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Oeuvres complètes, tome 2

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The Project Gutenberg eBook of Oeuvres complètes, tome 2

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Title: Oeuvres complètes, tome 2

Author: Laurence Sterne

Release date: April 12, 2020 [eBook #61816]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
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Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 2 ***

ŒUVRES
COMPLÈTES
DE
LAURENT STERNE.

NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.

TOME SECOND.

A PARIS,
Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.
AN XI.—1803.

Ce volume contient

La seconde partie des Opinions de Tristram Shandy.

VIE
ET OPINIONS
DE
TRISTRAM SHANDY.

CHAPITRE PREMIER.
Le Docteur Slop va aussi son petit train.

Eh! arrive! arrive! Le voilà! Oui, c'est lui, c'est Obadiah, et il est chargé de tous les instrumens chirurgicaux du docteur Slop, et il montre de loin le sac verd où ils sont renfermés…

—Les voici, dit Obadiah, en mettant le sac verd sur la table; et voilà la couronne que je t'ai promise, dit mon père, et voilà aussi la mienne, dit mon oncle Tobie.

—A présent que j'ai mes outils, dit le docteur Slop, et que je puis être utile à madame Shandy, je crois qu'il est à propos d'envoyer savoir comment elle se trouve.

—Point d'inquiétude, dit mon père; j'ai donné des ordres précis à la vieille sage-femme de nous avertir aussitôt qu'il surviendroit quelque difficulté…

—Des ordres à la vieille sage-femme? reprit le docteur Slop. Quoi! que voulez-vous dire? Qu'est-ce que cela signifie?

—Ne vous fâchez point, docteur, dit mon père en souriant, avec un air d'embarras. Il faut que vous sachiez que vous n'êtes ici qu'en qualité d'auxiliaire. Ce sont les termes d'un traité solennel qui s'est fait, bien contre mon gré, entre ma femme et moi. Il est même convenu que vous ne serez d'aucun secours, si la vieille sage-femme est assez adroite pour se passer de vous.

—Mais, comment diable?…

—J'ai fait ce que j'ai pu, continua mon père, mais les femmes ne se mènent pas toujours comme on veut; elles ont leurs idées: et puis, à parler vrai, ce n'est pas nous qui sommes là. Elles portent tout le fardeau; il faut bien leur passer quelque chose, et le moins qu'on puisse leur permettre en cette occasion, c'est d'agir en souveraines, et de se mettre entre les mains de qui bon leur semble…

Elles ont raison, dit mon oncle Tobie… Mais, monsieur, reprit le docteur Slop, en s'adressant à mon père, et sans égard pour l'opinion de mon oncle Tobie, j'aimerois beaucoup mieux leur céder quelque chose de moins essentiel. Un père de famille attentif, et qui veut perpétuer sa race, ne doit pas souffrir qu'elles s'arrogent une pareille prérogative… Il y a tant d'autres choses qu'on peut leur laisser à gouverner.

—Je ne sais, dit mon père avec un peu de vivacité, ce qu'on pourroit leur abandonner… Mais il me semble qu'il n'y a rien de si simple, que de leur laisser le choix de la personne qui doit les aider à mettre nos enfans au monde.

—Pour moi, dit le docteur Slop, j'aimerois presque autant leur laisser le privilége de les faire faire par qui elles voudroient.

—Puisque la chose est si sérieuse, dit mon oncle Tobie au docteur, je vous demande excuse…

—Monsieur, répliqua le Docteur, elle est de la plus grande importance. Aussi ne peut-on concevoir jusqu'à quel point l'émulation des grands maîtres s'est excitée depuis quelques années… Lucine en personne seroit aujourd'hui une ignorante.—L'art est parvenu à son plus haut degré de perfection. C'est singulièrement sur l'extraction prompte et sûre du fœtus que l'on s'est attaché à faire des découvertes.—Les soins qu'on a pris n'ont pas été inutiles… On a acquis, sur ce point, des lumières qui… en vérité, sont… tout-à-fait surprenantes, et qui…

—Je voudrois, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, que vous eussiez vu les armées prodigieuses que nous avions en Flandre… peut-être…

CHAPITRE II.

Il faut y veiller.

Laissons tomber le rideau sur cette scène. Ce ne sera pas pour long-temps: mais cela est indispensable. Il faut absolument que je fasse souvenir le lecteur d'une chose, et que je lui en apprenne une autre.

Celle que je veux lui apprendre vient pourtant un peu hors d'œuvre. Il auroit peut-être fallu que je la lui eusse apprise cinquante pages plus haut. J'y pensois bien dès ce moment; mais je prévoyois aussi qu'elle iroit mieux ici que là. Me suis-je trompé? J'en serois fâché; ce seroit un défaut dans mon livre qu'on ne manqueroit pas de me reprocher. Mais comme il n'y aura que celui-là, je m'en console.

Dès que j'aurai fini avec ces deux choses, les poulies tourneront et relèveront le rideau. Mon père, le docteur Slop et mon oncle Tobie reprendront leur conversation. Si elle est interrompue, ce ne sera pas ma faute.

Mon père, et c'est là ce que je veux rappeler au souvenir du lecteur, avoit, comme on l'a vu, des notions tout-à-fait particulières sur l'influence des noms de baptême.—On a également vu sans doute qu'il n'en avoit pas de moins singulières sur cet autre point qui précède.—Oui, on a dû voir cela: j'en ai assez dit pour le faire comprendre. Mais enfin, si l'on avoit pu deviner, dans les cinquante milliards d'opinions originales de mon père, celle dont je veux parler ici, je veux bien expliquer cette énigme, si c'en est une. C'est que mon père n'avoit pas des idées moins extraordinaires sur tous les étages de la vie de l'homme, depuis l'instant de sa conception jusqu'à sa seconde enfance, que sur les autres époques de sa vie.

M. Shandy, mon père, voyoit, monsieur, les choses tout autrement que ne les voyoit le vulgaire. C'est un privilége particulier qu'il tenoit de la nature. Les opinions des autres n'étoient, selon lui, que l'effet d'une routine de penser et de réfléchir qui ne lui convenoit point.—Non, point. C'étoit un rechercheur raffiné qui ne se laissoit point séduire par les notions les plus communément reçues. Il les traitoit même assez mal; il prétendoit que c'étoit presque autant d'impostures. On l'entendoit souvent dire que le point scientifique qui conduisoit à la connoissance exacte des choses, devoit être presque invisible, et que sans cela les minuties de la philosophie, qui devoient toujours emporter la balance, n'auroient presque aucun poids.—La connoissance, disoit-il, est comme la matière qui est divisible à l'infini. Un grain, une dragme fait tout aussi bien partie de la matière, que le poids de tout le globe terrestre.—En un mot, une erreur est toujours une erreur; il n'importe où elle se trouve, que ce soit dans une fraction ou dans un quintal. Elle est également fatale à la vérité.—La vérité est aussi lézée par l'erreur où l'on est sur l'aile d'un papillon, que par celle que l'on fait en raisonnant sur le disque du soleil, de la lune et de toutes les étoiles.—

Il se plaignoit que les affaires de ce monde alloient de mal en pis, précisément parce qu'on négligeoit de faire cette considération, et qu'on négligeoit encore plus d'en faire l'application aux affaires civiles et aux vérités spéculatives. En voilà le funeste effet, s'écrioit-il; c'est que l'arche politique cède au poids des affaires, et l'on ne peut se dissimuler que notre constitution, qui est si excellente à l'égard de l'église et de l'état, ne soit sapée par les fondemens, et ne menace ruine.

Vous vous écriez, disoit-il, que le peuple anglois est un peuple ruiné, perdu! Pourquoi cela? s'écrioit-il à son tour, en faisant usage du syllogisme de Zénon et de Chrysippe, sans savoir qu'il étoit d'eux; par quelle raison sommes-nous un peuple ruiné? Parce que nous sommes corrompus. Pourquoi, monsieur, êtes-vous corrompus? parce que nous sommes indigens. C'est notre indigence et non notre volonté qui nous perd. Mais pourquoi, ajoutoit-il, êtes-vous indigens? C'est parce que vous négligez, répondoit-il, la culture de votre sol. Nos billets de banque, monsieur, nos guinées, nos schellings même savent bien se conserver eux-mêmes.

Il en est ainsi, disoit-il, de toutes les sciences: on n'en altère point les points essentiels établis; les lois de la nature se défendent et se garantissent d'elles-mêmes… Mais l'erreur!… ajoutoit-il en fixant ma mère; l'erreur!… si monsieur… elle se glisse dans les plus petits trous, dans les plus petites crevasses que la nature néglige de garder.

Et c'est-là, madame, ce que je voulois vous rappeler de la façon de penser de mon père.—J'ai réservé pour cet endroit-ci ce que je voulois vous apprendre, et le voici; lisez.

CHAPITRE III.
Le chagrin rend injuste.

Il n'y avoit point de bonnes raisons, comme on sait, que mon père n'eût employées pour résoudre ma mère à se servir du ministère du docteur Slop.—Il vouloit absolument qu'elle le préférât à celui de la sage-femme; mais il n'avoit pu rien gagner sur elle. Il lui avoit parlé en philosophe, en chrétien, etc… Elle avoit toujours résisté, tout avoit été inutile.—Enfin pour dernière ressource, il s'étoit servi d'une raison singulière, qu'il croyoit infaillible, pour la déterminer à écouter favorablement sa proposition. Cependant, toute infaillible qu'elle étoit, elle ne lui réussit pas.—Il ne put jamais parvenir à en faire concevoir la force à ma mère…

Que je suis malheureux! s'écrioit-il, une après-midi qu'il venoit de raisonner avec elle une heure et demie entière, et le tout en vain: Que je suis malheureux! Oui, disoit-il, en mordant ses lèvres; c'est un fléau terrible pour tout homme qui se pique de faire des raisonnemens persuasifs, que d'avoir une femme dont la tête soit si lourde, l'esprit si hébêté, qu'elle ne puisse comprendre la moindre des conséquences qui en sont la suite. Non, elle ne les comprend point… ne les comprendra pas… Il seroit question de sauver son ame de la perdition, que cela lui seroit égal… Mariez-vous donc! hélas! la femme a, dit-on, été faite pour le bonheur de l'homme. Je le veux bien croire; mais ce n'étoit pas pour le mien.

CHAPITRE IV.
Il sait enfin où elle est.

C'est ainsi que mon père déploroit la fatalité de son destin. Ce qu'il y avoit de plus fâcheux pour lui dans l'aventure, c'est que son amour-propre en souffroit. L'argument dont il s'étoit servi avoit plus de force, dans son opinion, que tous les argumens du monde mis en bloc. Et ne point réussir dans une pareille circonstance, c'étoit recevoir une humiliation intolérable.—

Son raisonnement étoit appuyé sur la force de deux axiômes, qui lui paroissoient des arcs-boutans à toute épreuve, et que voici.

Selon lui, un homme étoit infiniment plus riche avec une once de son esprit personnel, qu'avec vingt milliers pesant de l'esprit d'autrui.—C'étoit-là le premier axiôme.

Le second étoit que l'esprit de chaque homme provenoit de son ame propre, et non de celle d'autrui.—Cet axiôme avoit sa source dans le premier.

Toutes les ames, disoit mon père, sont égales: c'est l'état de la nature. Je sais cependant qu'il y a très-fréquemment une grande différence entre les esprits. Les uns sont légers, frivoles, agréables; les autres sont lourds, réfléchis, maussades. Ceux-ci sont d'une pénétration vive; ceux-là ne conçoivent rien. Mais cela ne vient point de ce que la substance pesante des uns soit supérieure à celle des autres… Non, non, ajoutoit-il; il faut chercher la cause de cette différence dans l'organisation plus ou moins heureuse de la partie du corps où réside l'ame.

Mon père, entiché de ce système, s'étoit donc appliqué avec beaucoup d'ardeur, à chercher l'endroit où l'ame avoit fixé son séjour.—

Où étoit-ce? ce qu'il apprit sur ce point, lui fit d'abord reconnoître que ce n'étoit pas dans le lieu où Descartes l'avoit mise. Ce grand philosophe s'imaginoit qu'elle régnoit sur la sommité de la glande supérieure du cerveau; il disoit même que la nature y avoit placé, exprès pour l'ame, un coussin de la grosseur d'un pois.—C'est-là qu'aboutissent presque tous nos nerfs, et la conjecture de Descartes n'étoit pas mauvaise. Elle avoit frappé mon père, et il seroit peut-être tombé dans cette erreur, sans mon oncle Tobie qui le retint au bord du précipice… Votre oncle Tobie?… oui, lui même. Ce fut, à la vérité, sans le vouloir, et même sans y songer. Mais il n'y a que les sots qui ne profitent pas des choses qu'ils peuvent entendre. Un homme d'esprit ne perd rien, n'oublie rien, et s'en sert dans l'occasion. C'est ce que fit mon père. Mon oncle Tobie, en lui racontant ses exploits militaires, mêloit souvent l'histoire des autres avec la sienne… En lui parlant de la bataille de Lauden, il lui parla de l'aventure d'un officier Wallon, qui eut le cerveau à moitié emporté par une balle de mousquet… Cette circonstance n'auroit pas détruit le système de Descartes… Mais il y en avoit une autre qui le ruina entièrement. C'est que le chirurgien françois qui fut chargé de la guérison du malade, lui emporta le reste de cette partie précieuse d'un coup de bistouri.—Il en revint aussitôt en bonne santé, et reprit son service comme s'il avoit encore eu son cerveau complet.

Qu'est ce que la mort? disoit mon père. C'est la séparation de l'ame du corps, et pas autre chose. Oh! s'il est vrai qu'on peut agir et faire ses affaires sans cervelle, ce n'est donc pas là l'endroit où réside l'ame.

La conséquence étoit sans réplique, et mon père ne songea plus à penser comme Descartes.

Borry, fameux médecin milanois, et qui, par parenthèse, étoit peut-être encore plus poltron qu'il n'étoit habile, avoit assuré à Bartholin, dans une de ses lettres, qu'il avoit découvert un fluide léger, subtil, odoriférant, dans les cellules qui sont au derrière de la sommité du cerveau; et il prétendoit que c'étoit là le siége de l'ame raisonnable… Remarquez, je vous prie, cette épithète. Ce n'est pas sans raison que je l'ajoute. On est si éclairé depuis quelques siècles, qu'on a trouvé que tout homme vivant a deux ames. Le célèbre Métheglingius appelle l'une animus et l'autre anima. Mon père savoit, à une virgule près, tout ce que Borry avoit écrit là-dessus; mais il n'avoit jamais pu goûter son opinion; la seule idée le choquoit, le rebutoit. «Comment est-il possible, disoit-il, d'imaginer qu'un être aussi noble, aussi sublime, aussi intellectuel que l'anima ou même l'animus, ait pu choisir pour son domicile d'été et d'hiver une eau trouble? Supposons même qu'elle soit claire, limpide. Croira-t-on davantage que l'Être tout-puissant l'ait ainsi condamnée à y nager sans cesse?…» Mon père rejetoit loin de lui cette doctrine. Elle lui paroissoit folle, absurde, bête, imaginaire, etc… Personne ne savoit mieux entasser que lui les synonymes de mépris, quand l'occasion s'en présentoit.

L'opinion qui lui paroissoit la plus probable, la moins susceptible de critique et d'objections, c'est que l'ame résidoit auprès de la moëlle alongée, medulla oblongata. Les anatomistes hollandois sont généralement d'opinion que tous les petits nerfs de nos organes y prennent naissance. Cela fortifioit mon père dans cette idée.

Mais jusques-là, il n'y avoit rien de singulier dans son opinion. Il n'étoit sur ce point que d'accord avec tous les meilleurs philosophes de tous les siècles et de tous les pays, et ce n'est pas faire un grand effort que d'être du sentiment des autres. Combien de gens croient avoir le leur, et qui n'ont que celui d'autrui!

CHAPITRE V.
Je n'en sais rien.

Mais mon père n'étoit pas de même. Imbu de toutes les notions qu'on pouvoit avoir sur le siége de l'ame, il se fraya une route particulière à travers les opinions de tous les philosophes ses devanciers.—Il s'y enfonça tellement, qu'il en résulta, sur ce point, un nouveau système shandyen.—

N'allez pas, je vous prie, vous imaginer que ce fût quelque chose de hasardé.—Non, non. Mon père appuyoit ce système sur la plus forte base.

Soit que la subtilité, la finesse, la délicatesse de l'ame dépendît du degré de température, de fluidité, de transparence de la liqueur de Borry, ou de la contexture fine et déliée du cerveau, cela étoit égal; le système n'en étoit pas moins solide.

Qu'étoit-ce donc? Mon père, comme on le sait déjà, croyoit qu'il ne falloit rien négliger dans l'action même de la propagation de chaque individu de l'espèce humaine. Elle exigeoit, selon lui, autant de réflexions qu'on y en met peu. On ne pouvoit y apporter trop de soins, trop d'attention.—C'étoit-là le fondement de cette incompréhensible texture qui recèle la mémoire, l'esprit, l'imagination, l'éloquence, et tout ce que l'on conçoit sous le nom de talens.—Venoit ensuite l'influence des noms de baptême. Après ces deux causes primitives, qui dirigeoient tout ce qui arrive à l'homme pendant sa vie, il en venoit une troisième. C'étoit celle que les logiciens appellent sine quâ non; ce qui vouloit dire en anglois, en françois, en basque, et dans toutes les langues du monde, que l'action de la propagation ne signifioit absolument rien sans cela.—Enfin, pour qu'on le sache, cette troisième cause exclusive étoit la conservation intacte de cette toile si fine, si déliée, si délicate… Et comment faire pour qu'elle ne fût point endommagée par la compression violente que souffroit la tête, par la sotte méthode que l'on avoit de nous introduire dans ce monde la tête la première?

—Ceci exige de l'explication.—

CHAPITRE VI.
Cela est vrai.

Mon père lisoit toutes sortes de livres; c'est la manie de presque tous ceux qui aiment à lire. En lisant un jour celui de partu difficili, publié par Adrien Smelvogt, et que je ne connois guère, il tomba sur un calcul qui lui frappa l'esprit.—C'est que la tête, tendre, molle, flexible d'un enfant, au moment de l'accouchement, étoit accablée par la violence des efforts de la femme, d'un poids de quatre cent soixante-dix livres, qui agissoit perpendiculairement et sans obstacle.—Les os du crâne n'ayant point encore de consistance assez solide, cédoient à ce fardeau énorme; et c'est pourquoi de cinquante enfans qui naissoient, il y en avoit quarante-neuf dont la tête comprimée en venant au monde, étoit moulée dans la forme d'un morceau de pâte conique et oblong.—Justes dieux! s'écrioit mon père, quel changement, ou même quelle destruction cela ne doit-il pas opérer dans la forme délicate de la medulla oblongata du cerveau! ou si c'est le fluide de Borry, n'y a-t-il pas de quoi troubler la liqueur du monde la plus claire?

Mais ce n'étoit-là que peu de chose. Les craintes de mon père furent bien autrement vives, lorsqu'il apprit que ce n'étoit pas le seul effet terrible des efforts de la femme, et qu'en comprimant le crâne, elle le poussoit et le serroit vers la medulla oblongata, qui étoit le siége de l'ame.—«Que les anges et les ministres des faveurs du ciel nous protégent! disoit-il, avec toute l'expression du désir. Quelle ame peut résister à un choc si rude? Ah! je ne m'étonne pas de voir tant de défauts dans la toile intellectuelle du genre humain, et que nos meilleures têtes ne soient que des pelotons de soie mêlés. Tout n'est chez nous que désordre, confusion, embarras.»

CHAPITRE VII.
Mon père pourroit bien avoir raison.

Heureusement que mon père continua sa lecture. Il apprit que c'étoit la chose du monde la plus aisée pour un opérateur, que de tourner un enfant sens-dessus-dessous, et de lui faire faire une vire-vouste, une pirouette qui le feroit venir par les pieds… Par-là il n'y avoit plus de danger. La medulla oblongata étoit simplement poussée vers le cerveau.

«Par le ciel! s'écrioit-il, le monde conspire à nous faire perdre le peu d'esprit et d'entendement que la bonté divine nous a départi! Les virtuoses même de l'art obstétrique participent à cette conjuration. Et que m'importe par quel bout on introduise mon fils dans le monde, pourvu que tout aille bien dans la suite, et qu'au moment qu'il y entre, on ne bouleverse pas son ame en culbutant, ou en écrasant sa medulla oblongata, qui est le siége de son ame?»

Une fois qu'on a conçu une opinion, tout ce qu'on entend, tout ce qu'on voit, tout ce qu'on lit, semble concourir à la fortifier.

L'esprit de mon père se laissa préoccuper si fortement de celle-ci, qu'en moins d'un mois elle lui servoit à résoudre tous les phénomènes de stupidité et de génie qu'il rencontroit.—Il voyoit sur-le-champ par quelle raison le fils aîné étoit ordinairement le plus sot de la famille. «Le pauvre diable! disoit-il habituellement, cela ne doit pas surprendre; c'est lui qui a frayé la route à ses cadets. Ils lui ont, sans le savoir, l'obligation d'avoir plus d'esprit que lui.»—

CHAPITRE VIII.
Ce seroit le goût de bien des Dames.

C'est sûrement cette opinion de mon père qui a excité un des grands hommes de ce siècle à chercher dans la température des différens climats, l'esprit, la cause et l'origine des lois.—Mon père rendoit raison par-là de la subtilité et de la pénétration d'esprit des Asiatiques, et de tous les peuples qui habitent les climats chauds.—«Ce n'est pas précisément, disoit-il, que cet avantage leur vienne de ce qu'ils jouissent d'un ciel plus serein, qu'ils respirent un air plus pur, et qu'ils voient constamment luire le soleil… L'influence de ses rayons pourroit peut-être trop raréfier ou trop exalter les facultés de l'ame, de même qu'un climat froid pourroit peut-être trop les condenser, ou trop les épaissir…» Il remontoit jusqu'à la source; et c'est là que, débarrassé de tous les si, de tous les mais, qui auroient pu lui faire obstacle, il trouvoit la véritable raison de la supériorité qu'il remarquoit dans ces peuples. «La chose est simple, disoit-il; c'est que les femmes y accouchent plus facilement. Leurs plaisirs sont infiniment plus vifs, leurs peines infiniment moindres… Que n'y suis-je donc? disoit un jour madame…» Son nom est inutile, et d'ailleurs, quelle liste n'aurois-je pas à faire?… Mon père concluoit de-là que la compression de la tête de l'enfant étoit si légère, qu'elle ne pouvoit altérer l'organisation du cerveau et de la medulla oblongata.—Il croyoit même qu'il en étoit ainsi dans tous les accouchemens naturels et faciles, et qu'il n'y avoit pas un fil rompu ou déplacé… Avec quelle liberté l'ame alors pouvoit agir!…

CHAPITRE IX.
Les plus grands exemples ne persuadent pas toujours.

Mon père, parvenu à ce haut point de science, s'y fortifia bientôt de plus en plus. Quelle lumière n'y répandirent pas les merveilleux effets de l'opération césarienne! Combien de grands génies avoient brillé dans le monde, où ils n'étoient venus que par-là! «Vous le voyez, disoit-il, rien n'est si clair; le cerveau n'a point souffert par cette opération. La tête n'a pas été comprimée contre le peluis; le crâne n'a pas été poussé vers la medulla oblongata, il n'a pas été pressé par l'os pubis, ni par le coccix. Les heureuses suites en sont à découvert. Votre Jules César, qui a donné son nom à cette admirable opération, votre Hermès-Trismégiste, qui entra au monde de la même manière, avant que l'opération eût un nom; votre Scipion l'Africain, votre Manlius Torquatus, notre Edouard VI, dont le règne eût fait le bonheur de l'Angleterre, s'il eût vécu… ces héros, ces hommes rares, et tant d'autres qui figurent dans les annales de la renommée… hé bien! tous ces gens-là sont venus au monde par une incision que l'art a faite.»

Cette ouverture de l'abdomen rouloit depuis plus de six semaines dans la tête de mon père… Il avoit lu, et à force de lire et de réfléchir, il s'étoit convaincu qu'un coup de bistouri dans l'épigastrium n'étoit pas plus dangereux, que les coups de lancette que l'art de la phlébotomie distribue avec tant de prodigalité… Plein de cette idée, il se persuada que ma mère, frappée de toutes ces raisons, ne demanderoit pas mieux qu'on m'ouvrît un pareil passage… Juste ciel! à peine eut-il prononcé le mot… La mort même n'est pas plus pâle… Ma mère en tressaillit jusques dans la pointe des cheveux… Mon père n'insista pas. Il sortit, et se contenta de déplorer son malheur.

Il faut l'avouer; les héros que je viens de citer faisoient encore moins d'honneur au système de mon père que mon frère Robert.—Il étoit né, et il avoit été baptisé pendant un voyage que mon père avoit fait à Epsom.—C'étoit le premier enfant qu'eût ma mère… Avec cela, il étoit venu la tête la première… Jugez de son esprit! Il en avoit si peu, que mon père, après avoir essuyé le refus de ma mère, voulut au moins essayer si son fils puîné ne feroit pas une meilleure figure dans le monde en l'y faisant arriver par les pieds.—

Mais il ne pouvoit pas raisonnablement attendre une pareille complaisance de la part de la vieille sage-femme, ni de toute autre… livrées à la routine qu'elles ont apprise, elles ne veulent pas en sortir.—C'est ce qui excitoit mon père à prendre un accoucheur. Ces messieurs sont plus lestes, et franchissent plus aisément les idées communes.

Le docteur Slop, dans le grand nombre, lui parut mériter la préférence.—Ses ciseaux, de nouvelle invention, étoient, à la vérité, son instrument favori: mais cela ne l'avoit pourtant pas empêché, dans son traité, de dire quelque chose qui avoit rapport à l'opinion de mon père; et mon père jugea qu'il seroit plus disposé qu'un autre à la suivre.—Il s'embarrassoit peu que ce fût par des raisons purement obstétriques que le docteur Slop inclinât à faire venir l'enfant les pieds devant… Peut-être n'avoit-il pas songé au grand bien que cette méthode devoit faire à l'ame. Qu'importe?… il suffisoit que les vues de mon père se trouvassent remplies; tant mieux si celles du docteur Slop étoient un avantage de plus.

CHAPITRE X.
Eh bien! on attendra.

Enfin mon père et le docteur Slop se joignirent ensemble contre mon oncle Tobie, dans la conversation qui s'ensuivit.—Il est difficile de concevoir comment un homme qui avoit si peu de littérature, pouvoit se défendre contre deux champions de cette force… Vous pouvez faire là-dessus, madame, telles conjectures qu'il vous plaira; et tandis que votre imagination est en mouvement, vous pouvez aussi chercher à pénétrer par quelles causes la blessure que mon oncle Tobie reçut dans l'aine, lui donna un si grand fond de modestie.—Rien ne vous empêche aussi de vous former un système sur la perte fatale que j'ai faite de mon nez, en vertu du contrat de mariage de ma mère;—ni de faire des réflexions sur le malheur que j'ai essuyé d'être nommé Tristram, malgré les idées de mon père, et contre le désir de toute la famille, et même de mon parrain et de ma marraine.—Oui, madame, vous pouvez résoudre ces différens cas, et cinquante autres avec, si vous en avez le temps.—Mais je vous préviens d'avance que vous ferez des efforts inutiles. Le sage Alquife lui-même, et la fameuse Urgande, y perdroient leur magie.—Ce sont-là des énigmes trop difficiles à développer. Il y faut mon secours… mais attendez, s'il vous plaît, que j'en aie le temps; il viendra, et vous verrez alors une suite de choses que vous n'attendez sûrement pas.—

CHAPITRE XI.
Le Docteur Slop n'y est plus.

«Je voudrois, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, avec un peu plus de chaleur et de vivacité qu'il n'en mettoit ordinairement dans ses souhaits, je voudrois que vous eussiez vu quelles armées prodigieuses nous avions en Flandre…»

Mon oncle Tobie étoit bien éloigné de faire de la peine au docteur Slop; mais ce souhait fit sur lui la plus terrible impression… Oui, monsieur, le docteur en fut déconcerté. Cela seul jeta ses idées dans le désordre; elles se dispersèrent de tous côtés. Il ne put jamais les rallier.

En toutes disputes, soit qu'elles soient sur l'honneur, sur l'intérêt, sur l'amour, sur l'amitié, ou sur la haine; soit aussi qu'elles s'élèvent entre hommes ou femmes, il n'importe, je n'en fais aucune différence; rien n'est si dangereux, madame, que de faire partir ainsi de côté un souhait inattendu sur quelqu'un des athlétes.—Il n'en faut pas davantage pour l'abasourdir.—Remarquez pourtant que je ne parle pas ici de toutes les espèces d'hommes, et de toutes les espèces de femmes.—Il y en a dont l'humeur tenace, en pareil cas, ne cède qu'à des argumens immersifs; ce sont des dogues qui se chamaillent; il leur faut, tout au moins, l'épreuve de l'eau. Mais on n'avoit pas besoin, dans ces sortes de circonstances, de faire intervenir les élémens vis-à-vis de mon père, du docteur Slop, de mon oncle Tobie. Mon oncle Tobie, le docteur Slop et mon père étoient d'un autre acabit. Leurs perceptions plus fines, leurs sens plus délicats… enfin, vous voyez clairement qu'il faut des choses moins fortes pour étourdir certaines gens.—Un simple souhait suffit en pareille occasion, et je ne connois qu'un moyen d'en détourner l'influence. C'est de se lever aussitôt, et de souhaiter au souhaiteur quelque chose en retour, qui soit à-peu-près de la même valeur, et qui fasse équilibre.—On reste alors à l'unisson. C'est même le moins qui en puisse arriver; on peut quelquefois gagner l'avantage de l'attaque.—

J'éclaircirai tout cela dans mon chapitre des souhaits.—

Mais le docteur Slop n'entendoit rien à la nature de sa défense. Eperdu, confondu, stupéfait, Harpocrate en personne lui eût mis le doigt sur la bouche, qu'il n'auroit pas gardé un plus profond silence.—Il y avoit déjà quatre minutes et demie qu'il n'avoit parlé. La cinquième eût été fatale… mon père vit le danger. Jamais conversation n'avoit été plus intéressante.—Il ne s'agissoit rien moins que de savoir si l'enfant de ses prières et de ses efforts naîtroit avec une tête ou sans tête.—Il attendoit que le docteur Slop, en faveur de qui étoit le souhait de mon oncle Tobie, profitât du dernier moment qui lui restoit, pour user de son droit de représailles, et de le payer par un autre. Mais quand il vit sa confusion, et qu'il s'aperçut qu'il continuoit de regarder avec cette perplexité vague qui annonce l'embarras, l'étonnement et la surprise de l'ame, et que ses yeux se fixoient tantôt sur mon oncle Tobie, tantôt sur lui-même; qu'ils s'élevoient, s'abaissoient, qu'ils erroient le long de la corniche de la boiserie, et parcouroient de l'est à l'ouest, et du nord au midi, tous les points opposés du compas… enfin, quand mon père vit qu'il commençoit à compter les vieux clous dorés ou dédorés qui étoient sur les bras de son fauteuil, mon père jugea qu'il n'y avoit pas un moment à perdre, et il reprit lui-même le discours.

CHAPITRE XII.
Cela seroit à souhaiter.

«Quelles armées prodigieuses vous aviez en Flandre?…

Frère Tobie!…» dit mon père en ôtant sa perruque avec la main droite, tandis qu'il tiroit de sa poche droite, avec la main gauche, un mouchoir rayé des Indes pour s'essuyer la tête…

Mais, bon Dieu! mon père, que faisiez-vous là? à quoi songiez-vous? ne voyez-vous donc pas que vous aviez tort?… tort?… oui, sans doute, et en voici la raison.

Ah! j'aurois bien peu de raison moi-même de vouloir prouver à mon père, en style direct, qu'il avoit tort. Les enfans doivent respecter jusqu'aux erreurs de ceux qui leur ont donné l'existence.

Changeons donc vîte le mode de mon langage. Je ne mettrai le tort de mon père qu'en récit; encore ai-je là-dessus quelque scrupule.

CHAPITRE XIII.
Réflexions fort sensées.

Une bagatelle produit souvent de grands effets. Combien de sujets, qui n'étoient pas en eux-mêmes d'une plus grande importance, que de savoir avec quelle main mon père devoit ôter sa perruque, ont divisé les plus grands empires! combien de couronnes, pour des causes aussi légères, ont chancelé sur la tête des monarques! mais qui ne sait pas cela aussi bien que moi? il est donc inutile de dire que chaque chose en ce monde est liée à des circonstances qui donnent à chaque chose ses côtés, sa forme, sa figure… resserrez-les, étendez-les, elles font chaque chose ce qu'elle est, grande, petite, bonne, mauvaise, indifférente ou intéressante: c'est selon le cas.

Il est clair que le mouchoir de mon père étant dans sa poche droite, il n'auroit pas dû souffrir, dès qu'il en avoit besoin, que sa main droite s'engageât dans une autre occupation.—C'est à sa main gauche qu'il devoit entièrement confier le soin d'ôter sa perruque.—Les choses alors se seroient faites tout naturellement. L'envie d'essuyer sa tête lui seroit venue cent et cent fois, qu'il n'auroit eu qu'à fouiller tout simplement dans sa poche droite, avec la main droite, c'eût été la chose du monde la plus aisée. Il l'auroit fait sans effort et sans la moindre contorsion dans les tendons, les nerfs et les muscles de son corps.—

En ce cas, à moins que mon père n'eût voulu tenir sa perruque de mauvaise grâce avec la main gauche, en faisant faire quelques angles ridicules à son coude et à son poignet, toute son attitude eût été facile, naturelle, sans gêne; et Reynolds lui-même, tout grand peintre, tout peintre aimable qu'il soit, auroit pu le peindre de cette manière.

Mais la façon dont mon père s'y prit étoit bien différente.—C'étoit une attitude si originale!…

Vers la fin du règne de la reine Anne, et au commencement du règne de Georges Ier., les poches des habits étoient coupées si bas!—Je n'ai pas besoin d'en dire davantage.—Le père du mal lui-même se fût occupé, pendant un mois entier, à inventer quelque manière de les placer encore plus désavantageusement, qu'il n'auroit rien fait de pire.

CHAPITRE XIV.
Un rien nous déconcerte.

C'est une chose qui n'a jamais été facile sous aucun règne, à moins que vous ne soyez aussi mince et aussi fluet que moi, que de forcer votre main à traverser diagonalement tout votre corps pour fouiller dans le fond de votre poche opposée: mais en 1718, lorsque cette aventure arriva, cela étoit très-difficile.—Mon père, qui s'obstina au succès dans cette occasion, fut nécessairement obligé de faire faire à ses bras une espèce de zigzag qui auroit frappé les yeux les moins clairvoyans. Jugez s'il échappa à mon oncle Tobie qui en avoit tant vu! tous les zigzag de la porte saint-Nicolas lui revinrent sur le champ à l'esprit.—Un clou, dit-on, chasse l'autre, et les zigzag chassèrent aussitôt de son idée le sujet actuel de la conversation. Il ne songea plus qu'au siége de Namur, et déjà il sonnoit Trim pour lui dire d'aller chercher son plan, son compas et son secteur, afin de mesurer les angles de retour des traverses de l'attaque, et singulièrement celui où il avoit eu l'honneur de recevoir sa blessure dans l'aine… Mais mon père fronça le sourcil, rida son front… Il rougit, et mon oncle, mon pauvre oncle Tobie se trouva subitement désarçonné… il étoit déjà juché sur son cher califourchon, et comme il alloit courir!…

CHAPITRE XV.
Monsieur un tel et tant d'autres n'agissent pas de même.

Il en sera tout ce qu'on voudra; mais c'est une idée que j'ai conçue, et elle en vaut peut-être bien d'autres. Le corps de l'homme et son esprit sont précisément, selon moi, comme un just'aucorps garni de sa doublure. Déchirez l'un, vous déchirez l'autre. Je ne trouve en cela qu'une exception; c'est lorsque vous êtes assez heureux pour que le just'aucorps soit de ces espèces d'étoffes qui ont beaucoup d'apprêt, et qui se coupent, tandis que la doublure est d'un tissu flexible qui se prête et résiste.

Zénon, Cléanthe, Diogène le Babylonien, Antipater, Panætius et Posidonius parmi les Grecs… Caton, Varron et Sénèque parmi les Romains… Pantenus, Clément d'Alexandrie, et Montaigne parmi les chrétiens, avec une trentaine, et peut-être plus d'honnêtes gens aussi peu soucieux que moi, et dont je ne me rappelle malheureusement pas les noms, étoient de la même opinion.—Tous prétendoient que leurs jacquettes étoient faites de la même manière; vous les auriez pliées, dépliées, tournées, virées, chiffonnées, coupées, déchirées… Vous les auriez mises en lambeaux, vous les auriez effilochées, vous en auriez fait de la charpie… Tout cela étoit égal. Le dessous ne s'en ressentoit pas. Il n'en valoit pas moins d'une épingle.

D'honneur je me crois habillé de la même étoffe. Jamais justaucorps ne fut chatouillé plus vivement que le mien ne l'a été depuis quelque temps et cependant je déclare tout haut que sa doublure, autant que je puis m'y connoître, n'en vaut pas une obole de moins.

—Bon Dieu!—
Comme on l'a tiraillé!
Houspillé!
Coupaillé!
Croquevillé!
Tailladé!
Dépecé!
Déchiqueté!

Heureux! et mille fois heureux que la doublure en étoit souple! Un gant, bien passé, ne l'est pas davantage… Encore une fois, quel bonheur!… Par le ciel!… A la manière dont on a traité le dessus, il ne seroit pas resté un fil du dessous.

Vous messieurs, qui, de mois en mois, jouez le rôle d'inquisiteurs littéraires, et feuilletez ou ne feuilletez point du tout les écrits dont vous parlez, vous qui avez si cruellement mutilé mon pauvre justaucorps, d'où vient, je vous prie, paroissiez-vous aussi en vouloir à sa doublure? Que diable vous a-t-elle jamais fait?…

Vous m'en croirez si vous voulez: mais je vous assure que je vous recommande de toute mon ame, ainsi que vos affaires à l'Être tout-puissant, qui n'insulte personne… Que Dieu donc vous bénisse! Et si le mois prochain quelqu'un de vous grince encore les dents, et se déchaîne contre moi, comme vous avez fait au mois de mai, qui, par parenthèse, étoit fort chaud, ne soyez point surpris si, au lieu d'entrer en effervescence, je file doux sur la chose… J'ai pris mon parti à votre égard.—C'est que tant que je vivrai ou que j'écrirai, ce qui est à-peu-près la même chose, je ne vous ferai pas pire que mon oncle Tobie ne fit au moucheron importun qui bourdonnoit autour de son nez pendant le dîner… Il ouvrit doucement la fenêtre: «Va, va-t-en pauvre diable! dit-il, va, pourquoi te ferois-je du mal? ce monde est assez grand pour toi et pour moi.»

Je remarque cependant une chose: le moucheron avoit des ailes; bien lui en prit.

CHAPITRE XVI.
Le pauvre bonhomme!

Hélas! madame, tout homme qui auroit vu le prodigieux épanchement de couleur qui se fit sur le visage de mon père, lorsque mon oncle Tobie sonna Trim; et je vous assure (pittoresquement et scientificalement parlant) qu'il le fit rougir de six teintes et demie, si ce n'est même de l'octave entière au-dessus de son ton naturel; qui l'auroit vu, dis-je, dans ce moment, et qui, en même-temps, auroit observé le froncement de ses sourcils, et la contorsion ridicule et extravagante de tout son corps, se seroit, je crois, imaginé qu'il étoit atteint de quelque accès de rage.—Il n'y avoit que mon oncle Tobie seul qui ne pouvoit pas s'y méprendre.—Un autre, pour peu qu'il eût aimé ces espèces d'accords qui sortent de deux instrumens à l'unisson, se feroit aussitôt vissé sur le même ton… et alors quel tapage! quel bruit! quel fracas! La scène ne se seroit passée que dans le mode d'une sixième d'Aviso Scarlati… Con furia… Mais que Dieu m'accorde sa bénédiction! Quel rapport, quelle relation l'harmonie peut-elle avoir, con furia… con strepito?…

Tout cela veut dire, madame, qu'un autre que mon oncle Tobie eût conclu que mon père étoit en colère, et qu'il s'y seroit mis aussi, ou que du moins il l'auroit blâmé de s'y être mis. Mais mon oncle Tobie, dont le cœur interprétoit toujours le plus favorablement les choses qui se passoient sous ses yeux, ne blâma que le tailleur qui avoit placé la poche de mon père trop bas… Il se tint assis tranquillement jusqu'à ce que mon père en eût tiré son mouchoir… Il le regarda pendant tout ce temps avec un air qui exprimoit l'intérêt le plus tendre. Enfin mon père prit la parole.

CHAPITRE XVII.
Mon oncle Tobie argumente à sa mode.

—Quelles armées prodigieuses vous aviez en Flandre?…

«Frère Tobie! s'écria mon père, je te crois un des plus honnêtes hommes, un des cœurs les plus droits, une des ames les plus sensibles qui jamais ait existé… Je sais que ce n'est pas ta faute si tous les enfans qu'on a faits sont venus dans ce monde la tête la première… Tu n'es pas cause qu'on en verra peut-être arriver aujourd'hui un millier en Angleterre de cette façon, et qu'il n'en vienne ainsi une multitude d'autres par la suite.—Mais, crois-moi, mon cher Tobie, c'en est bien assez pour ces malheureuses créatures, que d'être la victime des écarts, des inattentions, des inadvertances de leurs pères au moment qu'ils songent à les faire… C'est bien assez des peines, des chagrins, des embarras, des difficultés qu'elles essuient dans ce monde après qu'elles y sont entrées, sans qu'il soit besoin de les exposer dans leur passage à des accidens et à des malheurs d'une autre espèce.—»

Mais, dit mon oncle Tobie, en mettant sa main sur le genou de mon père, et en le regardant fixement avec le désir d'avoir une réponse, ces dangers sont-ils plus grands aujourd'hui qu'ils n'étoient autrefois? «Frère Tobie, dit mon père, si un enfant naissoit vivant, s'il étoit bien constitué, s'il se portoit bien, si la mère n'essuyoit point d'accidens fâcheux, nos grands-pères, qui étoient des gens simples, n'en demandoient pas davantage. Mais…» Mon oncle Tobie retira aussitôt sa main de dessus le genou de mon père, se pencha doucement sur le dos de sa chaise, leva les yeux justement à la hauteur de la corniche de la chambre… Alors il dirigea ses muscles buccinatoires le long de ses joues, ses muscles orbiculaires autour de ses lèvres… Ces instrumens firent leur devoir, et mon oncle Tobie siffla son lilaburello.

CHAPITRE XVIII.
La précaution.

Mais quel autre bruit prend le dessus?… Ah! c'est le docteur Slop… Ciel! comme il frappe des pieds! comme il jure… Qu'a-t-il donc? A qui en veut-il?… La chose est éclaircie. C'est contre Obadiah qu'il s'exerce. Ah! Monsieur, j'aurois souhaité que vous l'eussiez entendu. Il vous auroit peut-être guéri pour jamais du vil défaut de jurer et de salir votre langage de toutes ces expressions ignobles et choquantes qui vous sont si familières.—

Si le récit pouvoit produire sur vous le même effet!… Voyons.

La gouvernante du docteur Slop remit à Obadiah, sans hésiter, les instrumens de son maître, et le sac verd qui en renfermoit le précieux dépôt.—Mais comment les porteroit-il? Cela lui donna quelque inquiétude, Obadiah en prit aussi. Après y avoir bien réfléchi, ils décidèrent qu'il les porteroit en bandoulière. Sur le champ il alongea les cordons du sac, en défaisant le nœud qui étoit trop près… Il le fit plus loin, et elle lui aida à passer sa tête et son bras. Cette invention étoit fort bonne; mais elle avoit un inconvénient. Elle laissoit l'entrée du sac ouverte, et il y avoit à craindre, on pouvoit même parier que les instrumens sortiroient du sac, lorsque Obadiah, qui se proposoit de ne faire qu'une course, se mettroit à galoper. Il fallut donc encore se consulter.—Le préservatif ne tarda pas à leur venir à l'esprit. Ce fut de rapprocher les bords du sac en forme de bourse, et de les retenir dans cet état avec les cordons. Un seul nœud n'eût peut-être pas résisté longtemps. Obadiah en fit une demi-douzaine qui ne lui coûtèrent de plus que la peine de les faire. Il n'étoit pas chiche de cette monnoie, et il y employa toute sa force.

Voilà donc les choses en règle. Elles répondoient surtout aux intentions de la ménagère du docteur Slop: mais ces précautions, quelque bien imaginées qu'elles fussent, n'étoient pas encore suffisantes pour remédier à des accidens qu'ils n'avoient prévus ni l'un ni l'autre. Obadiah partit. C'est alors qu'il s'aperçut que leur sagacité ne les avoit pas fait songer à tout. Les instrumens ne pouvoient pas sortir; cela étoit sûr. Mais libres dans le fond du sac, qui étoit devenu conique, ils ballotoient les uns contre les autres au plus léger trot du cheval, et c'étoit un tintement!… un cliquetis!… Le forceps, le tire-tête, le levier, la seringue, faisoient un bruit si effrayant, que le dieu de l'hymen lui-même se seroit enfui de peur, si, par hasard il eût rodé sur cette route. Obadiah accéléra bientôt sa marche, et du trot il passa au grand galop… Il avoit une femme et trois enfans. Le bruit étoit incroyable: mais la turpitude de la fornication, et les autres mauvaises conséquences politiques qu'il en pouvoit tirer ne lui vinrent pas seulement une fois à l'idée.—Cela fit cependant un effet prodigieux sur son esprit. Le poids lui parut énorme, et il ne lui fut bientôt plus possible de le supporter. Le tintamare étoit si violent, que le pauvre diable ne pouvoit pas s'entendre siffler lui-même.

CHAPITRE XIX.
Hélas! il n'est plus temps.

C'étoit là sa peine. Obadiah avoit une passion extrême pour la musique des instrumens à vent. L'harmonie des instrumens musicaux dont il étoit chargé, lui déplaisoit en proportion. Il s'arrêta donc tout court, et chercha dans son imagination s'il ne trouverait pas quelque moyen qui pût le faire jouir des agrémens de son instrument favori.

Il y a de certaines calamités dont on peut se tirer par le secours de petites cordes: alors rien n'est si prêt à entrer dans la tête d'un homme que le cordon de son chapeau. Cette philosophie est si près de la surface!… Je dédaignerois peut-être moi de l'y faire glisser.—Mais Obadiah étoit dans un cas mixte. Oui, monsieur, c'étoit-là sa situation. Elle étoit tout à-la-fois obstétricale, papisticale, équistricale et musicale. Il est permis dans ces sortes de cas de se servir du premier expédient qui se présente. C'est ce qu'Obadiah fit sans hésiter. Il défit le cordon de son chapeau, empoigna d'une main le sac et ses quilles, si l'on peut parler avec irrévérence des outils du docteur Slop, mit le bout du cordon entre ses dents, et lia le sac et les instrumens d'un bout à l'autre. Il lui fit faire tant de tours, il croisa tant de fois, il fit tant de nœuds, il les serra si fort, que quand le docteur Slop eût eu quelques fractions de la patience de Job, il les auroit perdues en voulant seulement en défaire un seul.—Je vous assure que ma mère auroit pu accoucher quatre fois avant que le sac verd eût été débarrassé de la moitié de ses entraves.—Pauvre Tristram! comme le sort t'a balloté! De combien de petits accidens il t'a rendu le jouet! Ah! s'il ne s'étoit pas fait un plaisir de te regarder comme l'objet de ses amusemens, je parierois cinq contre un que tes affaires seroient bien différentes! Du moins tu n'aurois pas été exposé aux humiliations qui t'ont accablé: ton nez auroit échappé aux revers sinistres qui l'ont mutilé.—Ta fortune et les occasions qui se sont si souvent présentées de la faire pendant le cours de ta vie, ne t'auroient pas manqué comme elles ont fait. Elles n'auroient pas fui de toi avec mépris. Tu n'aurois pas été forcé toi-même de les abandonner. Tristram, ô malheureux Tristram! Voilà ce que c'est que de n'avoir pas de nez. Mais où me laissai-je emporter? que fais-je? que dis-je? n'ai-je donc pas déjà décidé que je n'en parlerois point aux curieux, que je ne fusse dans ce monde? je ne veux point manquer de parole.—Cet événement ne tardera peut-être pas à se réaliser.

CHAPITRE XX.
Ce qui fixe nos idées.

Les grands esprits se rencontrent. Lisez surtout nos auteurs contemporains; vous les trouverez presque toujours avec ceux qui les ont précédés.—Mais ce n'est point de cela que je m'occupe.—Obadiah étoit arrivé. Il avoit déposé son sac verd et ses instrumens bien garottés dedans. Il avoit reçu la couronne que mon père lui avoit promise; mon oncle Tobie lui avoit aussi donné la sienne. Mais le docteur Slop n'avoit pas encore daigné jeter les yeux sur ce qu'il avoit apporté. L'idée ne lui en vint qu'au sujet de la dispute qu'il eut avec mon oncle Tobie et avec mon père, sur la préférence qu'il méritoit, disoit-il, qu'on lui donnât sur la vieille sage-femme. Alors la même pensée lui vint à l'esprit. «Parbleu! dit-il en lui-même, il faut rendre graces à Dieu de ce que madame Shandy nous donne du loisir.—Il se pourroit faire qu'on la portât sept fois sur le lit de misère avant qu'on eût seulement défait la moitié de ces nœuds.»

Cependant il faut distinguer. La pensée qu'eut ici le docteur Slop n'étoit point une de ces pensées fixes et déterminées qui viennent quelquefois tout-à-coup; la sienne flottoit dans son esprit sans voiles, sans lest et sans gouvernail, comme une simple proposition. Il y en a ainsi des millions qui chaque jour nagent tranquillement au milieu du fluide léger de l'entendement humain. Elles y restent dans l'inaction sans avancer, sans reculer, jusqu'à ce que le vent ou le tourbillon de quelque passion les fasse enfin dériver, et les pousse de quelque côté.

Un bruit soudain qui se fit entendre au-dessus de la salle autour du lit de ma mère, rendit ce service à la pensée ou à la proposition du docteur Slop. «Par tous les diables! s'écria-t-il, à moins que je me dépêche, ce que j'ai dit va sûrement arriver.»

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