l'appartement de monsieur; mais dès qu'il s'est retourné vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des hommes le marmiton qui tremble sous lui: pas du tout; car il commande très-durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l'on charge des commissions, est homme de confiance: il donne lui-même ses commissions au valet dont la figure moins heureuse est laissée aux gros ouvrages: et le mendiant qui a su se mettre en vogue, accable de tout son génie le mendiant qui n'a pas d'ulcère.

Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la position à laquelle son caractère le rend propre: ou bien celui-là encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée conduit dans toutes les situations possibles à l'homme, et qui dans toutes, sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est Morgan; maître d'un peuple, il est Lycurgue; chez des barbares, il est Odin; chez les Grecs, il est Alcibiade; dans le crédule Orient, il est Zerdust: il vit dans la retraite comme Philoclès; maître du monde, il gouverne comme Trajan[33]; dans une terre sauvage, il s'affermit pour d'autres temps, il dompte les caymans, il traverse les fleuves à la nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe à la lave des volcans[34], il détruit autour de son asile l'ours du Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais l'homme doit si peu vivre, et la durée de ce qu'il laisse après lui a tant d'incertitude! Si son cœur n'était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques amis dignes d'en jouir sans détruire son ouvrage.

Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience; et comme ils voient toutes choses d'un même œil, ils trouvent dans leur quiétude la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s'opposent souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme il s'offre, et mépriser l'espoir ainsi que les craintes de l'avenir, il n'est qu'un moyen sûr, facile et simple, c'est d'éloigner de son idée cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu'elle est toujours incertaine. Pour n'avoir ni craintes ni désir, il faut tout abandonner à l'événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon qu'il arrive; et, l'heure suivante dût-elle amener la mort, n'en pas user moins paisiblement de l'instant présent. Une âme ferme habituée à des considérations élevées, peut parvenir à l'indifférence du sage sur ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des biens: mais quand il faut songer à cet avenir, comment n'en être pas inquiété? S'il faut le disposer, comment l'oublier? S'il faut arranger, projeter, conduire, comment n'avoir point de sollicitude? On doit prévoir les incidents, les obstacles, les succès; or, les prévoir, c'est les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir; et vouloir, c'est être dépendant. Le grand mal est d'être force d'agir librement. L'esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n'a que des devoirs personnels; il est conduit par la loi de sa nature: c'est la loi naturelle à l'homme, et elle est simple. Il est encore soumis à son maître; mais cette loi là est claire. Epictète fut plus heureux que Marc-Aurèle. L'esclave est exempt de sollicitudes, elles sont pour l'homme libre: l'esclave n'est pas obligé de chercher sans cesse à accorder lui-même avec le cours des choses; concordance toujours incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie de l'homme qui veut raisonner sa vie. Certainement c'est une nécessité, c'est un devoir de songer à l'avenir, de s'en occuper, d'y mettre même ses affections lorsqu'on est responsable du sort des autres. L'indifférence alors n'est plus permise; et quel est l'homme, même isolé en apparence, qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive en chercher les moyens? Quel est celui dont l'insouciance n'entraînera jamais d'autres maux que les siens propres?

Le sage d'Epicure ne doit avoir ni femme ni enfants, mais cela même ne suffit pas encore. Dès-lors que les intérêts de quelqu'autre sont attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie.

Qu'arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est né pour s'en irriter? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera ni au-dessus des événements parce qu'il ne le doit pas, ni propre à en bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans les affaires: et il ne fera rien de bon parce qu'il ne pourra rien faire selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l'on veut vivre indépendant: il faudrait peut-être n'avoir pas même d'amis; mais être ainsi seul, c'est vivre bien tristement, c'est vivre inutile. Un homme qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses, peut ne tenir à aucun individu en particulier, les peuples sont ses amis; et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l'être d'un homme: mais il me semble que dans la vie obscure, il faut au moins chercher quelqu'un avec qui l'on ait des devoirs à remplir. Cette indépendance philosophique est une vie commode, mais froide. Celui qui n'est pas enthousiaste doit la trouver insipide à la longue. Il est affreux de finir ses jours on disant: nul cœur n'a été heureux par mon moyen; nulle félicité d'homme n'a été mon ouvrage; j'ai passé impassible et nul, comme le glacier qui dans les autres des montagnes, a résisté aux feux du midi, mais qui n'est pas descendu dans la vallée protéger de ses eaux les pâturages flétris sous leurs rayons brûlants.

La religion finit toutes ses anxiétés; elle fixe tant d'incertitudes; elle donne un but qui n'étant jamais atteint, n'est jamais dévoilé; elle nous assujettit pour nous mettre en paix avec nous-mêmes; elle nous promet des biens dont l'espoir reste toujours, parce que nous ne saurions en faire l'épreuve; elle écarte l'idée du néant, elle écarte les passions de la vie; elle nous débarrasse de nos maux désespérants, de nos biens fugitifs; et elle met à la place un songe dont l'espérance, meilleure peut-être que tous les biens réels, dure du moins jusqu'à la mort. Elle est aussi bienfaisante qu'elle est solennelle: mais elle semble n'exister que pour ouvrir au cœur de l'homme des abîmes nouveaux. Elle est fondée sur des dogmes que plusieurs ne peuvent croire: en désirant ses effets, ils ne peuvent les éprouver; en regrettant sa sécurité, ils ne sauraient en jouir: ils cherchent ces célestes espérances, et ils ne voient qu'un rêve des mortels; ils aiment la récompense de l'homme bon, mais ils ne voient pas qu'ils aient mérité de la nature; ils voudraient perpétuer, leur être, et ils voient que tout passe. Tandis que le novice à peine tonsuré, entend distinctement les anges qui célèbrent ses jeunes et ses mérites, eux qui ont le sentiment de la vertu, savent assez qu'ils n'atteignent point sa sublime hauteur: accablés de leur faiblesse et du vide de leurs destins, ils n'ont pas une autre attente que de désirer, de s'agiter et de passer comme l'ombre qui n'a rien connu.

LETTRE XLIV.

Lyon, 15 juin, VI.

J'ai relu, j'ai pesé vos objections, ou si vous voulez, vos reproches: c'est ici une question sérieuse; je vais y répondre à-peu-près. Si les heures que l'on passe à discuter sont ordinairement perdues, celles qu'on passe à s'écrire ne le sont point.

Croyez-vous bien sérieusement que cette opinion, qui, dites-vous, ajoute à mon malheur, dépende de moi? Le plus sûr est de croire: je ne le conteste pas. Vous me rappelez aussi ce que l'on n'a pas moins dit, que cette croyance est nécessaire pour sanctionner la morale.

J'observe d'abord que je ne prétends point décider; que j'aimerais même à ne pas nier, mais que je trouve au moins téméraire d'affirmer. Sans doute c'est un malheur que de pencher à croire impossible ce dont on désirerait la réalité, mais j'ignore comment on peut échapper à ce malheur[35] quand on y est tombé.

La mort, dites-vous, n'existe point pour l'homme. Vous trouvez impie le hic jacet. L'homme de bien, l'homme de génie n'est pas là sous ce marbre froid, dans cette cendre morte. Qui dit cela? Dans ce sens hic jacet sera faux sur la tombe d'un chien: son instinct fidèle et industrieux n'est plus là. Où est-il? Il n'est plus.

Vous me demandez ce, qu'est devenu le mouvement, l'esprit, l'âme de ce corps qui vient de pourrir: la réponse est très-simple. Quand le feu de votre cheminée s'éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le quitte, comme chacun sait, et s'en va dans un autre monde pour y être éternellement récompensé s'il a réchauffé vos pieds, et éternellement puni s'il a brûlé vos pantoufles.

Ainsi l'harmonie de la lyre que l'Ephore vient de faire briser, passera de pipeaux en sifflets, jusqu'à ce qu'elle ait expié par des sons plus austères ces modulations voluptueuses qui corrompaient la morale. Rien ne peut être anéanti. Non: un être, un corpuscule n'est pas anéanti; mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que l'âme de l'homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel. Mais si l'idée de cette félicité céleste a quelque chose de céleste elle-même, cela ne prouve point qu'elle ne soit pas un rêve. Ce dogme est beau et consolant sans doute; mais ce que j'y vois de beau, ce que j'y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donne pas même l'espérance de le croire. Quand un sophiste s'avisera de me dire que si je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce temps des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours jeune, possédant tout ce qu'il faut au bonheur, puissant pour faire le bien, et dans une sorte d'impuissance de vouloir aucun mal; ce songe flattera sans doute mon imagination, j'en regretterai peut-être les promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité.

En vain il m'objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S'il me promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit, cela ne serait pas en mon pouvoir. S'il me disait ensuite: à la vérité, je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes; mais ne les avertissez point, car c'est, pour les consoler; ne pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent et souffrent dans une même incertitude, quelques cent millions d'immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillants ou imbéciles, trompés ou atroces, nul n'a encore prouvé que ce fût un devoir de dire ce qu'on croit consolant, et de taire ce que l'on croit vrai.

Très-inquiets et plus ou moins malheureux, nous attendons sans cesse l'heure suivante, le jour suivant, l'année suivante. Il nous faut à la fin une vie suivante. Nous avons existé sans vivre; nous vivrons donc un jour; conséquence plus flatteuse que juste. Si elle est une consolation pour le malheureux; cela même est une raison de plus pour que la vérité m'en soit suspecte. C'est un assez beau rêve qui dure jusqu'à ce qu'on s'endorme pour jamais. Conservons cet espoir: heureux celui qui l'a! Mais convenons que la raison qui le rend si universel n'est pas difficile à trouver.

Il est vrai qu'on ne risque rien d'y croire quand on peut: mais il ne l'est pas moins que le grand Paschal a dit une puérilité quand il a dit: Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire, et que vous risquez beaucoup en ne croyant pas. Ce raisonnement est décisif, s'il s'agit de la conduite, il est absurde quand c'est la foi que l'on demande. Croire a-t-il jamais dépendu de la volonté?

L'homme de bien ne peut que désirer l'immortalité. On a osé dire d'après cela: le méchant seul n'y croit pas. Ce jugement téméraire place dans la classe de ceux qui ont à redouter une justice éternelle, plusieurs des plus sages et des plus grands des hommes. Ce mot de l'intolérance serait atroce, s'il n'était pas imbécile.

Tout homme qui croit finir en mourant est l'ennemi de la société; il est nécessairement égoïste et méchant avec prudence: autre erreur. Helvétius connaissait mieux les différences du cœur humain, lorsqu'il disait: il y a des hommes si malheureusement nés qu'ils ne sauraient se trouver heureux que par des actions qui mènent à la Grève. Il y a aussi des hommes qui ne peuvent être bien qu'au milieu des hommes contents, qui se sentent dans tout ce qui jouit et souffre, et qui ne sauraient être satisfaits d'eux-mêmes que s'ils contribuent à l'ordre des choses et à la félicité des hommes. Ceux-là tâchent de bien faire sans croire beaucoup à l'étang de soufre.

Au moins, objectera-t-on, la foule n'est pas ainsi organisée. Dans le vulgaire des hommes, chaque individu ne cherche que son intérêt personnel, et sera méchant s'il n'est utilement trompé. Ceci peut être vrai jusqu'à un certain point. Si les hommes ne devaient et ne pouvaient jamais être détrompés, il n'y aurait plus qu'à décider si l'intérêt public donne le droit de tromper, et si c'est un crime ou du moins un mal de dire la vérité contraire. Mais, si cette erreur utile, ou donnée pour telle, ne peut avoir qu'un temps; s'il est inévitable qu'un jour on cesse de croire sur parole; ne faut-il point avouer que tout votre édifice moral restera sans appui quand une fois ce brillant échafaudage se sera écroulé. Pour prendre des moyens plus faciles et plus courts d'assurer le présent, vous exposez l'avenir à la subversion la plus sinistre et peut-être la plus irrémédiable. Si au contraire vous eussiez su trouver dans le cœur humain les bases naturelles de sa moralité; si vous eussiez su y mettre ce qui pouvait manquer au mode social, aux institutions de la cité; votre ouvrage plus difficile, il est vrai, et plus savant, eût été durable comme le monde.

Si donc il arrivait que mal persuadé de ce que n'ont pas cru eux-mêmes plusieurs des plus vénérés d'entre vous, on vînt à dire: les nations commencent à vouloir des certitudes et à distinguer les choses positives; la morale se déprave, et la foi n'est plus. Il faut se hâter de prouver aux hommes qu'indépendamment d'une vie future, la justice est nécessaire à leurs cœurs; que pour l'individu même, il n'y a point de bonheur sans la raison; et que les vertus morales sont des lois de la nature aussi nécessaires à l'homme en société que les lois des besoins des sens. Si, dis-je, il était de ces hommes justes et amis de l'ordre par leur nature, dont le premier besoin fût de ramener les hommes à plus d'union, de conformités et de jouissances: si, laissant dans le doute ce qui n'a jamais été prouvé, ils rappelaient aux hommes les principes de justice et d'amour universel qu'on ne saurait contester: s'ils se permettaient de leur parler des voies invariables du bonheur: si, entraînés par la vérité qu'ils sentent, qu'ils voient et que vous reconnaissez vous-mêmes, ils consacraient leur vie à l'annoncer de différentes manières et à la persuader avec le temps: pardonnez, ministres de vérité, à des moyens qui ne sont pas précisément les vôtres, mais qui serviront la vérité; considérez, je vous prie, qu'il n'est plus d'usage de lapider, que les miracles modernes ont fait beaucoup rire, que les temps sont changés, et qu'il faudra que vous changiez avec eux.

Je quitte les interprètes du ciel, que leur grand caractère, rend très-utiles ou très-funestes, tout-à-fait bons ou tout-à-fait médians, les uns vénérables, les autres dignes d'exécration. Je reviens à votre lettre. Je ne réponds pas à tous ses points, parce que la mienne serait trop longue; mais je ne saurais laisser passer une objection spécieuse en effet, sans observer qu'elle n'est pas aussi fondée qu'elle pourrait d'abord le paraître.

La nature est conduite par des forces inconnues et selon des lois mystérieuses: l'ordre est sa mesure, l'intelligence est son mobile: il n'y a pas bien loin, dit-on, de ces données prouvées et obscures, à nos dogmes inexplicables. Plus loin qu'on ne pense.[36]

Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux moyens secrets des forces invisibles; beaucoup d'hommes extraordinaires ont donc été superstitieux: je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas à la manière des petits esprits. L'historien d'Alexandre dit qu'il était superstitieux, frère Labre l'était aussi: mais Alexandre et frère Labre ne l'étaient pas de la même manière, il y avait bien quelques différences entre leurs pensées. Je crois que nous reparlerons de cela une autre fois.

Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n'y vois pas une grande preuve d'origine divine. Tous les genres de fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de sang-froid.

Quand vos dévots ont trente mille livres de rente, et qu'ils donnent beaucoup de sous aux pauvres, on vante leurs aumônes. Quand les bourreaux leur ouvrent le ciel, on crie que sans la grâce d'en haut, ils n'auraient jamais eu la force d'accepter une félicité éternelle. En général, je n'aperçois point ce que leurs vertus peuvent avoir qui m'étonnât à leur place. Le prix est assez grand: mais eux sont souvent bien petits. Pour aller droit, ils ont sans cesse besoin de voir l'enfer à gauche, le purgatoire à droite, et le ciel en face. Je ne dis pas qu'il n'y ait point d'exceptions; il me suffit qu'elles soient rares.

Si la religion a fait de grandes choses, c'est avec des moyens immenses. Celles que la bonté du cœur a faites tout naturellement, sont moins éclatantes peut-être, moins opiniâtres et moins prônées, mais plus sûres comme plus utiles.

Le stoïcisme eut aussi ses héros. Il les eut sans promesses éternelles, sans menaces infinies. Si un culte eût fait tant avec si peu, on en tirerait de belles preuves de son institution divine.

A demain.


Examinez deux choses: si la religion n'est pas un des plus faibles moyens sur la classe qui reçoit ce qu'on appelle de l'éducation: et s'il n'est pas absurde qu'il ne soit donné de l'éducation qu'à la dixième partie des hommes.

Quand on a dit que le Stoïcien n'avait qu'une fausse vertu, parce qu'il ne prétendait pas à la vie éternelle, on a porté l'impudence du zèle à un excès rare.

C'est un exemple non moins curieux de l'absurdité où la fureur du dogme peut entraîner même un bon esprit, que ce mot du célèbre Tilotson: la véritable raison pour laquelle un homme est athée, c'est qu'il est méchant.

Je veux que les lois civiles se trouvent insuffisantes pour cette multitude que l'on ne forme pas, dont on ne s'inquiète pas, que l'on fait naître et qu'on abandonne au hasard des affections ineptes et des habitudes crapuleuse. Cela prouve seulement qu'il n'y a que misère et confusion sous le calme apparent des vastes Etats; que la politique, dans la véritable acception de ce mot, s'est absentée de notre terre où la diplomatie, où l'administration financière font des pays florissants pour les poèmes, et gagnent des victoires pour les gazettes.

Je ne veux point discuter une question compliquée: que l'histoire prononce! Mais n'est-il pas notoire que les terreurs de l'avenir ont retenu bien peu de gens disposés à n'être retenus par aucune autre chose. Pour le reste des hommes, il est des freins plus naturels, plus directs, et dès-lors plus puissants. Puisque l'homme avait reçu le sentiment de l'ordre, puisqu'il était dans sa nature, il fallait en rendre le besoin sensible à tous les individus. Il fût resté moins de scélérats que vos dogmes n'en laissent; et vous eussiez eu de moins tous ceux qu'ils font.

On dit que les premiers crimes mettent aussitôt dans le cœur le supplice du remords, et qu'ils y laissent pour toujours le trouble; et l'on dit qu'un athée, s'il est conséquent, doit voler son ami et assassiner son ennemi: c'est une des contradictions que je croyais voir dans les écrits des défenseurs de la foi. Mais il ne peut y en avoir, puisque les hommes qui écrivent sur des choses révellées n'auraient aucun prétexte qui excusât l'incertitude et les variations: ils en sont tellement éloignés, qu'ils n'en pardonnent pas même l'apparence à ces profanes qui annoncent avoir reçu en partage une raison faible et non inspirée, le doute et non l'infaillibilité.

Qu'importe, diront-ils encore, d'être content de soi-même si l'on ne croit pas à la vie future? Il importe au repos de celle-ci, laquelle est tout alors.

S'il n'y avait point d'immortalité, poursuivent-ils, qu'est-ce que l'homme vertueux aurait gagné à bien faire? Il y aurait gagné tout ce que l'homme vertueux estime, et perdu seulement ce que l'homme vertueux n'estime pas, c'est-à-dire ce que vos passions ambitionnent souvent malgré votre croyance.

Sans l'espérance et la terreur de la vie future, vous ne reconnaissez point de mobile: mais la tendance à l'ordre ne peut-elle faire une partie essentielle de nos inclinations, de notre instinct, comme la tendance à la conservation, à la reproduction? N'est-ce rien que de vivre dans le calme et la sécurité du juste?

Dans l'habitude trop exclusive de lier à vos désirs immortels et à vos idées célestes, tout sentiment magnanime, toute idée droite et pure, vous supposez toujours que tout ce qui n'est pas surnaturel est vil, que tout ce qui n'exalte pas l'homme jusqu'au séjour des béatitudes, le rabaisse nécessairement au niveau de la brute; que des vertus terrestres ne sont qu'un déguisement misérable; et qu'une âme bornée à la vie présente n'a que des désirs infâmes et des pensées immondes. Ainsi l'homme juste et bon, qui, après quarante ans de patience dans les douleurs, d'équité parmi les fourbes, et d'efforts généreux que le ciel doit couronner, viendrait à reconnaître la fausseté des dogmes qui faisaient sa consolation, et qui soutenaient sa vie laborieuse dans l'attente d'un repos céleste; ce sage dont l'âme est nourrie du calme de la vertu, et pour qui bien faire c'est vivre, changeant de besoins présents parce qu'il a changé de système sur l'avenir, et ne voulant plus du bonheur actuel parce qu'il pourrait bien ne pas durer toujours, va tramer une perfidie contre l'ancien ami qui n'a jamais douté de son cœur; il va s'occuper des moyens vils mais secrets d'obtenir de l'or et du pouvoir; et pourvu qu'il échappe à la justice des hommes, il va croire que son intérêt se trouve désormais à tromper les bons, à opprimer les malheureux, à ne garder de l'honnête homme qu'un dehors prudent, et à mettre dans son cœur tous les vices qu'il avait abhorré jusqu'alors? Sérieusement, je n'aimerais pas faire une pareille question à vos sectaires, à ces vertueux exclusifs; car s'ils me répondaient par la négative, je leur dirais qu'ils sont très-inconséquents, or il ne faut jamais perdre de vue que des inspirés n'ont pas d'excuse en cela; et s'ils osaient avancer l'affirmative, ils me feraient pitié.

Si l'idée de l'immortalité a tous les caractères d'un songe admirable, celle de l'anéantissement n'est pas susceptible d'une démonstration rigoureuse. L'homme de bien désire nécessairement de ne pas périr tout entier: n'est-ce pas assez pour l'affermir?

Si, pour être juste, on avait besoin de l'espoir d'une vie future, cette possibilité vague serait encore suffisante. Elle est superflue pour celui qui raisonne sa vie; les considérations du temps présent peuvent lui donner moins de satisfaction, mais elles le persuadent de même; car il a le besoin présent d'être juste. Les autres hommes n'écoutent que les intérêts du moment. Ils pensent au paradis quand il s'agit des rites religieux; mais dans les choses morales, la crainte des suites, celle de l'opinion, celle des lois, les penchants de l'âme sont leur seule règle. Les devoirs imaginaires sont fidèlement observés par quelques-uns; les véritables sont sacrifiés par presque tous quand il n'y a pas de danger temporel.

Donnez aux hommes la justesse de l'esprit et la bonté du cœur, vous aurez une telle majorité d'hommes de bien, que le reste sera entraîné par ses intérêts même les plus directs et les plus grossiers. Au contraire, vous rendez les esprits faux et les âmes petites. Depuis trente siècles, les résultats sont dignes de la sagesse des moyens. Tous les genres de contrainte ont des effets funestes, et des résultats éphémères: il faudra enfin persuader.

J'ai de la peine à quitter un sujet aussi important qu'inépuisable.

Je suis si loin d'avoir de la partialité contre le Christianisme, que je déplore ce que la plupart de ses zélateurs ne pensent guère à déplorer eux-mêmes. Je me plaindrais volontiers comme eux, de la perte du christianisme: avec cette différence néanmoins qu'ils le regrettent tel qu'il fut exécuté, tel même qu'il existait il y a un demi-siècle; et que je ne trouve pas que ce christianisme-là soit bien regrettable.

Les conquérants, les esclaves, les poètes, les prêtres païens et les nourrices parvinrent à défigurer les traditions de la Sagesse antique à force de mêler les races, de détruire les écrits, d'expliquer et de confondre les allégories, de laisser le sens profond et vrai pour chercher des idées absurdes qu'on puisse admirer, et de personnifier les êtres abstraits afin d'avoir beaucoup à adorer.

Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de vie, l'Intelligence, la Lumière, l'Eternel n'était plus que le mari de Junon: l'Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres, n'étaient plus que l'amante d'Adonis: la Sagesse impérissable n'était plus connue que par son hibou: les grandes idées de l'immortalité et de la rémunération consistaient dans la crainte de tourner une roue et dans l'espoir de se promener sous des rameaux verts. La Divinité indivisible était partagée en une multitude hiérarchique agitée de passions misérables: le résultat, du génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n'étaient plus que des pratiques superstitieuses, dont les enfants riaient dans les villes.

Rome avait changé le monde, et Rome changeait. La Terre inquiète, agitée, opprimée ou menacée, instruite et trompée, ignorante et désabusée, avait tout perdu sans avoir rien remplacé; encore endormie dans l'erreur, elle était déjà étonnée du bruit confus des vérités que la science cherchait.

Une même domination, les mêmes intérêts, la même terreur, le même esprit de ressentiment et de vengeance contre le Peuple-roi, tout rapprochait les nations. Leurs habitudes étaient interrompues, leurs constitutions n'étaient plus; l'amour de la cité, l'esprit de séparation, d'isolement, de haine pour les étrangers, s'était affaibli dans le désir général de résister aux vainqueurs de la terre, ou dans la nécessité d'en recevoir des lois: le nom de Rome avait tout réuni. Les vieilles religions des peuples n'étaient plus que des traditions de province: le Dieu du Capitole avait fait oublier leurs Dieux, et l'apothéose des empereurs le faisait oublier lui-même; partout, les autels les plus fréquentés étaient ceux des Césars.

C'était la plus grande époque de l'histoire du monde: il fallait élever un monument majestueux et simple sur ces monuments ruinés des diverses régions connues.

Il fallait une croyance sublime puisque la morale était méconnue: il fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles, puisque les lumières s'étendaient. Puisque tous les cultes étaient avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l'homme qui cherche à agrandir son âme par l'idée d'un Dieu du monde. Il fallait des rites imposants, rares, désirés, mystérieux mais simples, des rites comme surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l'homme qu'à son cœur. Il fallait ce qu'un grand génie pouvait seul établir, et que je ne fais qu'entrevoir.

Mais vous avez fabriqué, raccommodé, essayé, corrigé, recommencé je ne sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu propres à scandaliser les faibles: vous avez mêlé ce composé hasardeux à une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement austère, seul point sur lequel vous n'ayez pas été gauches. Vous passez quelques centaines d'années à arranger tout cela par inspiration; et votre lent ouvrage, industrieusement réparé, mais mal conçu, n'est fait pour durer qu'à-peu-près autant de temps que vous en mettez à l'achever.

Jamais on ne fit une maladresse plus surprenante que de confier le sacerdoce aux premiers venus, et d'avoir une populace d'hommes-de-Dieu. On multiplia hors de toute mesure ce sacrifice auguste dont la nature était essentiellement l'unité: on parut ne voir jamais que les effets directs et les convenances du moment: on mit partout des sacrificateurs et des confesseurs; on fit partout des prêtres et des moines, ils se mêlèrent de tout, et partout on en trouve des troupes dans le luxe ou dans la mendicité.

Cette multitude est commode, dit-on, pour les fidèles. Mais il n'est pas bon qu'en cela le peuple trouve ainsi toutes ses commodités au coin de sa rue. Il est insensé de confier les fonctions religieuses à des millions d'individus: c'est les abandonner continuellement aux derniers des hommes; c'est en compromettre la sainte dignité; c'est effacer l'empreinte sacrée dans un commerce trop habituel; c'est avancer de beaucoup l'instant ou doit périr tout ce qui n'a pas des fondements impérissables.

LETTRE XLV.

Chessel, 27 juillet, VI.

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Je n'ai jamais affirmé que ce fût une faiblesse d'avoir une larme pour des maux qui ne nous sont point personnels, pour un malheureux qui nous est étranger, mais qui nous est connu. Il est mort: c'est peu de chose, qui est-ce qui ne meurt pas? mais il a été constamment malheureux et triste; jamais l'existence ne lui a été bonne; il n'a encore eu que des douleurs, et maintenant il n'a plus rien. Je l'ai vu, je l'ai plaint: je le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs éclatants: mais en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a vieilli avant l'âge, il s'y est éteint.

Je n'ai pas oublié ce bien de campagne qu'il désirait, et que j'allai voir avec lui, parce que j'en connaissais le propriétaire. Je lui disais; vous y serez bien, vous y aurez des années meilleures, elles vous feront oublier les autres; vous prendrez cet appartement-ci, vous y serez seul et tranquille.—J'y serais heureux, mais je ne le crois pas.—Vous le serez demain, vous allez passer l'acte.—Vous verrez que je ne l'aurai point.

Il ne l'eut pas: vous savez comment tout cela tourna. La multitude des hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns; comme le plus grand nombre des enfants meurt, et est sacrifié à l'existence de ceux qui resteront; comme des millions de glands le sont à la beauté des grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui est déplorable, c'est que dans cette foule que le sort abandonne et repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l'énergie impuissante s'indigne en s'y consumant. Les lois générales sont fort belles: je leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie; mais tout mon être, c'est trop: ce n'est rien dans la nature, c'est tout pour moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on: cela serait assez bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait l'espérer toujours: mais quand la vie s'écoule, quoique l'instant de la mort reste incertain, l'on sait bien du moins que l'on s'en va. Dites-moi où est l'espérance de l'homme qui arrive à soixante ans sans avoir encore autre chose que de l'espérance! Ces lois de l'ensemble, ce soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est bien dure pour nous qui sommes des individus. J'admire cette providence qui taille tout en grand; mais comme l'homme est culbuté parmi les rognures! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose! Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter dont le temple est aux petites maisons; il prend pour une cassolette d'encens l'écuelle de bois où fume la soupe qu'on apporte dans sa loge; il règne sur l'Olympe, jusqu'à l'instant où le plus vil geôlier lui donnant un soufflet, le rappelle à la vérité, pour qu'il baise la main et mouille de larmes son pain moisi.

Infortuné! vous avez vu vos cheveux blanchir, et dans tant de jours, vous n'en avez pas eu un de contentement, pas un; pas même le jour du mariage funeste, du mariage d'inclination qui vous a donné une femme estimable, et qui vous a perdu tous deux. Tranquilles, aimants, sages, vertueux, religieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu'aucun principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la bonté du cœur. Vous vous êtes marié pour vous aider mutuellement, disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre salut: et le même soir, le premier soir, mécontents l'un de l'autre et de votre destinée, vous n'eûtes plus d'autre vertu ni d'autre consolation à attendre que la patience de vous supporter jusqu'au tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime? de vouloir le bien, de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans le détail du moment présent.

Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir: on voulait me convertir; et quoique ce projet n'ait pas absolument réussi, nous jasions assez ensemble. C'est lui surtout dont le malheur me frappait. Sa femme n'était ni moins bonne ni moins estimable; mais plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où devait s'engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses amertumes, et remplie de l'idée d'une récompense future, elle souffrait, mais d'une manière qui n'était pas sans dédommagement. Il y avait d'ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire; elle était malheureuse par goût; et ses gémissements, comme ceux des saints, quoique très-pénibles quelquefois, lui étaient précieux et nécessaires.

Pour lui, il était religieux sans être absorbé par la dévotion: il était religieux par devoir, mais sans fanatisme, et sans faiblesses comme sans momerie; pour réprimer ses passions, et non pas pour en suivre une plus particulière. Je n'assurerais pas même qu'il ait joui de cette conviction sans laquelle la religion peut plaire, mais ne saurait suffire.

Ce n'est pas tout: on voyait comment il eût pu être heureux; on sentait même que les causes de son malheur n'étaient pas dans lui. Mais sa femme eût été à-peu-près la même, dans quelque situation qu'elle eût vécu: elle eût trouvé partout le moyen de se tourmenter et d'affliger les autres, en ne voulant que le bien, en ne s'occupant nullement d'elle-même, en croyant sans cesse se sacrifier pour tous; mais en ne sacrifiant jamais ses idées, en prenant sur elle tous les efforts, excepté celui de changer sa manière. Il semblait donc que son malheur appartînt en quelque sorte à sa nature; et on était plus disposé à s'en consoler et à prendre là-dessus son parti, comme sur l'effet d'une destinée irrévocable. Au contraire, son mari eût vécu comme un autre, s'il eût vécu avec tout autre qu'avec elle. On sait quel remède trouver à un mal ordinaire, et surtout à un mal qui ne mérite pas de ménagement: mais c'est une misère à laquelle on ne peut espérer de terme, de ne pouvoir que plaindre celle dont la perpétuelle manie nous déplaît avec amitié, nous harcèle avec douceur, et nous impatiente toujours sans se déconcerter jamais; qui ne nous fait mal que par une sorte de nécessité, qui n'oppose à notre indignation que des larmes pieuses, qui en s'excusant fait pis encore qu'elle n'avait fait; et qui avec de l'esprit, mais dans un aveuglément inconcevable, fait en gémissant tout ce qu'il faut pour nous pousser à bout.

Si quelques hommes ont été un fléau pour l'homme, ce sont bien les législateurs profonds qui ont rendu le mariage indissoluble, afin que l'on fut forcé de s'aimer. Pour compléter l'histoire de la sagesse humaine, il nous en manque un, qui voyant la nécessité de s'assurer de l'homme suspecté d'un crime et l'injustice de rendre malheureux en attendant son jugement celui qui peut être innocent, ordonne dans tous les cas vingt ans de cachot provisoirement, au lieu d'un mois de prison, afin que la nécessité de s'y faire adoucisse le sort du détenu et lui rende sa chaîne aimable.

On ne remarque pas assez quelle insupportable répétition de peines comprimantes, et souvent mortelles, produisent dans le secret des appartements, ces humeurs difficiles, ces manies tracassières, ces habitudes orgueilleuses à-la-fois et petites, où s'engagent, par hasard, sans le soupçonner et sans pouvoir s'en retirer, tant de femmes à qui on n'a jamais cherché à faire connaître le cœur humain. Elles achèvent leur vie avant d'avoir découvert qu'il est bon de savoir vivre avec les hommes: elles élèvent des enfants ineptes comme elles; c'est une génération de maux, jusqu'à ce qu'il survienne un tempérament heureux qui se forme lui-même un caractère; et tout cela, parce qu'on a cru leur donner une éducation très-suffisante en leur apprenant à coudre, danser, mettre le couvert et lire les psaumes en latin.

Je ne sais pas quel bien il peut résulter de ce qu'on ait des idées étroites, et je ne vois pas qu'une imbécile ignorance soit de la simplicité: l'étendue des vues produit au contraire moins d'égoïsme, moins d'opiniâtreté, plus de bonne-foi, une délicatesse officieuse, et cent moyens de conciliation. Chez les gens trop bornés, à moins que le cœur ne soit d'une bonté extrême, et qu'il faut rarement attendre, vous ne voyez qu'humeur, oppositions, entêtement ridicule, altercations perpétuelles; et la plus faible altercation devient en deux minutes une dispute pleine d'aigreur. Des reproches amers, des soupçons hideux, des manières brutes semblent, à la moindre occasion, brouiller ces gens-là pour jamais. Il y a cependant chez eux une chose heureuse, c'est que comme l'humeur est leur seul mobile, si quelque bêtise vient les divertir, ou si quelque tracasserie contre une autre personne vient les réunir, voilà mes gens qui rient ensemble et se parlent à l'oreille, après s'être traités avec le dernier mépris: une demi-heure plus tard, voici une fureur nouvelle; un quart-d'heure après cela chante ensemble. Il faut rendre à de telles gens cette justice qu'il ne résulte ordinairement rien de leur brutalité, si ce n'est un dégoût insurmontable dans ceux que des circonstances particulières engageraient à vivre avec eux.

Vous êtes hommes, vous vous dites chrétiens: et cependant, malgré les lois que vous ne sauriez désavouer, et malgré celles que vous adorez, vous fomentez, vous perpétuez une extrême inégalité entre les lumières et les sentiments des hommes. Cette inégalité est dans la nature; mais vous l'avez augmentée contre toute mesure, quand vous deviez au contraire travailler à la restreindre. Il faut bien que les prodiges de votre industrie soient une surabondance funeste, puisque vous n'avez ni le temps, ni les facultés de faire tant de choses indispensables. La masse des hommes est brute, inepte et livrée à elle-même; tous vos maux viennent de-là: ou ne les faites pas exister, ou donnez-leur une existence d'homme.

Que conclure, à la fin, de tous mes longs propos? C'est que l'homme étant peu de chose dans la nature, et étant tout pour lui-même, il devrait bien s'occuper un peu moins des lois du monde, et un peu plus des siennes; laisser peut-être celles des hautes-sciences qui sont sublimes, et qui n'ont pas séché une seule larme dans les hameaux et au quatrième étage; laisser peut-être certains arts admirables et inutiles; laisser des passions héroïques et funestes; tâcher, s'il se peut, d'avoir des institutions qui arrêtent l'homme et qui cessent de l'abrutir, d'avoir moins de science et moins d'ignorance; et convenir enfin que si l'homme n'est pas un ressort aveugle qu'il faille abandonner aux forces de la fatalité, que si ses mouvements ont quelque chose de spontané, la morale est la seule science de l'homme livré à la providence de l'homme.

Vous laissez aller sa veuve dans un couvent: vous faites très-bien, je crois. C'est-là qu'elle eût dû vivre: elle était née pour le cloître, mais je soutiens qu'elle n'y eût pas trouvé plus de bonheur. Ce n'est donc pas pour elle que je dis que vous faites bien. Mais en la prenant chez vous, vous étaleriez une générosité inutile; elle n'en serait pas plus heureuse. Votre bienfaisance prudente et éclairée se soucie peu des apparences, et ne considère dans le bien à faire, que la somme plus ou moins grande du bien qui doit en résulter.

LETTRE XLVI.

Lyon, 2 août, VI.

Quand le jour commence, je suis abattu; je me sens triste et inquiet; je ne puis m'attacher à rien; je ne vois pas comment je remplirai tant d'heures. Quand il est dans sa force, il m'accable; je me retire dans l'obscurité, je tâche de m'occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir qu'il n'a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s'adoucit, et que je sens autour de moi ce charme d'une soirée heureuse qui m'est devenu si étranger, je m'afflige, je m'abandonne; dans ma vie commode, je suis fatigué de plus d'amertumes que l'homme pressé par le malheur. On m'a dit: vous êtes tranquille maintenant.

Le paralytique est tranquille dans son lit de douleur. Consumer les jours de l'âge fort, comme le vieillard passe les jours du repos! Toujours attendre, et ne rien espérer; toujours de l'inquiétude sans désirs, et de l'agitation sans objet; des heures constamment nulles; des conversations où l'on parle pour placer des mots, où l'on évite de dire des choses; des repas où l'on mange par excès d'ennui; de froides parties de campagne dont on n'a jamais désiré que la fin; des amis sans intimité; des plaisirs pour l'apparence; du rire pour contenter ceux qui bâillent comme vous; et pas un sentiment de joie dans deux années! Avoir sans cesse le corps inactif, la tête agitée, l'âme malheureuse, et n'échapper que fort mal dans le sommeil même à ce sentiment d'amertumes, de contrainte, et d'ennuis inquiets: c'est la lente agonie du cœur; ce n'est pas ainsi que l'homme devait vivre.

3 août.

S'il vit ainsi, me direz-vous, c'est donc ainsi qu'il devait vivre: ce qui existe est selon l'ordre; où seraient les causes, si elles n'étaient pas dans la nature? Il faudra que j'en convienne avec vous: mais cet ordre de choses n'est que momentané; il n'est point selon l'ordre essentiel, à moins que tout ne soit déterminé irrésistiblement. Si tout est nécessaire, il l'est que j'agisse comme s'il n'y avait point de nécessité: ce que nous disons est vain; il n'y a point de sentiment préférable au sentiment contraire, point d'erreur, point d'utilité. Mais s'il en est autrement, avouons nos écarts; examinons où nous en sommes; cherchons comment on pourrait réparer tant de pertes. La résignation est souvent bonne aux individus; elle ne peut être que fatale à l'espèce. C'est ainsi que va le monde, est le mot d'un bourgeois quand on le dit des misères publiques; ce n'est celui du sage que dans les cas particuliers.

Dira-t-on qu'il ne faut pas s'arrêter du beau imaginaire, au bonheur absolu; mais aux détails d'une utilité directe dans l'ordre actuel: et que la perfection n'étant pas accessible à l'homme, et surtout aux hommes, il est à-la-fois inutile et romanesque de les en entretenir. Mais la nature elle-même prépare toujours le plus pour obtenir le moins. Dans mille graines, une seule germera. Nous voudrions apercevoir quel serait le mieux possible, non pas précisément dans l'espoir de l'atteindre, mais afin de nous en approcher davantage que si nous envisagions seulement pour terme de nos efforts, ce qu'ils pourront en effet produire. Je cherche des données qui m'indiquent les besoins de l'homme; et je les cherche dans moi, pour me tromper moins. Je trouve dans mes sensations un exemple limité, mais sûr; et en observant le seul homme que je puisse bien sentir, je m'attache à découvrir quel pourrait être l'homme en général.

Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de confiance et d'affections expansives, de sentiment et de calme; qui sentez votre existence avec plénitude, et qui voulez voir l'œuvre de vos jours! Vous placez votre joie dans l'ordre et la paix domestique, sur le front pur d'un ami, sur la lèvre heureuse d'une femme. Ne venez point vous soumettre dans nos villes à la médiocrité misérable, à l'ennui superbe. N'oubliez pas les choses naturelles: ne livrez pas votre cœur à la vaine tourmente des passions équivoques; leur objet toujours indirect, fatigue et suspend la vie jusqu'à l'âge infirme qui déplore trop lard le néant où se perdit la faculté de bien faire.

Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l'imagination, frappée d'un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion. Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques comme l'ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que nous soyons en vain...... Croyez-vous que je le puisse vaincre? Ne voyez-vous pas qu'il est dans moi, qu'il est plus fort que ma volonté, qu'il m'est nécessaire, qu'il faut qu'il m'éclaire ou m'égare, qu'il me rende malheureux et que je lui obéisse? Ne voyez-vous pas que je suis déplacé, isolé, lassé; que je ne trouve rien, que l'ennui me tue. Je rejette tout ce qui passe; je me presse, je me hâte par dégoût; j'échappe au présent, je ne désire point l'avenir; je me consume, je dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans désirer rien après eux. On dit que le temps n'est rapide qu'à l'homme heureux: on dit faux; je le vois passer maintenant avec une vitesse que je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n'être jamais heureux ainsi!

Je ne vous le dissimule point, j'avais un moment compté sur quelque douceur intérieure: je suis bien désabusé. Qu'attendais-je en effet? que les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les heures; qu'ils sussent ne point perdre dans l'ennui leurs années les plus tolérables, et n'être pas plus malheureux par leur maladresse que par le sort lui-même; qu'ils sussent vivre! Devais-je donc ignorer qu'il n'en est point ainsi; et ne savais-je pas assez que cette apathie, et surtout cette sorte de crainte et de défiance mutuelles, cette incertitude, cette ridicule réserve qui étant l'instinct des uns, devient le devoir des autres, condamnaient tous les hommes à se voir avec ennui, à se lier avec indifférence, à s'aimer avec lassitude, à se convenir inutilement, et à bâiller tous les jours ensemble, faute de se dire une fois, ne bâillons plus.

En toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence; ils se fâchent ensuite contre eux-mêmes, ils croient que ce fut leur faute. Malgré l'indulgence pour nos propres faiblesses, peut-être sommes-nous trop sévères en cela, trop portés à nous attribuer ce que nous ne pouvions éviter. Lorsque le temps est passé, nous oublions les détails de cette fatalité impénétrable dans ses causes, et à peine sensible dans ses résultats.

Tout ce qu'on espérait se détruit sourdement; toutes les fleurs se flétrissent, tous les germes avortent; tout tombe, comme ces fruits naissants qu'une gelée a frappés de mort, qui ne mûriront point, qui périront tous, mais qui végètent encore plus ou moins longtemps suspendus à la branche stérilisée, comme si la cause de leur ruine eût voulu rester inconnue.

On a la santé, l'intimité; on voit dans ses mains ce qu'il faut pour une vie assez douce: les moyens sont tout simples, tout naturels; nous les tenons, ils nous échappent pourtant. Comment cela se fait-il? La réponse serait longue et difficile: je la préférerais à bien des traités de philosophie; elle n'est pas même dans les trois mille lois de Pythagore.

Peut-être se laisse-t-on trop aller à négliger des choses indifférentes par elles-mêmes, et que pourtant il faut désirer, ou du moins recevoir, pour que les heures soient occupées sans langueur. Il y a une sorte de dédain, qui est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve entraîné sans y songer. On voit beaucoup d'hommes; chacun d'eux, livré à d'autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans nous une certaine habitude d'indifférence et de renoncement; elle ne coûte point de sacrifices, mais elle augmente l'ennui. Ces riens qui pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur ensemble; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la vie. Ils n'étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils nous faisaient échapper au malheur de n'en plus avoir. Ces biens, si faibles, convenaient mieux à notre nature, que la puérile grandeur qui les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à la longue; il dégénère en une morne habitude: et, bien trompés dans notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée la lumière de la vie, faute du souffle qui l'animerait.

Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s'accroît à mesure que l'âge change. Mes jours perdus s'entassent derrière moi: ils remplissent l'espace vague de leurs ombres sans couleur; ils amoncèlent leurs squelettes atténués: c'est le ténébreux simulacre d'un monument funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l'avenir; il se trouve que leurs formes pleines et leurs riantes images ont beaucoup perdu. Leurs couleurs pâlissent: cet espace voilé qui les embellissait d'une grâce céleste dans la magie de l'incertitude, découvre maintenant à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les montre dans l'éternelle nuit, j'en discerne déjà le dernier qui s'avance seul sur l'abîme, et n'a plus rien devant lui.

Vous souvient-il de nos vains désirs, de nos projets d'enfant? La joie d'un beau ciel, l'oubli du monde, et la liberté des déserts!

Jeune enchantement d'un cœur vierge, qui croit au bonheur, qui veut ce qu'il désire, et ignore la vie! Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous devenue? Le silence des forêts, la pureté des eaux, les fruits naturels, l'habitude intime nous suffisaient alors. Le monde réel n'a rien qui remplace ces besoins d'un cœur juste, d'un esprit incertain, premier songe de nos premiers printemps.

Quand une heure plus favorable vient placer sur nos fronts une sérénité imprévue, quelque nuance fugitive de paix et de bien-être, l'heure suivante se hâte d'y fixer les traits chagrins et fatigués, les rides abreuvées d'amertumes qui en effacent pour jamais la candeur primitive.

Depuis cet âge qui est déjà si loin de moi, les instants épars qui ont pu rappeler l'idée du bonheur, ne forment pas dans ma vie un demi-jour que je dusse consentir à voir renouveler. C'est ce qui caractérise ma fatigante destinée: d'autres sont bien plus malheureux, mais j'ignore s'il fut jamais un homme moins heureux. Je me dis, que l'on est porté à la plainte; que l'on sent tous les détails de ses propres misères, tandis qu'on affaiblit, ou qu'on ignore celles que l'on n'éprouve pas soi-même: et pourtant je me crois juste, en pensant que l'on ne saurait moins jouir, moins vivre, être plus constamment au-dessous de ses besoins.

Je ne suis pas souffrant, impatienté, irrité; je suis lassé, abattu; je suis dans l'accablement. Quelquefois, à la vérité, un mouvement imprévu m'élance hors de la sphère étroite où je me sentais comprimé. Ce mouvement est si rapide, que je ne puis le prévenir: ce sentiment me remplit et m'entraîne sans que j'aie pensé à la vanité de son impulsion: je perds ainsi ce repos raisonné qui éternise nos maux, en les calculant avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles.

Alors, j'oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables dont ma faiblesse a tissu le fragile lien: je vois seulement, d'un côté, mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un principe moteur borné mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s'éteindre à son terme, que rien aussi ne peut empêcher d'être selon sa nature; et de l'autre, toutes choses sur la terre humaine comme son domaine nécessaire, comme les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette prudence timide et lente, qui pour des jouets qu'elle travaille, oublie la puissance du génie, laisse éteindre le feu du cœur, et perd à jamais ce qui fait la vie pour arranger des ombres puériles.

Je me demande ce que je fais; pourquoi je ne me mets pas à vivre; quelle force m'enchaîne, quand je suis libre; quelle faiblesse me retient quand je sens une énergie dont l'effort réprimé me consume; ce que j'attends, quand je n'espère rien; ce que je cherche ici, quand je n'y aime rien, n'y désire rien; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux point, sans que je voie comment elle me le fait faire?

Il est facile de s'y soustraire; il en est temps, il le faut: et à peine ce mot est dit, que l'impulsion s'arrête, l'énergie s'éteint, et me voilà replongé dans le sommeil où s'anéantit ma vie. Le temps coule uniformément: je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me réveille sans désirs. Je m'enferme, et je m'ennuie: je vais dehors, et je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste; et s'il est beau, je le trouve inutile. La ville m'est insipide, et la campagne m'est odieuse. La vue des malheureux m'afflige; celle des heureux ne me trompe point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmentent; et si quelques-uns sont plus calmes, je ris, en songeant qu'on les croit contents.

Je vois tout le ridicule du personnage que je fais; je me rebute, et je ris de mon impatience. Cependant je cherche dans chaque chose, le caractère bizarre et double qui la rend un moyen de nos misères; et ce comique d'oppositions qui fait de la terre humaine une scène contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de toutes choses. Je me précipite ainsi, ne sachant plus de quel côté me diriger. Je m'agite, parce que je ne trouve point d'activité; je parle, afin de ne point penser; je m'anime, par stupeur. Je crois même que je plaisante: je ris de douleur, et l'on me trouve gai. Voilà qui va bien, disent-ils, il prend son parti. Il faut que je le prenne, car je n'y pourrai plus tenir.

5 août.

Je crois, je sens que tout cela va changer. Plus j'observe ce que j'éprouve, plus j'en viendrais à me convaincre que les choses de la vie sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée par une force inconnue.

Dès qu'une série d'incidents marche vers un terme, ce résultat qu'elle annonce, se trouve aussitôt un centre que beaucoup d'autres incidents environnent avec une tendance marquée. Cette tendance qui les unit au centre par des liens universels, nous le fait paraître comme un but qu'une intention de la nature se serait proposé, comme un chaînon qu'elle travaillerait à dessein selon ses lois générales, et où nous cherchons à découvrir, à pressentir dans des rapports individuels, la marche, l'ordre, et les harmonies du plan du monde.

Si nous y sommes trompés, c'est peut-être par notre seul empressement. Nos désirs cherchent toujours à anticiper sur l'ordre des événements, et leur impatience ne saurait attendre cette tardive maturité.

On dirait aussi qu'une volonté inconnue, qu'une intelligence d'une nature indéfinissable nous entraîne par des apparences, par la marche des nombres, par des songes dont les rapports avec les faits surpassent de beaucoup les probabilités du hasard. On dirait que tous les moyens lui servent à nous séduire, que les sciences occultes, que les résultats extraordinaires de la divination, et les vastes effets dus à des causes imperceptibles, sont l'ouvrage de cette industrie cachée; qu'elle précipite ainsi ce que nous croyons conduire; qu'elle nous égare, afin de varier le monde. Si vous voulez avoir un sentiment de cette force invisible, et de l'impuissance où l'ordre même se trouve de produire la perfection, calculez toutes les forces bien connues, et vous verrez qu'elles n'ont pas leur résultat direct. Faites plus; imaginez un ordre de choses où toutes les convenances particulières soient observées, où toutes les destinations particulières soient remplies: vous trouverez, je crois, que l'ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable ordre des choses; que tout serait trop bien; que non-seulement ce n'est pas ainsi que va le monde, mais que ce n'est pas même ainsi qu'il pourrait aller, et qu'une perpétuelle déviation dans les détails opposés semble être la grande loi de l'universalité des choses.

Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J'en ai connu douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait, n'avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée cabalistique: elle était pourtant mieux fondée à s'entêter de ses songes, que moi à l'en dissuader. La plupart furent réalisés: il y avait au moins vingt mille à parier contre un, que l'événement ne les justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore; elle mit, et rien alors ne se réalisa.

On n'ignore pas que les hommes sont trompés et par de faux calculs, et par la passion; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement, est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n'a en sa faveur qu'autant d'incidents que le hasard en doit donner?

Moi-même qui assurément ne m'occupais guère de ces sortes de rêves, il m'est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de ces songes n'eut point de rapport avec l'événement du lendemain: le second en eut un aussi frappant que si l'on eût deviné un nombre sur quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange: j'avais vu, dans cet ordre: 7, 39, 72, 81.. Je n'avais pas vu le cinquième numéro, et quant au troisième, je l'avais mal discerné, je n'étais pas assuré si c'était 72 ou 70. J'avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Pour cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne; et je mis, 7, 39, 72, 81. Si j'eusse choisi le 70, j'eusse eu le quaterne, ce qui est déjà extraordinaire: mais ce qui l'est bien davantage, c'est que ma note faite exactement selon l'ordre dans lequel j'avais vu les quatre numéros, porta un terne déterminé, et que c'eût été un quaterne déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j'eusse choisi le 70.

Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins beaucoup d'hommes? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour les faire ce qu'ils sont? ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le délire, en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment l'occurrence naturelle? La philosophie moderne le nie; elle nie tout ce qu'elle n'explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui n'était point.

Je suis loin d'affirmer, et même de croire positivement, qu'il y ait en effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du prestige de leurs passions; qu'il existe une chaîne occulte de rapports, soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger, ou sentir d'avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles. Je ne dis pas, cela est: mais n'y a-t-il point quelque témérité à dire, cela n'est pas?[37]

Serait-il même impossible que les pressentiments appartinssent à un mode particulier d'organisation, et qu'ils fussent impossibles aux autres hommes? Nous voyons, par exemple, que la plupart ne sauraient concevoir des rapports entre l'odeur qu'exhale une plante, et les moyens du bonheur du monde. Doivent-ils pour cela regarder comme une erreur de l'imagination le sentiment de ces rapports? Ces deux perceptions si étrangères l'une à l'autre pour plusieurs esprits, le sont-elles pour le génie qui peut suivre la chaîne qui les unit? Celui qui abattait les hautes têtes des pavots, savait bien qu'il serait entendu: il savait aussi que ses esclaves ne le comprendraient point, qu'ils n'auraient point son secret.

Vous ne prendrez pas tout ceci plus sérieusement que je ne le dis. Mais je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies d'espérance.

Si vous venez bientôt, cela pourra me donner un peu de courage: celui d'attendre toujours des lendemains est du moins quelque chose pour qui n'en a pas d'autre.

LETTRE XLVII

Lyon, 18 août, VI.

Vous renvoyez en deux mots tous mes possibles dans la région des songes. Pressentiments, propriétés secrètes des nombres, pierre philosophale, influences mutuelles des astres, sciences cabalistiques, haute magie, toutes chimères déclarées telles par la certitude une et infaillible. Vous avez l'empire; on ne saurait mieux user du sacerdoce suprême. Cependant je suis opiniâtre comme tous les hérésiarques: il y a plus, votre science certaine m'est suspecte, je vous soupçonne d'être heureux.

Supposons un moment que rien ne vous réussit: vous souffrirez alors que je vous expose jusqu'où vont mes doutes.

On dit que l'homme conduit et gouverne, que le hasard n'est rien. Tout cela se peut: voyons pourtant si ce hasard ne ferait pas quelque chose. Je veux que ce soit l'homme qui fasse toutes les choses humaines: mais il les fait avec des moyens, avec des facultés; d'où les a-t-il? Les forces physiques, ou la santé, la justesse et l'étendue de l'esprit, les richesses, le pouvoir composent à peu près ces moyens. Il est vrai que la sagesse ou la modération peuvent maintenir la santé, mais le hasard donne et quelquefois rétablit une forte constitution. Il est vrai que la prudence évite quelques dangers, mais le hasard préserve à tout moment d'être blessé ou mutilé. Le travail améliore nos facultés morales ou intellectuelles; le hasard les donne, et souvent il les développe, ou les préserve de tant d'accidents dont un seul pourrait les détruire. La sagesse fait parvenir au pouvoir un homme dans un siècle; le hasard l'offre à tous les autres maîtres des destinées vulgaires. La prudence, la conduite élèvent lentement quelques fortunes; tous les jours le hasard en fait rapidement. L'histoire du monde ressemble beaucoup à celle de ce commissionnaire qui gagna cent louis en vingt ans de courses et d'épargnes, et qui ensuite mit à la loterie un seul écu, et en reçut soixante-quinze mille.

Tout est loterie. La guerre n'est plus qu'une loterie pour presque tous, à l'exception du général en chef, qui cependant n'en est rien moins que tout à fait exempt. Dans la tactique moderne, l'officier qui va être comblé d'honneurs et élevé à un grade supérieur, voit auprès de lui le guerrier aussi brave, plus savant, plus robuste, oublié pour jamais dans le tas des morts.

Si tant de choses se font par hasard, et que pourtant le hasard ne puisse rien faire; il y a dans la nature, ou une grande force cachée, ou un nombre de forces inconnues qui suivent des lois inaccessibles aux démonstrations des sciences humaines.

On peut prouver que le fluide électrique n'existe pas. On peut prouver qu'un corps aimanté ne saurait agir sur un autre sans le toucher; et que la faculté de se diriger vers tel point de la terre est une propriété occulte et par trop péripatéticienne. On avait prouvé que l'on ne pouvait voyager dans les airs, que l'on ne pouvait brûler des corps éloignés de soi, que l'on ne pouvait précipiter la foudre ou allumer des volcans. On sait encore aujourd'hui que l'homme qui fait un chêne, ne peut pas faire de l'or. On sait que la lune peut causer les marées, mais non pas influer sur la végétation. Il est prouvé que tous les effets des affections de la mère sur le fœtus sont des contes de vieilles, et que tous les peuples qui les ont vus, ne les ont pas vus. On sait que l'hypothèse d'un fluide pensant n'est qu'une impiété absurde; mais que certains hommes ont la permission de faire avant déjeuner une sorte d'âme universelle ou de nature métaphysique, que l'on peut rompre en autant d'âmes universelles que bon semble, afin que chacun digère la sienne.

Il est certain qu'un Châtillon reçut, selon la promesse de saint Bernard, cent fois autant de terres labourables à la charrue d'en haut, qu'il en avait donné ici-bas aux moines de Clairvaux. Il est certain que l'empire du Mogol est dans une grande prospérité, quand son maître pèse deux livres de plus que l'année précédente. Il est certain que l'âme survit au corps, excepté s'il est écrasé par la chute subite d'un roc, car alors elle n'a pas le temps de s'enfuir[38]; et il faut qu'elle meure là. Tout le monde a su que les comètes sont dans l'usage d'engendrer des monstres, et qu'il y a d'excellentes recettes pour se préserver de cette contagion. Tout le monde convient qu'un individu de ce petit globe où rampent nos génies impérissables, a trouvé les lois du mouvement et de la position respective de cent milliards de mondes. Nous sommes admirablement certains, et c'est pure malice, si tous les temps et tous les peuples s'accusent mutuellement d'erreur.

Pourquoi chercher à rire des Anciens qui regardaient les nombres comme le principe universel. L'étendue, les forces, la durée, toutes les propriétés des choses naturelles ne suivent-elles pas les lois des nombres? Ce qui est à la fois réel et mystérieux, n'est-il pas ce qui nous avance le plus dans la profondeur des secrets de la nature? N'est-elle pas elle-même une perpétuelle expression d'évidence et de mystère, visible et impénétrable, calculable et infinie, prouvée et inconcevable, contenant tous les principes de l'être et toute la vanité des songes? Elle se découvre à nous et nous ne la voyons pas; nous avons analysé ses lois, et nous ne saurions imaginer ses procédés; elle nous a laissé prouver que nous remuerions un globe, mais le mouvement d'un insecte est l'abîme où elle nous abandonne. Elle nous donne une heure d'existence au milieu du néant; elle nous montre et nous supprime; elle nous produit pour que nous ayons été. Elle nous fait un œil qui pourrait tout voir; elle met devant lui toute la mécanique, toute l'organisation des choses, toute la métaphysique de l'être infini: nous regardons, nous allons connaître; et voilà qu'elle ferme à jamais cet œil si admirablement préparé.

Pourquoi donc, ô hommes qui passez aujourd'hui! voulez-vous des certitudes? et jusques à quand faudra-t-il vous affirmer nos rêves pour que votre vanité dise: «Je sais»? Vous êtes moins petits quand vous ignorez. Vous voulez qu'en parlant de la nature, on vous dise comme vos balances et vos chiffres: ceci est, ceci n'est pas. Eh bien, voici un roman: sachez, soyez certains.

Le Nombre... Nos dictionnaires définissent le nombre une collection d'unités: en sorte que l'unité qui est le principe de tous les nombres, devient étrangère au terme qui les exprime. Je suis fâché que notre langue n'ait pas un mot qui comprenne l'unité, et tous ses produits plus ou moins directs, plus ou moins complexes. Supposons tous deux que le mot nombre veut dire cela: et puisque j'ai un songe à vous conter, je vais reprendre un peu le ton des grandes vérités que je veux vous envoyer par le courrier de demain.

Ecoutez: c'est de l'Antiquité; mais elle ne savait pas le calcul des fluxions[39].

Le nombre est le principe de toute dimension, de toute harmonie, de toute propriété, de toute agrégation; il est la loi de l'univers organisé.

Sans les lois des nombres, la matière serait une masse informe, indigeste; elle serait le Chaos. La matière arrangée selon ces lois est le Monde. La nécessité de ces lois est le Destin; leur puissance et leurs propriétés sont la Nature: et la conception universelle de ces propriétés est Dieu.

Les analogies de ces propriétés forment la doctrine magique, secret de toutes les initiations, principe de tous les dogmes, base de tous les cultes, source des relations morales et de tous les devoirs.

Je me hâte; et vous me saurez gré de tant de discrétion, car je pourrais suivre la filiation de toutes les idées cabalistiques et religieuses. Je rapporterais aux nombres les religions du feu; je prouverais que l'idée même de l'Esprit pur est le résultat de certains calculs; je réunirais dans un même enchaînement tout ce qui a pu asservir ou flatter l'imagination humaine. Cet aperçu d'un monde mystérieux ne serait pas sans intérêt; mais il ne vaudrait pas l'odeur numérique exhalée de sept fleurs de jasmin que le souffle de l'air va porter et perdre dans le sable sur votre terrasse de Chessel.

Cependant sans les nombres, point de fleurs, point de terrasse. Tout phénomène est nombre ou proportion. Les formes, l'espace, la durée, sont des effets, des produits du nombre; mais le nombre n'est produit, n'est modifié, n'est perpétué que par lui-même. La musique, c'est-à-dire la science de toute harmonie, est une expression des nombres. Notre musique elle-même, la musique des sons, source des plus fortes impressions que l'homme puisse éprouver, est fondée sur les nombres.

Si j'étais versé dans l'astrologie, je vous dirais bien d'autres choses; mais enfin toute la vie n'est-elle pas réglée sur les nombres: sans eux, qui saurait l'heure d'un office, d'un enterrement; qui pourrait danser, qui saurait quand il est bon couper les ongles?

L'Unité est assurément le principe, comme l'image de toute unité; et dès lors de tout ouvrage complet, de tout concept, de tout projet, de tout achèvement, de la perfection, de l'ensemble. Ainsi tout nombre complexe est un, ainsi toute perception est une, ainsi l'univers est un.

Un est aux nombres engendrés, comme le rouge est aux couleurs, ou Adam aux générations humaines. Car Adam était le premier, et le mot Adam signifie rouge. C'est ce qui fait que la matière du grand œuvre doit se nommer Adam lorsqu'elle est poussée au rouge, parce que la quintessence rouge de l'univers est comme Adam qu'Adonaï forma de quintessence.

Pythagore a dit: «Cultivez assidûment la science des nombres; nos vices et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul.» Ce mot si utile, et d'une vérité si profonde, est sans doute ce qui peut être dit de mieux sur les nombres. Mais voici ce que Pythagore n'a point dit[40].

Sans Un, il n'y aurait ni deux, ni trois: l'unité est donc le principe universel. Un est infini par ce qui sort de lui: il produit coéternellement deux et même trois, d'où vient tout le reste. Quoique infini, il est impénétrable; il est assurément dans tout; il ne peut cesser, nul ne l'a fait; il ne saurait changer: de plus il n'est ni visible, ni bleu, ni large, ni épais, ni lourd: c'est comme qui dirait... plus qu'un nombre.

Pour Deux, c'est très différent. S'il n'y avait pas deux, il n'y aurait qu'un. Or, quand tout est un, tout est semblable; quand tout est semblable, il n'y a pas de discordance; là où il n'y a pas de discordance, là est la perfection: c'est donc deux qui brouille tout. Voilà le mauvais principe, c'est Satan. Aussi, de tous nos chiffres, le chiffre deux est celui qui a la forme la plus sinistre, l'angle le plus aigu.

Cependant sans deux, il n'y aurait point de composition, point de rapports, point d'harmonie. Deux est l'élément de toute chose composée en tant que composée. Deux est le symbole et le moyen de toute génération. Il y avait deux chérubins sur l'Arche, et les oiseaux ont deux ailes: ce qui fait de deux le principe de l'élévation.

Trois réunit l'expression de l'ensemble et celle de la composition; c'est l'harmonie parfaite. La raison en est palpable, c'est un nombre composé qui ne peut être divisé que par un. De trois points placés dans des rapports égaux, naît la plus simple des figures. Cette figure triple n'est pourtant qu'une, ainsi que l'harmonie parfaite. Et, dans la sagesse orientale, la puissance qui créa, Brahma; la puissance qui conserve, Vitsnou; et la puissance qui détruira, Routren; ces trois puissances réunies, n'est-ce pas Trimourti? Dans Trimourti, ne reconnaissez-vous pas trois, c'est ce qui fait Chiven, l'Etre suprême.

Dans les choses de la terre, trente-trois, nombre exprimé par deux trois, n'est-il pas celui de l'âge de perfection pour l'homme? et l'homme, qui est bien la plus belle œuvre de Chiven, n'a-t-il pas eu trois âmes autrefois?

Trois est le principe de perfection: c'est le nombre de la chose composée, et ramenée à l'unité, de la chose élevée à l'agrégation, et achevée par l'unité. Trois est le nombre mystérieux du premier ordre: aussi y a-t-il trois règnes dans les choses terrestres; et pour tout composé organique trois accidents, formation, vie, décomposition.

Quatre ressemble beaucoup au corps, parce que le corps a quatre facultés. Il renferme aussi toute la religion du serment: comment cela? je l'ignore, mais puisqu'un maître l'a dit, sans doute ses disciples l'expliqueront.

Cinq est protégé par Vénus: car elle préside au mariage, et cinq a dans sa forme quelque chose d'heureux qu'on ne saurait définir. De là vient que nous avons cinq sens, et cinq doigts; il n'en faut pas chercher d'autres raisons.

Je ne sais rien sur le nombre Six, sinon que le cube a six faces. Tout le reste m'a paru indigne des grandes choses que j'ai rassemblées sur d'autres nombres.

Mais Sept est d'une importance extrême. Il représente toutes les créatures; ce qui le rend d'autant plus intéressant qu'elles nous appartiennent toutes, droit divin transféré depuis longtemps et que prouvent la bride et le filet, malgré ce qu'en disent quelquefois les ours, les lions, les serpents. Cet empire a manqué être perdu par le péché; mais il faut mettre deux sept ensemble, l'un détruira l'autre; car le baptême étant aussi là-dedans, soixante-dix-sept signifie l'abolition de tous les péchés par le baptême, comme saint Augustin l'a démontré aux académies d'Afrique.

On voit facilement dans Sept, l'union de deux nombres parfaits, de deux principes de perfection; union complétée en quelque sorte et consolidée par cette unité sublime qui lui imprime un grand caractère d'ensemble, et qui fait que sept n'est pas six. C'est là le nombre mystérieux du second ordre; ou si l'on veut, le principe de tous les nombres très composés. Les divers aspects de la lune l'ont prouvé, et en conséquence on a choisi le septième jour pour celui du repos. Les fêtes religieuses rendirent ainsi ce nombre sacré chez tous les peuples. De là l'idée des cycles septenaires, liée à celle du grand Cataclysme. «Dieu a imprimé partout dans l'univers le caractère sacré du nombre sept», dit Joachitès. Dans le ciel étoilé, tout a été fait par sept. Toute la mysticité ancienne est pleine du nombre sept: c'est le plus mystérieux des nombres apocalyptiques, des nombres du culte mithriaque et des mystères d'initiation. Sept étoiles du génie lumineux, sept Gâhanbards, sept Amschaspands ou anges d'Ormusd. Les Juifs ont leur semaine d'année; et le carré de sept était le vrai nombre de leur période jubilaire. On remarquait que, du moins pour notre planète et même pour notre système planétaire, le nombre sept était le plus particulièrement indiqué par les phénomènes naturels. Sept planètes du premier ordre[41]; sept métaux[42]; sept odeurs[43]; sept saveurs; sept rayons de lumière; sept tons; sept articulations simples de la voix humaine[44].

Sept années font une semaine de la vie; et quarante-neuf la grande semaine. L'enfant qui naît à sept mois peut vivre. A quatorze soleils, il voit: à sept lunes il a des dents: à sept ans les dents se renouvellent; et l'on fait commencer alors le discernement du bien et du mal. A quatorze ans, l'homme peut engendrer: à vingt et un, il est parvenu à une sorte de maturité qui a fait choisir ce temps pour la majorité politique et légale. Vingt-huit est l'époque d'un grand changement dans les affections humaines et dans les couleurs de la vie. A trente-cinq, la jeunesse finit. A quarante-deux, la progression rétrograde de nos facultés commence. A quarante-neuf, la plus belle vie est à sa moitié, quant à la durée extrême, et à son automne pour les sensations: on aperçoit les premières rides physiques et morales. A cinquante-six, commence la vieillesse. Soixante-trois est la première époque de la mort naturelle. (Je me rappelle que vous blâmez cette expression: nous dirons donc, mort nécessaire, mort amenée par les causes générales du déclin de la vie.) Je veux dire que si l'on meurt de vieillesse à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit ans, on meurt d'âge à soixante-trois: c'est la première époque où la vie finisse par les maladies de la décrépitude. Beaucoup de personnages célèbres sont morts à soixante-dix ans, à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit, à cent quatre (ou cent cinq). Aristote, Abélard, Héloïse, Luther, Constantin, chah Abbas, Nostradamus[45] et Mahomet moururent à soixante-trois; et Cléopâtre sentit bien qu'il fallait attendre vingt-huit jours pour mourir après Antoine.

Neuf! Si l'on en croit les hordes mongoles et plusieurs peuplades de la Nigritie, voilà le plus harmonique des nombres complexes. C'est le carré du seul nombre qui ne soit divisible que par l'unité: c'est le principe des productions indirectes: c'est le mystère multiplié par le mystère. On peut voir dans le Zend-Avesta combien neuf était vénéré d'une partie de l'Orient. Dans la Géorgie, dans l'Iranved, tout se fait par neuf: les Avares et les Chinois l'ont aimé particulièrement. Les musulmans de la Syrie comptent quatre-vingt-dix-neuf attributs de la divinité; et les peuples de la partie orientale de l'Inde connaissent dix-huit mondes, neuf bons, neuf mauvais.

Mais le signe de ce nombre a la queue en bas, comme une comète qui sème[46] des monstres; et neuf est l'emblème de toute vicissitude funeste: en Suisse, particulièrement, les bises destructives durent neuf jours. Quatre-vingt-un, ou neuf multiplié par lui-même, est le nombre de la grande climatérique[47]; tout homme qui aime l'ordre doit mourir à cet âge, et Denis d'Héraclée donna en cela un grand exemple au monde.

J'avoue que dix-huit ans passe pour un assez bel âge; et pourtant c'est la destruction multipliée par le mauvais principe: mais il y a moyen de s'entendre. Dans dix-huit ans il y a deux cent seize mois, nombre très funeste et très compliqué. On y voit d'abord quatre-vingt-un multiplié par deux, ce qui est épouvantable. Dans l'excédent cinquante-quatre, on trouve un serment et Vénus. Quatre et cinq réunis, ressemblent donc fort au mariage, état qui séduit à dix-huit ans; qui n'est bon à rien pour l'un et l'autre sexe, vers quarante-cinq ou cinquante-quatre ans; qui ne laisse pas d'être ridicule à quatre-vingt-un; et qui peut, en tout temps, par ses plaisirs même, altérer, désoler, dégrader la nature humaine d'après les horreurs attachées au culte du nombre cinq. Qu'y a-t-il de pire que d'empoisonner sa vie par une jouissance de cinq? c'est à dix-huit ans que ces dangers sont dans leur force; il n'est donc point d'âge plus funeste. Voilà ce qu'on ne pouvait découvrir que par les nombres; et c'est ainsi que les nombres sont le fondement de la morale.

Que si vous trouvez dans tout cela quelque incertitude, repoussez le doute, redoublez de foi; voici maintenant ce que disait la première lumière des premiers siècles[48]. Dix est justice et béatitude résultant de la créature qui est sept, et de la Trinité qui est trois. Onze, c'est le péché parce qu'il transgresse dix ou la justice. Vous voyez le plus haut point du sublime; après quoi il faut se taire: saint Augustin lui-même n'en a pas su davantage.

S'il me restait assez de papier, je vous prouverais l'existence de la pierre philosophale. Je vous prouverais que tant d'hommes savants et célèbres n'étaient pas des radoteurs: je vous prouverais qu'elle n'est pas plus étonnante que la boussole; qu'elle n'est pas plus inconcevable que le chêne provenu du gland que vous avez semé; mais qu'il l'est, ou qu'il devrait l'être, que des étourdis, qui en finissant leurs humanités ont fait un madrigal, décident que Sthall, Becher, Paracelse, ont mérité les petites maisons.

Allez voir vos jasmins: laissez mes doutes et mes preuves. Je cherche un peu de délire, afin de pouvoir au moins rire de moi: car il y a un certain repos, un plaisir, bizarre si l'on veut, à considérer que tout est songe. Cela peut distraire de tant de rêves plus sérieux, et affaiblir ceux de notre inquiétude.

Vous ne voulez pas que l'imagination nous entraîne, parce qu'elle nous égare: mais quand il s'agit des jouissances individuelles de la pensée, notre destination présente ne serait-elle pas dans les écarts? Tous les hommes ont rêvé; tous en ont eu besoin: quand le génie du mal les fit vivre, le génie du bien les fit dormir et songer.

LETTRE XLVIII

Méterville, 1er septembre, VI.

Dans quelque indifférence que l'on traîne ses années, il arrive pourtant que l'on aperçoive le ciel dans une nuit sans nuages. On voit les astres immenses; ce n'est pas une fantaisie de l'imagination, ils sont là sous nos yeux: on voit leurs distances bien plus vastes, et ces soleils qui semblent montrer des mondes où des êtres différents de nous naissent, sentent et meurent.

La tige du jeune sapin est auprès de moi, droite et fixe, elle s'avance dans l'air, elle semble n'avoir ni vie ni mouvement; mais elle subsiste, et si elle se connaît elle-même, son secret et sa vie sont dans elle; elle croît invisiblement. Elle est la même dans la nuit, et dans le jour; elle est la même sous la froide neige, et sous le soleil des étés. Elle tourne avec la terre; elle tourne immobile parmi tous ces mondes. La cigale s'agite pendant le repos de l'homme, elle mourra: le sapin tombera; les mondes changeront. Où seront nos livres, nos renommées, nos craintes, notre prudence, et la maison que l'on voudrait bâtir, et le blé que la grêle n'a pas couché? Pour quel temps amassez-vous? pour quel siècle est votre espérance? Encore la révolution d'un astre, encore une heure de sa durée, et tout ce qui est vous ne sera plus: tout ce qui est vous, sera plus perdu, plus anéanti, plus impossible que s'il n'eût jamais été. Celui dont le malheur vous accable, sera mort. Celle qui est belle, sera morte. Le fils qui vous survivra sera mort.

Vous avez rassemblé les moyens des arts[49]; vous voyez sur la lune comme si elle était près de vos télescopes; vous y cherchez du mouvement; il n'y en a point; il y en a eu, mais elle est morte. Et le lieu, le globe où vous êtes sera mort comme elle. A quoi vous arrêtez-vous? Vous auriez pu faire un mémoire pour votre procès, ou finir une ode dont on eût parlé demain au soir. Intelligence des mondes! qu'ils sont vains les soins de l'homme! Quelles risibles sollicitudes pour des incidents d'une heure! Quels tourments insensés pour arranger les détails de cette vie qu'un souffle du temps va dissiper! Regarder, jouir de ce qui passe, imaginer, s'abandonner; ce serait là tout notre être. Mais, régler, établir, connaître, posséder; que de démence!

Cependant celui qui ne veut point s'inquiéter pour des jours incertains, n'aura pas le repos qui laisse l'homme à lui-même, ou le délassement qui peut distraire de ces dégoûts qu'on préfère à la vie tranquille: il n'aura pas, quand il la voudra, la coupe pleine de café ou de vin qui doit écarter pour un moment le mortel ennui. Il n'y aura point d'ordre et de suite dans ce qu'il sera forcé de faire; il n'y aura pas de sécurité pour les siens. Parce que sa pensée aura embrassé le monde dans ses hautes conceptions, il arrivera que son génie, éteint par la langueur, n'aura plus même ces hautes conceptions: parce que sa pensée aura cherché trop de vérités dans la nature des choses, il ne sera plus donné à sa pensée elle-même de se maintenir selon sa propre nature.

On ne parle que de réprimer ses passions, et d'avoir la force de faire ce qu'il faut: mais, au milieu de tant d'impénétrabilité, montrez donc ce qu'il faut. Pour moi, je ne le sais pas, et j'ose soupçonner que plusieurs autres l'ignorent. Tous les sectaires ont prétendu le dire, et le montrer avec évidence; leurs preuves surnaturelles nous ont laissés dans un doute plus grand. Peut-être une connaissance certaine et un but connu, ne sont-ils ni selon notre nature, ni selon nos besoins. Cependant il faut vouloir. C'est une triste nécessité, c'est une sollicitude intolérable d'être toujours contraint d'avoir une volonté, quand on ne sait sur quoi la régler.

Souvent je me repose dans cette idée que le cours accidentel des choses et les effets directs de nos intentions ne sauraient être qu'une apparence, et que toute chose humaine est nécessaire et déterminée par la marche irrésistible de l'ensemble des choses. Il me semble que c'est une vérité dont j'ai le sentiment: mais quand je perds de vue les considérations générales, je m'inquiète et je projette comme un autre. Quelquefois au contraire, je m'efforce d'approfondir tout ceci, pour savoir si ma volonté peut avoir une base, et si mes vues peuvent se rapporter à un plan suivi. Vous pensez bien que dans cette obscurité impénétrable, tout m'échappe, jusqu'aux probabilités elles-mêmes: je me lasse bientôt; je me rebute; et je ne vois rien de certain, si ce n'est peut-être l'inévitable incertitude de ce que les hommes voudraient connaître.

Ces conceptions étendues qui rendent l'homme si superbe, et si avide d'empire, d'espérances et de durée, sont-elles plus vastes que les cieux réfléchis sur la surface d'un peu d'eau de pluie qui s'évapore au premier vent? Le métal que l'art a poli reçoit l'image d'une partie de l'univers; nous la recevons comme lui.—Mais il n'a pas le sentiment de ce contact.—Ce sentiment a quelque chose d'étonnant qu'il nous plaît d'appeler divin. Et ce chien qui vous suit, n'a-t-il pas le sentiment des forêts, des piqueurs et du fusil, dont son œil reçoit l'empreinte en en répercutant les figures? Cependant après avoir poursuivi quelques lièvres, léché la main de ses maîtres, et déterré quelques taupes, il meurt; vous l'abandonnez aux corbeaux, dont l'instinct perçoit les propriétés des cadavres, et vous avouez qu'il n'a plus ce sentiment.

Ces conceptions dont l'immensité surprend notre faiblesse, et remplit d'enthousiasme nos cœurs bornés, sont peut-être moins pour la nature que le plus imparfait des miroirs pour l'industrie humaine: et pourtant l'homme le brise sans regret. Dites qu'il est affreux à notre âme avide de n'avoir qu'une existence accidentelle; dites qu'il est sublime d'espérer la réunion au principe de l'ordre impérissable: n'affirmez rien de plus.

L'homme qui travaille à s'élever, est comme ces ombres du soir qui s'étendent pendant une heure, qui deviennent plus vastes que leurs causes, qui semblent grandir en s'épuisant; et qu'une seconde fait disparaître.

Et moi aussi j'ai des moments d'oubli, de force, de grandeur; j'ai des besoins démesurés; sepulchri immemor! Mais je vois les monuments des générations effacées; je vois le caillou soumis à la main de l'homme, et qui existera cent siècles après lui. J'abandonne les soins de ce qui passe, et ces pensées du présent déjà perdu. Je m'arrête étonné: j'écoute ce qui subsiste encore; je voudrais entendre ce qui subsistera: je cherche dans le mouvement de la forêt, dans le bruit des pins, quelques-uns des accents de la langue éternelle.

Force vivante! Dieu du monde! j'admire ton œuvre, si l'homme doit rester; et j'en suis atterré, s'il ne reste pas.

LETTRE XLIX

Méterville, 14 septembre, VI.

Ainsi, parce que je n'ai point d'horreur pour vos dogmes, je serais près de les révérer? Je pense que c'est tout le contraire. Vous avez, je crois, projeté de me convertir: et vous n'avez pas ri!

Dites-moi, me savez-vous quelque intérêt à ne pas admettre vos opinions religieuses? Si je n'ai contre elles ni intérêt, ni partialité, ni passion, ni éloignement même: quelle prise auront-elles pour s'introduire dans une tête sans systèmes, et dans un cœur que le remord ne leur préparera jamais.

C'est l'intérêt des passions qui empêche d'être chrétien. Je dirais volontiers que voilà un argument bien misérable. Je vous parle en ennemi: nous sommes en état de guerre, vous en voulez un peu à ma liberté. Si vous accusez les non-crédules de n'avoir pas la conscience pure, j'accuserai les crédules de n'avoir pas un zèle sincère. Il résultera de tout cela de vains mots, un bavardage répété partout jusqu'à la satiété, et qui jamais ne prouvera rien.

Et si j'allais vous dire qu'il n'y a de chrétiens que les méchants, puisqu'il n'y a qu'eux qui aient besoin de chimères pour ne pas voler, égorger, trahir. Certains chrétiens dont l'humeur dévote et la croyance burlesque ont dérangé le cœur et l'esprit, se trouvent toujours entre le désir du crime et la crainte du diable. Selon la méthode vulgaire de juger des autres par soi-même, ils sont alarmés dès qu'ils voient un homme qui ne se signe point: il n'est pas des nôtres, il est contre nous; il ne craint pas ce que nous craignons, donc il ne craint rien, donc il est capable de tout; il n'a pas les mains jointes, c'est qu'il les cache; il y a sûrement un stylet dans l'une et du poison dans l'autre.

Je n'en veux point à ces bonnes gens: comment croiraient-ils que l'ordre suffise, le désordre est dans leurs idées? D'autres parmi eux me diront: Voyez tout ce que j'ai souffert, d'où aurais-je tiré ma force, si je ne l'avais pas reçue d'en haut?—Mon ami, d'autres ont souffert davantage, et n'ont rien reçu d'en haut: il y a encore cette différence qu'ils n'en font pas tant de bruit, et ne se croient pas bien grands pour cela. On souffre, comme on marche. Quel est l'homme qui peut faire vingt mille lieues? Celui qui fait une lieue par jour et qui vit soixante ans. Chaque matin ramène des forces nouvelles; et l'espérance éteinte, laisse encore un espoir vague.

Les lois sont évidemment insuffisantes. Eh bien, je veux vous montrer des êtres plus forts que vous, et qui sont presque toujours indomptés; qui vivent au milieu de vous, non seulement sans frein religieux, mais même sans lois; dont les besoins sont souvent très mal satisfaits; qui rencontrent ce qu'on leur refuse, et ne font pas un mouvement pour l'arracher: et parmi eux, trente-neuf au moins sur quarante mourront sans avoir nui, tandis que vous prônez l'effet de la grâce, si, parmi vos chrétiens, il y en a dans ce cas, trois sur quatre.—Où sont ces êtres miraculeux, ces sages?—Ne vous fâchez point; ce ne sont pas des philosophes, ce n'est pas du tout des êtres miraculeux, ce n'est pas des chrétiens; c'est tout bonnement ces dogues qui ne sont ni muselés, ni gouvernés, ni catéchisés, et que vous rencontrez à tout moment, sans exiger que leur gueule terrible fasse, pour vous rassurer, un signe sacré.—Vous plaisantez.—De bonne foi que voulez-vous qu'on fasse autre chose.

Toutes les religions s'anathématisent, parce qu'aucune ne porte un caractère divin. Je sais bien que la vôtre a ce caractère, mais que le reste de la terre ne le voit point, parce qu'il est caché: je suis comme le reste de la terre, je discerne fort mal ce qui est invisible.

On ne dit pas que la religion chrétienne soit mauvaise; mais que pour la croire, il faut la croire divine, ce qui n'est pas aisé. Elle peut être fort belle, comme ouvrage humain; mais une religion ne saurait être humaine, quelque terrestres que soient ses ministres.

Pour la sagesse, elle est humaine; elle n'aime pas à s'élever dans les nues pour retomber en débris; elle exalte moins les têtes, mais elle ne les expose point à l'oubli des devoirs par le mépris de ses lois démasquées. Elle ne défend point d'examen, et ne craint point d'objections; il n'y aura pas de prétexte pour la méconnaître; la dépravation du cœur reste seule contre elle; et si la sagesse humaine était la base des institutions morales, son empire serait à peu près universel, puisqu'on ne pourrait se soustraire à ses lois sans faire par là même un aveu formel de sa turpitude.—Nous ne convenons pas de cela; nous n'approuvons pas la sagesse.—C'est que vous êtes conséquents.

Je laisse les hommes de parti qui font semblant d'être de bonne foi, et qui vont jusqu'à se faire des amis pour qu'on sache qu'ils les ont convertis: je reviens à vous qui êtes vraiment persuadé, et qui voudriez me donner ce repos que je n'aurai point.

Je n'aime pas plus que l'on soit intolérant contre la religion qu'en sa faveur. Je n'approuve guère davantage ses adversaires déclarés, que ses zélateurs fanatiques. Je ne décide pas que l'on doive se hâter, dans certains pays, de détromper un peuple qui croit vraiment, pourvu qu'il ait passé le moment des guerres sacrées, et qu'il ne soit déjà plus dans la ferveur des conversions. Mais quand un culte est désenchanté, je trouve ridicule qu'on prétende ramener ses prestiges: quand l'arche est usée, quand les lévites embarrassés et pensifs autour de ses débris, me crient: n'approchez pas, votre souffle profane les ternirait; je suis obligé de les examiner, pour voir s'ils parlent sérieusement.—Sérieusement? Sans doute; et l'Eglise qui ne périra point, va rendre à la foi des peuples, cette antique ferveur dont le retour vous paraît chimérique?—Je ne suis pas fâché que vous en fassiez l'expérience: je n'en conteste point le succès; et je le désirerais volontiers; ce serait un fait curieux.

Puisque c'est toujours à eux que je finis par m'adresser, il est temps de fermer une lettre qui n'est pas pour vous. Nous garderons chacun nos opinions sur ce point; et nous nous entendrons très bien sur les autres. Les manies superstitieuses et les écarts du zèle, n'existent pas plus pour un véritable homme de bien, que les périls tant exagérés de ce qu'ils appellent ridiculement athéisme. Je ne désire point que vous renonciez à cette croyance; mais il est très utile qu'on cesse de la regarder comme indispensable au cœur de l'homme; car si l'on est conséquent, et qu'on prétende qu'il n'y a pas de morale sans elle, il faut rallumer les bûchers.

LETTRE L

Lyon, 22 juin, septième année.

Depuis que la mode n'a plus cette uniformité locale qui en faisait aux yeux de tant de gens une manière d'être nécessaire, et à peu près une loi de la nature; chaque femme pouvant choisir la mise qu'elle veut adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient.

Les gens qui entrent dans l'âge où l'on aime à blâmer, ce qui n'est pas comme autrefois, trouvent de très mauvais goût que l'on n'ait plus les cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d'un noble diamètre, et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables maintenaient une grande pureté de mœurs; mais depuis, les femmes ont perverti leur goût, au point d'imiter les seuls peuples qui aient eu du goût: elles ont cessé d'être plus larges que hautes; et ayant quitté par degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu'à pouvoir respirer et manger quoique habillées.

Je conçois qu'une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la roideur ancienne, la manière des Goths; mais je ne puis les excuser de mettre une si risible importance à ces changements qui étaient inévitables.

Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des mœurs actuelles. Ce sont presque infailliblement des hommes sans mœurs. Les autres, s'ils les blâment, n'y mettent du moins pas cette chaleur qui m'est suspecte.

Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joué des mœurs parlent ensuite de bonnes mœurs avec exclamation; qu'ils en exigent si sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur ôter; et qu'ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d'elles ont eu le malheur de ne les pas mépriser eux-mêmes. C'est une petite hypocrisie dont je crois même qu'ils ne s'aperçoivent pas: c'est davantage encore et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des excès de leurs habitudes, et du désir secret de trouver une résistance sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre: c'est une suite de l'idée que d'autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la crainte qu'on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire manquer à d'autres en leur faveur.

Lorsque les années font qu'ils n'ont plus d'intérêt à introduire le mépris de tous les droits, l'intérêt de leurs passions, qui fut toujours leur seule loi, commence à les avertir qu'on violera ces mêmes droits à leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les mœurs sévères qui les gênaient, ils déclament maintenant contre les mœurs libres qui les inquiètent. Ils prêchent bien vainement; des choses bonnes recommandées par de tels hommes, tombent dans le mépris, au lieu d'en recevoir une nouvelle autorité.

Aussi vainement quelques-uns disent que s'ils s'élèvent contre des mœurs licencieuses, c'est qu'ils en ont reconnu les dangers: cette cause, quelquefois réelle, n'est pas celle à laquelle on croit, parce qu'on sait bien qu'ordinairement l'homme qui a été injuste quand cela lui était commode pendant l'âge des passions, ne devient juste ensuite que par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence même, est encore plus méprisée, parce qu'elle est moins franche.

Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la réflexion, par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et qu'ils ne pourraient improuver naturellement, qu'après y avoir pensé: voilà, à mon avis, la plus grande preuve d'une dépravation réelle. Je suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix de la nature qui se révolte et qui rappelle au fond des cœurs ses lois méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines bornes: cela les rassure et les console.

Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en penserez, et si je serai seul à voir ainsi; car je n'assure point que ce soit la vérité, je conviens même que beaucoup d'apparences sont contre moi.

Ma manière de penser là-dessus ne pouvait guère résulter que de ce que j'éprouve personnellement: je n'étudie pas, je ne fais pas d'observations systématiques; j'en serais assez peu capable. Je réfléchis par occasion; je me rappelle ce que j'ai senti. Quand cela me conduit à examiner ce que je ne sais pas par moi-même, c'est du moins en cherchant mes données dans ce qui m'est connu avec plus de certitude, c'est-à-dire dans moi: ces données n'ayant rien de supposé ou d'hypothétique, servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur est analogue ou opposé.

Je sais qu'avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et la fade suffisance qui abuse de tout ce qui n'avertit pas que l'on sera réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre, soient tout à fait exemptes de blâme: celles d'entre elles qui n'en méritent pas un autre, oublient du moins qu'on vit parmi la foule, et cet oubli est une imprudence. Mais ce n'est point d'elles qu'il s'agit; je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire sur les hommes de différents caractères.

Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de respecter ce qu'ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs discours qu'ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des hommes qui ne raisonnent point leur conduite et qui s'abandonnent aux fantaisies de l'instant présent, s'avisent de trouver de l'indécence à des choses où je n'en sens point, et où la réflexion même ne blâmerait que l'inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui par elles-mêmes et lorsqu'elles ne sont point déplacées, paraissent toutes simples à d'autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une pudeur réelle et non l'hypocrisie ou la superstition de la pudeur.

C'est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure des choses, une importance si grande; il suffira d'être familiarisé avec ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d'en mettre aux choses elles-mêmes.

Lorsqu'une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu'on l'embrassât dans des jeux de société; qui, mariée à vingt-deux, n'envisageait qu'avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur dans ses bras; je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa part. J'y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d'autant plus qu'une morale fausse altère toujours la candeur de l'âme, et qu'une longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s'il y a de la fausseté dans son cœur, il y a bien plus encore d'ineptie dans sa tête. On lui a rendu l'esprit faux, on l'a retenue sans cesse dans la terreur des devoirs chimériques; on ne lui a pas donné le moindre sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin des choses, on l'a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les rapports ne sont plus sensibles; les proportions deviennent arbitraires; les causes, les effets sont comptés pour rien; les convenances des choses sont impossibles à découvrir. Elle n'imagine pas même qu'il puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu'on lui a imposée, et dans d'autres rapports que les relations obscures entre ses habitudes les plus secrètes et la volonté impénétrable des intelligences qui veulent toujours autrement que l'homme.

On lui a dit: «Fermez les yeux; puis marchez droit devant vous, c'est le chemin du bonheur et de la gloire; c'est le seul; la perte, l'horreur, les abîmes, l'éternelle damnation remplissent tout le reste de l'espace.» Elle va donc aveuglément, et elle s'égare en suivant une ligne oblique. Cela devait arriver: Si vous marchiez les yeux fermés, dans un espace ouvert de toute part, vous ne retrouveriez point votre première direction, lorsqu'une fois vous l'auriez perdue, et souvent même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s'aperçoit point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd avec confiance. Si elle s'en aperçoit, elle se trouble et s'abandonne; car elle ne connaît pas de proportions dans le mal, elle croit n'avoir rien de plus à perdre, dès qu'elle a perdu cette première innocence qu'elle estimait seule et qu'elle ne saurait retrouver.

On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse la plus sévère, et avoir horreur d'un baiser comme d'un sacrilège; mais s'il est obtenu, elles pensent qu'il n'y a plus rien à conserver, et se livrent uniquement, parce qu'elles se croient déjà livrées. On ne leur avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas, comme si l'on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais franchi, ou que l'on serait toujours là pour les retenir ensuite.

La dévote dont je parlais, n'évitait pas des imprudences, mais elle redoutait un fantôme. Il s'ensuivra naturellement que lorsqu'on lui aura dit à l'autel, de coucher avec son mari, elle l'égratignera les premiers jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on lui baisait la main, mais c'était par instinct; elle s'y fait, et ne l'est plus quand on jouit d'elle. C'était son ambition d'être placée au ciel parmi les vierges; mais elle n'est plus vierge; cela est irrémédiable, que lui importe le reste? Elle devait tout à Jésus son époux céleste, et à l'exemple que la Sainte Vierge donna. Maintenant elle n'est plus la suivante de la Vierge, elle n'est plus épouse céleste; un homme l'a possédée, si un autre homme la possède aussi, quel grand changement cela fera-t-il? Les droits d'un mari font très peu d'impression sur elle; elle n'a jamais réfléchi à des choses si mondaines; il est très possible même qu'elle les ignore; et il est très certain, du moins, qu'elle n'en est pas frappée, parce qu'elle n'en sent pas la raison.

A la vérité, elle a reçu l'ordre d'être fidèle; mais c'est un mot dont l'impression a passé, parce qu'elle appartenait à un ordre de choses sur lequel elle n'arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de s'entretenir avec elle-même. Dès qu'elle a couché avec un homme, ce qui l'embarrassait le plus est fait; et s'il arrive qu'en l'absence de son mari, un homme, plus saint que lui, ait l'adresse de répondre à ses scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle a cédé en se mariant; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses premières jouissances, parce que c'est une chose qui n'est plus nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme elle ne s'inquiète point d'une prudence terrestre, comme elle aurait horreur de porter des précautions dans le péché, de l'attention et de la réflexion dans un acte qu'elle permet à ses sens, mais dont son âme écarte la souillure; il arrivera encore qu'elle sera enceinte, et que souvent elle ignorera, ou doutera si son mari est le père de l'enfant dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser dans l'erreur, pourvu qu'elle ne prononce pas un mensonge, que de l'exposer à se mettre dans une colère qui offenserait Dieu, que de s'exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur.

Il est très vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas une pareille conduite: et je ne parle ici contre aucune religion. La morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors très bons et très heureux. La religion, qui est la morale moins raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des choses; mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée par une sanction divine; la religion, bien entendue, ferait les hommes parfaitement purs. Si je parle d'une dévote, c'est parce que l'erreur morale n'est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins du cœur humain que dans les erreurs des dévots. J'admire la religion telle qu'elle devait être; je l'admire comme un grand ouvrage. Je n'aime point qu'en s'élevant contre les religions, on nie leur beauté, et l'on méconnaisse ou désavoue le bien qu'elles étaient destinées à faire. Ces hommes ont tort: le bien qui est fait, en est-il moins un bien pour être fait d'une manière contraire à leur pensée? Que l'on cherche des moyens de faire mieux avec moins; mais que l'on convienne du bien qui s'est fait autrement, car enfin il s'en est fait beaucoup. Voilà quelques mots de ma profession de foi: nous nous sommes crus, je pense, trop éloignés l'un de l'autre en ceci.

Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras. Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en lui-même, je vous avertis que j'y veux conserver toute la liberté épistolaire quand cela m'arrange.

Ces hommes dont les jouissances inconsidérées ou mal choisies, ont perverti les affections, et abruti les sens, ne voient plus, je crois, dans l'amour physique que les grossièretés de leurs habitudes: ils ont perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque, parce qu'il n'y a plus chez eux d'intervalle entre la sensation qu'ils en reçoivent, et l'appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce besoin réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu'embrasés; mais comme ils n'ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n'ont pas su distinguer ce qui convenait, d'avec ce qui ne convenait pas, même dans l'abandon des sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les mœurs, en perdant les manières; et qui sont méprisables, non pas précisément parce qu'elles donnent le plaisir, mais parce qu'elles le dénaturent, parce qu'elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté. Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en confondant des choses d'un ordre très différent, ils ont laissé s'échapper les séduisantes illusions; comme leurs imprudences ont été punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n'est plus allumée que par l'habitude: leurs sensations plus indécentes qu'avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu'ils ont eux-mêmes mérité, tout leur rappelle ce que l'amour a d'odieux, et peut-être ce qu'il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les âmes pures, tout ce qu'il a d'aimable et d'heureux n'est plus pour eux. Ils sont parvenus à ce point qu'il ne leur faut que des filles pour s'amuser sans retenue, et avec leur dédain habituel; ou des femmes très modestes qui puissent leur en imposer encore quand aucune délicatesse ne les contient plus, et qui, n'étant pas des femmes à leur égard, ne leur donnent point le sentiment importun de ce qu'ils ont perdu.

N'est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c'est que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus être émus que par une sorte de surprise? Ce qui fait leur humeur chagrine, c'est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions ordinaires et faciles. Ils n'ont plus la faculté de voir que les choses qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement: comme un homme presque aveugle n'est averti de la présence de la lumière qu'en passant brusquement des ténèbres à une grande clarté.

Quiconque entend quelque chose aux mœurs, trouvera que la femme méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes visibles, prépare pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d'en imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder seul. Elle rit avec son amant; elle plaisante son mari trompé: je mets au-dessus d'elle une courtisane, qui conserve quelque dignité, quelque choix, et surtout quelque loyauté dans ses mœurs trop libres.

Si les hommes étaient seulement sincères; malgré leurs intérêts personnels, leurs oppositions et leurs vices, la Terre serait encore belle.

Si la morale qu'on leur prêche était vraie, conséquente, jamais exagérée; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant leurs justes proportions; si elle ne tendait qu'à leur fin réelle: il ne resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une poignée d'hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la justice.

On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les maniaques: le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu d'hommes qui ne soient pas susceptibles de raison; mais beaucoup ne savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent de porter son nom; si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la présente.

Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques, l'incertitude absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés; comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et ceux qui auraient un but invariable.

Quand il n'y a plus de principe dans le cœur, on est bien scrupuleux sur les apparences publiques et sur les devoirs d'opinion: cette sévérité déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. «En réfléchissant, dit J.-J., à la folie de nos maximes qui sacrifient toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le langage est d'autant plus chaste que les cœurs sont plus corrompus, et pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes.»

Peut-être est-ce un avantage d'avoir peu joui: il est bien difficile que des plaisirs tant répétés, le soient toujours sans mélange et sans satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l'habitude qui dissipe les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d'un bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu'on n'attendait pas: ils ne portent plus l'imagination de l'homme au-delà de ce qu'il concevait: ils ne l'élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu trop connu: l'espérance rebutée l'abandonne à ce sentiment pénible d'une volupté qui s'échappe, à ce sentiment du retour qui, si souvent, est venu la refroidir. On se souvient trop qu'il n'y a rien au-delà; et ce bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n'est plus qu'un amusement d'une heure et le passe-temps de l'indifférence. Des sens épuisés, ou du moins satisfaits, ne s'embrasent plus à une première émotion; la présence d'une femme ne les étonne plus; ses beautés dévoilées ne les agitent plus d'un frémissement universel; la séduisante expression de ses désirs ne donne plus à l'homme qu'elle aime une félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu'il obtient; il peut imaginer qu'elle finira; sa volupté n'a plus rien de surnaturel: celle qu'il possède n'est plus qu'une femme; et lui-même a tout perdu, il ne sait plus aimer qu'avec les facultés d'un homme.

Il est bien l'heure de finir; le jour commence. Si vous êtes revenu hier à Chessel, vous allez, en ce moment, visiter vos fruits. Pour moi qui n'ai rien de semblable à faire, et qui suis très peu touché d'un beau matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je ne suis point fâché quand le jour paraît, d'avoir encore une nuit tout entière à passer, afin d'arriver sans peine à l'après-midi dont je me soucie peu.

LETTRE LI

Paris, 2 septembre, VII.

Un nommé saint Félix, qui fut ermite à Franchard[50], a, dit-on, sa sépulture auprès de ce monastère sous la Roche qui pleure. C'est un grès dont le cube peut avoir les dimensions d'une chambre de grandeur ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à goutte, de l'eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave: et comme les siècles l'ont creusée par l'effet insensible et continu de l'eau, cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour; au bout de la neuvaine, plusieurs sont en bon état.

Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd'hui d'un endroit auquel je n'ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste, et j'écris. Quand je suis d'une humeur plus heureuse, je parviens à me passer de vous; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais bien des gens qui prendraient cela fort mal; c'est leur affaire: assurément ils n'auront pas à se plaindre de moi, ce n'est pas eux que je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j'ai laissé ma fenêtre ouverte toute la nuit; et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse: je conçois que j'aie pensé à ce monument d'une religion mélancolique dans les bruyères et les sables de la forêt. Le cœur de l'homme si mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît, et semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve une vénération immortelle. Il dit aux hommes: «Je renonce à tout ce que prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d'être l'un de vous»; et cette abnégation le place sur l'autel, entre le pouvoir suprême et toutes les espérances des hommes.

Les hommes veulent qu'on aille à la gloire avec fracas, ou avec un détour hypocrite; en les massacrant, ou en les trompant; en insultant à leur malheur, ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste, celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m'est fort égal, quant à moi. Je me sens très disposé à mettre l'opinion des sages avant celle du peuple. Posséder l'estime de mes amis et la bienveillance publique, serait un besoin pour moi; une grande réputation ne serait qu'un amusement; je n'aurai point de passion pour elle, j'aurais tout au plus un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui, pendant que je vis, n'est presque rien encore, et qui s'agrandira quand je ne serai plus rien? C'est l'orgueil des vivants qui prononce avec tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis, et aux caprices de l'opinion. Il me suffit que l'homme vrai ne puisse pas accuser ma mémoire; le reste est vanité. Le hasard en décide trop souvent, et les moyens m'en déplaisent plus souvent encore: je ne voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans l'atteindre est trop humiliant; la mériter et la perdre est triste peut-être; et l'obtenir n'est pas la première fin de l'homme.

Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes; et si notre sort nous éloigne des grandes choses, n'abandonnons pas du moins ce que la gloire ne récompensera point: laissons les incertitudes, et soyons bons dans l'obscurité. Assez d'hommes, cherchant la renommée pour elle-même, donneront à l'état une impulsion peut-être nécessaire dans les grands Etats: pour nous, cherchons seulement à faire ce qui devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du destin qui l'accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à l'héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions.

Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je m'ennuie déjà à Paris: ce n'est pas que la ville me déplaise absolument, mais je ne saurais jamais me plaire dans des lieux où je ne suis qu'en passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers voisins au fond des prés, entre des bois, près d'une ville, et loin pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations sérieuses: et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent autant que les grandes, quand celles-ci n'agitent pas trop. Je ne désirerais point maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans les montagnes: je ne veux plus des choses si simples; puisque je n'ai pu avoir très peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort ont accru mes besoins: je cherchais cette simplicité où repose le cœur de l'homme, je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d'arranger cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile; et trouvant tout ce qu'il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais pas de quoi remplir les heures d'un esprit inquiet. Je commence à projeter, à porter les yeux sur l'avenir, à penser à un autre âge: j'aurais aussi la manie de vivre!

Je ne sais si vous faites assez d'attention à ces riens, qui rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui viennent s'y joindre; à ces minuties qui cessent d'en être, puisqu'on s'y attache, qu'on s'empresse pour elles, et qu'on se hâte d'y courir ensemble. Lorsque aux premiers jours secs après l'hiver, le soleil échauffe l'herbe où l'on est tous assis; ou lorsque les femmes chantent dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les chênes; n'est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l'opéra où l'haleine de deux mille corps d'une propreté et d'une santé plus ou moins suspecte, vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés d'une vie libre! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus, nous les partageons du moins; nous voyons nos femmes les aimer, et nos enfants en faire leurs délices. Violettes que l'on trouve avec tant de jouissance, que l'on cherche avec tant d'intérêt! fraises, mûrons[51], noisettes; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues; pommes de sapin pour le foyer d'automne! douces habitudes d'une vie plus naturelle! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres heureuses!... Je vous vois; vous me glacez. Vous dites: j'attendais une exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d'une cantatrice?

Vous avez tort: vous êtes trop raisonnable; quel plaisir y avez-vous gagné? Cependant j'ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme vous.

Il est arrivé. Qui? Lui. Il mérite bien de n'être pas nommé: je crois qu'il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête... Vous rirez peut-être aussi de cela: mais vraiment la direction du nez forme, avec la ligne du front, un angle si peu sensible!... Comme vous voudrez; laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste, vous m'accorderez qu'il n'est pas un radoteur. Je soutiens que de trouver le caractère et surtout les facultés des hommes dans leurs traits, c'est une conception du génie, et non pas un écart de l'imagination. Examinez la tête d'un des hommes les plus étonnants des siècles modernes. Vous le savez; en voyant son buste j'ai deviné que c'était lui. Je n'avais nul autre indice que le rapport de ce qu'il avait fait avec ce que je voyais. Heureusement je n'étais pas seul, et ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des siècles on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations, les moyens naturels; mais on sera toujours exposé à l'erreur pour cette partie du caractère, que les causes accidentelles modifient, sans avoir le temps ou le pouvoir d'altérer sensiblement les traits. De tous les ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je crois, le plus curieux[52]: je vous le porterai; nous l'avons parcouru trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de nouveau. Je n'en veux rien dire de plus aujourd'hui, parce que je prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup disputer.

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